Chapitre VII. Le Bovarysme essentiel de l’existence phénoménale
I. Antinomie entre existence et connaissance : Le moi psychologique se conçoit nécessairement autre qu’il n’est. — II. L’être universel de la métaphysique se conçoit nécessairement autre qu’il n’est.
I
À l’instigation du Génie de l’Espèce et du Génie de la Connaissance, l’homme se conçoit autre qu’il n’est quant aux conséquences de son activité. Avec la croyance au libre arbitre, avec l’illusion de la personnalité, on a vu qu’il se conçoit autre qu’il n’est, quant à l’essence même de cette activité. Il reste à montrer que cette conception chimérique de soi-même et des choses ne peut être évitée, qu’elle reconnaît à son principe une nécessité absolue et qu’il existe un antagonisme irréductible entre ces deux faits : existence et connaissance.
Tout être qui prend conscience de lui-même se conçoit par là-même autre qu’il n’est. Ainsi peut se formuler, selon son caractère universel, cet antagonisme essentiel entre deux états, qui pourtant se conditionnent l’un l’autre, et cette énonciation tire son évidence de ce principe qu’il n’est de connaissance que d’un objet pour un sujet. Il suit de là que le moi humain ne peut prendre de lui-même une connaissance intégrale. Pour se connaître, il se divise, et c’est une partie de lui-même qui prend connaissance de l’autre partie. L’acte même par lequel il s’efforce de prendre connaissance de lui-même brise son unité. Comme on s’écarte d’un point de vue pour le contempler, le moi s’écarte de soi-même, et, s’avançant sur la ligne du temps, il ne saisit dans le passé qu’une image dont la conscience a conservé le reflet, une image qu’une mémoire plus ou moins fidèle présente à sa vue, plus ou moins déformée, privée de vie toujours. Le moi ne connaît de lui-même que des formes cadavériques, que des fantômes vagues et multiples évoqués par le souvenir. Il ne se conçoit pas tel qu’il est, animé d’une vie complexe et qui se rue vers l’avenir.
D’un point de vue plus positif encore il apparaît que par le fait de sa division avec lui-même il ne se connaît jamais que partiellement. La fraction de lui-même qu’il a érigée en sujet, échappe à ses prises. Veut-il s’en saisir, il lui faut s’endétacher, la repousser dans le royaume mort du passé, et tirer de sa propre substance un nouveau sujet qui va échapper à son tour à ce nouvel effort de possession intégrale. Il faut donc de toute nécessité qu’il se conçoive autre qu’il n’est : lui, l’unique, le voici dispersé sur la ligne du temps en mille représentations diverses, et ces représentations n’existent que pour un sujet qui, lui-même, se modifie insensiblement et sans cesse, c’est-à-dire pour des sujets multiples, entre lesquels n’existe qu’une présomption d’identité que la fiction conventionnelle d’une unité.
Il y a plus et ce moi, qui se conçoit distinct d’un monde extérieur, ne se perçoit qu’en fonction de ce monde extérieur : il ne prend conscience de lui-même que dans les modifications qu’il subit du fait de ce monde extérieur. Il ne s’appréhende lui-même que mêlé et confondu avec les objets qui le déterminent. C’est avec ses sensations qu’il construit ses perceptions, c’est-à-dire qu’il situe dans l’espace et hors de lui, à l’occasion de ses propres modifications, des causes imaginées, matérielles et sensibles, de ces changements où il se possède.
En même temps, il faut constater que s’il se conçoit nécessairement autre qu’il n’est par le fait de sa division avec lui-même, il ne connaît aussi les objets du monde extérieur qu’indirectement par le rapport incomplet dans lequel ils entrent avec la fausse et partielle représentation qu’il se forme de lui-même. D’ailleurs une présomption d’irréalité pèse déjà sur ces objets : lorsque, regardant de près à leur genèse on les voit émerger de la sensibilité même du sujet, n’est-on pas tenté de se demander s’ils ne sont pas de simples signes auxquels le moi confère la réalité par un acte de volonté arbitraire ? La matière et le monde extérieur tout entier ne devraient-ils pas leur origine à cette même fantaisie intellectuelle par laquelle les premières sociétés humaines confèrent la divinité à des idoles taillées dans le bois par la hache de leurs artisans, idoles auxquelles elles attribuent un pouvoir souverain et auxquelles elles se soumettent ? Vers quelque solution que l’on incline, il reste toujours que le moi psychologique, pour se connaître, se conçoit nécessairement autre qu’il n’est, que cette fausse conception de lui-même entraîne une fausse conception des choses et frappe la connaissance tout entière d’une tare sans remède.
II
Si sortant du domaine de la psychologie, on pénètre dans celui de la métaphysique, la même conclusion s’impose avec une netteté logique encore plus manifeste. Au lieu de considérer une conscience individuelle dont on ignore le rapport avec tout le reste, on forme ici l’hypothèse d’un être universel hors duquel rien n’existe et dont toutes les formes individuelles ne sont que des manifestations et des dépendances. Or, il apparaît avec une nécessité logique et qui ne prête au moindre biais, que cet être unique ne peut se concevoir qu’autre qu’il n’est, puisque la division en objet et en sujet, condition de toute connaissance, brise son unité, puisque, absorbant toute la substance du réel, il ne peut tirer que de son sein les éléments de cette division. Cet acte initial par lequel l’être unique se distingue en sujet et en objet lève le rideau sur la fiction du monde phénoménal. Par le sortilège de ce geste métaphysique la diversité des choses apparaît dans le décor de l’espace et du temps parmi les intrigues complexes de la causalité.
L’unprend conscience de soi-même dans le multipleet l’état de connaissance, mascarade prestigieuse où la vie se délasse, se fonde sur le mensonge d’un être qui, par manière de jeu, se conçoit autre qu’il n’est.