(1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « BRIZEUX et AUGUSTE BARBIER, Marie. — Iambes. » pp. 222-234
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(1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « BRIZEUX et AUGUSTE BARBIER, Marie. — Iambes. » pp. 222-234

BRIZEUX et AUGUSTE BARBIER79, Marie. — Iambes.

Voici deux livres nouveaux, deux œuvres de poésie éminentes et originales, deux productions bien diverses et en apparence tout à fait contraires de deux talents réfléchis et inspirés, de deux sensibilités, on ne saurait plus antipathiques au premier coup d’œil, et pourtant parentes au fond et presque sœurs. La cadette, je suppose, est restée recueillie en elle-même et discrète ; elle s’est rattachée par un retour pieux au foyer domestique, au bourg natal, aux mœurs, au paysage du lieu, aux amours de sa blonde enfance ; elle a gardé son culte simple ; elle peut retrouver au besoin son accent du pays ; elle se rappelle encore tous les noms, et s’enferme souvent pour chanter ses airs anciens et pleurer plus à l’aise à ses souvenirs. Mais n’allez pas toutefois accorder à cette nature si fraîche éclose trop d’ignorance et de simplicité ; elle sait le monde et la vie, elle a souffert bien des peines et s’est étudiée à bien des grâces. Son bon goût autant que sa pudeur l’avertit fréquemment de choisir entre ses émotions, ou même de se taire et de se voiler. Il y a en elle une science achevée qui se dissimule, une expérience sans doute amère qui aime à s’oublier. On sent, à quelques mots qui lui échappent, à certaines brusqueries presque involontaires, qu’il règne sous cette douceur un peu sauvage, à laquelle la plus exacte bienséance préside, une énergie puissante de retenue, et capable, si on la heurtait, de rude défense. Et l’autre sœur, qui, plus brave et aventurière, émancipée de bonne heure, s’est ruée dans les hasards du monde, dans le tourbillon et la fange des capitales, qui n’a eu peur ni des goujats des camps, ni des théâtres obscènes, ni des rues dépavées, et qui, le front débarrassé de vergogne et la grosse parole à la bouche, s’est faite honnête homme cynique, n’espérant plus redevenir une vierge accomplie, ne la prenez pas trop au mot non plus, je vous conseille ; ne croyez pas trop qu’elle se plaise à cette corruption dont elle nous fait honte, à cette nausée éructante qu’elle nous jette à la face pour provoquer la pareille en nous, à cette lie de vin bleu dont elle barbouille exprès son vers pour qu’il nous tienne lieu de l’ilote ivre et qu’il nous épouvante ; osez regarder derrière l’hyperbole étalée et échevelée par laquelle, égalant la luxure latine, elle divulgue sans relâche et le plus effrontément la plaie secrète de ce siècle menteur, tout plein en effet de prostitutions et d’adultères ; osez percer au delà de cette monstrueuse orgie qu’elle déchaîne en mille postures devant nous, — et vous sentirez dans l’âme de cette muse une intention scrupuleuse, un effort austère, un excès de dégoût né d’une pudeur trompée, une délicatesse dédaigneuse qui, violée une fois, s’est tournée en satirique invective, une nature de finesse et d’élégance, que l’idéal ravirait aisément et qui ne ferait volontiers qu’un pas de la Curée au monde des anges. Si, laissant le fond, nous examinons l’art et la forme chez les deux poëtes, nous les trouvons également habiles, composant chacun leur œuvre avec une gradation savante, consommés aux procédés techniques et aux détails précieux. On ne saurait dire tout ce qu’il y a d’ingénieux et de combiné dans la plus tendre simplicité de l’un, dans la plus rapide indignation de l’autre ; quelle part d’étude antique détournée à l’innovation actuelle ; quels sucs nombreux et mélangés dans ces fruits tombés d’hier et de si franche saveur. Mais ce n’est pas un parallèle que nous faisons ; nous n’avons voulu que nous justifier de réunir ici l’un à côté de l’autre deux jeunes poëtes si divers au premier abord, jumeaux dans leur apparition, unis d’ailleurs entre eux par une étroite amitié, et en ce moment même compagnons heureux de voyage vers la belle et toujours nouvelle Italie.

Marie, roman, est simplement un recueil d’élégies, parmi lesquelles il s’en trouve huit intitulées Marie, qui, sans se suivre du tout, reviennent par intervalles, et, au milieu des distractions de l’amant et des caprices du poëte, renouent le fil de lin flottant de cette première liaison villageoise et printanière. Cet amour fidèle pour la jeune paysanne bas-bretonne Marie est comme le son fondamental que divisent d’autres sons harmoniques, mais qui reparaît d’espace en espace à certains nœuds. Marie, la gentille brune aux dents blanches, aux yeux bleus et clairs, l’habitante du Moustoir, qui tous les dimanches arrivait à l’église du bourg, qui passait des jours entiers au pont Kerlo, avec son amoureux de douze ans, à regarder l’eau qui coule, et les poissons variés, et dans l’air ces nombreuses phalènes dont Nodier sait les mystères ; Marie, qui sauvait la vie à l’alerte demoiselle abattue sur sa main ; qui l’hiver suivant avait les fièvres et grandissait si fort, et mûrissait si vite, qu’après ces six longs mois elle avait oublié les jeux d’enfant et les alertes demoiselles, et les poissons du pont Kerlo, et les distractions à l’office pour son amoureux de douze ans, et qu’elle se mariait avec quelque honnête métayer de l’endroit : cette Marie que le sensible poëte n’a jamais oubliée depuis ; qu’il a revue deux ou trois fois au plus peut-être ; à qui, en dernier lieu, il a acheté à la foire du bourg une bague de cuivre qu’elle porte sans mystère aux yeux de l’époux sans soupçons ; dont l’image, comme une bénédiction secrète, l’a suivi au sein de Paris et du monde ; dont le souvenir et la célébration silencieuse l’ont rafraîchi dans l’amertume ; dont il demandait naguère au conscrit Daniel, dans une élégie qui fait pleurer, une parole, un reflet, un débris, quelque chose qu’elle eût dit ou qu’elle eût touché, une feuille de sa porte, fût-elle sèche déjà : cette Marie belle encore, l’honneur modeste de la vallée inconnue qu’arrosent l’Été et le Laita, ne lira jamais ce livre qu’elle a dicté, et ne saura même jamais qu’il existe, car elle ne connaît que la langue du pays, et d’ailleurs elle ne le croirait pas. Voilà le roman, l’idée dominante de ce charmant petit livre, et tout ce qui s’y ajoute d’étranger se compose à merveille à l’entour. Ce sont d’autres souvenirs du pays et de la famille, des noces singulières, des retours de vacances, des adieux et de tendres envois d’un fils à sa mère, de calmes et riants intérieurs de félicité domestique ; ce sont par endroits des confidences obscures et enflammées d’un autre amour que celui de Marie, d’un amour moins innocent, moins indéterminé et qui peut se montrer sans rivalité dans les intervalles du premier rêve, car il n’était pas du tout de même nature ; ce sont enfin les goûts de l’artiste, les choses et les hommes de sa prédilection, le statuaire grec et M. Ingres sectateur de l’antique beauté, des vers à la mémoire de ce Georges Farcy que sa mort a révélé à la France, et qui eût aimé ce livre s’il avait vécu, et qui, en le lisant, eût envié de le faire ; partout une nature élégante et gracieuse à laquelle le cœur se confie ; partout de bienveillantes images et un pur désir du beau : le doux Virgile en robe traînante et les cheveux négligés, s’appuyant sur le bras de Mécène au seuil du palais d’Octave ; un doute tolérant et chaste, la liberté clémente ; Jésus homme ou Dieu, dit le poëte, mais qui possède à jamais l’univers moral, et qui, s’il doit mourir, ne mourra que comme le père de famille, après que toute sa race, la race des fils d’Adam, sera pourvue ; — ce sont des vers comme ceux-ci, inspirés par le joli pays de Livry, que Mme de Sévigné chérissait déjà :

………. Sans projets, sans envie,
Ne cherchons désormais que l’oubli de la vie :
Que chaque objet qui passe, ou noble ou gracieux,
Nous attire, et sur lui laissons aller nos yeux ;
Vivons hors de nous-même ; il est dans la nature,
Dans tout ce qui se meut, et respire, et murmure,
Dans les riches trésors de la création,
Il est des baumes sûrs à toute affliction :
C’est de s’abandonner à ces beautés naives,
D’en observer les lois douces, inoffensives,
L’arbre qui pousse et meurt où nos mains l’ont planté,
Et l’oiseau qu’on écoute après qu’il a chanté.
…………….
Quand les hommes n’ont plus que des songes moroses,
Heureux qui sait se prendre au pur amour des choses,
Parvient à s’émouvoir et trouve hors de lui,
Hors de toute pensée, un baume à son ennui !

Les comparaisons qui parlent naturellement à l’imagination du poëte appartiennent à la plus jolie et à la plus fraîche nature ; on y voit des chevreuils, des faons timides, qui, les pieds dans le torrent, aspirent les derniers feux du soleil ou boivent la rosée matinale sous le fourré. Si je l’osais dire, je trouverais dans ces comparaisons de l’artiste quelque secret rapport de conformité avec sa propre et intime organisation, avec ses sauvageries bretonnes, sa pureté un peu farouche, et cette ombrageuse vigilance qu’il nous a lui-même si délicatement accusée :

J’aime dans tout esprit l’orgueil de la pensée
Qui n’accepte aucun frein, aucune loi tracée,
Par delà le réel s’élance et cherche à voir,
Et de rien ne s’effraye, et sait tout concevoir :
Mais avec cet esprit j’aime une âme ingénue,
Pleine de bons instincts, de sage retenue,
Qui s’ombrage de peu, surveille son honneur,
De scrupules sans fin tourmente son bonheur,
Suit, même en ses écarts, sa droiture pour guide,
Et, pour autrui facile, est pour elle timide.

En lisant ce petit livre tout virginal et filial, le decor, le venustus, le simplex munditiis des Latins, reviennent à la pensée pour exprimer le sentiment qu’il inspire dans sa décence continue. Les plus vrais tableaux, les plus vives réalités qu’il nous offre, ont encore un parfum antique qui trahit une instinctive familiarité avec les maîtres de l’âge d’élégance, avec les poëtes du Musée et de l’Anthologie. Quelque chose de ce qu’on éprouve devant l’Œdipe d’Ingres, ou à la lecture de l’Antigone de Ballanche, se retrouve ici, moins grave, moins direct, et ménagé sous un adorable artifice. L’élégie du pont Kerlo me reporte involontairement à Moschus, à Bion. L’hymne à la pitié pourrait être un écho plaintif de Synésius80. C’est le propre des poésies extrêmement civilisées de revenir avec une curiosité expresse à la nature la plus détaillée, à la simplicité la plus attentive. Théocrite n’a-t-il pas fait les Syracusaines, et le rhéteur Longus la pastorale de Daphnis et Chloé ? Mais chez l’auteur de Marie, tout cela est si habilement fondu, si intimement élaboré au sein d’une mélancolie personnelle et d’une originalité indigène, que la critique la plus pénétrante ne saurait démêler qu’une confuse réminiscence dans ce produit vivant d’un art achevé, et que si elle voulait marquer d’un nom ce fruit nouveau, elle serait contrainte d’y rattacher simplement le nom du poëte ; mais nous qui jugeons combien est sincère la modestie qui nous l’a caché81, nous ne prendrons pas sur nous de lui faire violence ; et pour conclure, nous nous bornerons à citer la plus touchante, à notre gré, des élégies que le nom de Marie décore : Partout des cris de mort et d’alarme !… (Suivait ici l’élégie du conscrit Daniel)82.

— Trois Iambes de M. Auguste Barbier sont déjà connus : la Curée, la Popularité, l’Idole, lui ont fait un nom. Chacun a admiré en lui cette audace et cette puissance de tout fouiller et de tout peindre, d’égaler sa voix qui gourmande au mugissement de la clameur publique, de monter son harmonie sifflante au diapason des barricades ou de l’émeute, de manière à être entendu. C’est, à vrai dire, le seul poëte que nous ait donné la révolution de Juillet. Barthélemy, qui se surpasse tous les jours dans la satire spirituelle et éclatante, n’a fait que poursuivre un rôle où lui et son ami Méry étaient depuis longtemps des maîtres. Un autre poëte, trop rare au gré de ceux qui apprécient le talent sévère, M. Antony Deschamps, a publié trois satires dans un sens opposé, et empreintes d’une teinte de cette verdeur gibeline qu’il a comme puisée au commerce de Dante ; mais M. Antony Deschamps avait pris rang avant ce temps-là. M. Barbier, au contraire, est bien véritablement un enfant du soleil de Juillet. Jusqu’à ce moment ses palettes incertaines se chargeaient de couleurs, ses imaginations se heurtaient sans prendre corps, sa muse ne trouvait pas jour ; il attendait. Le tonnerre serein de la grande semaine et quelques vers d’André Chénier, dont le rhythme lui est revenu à l’oreille, ont décidé de sa vocation, et tout cet amas de verve et de peinture a débordé. Le jet a été violent, gigantesque, exagéré, mais de cette exagération en partie voulue que comporte la satire, — sinon la satire d’Horace, du moins celle de Juvénal, et qui pousse au-delà du réel dans certains cas pour mieux pouvoir y atteindre dans beaucoup d’autres. Il nous a semblé qu’en lisant les vers de M. Barbier plusieurs personnes, qui pourtant les admirent, n’y cherchent guère qu’un plaisir étrange, un tour de force inouï jusqu’à présent, des exploits pour les yeux, l’intrépidité extraordinaire dans les plus périlleuses images que jamais poëte ait tentées. D’autres personnes, au contraire, d’un goût plus féminin, se sont révoltées à ces mêmes images, à ces abus de parole où se délectent les audacieux. Des deux côtés il y a méprise, ce nous semble, et jugement superficiel. Et pour répondre d’abord aux timorés qui vous diront avec Boileau qu’ils fuient un effronté qui prêche la pudeur, nous maintenons qu’il est dans la société actuelle, et derrière le vernis fragile de nos mœurs, des vices, des désordres, une corruption radicale qu’on peut ignorer à toute force, et, par là même, éluder avec bon goût dans la satire littéraire, mais qui, du moment qu’on y pénètre et qu’on les remue, salissent inévitablement le vers comme la plaie hideuse qu’il sonde salit le doigt de l’opérateur. Tout homme de notre âge, dont la vie n’a pas été celle d’une jeune fille de province, tout homme que ses passions ou les circonstances ont mêlé aux diverses classes de notre civilisation si vantée, et qui ne les a pas envisagées, comme trop souvent, avec des yeux cupides et un cœur endurci, celui-là sait fort bien ce qu’il y a de trop misérablement vrai au fond de cette lie où M. Barbier a osé plonger pour en jeter des poignées vers le ciel. Ce qu’il dit de l’infection, de la lubricité des théâtres, de l’enfant vicieux et flétri des grandes villes, de la populace des ateliers et de celle des antichambres, n’a rien que d’exact, et, tant que les maux ne seront pas guéris, tant qu’ils seront méconnus et niés, une sorte de convenance supérieure commandera à qui les sent de les révéler au vif et de ne les enjoliver en rien. Mais pour que cette convenance soit rigoureuse et se fonde sur un devoir, il est besoin que le poëte ne se complaise pas aux misères qu’il décrit, qu’il ne joue pas avec l’infamie qu’il étale, comme font certains chirurgiens sans humanité83, et que ce dégoût vertueux qu’il veut exciter dans le lecteur réside continuellement sur sa lèvre et palpite dans son accent. Or, M. Barbier, selon nous, a eu presque toujours présent à l’esprit ce sentiment élevé de la mission dont il s’est fait le poétique organe, et c’est un mérite que ne lui ont pas assez attribué beaucoup des admirateurs de sa forme et de ses tableaux. Il faut en conclure seulement, peut-être, que par moments, dans le détail de l’expression, il s’est laissé aller en pur artiste à un caprice d’énergie exorbitante qui distrait et donne le change sur l’ensemble de sa pensée ; mais l’intention générale, la philosophique moralité de son inspiration n’est pas douteuse ; elle ressert manifestement de ses compositions les plus importantes, de la Curée, de la Popularité, de l’Idole, de Melpomène ; elle est écrite en termes magnifiques, au début et à la fin du volume, dans les pièces intitulées Tentation et Desperatio ; car ce livre, né de la révolution de Juillet, pour plus grande analogie avec elle, entr’ouvre le ciel d’abord et nous leurre des plus radieuses merveilles ; puis de mécompte en mécompte, il tourne au désespoir amer et crève sur le flanc comme un chien. M. Barbier a voulu nous montrer à quelles conséquences dernières, en politique, en morale, en art, descend, malgré quelques élans brisés, une société sans croyances, une terre qui n’a pas de cieux ; il pousse à l’extrémité cette idée de néant, il décharne son squelette, il le traîne encore saignant au milieu de la salle du festin, et l’inaugure dans les blasphèmes pour nous mieux effrayer. Cette impiété, outrée à dessein, est, on le conçoit, un rappel violent, et provoque au retour ; elle gît tout entière dans la logique du poëte, nullement dans son cœur. Lui, poëte, il aime le beau et le saint, la pitié et l’harmonie, la noblesse et la blancheur, Sophocle, Dante et Raphaël ; il s’écrierait volontiers avec l’esprit qui le tente, et serait heureux de répéter toujours :

Quel bonheur d’être un ange, et, comme l’hirondelle,
De se rouler par l’air au caprice de l’aile,
De monter, de descendre, et de voiler son front,
Quand parfois, au detour d’un nuage profond,
Comme un maitre le soir qui parcourt son domaine
On voit le pied de Dieu qui traverse la plaine !
Quel bonheur ineffable et quelle volupté
D’être un rayon vivant de la divinité ;
De voir du haut du ciel et de ses voûtes rondes
Reluire sous ses pieds la poussière des mondes,
D’entendre à chaque instant de leurs brillants réveils
Chanter comme un oiseau des milliers de soleils !
Oh ! quel bonheur de vivre avec de belles choses !
Qu’il est doux d’être heureux sans remonter aux causes !
Qu’il est doux d’être bien sans désirer le mieux,
Et de n’avoir jamais a se lasser des cieux !