Chapitre IX.
L’antinomie politique
La politique touche de près à l’économie. Elle ne s’y réduit pourtant pas absolument comme le voudrait la psychologie trop simpliste des marxistes. Elle comporte d’autres facteurs que ceux qui ont trait à la richesse. Elle suppose un esprit de domination spirituelle, une idéologie spéciale, distincte de l’organisation économique qui la conditionne pourtant en partie ; tout un ensemble d’idées et de sentiments qui ne ressortissent pas à des considérations purement économiques.
Tout effort de domination spirituelle est dirigé contre la liberté des individus, contre la diversité des pensées et des sentiments. C’est pourquoi la politique est par excellence le domaine du conformisme, des contraintes collectives, des mensonges de groupe, de la duperie mutuelle entre associés, bref de tous les procédés d’illusionnisme social qui sont de rigueur dans une société organisée. La tâche essentielle de la politique est de créer artificiellement des courants d’opinion, à l’aide de groupements : partis, comités, ligues, etc., où l’on pratique le compelle intrare et le compelle remanere et où l’individu indépendant ne peut guère faire entendre sa voix au milieu du bruit tumultueux et confus des voix anonymes.
Que l’on considère les idéologies abstraites élaborées par les théoriciens de la politique ou les formes politiques dans lesquelles s’incarne la volonté générale (État, gouvernement) ou encore les forces politiques qui se disputent le pouvoir (c’est-à-dire les partis, comités, etc.), on trouvera que le désir de conformisme civique est au fond de toute entreprise politique.
Les idéologies démocratiques : souveraineté du peuple, volonté générale, solidarisme, etc., sont, par essence et par définition, unitaires et autoritaires. Elles reposent sur une fiction commode pour les gouvernants tout en flattant la paresse d’esprit des gouvernés. De même qu’en économie, l’intérêt général est une fiction, puisque les hommes ont en réalité des intérêts toujours différents et divergents sur certains points, de même en politique, la volonté générale n’est pas autre chose qu’une entité verbale. — La prétendue volonté générale est au fond celle de l’oligarchie dirigeante ; tous les jeux de la politique n’aboutissant jamais qu’à changer d’oligarchies. L’homme qui a une volonté à lui ne se reconnaît jamais dans la prétendue volonté générale. Et peu lui importe au fond que le groupe qui l’opprime soit une foule ou une oligarchie. Foule et oligarchie en effet se ressemblent en un point : leur commune haine de toute personnalité indépendante, de toute volonté dissidente.
Les membres de l’oligarchie dirigeante ont d’ailleurs eux-mêmes très peu d’indépendance d’esprit. Ils n’en ont guère plus au fond que les gouvernés. Ils ont eux-mêmes un conformisme ; des mots d’ordre obligatoires. Ils sont astreints à une banalité de pensée indispensable pour se faire comprendre de la masse grégaire dont ils désirent obtenir les suffrages.
La médiocrité de pensée et d’aspirations des dirigés réagit sur la médiocrité de pensée et d’aspirations des dirigeante et inversement89. C’est surtout en démocratie que se vérifie le mot connu : « Je suis leur chef ; il faut bien que je les suive ». De plus, les membres de l’oligarchie dirigeante ont besoin▶ les unes des autres. C’est entre eux un commerce de concessions et de bons offices, un esprit de corps et une camaraderie qui exigent beaucoup de souplesse et d’intrigue, mais nulle originalité de pensée ou de caractère.
On dira peut-être que cette médiocrité de pensée et d’aspirations, commune aux dirigés et aux dirigeants, constitue précisément cette « volonté générale » dont se réclame l’idéologie démocratique. S’il en est ainsi, l’antinomie n’en apparaît que mieux entre les aspirations individuelles à l’indépendance qui peuvent malgré tout se faire jour chez quelques hommes et la volonté d’uniformité et de médiocrité qui exerce le pouvoir. « Il y a, dit Benjamin Constant, une partie de la personne humaine qui, de nécessité, reste individuelle et indépendante… Quand elle franchit cette ligne, la société est usurpatrice ; la majorité est factieuse. Lorsque l’autorité commet de pareils actes, il importe peu de quelle source elle se dise émanée, qu’elle se dise individu ou nation ; elle serait la nation entière, moins le citoyen qu’elle opprime, qu’elle n’en serait pas plus légitime. »
L’idéologie démocratique tend à résorber toutes les libertés dans la liberté dite politique. Mais la liberté politique n’est pas du tout la même chose que la liberté individuelle. Benjamin Constant a même pu, dans son Discours sur la liberté à l’antique et la liberté à la moderne, établir une véritable antinomie entre ces deux libertés. — Qu’est-ce, en effet, que la liberté politique ? C’est le fait de participer à la confection des lois et, ces lois une fois faites, de leur obéir. — Qu’est-ce que la liberté individuelle ? C’est l’indépendance de l’individu dans sa vie privée ; c’est la libre disposition de sa personne et de ses biens ; c’est la liberté des relations, des faits et gestes de chaque jour : c’est le pouvoir de vivre et d’agir à sa guise sans être en butte à une inquisition perpétuelle, à une police minutieuse et tyrannique de la part de l’autorité publique.
Dans la cité antique la liberté politique du citoyen est à son maximum : car dans la cité antique réduite en nombre, chaque citoyen, participant directement à la confection de la loi, est souverain. En revanche, la liberté individuelle y est très faible ; gênée qu’elle est par l’incessant contrôle de la cité sur la vie privée du citoyen. Le citoyen antique consent à ce sacrifice parce que pour lui la liberté politique prime tout. Mais il n’en va plus de même pour l’individu moderne épris avant tout de liberté individuelle.
« L’indépendance individuelle, dit encore Benjamin Constant, est le premier des ◀besoins modernes. »
« En conséquence, il ne faut jamais en demander le sacrifice pour établir la liberté politique… » « il s’ensuit encore qu’aucune des institutions nombreuses et trop vantées qui, dans les républiques anciennes, gênaient la liberté individuelle, n’est admissible dans les temps modernes90 ».
Benjamin Constant parle ici en libéral. Mais le libéralisme n’est pas très en crédit dans les démocraties. C’est plutôt l’esprit jacobin qui y triomphe, c’est-à-dire l’esprit civique dans ce qu’il a d’unitaire et d’inquisitorial. L’esprit jacobin, c’est la mainmise de la cité sur l’individu tout entier ; c’est l’effort pour réduire toutes les libertés à la liberté politique. C’est la manie légiférante, la réglementation et le contrôle à outrance ; c’est la suspicion jetée sur toute volonté d’indépendance dans l’ordre des idées et des croyances comme dans celui des actes.
De nos jours, il est vrai, l’esprit jacobin renonce à la manière forte, il prend la forme souple et discrète de l’éducationnisme, mais peu importent les moyens qu’il emploie, le but reste le même.
La loi, expression de la volonté générale, est tyrannique comme cette volonté elle-même. Montesquieu a dit : « La liberté, c’est le droit de faire ce que la loi ne défend pas. »
Les démocrates répètent après lui : « La liberté, c’est le règne de la loi. » Il est clair qu’on peut tirer de cette définition de la liberté un despotisme épouvantable91. Cela
n’empêche pas que la loi soit divinisée dans nos sociétés démocratiques tout comme dans la cité antique. Telle est l’autorité de la loi qu’il est convenu que les lois injustes, vexatoires, tyranniques n’en doivent pas moins être obéies, non seulement avec résignation, mais avec empressement et presque avec enthousiasme. Les moralistes citent toujours, avec une admiration utile à tous les gouvernements, la fameuse prosopopée des Lois et le grand exemple de Socrate. C’est là au fond un grand exemple de duperie civique. Socrate est un Jocrisse magnanime, un héros de naïveté. Son exemple a fortifié à travers les générations le dogme absolutiste et mystique de la souveraineté de la Loi, même mauvaise, injuste et oppressive.
Après avoir considéré les principes généraux de l’idéologie politique, disons un mot des formes politiques (État, Gouvernement, corps de l’État, dans lesquelles s’incarne la prétendue volonté générale).
L’antinomie de l’individu et de l’État est une de celles sur lesquelles on a le plus souvent insisté92. M. Bouglé n’admet pas cette antinomie. Loin de voir dans l’État un destructeur de libertés, il voit en lui un libérateur de l’individu. D’après lui l’État contrebalancerait heureusement certaines influences oppressives pour les individus93 (influences locales, régionales, professionnelles, domestiques, cléricales, etc.), et pourrait ainsi devenir une sauvegarde pour les individus menacés ou opprimés par ces influences. Que faut-il penser de cette manière de voir ? Elle peut être exacte dans une certaine mesure, du moins dans une époque de transition comme celle que nous traversons, alors que l’État peut s’opposer efficacement à certaines tyrannies sans être encore devenu lui-même absolument omnipotent et unilatéralement tyrannique. Il est exact que l’individu peut trouver aujourd’hui dans l’État un recours contre les excès du pouvoir familial ou du pouvoir patronal ou contre l’ingérence du pouvoir religieux.
Mais on peut se demander par contre où l’individu trouvera un recours contre l’État lui-même. Surtout, où trouvera-t-il ce recours quand l’État, scion la tendance qu’il semble manifester, aura résorbe tous les pouvoirs et toutes les fonctions sociales, quand il sera devenu le seul éducateur, le seul employeur, le seul administrateur, quand tous les citoyens seront ses fonctionnaires ? — Aujourd’hui l’ouvrier employé dans l’industrie privée peut se mettre en grève et invoquer entre son patron et lui l’arbitrage de l’État. Mais quand l’État sera le seul employeur, le simple fait de grève sera un délit de lèse-État.
La condition du fonctionnaire d’aujourd’hui est instructive. Le fonctionnaire dépend de l’État et uniquement de l’État. Donc il est sans défense contre l’État. Il lui est interdit de bénéficier du principe de la séparation des pouvoirs ; car lésé par l’arbitraire de ses chefs hiérarchiques, il ne peut les attaquer devant les tribunaux pour leurs actes administratifs. Dira-t-on que les fonctionnaires possèdent certaines garanties contre l’arbitraire administratif, par exemple le recours au Conseil d’État ? Outre que ces garanties sont difficilement utilisables et toujours incertaines dans leurs effets, elles peuvent être rendues de plus en plus vaincs et finalement annihilées par un État devenu trop fort. Contre l’individu qui réclame contre l’État, il y a nécessairement collusion de toutes les influences qui dépendent de l’État et cette collusion ne fera que croître avec le pouvoir de plus en plus envahisseur de l’État.
Un facteur important dans tout régime politique est l’influence des politiciens. Cette influence doit être appréciée différemment dans notre stade de transition, c’est-à-dire d’anarchie relative et plus tard. Aujourd’hui l’influence des politiciens peut défendre dans certains cas un fonctionnaire contre l’arbitraire administratif et contre les abus de pouvoir des chefs d’administration. En ce sens le favoritisme politique lui-même peut avoir son utilité, en limitant et en corrigeant dans une certaine mesure le favoritisme proprement administratif (népotisme, socerisme, camaraderies d’administrateurs). Le fait d’opposer un arbitraire à un autre arbitraire est sans doute un piètre moyen de défense pour le fonctionnaire. Cela vaut mieux quand même que d’être soumis à un arbitraire unilatéral. Suivant les cas, un fonctionnaire peut s’appuyer sur les politiciens pour se défendre contre l’arbitraire administratif ; ou s’appuyer sur l’administration pour se défendre contre l’arbitraire des politiciens.
Il est toujours excellent pour l’individu que les pouvoirs politiques ou sociaux soient divisés et, si possible, en rivalité, afin de les opposer l’un à l’autre et de les utiliser l’un contre l’autre. Cela est de bonne guerre. Aujourd’hui cette tactique est parfois encore possible, bien qu’elle ne soit pas à la portée de tout le monde. Mais il est à prévoir qu’avec l’avènement de majorités de plus en plus compactes, cette situation changera. Le pouvoir des politiciens deviendra de plus en plus omnipotent et il arrivera à être sans frein comme sans contrepoids. Les places et les fonctions publiques seront entièrement à leur discrétion comme cela a lieu déjà partiellement en Amérique.
Le fonctionnaire retombera alors sous une domination unilatérale et ne pourra même plus opposer un arbitraire à un autre. La division des pouvoirs, cessant, ce sera la tyrannie parfaite. Nous ne croyons donc, en aucun cas, au rôle libérateur de l’État.
Les politiques libéraux (de Benjamin Constant à Taine et à M. Faguet) ont vu les inconvénients de l’excès du pouvoir gouvernemental et ont été ainsi amenés à prendre en mains la défense des organismes intermédiaires entre l’individu et l’État (grands corps constitués, en particulier corps savants). Mais ces grands corps sont eux-mêmes imbus de l’esprit unitaire et conformiste. Ils supposent une hiérarchie, une réglementation, une tradition. Ils ne sont pas moins ennemis de l’indépendance individuelle que l’État lui-même.
La solution syndicaliste qui consiste à opposer les syndicats au gouvernement n’est pas beaucoup plus favorable à la liberté des individus. On sait que les syndicats sont des petits États très tyranniques. La fédération de ces syndicats constituerait un État syndicaliste qui tolérerait les dissidents et les indépendants encore beaucoup moins que l’État bourgeois actuel.
Enfin, pour terminer par le troisième et dernier point que nous avons indiqué au début de ce chapitre, nous remarquerons que la pratique politique en vigueur dans la démocratie (suffrage universel, parlementarisme, action des partis, des ligues, des comités, etc.) tend tout entière et aboutit à asservir les individus à des groupes, à des mots d’ordre de groupe, à des influences collectives et anonymes.
Le suffrage universel représente une moyenne d’opinion dans laquelle mon opinion personnelle est comme noyée et annihilée. Ma liberté politique se réduit à voter tous les quatre ans pour un candidat que je n’ai pas choisi, qui m’est imposé par un comité que je ne connais pas ; — sur des questions qui ne m’intéressent peut-être pas, alors que d’autres questions qui m’intéresseraient ne sont pas posées devant le suffrage universel.
La classification des partis s’impose à moi toute faite. Tant pis si aucun des partis ne répond à mes aspirations. C’est sur des questions la plupart du temps factices, artificielles, sur de grossiers trompe-l’œil à l’usage de Pécus que se fait le classement des électeurs en deux ou trois troupeaux qui rappellent un peu trop les gros-boutistes et les petits-boutistes
de Swift. M. Ostrogorski a bien raison de montrer que le système des partis « décourage, par le formalisme qu’il établit, l’indépendance d’esprit du citoyen, l’énergie de sa volonté et l’autonomie de sa conscience94 »
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Joignez à cela la comédie des réunions publiques où l’on « fait » la salle, où tout est truqué et réglé à l’avance par des comparses. La réflexion personnelle, la lucidité d’esprit, l’indépendance du jugement sont des hôtes mal accueillis dans ces séances qui finissent généralement dans la plus horrible confusion. C’est quand personne ne voit plus goutte dans la discussion qu’on met la question aux voix95.
L’individualisme est, en politique comme ailleurs, une protestation de l’individu contre les tyrannies de groupe. Nous distinguerons ici comme dans les chapitres précédents, deux espèces d’individualisme. Il y a un individualisme négatif, individualisme apolitique ou antipolitique, qui s’insurge contre toute organisation politique quelle qu’elle soit. C’est l’individualisme de Stirner ; c’est celui de Vigny pour qui la politique représente le triomphe le
plus complet des « choses sociales et fausses »
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Il peut y avoir un individualisme qui n’est plus négatif et de pure abstention ou de pure révolte. Ici la liberté ne consiste plus à mépriser les lois ou à se révolter contre elles, mais à essayer d’influer, chacun pour sa part personnelle et selon ses forces et ses lumières sur la confection des lois. Un régime libre, d’après cette conception dont Stuart Mill donne assez bien la formule, est un régime qui permet à chaque citoyen de s’occuper des questions politiques et sociales qui l’intéressent et sur lesquelles il est suffisamment compétent. Cet individualisme admet l’État ; mais il compte surtout sur les associations libres. Un pays où il y a beaucoup de ces associations permet aux individus d’agir sur la législation de l’État sinon directement comme le citoyen de la cité antique, du moins indirectement par le moyen de l’association dont il fait partie et sur laquelle il peut lui-même exercer une action.
Cet individualisme ne dresse plus, comme le premier, l’individu contre la société dans l’ordre politique. Non seulement il se concilie avec une large participation de l’individu à l’activité politique ; mais il recommande même cette participation. Toutefois toutes les difficultés ne sont pas aplanies. L’individu qui adopte et s’efforce de faire triompher cette conception sociale n’échappe pas aux inévitables conflits entre l’indépendance de l’individu et les exigences de tout groupement quel qu’il soit. L’individu, même très supérieur, et précisément dans la mesure où il est supérieur, doit sacrifier quelque chose de sa personnalité pour se mettre au niveau ou à l’unisson du groupe. S’il influe sur son milieu, ce milieu influe d’abord sur lui, l’entame, le limite et le rapetisse.
Les associations politiques auxquelles l’individu doit s’affilier sont forcément étroites, intolérantes ; oppressives pour les dissidents et même pour leurs propres membres. Le mot de Vigny est éternellement vrai : « Toutes les associations ont les défauts des couvents »
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