Œuvres de Frédéric le Grand.
(Berlin,
1846-1850.)
Les Œuvres de Frédéric n’ont pas obtenu jusqu’ici en France la haute estime qu’elles méritent. On s’est moqué de quelques mauvais vers de ce prince métromane, lesquels ne sont pas plus mauvais après tout que bien des vers du même temps, qui passaient pour charmants alors et qui ne peuvent aujourd’hui se relire ; et l’on n’a pas fait assez d’attention aux œuvres sérieuses du grand homme, qui ne ressemblerait pas aux autres grands hommes s’il n’avait mis bien réellement son cachet aux nombreuses pages de politique et d’histoire qu’il a écrites, et qui composent un vaste ensemble. Quant aux lettres de Frédéric, on leur a rendu plus de justice ; en lisant dans la correspondance de Voltaire celles que le roi lui adressait, entremêlées à celles qu’il recevait en retour, on trouve que non seulement elles soutiennent très bien le voisinage, mais qu’à égalité d’esprit, elles ont encore pour elles une supériorité de vue et de sens qui tient à la force de l’âme et du caractère. Aujourd’hui il s’agit de sortir une bonne fois des petites idées d’une rhétorique par trop littéraire, de retrouver l’homme et le roi dans l’écrivain, et de saluer en lui l’un des meilleurs historiens que nous possédions.
Je dis nous, car c’est en français que Frédéric a écrit, c’est en français qu’il a pensé, c’est aux Français encore qu’il songeait souvent et qu’il s’adressait pour être lu, même quand il écrivait des jugements et des récits d’actions qui étaient si peu faits pour leur être agréables. Écrivain en prose, Frédéric est un disciple de nos bons auteurs, et, en histoire, c’est un élève, et certes un élève original et unique, et par endroits passé maître, de l’historien du Siècle de Louis XIV.
La négligence et l’incorrection avec lesquelles avaient été imprimées jusqu’ici les œuvres de Frédéric étaient pour quelque chose dans le peu d’estime que semblaient en faire ceux qui ne sont pas accoutumés à se former un jugement par eux-mêmes en toute matière. On ne saurait se figurer à quel point avaient été poussées à cet égard l’infidélité et la licence des éditeurs. Je n’en citerai qu’un seul exemple, resté secret jusqu’à ce jour. En France, en 1759, pendant la guerre de Sept Ans, on eut l’idée d’imprimer les Œuvres du philosophe de Sans-Souci (c’était le titre qu’avait pris Frédéric dans ses poésies et ses premiers essais littéraires). Or, M. de Choiseul, ministre, écrivait, à cette date, à M. de Malesherbes, directeur de la Librairie, au sujet même de ce projet et de la demande qu’avaient faite des libraires de Paris d’imprimer le recueil qu’on s’était procuré des Œuvres de Frédéric15 :
À Marly, le 10 décembre.
Il est important, monsieur, que le ministère du roi ne soit point compromis ni soupçonné d’avoir toléré l’édition des Œuvres du roi de Prusse. Ainsi, en cas que M. Darget (lecteur et secrétaire du roi de Prusse) vienne m’en parler, je l’assurerai fort que je n’ai nulle connaissance de cette impression, et que je vais prendre les ordres du roi pour empêcher qu’elle ne s’exécute en France. En attendant que je voie M. Darget, j’espère que l’édition sera faite et que tout sera dit…
L’édition, à la fois protégée et clandestine, se fit donc ; mais il est curieux de voir comment M. de Choiseul s’y prit pour la falsifier, allant jusqu’à dresser de sa main le détail des corrections et modifications à y introduire :
On ne peut le tolérer (ce recueil), écrivait-il encore à M. de Malesherbes, qu’en prenant les plus grandes précautions pour qu’il paraisse imprimé en pays étranger, et il ne faut pas perdre de vue cette considération, en exigeant des corrections.
Par cette considération, je n’en ai proposé que de deux sortes : les unes qui peuvent être faites sans qu’on s’en aperçoive en lisant le texte. Comme ces changements n’ont pour objet que des impiétés du premier ordre ou des traits sur des puissances, on n’a pas à craindre que le roi de Prusse se plaigne qu’on a altéré son texte, et le public ne pourra pas le deviner… Mais, en faisant des retranchements, j’ai évité soigneusement de rien substituer au texte. Ce serait une infidélité condamnable.
Les autres corrections sont des suppressions de noms propres, qu’on suppléera par des points ou des étoiles. Ce n’est point là non plus ce qu’on appelle une infidélité. C’est peut-être même un égard pour le roi de Prusse…
On voit que le ministre qui chassa les Jésuites de France savait pratiquer au besoin▶ l’escobarderie, et altérer sous main un texte en disant que ce n’était pas une infidélité. Plus tard, dans la publication des écrits historiques posthumes du roi de Prusse, l’exactitude, pour mille raisons, n’avait pas été mieux observée, et l’on peut dire, en considérant l’édition qui se publie aujourd’hui à Berlin par les ordres du gouvernement prussien, et en la comparant aux précédentes, que les Œuvres de Frédéric paraissent aujourd’hui pour la première fois dans un texte authentique et dignement reconnaissable.
L’édition entreprise par le gouvernement prussien, et qui n’aura pas moins de trente volumes in-4º, est monumentale. C’est ainsi qu’il faudra un jour, et bientôt, que la France publie les Œuvres de Napoléon, œuvres aujourd’hui dispersées, ramassées sans méthode et sans suite, non falsifiées, mais en général presque aussi négligemment imprimées que l’avaient été jusqu’ici celles de Frédéric. Le monument du tombeau de Napoléon ne sera complet que lorsqu’on y aura joint l’édition nationale de ses œuvres. Quoi qu’il en soit, le gouvernement prussien et le roi régnant ont pensé qu’il y allait de leur honneur de publier un recueil complet des écrits de l’homme qui fut tout ensemble le plus grand roi et le premier historien de son pays. Des savants habiles ont été chargés de l’exécution de ce projet ; M. Preuss, historiographe de Brandebourg, y préside. La portion historique des Œuvres de Frédéric a eu le pas, à bon droit, sur les autres écrits ; elle forme sept volumes, dont cinq sont sous mes yeux. J’en ai pris connaissance, et je les ai examinés avec tout le soin dont je suis capable.
Et pour n’avoir pas à revenir sur ces détails de l’édition, on me permettra tout d’abord deux ou trois remarques. Le texte, typographiquement, est admirable ; les titres sont d’un grand goût ; les portraits sont beaux : je ne trouve à blâmer que les espèces de vignettes qui terminent les pages à la fin des chapitres, et qui font ressembler par moments ce volume royal à un livre d’illustrations : ces enjolivements, dont le sujet est souvent énigmatique, ne conviennent pas à la gravité monumentale de l’édition. Quant au texte, j’ai dit qu’il est pour la première fois exact et fidèle ; on a rétabli bien des traits fermes, bien des phrases énergiques et vives que la prudence ou la pruderie littéraire des premiers éditeurs avait effacées ou adoucies. Je n’aurais pas voulu toutefois qu’on poussât le scrupule jusqu’à rétablir soigneusement des fautes de grammaire. À quoi bon faire dire au roi, par exemple, que M. de Lowendal était marché vers un point, au lieu de dire qu’il avait marché ? Frédéric, avant de publier son livre, aurait fait corriger ces vétilles-là par quelqu’un de ses académiciens français de Berlin. Un autre défaut de cette édition, et un défaut grave, c’est de manquer de cartes stratégiques et de plans des lieux, ce qui rend la lecture de ces campagnes fastidieuse et stérile pour la plupart des lecteurs. Comment ne pas joindre à ces histoires de Frédéric un atlas dressé exprès, du genre de celui que M. Thiers fait exécuter pour son Histoire de Napoléon ! Enfin, s’il est permis d’entrer dans ces particularités, qui ne laissent pas d’avoir leur importance pour le lecteur, je me plaindrai, au nom de la France, qu’il n’existe pas à Paris un seul exemplaire complet des volumes jusqu’ici publiés. La Bibliothèque nationale n’a que cinq volumes ; la bibliothèque de l’Institut n’en possède pas un. Le roi de Prusse, qui distribue cette édition magnifique, a oublié notre Institut de France dans ses largesses. C’est par là que le grand Frédéric eût commencé16.
J’ai tout dit sur ces détails en quelque sorte extérieurs, et j’en viens au grand
homme qu’on est heureux de pouvoir enfin étudier de près et avec certitude dans
la suite de ses actes et de ses écrits. Frédéric, malgré le
tort qu’il s’est fait par certaines de ses rhapsodies et de
ses paroles, par le cynisme affiché de ses impiétés et de ses goguenarderies, et
par cette manie de versifier qui fait toujours sourire, est un vrai grand homme,
un de ces rares génies qui sont nés pour être manifestement les chefs et les
conducteurs des peuples. Quand on dépouille sa personne de toutes ces drôleries
anecdotiques qui sont le régal des esprits légers, et qu’on va droit à l’homme
et au caractère, on s’arrête avec admiration, avec respect ; on reconnaît dès le
premier instant, et à chaque pas qu’on fait avec lui ; un supérieur et un
maître, ferme, sensé, pratique, actif et infatigable, inventif au fur et à
mesure des ◀besoins▶, pénétrant, jamais dupe, trompant le moins possible, constant
dans toutes les fortunes, dominant ses affections particulières et ses passions
par le sentiment patriotique et par le zèle pour la grandeur et l’utilité de sa
nation ; amoureux de la gloire en la jugeant ; soigneux avec vigilance et jaloux
de l’amélioration, de l’honneur et du bien-être des populations qui lui sont
confiées, alors même qu’il estime peu les hommes. Capitaine, il ne m’appartient
pas de le juger ; mais, si j’ai bien compris les observations que Napoléon a
faites sur les campagnes de Frédéric, et les simples récits de Frédéric
lui-même, il me semble que ce n’était pas un guerrier avant tout. Il n’a rien,
de ce côté, de bien brillant à première vue, ni de séduisant. Souvent battu,
souvent en faute, sa grandeur est d’apprendre à force d’écoles, c’est surtout de
réparer ses torts ou ceux de la fortune par le sang-froid, la ténacité et une
égalité d’âme inébranlable. Quelque éloge que donnent les bons juges à sa
bataille de Leuthen, et à quelques-unes de ses grandes manœuvres et de ses
opérations, ils ont encore plus de critiques à faire en mainte et mainte
occasion. « Il a été grand surtout dans les
moments les plus critiques, a dit Napoléon ; c’est le plus bel éloge que
l’on puisse faire de son caractère. »
Ce caractère moral est ce qui
ressort encore chez Frédéric à travers le guerrier, et qui demeure bien
au-dessus ; ç’a été une âme d’une forte trempe et un grand esprit qui s’est
appliqué à la guerre parce qu’il le fallait, plutôt que ce n’était un
guerrier-né. Il n’avait ni la valeur rapide et foudroyante d’un Gustave-Adolphe
ou d’un Condé, ni cette faculté de géométrie transcendante qui caractérise
Napoléon et que ce génie puissant appliquait à la guerre avec la même aisance et
la même ampleur que Monge l’appliquait à d’autres objets. Doué d’un esprit
supérieur, d’un caractère et d’une volonté à l’unisson de son esprit, Frédéric
s’est mis au militaire comme il s’est mis à bien d’autres choses, et il n’a pas
tardé à y exceller, à en posséder, à en perfectionner dans sa main les
instruments et les moyens, bien que ce ne fût peut-être pas d’abord chez lui la
vocation d’un génie propre et qu’il n’y fût pas d’abord comme dans son
élément.
La nature l’avait fait avant tout pour régner, pour être roi avec toutes les
parties que ce haut emploi commande ; et la guerre étant une de ces parties les
plus indispensables, il s’y voua et il la maîtrisa. « Il faut prendre
l’esprit de son état »
, écrivait-il en riant à Voltaire du milieu de
la guerre de Sept Ans. Cela n’a l’air que d’une plaisanterie, et cela est vrai.
Chez Frédéric ; la volonté et le caractère dirigèrent en tout l’esprit.
En général, on n’aperçoit dans aucune des qualités de Frédéric cette fraîcheur première qui est le signe brillant des dons singuliers de la nature et de Dieu : Tout, chez lui, semble la conquête de la volonté et de la réflexion agissant sur une capacité universelle ; qu’elles déterminent ici ou là, selon les nécessités diverses. Il est bien le grand roi de son temps ; il a le cachet du siècle de l’analyse.
On a cherché à établir une contradiction entre les paroles et les écrits de Frédéric, adepte de la philosophie, et ses actions comme roi et comme conquérant. Je ne trouve pas cette contradiction aussi grande qu’on l’a voulu faire. Je laisse de côté quelques essais et quelques saillies de Frédéric très jeune et prince royal ; mais, du moment qu’il conçut son rôle de roi, je trouve tout l’homme d’accord avec lui-même, je le trouve vrai. Et, par exemple, je ne vois pas, dans les histoires qu’il a écrites, un mot qu’il n’ait justifié dans sa conduite et dans sa vie :
Un prince, disait-il et pensait-il, est le premier serviteur et le premier magistrat de l’État ; il lui doit compte de l’usage qu’il fait des impôts ; il les lève, afin de pouvoir défendre l’État par le moyen des troupes qu’il entretient ; afin de soutenir la dignité dont il est revêtu, de récompenser les services et le mérite, d’établir en quelque sorte un équilibre entre les riches et les obérés, de soulager les malheureux en tout genre et de toute espèce ; afin de mettre de la magnificence en tout ce qui intéresse le corps de l’État en général. Si le souverain a l’esprit éclairé et le cœur droit, il dirigera toutes ses dépenses à l’utilité du public et au plus grand avantage de ses peuples.
C’est ce que fit réellement Frédéric, en paix, en guerre, presque
en tout temps, et il y dérogea le moins possible. Quand on a fait le décompte de
ses fautes, de ses ambitions et de ses torts personnels, la somme et le fond de
sa politique restent encore ce qu’on vient de voir et qu’il a si bien retracé.
Pour le juger comme politique, il convient de se dégager du point de vue
français, des illusions françaises, et de ce qui nous est resté de l’atmosphère
du ministère de Choiseul. Ouvrez, encore une fois, les Mémoires de Frédéric ; il ne cherche point, en les écrivant, à farder
la vérité. Je ne sais pas
d’homme qui, plume en main,
soit moins charlatan que lui ; il dit ses raisons et ne les colore en rien :
« Un rôle d’emprunt est difficile à soutenir, pensait-il ; on n’est
jamais bien que soi-même. »
En écrivant l’histoire de sa maison sous
le titre de Mémoires de Brandebourg, il nous donne le sens,
l’inspiration première et la clef de ses actions. La Prusse n’était arrivée
véritablement à compter pour quelque chose dans le monde et à mettre, comme il
dit, son grain dans la balance politique de l’Europe, que du
temps du Grand Électeur, contemporain des beaux jours de Louis XIV. En racontant
l’histoire de ce souverain habile et brave, qui « à la fortune médiocre
d’un électeur sut unir le cœur et les mérites d’un grand roi »
, en
nous parlant de ce prince « l’honneur et la gloire de sa maison, le
défenseur et le restaurateur de la patrie »
, plus grand que son
cadre, et de qui date sa postérité, on sent que Frédéric a trouvé son idéal et
son modèle : ce que le Grand Électeur a été comme simple prince et membre de
l’Empire, lui il le sera comme roi. Ce titre, cette qualification de roi qui ne
fut donnée qu’au fils du Grand Électeur, et comme par grâce, semblait plutôt
avoir diminué le nom prussien qu’elle ne l’avait rehaussé. Le premier Frédéric
qui l’avait porté, esclave du cérémonial et de l’étiquette, avait rendu ce titre
de Majesté presque ridicule en sa personne ; il en était écrasé. Ce premier roi
de Prusse, par toute sa vie de vaine pompe et d’apparat, disait, sans le savoir,
à sa postérité : « J’ai acquis le titre, et j’en suis fier ; c’est à vous
de vous en rendre dignes. »
Le père de Frédéric, dont son fils, si
maltraité par lui, a si admirablement parlé, et dans un sentiment non pas
filial, mais vraiment royal et magnanime, ce père grossier, économe, avare,
bourreau des siens et idolâtre de la discipline, cet homme de mérite
pourtant, qui « avait une âme laborieuse dans un corps
robuste »
, avait rendu à l’État prussien la solidité que l’enflure
et la vanité du premier roi lui avaient fait perdre. Mais ce n’était pas assez :
le père de Frédéric, estimable de près à bien des égards, n’était pas respecté
de loin ; sa modération même et la simplicité de ses mœurs lui avaient nui. On
considérait ses quatre-vingt mille hommes de troupes comme une montre de parade,
et comme une manie grandiose de caporal. La Prusse n’était pas comptée parmi les
puissances, et quand Frédéric monta à vingt-huit ans (1740) sur ce trône qu’il
devait occuper durant quarante-six ans, il avait tout à faire pour l’honneur de
sa nation et pour le sien ; il avait à créer l’honneur prussien, il avait à
gagner ses éperons comme roi. Sa première pensée
fut qu’un prince doit faire respecter sa personne, surtout sa nation ; que la modération est une vertu que les hommes d’État ne doivent pas toujours pratiquer à la rigueur, à cause de la corruption du siècle, et que, dans un changement de règne, il est plus convenable de donner des marques de fermeté que de douceur.
Il se dit encore, et il nous dit avec franchise,
que Frédéric Ier (son grand-père), en érigeant la Prusse en royaume, avait, par cette vaine grandeur, mis un germe d’ambition dans sa postérité, qui devait fructifier tôt ou tard. La monarchie qu’il avait laissée à ses descendants était, s’il m’est permis de m’expliquer ainsi (c’est toujours Frédéric qui parle), une espèce d’hermaphrodite, qui tenait plus de l’électorat que du royaume. Il y avait de la gloire à décider cet être ; et ce sentiment fut sûrement un de ceux qui fortifièrent le roi dans les grandes entreprises où tant de motifs l’engageaient.
Il nous dit ces motifs, et pourquoi il prévint la maison d’Autriche au lieu de l’attendre et de se laisser frapper ou humilier. Il expliquera avec la même netteté et la même franchise les motifs qui lui firent prendre les devants sur ses ennemis au début de la guerre de Sept Ans, et qui le décidèrent à paraître agresseur sans l’être. Ces motifs, tous puisés dans l’intérêt de sa cause et de sa nation, n’ont rien qui semble en désaccord avec les maximes de Frédéric et avec ses idées favorites ; en tant que philosophe et écrivain. Connaissant, comme il faisait, les hommes et les choses de ce monde ; il sentait bien qu’il n’est permis d’être un peu philosophe sur le trône qu’après qu’on a prouvé qu’on sait être autre chose encore. Il n’était pas d’humeur à jouer le rôle débonnaire d’un Stanislas. Pour être plus sûrement pasteur de ses peuples, il commença par montrer aux autres qu’il était lion. Tout ce qu’il voulait, il le fit ; il dégagea hautement la position et la fonction de la Prusse, créa un contrepoids à la maison d’Autriche, établit dans l’Allemagne du nord un foyer de civilisation, un centre de culture et de tolérance. C’est à ses successeurs de le maintenir et d’être fidèles, s’ils le peuvent, à son esprit.
Tous ceux qui ont loué Frédéric ont toujours fait une réserve en ce qui est de la Pologne et du partage de 1773, qu’il provoqua et dont il profita. Ici je demanderai à me taire, la question de Pologne n’étant pas de celles qui se peuvent traiter commodément et avec une entière impartialité. Il y a, dans ce nom polonais et dans les malheurs qui s’y rattachent, un reste de magie qui enflamme. Frédéric, du reste, ne varia jamais dans son opinion sur le caractère des Polonais comme peuple : cette opinion est énergiquement exprimée en dix endroits de ses histoires, et bien avant que l’idée de partage fût née.
En cette circonstance toutefois, et quelle que fût la
réalité des motifs qu’il a exposés lui-même en toute nudité, il viola ce que
les anciens appelaient la conscience du genre humain, et il
coopéra à l’un de ces scandales qui ébranlent toujours la confiance des peuples
dans le droit protecteur des sociétés. Il oublia sa propre maxime : « La
réputation de fourbe est aussi flétrissante pour le prince même, que
désavantageuse à ses intérêts. »
Mais ici l’intérêt considérable du
moment et de l’avenir, l’instinct de l’accroissement naturel, l’emporta. Et en
cela encore il ne fut aussi inconséquent qu’on le croirait. Sa délicatesse comme
philosophe n’était pas telle qu’elle ne pût s’accommoder de ces procédés du
politique. Avec des sentiments de justice relative et même d’humanité, Frédéric
manquait absolument d’idéal, comme tout son siècle : il ne croyait pas à quelque
chose qui valût mieux que lui. Il conduisait et soignait énergiquement les
hommes qui étaient confiés à sa garde ; il mettait son honneur et sa dignité
dans ce devoir : mais il ne le fondait pas plus haut. Nous touchons là au vice
radical de cette sagesse de Frédéric, je veux dire l’irrévérence, l’irréligion. On sait les railleries cyniques de ses entretiens et de
ses lettres : il avait le travers capital, pour un roi, de plaisanter, de
goguenarder de tout, même de Dieu. L’amour de la gloire était la seule chose
dont il ne plaisantait jamais17. Inconséquence
bizarre et protestation d’une noble nature ! car si l’espèce humaine est si
sotte et si digne
de mépris, et s’il n’y a rien ni
personne en-dessus d’elle, pourquoi s’aller dévouer corps et âme à l’idée de
gloire, qui n’est autre que le désir et l’attente de la plus haute estime parmi
les hommes ? Il est inconcevable qu’envisageant tout, comme il le faisait, au
point de vue supérieur de l’État et de l’intérêt social, Frédéric ait considéré
la religion comme un de ces terrains neutres où l’on peut se donner rendez-vous
pour le passe-temps et la plaisanterie des après-dîners. Il oubliait que
lui-même, écrivant à Voltaire, lui avait dit : « Tout homme a une bête
féroce en soi ; peu savent l’enchaîner, la plupart lui lâchent le frein
lorsque la terreur des lois ne les retient pas. »
Son neveu,
Guillaume de Brunswick, se permit un jour de lui faire sentir l’inconséquence
qu’il y avait à relâcher ainsi les liens religieux qui retiennent la bête
féroce. « Oh ! contre les scélérats, répondit Frédéric, j’ai le bourreau,
et c’est bien assez. »
Non, ce n’est pas assez ; quand on n’a que le
bourreau seul, il ne suffit pas. C’est en ce point surtout que périclite et
manque l’établissement de Frédéric : il put être un grand organisateur, il ne
fut pas un législateur. Mais, même l’intérêt du souverain mis de côté, il
répugne de voir un grand homme se salir à des plaisanteries de ce genre contre
des objets respectables aux yeux du grand nombre ; c’était jusqu’à un certain
point violer cette tolérance hospitalière dont il se faisait gloire, que de
mépriser ainsi tout haut ce qu’il prétendait accueillir et tolérer. Cela sent un
reste de mauvais goût natif et de grossièreté septentrionale, et l’on a pu dire,
avec une juste sévérité, des lettres de Frédéric : « Il y a de fortes et
grandes pensées, mais tout à côté il se voit des taches de bière et de tabac
sur ces pages de Marc Aurèle. »
Frédéric, qui avait du moins le
respect des héros, a dit : « Depuis le pieux Énée, depuis les croisades
de
saint Louis, nous ne voyons dans l’histoire
aucun exemple de héros dévots. »
Dévots, c’est possible, en prenant le mot dans le sens
étroit ; mais religieux, on peut dire que les héros l’ont presque tous été ; et
Jean Muller, l’illustre historien, qui appréciait si bien les mérites et les
grandes qualités de Frédéric, a eu raison de conclure sur lui en ces mots :
« Il ne manquait à Frédéric que le plus haut degré de culture, la
religion, qui accomplit l’humanité et humanise toute grandeur18. »
Je ne veux plus parler aujourd’hui que de Frédéric historien. Ses histoires se composent des Mémoires de Brandebourg, qui renferment tout ce qu’il importe de savoir des annales de la Prusse antérieures à son avènement, et de quatre autres ouvrages qui contiennent l’histoire de son temps et de son règne depuis 1740 jusqu’en 1778. L’histoire de la guerre de Sept Ans est une de ces quatre compositions, celle par laquelle il se place naturellement entre Napoléon et César.
Les Mémoires de Brandebourg sont la seule partie qui ait paru
de son vivant. Dès l’avant-propos il est manifeste qu’on a affaire à un esprit
élevé et ferme, qui a
les plus nobles et les plus
saines idées sur le genre qu’il traite. « Un homme qui ne se croit pas
tombé du ciel, dit-il, qui ne date pas l’époque du monde du jour de sa
naissance, doit être curieux d’apprendre ce qui s’est passé dans tous les
temps et dans tous les pays. »
Tout homme doit au moins se soucier
de ce qui s’est passé avant lui dans le pays qu’il habite. Pour que cette
connaissance profite réellement, une condition est indispensable, la vérité :
Frédéric veut la vérité dans l’histoire : « Un ouvrage écrit sans liberté
ne peut être que médiocre ou mauvais. »
Il dira donc la vérité sur
les personnes, sur les ancêtres d’autrui comme sur les siens propres. Mais il ne
croit devoir consigner en toute chose que ce qui est mémorable et utile. Il ne
vise en rien aux curiosités, et laisse aux professeurs en us
d, épris de minuties érudites, de savoir de quelle étoffe
était l’habit d’Albert surnommé l’Achille. Il est fermement de
l’opinion « qu’une chose ne mérite d’être écrite qu’autant qu’elle mérite
d’être retenue »
. Il court rapidement sur les temps barbares et
stériles, et sur ceux de ses ancêtres dont on ne sait que les noms ou quelques
traits insignifiants : « Il en est, dit-il, des histoires comme des
rivières, qui ne deviennent importantes que de l’endroit où elles commencent
à être navigables. »
Il choisit le français de préférence à toute
autre langue, parce que « c’est, dit-il, la langue la plus polie et la
plus répandue en Europe, et qu’elle paraît en quelque façon fixée par les
bons auteurs du siècle de Louis XIV »
. Il aurait pu ajouter : parce
qu’elle est la plus propre à rendre les pensées d’un génie net, ferme, sensé et
résolu.
Toutes les petites biographies des électeurs primitifs, de qui il n’y a pas
grand-chose à dire, sont esquissées avec sobriété et dans un goût sévère.
Quelques
sarcasmes jetés en passant, quelques sorties
philosophiques dénotent l’élève de Voltaire ; mais ces plaisanteries sont
rapides et ne dérogent pas ici au ton général. Ce ton est mâle, simple, et la
narration s’y nourrit de réflexions rares, mais fortes, qui révèlent
l’enchaînement des causes. Quand il en vient aux époques de la Réforme, de la
guerre de Trente Ans, l’historien-roi définit en peu de mots ces grands
événements par leurs traits généraux et dans leurs principes réels ; toujours et
partout il démêle le fond d’avec les accessoires. Quand il rencontre les
horreurs et les dévastations qui signalèrent ces tristes périodes de l’histoire,
il témoigne des sentiments d’humanité et d’ordre, des sentiments de bonne
administration qui n’ont rien d’affecté et qu’il justifiera. J’ai dit que le
type qu’il se propose ; l’homme dont il fait dater à bon droit la grandeur de sa
maison, est Frédéric-Guillaume, dit le Grand Électeur, celui qui prit en main le
Brandebourg, au sortir de cette désastreuse guerre de Trente Ans « qui
avait fait de l’électorat un désert affreux, où l’on ne reconnaissait les
villages que par des monceaux de cendres qui empêchaient l’herbe d’y
croître »
. Il s’étend sur ce règne avec complaisance ; il va même
jusqu’à oser établir un parallèle entre ce petit prince du Nord et Louis XIV
dans sa gloire : sauf deux ou trois traits un peu fleuris et trop mythologiques,
sauf un léger accent oratoire qui perce çà et là, cette comparaison fournit à
une belle page historique et d’une véritable élévation. Il est à noter que
Frédéric, plume en main, tout en restant sévère, est moins sobre que César et
même que Napoléon ; il ne s’interdit pas le talent proprement dit, surtout dans
cette première histoire dont Gibbon a pu dire qu’elle est bien
écrite. Ayant à raconter la campagne de 1679, où le Grand Électeur
chassa, en plein hiver, les Suédois qui avaient envahi
la Prusse, il dira : « La retraite des Suédois ressemblait à une
déroute ; de seize mille qu’ils étaient, à peine trois mille
retournèrent-ils en Livonie, ils étaient entrés en Prusse comme des Romains,
ils en sortirent comme des Tartares. »
Il a de ces mots qui résument tout un jugement sur les hommes et sur les nations.
Dans le portrait de son aïeul, le premier Frédéric, fils du Grand Électeur, et
si peu semblable à son père, il dira pour marquer le faste de ce roi de la
veille, qui n’avait pas moins de cent chambellans : « Ses ambassades
étaient aussi magnifiques que celles des
Portugais. »
Son jugement des hommes est profond et décisif. Il a pour les héros un attrait
visible ; il ne parle qu’avec respect et avec un instinct de haute fraternité,
des Gustave-Adolphe, des Marlborough, des Eugène ; mais il ne se méprend pas à
la grandeur, et n’en prodigue pas le mot : la reine Christine, avec son
abdication par caprice, ne lui paraît que bizarre ; le duel de
Charles XII et de Pierre le Grand à Poltava lui paraît celui des deux hommes les plus singuliers de leur siècle. Tout étranger qu’il est,
il sait choisir ses expressions en esprit juste qui mesure ou plie la langue à
sa pensée. De ce même Pierre le Grand il dira ailleurs énergiquement :
« Pierre Ier, pour policer sa nation,
travailla sur elle comme l’eau-forte sur le fer. »
Pour peindre les hommes d’État, les ministres, il a de ces mots de haute pratique
et d’autorité, de ces mots qui sont d’avance historiques et qui se gravent.
Voulant caractériser le génie trop vaste, trop remuant, du cardinal Alberoni, et
son imagination trop fougueuse : « Qu’on eût donné deux mondes comme le
nôtre, dit-il, à bouleverser au cardinal Alberoni, il en aurait encore
demandé un troisième. »
Les portraits des personnages
qu’il a connus et maniés sont emportés de main de maître, et
comme par un homme qui était habile ou même enclin à saisir les vices ou les
ridicules. Pour donner une idée du général de Seckendorff, qui servait en même
temps l’empereur et la Saxe : « Il était, dit-il, d’un intérêt sordide ;
ses manières étaient grossières et rustres ; le mensonge lui était si
habituel, qu’il en avait perdu l’usage de la vérité19.
C’était l’âme d’un usurier qui passait tantôt dans le corps d’un militaire,
tantôt dans celui d’un négociateur. »
Et remarquez que tout cela
n’est pas à l’état de portrait comme dans les histoires plus ou moins
littéraires, où l’historien se pose devant son modèle : c’est dit en courant,
comme par un homme du métier qui pense tout haut et qui cause.
Quand il aborde les affaires de son temps, celles qu’il a dirigées et auxquelles
il a coopéré, Frédéric garde le même ton, ou plutôt il en prend un encore plus
simple que dans son histoire du Brandebourg. En parlant de lui, il n’est ni fier
ni modeste : il est vrai. En parlant des autres, même de ses plus grands
ennemis, il est juste. Au début de son règne, racontant cette conquête de
Silésie qui souleva tant de colères et qui lui réussit d’emblée si à souhait, il
expose nûment ses motifs ; il indique ses fautes et ses écoles
à la guerre. Tout à côté des mesures et des calculs dictés par une hardiesse
prévoyante, il reconnaît ce qu’il doit à « l’occasion, cette mère des
grands événements »
, et il est soigneux de faire en toute rencontre
la part de la fortune :
Ce qui contribua le plus à cette conquête, dit-il, c’était une armée qui s’était formée pendant vingt-deux ans par une admirable discipline ; et supérieure au reste du militaire de l’Europe (remarquez l’hommage à son père) ; des généraux vrais citoyens, des ministres sages et incorruptibles, et enfin un certain bonheur qui accompagne souvent la jeunesse et se refuse à l’âge avancé. Si cette grande entreprise avait manqué, le roi aurait passé pour un prince inconsidéré, qui avait entrepris au-delà de ses forces : le succès le fit regarder comme habile autant qu’heureux. Réellement, ce n’est que la fortune qui décide de la réputation : celui qu’elle favorise est applaudi ; celui qu’elle dédaigne est blâmé.
L’histoire de la guerre de Sept Ans est admirable de simplicité et
de vérité. L’auteur ne s’y borne pas à l’ensemble des opérations stratégiques,
il embrasse le tableau des cours de l’Europe durant ce laps de temps. Dans le
récit des événements de guerre, il est sobre, rapide, n’entrant pas dans les
détails particuliers, sauf en un petit nombre de cas où il ne peut s’empêcher de
payer un tribut de reconnaissance à ses braves troupes ou à quelque vaillant
compagnon d’armes. Je recommande la lecture du chapitre vi, qui
traite de la campagne de 1757, cette campagne si pleine de vicissitudes et de
retours, et dans laquelle Frédéric, réduit aux abois, eut sa victoire facile et
brillante de Rossbach, sa victoire savante et classique de
Leuthen. Si l’on joint à cette narration si noble et si unie les lettres qu’il
écrivait à Voltaire durant le même temps, on assistera au plus beau moment de
Frédéric, à la crise d’où il sortit avec la persévérance la plus héroïque et la
plus glorieuse. C’est là qu’on reconnaît vraiment le philosophe et le stoïcien
dans le guerrier. Le plus grave reproche qu’il fasse de tout temps à la cour
d’Autriche, c’est « de suivre les impressions brutes de la nature :
enflée dans la bonne fortune et rampante dans l’adversité, elle n’a jamais
pu parvenir à cette sage modération qui rend les hommes impassibles aux
biens et aux maux que le hasard dispense »
. Pour lui, il est résolu,
dans les plus
grandes extrémités, de ne jamais céder
au hasard ni à la nature brute, et de persévérer si bien dans
la voie des grandes âmes, qu’il fasse à la fin rougir de honte la Fortune.
Au sortir de cette guerre où coula tant de sang, et après laquelle toutes choses furent remises en Allemagne sur le même pied que devant, sauf les dévastations et les ruines, Frédéric se plaît à faire sentir la faiblesse et l’inanité des projets humains :
Ne paraît-il pas étonnant, dit-il, que ce qu’il y a de plus raffiné dans la prudence humaine jointe à la force soit si souvent la dupe d’événements inattendus ou des coups de la fortune ? et ne paraît-il pas qu’il y a un certain je ne sais quoi qui se joue avec mépris des projets des hommes ?
On reconnaît là un ressouvenir de Lucrèce en quelques-uns de ses
plus beaux vers : « Usque adeo res humanas vis abdita
quaedam… »
Napoléon, entreprenant la campagne de 1812,
écrivait à l’empereur Alexandre : « J’ai compris que le sort en était
jeté, et que cette Providence invisible, dont je reconnais les droits et
l’empire, avait décidé de cette affaire comme de tant d’autres. »
C’est la même pensée ; mais il y a dans l’expression de Napoléon un éclair de
plus, il y a comme un reflet mystérieux rapporté du Thabor, et que la pensée de
Frédéric n’a jamais. Il a manqué à ce roi consommé de monter un degré de plus
sur la hauteur pour recevoir au front le rayon qui dore et aussi celui qui
éblouit.
Frédéric est d’ailleurs dans le vrai du cœur humain, dans la réalité de l’observation morale et de la prophétie pratique, quand il ajoute :
Le temps, qui guérit et qui efface tous les maux, rendra dans peu sans doute aux États prussiens leur abondance, leur prospérité et leur première splendeur ; les autres puissances se rétabliront de même ; ensuite d’autres ambitieux exciteront de nouvelles guerres et causeront de nouveaux désastres ; car c’est là le propre de l’esprit humain, que les exemples ne corrigent personne ; les sottises des pères sont perdues pour leurs enfants ; il faut que chaque génération fasse les siennes.
Peut-être, un autre jour, parlerai-je de Frédéric dilettante, amateur des beaux esprits et des belles-lettres. J’ai même là-dessus quelques détails inédits qui, au ◀besoin, me serviraient de prétexte.