Monsieur de Latouche.
Il est de ceux dont il convient de parler à l’heure où ils disparaissent, car il est compliqué, difficile à comprendre, et la postérité n’a le temps de se souvenir que de ce qui se détache avec unité et netteté. Chacun à sa manière lui a déjà rendu hommage, un hommage mêlé, dans lequel les restrictions et les correctifs entrent pour une grande part, mais qui s’est trouvé unanime sur un point, la distinction de l’esprit. Nous ferons comme les autres, et nous dirons notre mot sur l’homme d’esprit, sur l’homme de talent disparu, en tâchant d’être juste, et en adoucissant par endroits cette justice d’un peu de cette indulgence dont chacun de nous a besoin▶ le jour où il tombe.
J’ai cru d’abord que je ne saurais pas dire où et quand était né M. de Latouche. Il y a des livres commodes où nous tous, gens de lettres, sommes rangés depuis longtemps par ordre alphabétique, avec les titres et les dates de nos productions, avec la date de notre naissance ; il n’y manque plus que celle de notre mort. M. de Latouche, l’un des hommes de nos jours qui ont le plus écrit depuis quarante ans et de tous les côtés, avait eu l’art d’échapper en partie à cet enregistrement et à ce cadastre littéraire. Vous le chercheriez vainement dans la Biographie Rabbe-Boisjolin. Ses œuvres sont mentionnées au long dans La France littéraire de Quérard, mais la date de sa naissance ne s’y trouve pas. Le coquet avait toujours eu soin de cacher son âge : le soi-disant démocrate ne dérobait pas moins soigneusement son nom. Il s’appelait en réalité Hyacinthe (et non Henri) Thabaud de Latouche. Il paraît bien qu’il était né au Blanc, petite ville du Berry45, en février 1785 : ce qui le fait mourir à l’âge de soixante-six ans accomplis. Les messieurs Thabaud étant plusieurs frères, chacun d’eux avait pris, selon l’usage de l’Ancien Régime, un surnom de forme nobiliaire pour se distinguer des autres ; le père d’Hyacinthe avait surnom de Latouche. Il n’y avait rien à tout cela que de très simple. Pourquoi donc en faire tant de mystère ? C’est que M. de Latouche n’était pas seulement mystérieux par nature et par caractère, il était clandestin.
Je ne sais où il fit ses études46, et cela est peu important, car un de ses malheurs fut de les avoir faites d’abord très incomplètes et très faibles. Avec tant d’esprit et des parties de talent si réelles, mais sans invention originale et sans génie, il était de ceux qui auraient eu dès l’abord ◀besoin▶ de l’étude, d’une bonne direction, d’une éducation vraiment classique. Il péchait par là, par la base. Son style s’en ressentit toujours ; ce style, semé de bien des traits heureux, manquait foncièrement par la trame. N’oublions pas que Latouche avait vingt ans en 1805 : on ne saurait s’étonner que son adolescence et sa première jeunesse, passées sous le Directoire et le Consulat, aient souffert des études si négligées de cette époque. Il lui a fallu une rare valeur personnelle pour y suppléer plus tard, comme il fit, par le sentiment.
Sous l’Empire il fut dans l’administration ; il avait un oncle, M. Thabaud, administrateur de la Loterie ; il était aussi neveu de M. Porcher, comte de Richebourg, sénateur. Il fut envoyé à Rome, je ne sais en quelle qualité, et il voyagea durant trois années à cheval par toute l’Italie : ce furent là ses véritables études, et auxquelles il dut les couleurs si vraies et si senties avec lesquelles il a su peindre depuis, en toute occasion, ces belles contrées.
Comme tous les jeunes gens de lettres du temps de l’Empire, il fut à un certain moment placé dans les droits réunis, sous la direction de M. Français (de Nantes)47. Dans l’une des rares rencontres où j’ai eu le plaisir de voir M. de Latouche, je lui ai entendu raconter une petite anecdote que je retrouve consignée par lui-même dans un de ses nombreux écrits ; car s’il contait bien, il n’aimait point à perdre ses récits ni ses jolis mots. Voici l’histoire : le jeune employé était peu exact à son bureau ; il n’arrivait guère qu’à deux heures pour repartir à quatre. Le chef de bureau se plaignit et fit son rapport au directeur général, le comte Français, qui manda dans son cabinet le coupable :
— Eh bien ! monsieur, on dit que vous ne venez qu’à deux heures à votre bureau… — Il est vrai, monsieur le comte ; j’arrive un peu tard ; la rue Sainte-Avoie est si loin du faubourg Saint-Honoré où je demeure ! — Mais, monsieur, on part une heure plus tôt. — C’est ce que je fais, monsieur le comte : mais ces boulevards, avec les caricatures, vous arrêtent à chaque pas ; une heure est bientôt passée : j’arrive devant le café Hardi, mes amis me font signe ; il faut bien déjeuner. — Mais enfin, en deux heures, monsieur, on a raison de tout cela ; et, parti à neuf heures de chez vous, vous pourriez encore être rendu à onze. — Oui, monsieur le comte : mais, au boulevard du Temple, on rencontre les parades, les marionnettes. — Les marionnettes ! reprend vivement Français (de Nantes). Comment, monsieur, vous vous arrêtez aux marionnettes ! — Hélas ! oui, monsieur le comte. — Eh ! mais, comment cela se fait-il ? je ne vous y ai jamais rencontré.
C’est ainsi que la mercuriale administrative se termina.
En 1811, M. de Latouche faisait représenter sur le théâtre de l’Impératrice (Odéon) une petite comédie en un acte et en vers, Les Projets de sagesse ; c’était la vie de jeune homme, d’étudiant en droit d’alors, esquissée dans des vers légers et assez bien tournés. Delmont, le jeune homme, après mainte fredaine, faisait le projet de quitter la Chaussée-d’Antin pour le Quartier latin, et d’y devenir absolument sage :
La raison doit enfin disposer de ma vie ;Je ne veux plus du temps follement abuser,Et je n’ai pas vingt ans, monsieur, pour m’amuser.
Ces beaux projets, comme on le pense bien, ne tenaient pas. Quelques années après, M. de Latouche, de société avec M. Émile Deschamps, donnait au théâtre Favart (1818) Selmours, comédie en trois actes et en vers, qui eut un succès honnête, et Le Tour de faveur à Favart d’abord, puis à l’Odéon (1818), un seul acte en vers qui eut un succès de vogue, jusqu’à cent représentations. Ce petit acte, où il s’agissait d’auteurs, d’acteurs et de journalistes, a été comme le germe de deux grandes comédies, Les Comédiens de Delavigne, et Le Folliculaire de Delaville. L’idée en est agréable. On apprend qu’il va se jouer au Théâtre-Français un Philopœmen, tragédie d’un jeune homme de dix-sept ans, et là-dessus une jeune fille s’est déjà montée la tête pour l’auteur. Mais il se trouve que ce jeune auteur, ami du père de la jeune personne, est un vieillard de soixante ans qui a fait dans sa jeunesse (à dix-sept ans, il est vrai, et il y en a plus de quarante) cette pièce qu’un tour de faveur si tardif vient d’exhumer. Il a eu tout le temps depuis d’oublier sa tragédie et de faire sa fortune dans le commerce. La jeune fille est d’abord un peu désappointée ; heureusement, le fils du négociant-poète est là tout auprès, fort amoureux d’elle ; c’est un jeune officier à demi-solde, qui a fait la guerre et qui a été licencié :
Il était militaire avant qu’on fit la paix.
Ce vers bien simple, qui faisait allusion à l’armée de la Loire, était toujours couvert d’applaudissements. Il faut entendre M. Émile Deschamps, cet aimable et vif esprit, s’effacer lui-même dans cette collaboration pour faire plus belle la part de M. de Latouche. C’est par le style, par l’exécution, que ce dernier surtout laissait des regrets :
Je ne saurais vous rendre, m’écrit M. Deschamps, ce qu’il y avait de finesse de vues, de distinction de plaisanteries, quand M. de Latouche disait le plan des scènes de certains détails improvisés. Puis il écrivait, et quelques jolis traits seulement surnageaient dans une phraséologie négligée, incorrecte, obscure. Il fallait refaire. C’était une souffrance de voir un si fin esprit si mal servi par son talent, et il était le premier à en souffrir. En tout, on ne le connaît que bien imparfaitement si on ne l’a pas vu, écouté et cultivé dans l’intimité. Sa conversation était séduisante comme sa voix, plus séduisante encore que brillante, parce qu’il avait plus de poésie native que de bel esprit. Quand il vous racontait un ouvrage qu’il faisait, l’ouvrage était adorable : puis le livre paraissait, on cherchait en vain, et on y trouvait à peine le quart du charme rêvé !…
Tel M. de Latouche était dans son bon temps, en sa verte jeunesse et avant l’âcreté soi-disant patriotique et tout à fait incurable des dernières années.
On me le peint encore, dans cette même demi-teinte à la fois fidèle et adoucie,
arrivant tard à la littérature sérieuse, ne s’y naturalisant qu’avec effort ;
s’en distrayant souvent ; s’essayant de bonne heure à des sujets de poésie plus
ou moins imités de l’anglais, de l’allemand, à de petites pièces remarquables de
ton et de coloris, mais où l’expression trahissait la pensée, et qu’il a
corrigées et retravaillées depuis, sans les rendre plus parfaites et plus
faciles ; « nature exquise pour l’intelligence, avec des moyens de
manifestation insuffisants ; point d’amour-propre en tête-à-tête, humble aux
observations dans le cabinet, douloureux et hargneux devant le public ;
généreux de mœurs et désintéressé, mais faisant mille tours à ses amis et à
lui-même. »
D’un cœur ardent, passionné, d’un tempérament vif et amoureux, il avait un grand souci de sa personne et de tout ce qui mène à plaire. Il n’était pas beau, et il plaisait pourtant. Il inspira plus d’un dévouement de femme, sans parler de la sienne (car il était marié, et à une femme de mérite, ce qu’il cachait aussi tant qu’il pouvait) ; il se fit plus d’une fois aimer. Une balle, en jouant, lui avait atteint un œil dès le collège ; il ne parlait jamais de cet accident. Il avait la main fine et petite, et il ne haïssait pas de la montrer. Son esprit, sa grâce, sa distinction, suppléaient à ses défauts physiques. Le son de sa voix, on vient de nous le dire, était flatteur, insinuant ; il avait de la sirène dans la voix. On avait peine à quitter sa conversation caressante, trop caressante, voluptueuse, bien que le perfide se plût toujours à vous lancer à la fin quelque parole amère qui corrompait le miel de ses cajoleries. Il avait la passion de l’épigramme. Marie-Joseph Chénier et Chamfort étaient ses maîtres en ce dernier point.
Si, dans sa vie, il songea beaucoup à la poésie et à la gloire, il commença par beaucoup écrire pour les libraires. J’ai sous les yeux quantité de volumes anonymes ou pseudonymes de sa façon : l’Histoire du procès Fualdès (1818) ; les Mémoires de Mme Manson (il fit le voyage de Rodez exprès pour aller la voir) ; des Lettres à David sur le Salon de 1819 (en collaboration avec M. Deschamps) ; la Biographie pittoresque des députés (1820, en collaboration avec M. Bert) ; les Dernières lettres de deux amants de Barcelone (1821), supposées écrites pendant la peste de cette ville. On voit à quel point M. de Latouche était à la piste de la circonstance et de tout ce qui pouvait donner de la vogue. Il est permis de croire que, dans ce temps-là, il songeait aussi au positif et au débit ; on dit que ce fut avec le produit de la vente de ces Mémoires de Mme Manson qu’il put assurer sa modeste aisance et acquérir sa petite maison d’Aulnay, cet ermitage de la Vallée-aux-Loups. Quoi qu’il en soit, de tout temps, et même quand il n’en eut plus ◀besoin▶ pour le nécessaire, M. de Latouche continua trop de vivre dans l’instant présent, de guetter l’occasion qui passe, de la poursuivre, de la harceler sans cosse et de s’aigrir en la manquant. Son indépendance d’artiste en souffrit. Lui qui a tant parlé de sa retraite de paysan au sein de sa vallée, il avait bien souvent la tête à la fenêtre pour écouter de là-bas ce qui se faisait à Paris, et si ce vague bruit auquel il prêtait l’oreille n’était pas celui de la gloire qui lui venait.
Il passa des Mémoires de Mme Manson (1818) à la publication des Poésies d’André Chénier (1819) ; la transition était brusque. La publication des Poésies d’André Chénier est le grand titre de M. de Latouche, le grand fait littéraire auquel restera attaché son nom. Rendons-lui en ceci la justice qu’il mérite, sans rien exagérer. Le nom d’André Chénier n’était pas tout à fait inconnu en 1819 ; quelques mois après sa mort, La Décade philosophique avait publié de lui La Jeune Captive ; M. de Chateaubriand, dans une note du Génie du christianisme, Millevoye, dans une note de ses Élégies, avaient donné aussi des fragments qui avaient vivement excité l’intérêt des rares amis de la muse. Depuis la mort de Marie-Joseph Chénier, M. Daunou était dépositaire des ouvrages inédits d’André ; mais, de ce côté, Marie-Joseph avait de beaucoup le pas sur André, et ce ne fut qu’après que les Poésies diverses du premier eurent réussi dans le public, qu’on se décida à faire imprimer du second ce qui semblait une suite d’ébauches informes et incorrectes. Les libraires Foulon et Baudouin, qui traitèrent des œuvres d’André Chénier avec la famille, dirent qu’ils connaissaient un jeune littérateur qui saurait prendre tous les soins nécessaires à une première édition ; ce jeune littérateur, âgé de trente-quatre ans déjà, était M. de Latouche. Les papiers lui furent remis, et, au premier coup d’œil, il porta un jugement dont on ne saurait assez lui savoir gré, et qui est aujourd’hui son premier titre d’honneur. Il comprit à l’instant qu’il avait affaire, non pas, comme on le disait dans le monde des purs classiques et de Marie-Joseph, à un jeune poète intéressant, qui promettait beaucoup et qui avait laissé des fragments incorrects qu’il aurait perfectionnés avec l’âge, mais à un maître déjà puissant, novateur, hardi et pur à la fois, pur jusque dans ses négligences. En un mot, M. de Latouche, en cette occasion, fit un acte de goût, original et courageux, ce qui est aussi rare et plus rare encore qu’un acte de courage dans l’ordre civil.
Maintenant, comment s’y est-il pris dans les détails de la publication ? A-t-il été assez scrupuleux, aussi scrupuleux qu’on le serait aujourd’hui ? Ne s’est-il pas accordé plus d’une liberté excessive ? Ne s’est-il pas permis çà et là quelques retouches dont il s’est vanté ensuite et dont il s’est laissé louer en les exagérant48 ? N’a-t-il pas fait, d’autorité, des suppressions, ou même des altérations, notamment dans une ode adressée par André Chénier à Marie-Joseph ? On peut discuter sur tous ces points, et arriver à lui reprocher quelques légèretés, sans diminuer pour cela l’importance du service capital qu’il a rendu à la littérature et à la poésie du xixe siècle. Ce que seraient devenues ces adorables Poésies d’André Chénier si elles étaient tombées en d’autres mains, en des mains académiques de ce temps-là, ce qu’elles auraient subi de retranchements, de corrections, de rectifications grammaticales, on n’ose y songer. Honneur donc à M. de Latouche de les avoir senties tout d’abord, de les avoir reconnues en poète et en frère, et de nous les avoir rendues (sauf quelques points de détail) telles qu’il les avait reçues !
Pendant les onze années suivantes, et jusqu’à la fin de la Restauration (1819-1830), M. de Latouche se montre comme appartenant décidément à l’école poétique qu’on qualifiait alors de romantique, en même temps qu’il tenait par ses opinions très prononcées au parti libéral, qui ne songeait pas alors à s’intituler démocratique. Journaliste, romancier, poète, on le voit passer tour à tour de la rêverie au pamphlet ; il fait la petite guerre en tous sens et se disperse. Je dirai ce qui me semble de lui comme poète : c’est l’endroit qui lui était le plus sensible et le plus cher, et aussi par lequel, tout incomplet qu’il est, il nous touche le plus.
Il avait commencé par des espèces de ballades imitées de l’anglais, de l’allemand, par des descriptions de printemps, de paysages, qui paraissaient dans les journaux littéraires d’alors, dans La Muse française ou le Mercure, et qui se recueillaient chaque année dans les Annales romantiques. Il disait du printemps, par exemple, qu’il représentait sous la figure d’un jeune enfant :
De ses chiots teints de pourpre, il touche en souriantLe frêle abricotier, l’amandier qui sommeille,Le pêcher frissonnant sous sa robe vermeille.
Et encore :
Qu’il repose un moment sur l’émail de la plaine,Où vont renaître au feu de sa féconde haleineLa brune violette, amour du villageois,Et la fraise odorante aux lisières des bois.
Ce sentiment de fraîcheur et de nature, certaine description ingénieuse de quelques superstitions rurales, avaient fait donner à M. de Latouche le surnom d’Hésiode de l’école romantique, il nous le dit du moins ; c’était un bien grand nom. Ce qu’il faisait ressemblait plutôt à du Delille rajeuni, à du Chênedollé plus vif, plus coquet ; il avait de très jolis vers descriptifs :
Quand la fleur de Noël, au fond de nos vallées,Frémira sous le dard des premières gelées,Nous irons de l’automne entendre encor la voix.
Mais ce qui manque à toutes ces pièces, c’est l’invention d’abord,
puis le dessin, la composition, même cette toute petite et bien courte
composition qui est celle d’une idylle ou d’une élégie. Cela ne se tient pas, ne
se suit pas. Il a des vers isolés charmants, des alliances de mots heureuses,
poétiques, élégantes ; il a les éléments de tout, « mais le tissu manque
sous ses fleurs brodées »
. Dès que le trait lui fait défaut, il ne
sait plus écrire ; il vous dira dans une pièce intitulée Amertume :
Plus le calme a dompté ma fiévreuse énergie,Plus je sens m’envahir le néant oppresseur.
Vous figurez-vous ce que c’est qu’un néant oppresseur ? Dans une pièce de vers Au roitelet, qui est en grande partie une satire dirigée contre les rois (la satire, avec M. de Latouche, s’infiltre aisément partout, même dans le nid du roitelet), il nous montre les petits du gentil oiseau :
……………………… à peine éclos au jour,D’invisibles infants, qui sont ta dynastie,Aux premiers feux de mai opèrent leur sortie.
Je laisse de côté l’intention politique, je passe par-dessus le hiatus du dernier vers ; mais opérer une sortie, est-ce possible en poésie, et dans un autre style que celui du bulletin ? Chez M. de Latouche, à tout moment, il y a de ces malheurs et de ces travers d’expression, qui gâtent ce qu’un vers charmant faisait espérer. La source s’annonçait déjà, ce semble, sous le gazon ; elle allait sourdre et jaillir, mais je ne sais quel obstacle tout à coup s’interpose et l’empêche d’arriver. Difficulté, souffrance et lutte, et bientôt amertume, colère et rage, le secret poétique et moral de M. de Latouche est là tout entier.
Se promenant un jour avec un de ses amis, la veille de la première et de l’unique
représentation de sa comédie, La Reine d’Espagne, il disait,
en proie à une vive agitation : « Je suis comme une femme enceinte, qui
voit le volume de son ventre, et qui ne sait si l’enfant sortira. — Et
pourtant, reprenait-il avec énergie et frémissement, il faut bien que ça sorte. »
Mais trop souvent, chez lui, les
membres du poète ne sortaient qu’en pièces et dispersés.
Il lui manquait dans le talent le ramis felicibus arbos de Virgile, cette facilité du talent qui en est la félicité.
Ses vers sont comme les tronçons coupés du serpent, brillants et palpitants sous le soleil, et qui se tordent, mais qui ne peuvent se rejoindre. Il avait le sentiment du brillant de ces anneaux et de je ne sais quelle puissance interne qui les animait : sa colère était de ne pouvoir les rejoindre et en faire un seul corps.
Cet homme a pourtant des accents qui sortent du cœur, bien qu’ils ne durent pas.
Je recommande la pièce intitulée Rupture et qui commence
ainsi : « Brisons des nœuds dont l’étreinte vous blesse… »
; mais
j’aime mieux citer la pièce qu’il a appelée Dernière élégie.
Le poète a vu mourir un être chéri, une femme adorée, et il ne peut se résigner
à croire qu’elle soit à jamais ensevelie
sous le
marbre du tombeau ; il se figure que les éléments de cette âme légère sont
dispersés dans la nature, dans les objets les plus vaporeux et les plus riants,
et qu’il peut s’en emparer, s’en envelopper encore ; il s’écrie :
Oh ! dites-moi, qu’est-elle devenue ?Dort-elle encor dans la paix des tombeaux ?Ou, compagne des vents et de l’errante nue,Voit-elle un autre ciel et des astres plus beaux ?Quand le printemps en fleurs a couronné ces arbres,Les chants du rossignol hâtent-ils son réveil ?Son sein gémirait-il pressé du poids des marbres ?L’écho du vieux torrent trouble-t-il son sommeil ?Et quand novembre au cyprès solitaireSuspend la neige et nous glace d’effroi ;Lorsque la pluie a pénétré la terre,Sous son linceul se dit-elle : « J’ai· froid ! »Non : sa vie est encore errante en mille atomes…Objet de mes chastes serments,Tu n’as point revêtu la robe des fantômes,Et tes restes encor me sont doux et charmants.
Vagues parfums, vous êtes son haleine ;Balancements des flots, ses doux gémissements ;Dans la vapeur qui borde la fontaine,J’ai vu blanchir ses légers vêtements ;Oh ! dites-moi, quand sur l’herbe fleurieGlissent, le soir, les brises du printemps,N’est-ce pas un accent de sa voix si chérie,N’est-ce pas dans les bois ses soupirs que j’entends ?
Ceux qui ont trouvé en leur vie quelques-uns de ces accents, eussent-ils ensuite poussé bien des cris de colère et de rancune, il doit leur être beaucoup pardonné.
M. de Latouche, en quelques-unes de ses pièces, a des éclairs de flamme et un sentiment vif de la beauté physique (voir l’élégie intitulée Apparition). Il a poussé ce sentiment plus loin qu’il n’est permis, même à l’artiste, dans quelques élégies lascives qui font partie de ce qu’il appelle son Portefeuille volé (1845). Je n’en parle que parce que c’est là encore un coin essentiel de son caractère et de son talent : ce prétendu démocrate se délectait en effet, soit en vers, soit en prose, aux peintures aphrodisiaques les plus raffinées. On voit qu’il commence à se compléter à nos yeux par bien des points, esprit coquet, chatoyant, inquiet, furtif, lascif et fascinateur.
Il nous faut pourtant en venir à quelques-unes de ses malices si vantées. Une des plus innocentes, c’est l’épître en vers qu’il adressait à notre ancien ami M. Ulric Guttinguer, un jour que ce poète aimable demandait à M. de Latouche ses conseils et peut-être une préface pour un recueil de vers qu’il allait publier (1824). M. de Latouche, en ayant l’air de s’excuser, lui insinua une satire anodine déguisée en épître indulgente, et qui se terminait par ce vers :
Imprimez-les, vos vers, et qu’on n’en parle plus.
Ce trait, du reste, était pris d’une épigramme de Millevoye49, qui l’avait pris lui-même je ne sais où. L’épître à double fin fut imprimée en tête du recueil de M. Guttinguer, qui, au premier moment, l’avait reçue dans le sens amical et favorable. Les malices couvertes qu’elle recelait ne sortirent qu’au grand jour de l’impression. Cependant, M. de Latouche se frottait les mains et en triomphait.
Un tour plus grave est celui que M. de Latouche joua au Constitutionnel en juillet 1817. On était alors sous le premier ministère de M. de Richelieu, et il y avait censure. M. de Latouche rendait compte du Salon de peinture dans le journal ; à propos d’un dessin d’Isabey, il fit une allusion trop directe au roi de Rome. La censure biffa le passage ; M. de Latouche revint dans la soirée au journal, reprit sa phrase et la remit sous-main sans en rien dire. La voici ; il faut être bien averti en effet, pour deviner qu’il s’agit là-dedans du roi de Rome et de l’emblème tricolore :
On remarque parmi les plus jolis dessins de M. Isabey la figure en pied d’un enfant qui porte dans ses deux mains un énorme paquet de roses. Cette association des couleurs du printemps et des grâces de l’enfance rappelle et rassemble des idées d’espérance. Au milieu du bouquet, l’auteur a jeté de jolies fleurs bleues : l’ensemble de cette composition est du plus riant effet. Ces fleurs se nomment en allemand Wergiss mein nicht, Ne m’oubliez pas !
L’article passa le lendemain 16 juillet 1817, et Le Constitutionnel fut supprimé du coup. Il ne reparut que quelques jours après, avec le secours et sous le couvert du Journal du commerce. M. de Latouche riait du bon tour et se frottait les mains50.
Au Mercure du dix-neuvième siècle, dont il fut le principal rédacteur à dater de 1825, il fit ses plus grandes malices au vicomte Sosthène de La Rochefoucauld, son voisin d’Aulnay. Ce personnage ouvert et chevaleresque, qui dirigeait les Beaux-Arts et l’Opéra dans un sens moral, était chaque semaine très harcelé dans Le Mercure ; il crut tout simple de faire parler à son bon voisin de campagne, M. de Latouche, pour lui demander une trêve ou la paix. Les conditions en furent convenues et signées, comme on signait alors ces sortes de paix, moyennant article de finance. Tant de facilité cachait un piège. M. de Latouche, dans ses idées d’honnête homme, crut avoir tout sauvé, avoir concilié la probité avec la malice, en donnant à la somme reçue une application patriotique et en publiant le lendemain que M. de La Rochefoucauld venait d’envoyer son offrande de souscription en faveur des Grecs. Il crut, la chose s’éclaircissant, que les rieurs seraient de son côté, et qu’il n’y aurait que des sifflets pour le ministère corrupteur. Cette fois, ses amis même trouvèrent que le procédé passait les bornes du jeu et que la ruse n’était pas de bonne guerre.
Le vicomte de La Rochefoucauld, dans sa confiance, était incurable : après juillet 1830, il s’adressa encore à son voisin de campagne, au sujet d’une brochure politique dirigée contre Louis-Philippe, leur ennemi commun. On assure que M. de Latouche eut l’art d’ajouter à cette brochure de M. de La Rochefoucauld une page bien maligne, qui fit condamner celui-ci à plusieurs mois de prison. Il continua de rire et de se frotter les mains.
Autre tour malicieux et d’une combinaison plus machiavélique. Après les succès
d’Ourika et d’Édouard, la
duchesse de Duras avait lu, à quelques personnes de sa
société, une nouvelle intitulée Olivier, dont on parlait assez
mystérieusement. Les personnes qui l’ont entendu savent que ce petit roman, qui
n’a jamais été publié, était plein de pureté, de délicatesse ; ce ne pouvait
être autrement, puisqu’il venait de Mme de Duras. Le héros
aimait une jeune femme, en était aimé, et il s’éloignait pourtant, bien qu’elle
fut libre. D’où venait cet obstacle secret au bonheur d’Olivier, cette
impossibilité d’union ? L’explication finale qu’en donnait, à la dernière page
du roman, Mme de Duras, était parfaitement simple, et selon
les scrupules de la morale. Mais de loin les imaginations moqueuses se mirent en
frais et en campagne. M. de Latouche fut des premiers ; il fit plus, il composa
en secret un petit roman qu’il fit paraître sous le titre d’Olivier (1826), sans nom d’auteur, et dans une forme d’impression
exactement la même que celle des autres romans de Mme de Duras. Plus d’un lecteur y fut pris et se dit avec étonnement :
« Mais est-il possible qu’une personne comme Mme de Duras, qu’une femme du monde et qu’une femme, soit allée choisir
une pareille donnée ? Mais c’est incroyable, c’est révoltant… »
Cependant M. de Latouche riait encore et se frottait les mains.
Homme bizarre, il s’était attribué, sans en avertir, dans Olivier Brusson (1823), un conte allemand d’Hoffmann, et ici voilà qu’il attribuait son propre Olivier à Mme de Duras. Quel chassé-croisé de ruses !
Évidemment, ce tour, ce travers d’esprit, dont je pourrais encore multiplier des
preuves51, était chez
M. de Latouche une vocation naturelle qu’il cultivait
avec un art infini. M. Jal, un de ses amis, lui disait souvent : « Vous
êtes une incarnation du diable. »
Cela le réjouissait. Il n’avait
pas de plus grand plaisir, quand il écrivait dans un journal, que d’y faire
passer de ces malices cachées, ce qu’on appelle des couleuvres, et dont on ne s’aperçoit qu’après la publication. Il n’écrivit
qu’une seule fois au Globe doctrinaire, vers 1827, mais il
s’arrangea si bien que ce seul petit article fit scandale ; il y avait fourré
toutes sortes d’ironies rentrées à propos du fameux cierge du maréchal Soult.
Plusieurs des rédacteurs, jeunes gens de salons, qui connaissaient et
rencontraient tous les soirs le maréchal, se récrièrent. Mais M. de Latouche
avait obtenu ce qu’il voulait, et il riait de l’émoi où il les avait mis.
Je ne prétends ni atténuer ni exagérer les torts que put avoir M. de Latouche en
s’accordant tous ces petits plaisirs. Je ne tirerai qu’une conséquence purement
relative à la littérature et au goût. Soyez satirique si le cœur vous en dit, si
vous vous en sentez la verve, si l’indignation vous transporte, mais soyez-le
franchement. Percez et transpercez vos adversaires, à la bonne heure ! je ne
vois rien de mieux (littérairement parlant), si le talent, encore une fois, se
met hautement de la partie et vous sert. Mais pourquoi toutes ces épigrammes
qu’on lime à loisir, et qu’on recouvre, qu’on émousse ensuite en les écrivant ?
« Son esprit s’émoussait de ses propres finesses »
, a dit de
lui Janin. « Les tortures de son caractère passent dans son
style »
, me dit M. Deschamps. La plupart de ces petites méchancetés
littéraires de M. de Latouche, quand il les racontait, semblaient charmantes,
exquises, des noirceurs adorables ; écrites, elles devenaient
froides, alambiquées, obscures. Il n’osait pas lancer résolument son dard ou son
javelot ; il n’osait point attaquer les gens face à face, et à peine
si ceux qu’il visait en s’esquivant s’apercevaient que cela,
allait à leur adresse. Qu’on relise aujourd’hui le fameux article sur « La
camaraderie littéraire » (Revue de Paris, octobre 1829), et
qu’on dise si ce qu’il pouvait y avoir de sensé dans l’idée générale n’est pas
compromis et comme perdu dans un tissu d’allusions entrecroisées et de
personnalités inextricables. Son talent, même quand il fait de l’épigramme, ne
va qu’une lanterne sourde à la main.
Et il est résulté de cette habitude oblique, que, même hors de l’épigramme, il n’a jamais rien abordé de front et en face ; il n’a jamais attaqué largement et dans le plein un sujet, pas plus les choses que les gens.
Ses amis, et il en eut, n’échappaient pas à ses humeurs, à ses finesses. Voici un trait qui le peint, et sous sa forme la plus innocente et la plus légère. À la tragédie de son ami Guiraud, Les Macchabées, et à celle de son ami Soumet, Cléopâtre (deux succès), il y avait deux scènes où le parterre murmurait toujours, peut-être avec raison. M. de Latouche avait toujours soin d’entrer au balcon au moment de ces deux scènes, pour déplorer ces murmures, pour s’en étonner ; puis il s’évanouissait avant le premier bravo qui n’allait pas tarder ; de sorte que le lendemain, quand il revoyait son cher ami l’auteur, il avait droit de le désoler, tout en s’irritant devant lui de l’injustice de ce sot public. — Mme Sophie Gay, très liée dans un temps avec M. de Latouche, ne le nommait jamais que mon ennemi intime.
Romancier, il a fait huit ou neuf romans, desquels on ne cite plus que Fragoletta (1829) et la Correspondance de Clément XIV et de Carlin (1827). Fragoletta est un livre impossible à analyser, c’est l’histoire d’un hermaphrodite. Un des amis de M. de Latouche, en causant, lui avait donné l’idée d’un roman psychologique sur ce sujet. M. de Latouche hésita, rejeta l’idée d’abord, et finit quelque temps après par la reprendre et par l’envelopper dans ce qu’il appelait une composition politique :
J’en ai mis quelque chose dans une composition politique, oui, politique ! écrit-il à cet ami dans une lettre que j’ai sous les yeux, et je me réserve de vous en parler ; car je sais que je fus désagréablement étonné quand je trouvai dans la préface de Trilby qu’on m’avait pris un sujet sans me le dire. Ici, ce n’est point le monstre tel qu’il se présentait à vous, et tel, je crois, qu’il ne faut pas le peindre.
Dans Fragoletta, en effet, l’auteur affecte d’étaler sur le premier plan les horreurs de la révolution de Naples en 1798, les cruautés et les réactions de la populace et de la cour après l’évacuation de l’armée française ; mais il se complaît beaucoup trop à décrire les royales délices qu’il prétend flétrir. Le roman de Fragoletta est traversé de scènes tortueuses, insidieuses, qui inquiètent l’imagination et surprennent les sens. Je ne puis indiquer qu’un endroit louable et véritablement touchant : c’est quand le major d’Hauteville, à son retour d’Italie, traverse sa contrée natale, le Berry, et reconnaît cette rivière de son pays, la Creuse, tant illustrée depuis par Mme Sand, et que M. de Latouche a le premier signalée à l’attention des paysagistes. Après avoir marqué les divers caractères des sites qu’elle parcourt, le romancier continue en exprimant une de ces pensées familières à tous, mais qu’on aime toujours à retrouver :
Il est bien peu d’hommes qui puissent revoir sans émotion le lieu où ils ont commencé à vivre. Qui n’aime à errer, fût-ce déchu d’une meilleure fortune et tristement inconnu, autour de l’enclos dont on a été le jeune et orgueilleux possesseur ? Et si personne ne l’habite, on y rattache plus librement ses souvenirs. Telle croisée avec son contrevent brun, tel effet de soleil sur les tuiles luisantes après la pluie, un chemin où croissaient des joncs, un arbre ne végétant plus que par les branches inférieures, sont autant d’objets d’émotions et de souvenirs. Et si c’est là qu’on a eu son premier ami, si deux cœurs de dix-sept ans s’y sont ouverts à la fois à la curiosité des voyages et au charme des anciennes histoires, durant les causeries sans lumière près d’un feu de sarment… !
Ô poète, que n’avez-vous continué plus longtemps dans cet ordre d’impressions naturelles ! Vous étiez là aux sources de l’inspiration, de la consolation véritable, de la poésie limpide et de la vie. Pourquoi fuir si vite ces choses simples que vous sentiez pourtant par éclairs, et vous aller embarrasser à plaisir dans les tortuosités de vos propres voies ?
La Correspondance de Clément XIV et de Carlin, par M. de Latouche, est née d’une idée piquante de l’abbé Galiani. Ce spirituel Napolitain, si fertile en improvisations et en projets, écrivait, un jour à Mme d’Épinay (15 février 1774·) :
Ce que vous me mandez de l’amitié ancienne de Carlin (l’acteur de la Comédie italienne) avec le pape, m’a fait rêver, et il me vient une idée sublime dans la tête qu’il faut absolument que vous communiquiez à Marmontel de ma part, pour tâcher de l’électriser. Ou pourrait, ce me semble, bâtir là-dessus le plus beau de tous les romans par lettres, et le plus sublime. On commencera par supposer que ces deux compagnons d’école, Carlin et Ganganelli, s’étant liés de la plus étroite amitié dans leur jeunesse, se sont promis de s’écrire au moins une fois tous les deux ans, et de se rendre compte de leur état. Ils tiennent leur parole, et s’écrivent des lettres pleines d’âme, de vérité, d’effusion de cœur, sans sarcasmes, sans mauvaises plaisanteries. Ces lettres présenteraient donc le contraste singulier de deux hommes, dont l’un a été toujours malheureux, et, parce qu’il a été malheureux, est devenu pape, l’autre, toujours heureux, est resté Arlequin. Le plus plaisant serait qu’Arlequin offrirait toujours de l’argent à Ganganelli, qui serait un pauvre moine, ensuite un pauvre cardinal, enfin pape pas trop à son aise. Arlequin lui offrirait son crédit à la Cour pour la restitution d’Avignon, et le pape l’en remercierait. Ma tête est déjà si enflammée de cet ouvrage, que je le ferais ou le dicterais en quinze jours, si j’en avais la force. Je m’attacherais à la plus étroite vérité ou vraisemblance, sans aucun épisode romanesque…
C’est là que M. de Latouche, sans le
dire, a pris l’idée première de la Correspondance, qu’il a
exécutée d’ailleurs dans un esprit un peu différent. Il n’a pas évité tout à
fait les épisodes romanesques, car on ne saurait donner un autre nom à l’épisode
de Jenny, cette jeune protestante qui meurt après s’être prise
de passion pour le moine Ganganelli. Il ne s’est pas retranché non plus ses
sarcasmes et ses railleries familières. Dans les lettres que Carlin écrit de
Paris, c’est moins l’acteur de la Comédie italienne qui parle, que
M. de Latouche lui-même jugeant et persiflant les coteries littéraires de 1826,
se moquant de l’alexandrin consacré : « En France, écrit Carlin, ces
longues choses à qui je ne sais quel Alexandre a donné son
nom, sont toujours terminées par des rimes : cela tient lieu de
pensées. »
Toute cette partie du livre se ressent, à première vue,
de la querelle classique et romantique, de même qu’une grande part aussi est
faite aux préoccupations antijésuitiques du moment. Malgré tout, il y a des
choses heureuses, véritablement italiennes ; les coins de paysage sont bien
touchés. Lorsque Ganganelli vient d’être élu pape, et que Carlin est allé à
Rome, c’est un sentiment délicat que celui qui empêche le comédien d’oser se
présenter familièrement à son ancien ami, malgré l’instance qui lui en est
faite ; car ce comédien est Italien, il est catholique et dévot ; il révère, il
adore presque dans cet ami, qu’il tutoyait la veille, le vicaire de Jésus-Christ
sur la terre. Ganganelli le presse :
Je vais te faire, lui écrit-il, une prière que tu ne refuseras pas. Lundi, je suis obligé de me rendre avec pompe à Saint-Jean-de-Latran. Il s’agit d’une cérémonie qui n’admet aucun retard ; et, malade ou non, à pied ou en litière, je paraîtrai à la procession. Je veux t’y voir. Place-toi à cette fenêtre, si connue de nous, dans l’ancienne maison Brunetti, à l’angle de la via del Corso. Là, en t’apercevant, je croirai retourner aux jours de ma jeunesse…
Le pauvre Carlin n’a gardé de manquer au saint rendez-vous, et il
ne sait comment exprimer dans sa lettre prochaine les divers sentiments qui se
partageaient son âme à ce grand moment : « Quel a été mon trouble à la
vue de cette majestueuse solennité ! Je n’imaginais point que tant de
respect pût laisser place à tant d’affection ; qu’on pût aimer le même homme
et l’adorer. »
Et, rappelant l’instant de cette bénédiction
solennelle il s’écrie dans sa pieuse extase :
Étais-je encore sur cette terre quand vos regards ont rencontré les miens, quand vos mains se sont étendues vers moi ? Alors, sur cette terrasse où, si souvent appuyés l’un près de l’autre, nous avions vu passer d’autres fêtes, je me suis incliné tout en larmes. J’ai reçu à genoux votre bénédiction. Quand j’ai osé relever ma paupière, vos yeux étaient encore sur moi… et dans tes yeux j’ai vu briller une larme.
Si j’avais pu la recueillir ! si j’avais pu la déposer sur le front de mon plus jeune enfant !
Ici l’auteur de circonstance, le romancier pamphlétaire a disparu, et le poète est entré dans le vrai de son sujet. Son tort est de n’avoir pas su s’y tenir longtemps.
Le succès rapide et assez éphémère de ces lettres du pape et de Carlin excita l’auteur plus qu’il ne le satisfit. M. de Latouche, pendant toute la Restauration, chercha vainement ce grand succès littéraire, né du génie et de l’occasion, et qui fait tomber sur un front la couronne. Il remporta bien des avantages d’escarmouche, mais pas une victoire. Dans son Épître à M. de Chateaubriand (1824), il s’était intitulé le Paysan de la Vallée-aux-Loups ; il jouait au paysan comme Paul-Louis Courier jouait au vigneron. On entrait dans ce jeu, et de près on l’applaudissait sous cette forme avec faveur ; mais il avait trop d’esprit pour ne pas sentir que ce n’étaient là que des complaisances mêlées d’estime, et que tous ces éloges mis ensemble ne composaient pas une renommée. Il commençait à s’impatienter terriblement de n’avoir pas son tour. Lorsqu’il vit, vers 1829, de nouvelles générations arriver et prendre rang dans le camp des novateurs, à des postes plus avancés que n’était le sien, son impatience redoubla et ses colères devinrent plus fréquentes. Quand il causait de ces choses littéraires qui ne devraient engendrer que douceur, aménité et grâce, il lui arrivait d’éclater tout à coup et comme sans cause ; il y avait des moments où son cœur se tordait sous la morsure. Mais sa violence permanente et fixe ne data que du jour où La Reine d’Espagne, comédie sur laquelle, par une étrange illusion, il fondait les plus grandes espérances, tomba au Théâtre-Français, le 5 novembre 1831. À dater de cette défaite, il sentit que sa partie d’artiste était perdue et qu’il n’aurait jamais son jour. Il en sortit implacable et définitivement ulcéré.
M. de Latouche ne s’est jamais plus trompé que lorsqu’il a cru que le public assemblé supporterait durant cinq actes une donnée érotique, servant de véhicule à une intention politique hostile. Au théâtre, quand le sujet est indécent, ce qui arrive quelquefois, il faut au moins que la façon soit vive et réjouissante. Ici tout était concerté, combiné, calculé et distillé, en un mot l’opposé du talent comique. L’auteur fit imprimer sa pièce avec une préface, où il accentuait douloureusement son amertume. Il y faisait, du parterre et des loges, une peinture très ironique en satirique pénétré. Puis, tout à coup, il y comparait orgueilleusement la chute de sa pièce à celle de Varsovie, et le procédé du public à celui de l’empereur Nicolas. Tout à côté il citait les billets de consolation qu’il avait reçus le matin. Pour se soulager, le patient appliquait tout ce qu’il pouvait sur sa blessure ; il n’en devait pas guérir.
Où trouvera-t-il quelqu’un pour le plaindre, pour le comprendre, si ce n’est encore parmi ceux qui aime et passionnément les mêmes choses dont il a souffert et par où il a péri ? Il avait l’amour des lettres, de la poésie ; lui qui a dit tant de mal des succès intimes et dont on jouit entre amis, il s’y était livré d’abord avec complaisance, avec prédilection :
Mais des succès d’amitié (il nous l’avoue quelque part en se confessant lui-même) vous font rêver la gloire, c’est-à-dire le suffrage des indifférents. C’est de toute ambition que naît le mal. Vous entrevoyez dans l’art, qui est un but, un moyen, un moyen de bruit, de publicité, j’allais dire de prostitution. Là, l’ingratitude commence ; vous demandez à la poésie un salaire, autre chose que le bonheur qu’elle donne à la cultiver, vous méritez d’en être puni, et vous allez l’être.
Il fut puni, et son exemple est un des plus sensibles qu’on puisse alléguer de cette torture du Prométhée enchaîné, intelligent, impuissant dans l’ordre littéraire, — un Prométhée qui n’a pu transmettre l’étincelle et qui n’a rien créé.
Il avait quelque générosité, je l’ai dit, jusque dans ses haines. Au moment de ses plus grandes manœuvres contre ses amis de l’école romantique, vers la fin de 1829, la Marion de Lorme de M. Victor Hugo ayant été arrêtée par la censure, M. de Latouche suspendit ses hostilités :
Ce que je voulais de vous hier, mon cher ami, écrivait-il à M. Jal, c’était vous montrer un article de la Revue de Paris que j’ai supprimé à cause de la position où se trouve Marion de Lorme. Je l’ai remplacé par une demi-colonne du Constitutionnel que vous pourrez lire ce matin. Je crois qu’il faut toujours s’unir contre la censure et les sots ennemis de la poésie. Plus tard je reprendrai ma colère.
Dans les journées de juillet 1830, M. de Latouche se montra homme d’énergie et de cœur. Il arriva à temps de sa retraite d’Aulnay ; le mercredi matin 28, il était auprès de M. Évariste Dumoulin (alors rédacteur en chef du Constitutionnel), suggérant et appuyant les solutions les plus fermes, et il fut de ceux qui, en ces moments difficiles, ne se démentirent pas. Je tiens ce fait, qui l’honore, d’un témoin des mieux informés.
Après 1830, M. de Latouche ne sut point s’arrêter ni se modérer : la violence de son humeur et son irritabilité littéraire, transportée dans la politique, l’entraînèrent au-delà, on peut l’affirmer, de ses opinions véritables. Il n’était au fond qu’un girondin, mais qui, à l’exemple de tout girondin, mesurait peu la portée de ses attaques. Rédacteur en chef du Figaro en 1831, il inventa mille épigrammes, des sobriquets de toute sorte qu’il serait hors de propos de répéter. Pour ne rien paraître lui ôter, je dirai seulement que ce fut lui qui mit en circulation alors le mot de principicule. Quel trophée ! Il prit part sourdement par des romans politiques, par des préfaces ambiguës, et jusque dans des élégies, à toutes les animosités des dix-huit années. Puis, comme tant d’autres, quand éclata Février 1848, son ébranlement fut grand ; il se trouva muet, étonné et dépassé.
M. de Latouche avait des sentiments nationaux et patriotiques sincères ; mais sur cet esprit de démocratie extrême où le jetèrent à la fin sa misanthropie littéraire et ses mécomptes d’auteur, je ne ferai plus qu’une seule question : Comment peut-on en venir à professer que le peuple est un sage, quand on croit être si sûr que le public est un sot ?
Littérairement, il n’eut qu’une bonne fortune après 1830, une bonne fortune du genre de celle qu’il avait eue en 1819 lorsqu’il introduisit André Chénier. Un matin, il lui arriva du Berry une jeune compatriote, aux yeux noirs pleins de génie, au front éclatant ; elle venait, une lettre de recommandation à la main, lui demander son appui : c’était Mme Sand qui n’avait rien écrit jusque-là, qui ne s’appelait point encore de ce nom de Sand inventé depuis, et qui s’ignorait naïvement. M. de Latouche eut l’honneur de la deviner tout d’abord, de lui indiquer sa vraie voie et de lui rendre les premiers pas plus faciles. Ce second titre de M. de Latouche lui doit être compté presque à l’égal du premier. Il lui était toujours réservé d’ouvrir aux autres la Terre promise, sans y entrer lui-même52.
Il eut un jour terrible et cruel en 1831 : ce fut celui où M. Gustave Planche publia dans la Revue des deux mondes (novembre) l’article « De la haine littéraire » dont M. de Latouche était le sujet. Ce sanglant article acquittait d’un seul coup un long arriéré de représailles et de vengeances : c’était une exécution. Depuis ce jour, M. de Latouche se montra plus circonspect avec les nouveaux venus ; il eut des avances toutes particulières pour les jeunes talents, pour Musset, pour Gautier, pour Hégésippe Moreau ; il eut même des retours et des repentirs sur ses rancunes passées ; mais il était trop tard, sa réputation était faite et trop faite : l’écriteau lui resta.
J’ai touché plus de points qu’il n’en faut pour conclure. L’exemple de M. de Latouche nous fournit par contraste quelques enseignements qu’il n’est pas inutile de dégager. Il nous apprend ce qu’il y a de profitable et de salutaire à être parfaitement simple, à être parfaitement droit, à se contenter de la condition et de la proportion de talent qui nous est échue, à la compléter peu à peu, à la perfectionner tant que nous le pouvons, à l’appliquer, à remercier l’Auteur des dons naturels de ce qu’il nous a accordé de distingué, même quand ce distingué ne serait que secondaire. Il nous apprend à ne point accueillir, à ne point entretenir dans notre cœur ces passions amères qui, une fois qu’elles s’y sont logées, y deviennent maîtresses, y sévissent en furieuses et y corrompent ce qu’il y a de plus doux et de plus consolant au monde, et ce qui est recommandé par les sages comme le remède souverain des maux, je veux dire le sincère amour des lettres et le charme innocent des muses.
Note.
Avant d’écrire cet article sur M. de Latouche, je me suis adressé à plusieurs de ses anciens amis ou qui passaient pour tels, dans le désir qu’on me dit de lui plus de bien que je n’en savais, et j’ai dit, je l’avoue, tout ce que j’en ai su. Depuis que l’article a paru, j’ai reçu un témoignage tardif, mais d’une sympathie réelle et d’une émotion trop visible pour ne pas être touchante. J’en veux donner quelque chose ici. On sent d’abord que c’est une femme qui écrit :
Je n’ai pas défini, je n’ai pas deviné, dit-elle, cette énigme obscure et brillante, j’en ai subi l’éblouissement et la crainte. C’était tantôt sombre comme un feu de forge dans une forêt, tantôt léger, clair, comme un rayon au front d’un enfant. Un mot d’innocence, de candeur première, faisait relater en lui le lire franc d’une joie retrouvée. La reconnaissance alors se peignait si vive dans ce regard-là, que toute idée de pour quittait les timides. C’était le bon esprit qui revivait dans son cœur tourmenté Non, ce n’était pas un méchant, mais un malade… On l’a cru jaloux. Littérairement parlant, il ne l’a jamais été ; mais injuste prévenu, oh ! oui. Sa colère et son dédain étaient si grands quand il se détrompait d’un talent, d’une vertu, d’une beauté, dont la découverte et la croyance l’avaient rempli de tant de joie ! Quelle ironie contre sa propre simplicité ! comme il se punissait d’avoir été volé, disait-il, par lui-même ! Il souffrait beaucoup, ci oyez-le, et ne l’oubliez jamais. Il s’attendrissait d’une fleur et la saluait d’un respect pieux. Puis il s’irritait d’oublier qu’elle est périssable. Il levait les épaules et la jetait dans le feu, c’est vrai… La patience minutieuse au travail était portée chez lui à un excès fatal à sa santé comme à ses succès. On eût dit alors, je le sais par d’autres que moi, que son cœur et sa tête s’emplissaient par degrés de fumée, — d’une fumée qui étouffait l’élan, l’abandon, le fluide de l’inspiration. C’était comme une lampe qui n’a pas d’air… Son enthousiasme pour la littérature allemande et pour la transformation de la nôtre l’a beaucoup subjugué : depuis j’ai osé m’étonner que sa poésie, bien qu’élégante, mais cérémonieuse toujours, se fût à peine dégagée de l’esclavage dont il avait horreur… Son esprit parlé était plus irrésistible quand il se croyait bien écouté et bien compris, et qu’il respirait de sa maladie noire. Seul, il songeait trop au public. L’épouvante du ridicule paralysait l’audace qu’il exigeait dans les autres.
Ce témoignage indulgent d’une femme poète (Mme Desbordes-Valmore) s’accorde bien avec celui de Mme Sand, même pour l’expression : « Cette âme, a dit Mme Sand, n’était ni faible, ni lâche, ni envieuse,
elle était navrée, voilà tout. »
Ces deux
charités de femmes poètes se sont rencontrées dans une même explication
adoucie : nous autres hommes, nous sommes plus durs et plus sévères. Même
après avoir entendu Mme Valmore et Mme Sand, je ne retire rien de ce que j’ai dit. Et si l’on me
pressait, j’aurais plutôt à y ajouter.