(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome II « Les trois siècles de la littérature françoise. — D. — article » pp. 88-90
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome II « Les trois siècles de la littérature françoise. — D. — article » pp. 88-90

1. DACIER, [Anne] fille du savant M. le Fevre, & femme de M. Dacier, née à Saumur en 1651, morte à Paris en 1720, a été la femme la plus savante ou la plus érudite que la France & peut-être les autres pays aient produite.

Personne n’entendoit mieux le Grec & le Latin. Ses Traductions de l’Iliade & de l’Odissée, des Poésies d’Anacréon & de Sapho, du Plutus & des Nuées d’Aristophane, de l’Amphitrion, de l’Epidicus, du Rudens de Plaute, de toutes les Comédies qui nous restent de Térence ; ses Commentaires sur plusieurs Auteurs Grecs & Latins, établiroient solidement la réputation d’un docte & excellent Ecrivain ; à plus forte raison doivent-ils immortaliser une femme qui a rendu de si grands services à la Littérature. Sa Traduction de l’Iliade & de l’Odyssée est la meilleure de toutes celles qu’on a faites, & celle qu’on lit avec le plus de plaisir, pourvu qu’on ne s’attache pas à la trop abondante érudition prodiguée dans les notes.

L’esprit d’observation & la solidité du raisonnement égaloient dans elle les richesses du savoir. Son Ouvrage des causes de la corruption du goût, sera toujours, malgré les mépris de l’Auteur du Siecle de Louis XIV, un Ouvrage rempli d’analyses exactes, de vûes saines, de réflexions fines, & de sages critiques.

On ne doit pas s’étonner qu’avec tant de mérite, Madame Dacier se soit attiré l’admiration de tous les grands Littérateurs du siecle dernier. Boileau lui dit, au sujet de sa Traduction d’Anacréon, que personne ne devoit entreprendre de traduire ce Poëte après elle, même en Vers. Un Savant d’Allemagne la pria d’inscrire son nom avec une sentence parmi ceux des Hommes célebres qu’il avoit vus dans ses Voyages. Madame Dacier, après avoir long-temps résisté, se rendit à la priere de l’Etranger, & écrivit son nom avec un vers de Sophocle dont le sens est, le silence est l’ornement des femmes. Ce choix annonçoit sa modestie. Elle auroit dû s’en ressouvenir plus particuliérement dans la dispute au sujet des Anciens & des Modernes, où elle montra certainement trop de vivacité. Par-là elle se seroit épargné le juste reproche qu’on lui a fait de n’avoir pas été aussi polie que M. de la Mothe, son adversaire ; ce qui fit dire, avec raison, que celui-ci écrivoit comme une femme galante pleine d’esprit, & Madame Dacier comme un Pédant de Collége. On doit cependant pardonner quelque chose à son zele pour une aussi bonne cause. Les Auteurs qu’elle défendoit avec tant d’intrépidité, exigeoient un pareil tribut de la justesse de son esprit & de la bonté de son goût. Il est tant de femmes qui s’enthousiasment si mal-à-propos pour de minces Littérateurs qu’elles veulent mettre à la mode ! ce bizarre enthousiasme les porte à tant d’intrigues, à tant de manéges, à tant de folles déclamations, qui ne trompent tout au plus qu’un moment, que celle-ci mérite une gloire particuliere pour avoir consacré sa plume à la défense des Héros des siecles passés, & vraisemblablement des siecles à venir.