(1870) De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés « De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés — Chapitre XIV : Récapitulation et conclusion »
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(1870) De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés « De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés — Chapitre XIV : Récapitulation et conclusion »

Chapitre XIV :
Récapitulation et conclusion

I. Récapitulation des difficultés de la théorie de sélection naturelle. — II. Récapitulation des faits généraux et particuliers qui lui sont favorables. — III. Causes de la croyance générale à l’immutabilité des espèces. — IV. Jusqu’où la théorie de sélection naturelle peut s’étendre. — V. Effets de son adoption dans l’étude de l’histoire naturelle. — VI. Dernières remarques.

I. Récapitulation des difficultés de la théorie de sélection naturelle. — Comme ce volume tout entier n’est qu’une longue argumentation, il sera peut-être agréable au lecteur de trouver ici une récapitulation succincte des faits principaux et des indications qu’il renferme. Je ne nierai point que beaucoup d’objections sérieuses ne puissent être opposées à la théorie de descendance modifiée par sélection naturelle. Je me suis appliqué même à leur donner toute leur force. Rien ne peut paraître plus difficile à croire au premier abord que les organes et les instincts les plus complexes aient été perfectionnés, non par des moyens supérieurs bien qu’analogues à la raison humaine, mais par l’accumulation de variations innombrables, quoique légères, et dont chacune a été utile à son possesseur individuel. Néanmoins cette difficulté, quoique paraissant insurmontable à notre imagination, ne peut être considérée comme valable, si l’on admet les propositions suivantes : C’est d’abord que les organes et les instincts sont, à un degré si faible que ce soit, variables. C’est ensuite qu’il existe une concurrence vitale universelle ayant pour effet de perpétuer chaque utile déviation de structure ou d’instinct. C’est enfin que chaque degré de perfection d’un organe quelconque peut avoir existé, chacun de ces degrés étant bon dans son espèce. La vérité de ces propositions ne peut, je pense, être contestée. Il est sans doute extrêmement difficile même de conjecturer par quels degrés successifs beaucoup d’organismes se sont perfectionnés, surtout parmi les groupes organiques incomplets et en voie de décroissance, qui ont déjà souffert beaucoup d’extinctions. Mais nous voyons tant d’étranges gradations d’organismes dans la nature, que nous ne devons affirmer qu’avec toute réserve qu’un organe, un instinct ou un être complet quelconque n’a pu arriver à son état présent par une suite de changements graduels. Il faut bien admettre que la théorie de sélection naturelle présente quelque cas d’une difficulté toute spéciale, tels que l’existence de deux ou trois castes bien tranchées d’ouvrières ou femelles stériles, dans la même communauté de Fourmis ; mais j’ai essayé de montrer comment ces difficultés peuvent être surmontées. Quant à la stérilité presque universelle des espèces lors d’un premier croisement, stérilité qui contraste d’une manière si remarquable avec la fécondité presque universelle des croisements entre variétés, je dois renvoyer le lecteur à la récapitulation des faits qui suit le huitième chapitre, et qui me semble démontrer avec toute évidence que cette stérilité n’est pas plus caractéristique que l’impossibilité de greffer l’un sur l’autre certains arbres ; mais qu’elle dépend de différences de constitution dans le système reproducteur des deux espèces croisées. La vérité de cette conclusion est établie par la grande différence des résultats obtenus au moyen de croisements réciproques où les deux espèces fournissent alternativement le père et la mère. Bien que la fécondité des variétés croisées et celles de leur postérité métisse aient été déclarées par tant d’auteurs une loi constante et universelle, pourtant cette assertion ne peut plus être considérée comme absolue après les faits que j’ai cité sur l’autorité de Gærtner et de Kœlreuter. D’ailleurs cette fécondité très générale des variétés n’est aucunement surprenante, si nous songeons qu’il est peu probable que, soit leur constitution générale, soit leur système reproducteur ait été profondément modifié. De plus, la plupart des variétés qui ont donné lieu à des expériences ont été produites à l’état de domesticité ; or, comme la domesticité, et je ne veux pas parler ici seulement de la réclusion, paraît tendre à diminuer la stérilité, nous ne pouvons nous attendre aussi à ce qu’elle la produise. La stérilité des hybrides est un cas très différent de la stérilité des premiers croisements : car leurs organes reproducteurs sont plus ou moins impuissants, tandis que dans les premiers croisements les organes des deux espèces sont en parfait état. Puisque l’on voit continuellement des organismes de toutes sortes qui deviennent stériles sous l’influence du moindre trouble causé à leur constitution par des conditions de vie nouvelles et légèrement différentes, nous ne pouvons nous étonner de la stérilité fréquente des hybrides, dont la constitution ne peut guère manquer d’avoir été troublée par ce fait qu’elle est le produit de deux organisations distinctes. Ces analogies sont appuyées par une autre série de faits tout contraires : c’est que la vigueur et la fécondité de tous les êtres organisés s’accroissent par de légers changements dans leurs conditions de vie, c’est, de même, que les descendants de formes ou de variétés légèrement modifiées acquièrent par le croisement une vigueur et une fécondité encore plus grandes. De sorte que, d’une part, des changements considérables dans les conditions de vie et des croisements entre des formes profondément modifiées diminuent la fertilité, tandis que de moindres changements dans les conditions d’existence ou des croisements entre des formes moins différentes l’accroissent. En ce qui concerne la distribution géographique, les difficultés que rencontre la théorie de descendance modifiée sont assez sérieuses. Tous les individus de la même espèce, et toutes les espèces du même genre ou même les groupes encore plus élevés doivent provenir de parents communs. Conséquemment, quelque éloignées et isolées les unes des autres que soient les parties du monde où on les trouve aujourd’hui, il faut que, dans le cours des générations successives, elles aient passé de l’un de ces points à tous les autres. Le plus souvent il est absolument impossible de conjecturer par quels moyens cette migration a pu s’effectuer. Cependant, comme nous avons de fortes raisons pour croire que quelques espèces ont gardé la même forme spécifique pendant des périodes très longues, énormément longues même, si on les mesure au nombre des années, il ne faut pas accorder trop d’importance aux objections qu’on peut tirer de la diffusion parfois considérable de ces mêmes espèces ; car, pendant de si longues périodes, elles auront toujours eu des occasions favorables et des moyens nombreux de dispersion lointaine. L’extension discontinue et brisée de certaines espèces peut souvent s’expliquer par leur extinction dans les régions intermédiaires. On ne peut nier que nous ne soyons encore très ignorants, quant à l’importance des divers changements climatériques ou géographiques, qui ont affecté la terre pendant les périodes modernes ; or de tels changements ont sans nul doute puissamment favorisé les migrations. J’ai essayé de montrer, par exemple, combien a été grande l’influence de la période glaciaire sur la distribution des espèces identiques ou représentatives dans le monde entier. Nous ne savons encore presque rien des divers moyens accidentels de transport. À l’égard des espèces distinctes d’un même genre, qui habitent des régions isolées et très distantes, comme le procédé de modification a nécessairement été très lent, tous les moyens de migration ont dû être possibles pendant une très longue période : conséquemment la difficulté qu’on pourrait trouver dans la grande extension de certaines espèces d’un même genre est en quelque chose amoindrie. Comme, d’après la théorie de sélection naturelle, un nombre infini de formes intermédiaires doivent avoir existé, reliant les unes aux autres toutes les espèces de chaque groupe par des degrés de transition aussi serrés que nos variétés actuelles, on peut se demander pourquoi nous ne voyons pas autour de nous ces formes transitoires, pourquoi encore tous les êtres organisés ne sont pas confondus ensemble dans un inextricable chaos. À l’égard des formes vivantes, nous devons nous rappeler que nous ne pouvons nous attendre, sauf en des cas très rares, à découvrir les liens qui les unissent directement les unes aux autres, mais seulement ceux qui les rattachent à quelque forme éteinte et déjà supplantée. Même dans une aire très étendue, restée continue pendant une longue période, mais dont le climat et les autres conditions de vie changent insensiblement en allant d’un district habité par une espèce à un autre district occupé par des espèces étroitement alliées, nous ne pouvons prétendre que rarement à trouver les variétés moyennes dans les zones intermédiaires. Car nous avons des motifs de croire que seulement quelques espèces d’un genre subissent des changements, tandis que les autres espèces s’éteignent entièrement sans laisser de postérité modifiée. Parmi les espèces qui varient, un petit nombre seulement dans la même contrée changent en même temps, et toutes leurs modifications s’effectuent avec lenteur. J’ai montré aussi que les variétés intermédiaires, qui probablement ont existé les premières dans les zones moyennes, ont dû se voir supplantées par les formes alliées d’un et d’autre côté ; et ces dernières, par ce fait qu’elles existaient en grand nombre, se sont généralement modifiées et perfectionnées plus rapidement que les variétés intermédiaires moins nombreuses ; si bien que celles-ci dans le cours du temps ont été exterminées. Mais, d’après cette doctrine de l’extermination d’un nombre infini de chaînons généalogiques entre les habitants actuels et passés du monde, extermination renouvelée à chaque période successive entre des espèces aujourd’hui éteintes et des formes encore plus anciennes, pourquoi chaque formation géologique ne présente-t-elle pas la série complète de ces formes de passage ? Pourquoi chaque collection de fossiles ne montre-t-elle pas avec une entière évidence la gradation et la mobilité des formes de la vie ? Bien que les recherches géologiques aient indubitablement révélé l’existence antérieure de plusieurs de ces chaînons intermédiaires, qui relient de plus près les unes aux autres de nombreuses formes vivantes, elles ne nous montrent pas entre les espèces passées et présentes les degrés de transition infiniment nombreux et serrés que requiert ma théorie ; et cette objection est la plus importante de toutes celles qu’on peut lui faire. Pourquoi encore des groupes entiers d’espèces alliées semblent-ils apparaître soudain dans les divers étages géologiques, bien que souvent, il est vrai, cette apparition se soit trouvée trompeuse ? Pourquoi ne trouvons-nous pas au-dessous du système silurien de puissantes assises de strates renfermant les restes des ancêtres du groupe de fossiles de cette époque ? Car, d’après ma théorie, de telles strates doivent avoir été déposées à ces époques anciennes et complétement inconnues de l’histoire du monde. Je ne puis répondre à ces questions et résoudre ces difficultés qu’en supposant que les documents géologiques sont beaucoup plus incomplets que la plupart des géologues ne le pensent. On ne saurait objecter que le temps nécessaire à des changements organiques si considérable a manqué, car la longueur des temps écoulés est absolument incommensurable pour l’entendement humain. Tous les spécimens de nos musées réunis ne sont absolument rien auprès des innombrables générations d’innombrables espèces qui ont certainement existé. La forme mère de deux ou de plusieurs espèces ne serait pas directement intermédiaire dans tous ses caractères entre ses divers descendants modifiés, pas plus que le Pigeon biset n’est directement intermédiaire par son jabot et sa queue entre le Pigeon grosse gorge et le Pigeon-Paon. Il nous serait impossible de reconnaître l’espèce mère d’une ou de plusieurs autres espèces, lors même que nous pourrions comparer l’une avec les autres d’assez près, à moins que nous ne possédions pareillement beaucoup de chaînons généalogiques intermédiaires entre leur état passé et leur état présent ; et ces chaînons, nous ne pouvons guère espérer de les découvrir, vu les lacunes et l’imperfection des témoignages géologiques. Deux ou trois, ou même un plus grand nombre de formes transitoires seraient-elles découvertes, qu’elles seraient tout simplement considérées comme autant d’espèces nouvelles, surtout si elles étaient trouvées en des étages géologiques divers, leurs différences fussent-elles même légères. De nombreuses formes douteuses existent, qui ne sont probablement que des variétés ; mais qui nous assure que dans l’avenir un assez grand nombre de fossiles seront découverts pour que les naturalistes soient capables de décider, d’après les règles communes, si ces formes douteuses sont ou ne sont pas des variétés ? Une petite partie du monde seulement a été géologiquement explorée. Seuls, les êtres organisés de certaines classes peuvent se conserver à l’état fossile, au moins en nombre de quelque importance. Les espèces très répandues sont celles qui varient le plus, et le plus souvent les variétés sont d’abord locales, circonstances qui rendent la découverte des formes de passage d’autant moins probable. Les variétés locales ne se répandent pas en d’autres régions éloignées avant de s’être considérablement modifiées et perfectionnées ; et, quand elles émigrent et qu’on les découvre dans une formation géologique éloignée, elles semblent y avoir été soudainement créées, et on les classe simplement comme de nouvelles espèces. La plupart des formations fossilifères sont le résultat d’accumulations intermittentes ; et j’incline à croire que leur durée a été plus courte que la durée ordinaire des formes spécifiques. Les formations successives sont le plus souvent séparées l’une de l’autre par des périodes d’inactivité d’une durée énorme, car des couches fossilifères assez épaisses pour résister à des dégradations subséquentes ne peuvent généralement s’accumuler que dans les lieux où une grande quantité de sédiment se dépose sur le fond d’une aire marine d’affaissement. Pendant les périodes alternatives de soulèvement et de niveau stationnaire, le témoignage géologique est généralement nul. Durant de telles périodes, il y a probablement plus de variabilité dans les formes de la vie, durant les périodes d’affaissement, plus d’extinctions. Quant à l’absence de formations fossilifères au-dessous du terrain silurien inférieur, je ne puis que revenir à l’hypothèse exposée dans le neuvième chapitre. Que les documents géologiques soient incomplets, chacun l’admet ; mais qu’ils soient incomplets au point que ma théorie l’exige, peu de gens en conviendront volontiers. Si l’on considère des périodes suffisamment longues, la géologie prouve clairement que toutes les espèces ont changé, et qu’elles ont changé comme le requiert ma théorie : car elles ont changé lentement et graduellement. Ce fait ressort avec évidence de ce que les restes fossiles des formations consécutives sont invariablement beaucoup plus semblables entre eux que les fossiles de formations séparées les unes des autres par un laps de temps considérable. Telles sont, en somme, les quelques objections et difficultés principales que l’on peut opposer à ma théorie ; et je viens de récapituler brièvement les réponses et les explications que je peux leur faire. J’ai trop lourdement senti ces difficultés pendant de longues années pour douter de leur poids ; mais il faut expressément noter que les objections les plus importantes se rapportent à des questions sur lesquelles nous confessons notre ignorance, sans savoir même jusqu’à quel point nous sommes ignorants. Nous ne savons rien de toutes les gradations possibles entre les organes les plus simples et les plus parfaits ; nous ne pouvons prétendre que nous connaissions tous les moyens possibles de migration pendant une longue suite d’années, ni combien sont incomplets nos documents géologiques. Quelque graves que soient ces difficultés, elles ne peuvent à mon avis renverser la théorie qui voit dans les formes vivantes actuelles la descendance d’un nombre restreint de formes primitives subséquemment modifiées.

II. Récapitulation des faits généraux et particuliers qui lui sont favorables. — Examinons maintenant l’autre côté de la question. À l’état domestique on constate une grande variabilité. Cette variabilité semble principalement due à ce que le système reproducteur est éminemment susceptible d’être affecté par des changements dans les conditions de vie ; si bien que ce système, s’il n’est pas rendu totalement impuissant, du moins ne reproduit plus exactement la forme mère. La variabilité des formes spécifiques est gouvernée par un certain nombre de lois très complexes : c’est d’abord la corrélation de croissance ; c’est l’usage ou le défaut d’exercice des organes ; c’est aussi l’action directe des conditions physiques de la vie. Il est bien difficile de déterminer avec certitude jusqu’à quel point nos espèces domestiques ont été modifiées ; mais nous pouvons sûrement affirmer que ces modifications ont été profondes, et qu’elles peuvent se transmettre par hérédité pendant de très longues périodes. Aussi longtemps que les conditions de vie restent les mêmes, nous avons des raisons de croire qu’une modification, qui s’est déjà transmise pendant plusieurs générations, peut continuer à se transmettre pendant une suite presque infinie de degrés généalogiques. D’autre part, il est prouvé que la variabilité, une fois qu’elle a commencé à se manifester, ne cesse pas totalement d’agir ; car de nouvelles variétés se forment encore de temps à autre parmi nos produits domestiques les plus anciens. L’homme ne produit pas la variabilité ; il expose seulement, et souvent sans dessein, les êtres organisés à de nouvelles conditions de vie, et alors, la nature agissant sur l’organisation, il en résulte des variations. Mais ce que nous pouvons faire et ce que nous faisons, c’est de choisir les variations que la nature produit et de les accumuler dans la direction qui nous plaît. Nous adaptons ainsi, soit les animaux, soit les plantes, à notre propre utilité ou même à notre agrément. Un tel résultat peut être obtenu systématiquement ou même sans conscience de l’effet produit : il suffit que, sans avoir aucunement la pensée d’altérer la race, chacun conserve de préférence les individus qui, à toute époque donnée, lui sont le plus utiles. Il est certain qu’on peut transformer les caractères d’une espèce en choisissant à chaque génération successive des différences individuelles assez légères pour échapper à des yeux inexpérimentés, et ce procédé sélectif a été le principal agent dans la production des races domestiques les plus distinctes et les plus utiles. Que plusieurs des races produites par l’homme aient, dans une large mesure, le caractère d’espèces naturelles, il n’en faut pas d’autres preuves que les inextricables doutes où nous sommes, si quelques-unes d’entre elles sont des variétés ou des espèces originairement distinctes. Il n’est aucune bonne raison pour que les mêmes principes qui ont agi si efficacement à l’état domestique n’agissent pas à l’état de nature. La conservation des races et des individus favorisés dans la lutte perpétuellement renouvelée au sujet des moyens d’existence, est un agent tout-puissant et toujours actif de sélection naturelle. La concurrence vitale est une conséquence nécessaire de la multiplication en raison géométrique plus ou moins élevée de tous les êtres organisés. La rapidité de cette progression est prouvée, non seulement par le calcul, mais par la prompte multiplication de beaucoup d’animaux ou de plantes pendant une suite de certaines saisons particulières ou lorsqu’elles sont naturalisées dans de nouvelles contrées. Il naît plus d’individus qu’il n’en peut vivre : un grain dans la balance peut déterminer quel individu vivra et lequel mourra, quelle variété ou quelle espèce s’accroîtra en nombre, et laquelle diminuera ou sera finalement éteinte. Comme les individus de même espèce entrent à tous égards en plus étroite concurrence les uns envers les autres, la lutte est en général d’autant plus sévère entre eux. Elle est presque également sérieuse entre les variétés de la même espèce, et grave encore entre les espèces du même genre ; mais la lutte peut exister souvent entre des êtres très éloignés les uns des autres dans l’échelle de la nature. Le plus mince avantage acquis par un individu, à quelque âge ou durant quelque saison que ce soit, sur ceux avec lesquels il entre en concurrence, ou une meilleure adaptation d’organes aux conditions physiques environnantes, quelque léger que soit ce perfectionnement, fera pencher la balance. Parmi les animaux chez lesquels les sexes sont distincts, il y a le plus souvent guerre entre les mâles pour la possession des femelles. Les individus les plus vigoureux ou ceux qui ont lutté avec le plus de bonheur contre les conditions physiques locales laisseront généralement la plus nombreuse progéniture. Mais leur succès dépendra souvent des armes spéciales ou des moyens de défense qu’ils possèdent ou même de leur beauté, et le plus léger avantage leur procurera la victoire. Comme la géologie démontre clairement que chaque contrée a subi de grands changements physiques, nous pouvons supposer que les êtres organisés ont varié à l’état de nature de la même manière qu’ils varient généralement sous les conditions changeantes de la domesticité. Mais y aurait-il eu quelque variabilité à l’état de nature, que c’eût été un fait sans valeur, si la sélection naturelle n’avait agi. On a souvent affirmé, quoique cette assertion ne puisse être prouvée, que la somme des variations à l’état de nature est étroitement limitée. Mais l’homme, bien qu’agissant seulement sur des caractères extérieurs, et souvent capricieusement, peut produire dans un laps de temps assez court un grand résultat sur ses produits domestiques en ajoutant les unes aux autres de pures différences individuelles. Or, chacun admet qu’il y a au moins des différences individuelles à l’état de nature. Outre ces différences, tous les naturalistes ont admis aussi l’existence de variétés, qu’ils ont trouvées suffisamment distinctes pour mériter une mention particulière dans leurs ouvrages systématiques. Or, personne ne saurait établir une ligne de démarcation certaine entre les différences individuelles et les variétés peu tranchées ou entre les variétés mieux marquées, les sous-espèces et les espèces. Qu’on observe enfin combien les naturalistes diffèrent quant au rang qu’ils assignent aux nombreuses formes représentatives de l’Europe et l’Amérique du Nord. Si donc la variabilité est constatée, aussi bien que l’existence d’un puissant agent toujours prêt à fonctionner, pourquoi douterions-nous que des variations en quelque chose utiles aux individus dans leurs relations vitales si complexes, ne fussent conservées, transmises et accumulées ? Si l’homme peut avec patience choisir les variations qui lui sont le plus utiles, pourquoi la nature faillirait-elle à choisir les variations utiles à ses produits vivant sous des conditions de vie changeantes ? Quelles limites peut-on supposer à ce pouvoir, lorsqu’il agit pendant de longs âges et scrute rigoureusement la structure, l’organisation entière et les habitudes de chaque créature, pour favoriser ce qui est bien et rejeter ce qui est mal ? Je ne puis voir de limite à cette puissance dont l’effet est d’adapter lentement et admirablement chaque forme aux relations les plus complexes de la vie. Même sans aller plus loin, la théorie de sélection naturelle me semble donc en elle-même probable. J’ai déjà récapitulé, aussi clairement que je l’ai pu, les difficultés et les objections qu’on m’oppose ; maintenant passons aux faits et aux arguments qui me sont favorables. En admettant que les espèces sont seulement des variétés fortement tranchées et permanentes et que chaque espèce a existé d’abord comme variété, nous pouvons comprendre pourquoi aucune ligne de démarcation n’est possible entre les espèces, qu’on suppose communément avoir été formées par autant d’actes créateurs, et les variétés, qu’on reconnaît avoir été produites par des lois secondaires. De même, nous pouvons comprendre comment il se fait que, dans toute région où plusieurs espèces d’un genre ont été produites et où elles florissent actuellement, ces mêmes espèces présentent de nombreuses variétés ; car, où la formation des espèces a été active, nous pouvons nous attendre, en règle générale, à la trouver encore en action : or, tel est en effet le cas, si les variétés ne sont que des espèces à l’état naissant. De plus, les espèces des plus grands genres, qui contiennent le plus grand nombre de variétés ou espèces naissantes, gardent elles-mêmes, jusqu’à un certain degré, le caractère de variétés : car elles diffèrent les unes des autres par de moindres différences que les espèces de genres moins nombreux. Les espèces étroitement alliées des plus grands genres paraissent aussi plus limitées dans leur extension et, d’après leurs affinités, elles sont renfermées en petits groupes autour d’autres espèces : sous ces divers rapports elles ressemblent donc à des variétés. Ces analogies sont étranges au point de vue de la création indépendante des espèces ; mais, si toutes les espèces existèrent d’abord comme variétés, elles sont aisées à comprendre. Comme chaque espèce, en vertu de la progression géométrique de reproduction qui lui est propre, tend à s’accroître désordonnément en nombre, et que les descendants modifiés de chaque espèce se multiplieront d’autant plus qu’ils se diversifieront davantage en habitude et en structure, de manière à pouvoir se saisir de stations vastes et nombreuses dans l’économie de la nature, la loi de sélection naturelle a une tendance constante à conserver les descendants les plus divergents de quelque espèce que ce soit. Il suit de là que, durant le cours longtemps continué de leurs modifications successives, les légères différences, qui caractérisent les variétés de la même espèce, tendent à s’accroître jusqu’aux différences plus grandes qui caractérisent les espèces du même genre. Des variétés nouvelles et plus parfaites supplanteront et extermineront inévitablement les variétés plus anciennes, moins parfaites et intermédiaires, et il en résultera que les espèces deviendront ainsi mieux déterminées et plus distinctes. Les espèces dominantes, appartenant aux principaux groupes de chaque classe, sont celles qui tendent à donner naissance à des formes dominantes nouvelles ; si bien que chaque groupe principal prend de plus en plus d’importance et en même temps présente des divergences de caractères de plus en plus profondes. Mais comme tous les groupes ne peuvent ainsi réussir à croître en nombre, puisque le monde ne pourrait les contenir, les plus dominants l’emportent sur ceux qui le sont moins. Cette tendance dans les groupes les plus nombreux à s’accroître encore en nombre et à diverger de caractères, jointe à l’inévitable conséquence d’extinctions fréquentes, explique l’arrangement de toutes les formes de la vie en groupes subordonnées à d’autres groupes, le tout dans quelques grandes classes, arrangement qui a prévalu dans tous les temps. Ce grand fait du groupement des êtres organisés est entièrement inexplicable d’après la théorie de création. Comme la sélection naturelle agit seulement en accumulant des variations favorables, légères et successives, elle ne peut produire soudainement de grandes modifications ; elle ne peut agir qu’à pas lents et courts. Cette théorie rend aisé à comprendre l’axiome : Natura non facit saltum, dont chaque nouvelle conquête de la science tend à prouver de plus en plus la vérité. Il est aisé de voir pourquoi la nature est prodigue de variétés, bien qu’avare d’innovations. Mais pourquoi cette loi de nature existerait-elle, si chaque espèce avait été indépendamment créée ? Nul ne saurait le dire. Beaucoup d’autres faits encore, à ce qu’il me semble, s’expliquent par cette théorie. N’est-il pas étrange qu’un oiseau ayant la forme d’un Pic ait été créé pour se nourrir d’insectes sur le sol des plaines ; qu’une Oie terrestre, qui ne nage jamais ou du moins rarement, ait été pourvue de pieds palmés ; qu’un Merle ait été créé pour plonger et pour se nourrir d’insectes sub-aquatiques ; qu’un Pétrel ait été doué d’une structure et d’habitudes convenables pour la vie d’un Pingouin ou d’un Grèbe, et ainsi de suite en mille autres cas. Mais si chaque espèce s’efforce constamment de croître en nombre, si la sélection naturelle est lentement prête à agir pour adapter ses descendants lentement variables ajoute place qui dans la nature est inoccupée ou incomplétement remplie, de tels faits cessent d’être étranges et même ils auraient pu être prévus. Comme la sélection naturelle agit au moyen de la concurrence, elle n’adapte l’organisation des habitants d’une contrée que dans la mesure du degré de perfectionnement de leurs associés ; nous ne pouvons donc être surpris de ce que les habitants d’une région quelconque, que, selon l’opinion commune, on suppose avoir été spécialement créés pour elle et adaptés aux conditions locales, soient vaincus et supplantés par les produits naturalisés d’un autre pays. Il ne faut pas s’étonner non plus si toutes les combinaisons de la nature ne sont pas absolument parfaites, pour autant que nous sommes capables d’en juger, et si quelques-unes d’entre elles répugnent à l’idée que nous nous faisons de la convenance. Nous n’avons plus à nous émerveiller de voir l’aiguillon de l’Abeille causer sa propre mort ; de ce que de faux Bourdons soient produits en si grand nombre pour accomplir un seul acte générateur et pour que la plupart d’entre eux soient tués par leurs sœurs stériles ; de la haine instinctive de la reine pour ses propres filles fécondes ; de l’énorme quantité de pollen perdue par nos Pins ; de ce que l’Ichneumon se nourrisse du corps vivant de la Chenille, et de tant d’autres cas semblables. La merveille est, au contraire, d’après la théorie de la sélection naturelle, que de semblables exemples d’une convenance imparfaite ne soient pas plus nombreux. Les lois complexes et peu connues qui gouvernent les variétés sont les mêmes, autant que nous pouvons en juger, que les lois qui ont gouverné la production des formes dites spécifiques. Dans l’un et l’autre cas, les conditions physiques semblent n’avoir produit directement que peu d’effet. Cependant, lorsque des variétés arrivent dans une zone, elles assument parfois quelques-uns des caractères qui lui sont propres. À l’égard des variétés, comme à l’égard des espèces, l’usage ou le défaut d’exercice des organes semble avoir eu quelque influence. Il est difficile de ne pas être conduit à cette conclusion, quand on considère par exemple le Microptère d’Eyton (Anas Brachyptera) dont les ailes sont incapables de vol et presque dans le même état que celle du Canard domestique ; lorsqu’on voit le Tuco-Tuco (Ctenomys Brasiliensis), souvent aveugle avec des habitudes souterraines, de même que certaines Taupes qui le sont toujours et qui ont même les yeux recouverts de peau ; ou enfin lorsqu’on songe aux animaux qui habitent les cavernes ténébreuses d’Europe ou d’Amérique et dont l’organe visuel est plus ou moins complétement atrophié. Chez les variétés, comme chez les espèces, la corrélation de croissance semble avoir eu une influence des plus importantes, de sorte qu’un organe étant modifié, les autres se modifient nécessairement. Chez les variétés, comme chez les espèces, des caractères perdus depuis longtemps sont sujets à reparaître. Comment expliquer, dans la théorie de création, l’apparition variable de rayures sur les épaules et sur les jambes de plusieurs espèces du genre Cheval ou de leurs hybrides ? Combien, au contraire, ce fait s’explique simplement, si l’on admet que ces espèces soient descendues d’un ancêtre rayé, de la même manière que toutes les races de Pigeons domestiques descendent du Pigeon biset bleu rayé de noir. Du point de vue ordinaire, qui admet chaque espèce comme indépendamment créée, pourquoi les caractères spécifiques, c’est-à-dire ceux par lesquels les espèces du même genre différent les unes des autres, seraient-ils plus variables que les caractères génériques qui lui sont communs à toutes ? Pourquoi, par exemple, la couleur d’une fleur serait-elle plus sujette à varier dans certaines espèces d’un genre, si les autres, qu’on suppose avoir été créées séparément, ont des fleurs de couleurs diverses, que sitoutes les espèces du genre n’ont que des fleurs de même couleur ? Si les espèces sont seulement des variétés bien tranchées, dont les caractères ont atteint un haut degré de permanence, nous pouvons comprendre ce fait : depuis qu’elles se sont séparées du tronc commun, elles ont déjà varié en certains caractères par lesquels elles sont devenues spécifiquement distinctes, et par conséquent ces mêmes caractères sont plus sujets à de nouvelles variations que les caractères génériques, qui se sont transmis sans changement durant une plus longue période. Il est inexplicable, d’après la théorie de création, pourquoi un organe développé d’une manière anormale chez une espèce quelconque d’un genre et conséquemment de grande importance pour cette espèce, ainsi qu’il est naturel de l’inférer, est éminemment susceptible de variations. À mon point de vue, au contraire, c’est que cet organe a subi une somme inaccoutumée de modifications depuis que les diverses espèces du genre se sont séparées de leur ancêtre commun ; et nous pouvons nous attendre en général à ce qu’il soit encore très variable. Mais une partie peut être développée de la manière la plus anormale, comme l’aile de la Chauve-souris, et cependant n’être pas plus variable que tout autre, si cette partie est commune à beaucoup de formes subordonnées, c’est-à-dire si elle s’est déjà héréditairement transmise pendant une très longue période ; car en pareil cas elle sera devenue permanente par suite d’une sélection naturelle longtemps continuée. Si nous considérons les instincts, si merveilleux qu’ils soient, la théorie de sélection naturelle de modifications successives, légères et avantageuses, nous explique aussi aisément leur origine que celles des organes physiques. Nous pouvons ainsi comprendre pourquoi la nature se meut pas à pas, en dotant différents animaux de la même classe de leurs différents instincts. J’ai essayé de montrer quelle lumière le principe de perfectionnement graduel jette sur l’admirable talent constructeur de l’Abeille domestique. Sans nul doute, l’habitude joue quelquefois un rôle dans les modifications des instincts ; mais elle n’est certainement pas indispensable, comme le prouvent les insectes neutres, qui ne laissent aucune progéniture pour hériter des effets d’une longue habitude. Si toutes les espèces d’un même genre sont descendues d’un même parent et ont hérité beaucoup en commun, on peut concevoir comment des espèces alliées, placées dans des conditions d’existence très différentes, peuvent cependant avoir les mêmes instincts et pourquoi, par exemple, le Merle de l’Amérique du Sud enduit son nid avec de la boue, comme notre espèce britannique. Si les instincts s’acquièrent lentement en vertu de la sélection naturelle, il n’est point surprenant qu’il y en ait quelques-uns qui nous semblent imparfaits ou qui soient susceptibles d’erreurs, et qu’un grand nombre soient une cause de souffrance pour d’autres animaux. Si les espèces sont seulement des variétés permanentes et bien tranchées, alors nous voyons du premier coup d’œil pourquoi leur postérité hybride suit les mêmes lois complexes dans le degré ou la nature de ses ressemblances avec l’une ou l’autre espèce mère que la postérité métisse issue de variétés reconnues ; pourquoi elle peut de même se fondre de nouveau en l’une ou l’autre souche au moyen de croisements successifs et présente encore d’autres analogies. Ces faits seraient, au contraire, des plus étranges, si les espèces avaient été indépendamment créées et les variétés simplement produites par des causes secondes. En admettant que le témoignage géologique soit extrêmement incomplet, tous les faits qu’il nous offre sont à l’appui de la théorie de descendance modifiée. Les espèces nouvelles ont apparu sur la scène du monde lentement et par intervalles successifs ; et la somme des changements effectués dans des temps égaux est très différente dans les différents groupes. L’extinction des espèces et des groupes entiers d’espèces, qui a joué un rôle si important dans l’histoire du monde organique, est une suite presque inévitable du principe de sélection naturelle ; car les formes anciennes doivent être supplantées par des formes nouvelles plus parfaites. Ni les espèces isolées ni les groupes d’espèces ne peuvent reparaître, quand une fois la chaîne des générations régulières a été rompue. L’extension graduelle des formes dominantes et les lentes modifications de leurs descendants font qu’après de longs intervalles de temps les formes de la vie semblent avoir changé simultanément dans le monde entier. Le caractère intermédiaire des fossiles de chaque formation, comparés aux fossiles des formations inférieures et supérieures, s’explique tout simplement par le rang intermédiaire qu’ils occupent dans la chaîne généalogique. Ce grand fait, que tous les êtres organisés éteints appartiennent au même système que les êtres actuels et se rangent, soit dans les mêmes groupes, soit dans des groupes intermédiaires, résulte de ce que tous les êtres éteints et vivants sont les descendants de parents communs. Comme les groupes descendus d’un ancien progéniteur ont généralement divergé en caractères, cet ancêtre commun et ses premiers descendants seront souvent intermédiaires entre ses descendants plus récents ; et nous voyons ainsi pourquoi plus un fossile est ancien, plus il présente souvent des caractères intermédiaires entre des groupes alliés existants. Les formes récentes sont généralement regardées comme étant, en somme, plus élevées dans la série organique que les formes anciennes et éteintes, et elles sont en effet plus parfaites, à ce point de vue du moins, qu’étant les dernières nées elles ont dû vaincre et supplanter dans la concurrence vitale les formes plus anciennes et moins parfaites ; et elles ont aussi, en général, leurs organes plus spécialisés pour différentes fonctions. Ce fait est parfaitement compatible avec l’existence d’êtres nombreux qui gardent une organisation simple et rudimentaire en harmonie avec de simples conditions de vie. Il est pareillement compatible avec la rétrogression organique de quelques formes qui n’en deviennent pas moins, à chaque variation rétrogressive, mieux adaptées à leurs habitudes de vie, devenues inférieures. Enfin, la loi de permanence des formes alliées sur le même continent, comme on le voit pour les Marsurpiaux en Australie, les Édentés en Amérique et autres exemples, devient compréhensible ; car dans une contrée isolée les espèces récentes doivent naturellement être alliées aux espèces éteintes par un lien généalogique. Quant à la distribution géographique, si l’on admet qu’il y ait eu pendant le long cours des âges de fréquentes migrations d’une partie du monde à l’autre, en raison de changements climatériques et géographiques antérieurs à notre époque et des moyens nombreux, pour la plupart inconnus, de dispersion qu’ils ont dû fournir, alors on peut concevoir, d’après la théorie de descendance modifiée, le plus grand nombre des principaux faits que l’observation a constatés. Nous apercevons pourquoi il existe un parallélisme frappant entre la distribution des êtres organisés dans l’espace et leur succession géologique dans le temps, car, dans l’un et l’autre cas, les êtres sont demeurés liés par le fil d’une génération régulière, et les moyens de modifications ont été les mêmes pour tous. Nous voyons toute la portée de ce fait merveilleux, qui doit avoir frappé chaque voyageur, c’est que, sur le même continent, sous les conditions de vie les plus diverses, malgré la chaleur ou le froid, sur les montagnes ou dans les plaines, dans les déserts ou dans les marais, la plupart des habitants de chaque grande classe sont étroitement alliés ; car, le plus généralement, ils doivent être les descendants des mêmes ancêtres, les premiers colons de la contrée. À l’aide de ce même principe de migration antérieure combiné, dans la plupart des cas, avec celui de modification, et aussi par l’influence de la période glaciaire, nous pouvons expliquer comment on rencontre sur les montagnes les plus éloignées les unes des autres, et sous les plus différentes latitudes, un petit nombre de plantes identiques et beaucoup d’autres étroitement alliées ; de même nous comprenons l’alliance étroite de quelques habitants des mers tempérées du nord et du sud, bien qu’ils soient séparés par l’océan tropical tout entier. Quoique deux contrées présentent des conditions de vie aussi semblables qu’il est nécessaire à l’existence des mêmes espèces, il n’est point surprenant que leurs habitants diffèrent complétement, si elles ont été pendant une longue période complétement séparées l’une de l’autre ; car les relations d’organisme à organisme étant les plus importantes et les deux contrées ayant sans doute reçu des colons d’une troisième source, ou l’une de l’autre, à différentes époques et en diverses proportions, le cours des modifications dans l’une et l’autre aire organique a dû inévitablement être différent. L’hypothèse des migrations, suivies de modifications, nous explique pourquoi des îles océaniques doivent être peuplées de rares espèces et comment la plupart d’entre elles leur sont particulières. Nous voyons clairement pourquoi des animaux incapables de traverser de larges bras de mer, tels que les Grenouilles et les mammifères terrestres, ne peuvent habiter ces îles, et pourquoi, d’un autre côté, des espèces nouvelles et particulières de Chauves-Souris, genre au contraire doué de la faculté de traverser les mers, doivent se trouver fréquemment sur des îles éloignées de tout continent. La présence de ces espèces particulières de Chauves-Souris et l’absence d’autres mammifères sur les îles océaniques sont deux faits entièrement inexplicables d’après la théorie des actes de création indépendants. L’existence d’espèces alliées ou d’espèces représentatives en deux aires organiques quelconques implique, d’après la théorie de descendance modifiée, que les mêmes formes les ont habitées primitivement l’une et l’autre ; et l’on constate presque sans exception que, lorsque deux régions séparées sont habitées par plusieurs espèces analogues, quelque espèce identique, commune à toutes les deux, y existe encore. Partout où l’on rencontre plusieurs espèces étroitement alliées, mais cependant distinctes, beaucoup de formes douteuses et de variétés de même espèce se montrent pareillement. C’est une règle de haute généralité que les habitants de chaque contrée aient une parenté évidente avec les habitants de la contrée la plus voisine d’où il ait pu lui arriver des immigrants. Cette loi est manifeste dans presque toutes les plantes et tous les animaux de l’archipel des Galapagos, de Juan Fernandez et des autres îles de l’Amérique, qui sont liés de la manière la plus frappante aux plantes et aux animaux de terres américaines voisines ; tandis que les populations organiques de l’archipel du cap Vert et des autres îles de la côte d’Afrique ont un aspect tant africain. Il faut bien admettre que ces faits restent inexpliqués dans la théorie de création. La théorie de sélection naturelle, avec ses conséquences, les extinctions d’espèces et la divergence des caractères, est la seule qui rende raison de l’arrangement si remarquable de tous les êtres organisés, présents et passés, en un seul grand système naturel, formé de groupes subordonnés à d’autres groupes, avec des groupes éteints qui tombent souvent entre des groupes actuels. Les mêmes principes nous expliquent comment il se fait que les affinités mutuelles des espèces et des genres de chaque classe soient si complexes et si tortueuses. Nous voyons pourquoi certains caractères sont d’une utilité beaucoup plus grande que d’autres en matière de classification ; pourquoi les caractères d’adaptation, bien que d’une importance majeure pour l’individu vivant, n’ont presque aucune valeur pour son classement, tandis que les caractères dérivés de parties rudimentaires, qui lui sont complétement inutiles, ont souvent une haute importance systématique, et pourquoi enfin les caractères embryologiques sont les plus importants de tous : c’est que les affinités réelles des êtres organisés sont dues à l’hérédité ou à la communauté d’origine. Le système naturel est un arbre généalogique dont il nous faut découvrir les lignées à l’aide des caractères les plus permanents, quelque légère que soit leur importance vitale. La disposition des os est analogue dans la main de l’homme, dans l’aile de la Chauve-Souris, dans la nageoire du Marsouin, et dans la jambe du Cheval ; le même nombre de vertèbres forme le cou de la Girafe et celui de l’Éléphant : ces faits et un nombre infini d’autres semblables s’expliquent d’eux-mêmes dans la théorie de descendance lentement et successivement modifiée. L’identité du plan de construction de l’aile et de la jambe de la Chauve-Souris qui servent cependant à de si différents usages, des mâchoires et des pattes d’un Crabe, des pétales, des étamines et du pistil d’une fleur, est pareillement intelligible au point de vue de la modification graduelle d’organes qui ont autrefois été semblables chez les ancêtres primitifs de Chaque classe. D’après le principe que les variations successives surviennent non pas exclusivement à l’une des premières périodes de la vie embryonnaire, mais pendant le cours de la vie des individus, et que ces variations sont héritées par leurs descendants à un âge correspondant, nous voyons clairement pourquoi les embryons de mammifères, d’oiseaux, de reptiles et de poissons, peuvent être si semblables entre eux et si différents des formes adultes. Nous pouvons cesser enfin de nous étonner de voir chez l’embryon d’un mammifère ou d’un oiseau à respiration aérienne des fentes branchiales et des arcs aortiques, comme chez un poisson destiné à respirer l’air dissous dans l’eau à l’aide de branchies parfaites. Le défaut d’exercice, quelquefois aidé par la sélection naturelle, tend souvent à réduire les proportions d’un organe que le changement des habitudes ou des conditions de vie a peu à peu rendu inutile. D’après cela il est aisé de concevoir l’existence d’organes rudimentaires. Mais le défaut d’exercice des organes, de même que la sélection, n’agit sur les individus que lorsqu’ils sont parvenus à maturité, c’est-à-dire à l’époque où ils sont appelés à jouer tout leur rôle dans la concurrence vitale, et n’a au contraire que peu d’action sur les organes des jeunes sujets. Il suit de là qu’un organe inutile ne paraîtra que peu réduit et à peine rudimentaire, pendant le jeune âge. C’est ainsi que le Veau, par exemple, a hérité d’un ancêtre éloigné, qui eut des dents bien développées, des dents qui ne percent jamais la gencive de sa mâchoire supérieure : or nous pouvons admettre que chez l’animal adulte les dents se sont résorbées pendant un certain nombre de générations successives, par suite du défaut d’usage ou parce que la langue, les lèvres ou le palais se sont adaptés par sélection naturelle à brouter plus commodément sans leur aide ; tandis que chez le jeune Veau les dents n’ont point été modifiées par le défaut d’usage ou la sélection et, en vertu du principe d’hérédité des variations à l’âge correspondant, elles se sont transmises de génération en génération à leur état fœtal depuis une époque éloignée jusqu’aujourd’hui. Au point de vue de la création indépendante de chaque être organisé et de chaque organe spécial, n’est-il pas incompréhensible que des Organes rudimentaires, tels que les dents fœtales du Veau, ou les ailes plissées qu’on observe sous les élytres soudées de quelques Coléoptères, portent ainsi fréquemment le caractère de la plus complète inutilité ? Il semble que dans les organes rudimentaires et dans les homologies de structure, la nature ait pris la peine de nous révéler son plan de modification, et que volontairement nous nous refusions à le comprendre.

III. Causes de la croyance à l’immutabilité des espèces. — Je viens de récapituler les considérations et les faits principaux qui m’ont profondément convaincu que, pendant une longue suite de générations, les espèces se sont modifiées par la conservation ou la sélection naturelle de nombreuses variations successives, légères, mais utiles. Je ne puis croire qu’une fausse théorie puisse expliquer, comme le fait la loi de sélection naturelle, les diverses grandes séries de faits dont j’ai parlé. On ne peut tirer une objection valable de ce que la science, en son état actuel, ne jette encore aucune lumière sur le problème bien plus élevé de l’essence ou de l’origine de la vie. Qui expliquera quelle est l’essence de l’attraction ou de la pesanteur ? Nul ne se refuse cependant aujourd’hui à admettre toutes les conséquences qui résultent de cet élément inconnu, en dépit de Leibniz qui accusa Newton d’introduire « des propriétés occultes et des miracles dans la philosophie. » Je ne vois aucune raison pour que les vues exposées dans cet ouvrage blessent les sentiments religieux de qui que ce soit. Il suffit d’ailleurs, pour montrer combien de telles impressions sont peu durables, de rappeler que la plus grande découverte qui ait jamais été faite par l’homme a été attaquée par Leibniz lui-même « comme subversive de la religion naturelle, et par conséquent de la religion révélée. » Un théologien célèbre m’écrivait un jour « qu’il avait appris par degrés à reconnaître que c’est avoir une conception aussi juste et aussi grande de la Divinité, de croire qu’elle a créé seulement quelques formes originales, capables de se développer d’elles-mêmes en d’autres formes utiles, que de supposer qu’il faille un nouvel acte de création pour combler les vides causés par l’action de ses lois. » On peut se demander pourquoi presque tous les plus éminents naturalistes et géologues ont rejeté cette idée de la mutabilité des espèces. On ne peut affirmer que les êtres organisés ne soient sujets à aucune variation à l’état de nature. On ne peut prouver que la somme de ces variations dans le cours de longs âges soit limitée. Aucune distinction absolue n’a été et ne peut être établie entre les espèces et les variétés bien tranchées. On ne peut soutenir que les espèces croisées soient invariablement stériles et les variétés invariablement fécondes, ni que la stérilité soit un caractère spécial et un signe de création indépendante. Mais la croyance que les espèces sont d’immuables productions était presque inévitable, aussi longtemps que l’on a cru à la courte durée de l’histoire du monde. Et maintenant que nous avons acquis quelque notion de la longue série des temps, nous sommes trop prompts à croire sans preuve que les témoignages géologiques sont assez complets pour devoir nous fournir l’entière certitude de la transformation des espèces, si elles en ont en effet subi la loi. Mais la principale cause de notre mauvais vouloir à reconnaître qu’une espèce a donné naissance à d’autres espèces distinctes, c’est que nous répugnons toujours à admettre tout grand changement dont nous ne voyons pas les degrés intermédiaires. C’est une difficulté semblable qui arrêta tant de géologues, lorsque Lyell affirma le premier que de longues lignes d’escarpements rocheux aujourd’hui situés au milieu des terres, avaient été formés et que de grandes vallées avaient été creusées par l’action lente des vagues côtières. L’entendement ne peut aisément saisir toute l’étendue de ce terme : cent millions d’année ! Il ne peut ajouter les unes aux autres, pour en concevoir tous les effets, un grand nombre de variations légères accumulées pendant un grand nombre presque infini de générations. Quoique je sois pleinement convaincu de la vérité des principes exposés dans ce volume, il est vrai sous une forme trop abrégée, je n’espère nullement entraîner la conviction de certains naturalistes expérimentés, mais dont l’esprit est préoccupé par une multitude de faits considérés pendant une longue suite d’années d’un point de vue directement opposé au mien. Il est si facile de voiler notre ignorance sous des expressions telles que « le plan de la création », « l’unité de type », etc., et de penser qu’on a donné une explication, quand on a seulement répété un fait ! Celui qui a quelque disposition naturelle à attacher plus de poids à des difficultés inexpliquées qu’à l’explication d’un certain nombre de faits, rejettera certainement ma théorie. Un petit nombre de naturalistes, doués d’une intelligence ouverte et qui d’eux-mêmes ont déjà commencé à douter de l’immutabilité des espèces, peuvent être influencés par cet ouvrage ; mais j’en appelle surtout avec confiance à l’avenir et aux jeunes naturalistes qui s’élèvent et qui pourront regarder les deux côtés de la question avec plus d’impartialité. Tous ceux qui ont déjà été amenés à croire à la mutabilité des espèces rendront un vrai service à la science en exprimant consciencieusement leur conviction : c’est le seul moyen de soulever la masse de préjugés qui pèsent sur cette question. Plusieurs naturalistes éminents ont exprimé depuis peu la croyance qu’une multitude d’espèces admises dans chaque genre ne sont pas de vraies espèces, mais que d’autres sont bien réelles, c’est-à-dire qu’elles ont été indépendamment créées. Une semblable conclusion me semble étrange. Ils rejettent du rang spécifique une multitude de formes que, jusqu’à ces derniers temps, ils avaient eux-mêmes regardées comme des créations spéciales, que la majorité des naturalistes continuent de considérer comme telles, et qui, conséquemment, ont tous les caractères extérieurs de véritables espèces. Ils admettent qu’elles sont le produit d’une suite de variations ; mais ils refusent d’étendre le même jugement à d’autres formes qui n’en diffèrent que très légèrement. Néanmoins, ils s’avouent incapables de déterminer ou même de conjecturer quelles sont les formes créées et quelles sont celles que les lois secondaires ont produites. Ils admettent la variabilité comme vera causa dans un cas, ils la rejettent arbitrairement dans un autre, sans établir aucune distinction fixe entre les deux cas. Le jour viendra où l’on citera cet exemple de l’aveuglement causé par les opinions préconçues. Ces auteurs ne semblent pas plus s’étonner d’un acte miraculeux de création que d’une naissance ordinaire ; mais croient-ils réellement qu’à d’innombrables époques de l’histoire de la terre, certains atomes élémentaires ont reçu l’ordre de jaillir soudain en tissus vivants ? Croient-ils que chacun de ces actes de création supposés ait produit un seul individu ou plusieurs ? Le nombre infini des espèces animales ou végétales ont-elles été créées à l’état d’œuf ou de graines ou à l’âge de parfait développement ? Les mammifères, entre autres, furent-ils créés avec la marque mensongère de leur suspension à la matrice de leur mère ? Aucun de ceux qui, dans l’état présent de la science, croient à la création d’un petit nombre de formes primitives ou même d’une forme vivante quelconque, ne peut répondre à ces questions. Plusieurs auteurs ont dit qu’il était aussi aisé de croire à la création de cent millions d’être que d’un seul ; mais que l’axiome philosophique de « la moindre action », dû à Maupertuis, sollicite l’entendement à admettre plus volontiers le plus petit nombre possible d’actes créateurs ; et certainement nous ne pouvons croire que d’innombrables êtres dans chaque grande classe aient été créés avec les marques apparentes mais trompeuses de leur descendance d’un même ancêtre.

IV. Jusqu’où la théorie de modification peut s’étendre. — On peut se demander jusqu’où s’étend la doctrine de la modification des espèces. La question est difficile à résoudre, parce que, plus les formes que nous avons à considérer sont distinctes, et plus nos arguments manquent de force ; mais plusieurs d’entre les plus puissants s’étendent fort loin. Tous les membres d’une même classe peuvent être reliés ensemble par les chaînons de leurs affinités et tous, en vertu des mêmes principes, peuvent être classés par groupes subordonnés à d’autres groupes. Les débris des êtres fossiles tendent quelquefois à remplir de bien larges lacunes entres les ordres existants. Les organes rudimentaires montrent avec évidence qu’un ancêtre éloigné les a possédés à l’état parfait ; et souvent un pareil cas implique une somme énorme de modification chez sa postérité. Dans certaines classes tout entières, des formes très diverses sont cependant construites sur le même plan ; et à l’âge embryonnaire les espèces se ressemblent les unes aux autres de fort près. Je ne puis donc douter que la théorie de descendance ne comprenne tous les membres d’une même classe. Je pense que tout le règne animal est descendu de quatre ou cinq types primitifs tout au plus et le règne végétal d’un nombre égal ou moindre. L’analogie me conduirait même un peu plus loin, c’est-à-dire à la croyance que tous les animaux et toutes les plantes descendent d’un seul prototype ; mais l’analogie peut être un guide trompeur. Au moins, est-il vrai que toutes les choses vivantes ont beaucoup d’attributs communs : leur composition chimique, leur structure cellulaire, leurs lois de croissance et leur faculté d’être affectées par des influences nuisibles. Cette susceptibilité organique se manifeste jusque dans les moindres circonstances : ainsi, un même poison affecte souvent de la même manière les plantes et les animaux ; de même, le poison sécrété par le Cynips produit des excroissances monstrueuses sur la Rose sauvage ou le Chêne. Chez tous les êtres organisés, l’union de deux cellules élémentaires, l’une mâle et l’autre femelle, semble être de temps à autre nécessaire à la production d’un nouvel être. En tous, autant qu’on en peut juger par ce que nous en savons de nos jours, la vésicule germinative est la même. De sorte que chaque individu organisé part d’une même origine. Même si l’on considère les deux divisions principales du monde organique, c’est-à-dire le règne animal et le règne végétal, nous voyons que certaines formes inférieures sont si parfaitement intermédiaires en caractères, que des naturalistes ont disputé dans quel royaume elles devaient être rangées ; et, comme le professeur Asa Gray l’a remarqué, « les spores et autres corps reproducteurs de beaucoup d’entre les algues les moins élevées de la série peuvent se targuer d’avoir d’abord les caractères de l’animalité et plus tard une existence végétale équivoque. » Ainsi, en partant du principe de sélection naturelle, avec divergence de caractères, il ne semble pas incroyable que les animaux et les plantes se soient formés de quelque forme inférieure intermédiaire. Si nous admettons ce point de départ, il faut admettre aussi que tous les êtres organisés qui ont jamais vécu peuvent descendre d’une forme primordiale unique. Mais cette conséquence est principalement fondée sur l’analogie ; et il importe peu qu’elle soit ou non acceptée. Il en est autrement de chaque grande classe, telle que les vertébrés, les articulés, etc. ; car ici, comme on l’a vu tout à l’heure, nous avons dans les lois de l’homologie et de l’embryologie, etc., des preuves toutes spéciales que tous descendent d’un ancêtre unique173.

V. Effets de son adoption dans l’étude de l’histoire naturelle. — Lorsque les vues que j’expose en cet ouvrage et que M. Wallace a également soutenues dans le Linnean Journal, ou enfin lorsque des vues analogues seront généralement admises sur l’origine des espèces, on peut vaguement prévoir qu’il s’accomplira une révolution importante en histoire naturelle. Les systématistes pourront poursuivre leur travail comme aujourd’hui ; mais ils ne seront plus incessamment poursuivis par des doutes insolubles sur l’essence spécifique de telle ou telle forme : et je suis certain que ce ne sera pas un léger soulagement ; j’en parle par expérience. On cessera de disputer sans fin pour savoir si une cinquantaine de Ronces anglaises sont de véritables espèces. Les systématistes auront seulement à décider, et ceci même ne sera pas toujours facile, si quelques-unes de ces formes sont suffisamment constantes et distinctes des autres formes pour être susceptibles de définitions, et si leurs différences définissables sont assez importantes pour mériter un nom spécifique. Ce dernier point deviendra beaucoup plus essentiel qu’à présent ; car des différences, si légères qu’elles soient, entre deux formes quelconques, si elles ne sont pas reliées par des degrés intermédiaires, sont regardées, par le plus grand nombre des naturalistes, comme suffisantes pour les élever toutes les deux au rang d’espèces. Plus tard, nous serons obligés de reconnaître que la seule distinction possible entre les espèces et les variétés bien tranchées consiste seulement en ce que l’on sait ou l’on croit les unes actuellement reliées par des degrés intermédiaires et que les autres l’ont été à une époque antérieure. De là, sans dédaigner de prendre en considération l’existence actuelle de gradations intermédiaires entre deux formes quelconques, nous serons conduits à peser avec plus de soin et à évaluer plus haut la somme actuelle des différences qui existent entre elles. Il est très possible que des formes, aujourd’hui généralement considérées comme de simples variétés, soient plus tard jugées dignes d’un nom spécifique, comme il en serait par exemple de la Primevère et du Coucou ; et en ce cas le langage scientifique se mettrait d’accord avec la langue vulgaire. En somme, nous aurons à traiter les espèces, comme sont traités les genres par ceux d’entre les naturalistes qui les regardent comme des combinaisons purement artificielles inventées pour leur grande commodité. Une telle perspective n’est peut-être pas fort réjouissante ; mais du moins nous serons délivrés des vaines recherches auxquelles donne lieu l’essence inconnue et indécouvrable du terme d’espèce. Une autre branche plus générale de l’histoire naturelle croîtra d’autant en intérêt. Les expressions d’affinités, de parenté, de communauté de type, de morphologie, de caractères d’adaptation, d’organes rudimentaires ou avortés, etc., cesseront d’être des métaphores et prendront un sens absolu. Quand nous ne regarderons plus un être organisé comme un sauvage regarde un navire, c’est-à-dire comme quelque chose qui surpasse notre intelligence ; quand nous considérerons chaque production de la nature comme ayant eu son histoire ; quand nous regarderons chaque organe et chaque instinct comme la résultante d’un grand nombre de combinaisons partielles dont chacune a été utile à l’individu chez lequel elle s’est produite, à peu près comme nous voyons dans toute grande invention mécanique la résultante du travail, de l’expérience, de la raison et même des erreurs de nombreux ouvriers ; je puis dire, d’après mes propres expériences, que d’un pareil point de vue l’étude de chaque être organisé et de la nature tout entière nous semblera bien autrement intéressante. Un champ d’observation immense et à peine foulé nous sera ouvert dans les causes et les lois de variabilité et de corrélation de croissance, dans les effets de l’usage ou du défaut d’exercice des organes, dans l’action directe des conditions extérieures et ainsi de suite. L’étude des productions domestiques prendra une plus haute valeur. Une nouvelle variété obtenue par l’homme sera un sujet d’étude plus intéressant et plus important qu’une espèce nouvellement découverte et ajoutée encore au nombre infini des espèces déjà connues. Nos classifications deviendront, autant qu’il se pourra, des généalogies, et retraceront alors véritablement ce qu’on peut appeler le plan de la création. Les règles de classement systématique deviendront sans nul doute plus simples, quand nous aurons un objet bien déterminé en vue. Si nous ne possédons ni arbre généalogique, ni Livre d’Or, ni armoiries héréditaires ; nous avons, pour découvrir et suivre les traces des nombreuses lignes divergentes de nos généalogies naturelles, un héritage longtemps conservé de caractères de toutes sortes. Les organes rudimentaires seront des guides infaillibles, quant à la nature des organes perdus depuis longtemps. Les espèces et groupes d’espèces, qu’on nomme aberrants, et qu’on pourrait appeler des fossiles vivants, nous aideront à ressusciter le portrait des anciennes formes de la vie. L’embryologie, enfin, nous révélera la structure un peu obscurcie des prototypes de chaque grande classe. Lorsque nous serons certains que tous les individus de la même espèce, et toutes les espèces alliées de la plupart des genres, sont descendus d’un commun ancêtre à une époque relativement peu éloignée et qu’ils ont émigré d’un berceau unique ; lorsque aussi nous connaîtrons mieux leurs divers moyens de migration ; alors, à la lumière que la géologie jette dès aujourd’hui et jettera plus encore à l’avenir sur les changements survenus dans les climats ou dans le niveau des terres, nous pourrons sûrement suivre et retracer avec une grande exactitude les anciennes migrations des habitants du monde entier. Même aujourd’hui, en comparant les différences des habitants de la mer des deux côtés opposés d’un continent, de même que la nature des divers habitants de ce continent lui-même, avec leurs moyens connus de migration, on peut répandre quelque clarté sur la géographie ancienne. La noble science géologique perd un peu de sa gloire en raison de l’extrême insuffisance de ces documents. L’écorce terrestre, avec ses débris ensevelis, ne peut être regardée comme un riche musée, mais comme une misérable collection rassemblée au hasard et avec intermittence. On reconnaîtra que chaque grande formation fossilifère a dû dépendre d’un rare concours de circonstances et que les intervalles d’inactivité entre les étages successifs ont été d’une immense durée. Mais il nous sera possible d’évaluer cette durée avec quelque certitude en comparant les formes organiques antérieures et postérieures. Ce n’est qu’avec toutes réserves que nous devrons tenter d’établir une corrélation d’exacte contemporanéité entre deux formations, renfermant peu d’espèces identiques, d’après la seule succession générale des formes organiques qu’elles nous livrent. Comme les espèces se forment et s’éteignent par des causes toujours actuelles, mais lentement agissantes, et non par des actes miraculeux de création et par des catastrophes ; que les relations d’organisme à organisme, les plus importantes de toutes les causes de changement pour les êtres vivants, sont presque indépendantes de l’altération, même soudaine, des conditions physiques, le progrès d’un seul être décidant du progrès ou de la destruction des autres ; il s’ensuit que la somme des changements organiques dans les fossiles de formations consécutives peut probablement servir de juste mesure du laps de temps écoulé entre elles. Cependant un certain nombre d’espèces, se maintenant en corps, pourraient se perpétuer sans changements pendant de longues périodes, tandis que, pendant le même temps, plusieurs de ces espèces, venant à émigrer en d’autres contrées et à entrer en concurrence avec des associés étrangers, se seraient modifiées ; de sorte qu’il ne nous faut pas surfaire la valeur du mouvement de transformation organique considéré comme exacte mesure du temps. Durant les périodes primitives de l’histoire de la terre, quand les formes de la vie étaient probablement moins nombreuses et plus simples, le changement était peut-être moins rapide ; et lors de la première aube de la vie, lorsqu’un très petit nombre de formes de la structure la plus simple existaient seules, ce changement peut avoir été extrêmement lent174. On reconnaîtra plus tard que toute l’histoire du monde, telle que nous la connaissons aujourd’hui, quoique, d’une longueur incalculable pour notre esprit, n’est cependant qu’une fraction insignifiante du cours des temps, en comparaison des âges écoulés depuis que la première créature, le progéniteur d’innombrables descendants vivants et détruits, a été créé. Dans un avenir éloigné, je vois des champs ouverts devant des recherches bien plus importantes. La psychologie reposera sur une nouvelle base, c’est-à-dire sur l’acquisition nécessairement graduelle de chaque faculté mentale. Une vive lumière éclairera alors l’origine de l’homme et son histoire.

VI. Dernières remarques. — D’éminents auteurs semblent pleinement satisfaits de l’hypothèse que chaque espèce a été indépendamment créée. À mon avis, ce que nous connaissons des lois imposées à la matière par le Créateur s’accorde mieux avec la formation et l’extinction des êtres présents et passés par des causes secondes, semblables à celles qui déterminent la naissance et la mort des individus. Quand je regarde tous les êtres, non plus comme des créations spéciales, mais comme la descendance en ligne directe d’êtres qui vécurent longtemps avant que les premières couches du système silurien fussent déposées, ils me semblent tout à coup anoblis. Préjugeant l’avenir du passé, nous pouvons prédire avec sûreté qu’aucune espèce vivante ne transmettra sa ressemblance inaltérée aux âges futurs ; et qu’un petit nombre d’entre elles enverront seules une postérité quelconque jusqu’à une époque très éloignée ; car le système de groupement des êtres organisés nous montre que le plus grand nombre des espèces de chaque genre n’ont laissé aucun descendant, mais se sont entièrement éteintes. Nous pouvons même jeter un regard prophétique dans l’avenir jusqu’à prédire que ce sont les espèces communes et très répandues, appartenant aux groupes les plus nombreux de chaque classe, qui prévaudront ultérieurement et qui donneront naissance à de nouvelles espèces dominantes. Comme toutes les formes vivantes actuelles sont la postérité linéaire de celles qui vécurent longtemps avant l’époque silurienne, nous pouvons être certains que la succession régulière des générations n’a jamais été interrompue et que, par conséquent, jamais aucun cataclysme n’a désolé le monde entier. Nous pouvons aussi en conclure avec quelque confiance qu’il nous est permis de compter sur un avenir d’une incalculable longueur. Et comme la sélection naturelle agit seulement pour le bien de chaque, individu, tout don physique ou intellectuel tendra à progresser vers la perfection. Quel intérêt ne trouve-t-on pas à contempler un rivage luxuriant, couvert de nombreuses plantes appartenant à de nombreuses espèces, avec des oiseaux chantant dans les buissons, des insectes variés voltigeant à l’entour, des lombrics rampant à travers le sol humide, si l’on songe en même temps que toutes ces formes élaborées avec tant de soin, de patience, d’habileté et dépendantes les unes des autres par une série de rapports si compliqués, ont toutes été produites par des lois qui agissent continuellement autour de nous ! Ces lois, prises dans leur sens le plus large, nous les énumérerons ici : c’est la loi de croissance et de reproduction ; c’est la loi d’hérédité, presque impliquée dans la précédente ; c’est la loi de variabilité sous l’action directe ou indirecte des conditions extérieures de la vie et de l’usage ou du défaut d’exercice des organes ; c’est la loi de multiplication des espèces en raison géométrique, qui a pour conséquence la concurrence vitale et la sélection naturelle, d’où suivent la divergence des caractères et l’extinction des formes inférieures. C’est ainsi que de la guerre naturelle, de la famine et de la mort résulte directement l’effet le plus admirable que nous puissions concevoir : la formation lente des êtres supérieurs. Il y a de la grandeur dans une telle manière d’envisager la vie et ses diverses puissances, animant à l’origine quelques formes ou une forme unique sous un souffle du Créateur. Et tandis que notre planète a continué de décrire ces cycles perpétuels, d’après les lois fixes de la gravitation, d’un si petit commencement, des formes sans nombre, de plus en plus belles, de plus en plus merveilleuses, se sont développées et se développeront par une évolution sans fin.