(1864) Corneille, Shakespeare et Goethe : étude sur l’influence anglo-germanique en France au XIXe siècle pp. -311
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(1864) Corneille, Shakespeare et Goethe : étude sur l’influence anglo-germanique en France au XIXe siècle pp. -311

[Dédicace]

à monsieur
SAINTE-BEUVE

 

HOMMAGE RESPECTUEUX
DE L’AUTEUR

Avant-propos

Les Français sont en général peu curieux de l’étranger. C’est la nation qui voyage le moins (à part les expéditions militaires) et qui étudie le plus rarement les langues étrangères. « Tout le monde, disent-ils, apprend notre langue. Pourquoi nous donnerions-nous la peine d’apprendre la langue des autres ? »

Néanmoins les Français, comme des harpes éoliennes très sensibles, répondent instinctivement au moindre vent qui souffle sur le monde de la civilisation, et se trouvent toujours au courant des influences intellectuelles que l’époque fait éclore de près ou de loin. Mais en les subissant ils leur impriment ce caractère définitif, ce dernier poli, ce cachet suprême d’élégance et de perfection dont ils semblent avoir dérobé le secret aux Athéniens ou aux Romains du siècle d’Auguste.

L’idée d’étudier l’influence anglo-germanique en France sur le Romantisme ne nous serait pas venue à Paris, où l’élément purement national recouvre presqu’entièrement le fond d’importation étrangère. Mais à distance, et de l’autre côté du Rhin, on découvre, pour ainsi dire, dans la coupe verticale du Romantisme, les couches inférieures dues à l’infiltration germanique, et on les suit avec tout l’intérêt de la nouveauté. Tel a été le point de départ du cours sur les influences germaniques, que nous avons professé à Berlin, et qui a servi de noyau au livre que nous publions aujourd’hui.

Si l’on s’étonnait en France de l’importance que nous accordons à la Réforme comme partie constitutive et essentielle de l’élément anglo-germanique, nous rappellerions les luttes qui ont eu lieu en Angleterre et en Allemagne pour la conquête du libre arbitre. Une nation n’a pas versé pendant trente ans le plus précieux de son sang pour une révolution purement passagère. La liberté intellectuelle, l’Allemagne et l’Angleterre l’ont acquise au même prix que la France a acheté l’égalité. Et maintenant que les chemins de fer et les télégraphes tendent à effacer les frontières entre les peuples, l’Angleterre, l’Allemagne et la France, n’ont plus qu’à échanger leurs conquêtes pour compléter, en Europe, la plus haute civilisation démocratique dont l’histoire puisse donner l’exemple.

En Allemagne, la France n’a cessé d’être étudiée et même imitée, malgré les indignations ultra-nationales du Tugendbund et des Franzosenfresser (mangeurs de français). En Angleterre, l’élément français pénètre plus lentement à travers la couche épaisse de l’orgueil britannique, mais les touristes qui reviennent du continent finiront par rompre la glace. En France, le point de vue s’est évidemment agrandi. On peut signaler même dans les dernières années un réveil puissant en faveur des littératures germaniques. Sous ce rapport deux publications la Revue britannique et la Revue germanique méritent d’être encouragées dans leurs nobles et consciencieux efforts. En dehors de ces recueils, les études sur l’Angleterre de MM. Taine, Forgues, etc., celles sur l’Allemagne de MM. Saint-René Taillandier, Renan, Philarète Chasles, Barni, Nefftzer, Dollfuss, A. Weill, Weiss (des Débats), E. Grégoire, etc., achèvent de souder sur mille points les fibres les plus actives des diverses races entre elles. Une grande idée, celle de l’Enseignement international, proclamée aux derniers congrès de Berlin et de Gand par M. Eugène Rendu, effacera à tout jamais ce qu’il peut rester de préjugés ou de défiances entre les diverses nations de l’Europe, et augmentera pour chacune d’elle le trésor de ses connaissances, trésor qui n’aura son plus haut prix que lorsqu’il formera la collection complète des conquêtes scientifiques, sociales et même politiques de l’Europe entière.

Enfin, à tant de symptômes qui nous font espérer que notre travail, tout imparfait qu’il soit, ne passera pas pour inopportun, nous sommes heureux de pouvoir joindre le témoignage du plus sympathique et du plus consciencieux critique de notre siècle, de celui qui a le plus et le mieux regardé du côté de l’horizon. M. Sainte-Beuve a bien voulu nous permettre d’inscrire son nom sur la première page de ce livre, et a daigné nous adresser à son sujet quelques considérations qu’il nous permet de reproduire. Hâtons-nous de lui céder la parole avec l’espérance que le pavillon sauvera la marchandise.

[Préface]

Mon Cher Monsieur,

Vous me demandez de vous adresser quelques considérations à l’occasion du livre que vous imprimez en ce moment et que vous m’avez permis de lire à l’avance. Le temps me manque pour développer ce qu’on appelle des considérations, et je ne pourrai que vous exprimer en bien peu de mots mon approbation pour votre consciencieux travail et y joindre quelques remarques de détail sur deux ou trois points.

J’estime qu’il est très utile de faire ce que vous avez entrepris, c’est-à-dire de chercher à mesurer et à évaluer avec précision les effets de l’influence germanique sur notre rénovation littéraire et poétique du xixe  siècle. Il était bon que cette rénovation littéraire fût considérée non plus de chez nous et du centre, mais du dehors et d’au-delà du Rhin, et qu’elle fût regardée et jugée par quelqu’un qui nous connût bien sans être des nôtres, qui fût de langue et de culture françaises, sans être de la nation même. La Suisse Française, Genève et notre chère Lausanne m’ont toujours paru de parfaits belvédères pour nous bien observer et pour nous étudier dans nos vrais rapports avec l’Allemagne. Pour vous, mon cher Monsieur, vous avez un avantage de plus, vous êtes venu habiter parmi nous ; vous avez été de Paris ; vous êtes aujourd’hui de Berlin : demain, je l’espère bien, vous nous reviendrez et vous serez de Paris.

Cela n’empêche pas qu’en vous lisant et en me reportant à mes souvenirs, je ne me sois fait quelques objections çà et là sur la mesure exacte selon laquelle vous jugez certains hommes. Ces différences légères de jugement s’expliquent au reste très bien : vous voyez la plupart de nos littérateurs et poètes dans leur ensemble et dans une sorte de raccourci : nous, nous les avons vus à l’œuvre au jour le jour et dans leur développement continu.

Pour ne prendre qu’un nom célèbre, je suis bien persuadé que, si un heureux hasard vous avait procuré avec M. Villemain une rencontre et une conversation comme celles que vous avez eues avec M. Cousin, vous auriez singulièrement modifié l’idée qu’on doit se former, pour être juste, d’un critique aussi éloquent, qui a su et entrevu tant de choses, qui nous a ouvert ou entrouvert tant d’horizons.

J’ai beaucoup connu et fréquenté, dans les premières années de leur éclosion féconde, les talents et les génies de l’école dite romantique, et je puis dire que j’ai vécu familièrement avec la plupart. Ce que je puis vous attester, c’est que les imitations de littérature étrangère, et particulièrement de l’Allemagne, étaient moins voisines de leur pensée qu’on ne le supposerait à distance. Ces talents étaient éclos et inspirés d’eux-mêmes et sortaient bien en droite ligne du mouvement français inauguré par Chateaubriand. Mme de Staël, avec sa veine particulière de romantisme, n’était pour eux que très accessoire. Je parle en ce moment de Lamartine, Victor Hugo, Alfred de Vigny etc. Aucun des grands poètes romantiques français ne savait l’allemand ; et parmi ceux qui les approchaient, je ne vois que Henri Blaze très jeune alors, mais déjà curieux et au fait, et aussi Gérard de Nerval qui de bonne heure se multipliait et était comme le commis voyageur littéraire de Paris à Munich. Goethe était pour nous un demi dieu honoré et deviné plutôt que bien connu. On n’allait pas chez lui, à Weimar, avec David d’Angers, pour s’inspirer, mais pour lui rendre hommage. Victor Hugo, par moments si espagnol de génie, lisait beaucoup moins d’auteurs espagnols que l’on ne croirait ; il avait dans sa bibliothèque très peu nombreuse (si tant est qu’il eût une bibliothèque) le Romancero traduit par son frère Abel Hugo. Il avait surtout dans l’imagination ses graves et hauts souvenirs d’enfance qui lui ont imprimé, comme on l’a dit heureusement, un premier pli si grandiose, et qui ont fait de lui « un grand d’Espagne de première classe en poésie1 ».

Lamartine, parfaitement étranger à l’Allemagne, savait l’Italie et comprenait ses harmonieux poètes, Le Tasse, Pétrarque. Il y a du Tasse, du chantre mélodieux d’Armide, dans le premier Lamartine. Quant à Byron lui-même, bien qu’il lui adressât des Épîtres, Lamartine ne s’en inquiétait que d’assez loin et pour le deviner, pour le réfuter bien vaguement, plutôt que pour l’étudier et pour le lire. Il lisait Byron, soyez en sûr, bien moins dans le texte anglais que dans ses propres sentiments à lui et dans son âme.

En un mot, les vrais poètes de cette époque et de ces origines romantiques françaises sentaient et chantaient d’après eux-mêmes, bien plus qu’ils ne songeaient à imiter ou à étudier. Et c’est pour cela qu’ils ont mérité à leur tour d’être imités. Ils avaient la source de l’originalité bien supérieure à toutes les préoccupations et les acquisitions d’école. Sans doute, un peu plus tard et quand on en vint au théâtre, il y eut un effort direct d’importation de Shakespeare. Alfred de Vigny et Émile Deschamps s’y appliquèrent. Mais encore, dans leur pensée, cette importation de Shakespeare ne venait là que comme machine de guerre et pour battre en brèche la muraille classique. Une fois la brèche faite, c’était avec des œuvres originales que l’on comptait bien entrer et se loger au cœur de la place. Alfred de Vigny, une fois la glace rompue, fit Chatterton. Et quant à Victor Hugo, il dédaigna toujours l’imitation. Il était trop plein de soi et de ses sujets pour l’admettre.

Même lorsqu’on imitait, il y avait une certaine ignorance première, une demi-science qui prêtait à l’imagination et lui laissait de sa latitude. Lorsque Mérimée publia sa Clara Gazul, il ne connaissait l’Espagne que par les livres, et il ne la visita que plusieurs années après. Il lui est arrivé de dire, je crois, que s’il l’avait connue dès lors, il n’aurait pas fait son premier ouvrage. Eh bien ! tout le monde et lui-même y auraient perdu.

Ce n’est qu’un peu plus tard et à un second temps que la critique est née véritablement ou s’est introduite au sein de ce groupe des poètes romantiques. Je suis peut-être celui qui y ai le plus contribué ; mais je dois vous dire que Lamartine, Victor Hugo, De Vigny, sans me désapprouver et tout en me regardant faire avec indulgence, ne sont jamais beaucoup entrés dans toutes les considérations de rapports, de filiations et de ressemblances que je m’efforçais d’établir autour d’eux.

Moi-même, s’il m’est permis de me citer comme poète, tout en professant et même en affichant l’imitation des poètes anglais et des lakistes, je vous étonnerais si je vous disais combien je les ai devinés comme parents et frères aînés, bien plutôt que je ne les ai connus d’abord et étudiés de près. C’était pour moi comme une conversation que j’aurais suivie en me promenant dans un jardin, de l’autre côté de la haie ou de la charmille : il ne m’en arrivait que quelques mots qui me suffisaient et qui, dans leur incomplet, prêtaient d’autant mieux au rêve.

Charles Nodier, mon prédécesseur et qui a tant parlé Werther et Allemagne, l’arrangeait encore plus à sa fantaisie et ne la voyait qu’à travers la brume ou l’arc-en-ciel : il ne savait pas l’allemand.

Tout ceci, cher Monsieur, est pour maintenir, au milieu des imitations apparentes et des influences plus ou moins directes que vous démêlez très bien, l’originalité bien native pourtant de nos anciens amis, la veine naturelle et propre à cette famille romantique française qui a et gardera sa physionomie entre toutes les autres écoles.

Laissez-moi maintenant vous féliciter de tant d’observations fines et justes que je rencontre dans vos pages et vous remercier du flatteur témoignage de confiance que vous sollicitez de moi.

I

Influences successives des littératures étrangères. — Comment se comporte vis-à-vis d’elles l’esprit gaulois. — La Réforme se développe en Allemagne et en Angleterre. — La Renaissance rétrécit l’idéal en France. — Le monde païen (classique) et le monde chrétien (romantique). — L’idéal social et l’idéal humain, ou Corneille et Racine, comparés avec Shakespeare, Dante, Byron etc. — Exposition.

Que l’on se représente un Européen, un homme de la civilisation, transporté pour la première fois sous les tropiques, le premier sentiment qu’il éprouvera à la vue de la végétation exubérante de ces contrées, ce sera sans doute l’étonnement, l’admiration. Mais lorsqu’il se sera familiarisé avec l’aspect étrange et pittoresque du pays, ne se sentira-t-il pas pénétré peu à peu d’une série de surprises charmantes, en retrouvant au milieu de tant de produits, en apparence étrangers, ceux auxquels il a été habitué dès son enfance, les vulgaires ingrédients même de tout ménage européen, tels que le thé, le café, le sucre, les épices, tant de denrées connues, tant de vieux amis, pour ainsi dire, qu’il voit là pour la première fois vivant de leur grande vie, se développant sur leur sol natal, dans toute la vigueur et la beauté de leur nature primitive ?

Tel a dû être, sans doute, le sentiment des premiers voyageurs français qui ont traversé le Rhin pour venir étudier en Allemagne la littérature et les mœurs. L’impression d’étrangeté produite par une langue inconnue et des physionomies nouvelles une fois surmontée, ils ont dû reconnaître dans cette Allemagne si calomniée, sur cette terre un peu barbare à leurs yeux, le digne berceau de grandes institutions, de sublimes découvertes. Ils ont dû saluer avec joie cette grande usine intellectuelle d’où nous est venue la poudre à canon, qui a mis fin au moyen âge et à la barbarie — l’imprimerie, qui a fondé la société moderne sur le principe de la liberté — la Réforme, qui a spiritualisé le christianisme et l’a rendu apte à se fondre dans les institutions publiques et à les conduire au progrès.

Cette manière de considérer l’Allemagne, qui consistait à lui rendre entière justice, à reconnaître ses services passés et à lui demander de nouveaux enseignements, de nouvelles lumières, ne date guère pour la France que de notre siècle. Non que l’Allemagne fût restée terre inconnue, pour les savants ou les hommes d’état des siècles passés. Plus d’un avait tourné les yeux vers ce pays de la méditation solitaire, à la suite des guerres des bords du Rhin. Mais ce qu’il importe de constater, c’est que, pour la France en général, l’Allemagne n’était guère aux xviie et xviiie  siècles qu’un vaste champ de bataille où l’on allait de temps en temps à la récolte des lauriers, terrain commode pour remporter des victoires, et non moins commode quand il s’agissait de dissimuler des défaites. Ce n’est qu’au xixe  siècle que la France éclairée s’ouvrit enfin à ce grand cœur et à cette vaste intelligence qui bouillonnaient de l’autre côté du Rhin, et c’est ce premier mouvement de sympathie que j’ai entrepris d’étudier, en le suivant jusque dans ses dernières conséquences.

L’Angleterre était beaucoup plus connue des Français, surtout au point de vue politique, mais, littérairement parlant, elle l’était assez mal. Chateaubriand dit lui-même dans son Essai sur la littérature anglaise : « Lorsqu’en 1792, je me réfugiai en Angleterre, il me fallut réformer la plupart des jugements que j’avais puisés dans les critiques de Voltaire, de Diderot, de La Harpe et de Fontanes. » Il fallut qu’un courant électrique passât sur toute l’Europe et lui imprimât le même élan, la même secousse douloureuse, pour que Français, Anglais, Allemands se rapprochassent par le sentiment et par l’imagination, et produisissent ensemble, au moyen de contrecoups réciproques, ce grand réveil littéraire du xixe  siècle, qu’on a baptisé du nom de romantisme.

À cette époque, Shakespeare et Milton ayant été remis en lumière par leurs compatriotes, nous furent ainsi révélés en même temps que Goethe, Schiller, Herder et Lessing, et, des semences fécondes que tant de grands esprits, jusqu’alors inconnus, jetèrent sur notre sol, naquit une nouvelle littérature française et un nouvel idéal.

Il y aurait une histoire assez curieuse à faire : ce serait celle des vicissitudes qu’a subies l’esprit gaulois depuis le xvie  siècle jusqu’à notre époque. Semblable à la lune qui tantôt brille tantôt disparaît dans un ciel d’orage, l’esprit gaulois, tantôt indépendant, plus souvent dominé par l’invasion des influences étrangères, réussit cependant à imprimer à l’ensemble de la littérature une marche plus ou moins logique, et une certaine harmonie.

Mais il ne resta pas toujours libre et insouciant comme au moyen âge où, dit Béranger :

                        Troubadours et Trouvères
Au nez des rois vidaient gaiement leurs verres.

Au xvie  siècle l’esprit gaulois subit sa première éclipse. Au moment même où il s’épanouissait dans tout son éclat et dans toute son originalité avec Rabelais, Montaigne et Marot, la Renaissance l’affubla de la toge antique, et il s’y drapa galamment au son de la lyre de Ronsard. En même temps, comme la Renaissance lui était venue d’Italie avec les artistes appelés en France par François Ier, l’esprit gaulois se plia à cette nouvelle servitude avec sa souplesse habituelle.

Puis vint le tour de l’Espagne. Introduite par les Ligueurs sous Philippe II, la poésie chevaleresque et sentimentale des hidalgos envahit les salons et les ruelles. Les romans héroïques avaient mille chances de réussir dans la société française. Aussi leur influence s’étendit-elle jusqu’au grand Corneille dont les héros tragiques, le Cid, Horace, Auguste, sont encore de fiers hidalgos, bâtis d’une seule pièce et doués d’un cœur qui ne sait battre que pour la gloire et l’amour.

Ces influences ne disparaissent point tout à fait dans cette grande littérature du xviie  siècle qui s’imposa à l’Europe à force de régularité et de discipline, bien plus que par des élans de génie comparables à ceux d’esprits indépendants tels que Dante ou Shakespeare, Goethe ou Byron. Les grands auteurs du siècle de Louis XIV ne furent point de ces météores isolés qui illuminent à de longs intervalles le ciel de l’intelligence, ce furent les étoiles d’une constellation, ou, si l’on aime mieux, les soldats d’une armée régulière, d’une phalange serrée qui marchait d’un pas mesuré à la conquête de l’Europe.

L’ordre, la discipline, l’autorité, tel était en effet le génie de la France à l’époque où son souverain osait dire « l’État c’est moi ». — Parole imprudente ! et qui coûta cher à cette royauté orgueilleuse et aveuglée ! — En exagérant le principe monarchique on amena les désordres de la régence, la décomposition de la société, et enfin la révolution qui lâcha les rênes à toutes les passions, à toutes les vengeances populaires. L’esprit français avait perdu sa boussole, et flottait à tous les vents. Tout à fait désaccoutumé de la liberté, il en fit un usage immodéré et souvent coupable. En peu d’années il usa ce nouveau principe. Et au moment où il se croyait le maître, il retomba tout naturellement dans la vieille ornière de l’autorité et du despotisme.

L’invasion des alliés qui fut le résultat de tant de folies trouva la France toute disposée, dans son découragement, à recevoir du dehors les forces intellectuelles qu’elle avait perdues, et ainsi s’établit, sur les ruines du vieux système classique, l’influence des littératures du Nord qui, du reste, n’anéantirent point l’esprit gaulois, mais lui fournirent de nouveaux motifs, le rajeunirent, l’enrichirent et le rendirent capable d’exercer de nouveau la suprématie intellectuelle en Europe.

Dans ce tableau rapide des vicissitudes de l’esprit français, ce qui doit nous frapper, c’est l’action durable et profonde de la Renaissance. Tandis qu’en Allemagne et en Angleterre, la Réforme avait pris racine dans les institutions et dans les mœurs, en France cette action libérale, cette émancipation de l’individu aux dépens de la communauté avait été bientôt étouffée par le besoin d’autorité et l’habitude de l’imitation. Des esprits indépendants tels que Rabelais, Montaigne, la Boétie, Agrippa d’Aubigné, n’avaient eu qu’un temps pour se produire, et ne s’étaient émancipés qu’à la faveur d’une anarchie momentanée. Mais la cour avait bientôt repris le sceptre du goût, et la législation de la pensée. Les précieuses de l’hôtel de Rambouillet furent les premiers despotes littéraires que se donna une nation galante et chevaleresque. Puis vint Malherbe qui coupa les ailes à la poésie, et enfin Boileau qui la condamna au supplice du boulet.

En un mot, entre les influences rivales qui dominaient au xvie  siècle, entre le courant chrétien de la Réforme et le courant païen de la Renaissance, ce fut ce dernier qui l’emporta. Le principe de liberté céda la place au principe d’autorité, et l’émancipation individuelle dut être ajournée à des temps meilleurs.

Ainsi pour n’avoir pas accepté la révolution religieuse au moment favorable où elle apportait au monde la liberté et l’affranchissement, la France fut condamnée à subir tôt ou tard toutes les horreurs d’une révolution politique, et l’éruption épouvantable des vengeances concentrées d’un plus grand nombre de siècles.

Les littératures du midi, depuis longtemps soumises à l’influence d’une civilisation avancée, avaient fini en Italie, puis en France, par se fixer dans des formes conventionnelles, pures, élégantes, sans doute, mais étroites et resserrées dans l’idéal restreint de certaines règles sociales. La nature, cette source inépuisable de l’art, était à peu près oubliée et remplacée par des draperies théâtrales et des pompes monarchiques. La liberté individuelle était limitée de tous côtés par des habitudes et des préjugés d’étiquette qui gênaient l’essor des poètes et les forçaient de se restreindre au langage des courtisans.

Les lois d’Aristote qui sont un résumé parfaitement exact et logique des conditions artistiques de la civilisation grecque, furent, en dépit du sens commun et par un anachronisme absurde, adaptées à l’art moderne. On oublia que le christianisme nous avait ouvert de tout autres perspectives que celles de l’antiquité, que si l’art grec avait trouvé sa plus haute réalisation dans l’anthropomorphisme, dans la représentation idéale de la beauté physique de l’homme, dans le fini, en un mot, l’art moderne en s’élançant vers l’infini, s’était ouvert le monde de l’âme, des aspirations morales, des contemplations religieuses, et de la passion idéale.

Ainsi, à ses débuts, la littérature française, reniant ses origines populaires, ses richesses nationales, et sa mission civilisatrice, s’était fait un idéal artificiel, tout à fait étranger aux idées de liberté et d’égalité qui étaient les grands principes du christianisme et de la société moderne.

Quel était cet idéal artificiel que la France adoptait ainsi sur la foi de ses poètes de cour ? Était-ce l’idéal d’Homère, de Dante, de Milton ou de Shakespeare ? Était-ce ce grand idéal humain qui plus tard inspira Byron et Goethe, cet idéal à travers lequel les grands génies de tous les âges ont plongé leurs regards jusque dans le cœur de l’homme, cet idéal qui n’a que deux pôles : l’âme humaine et Dieu ?

Non, l’idéal français tel qu’il se manifesta au xviie  siècle n’était pas l’idéal humain, c’était l’idéal social. Les auteurs classiques français ne virent point l’homme face à face avec Dieu ou avec la nature ; mais, ce qui les attira tout d’abord, ce fut la condition de l’homme parmi ses semblables, ses vertus ou ses vices sociaux, ses actions éclatantes ou viles, et les conflits qui s’établissaient entre les diverses classes de la société. Delà vint qu’au lieu de se proposer pour but la recherche des rapports entre l’homme et les puissances supérieures ; entre l’homme et la nature, ou bien de poursuivre la réalité, la vérité, au-delà des limites du monde physique, les Français ne connurent pas de plus haute ambition que la puissance politique, de plus noble aspiration que l’honneur, de plus vaste idéal que l’héroïsme. Tels furent les principes que leur apporta la Renaissance et l’héritage qu’ils acceptèrent des Grecs et des Romains.

Le xviie  siècle imposa à la France la ligne droite comme la forme esthétique par excellence. La peinture, l’architecture, l’horticulture durent se soumettre, ainsi que la poésie et le théâtre, à cette loi immuable. Pendant deux-cents ans l’imagination des poètes fût tenue de se déployer entre les barrières étroites qu’on lui imposait.

Partout ailleurs qu’en France les auteurs y eussent perdu leur génie et leur courage. Mais l’esprit français est ainsi fait que la contrainte le fortifie, que les difficultés l’excitent et le remplissent d’émulation. Que ce soit sur le champ de bataille ou dans l’arène plus pacifique de la science et des lettres, le Français monte toujours à l’assaut.

Corneille est le type le plus achevé de l’écrivain français, visant sans cesse du côté d’en haut, et acceptant courageusement la tyrannie des règles. L’étroitesse même de son idéal contribuait à l’élévation de ses types.

M. Géruzez a dit de lui dans son Histoire de la Littérature française : « Son but est d’élever les âmes, et pour atteindre ce but, il a essayé de peindre l’héroïsme sous toutes ses faces : dans Horace, l’héroïsme du père et du citoyen, dans Auguste, l’héroïsme de la clémence, dans Polyeucte, l’héroïsme de la religion, dans Cornélie, l’héroïsme de l’amour conjugal, dans Antiochus et Séleucus, l’héroïsme de l’amour fraternel — ajoutons : dans le Cid, l’héroïsme de l’honneur, dans Chimène, l’héroïsme de l’amour. »

Ainsi donc, c’est toujours une passion, une seule, et encore à l’état purement abstrait que Corneille personnifie et met en scène. Théâtral, avant tout, et plutôt théâtral que dramatique, il nous montre ses héros toujours enthousiastes, toujours tendus, toujours prêts aux grandes actions, et nous fait rarement pénétrer dans les coulisses de l’âme humaine. Ses héros sont trop bien dressés pour oser montrer la moindre hésitation ; ils nous font un peu l’effet de ces pauvres soldats prussiens que l’on exerce à marcher, la jambe roide, les coudes serrés au corps, comme des automates plutôt que comme des hommes, et qui tremblent au moindre juron du sous-officier qui les commande. Car au point ; de vue militaire, les termes sont renversés. C’est en France qu’on retrouve la liberté d’allure, l’aisance des mouvements, en Allemagne la raideur et la discipline exagérée. Ici c’est le physique qui est libre, tandis que le moral ne l’est pas, là c’est précisément le contraire. Corneille semble sans cesse craindre, en nous montrant les combats intérieurs qui se livrent dans l’âme de ses personnages, de les faire descendre du piédestal sur lequel il les élève. Il en fait non des hommes, mais des demi-dieux, des statues, des types abstraits, vivant sur les hauteurs immaculées du devoir et de la vertu et ne participant aucunement aux faiblesses humaines. En un mot, il peint les hommes tels qu’ils devraient être et non tels qu’ils sont.

Il est incontestable que Corneille, avec sa hauteur d’inspiration et son fier style, élève nos âmes et les fortifie ? mais il ne les remue pas comme Shakespeare, il ne les terrifie pas comme Dante, il ne les trouble pas comme Byron. Cependant j’éprouve le besoin de défendre Corneille contre les attaques de Lessing et de Schlegel. Je suis de l’avis de ces critiques quand ils reprochent à l’auteur d’Horace et de Rodogune d’avoir mal compris la simplicité et la grandeur des anciens et de l’avoir fait dégénérer en raideur et en pauvreté d’invention. Mais il ne faut pas oublier que Corneille n’était en cela que l’organe fidèle du goût de son époque. Ses pièces portent, comme l’a remarqué un critique moderne, M. Adolf Ebert, un caractère en même temps national et transitoire. Quoique évidemment inspiré par les Espagnols, cette imitation était plutôt chez lui une assimilation. Les Français et Corneille avec eux ne comprenaient les auteurs étrangers ou les anciens qu’à travers leur propre idéal. Ils avaient leur manière à eux de se représenter les Espagnols, les Turcs, les Barbares, les Grecs et les Romains. Dans leurs traductions l’épithète de patres conscripti adressée par les orateurs aux sénateurs se traduisait par Messieurs ! — Les héros de la Grèce et de Rome se vousoyaient et s’appelaient entre eux Seigneurs, tandis qu’on traitait de Mesdames les héroïnes de l’antiquité. Ces anachronismes s’accordaient avec ceux du costume. Le Cid, Horace, Oreste ou Bajazet paraissaient en habit de cour, ornés de canons, de manchettes, de longues perruques à trois marteaux, et armés de petites épées liées avec des rubans. Quant aux dames, qu’elles représentassent Chimène, Cléopâtre, Phèdre ou Roxane, elles ne quittaient point l’éventail, et paraissaient en vertugadins et avec des robes à queue, selon la mode du temps, comme les personnages de l’histoire de la Passion dans les tableaux de Paul Véronèse.

Plusieurs fois, (entre autres dans le Cid, dans Polyeucte, dans Rodogune) Corneille tenta d’échapper aux lois codifiées par d’Aubignac et aux influences despotiques qui régnaient alors sur l’art français, mais il en fut vertement blâmé par la critique, et dut enfin se soumettre. Ainsi, Corneille, qui aurait pu être un génie universel, ne fut que le poète d’une société et d’une époque.

C’est ce qui le distingue essentiellement de Shakespeare, dont les caractères sont immortels, parce qu’ils sont, non pas sociaux seulement, non pas calqués sur la mode ou les préjugés d’une l’époque, mais humains, c’est à dire puisés dans la nature constante de l’homme, basés sur l’observation de ses combats intérieurs, sur ses faiblesses comme sur ses vertus. Hamlet, lui aussi, est un héros, comme Horace ou comme le Cid, et cependant il nous montre à nu tous les doutes, toutes les hésitations, toutes les rêveries de son âme bizarre et philosophique, avant de se décider à venger le meurtre de son père. Qu’eût fait Corneille d’un pareil caractère ? Il ne nous eût montré (s’il m’est permis à ce sujet de me servir d’une comparaison mathématique) que les résultats des raisonnements d’Hamlet ; il n’eût pas, comme Shakespeare, étalé le calcul même à nos yeux. C’est que Shakespeare, en même temps curieux de tous les mystères de l’âme, et ému des passions humaines, n’agissait point en vertu d’un système préconçu, et n’était point condamné à se plier sous le despotisme des certaines règles. Son public le laissait libre de se développer à sa manière, et d’être, comme on l’a appelé, l’enfant de la fantaisie. Son génie se développait à la faveur des libertés de la Réforme, tandis que celui de Corneille était étranglé par les chaines de la Renaissance. Shakespeare pouvait se moquer à loisir du ton précieux de la société de son temps, tandis que le vieux Corneille était condamné à composer des vers galants pour la Guirlande de Julie. Enfin Shakespeare ne craignait pas de mettre en scène les brutalités de la populace, Caliban à côté d’Ariel, le fossoyeur à côté d’Hamlet, les bouffons à côté des héros, tandis que Corneille et les tragiques du grand siècle, n’avaient le droit de faire parler que les rois, les princes, les généraux, et leurs courtisans.

Qu’on se figure un peintre auquel on ne donnerait pour représenter les monuments, les plantes, les animaux et l’homme, que deux ou trois couleurs, un peintre de grisailles par exemple, que pourrait-il produire de complet à côté d’un autre peintre, d’un talent égal, qui jouirait de toutes les richesses de la palette ! — Telles étaient les conditions que faisait aux poètes le despotisme littéraire de la cour de Versailles. Telle est l’excuse de Corneille, s’il fut moins grand, moins humain, que son génie l’eut sans doute porté à l’être.

Quant à Racine on reconnaît volontiers qu’il fut plus capable de sentiment et d’émotion que son émule. Mais il ne fut pas moins écrasé par l’autorité des règles et par les préjugés de la mode. — Aussi son sentiment dégénère-t-il souvent en galanterie, et rappelle-t-il beaucoup trop les héros chevaleresques des précieuses. Comme eux il parle des nœuds qui unissent les amants, des feux dont ils brûlent, des beaux yeux dont ses héros sont charmés, et d’autres fadaises de la langue des ruelles.

« Plus porté à l’élégie et à l’idylle qu’à l’héroïsme », comme le dit Schlegel, Racine a cependant su peindre des caractères, et des caractères de femme surtout, avec une supériorité incontestable. Andromaque, Hermione, Roxane et surtout Phèdre valent, on l’avouera, quelques-unes des héroïnes de Shakespeare et de Schiller. Le caractère de Néron dans Britannicus est une création supérieurement comprise et d’une haute portée historique.

Mais comme Corneille, sa verve, son génie se déployèrent dans l’intérieur du cadre qui lui était imposé, et jamais au-delà. Il accepta la pratique du théâtre, avec la règle des trois unités, telle qu’elle existait de son temps, et il y soumit son talent sans murmurer.

C’est ce qui l’a empêché, tout en imitant les anciens, entre autres Euripide, de reproduire la couleur et la souplesse qui les distingue. Le goût qui régnait à la cour du grand roi n’admettait la nature qu’à condition qu’elle fût peignée, frisée et taillée comme les ifs et les charmilles de Versailles. Aussi le pauvre Racine n’eut-il qu’une fois peut-être un élan vers la vraie nature. Le cri de Phèdre :

Dieux ! que ne suis-je assise à l’ombre des forêts !

fut le seul rayon de soleil, la seule échappée sur la campagne qui vînt réjouir les portiques froids et solennels de la tragédie classique.

Ce qui, avant tout, fait le charme de Racine, c’est l’harmonie du vers, la plénitude, la grâce et la pureté du style. Et c’est aussi le mérite que les étrangers sont le moins capables d’apprécier. Schlegel en comparant la Phèdre de Racine à la Phèdre d’Euripide, est forcé lui-même de se placer en dehors du point de vue de la forme. « Les beautés de style et de versification dans des langues différentes, dit-il, ne peuvent se comparer entre elles ; ainsi la comparaison doit tomber nécessairement sur les caractères et leurs rapports mutuels, sur l’art de conduire l’action et sur l’esprit de la composition en général. »

Dans une époque formaliste, il naissait tout naturellement des écrivains de style. C’était alors la première, la plus importante des recherches. La langue française tout nouvellement formée avait besoin de modèles, et les écrivains de cour se chargeaient d’en composer, sous la férule de l’autorité. Le sujet et l’action des tragédies de Corneille et de Racine n’étaient pour ainsi dire, que des exercices de style, des prétextes à tirades, des canevas sur lesquels ces auteurs brodaient avec amour les fleurs d’une élégante rhétorique.

Il ne faut pas l’oublier, et cette vérité sur laquelle j’ai insisté dans un cours précédent2 éclate, dans le siècle de Louis XIV, plus peut-être qu’à toute autre époque de l’histoire de France. C’est que la littérature est liée intimement à la politique et en reçoit la profonde empreinte. Tandis que Louis XIV organisait l’autorité royale dans la centralisation, Boileau, le législateur du Parnasse, proclamait l’autorité littéraire au nom d’Aristote et du bon sens. Il disciplinait comme son roi, le monde qu’il gouvernait. Il se préoccupait avant tout de la forme, parce que la France en était à sa période d’étude et de rhétorique, et non, comme on l’a dit, dans l’âge de maturité. La civilisation du siècle de Louis XIV n’était guère qu’à la surface, et si elle produisit une littérature brillante et des œuvres d’une beauté achevée, c’est qu’alors la France avait adopté un idéal restreint, à la portée de toutes les intelligences, et qui fut facilement atteint, mais je ne pense pas, avec les critiques classiques, que la France ait dit alors son dernier mot, qu’elle ait produit tout ce qu’elle peut produire, et qu’on doive considérer les auteurs du xviie  siècle comme les grands modèles qu’on ne pourra dépasser.

Le romantisme avec ses horizons agrandis, nous a fourni des poètes tels que Lamartine, Victor Hugo, Alfred de Vigny, Alfred de Musset, Brizeux, Béranger, et d’autres, chez lesquels on trouve une richesse d’imagination, et même une forme supérieure à celle des versificateurs qui chantaient les louanges de Louis XIV ; des prosateurs tels que Mme de Staël, Chateaubriand, Lamennais, George Sand, Paul Louis Courier, qui valent bien Mme de Sévigné, Saint-Simon, Bossuet, Fénelon ou La Bruyère.

En rappelant, au début de cette étude sur les influences étrangères, ce qu’était la littérature française à l’époque la plus florissante de son histoire, et sous sa forme la plus saillante, c’est à dire chez les tragiques, j’ai tenu à caractériser ce fameux idéal français qui s’imposa à l’Europe pendant près de deux siècles, avant de montrer comment il fut renversé par le Romantisme.

J’ai cherché à faire mesurer par le simple rapprochement l’abîme qui séparait encore le procédé de nos poètes classiques de la vraie poésie telle que nous la comprenons aujourd’hui, de cette poésie humaine qui embrasse dans son élan tout l’ensemble de la création et toutes les puissances de l’âme.

L’important, avant de passer au sujet spécial que j’ai cru devoir aborder dans ces études, c’était de justifier le choix de mon sujet aux yeux des lecteurs étrangers ou français, de les convaincre de l’influence réelle qu’ont dû exercer sur la littérature française les littératures du nord de l’Europe, et surtout de la nécessité de cette influence.

Je tenais aussi à combattre un préjugé allemand qui heureusement a cessé d’être fondé.

Trop souvent on nous accuse de nous prélasser un peu trop dans notre orgueil littéraire, et de ne pas reconnaître volontiers les lumières que nous devons aux savants et aux hommes de lettres germaniques. J’ai voulu prouver que nous savions avouer nos faiblesses, apprécier les mérites de nos voisins et en profiter dans la mesure de nos forces.

Du reste, en étudiant l’influence des littératures germaniques sur le Romantisme français, j’ai dû ne m’attacher qu’à un côté restreint de notre réforme littéraire. L’influence des littératures étrangères n’a été qu’une des faces du Romantisme. Aussi convient-il de rappeler, une fois pour toutes, avant d’entrer dans le sujet même, que je n’entends point borner le Romantisme à l’imitation ou à l’initiation des éléments étrangers qui venaient s’y joindre. Plusieurs autres causes tout intérieures et spécialement françaises ont concouru à ce grand mouvement littéraire qui a rempli la première moitié de notre siècle. Elles ont été exposées avec talent par un grand nombre de critiques après lesquels il resterait peu de chose à dire.

Mais puisque j’ai indiqué la Renaissance comme la source d’où est sortie la littérature dite classique, je ne dois point oublier de mentionner la Réformation qui, toute vaincue qu’elle ait été dès l’origine, en France, n’a point cessé cependant d’exercer sur nos écrivains une influence sourde et occulte, dont, en fin de compte, le Romantisme a été le tardif mais éclatant épanouissement.

La Réforme fonda en France un courant intellectuel qui longtemps coula silencieusement sous les gazons de l’épicuréisme de cour, et qui apparut tout à coup, vers la fin du xviiie  siècle, sous les ruines de l’édifice social qu’il avait lentement miné.

Je ne pense point que ce soit un paradoxe que de rattacher à ce courant des auteurs tels que Pascal, cet implacable ennemi des Jésuites ; Molière, le vigoureux accusateur des Tartuffes3 et des marquis, La Fontaine, le profond moraliste qui semble avoir prévu d’avance, par une espèce d’induction anticipée, tout le côté piquant de l’histoire, et même de notre histoire contemporaine. Fénelon, l’apôtre de la tolérance, Bayle, le premier érudit français qui s’avisa de penser, Montesquieu et d’autres, nous conduisent jusqu’à Rousseau et à Diderot, auxquels nous faisons remonter l’ère du sentiment individuel et de la liberté de penser, qui fut pour la France l’aurore de l’influence germanique.

Tel sera le point de départ de ces études. Je ne crois point aux causes purement extérieures, et je ne pense pas qu’il ne doive être question de l’influence des littératures du nord, que du jour où Mme de Staël a écrit un livre en faveur de l’Allemagne, ou de celui de l’invasion des alliés à Paris.

Je pense au contraire que tout se lie, que tout s’explique dans l’histoire d’un peuple, par le développement intime de l’esprit de ce peuple, et qu’on peut retrouver en germe dans son passé, tous les grands événements qui ont agi tôt ou tard sur lui. Cependant j’ai accordé à l’action de Mme de Staël une large place parce que ce fut elle, en effet, qui frappa la première le rocher la baguette magique, et qui en fit sourdre le fleuve de la France littéraire moderne.

« Le livre de l’Allemagne, a dit Goethe, doit être considéré comme une puissante artillerie qui pratiqua dans cette espèce de muraille de la Chine que des préjugés surannés avaient élevée entre les deux peuples, une large brèche, si bien qu’au-delà du Rhin, et bientôt au-delà du canal, on s’informa plus exactement de nous, ce qui ne pouvait manquer de nous assurer une grande influence sur tout l’occident de l’Europe. »

Nous examinerons aussi l’action de M. de Chateaubriand, parce qu’il révéla à la poésie des horizons infinis, qu’il rasséréna l’air de l’époque en l’ouvrant aux vents de l’océan, aux bruits mystérieux des solitudes vierges du nouveau monde, en même temps qu’il enrichit l’imagination française de la poésie du christianisme, et la langue d’une foule d’expressions et de tournures originales.

Sur les pas de Mme de Staël, les voyageurs abondèrent en Allemagne, et vinrent étudier ce pays de la légende et de la philosophie. M. Cousin dans deux voyages successifs s’assimila les idées nouvelles de Kant, puis de Hegel, et les importa en France où elles se transformèrent en pénétrant dans les différentes branches de la science.

Ces progrès d’une littérature étrangère, ces conquêtes qu’elle faisait sur les esprits émurent enfin la critique française, qui se souleva en masse contre les nouveaux prophètes.

« D’où nous viennent ces doctrines ? » s’écriait Dussault, dans ses Annales littéraires. « Sont-elles nées parmi nous ? Non, ce sont des fruits étrangers ; fruits dangereux, véritables poisons, qui ne peuvent que hâter l’extinction totale dont notre littérature est menacée. C’est des bords du lac de Genève, c’est du fond de l’Allemagne, que de nouveaux docteurs ont proclamé ces théories dans un français mêlé de germanismes et dans un style qui sentait le terroir. »

Mais il était trop tard pour s’y opposer. Déjà depuis longtemps Grimm, Suard, Ducis et surtout Mercier avaient signalé le mouvement intellectuel puissant qui se produisait aux portes de la France. Le moment était venu de fournir des exemples et de montrer à une société rassasiée et vieillie, le riche développement littéraire que pouvait prendre une nation jalouse de son originalité, se fiant à ses propres forces, et n’absorbant pas la sève nationale dans l’écorce d’une civilisation décrépite.

De nouveaux combattants vinrent au secours des idées nouvelles. — Les plus hautes intelligences furent, comme toujours, celles qui embrassèrent les premières la cause du progrès et de la réforme. La poésie s’en inspira à son tour et, exagérant le sentiment naïf et profond de la muse germanique, les blondes vapeurs des légendes d’Ossian, les agitations fiévreuses du génie éminemment subjectif de Byron, se créa un monde fantastique, où, pour la première fois en France, on vit la rêverie se substituer à l’esprit, la mélancolie à la gaieté naturelle, l’exaspération de la couleur et le désordre calculé à la forme pure et correcte des grands modèles.

Ce furent là les inconvénients et les ridicules de l’imitation étrangère, mais ce furent aussi les sources auxquels nos grands poètes modernes, Lamartine et Victor Hugo, puisèrent toute leur puissance d’émotion et leur intensité de couleur.

Enfin l’influence nouvelle s’étendit jusqu’à la scène dramatique, qui jusqu’alors, vouée plus que toute autre forme littéraire, aux vieilles idoles du classicisme, se vantait d’avoir conservé le plus longtemps dans son intégrité le monotone idéal du xviie  siècle. Sur ce terrain la lutte fut acharnée. Il ne suffisait plus, en effet, de se réunir en petit comité, en cénacle de beaux esprits, il fallait convertir la foule, le public français si pétulant, si passionné et qui applaudissait encore par habitude aux longues tirades classiques, surtout lorsqu’elles étaient débitées par un acteur tragique tel que Talma. Ce ne fut donc pas sans peine que Victor Hugo, le courageux champion du romantisme dramatique, arriva à remporter une victoire décisive. La tragédie rugissante fut enfin honteusement chassée de la scène, et le drame moderne, le drame lyrique, ou le mélodrame la remplacèrent désormais.

Tels sont les événements que nous avons à passer en revue. Il serait intéressant de pousser encore plus loin ces investigations, de poursuivre l’étude des influences internationales jusqu’au moment où la littérature française ranimée par les littératures étrangères, réagit à son tour sur elles et leur imprima un essor que les auteurs allemands eux-mêmes se sont plu à reconnaître.

L’un d’eux, Mme Fanny Lewald, décrit dans ses Mémoires, avec une fraicheur d’impression qui semble dater d’hier, l’agitation produite en Allemagne par l’apparition des chefs-d’œuvre du romantisme français. Qu’on me permette de traduire quelques pages extraites de l’avant dernier volume de son autobiographie, intitulé : Leidensjahre (années de souffrance). C’était vers 1830 Mme Fanny Lewald se trouvait alors à Breslau, chez un oncle dont elle mettait à profit la bibliothèque.

« L’époque était agitée, dit-elle, les journaux allemands apportaient tous les jours un aliment nouveau à la fièvre des esprits, et on les avait sans cesse à la main, ainsi que la Revue de Paris et la Revue des deux mondes. — La politique, la littérature, les questions sociales et religieuses étaient discutées avec la plus complète liberté, et comme j’étais sérieuse et que je cherchais réellement à comprendre de quoi il s’agissait, on oubliait volontiers que j’étais une jeune fille, et l’on poursuivait en ma présence la discussion jusqu’à ses extrêmes conséquences.

« On se trouvait alors dans une période, pendant laquelle la vie des peuples ainsi que la vie des individus semblait se précipiter avec un courant plus vif et plus rapide.

« En France, l’école romantique avec toutes ses exagérations brillantes et passionnées, avec ses compositions bizarres mais presque toujours spirituelles, venait de se faire jour et avait momentanément entrainé les esprits même les plus calmes et les plus réfléchis. Victor Hugo, Balzac, Lamartine, George Sand, J. Janin, A. Dumas, Eugène Sue, Alphonse Karr, Émile Souvestre exerçaient une action puissante sur tous ceux qui jusqu’alors s’étaient attachés plus ou moins étroitement aux modèles classiques de la littérature allemande. Leurs écrits ouvraient sur les mœurs de la société française des échappées qui auraient pu à bon droit exciter la répulsion et l’effroi. Mais comme la vie intellectuelle ne pouvait se développer librement en Allemagne sous la pression des institutions politiques, comme il lui manquait une matière sur laquelle elle pût agir, et un champ dans lequel elle pût s’étendre, il arriva qu’on prit volontiers, dans la littérature étrangère, le manque de mesure pour de la vigueur, la licence pour la liberté, le désordre des idées morales avec les fautes et les crimes qui en découlent, pour le droit et l’émancipation de l’individu. Aussi arriva-t-il que de braves gens qui n’auraient pas tué une mouche, ne purent se défendre d’un ravissement plein d’horreur à la lecture des fureurs de Han d’Islande, des mystères effrayants de l’Histoire des Treize, des terreurs de Quasimodo, de Lucrèce Borgia, ou de la Tour de Nesle, des agonies et des atrocités de la Salamandre, tandis que, sans attaquer leur sûreté personnelle, ces livres leur préparaient cette émotion que Bettina appelait “un plaisir terrible” (Gräuel-Plaisir).

« Ces œuvres d’ailleurs, à part l’exaltation de la composition et l’intérêt qu’inspirait le sujet même, étaient si remplies de sentiment, de pensées profondes, d’éclairs de génie, de finesse d’observation psychologique ; la langue en était devenue si souple et si puissante, si délicate et si passionnée, que ces productions devaient nécessairement communiquer l’ivresse et l’éblouissement. »

Tel était le prestige qu’exerçait notre Romantisme sur les jeunes imaginations allemandes. Telle était, du reste, la manière dont la France rendait en 1830 à l’Allemagne, les emprunts qu’elle lui avait faits sous la Restauration.

Mais je n’ai ni le droit, ni le pouvoir d’aller aussi loin. C’est aux auteurs allemands qu’il appartient de constater l’influence produite sur leur littérature par la littérature française.

Il me suffira d’éclairer autant qu’il me sera possible la première moitié de la route, celle qui conduit d’Allemagne en France, et sur laquelle nos prédécesseurs ont construit le premier pont pacifique à travers le Rhin. Ce pont n’était composé que de feuilles volantes, mais notre époque industrielle lui a substitué des ponts plus solides, non moins propres, espérons-le, à servir de trait d’union entre deux grands peuples, et destinés comme le premier à ne transporter d’autres armes que des armes intellectuelles.

II

Le courant germanique remonte à Rousseau et à Diderot ; l’influence anglaise à Voltaire. — Mme de Staël, le monde germanique et la liberté. — M. de Chateaubriand, la poésie transatlantique et l’Angleterre.

On pourrait composer sur le dix-huitième siècle une trilogie qui aurait son commencement, son milieu et sa fin, suivant le précepte d’Aristote. La première partie, qui comprendrait la Régence et le règne de Louis XV, formerait un opéra-comique, dont les paroles et la musique seraient faciles à trouver. La seconde partie, qui comprendrait le règne de Louis XVI, serait une comédie bourgeoise, et la troisième, on le devine, deviendrait une colossale tragédie.

À cette époque, il serait difficile et puéril de rechercher déjà des traces d’influence germanique, pour la bonne raison qu’alors la grande littérature nationale allemande n’existait pas. Cependant, en examinant de près la période bourgeoise et philosophique, on pourrait peut-être y découvrir déjà, à la cour, par l’autrichienne Marie-Antoinette, dans le monde lettré, par Grimm, Helvétius et d’Holbach, l’aube d’une influence étrangère qui devait, à dater de ce moment, lancer des rayons de plus en plus clairs et féconds sur l’esprit français. Mais nous ne voulons pas insister sur ces apparences tout à fait superficielles, surtout si nous nous rappelons que les Allemands adoptent bien plus volontiers, à l’étranger, les habitudes d’esprit du pays, qu’ils ne cherchent à lui imposer les leurs. C’est de la littérature allemande dans toute sa fleur que nous vinrent plus tard les grands courants dont s’inspira le Romantisme. Les influences individuelles ne firent que frayer la route, en élargissant le point de vue, en faisant éclater çà et là ce cadre étroit de l’autorité littéraire dans lequel le dix-septième siècle avait enfermé despotiquement l’esprit français.

Nous chercherons plus profondément le germe de l’influence germanique, et c’est chez deux auteurs français que nous le découvrirons tout d’abord. Ce furent eux qui se chargèrent de venger la défaite que la Réforme avait essuyée en France, au commencement du dix-septième siècle, après une lutte d’un siècle contre le génie despotique de la Renaissance.

Dans le précédent chapitre, j’ai déjà nommé Rousseau et Diderot, comme les avant-coureurs du mouvement romantique. Ce point de vue aura pu paraître singulier dans un pays comme l’Allemagne, où l’on pousse le plus loin possible les scrupules scientifiques. Ni Rousseau, ni Diderot n’étaient Allemands, ni l’un ni l’autre n’a beaucoup connu l’Allemagne.

Mais, outre que Rousseau n’était pas Français, il était le premier écrivain de cette école suisse qui eut plus tard sur le Romantisme une si grande influence, par les écrits pleins de vues larges et originales de Mme de Staël, de Benjamin Constant, de Sismondi, de Stapfer, de Mallet Du Pan, de Guizot, et d’autres, sur lesquels nous aurons à revenir. Et quant à Diderot, j’ai à l’appui de mon assertion l’autorité de M. Sainte-Beuve qui l’appelle : « la plus allemande de toutes nos têtes ».

Avec Diderot et Rousseau, deux sources nouvelles pénètrent dans la littérature française : c’est l’enthousiasme et la douleur. Diderot et Rousseau sont les Démocrite et Héraclite de la France moderne : L’un rit, c’est-à-dire s’anime, s’échauffe, répand autour de lui la saveur de la vie spirituelle dont il est imprégné ; l’autre pleure, s’émeut des maux de l’humanité, épanche dans un langage d’une éloquence poignante l’exquise sensibilité de son âme, met à nu son cœur déchiré et avide de consolations morales, et enivre sa génération d’une ivresse qui s’est communiquée à la nôtre et qui a fait de lui (même au dix-neuvième siècle) le grand-prêtre du sentiment, le révélateur de la nature et l’apôtre de la liberté.

Avant ces deux hommes, Fénelon, Montesquieu, Voltaire avaient ouvert la voie aux idées libérales ou philosophiques impatientes de dégager la littérature du formalisme officiel du siècle de Louis XIV. Tandis que la monarchie descendait avec Louis XIV, la Régence et Louis XV jusqu’aux derniers degrés de la corruption, il était naturel que les esprits éclairés réagissent contre un pareil abaissement, par une critique énergique et audacieuse. On ne devinait pas encore dans ces attaques toutes négatives quel serait le mot d’ordre, la pensée du monde nouveau contenue dans les aspirations du dix-huitième siècle. Mais ce qui devait frapper tous | les esprits, c’était l’extrême dissemblance qui commençait à se manifester entre ce siècle et celui qui l’avait précédé.

Le dix-septième siècle dont la calme et harmonieuse grandeur nous étonne, n’avait pas craint de consigner la pensée dans un cadre conventionnel ; mais il sut du moins le remplir. Et si les œuvres de cette époque s’approchèrent davantage de la perfection, exprimèrent plus complètement l’esprit français que toutes celles qu’on a vu éclore depuis, c’est que, dans sa sagesse, le dix-septième siècle avait su mettre l’idéal du beau à la portée de l’homme.

Nous admirons de nos jours une raison assez puissante pour avoir discipliné jusqu’à la pensée, cette belle indiscrète de tous les temps, mais quelque tourmenté que soit notre siècle, je ne pense pas que nous voudrions en changer. Arrivés à un certain âge, la vue d’une jeunesse vigoureuse et puissante, pleine d’illusions et de verve, de folles ambitions et de désirs inépuisables, peut nous enivrer un moment ; nous pouvons retourner avec elle vers les jours où la vie nous apparaissait à travers les vapeurs dorées d’une matinée d’été, mais, une fois le rêve passé, nous rentrons dans notre vieille enveloppe sans murmures et sans regrets. Pour tout ce trésor perdu des jeunes années, nous savons ce qui nous a été donné en échange, et quelque amer que soit ce fruit de notre âge mûr, nous le préférons encore à toutes les fleurs du monde, parce qu’il s’appelle : Science !

Mais la mauvaise heure est l’âge de transition. C’est pendant ce temps que les passions se déploient, que la fièvre de l’intelligence agite l’âme et le corps, et que les illusions s’effeuillent, comme disent les poètes. Il se fait alors un combat à outrance entre le bien et le mal, entre les instincts généreux du cœur et les faux raisonnements de la passion qui proteste. De là des hauts et des bas continuels, des alternatives de beau temps et d’orage qui transportent ou abattent l’âme humaine.

Dans l’histoire du développement social et philosophique de la France, le dix-huitième siècle a été ce mauvais moment.

Au milieu des ruines que faisaient autour d’eux les esprits ardents qui avaient déclaré la guerre au vieux monde, au milieu d’esprits négatifs, tels que Condillac, d’Alembert et Voltaire, Diderot et Rousseau parurent, comme des esprits positifs, comme des prophètes avant-coureurs du monde nouveau.

« Diderot, dit M. Sainte-Beuve, riche et fertile nature, ouverte à tous les germes, et les fécondant en son sein, les transformant presque au hasard par une force spontanée et confuse ; moule vaste et bouillonnant où tout se fond, où tout se broie, où tout fermente ; capacité la plus encyclopédique qui fût alors, mais capacité active, dévorante à la fois et vivifiante, animant, embrasant tout ce qui y tombe, et le renvoyant au dehors dans des torrents de flamme et aussi de fumée ; Diderot passant d’une machine à bas qu’il démonte et décrit, aux creusets de d’Holbach et de Rouelle, aux considérations de Bordeu ; disséquant, s’il le veut, l’homme et ses sens aussi dextrement que Condillac, dédoublant le fil de cheveu le plus ténu sans qu’il se brise, puis tout d’un coup rentrant au sein de l’être, de l’espace, de la nature, et taillant en plein dans la grande géométrie métaphysique quelques larges lambeaux, quelques pages sublimes et lumineuses que Malebranche ou Leibnitz auraient pu signer avec orgueil, s’ils n’eussent été chrétiens ; esprit d’intelligence, de hardiesse et de conjecture, alternant du fait à la rêverie, flottant de la majesté au cynisme, bon jusque dans son désordre, un peu mystique dans son incrédulité, et auquel il n’a manqué, comme à son siècle, pour avoir l’harmonie, qu’un rayon divin, un fiat lux, une idée régulatrice, un Dieu. »

C’est ainsi que Diderot, tout en travaillant à l’Encyclopédie, à la Correspondance que Grimm adressait à quelques souverains allemands ; tout en écrivant ses Salons qui n’ont paru qu’après sa mort, était toujours prêt à communiquer ses idées à ses amis, aux jeunes écrivains qui venaient le consulter. Il avait donné son cœur et sa vie à l’humanité. « On ne me vole point ma vie, disait-il, je la donne. »

Il écrivait alors tout ce qui se présentait, pourvu qu’il y trouvât de quoi vivre. Il collaborait à un Dictionnaire de Médecine, il traduisait de l’anglais l’Histoire de Grèce de Stanyan et l’Essai sur le mérite et la vertu de Shaftesbury. Ce dernier ouvrage placé en tête de l’édition que Naigeon a donnée des œuvres de son ami, peut être considéré comme un livre original de Diderot. « Je l’ai lu et relu, dit-il de Shaftesbury, je me suis rempli de son esprit et j’ai, pour ainsi dire, fermé son livre, lorsque j’ai pris la plume. » Point de vertu sans croire en Dieu ; point de bonheur sans vertu, tel est le texte de l’ouvrage. Diderot y combat l’athéisme comme laissant la probité sans appui, et poussant indirectement à la dépravation. M. Villemain prétend que ce livre n’exprimait pas la vraie croyance de Diderot. Ce jugement nous paraît faux, car il suspecte la sincérité de l’homme le plus sincère du monde. Il serait plus juste de dire que ce livre n’exprime qu’une de ses croyances, qu’une des phases de son développement philosophique. Car une nature telle que la sienne ne peut être fixée, comme un papillon dans un cadre, par l’épingle d’un critique doctrinaire. Toujours poussé en avant par l’ardeur de son tempérament, attiré par la lueur de la vérité qu’il ne cessa d’entrevoir à l’horizon, Diderot dut traverser tour à tour toutes les croyances, comme toutes les lumières de son siècle. Lui qu’on a appelé l’athée, disait de ceux qui nient la divinité :

« Je distingue les athées en trois classes. Il y en a quelques-uns qui vous disent nettement qu’il n’y a point de Dieu et qui le pensent ; ce sont les vrais athées ; un assez grand nombre qui ne savent qu’en penser et qui décideraient volontiers la question à croix ou pile, ce sont les athées sceptiques ; beaucoup plus qui voudraient qu’il n’y en eût point, qui font semblant d’en être persuadés, qui vivent comme s’ils l’étaient, ce sont les fanfarons du parti. Je déteste les fanfarons, ils sont faux, je plains les vrais athées, toute consolation me semble morte pour eux, et je prie Dieu pour les sceptiques, ils manquent de lumière. »

Diderot n’était point athée, car il avait soif de Dieu, et ne cessa de le chercher toute sa vie. Et dans ce sens, nous pouvons le considérer comme un des continuateurs de la Réforme en France. Pour lui, attaquer le christianisme c’était attaquer la doctrine catholique dont le dépôt, comme on l’a dit, était confié d’une part aux jésuites intrigants et mondains, de l’autre aux jansénistes farouches et sombres. C’était là l’infâme que la philosophie du dix-huitième siècle voulait écraser et c’est dans ce but que Diderot souleva et soutint presque seul l’énorme poids de l’Encyclopédie pour le laisser retomber si lourdement sur le clergé de son temps.

Ses contemporains ne voyaient pas que dans une âme ardente, dans une imagination aussi vive et aussi riche que la sienne, la négation devenait une affirmation passionnée, une fureur de destruction et de vengeance qui touchait de plus près qu’on ne le croit à la réhabilitation de la religion dans le sentiment naturel. M. Vinet, le critique chrétien par excellence, dit des philosophes du xviiie  siècle, avec une intention qui ne pouvait se rapporter qu’à Diderot :

« Je ne puis me le dissimuler, il y avait là tout à côté d’une haine aveugle, le légitime besoin d’exhumer, du sein des éléments théocratiques, l’élément humain qui s’y trouvait enfoui, semblable à ces monuments de l’Égypte à moitié ou entièrement disparus sous les sables amoncelés. »

Loin d’être athée Diderot était panthéiste, voyait Dieu partout, dans la nature, dans la vie, dans le monde, dans le mouvement de la matière vivante et créatrice. Il ne rejetait que les dogmes, et cela en cherchant à en fonder de nouveaux sur le sentiment, sur l’amour de l’humanité, sur l’admiration du beau et de la vertu.

Ces idées, du reste, n’étaient point tout à fait originales. Il les avait empruntées en grande partie aux Anglais et particulièrement à Bacon, à Shaftesbury ou à Thomas Payne, comme il emprunta ses nouvelles théories dramatiques à Richardson et à d’autres. Je ne parle pas de Spinoza qui sans doute eut sur le panthéisme de Diderot la plus réelle influence.

Enfin, Diderot vivait journellement avec Grimm, Helvétius, et ce fameux baron d’Holbach chez lequel se réunissait la coterie des encyclopédistes, et qu’on appelait à cause de cela le maître d’hôtel de la philosophie. On comprend qu’un esprit comme celui de Diderot dut s’inspirer de ces éléments germaniques, et personne mieux que lui n’était capable de les populariser en France. Comme nous l’avons vu : sensualiste, idéaliste, et de plus un peu bourgeois, ainsi que le prouve son admiration pour le peintre Greuze, et ses essais de comédie ou de drame, aucun auteur français n’avait jusqu’alors présenté une pareille ressemblance avec le caractère allemand, et c’est pourquoi M. Sainte-Beuve a pu dire de lui : « C’est la plus allemande de toutes nos têtes. »

M. Villemain qui le juge beaucoup plus sévèrement que M. Sainte-Beuve, reconnaît aussi cette ressemblance : « Diderot comme critique, dit-il, a quelque chose de la liberté de l’école allemande, quelque chose aussi de ses affectations. Ce qu’il veut, ce qu’il admire, c’est le naturel, le spontané, le simple, un homme enfin et non pas un auteur. »

C’est surtout sur le théâtre que l’action de Diderot fut décisive et se rapprocha, si ce n’est de Shakespeare, du moins de la conception germanique.

La Chaussée fut avec Diderot l’un des fondateurs de cette comédie bourgeoise qui cherchait à se substituer à la tragédie classique, et qu’on finit par appeler drame après avoir voulu lui donner le nom de romanédie ou roman dialogué, terme dans lequel on trouve déjà en germe celui de romantisme.

« Voici », dit Diderot, dans son Traité de la poésie dramatique, « le système dramatique dans toute son étendue : La comédie gaie qui a pour objet le ridicule et le vice ; la comédie sérieuse qui a pour objet la vertu et les devoirs de l’homme ; la tragédie qui aurait pour objet nos malheurs domestiques ; et enfin la tragédie qui a pour objet les catastrophes publiques et les malheurs des Grands. »

C’était le second et le troisième genre qu’il voulait créer.

« Ce ne sont pas des mots, ajoutait-il, que je veux remporter du théâtre, mais des impressions. Pour moi je ne fais pas plus de cas d’une passion, d’un caractère qui se développe peu à peu et qui finit par se montrer dans toute son énergie, que de ces combinaisons d’incidents dont on forme le tissu d’une pièce où les personnages et les spectateurs sont également ballotés. Il me semble que le bon goût les dédaigne et que les grands effets ne s’en accommodent pas. Voilà cependant ce que nous appelons du mouvement. »

Diderot, comme on le voit, faisait alors une critique qui pourrait s’appliquer à notre théâtre actuel, aussi bien en Allemagne qu’en France.

Voltaire était loin de partager les idées de Diderot :

« Celui, disait-il, qui ne peut faire ni une vraie comédie, ni une vraie tragédie, tâche d’intéresser par des aventures bourgeoises attendrissantes : il n’a pas le don du comique, il cherche à y suppléer par l’intérêt : il ne peut s’élever au cothurne (à la tragédie), il rehausse un peu le brodequin (la comédie). »

En général les nouvelles idées n’étaient guère goûtées en France, dans ce pays de la centralisation et de l’autorité religieuse, politique et littéraire. Elles étaient trop avancées pour le temps. On comprend aujourd’hui que Diderot se soit demandé pour quelle raison il ne devait y avoir au théâtre que deux genres, l’un qui tendît constamment à faire rire et l’autre à faire pleurer. La société ne se présente point ainsi tout d’une pièce. Il s’y passe tous les jours des drames très émouvants et très dignes d’être reproduits sur la scène, et qui présentent des péripéties d’embarras ou d’angoisse moitié comiques, moitié sérieux. C’est ce que les Espagnols, les Anglais et les Allemands avaient compris avant les Français, et ce que Diderot sentait le besoin de réaliser. Beaumarchais, en écrivant ses drames bourgeois, Eugénie et la Mère coupable continua la veine ouverte par le Père de famille et le Fils naturel, de Diderot. Et de nos jours le drame moderne a fini par donner raison aux idées ingénieuses et fécondes de ce dernier.

Il y a deux manières d’écrire qu’on peut observer chez tous les auteurs : l’une consiste à se souvenir, l’autre à oublier.

Ceux qui se souviennent laissent courir leur plume sur la pente d’une inspiration de seconde main, qu’ils ont puisée dans leurs lectures. Les phrases toutes faites, mieux encore : les idées toutes formulées, viennent d’elles-mêmes s’aligner sur leur papier. Le ruisseau suit naturellement le vieux lit tracé au fond de la vallée. Le passant le voit couler sans remarquer qu’il vient de donner essor à une source nouvelle ; rien pour lui n’est changé dans le ruisseau : il n’y a qu’un peu d’eau de plus.

L’autre manière d’écrire est plus difficile, et il est rare que nous songions à la pratiquer. Celle-ci consiste à oublier, c’est à dire à se recueillir, à écouter chanter l’oiseau intérieur, à élaborer sa pensée et à l’exprimer par amour pour elle, pour la clarifier, pour la conserver. C’est un jalon qu’on plante sur la route de la vérité et du progrès, sans songer à la forme qu’on lui donne et au bois dont il est fait.

Avec un peu d’habileté et beaucoup de mémoire on acquiert bientôt la première manière d’écrire. On choisit un sujet, on en saisit les rapports, on les coordonne et on laisse chanter sa phrase sur des airs connus. De temps en temps la phrase emporte de l’esprit quelques parcelles donnant au style une physionomie propre, qui n’est pas celle de tout le monde, mais qui en diffère bien peu. C’est ainsi qu’écrivent des auteurs féconds, spirituels, amusants, recherchés et qui, selon le point de vue plus ou moins populaire qu’ils adoptent, peuvent jouer, comme Voltaire, un rôle immense dans leur époque.

L’autre manière est plus restreinte en apparence et prête moins au développement. Au lieu d’entrainer l’écrivain dans les sentiers battus, elle le maintient dans sa voie propre. Alors ce n’est plus un homme de lettres qui fait son métier, moitié se souvenant, moitié brodant sur des canevas dessinés d’avance ; c’est un homme et rien qu’un homme (« ein ganzer Kerl », comme disait Goethe de Mérimée), qui pense, qui sent, et qui en écrivant ne cherche qu’à fixer sa pensée impatiente de voir le jour, ou qu’à soulager son émotion qui l’étouffe.

Ce qui distingue cette manière de la première c’est la sincérité de l’inspiration ; et il s’agit ici d’une qualité si rare, si difficile à acquérir, qui demande tant d’indépendance, de force d’âme, de recueillement, qu’il n’est peut-être pas un auteur de génie qui l’ait constamment pratiquée. Chez presque tous, les deux manières se rencontrent. Et nous remarquons le passage de la première à la seconde à l’émotion qui nous saisit et à l’élévation des sentiments que nous éprouvons.

Au quinzième siècle Villon avait créé en France la poésie moderne en mettant de côté les fades allégories de Charles d’Orléans et du Roman de la Rose, et en donnant un libre cours à ses émotions personnelles.

Tout le seizième siècle fut admirable de sincérité. Montaigne, Rabelais, Agrippa d’Aubigné, Joachim Du Bellay trouvaient une langue nouvelle pour révéler un monde nouveau. Plus tard Pascal, Molière, La Fontaine donnèrent l’essor, sous une forme achevée, à de ces veines chaudes puisées au plus profond de l’âme humaine. Corneille, Bossuet, Racine en auraient eu plus souvent si, en s’élevant, ils n’eussent presque toujours emporté avec eux quelques draperies qui voilaient la pure nudité de leur pensée.

Au xviiie  siècle, ces élans de naturel, longtemps étouffés par les conventions littéraires et sociales, reparurent plus fréquents, plus profonds, plus passionnés, mais aussi moins chastes, et la sincérité de l’expression y toucha souvent à l’effronterie. Ce fut le défaut que l’on reprocha avec raison à Diderot, mais ce fut aussi sa vertu capitale. C’est en quoi il se montra plus animé, plus nouveau, plus frais, plus homme moderne, comme nous dirions aujourd’hui, que tous ses prédécesseurs. C’est dans sa recherche du style simple, dans son horreur pour les rhéteurs, pour les pédants, pour ceux qui voulaient enrégimenter les idées, réglementer l’inspiration, et uniformer l’expression de la pensée. Ce fut ainsi qu’il ridiculisa la littérature officielle, condamna d’avance les imitateurs du premier empire, et put être considéré comme le prédécesseur du Romantisme.

Aujourd’hui encore, la petite école qui s’élève à Paris sous le nom d’école réaliste, se vante de descendre de Diderot, et s’efforce de l’imiter. Mais elle n’a encore réussi à s’assimiler que son matérialisme. Le jour où elle s’élèvera jusqu’à l’idéal, jusqu’à l’enthousiasme de son modèle, elle pourra jouer un grand rôle et arrêter la décadence de la littérature contemporaine.

J.-J. Rousseau exerça une action encore plus puissante et surtout plus populaire, et cela, par une qualité tout à fait française et qui manquait à Diderot : par la pureté et l’élégance du style. Tout aussi inspiré, tout aussi ardent, tout aussi sincère et enthousiaste que Diderot, Rousseau fut de plus un grand artiste, un magnifique instrument dont les cordes émues donnèrent pour la première fois un son déterminé à la poésie de la nature et du sentiment qui commençait à pénétrer en France. Sur ses pas, les Français sortirent des jardins taillés par Le Nôtre, des décors d’opéras, de la nature artificielle, pour aller contempler la vraie nature en pleine campagne. Ils comprirent pour la première fois comment les rêves de l’imagination peuvent peupler et animer la solitude. Ils allèrent avec Rousseau se reposer dans les champs des monotones fatigues de la société, des fades jouissances de la cour, des luttes amères de l’ambition, et ils en rapportèrent un esprit plus vigoureux, une imagination rafraîchie, un cœur agrandi.

Mais Rousseau n’eut pas que cette seule communauté de sentiment avec Diderot et l’esprit germanique. L’homme ne l’intéressa pas moins que la nature. Seulement ce ne fut pas l’homme du monde, tel que l’avaient dépeint jusqu’alors La Bruyère, La Rochefoucauld, Voltaire ou Montesquieu. Rousseau descendit plus profondément au cœur de la société, et il en tira l’homme du peuple, l’homme dans toute sa simplicité, l’homme dépourvu de toutes les grâces, de toutes les faveurs sociales. Ce fut là le héros de Rousseau, ce fut son élève, et il le suivit et le guida de ses conseils, dans son Émile, depuis le berceau jusqu’à la tombe.

Enfin ce n’est pas l’homme seulement, c’est la société qui l’attire, et comme pour l’homme c’est à la source qu’il remonte, c’est au peuple qu’il s’intéresse, c’est le peuple qu’il relève, dont il fait ressortir la grandeur et l’importance, et pour lequel il écrit un code nouveau, le Contrat social. Rousseau fut ainsi le fondateur de cette société démocratique qui a imprimé son caractère à notre dix-neuvième siècle, et sans laquelle désormais il n’est plus permis de compter.

Quant à l’idée de Dieu, Rousseau l’a conservée pure, sans la faire descendre dans la matière comme Diderot, mais aussi en la dégageant des entraves du dogme, des superstitions de l’ignorance, et des pratiques commodes du culte.

D’où lui venaient toutes ces notions nouvelles sur l’homme, sur la société, sur la religion et même sur la nature ? Elles lui venaient de son pays natal, de la Suisse, de cette république protestante, où il avait appris à estimer les institutions libres et en même temps à admirer les splendeurs de la nature. Ainsi voilà encore de nouvelles idées, des points de vue jusqu’alors inconnus qui viennent faire le siège de la France, de concert avec les éléments germaniques ! Voilà l’influence de la Réforme qui recommence la lutte contre le génie de la Renaissance ! Mais tous ces éléments libéraux et humains, quelque puissants, quelque vivifiants qu’ils fussent, n’étaient point capables de s’emparer de la société française, avant d’avoir détruit de fond en comble les vieilles doctrines. Avant de reconstituer, il fallut démolir. La Révolution s’abattit comme un ouragan sur ce vieil édifice qui commençait à craquer de tous côtés, et n’eut qu’un coup à porter pour hâter sa chute. Pendant quelques années l’air en fut obscurci. Les progrès philosophiques parurent enrayés au milieu du désordre et de l’anarchie. Mais lorsque l’horizon se fut éclairci, et qu’on put commencer à juger de l’état des lieux, on vit un monde nouveau s’élever au-dessus des ruines ; la société s’y reconstitua peu à peu, et le courant de l’intelligence, purifié, put reprendre sa marche vers l’avenir.

Seulement il eut encore un grand obstacle à vaincre ; ce fut le despotisme qui renaissait des excès même de la liberté. Il fallut laisser passer le règne de Napoléon, avant qu’on pût voir se renouer librement le lien qui devait rattacher la philosophie du xviiie  siècle au libéralisme du xixe . Cependant cette œuvre s’accomplit déjà sous l’Empire, mais malgré lui, et en dehors des frontières de la France.

Bonaparte n’était encore que premier consul qu’il cherchait déjà à fonder son pouvoir sur l’interdiction de toute pensée qui n’était pas la sienne. Il ne tarda pas à remarquer une femme spirituelle, doublement célèbre comme fille du ministre Necker, et comme écrivain. Mme de Staël avait puisé à la même source que Rousseau un amour de la liberté qui la portait à reconnaître dans le pouvoir du premier consul le commencement, et, comme elle le dit, « l’aurore de la tyrannie ». Un jour Joseph Bonaparte, l’un de ses familiers, vint la voir et lui dit : « Mon frère se plaint de vous. Pourquoi, m’a-t-il répété hier, pourquoi Mme de Staël ne s’attache-t-elle pas à mon gouvernement ? Qu’est-ce qu’elle veut ? — Mon Dieu, répliqua-t-elle, il ne s’agit pas de ce que je veux mais de ce que je pense. » C’était là en effet ce que pouvait craindre un despote d’un écrivain. Aussi ne tarda-t-il pas à persécuter Mme de Staël, et à l’exiler de Paris, où elle se sentait reine de l’opinion et dont elle faisait son séjour de prédilection. Elle prit alors le parti de s’en aller visiter l’Allemagne, un peu par des raisons d’amour propre qu’elle avoue elle-même. « J’avais, dit-elle, le désir de me relever, par la bonne réception qu’on me promettait en Allemagne, de l’outrage que me faisait le premier consul, et je voulais opposer l’accueil bienveillant des anciennes dynasties à l’impertinence de celle qui se préparait à subjuguer la France. Ce mouvement d’amour-propre l’emporta, pour mon malheur. »

Si ce fut pour son malheur, parce que ce voyage l’empêcha de revoir son père qui mourut peu de temps après, ce fut du moins pour le bonheur de la littérature française, puisque cette femme devait l’enrichir de la connaissance des chefs-d’œuvre de la littérature allemande. Mais avant de parler de ce livre de l’Allemagne qui fut le complément pacifique et bienfaisant de l’invasion des alliés, nous trouvons déjà tout un ensemble de doctrines germaniques exposées par Mme de Staël dans son livre intitulé : De la Littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, livre qui parut dans la première année du siècle. Cet ouvrage fit une immense sensation, et fut attaqué par les critiques timorés qui y virent avec raison toute une poétique nouvelle. En effet, l’auteur cherchait avant tout à établir la différence profonde qui existe entre les littératures anciennes et les modernes. Aux anciens elle refusait la mélancolie, et regardait ce sentiment comme inhérent à la pensée moderne et comme un fruit direct du christianisme. Elle posait en principe la perfectibilité humaine, c’est-à-dire ce qu’aujourd’hui nous appellerions le progrès moral.

Elle y démontrait l’union intime de l’intelligence et de la liberté. « La liberté, la vertu, la gloire, les lumières, dit-elle, ce cortège imposant de l’homme dans sa dignité naturelle, ces idées alliées entre elles, et dont l’origine est la même, ne sauraient exister isolément. Le complément de chacune est dans la réunion de toutes. » Et ailleurs, faisant déjà allusion au despotisme naissant de Bonaparte et à la passion belliqueuse de la nation française, elle dit : « L’esprit militaire est le même dans tous les siècles et dans tous les pays ; il ne caractérise point la nation, il ne lie point le peuple à telle ou telle institution, il est également propre à les défendre toutes. L’éloquence, l’amour des lettres et des beaux-arts, la philosophie, peuvent seules faire d’un territoire une patrie, en donnant à la nation qui l’habite les mêmes goûts, les mêmes habitudes et les mêmes sentiments. » — Voilà, on l’avouera, des paroles qui n’ont rien perdu de leur vigueur — disons même, de leur actualité.

Mais ce qu’il y avait de plus frappant dans ce livre, ce qui d’ailleurs importe le plus à notre sujet, c’est la différence que l’auteur établissait pour la première fois entre les littératures du nord et celles du midi, et la préférence qu’elle accordait aux premières.

« Il existe, ce me semble, dit-elle, deux littératures tout à fait distinctes, celle qui vient du midi, et celle qui descend du nord, celle dont Homère est la première source, celle dont Ossian est l’origine. Les Grecs, les Italiens, les Espagnols, et les Français du siècle de Louis XIV, appartiennent au genre de littérature que j’appellerai la littérature du midi. — Les ouvrages anglais, les ouvrages allemands, et quelques écrits des Danois et des Suédois doivent être classés dans la littérature du nord, dans celle qui a commencé par les bardes écossais, les fables islandaises, et les poésies scandinaves. »

Or c’est précisément dans cette littérature du nord que Mme de Staël constate l’existence de la mélancolie, comme un élément essentiel qui donne à la poésie plus de grandeur, de profondeur et de portée philosophique et morale.

En outre la poésie du nord est celle de la liberté, l’indépendance étant « le premier et l’unique bonheur des peuples septentrionaux ». Enfin, un dernier caractère de cette poésie, c’est d’être le fruit de la réformation, laquelle, dit Mme de Staël « est l’époque de l’histoire qui a le plus efficacement servi la perfectibilité de l’espèce humaine ».

Le livre de La Littérature contenait en outre une étude sur la littérature anglaise dans laquelle Shakespeare était pour la première fois compris et apprécié à peu près à sa valeur. On sait que Voltaire comparait Shakespeare à un sauvage ivre et que le grand Frédéric écrivit sur celui que plus tard l’Allemagne devait adopter comme l’un de ses classiques et placer à côté des coryphées de son théâtre national, les lignes suivantes : « Vous n’avez qu’à vous rendre aux spectacles publics. Vous y verrez représentées les pièces de Shakespeare traduites en notre langue, et tout l’auditoire se pâmer d’aise en entendant ces farces ridicules, et dignes des sauvages du Canada. » — « On peut », dit-il plus loin, « pardonner à Shakespeare ces écarts bizarres ; car la naissance des arts n’est jamais le point de leur maturité. Mais voilà encore un Goetz de Berlichingen qui paraît sur la scène, imitation détestable de ces mauvaises pièces anglaises ; et le parterre applaudit et demande avec enthousiasme la répétition de ces dégoûtantes platitudes. »

L’auteur du livre de la littérature reconnaît qu’il y a dans Shakespeare des beautés de premier ordre et de tous les pays comme de tous les temps, des défauts qui appartiennent à son siècle, et des singularités tellement populaires parmi les anglais qu’elles ont encore le plus grand succès sur leur théâtre.

Après l’Angleterre vient l’Allemagne que Mme de Staël connaissait alors assez peu. À ses yeux le grand livre, le livre par excellence que possèdent les Allemands et qu’ils peuvent opposer aux chefs-d’œuvre des autres langues, c’est Werther. « Je n’en connais point, dit-elle, qui renferme une peinture plus frappante et plus vraie des égarements de l’enthousiasme, une vue plus perçante dans le malheur, dans cet abîme de la nature où toutes les vérités se découvrent à l’œil qui sait les y chercher. »

À l’époque où elle écrivait, Mme de Staël ne se trompait pas, car Werther produisait alors une sensation immense dans toute l’Europe, et était destiné à accomplir une véritable révolution dans la littérature du roman et même dans la poésie.

Tant d’idées nouvelles révélées pour la première fois à la France par ce livre de La Littérature, expliquent la grande impression qu’il produisit. Il agrandissait le champ de l’histoire littéraire et faisait un art véritable d’une science jusqu’alors réservée aux savants, et qui depuis, devait être cultivée au point de devenir sous le nom de critique un des principaux genres littéraires du xixe  siècle. En même temps ce livre rattachait la littérature qui, jusqu’alors n’avait guère été considérée que comme un terrain à part, un amusement de l’esprit, à la religion, à la philosophie, à la morale, à la politique, et ouvrait ainsi aux poètes des perspectives plus vastes, plus élevées, plus humaines ; tout en enrôlant les prédicateurs, les hommes d’état, les savants dans la phalange littéraire. Dès ce jour le champ littéraire devenait un champ d’honneur, comme les autres carrières libérales, et c’était à une femme qu’on devait un progrès qui relevait la dignité des lettres, et ouvrait au génie toutes les routes, même celle du pouvoir.

Le succès de ce livre augmenta la réputation de Mme de Staël et la plaça au premier rang. Mais tant de considérations ingénieuses, de pensées profondes n’étaient pas faites pour trouver grâce aux yeux de Bonaparte, qui engloba Mme de Staël dans le mépris, ou plutôt dans la méfiance qu’il affichait pour ceux qu’il appelait des idéologues. Ce fut surtout le livre de l’Allemagne qui l’irrita. Il sentait que toute cette science, toutes ces idées d’outre-Rhin que l’auteur transportait en France, annulaient jusqu’à un certain point l’effet de ses victoires. Il sentait qu’en envahissant la France par l’esprit, l’Allemagne se vengeait à son tour et à sa manière de l’envahissement de son territoire par l’épée. Et il devinait peut-être que — comme le dit Victor Hugo dans Notre Dame de Paris — ceci tuera cela , c’est-à-dire que le livre tuera l’épée.

En 1810, au moment où Mme de Staël venait d’achever l’impression de son livre sur l’Allemagne, dont 10,000 exemplaires étaient déjà tirés, le ministre de la police, le général Savary, duc de Rovigo, fit mettre toute l’édition au pilon, et accompagna cet acte brutal d’un ordre à l’auteur de quitter la France dans les vingt-quatre heures.

Mme de Staël répondit énergiquement qu’elle ne connaissait guère que les conscrits à qui vingt-quatre heures fussent suffisantes pour se mettre en voyage, et elle demanda huit jours pour faire venir de l’argent et sa voiture.

Le grand tort de Mme de Staël était d’avoir osé vanter les œuvres littéraires d’une nation étrangère, et d’en avoir proposé quelques-unes comme modèles à ses compatriotes. C’est pour cette raison que le Ministre de la police lui déclarait dans une lettre qu’il lui adressa pour expliquer les mesures sévères qui étaient prises contre elle, que son ouvrage « n’était point français ».

Le livre de l’Allemagne se composait de quatre parties. Dans la première, l’auteur décrivait l’aspect général du pays et les mœurs des habitants.

« Les poêles, la bière et la fumée du tabac, dit-elle, forment autour des gens du peuple en Allemagne, une sorte d’atmosphère lourde et chaude dont ils n’aiment pas à sortir. » — Ici déjà éclate une des influences que la France a dû subir, et à laquelle elle s’est soumise sans murmurer. La bière et le tabac ne sont plus une spécialité allemande. Les Français les ont adoptés, d’abord comme des ingrédients éminemment romantiques, puis par habitude et par goût. Et ils ne s’en trouvent pas plus mal.

Cette première partie est peut-être la plus piquante de tout le livre, celle qui fait le mieux ressortir l’esprit et le talent d’observation de l’auteur. Les chapitres sur la Société, sur les Étrangers qui veulent imiter l’esprit français, sur l’Esprit de conversation, sur la Prusse et Berlin abondent en traits admirables de vérité et de bon sens. Il est impossible par exemple de définir plus finement ce qu’on entend par la conversation en France :

« Dans toutes les classes, en France, on sent le besoin de causer : la parole n’y est pas seulement comme ailleurs un moyen de se communiquer ses idées, ses sentiments et ses affaires, mais c’est un instrument dont on aime à jouer et qui ranime les esprits, comme la musique chez quelques peuples, et les liqueurs fortes chez quelques autres.

« Le genre de bien-être que fait éprouver une conversation animée ne consiste pas précisément dans le sujet de cette conversation ; les idées ni les connaissances qu’on peut y développer n’en sont le principal intérêt ; c’est une certaine manière d’agir les uns sur les autres, de se faire plaisir réciproquement et avec rapidité, de parler aussitôt qu’on pense, de jouir à l’instant de soi-même, d’être applaudi sans travail, de manifester son esprit dans toutes les nuances par l’accent, le geste, le regard, enfin de produire à volonté comme une sorte d’électricité qui fait jaillir des étincelles, soulage les uns de l’excès même de leur vivacité, et réveille les autres d’une apathie pénible.

Aussi a-t-on pu dire que la conversation était pour les Français ce qu’est la méditation pour les Allemands : C’est une méditation à haute voix. En causant, les idées abondent, les arguments qu’on ne trouverait pas, la plume à la main, dans son cabinet jaillissent d’eux-mêmes dans l’improvisation de la causerie, et ce qui fait que les Français sont moins hardis que les Allemands dans leurs idées, c’est qu’ils sont immédiatement corrigés par leurs interlocuteurs dès qu’ils s’égarent, tandis que les Allemands livrés à eux-mêmes ont tout le loisir de pousser leur idées vraies ou fausses jusqu’à leurs dernières conséquences.

Dans la seconde partie de son livre, Mme de Staël parle de la littérature et des arts. C’est là qu’éclate son enthousiasme pour l’indépendance littéraire, son ardeur pour la liberté de la pensée, son aspiration vers l’idéal, qui était la plus violente protestation contre le despotisme de Napoléon. Sous le régime de la force matérielle, la pensée est toujours révolutionnaire. À la connaissance approfondie des chefs-d’œuvre de la littérature allemande, qu’elle n’aurait pas eu le temps d’acquérir pendant le séjour de deux ans qu’elle fit en Allemagne, Mme de Staël suppléait par une intelligence pénétrante et vive qui lui faisait tout comprendre à demi-mot. Elle y avait été puissamment aidée, à la cour de Weimar, par ses relations avec Goethe, Schiller et Wieland.

Le résumé, qu’elle faisait de l’histoire littéraire en Allemagne suffisait d’ailleurs pour une première attaque dirigée contre les vieux préjugés classiques. Un livre savant et approfondi n’eût pas été lu et ne fût pas devenu populaire. Mme de Staël sut répandre sur son travail le charme immense de son esprit, et la clarté de sa vaste intelligence. Après avoir comparé le génie des deux littératures, elle ajoute :

« Les Français gagneraient plus néanmoins à concevoir le génie allemand, que les Allemands à se soumettre au bon goût français. Toutes les fois que, de nos jours, on a pu faire entrer dans la régularité française un peu de sève étrangère, les Français y ont applaudi avec transport. J.-J. Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand dans quelques-uns de leurs ouvrages sont tous, même à leur insu, de l’école germanique — c’est à dire qu’ils ne puisent leur talent que dans le fond de leur âme. Mais si l’on voulait discipliner les écrivains allemands d’après les lois prohibitives de la-littérature française, ils ne sauraient comment naviguer au milieu des écueils qu’on leur aurait indiqués ; ils regretteraient la pleine mer, et leur esprit serait plus troublé qu’éclairé. »

C’est ainsi que Mme de Staël cherchait à former un trait d’union entre les deux littératures, et à préparer le terrain à la fusion que le Romantisme devait opérer.

Ce nom même de romantisme fut prononcé pour la première fois en France dans le livre qui nous occupe — au chapitre intitulé de la poésie classique et de la poésie romantique : « Le nom de romantique, dit l’auteur, a été introduit nouvellement en Allemagne pour désigner la poésie dont les chants des troubadours ont été l’origine, celle qui est née de la chevalerie et du christianisme. » Ces chants comme on le sait étaient écrits en langue romane.

Dans la troisième partie du livre de l’Allemagne il est question de la philosophie et de la morale, et enfin dans la dernière, de la religion et de l’enthousiasme.

L’enthousiasme qui s’empare si facilement du peuple français dès qu’il se trouve rassemblé, et qu’il est soulevé par une parole éloquente, par un intérêt général, par la passion du moment, est en général étouffé chez l’individu, par l’excès de bon sens ou la crainte du ridicule. C’est par l’enthousiasme guerrier, et l’enthousiasme populaire que la France a accompli les grandes choses qui l’ont placée à l’avant-garde de la civilisation, mais l’enthousiasme individuel passera toujours, au milieu de ce peuple spirituel et railleur, pour de l’excentricité. C’est un véritable malheur pour la production littéraire. Au lieu de se laisser entraîner sur la pente de leur émotion, les auteurs français se laissent constamment enrayer par les entraves du bon goût. Ils soumettent sans murmurer leur inspiration à cette police sévère qu’entretiennent autour d’eux l’autorité des modèles et le despotisme du public. Le

Odi profanum vulgus, et arceo…

n’a point d’écho chez eux, si ce n’est par exception, et en excitant de grandes colères, auxquelles un petit nombre seulement, tels que Victor Hugo et les romantiques, ont pu résister.

L’enthousiasme individuel est une qualité tout allemande qu’aucune autorité ne peut atteindre, qu’aucun despotisme humain ne peut étouffer.

« L’enthousiasme, dit Mme de Staël, prête de la vie à ce qui est invisible, et de l’intérêt à ce qui n’a point d’action immédiate sur notre bien-être dans ce monde ; il n’y a donc point de sentiment plus propre à la recherche des vérités abstraites : aussi sont-elles cultivées en Allemagne avec une ardeur et une loyauté remarquables. »

Et plus loin : « Les Allemands n’ont point à lutter chez eux contre les ennemis de l’enthousiasme, et c’est un grand obstacle de moins pour les hommes distingués. L’esprit s’aiguise dans le combat ; mais le talent a besoin de confiance. Il faut croire à l’admiration, à la gloire, à l’immortalité, pour éprouver l’inspiration du génie, et ce qui fait la différence des siècles entre eux, ce n’est pas la nature toujours prodigue des mêmes dons, mais l’opinion dominante à l’époque où l’on vit : si la tendance de cette opinion est vers l’enthousiasme, il s’élève de toutes parts de grands hommes ; si l’on proclame le découragement comme ailleurs on exciterait à de nobles efforts, il ne reste plus rien en littérature que des juges du temps passé. »

Ces paroles auraient été écrites aujourd’hui qu’elles ne s’appliqueraient pas mieux à notre état littéraire et à notre prostration actuelle. À force d’esprit nous avons réussi à tuer l’enthousiasme en France et celui-ci s’en venge sur l’esprit même. Qu’à côté de drames sublimes, il s’élève de piquantes parodies, rien n’est plus légitime. Mais si la production cesse dans le domaine de la haute littérature, elle ne tardera pas à dépérir dans celui de la littérature légère. De même que l’enthousiasme, l’esprit n’est plus guère en France, littérairement parlant, qu’une tradition historique.

L’intérêt du livre de l’Allemagne allait ainsi croissant jusqu’à la fin et l’ouvrage se terminait par cette magnifique apostrophe qui fut un des passages les plus suspects à la police impériale :

« Ô France ! terre de gloire et d’amour ! si l’enthousiasme un jour s’éteignait sur votre sol, si le calcul disposait de tout et que le raisonnement seul inspirât même le mépris des périls, à quoi vous serviraient votre beau ciel, vos esprits si brillants, votre nature si féconde ? Une intelligence active, une impétuosité savante vous rendraient les maîtres du monde ; mais vous n’y laisseriez que la trace des torrents de sable, terribles comme les flots, arides comme le désert ! »

Tel fut ce livre qui fonda en France une littérature nouvelle. On l’admira sans doute, mais on n’y crut pas. Demander à la France de partager de confiance l’enthousiasme d’une femme exaltée pour tant d’auteurs inconnus et inaccessibles à la lecture, c’eût été trop exiger. M. Villemain, l’habile rhéteur qu’on a pris longtemps et qu’on prend encore pour un grand critique, à cause de la correction et des recherches coquettes de son style, disait du livre de l’Allemagne : « C’est ce coloris brillant de l’esprit français, jeté sur l’élégance un peu laborieuse de l’art germanique, qui nous plaît dans cette description rapide et pittoresque de l’Allemagne littéraire. » On reconnaît bien là le rhéteur que Niebuhr appelait « un grand fabricant de phrases vides ». Que vient faire ici cette élégance, cette qualité toute française qui était devenue alors une véritable manie, un véritable ridicule, et qui avait affadi la poésie de l’Empire, même lorsqu’elle ne balançait pas ses phrases comme un encensoir au nez du despote ?

La foule considéra le livre de l’Allemagne comme un roman, comme un livre d’imagination qui exagérait à dessein les mérites germaniques. Mais pour d’autres plus sérieux, plus consciencieux, ce fut une révélation et un stimulant. Ceux-là passèrent le Rhin (peut-être en sceptiques), mais, après avoir contrôlé l’admiration de Mme de Staël, ils rentrèrent en France convertis comme elle et combattirent à ses côtés pour la cause du Romantisme.

Un écrivain qui eut plus d’un rapport avec Mme de Staël, quoiqu’il affectât de représenter des opinions tout opposées, fut M. de Chateaubriand. Passant comme elle de la politique à la poésie, et vice versa, il fit aussi opposition à Napoléon et fut persécuté, mais pour de tout autres motifs. Pour Mme de Staël, Bonaparte était un tyran, pour M. de Chateaubriand, c’était un usurpateur qui avait le tort de s’être emparé du trône légitime des Bourbons.

Mais le point sur lequel ces deux grands écrivains se rapprochèrent ce fut leur réaction contre le sensualisme. Mme de Staël rétablit les droits de la pensée et le spiritualisme. M. de Chateaubriand remit en honneur le christianisme, ou plutôt le catholicisme avec son dogme et sa poésie, au moment où on le croyait à tout jamais renversé par l’esprit philosophique.

Enfin tandis que Mme de Staël révélait l’Allemagne à la France, M. de Chateaubriand faisait connaître l’élément britannique dont il s’était pénétré en Amérique et en Angleterre.

Quant au génie même de Chateaubriand, il était d’une toute autre nature que celui de Mme de Staël. Chez lui, ce n’était plus l’esprit, la réflexion, ce n’était plus même l’enthousiasme qui dominait ; c’était avant tout l’imagination, et une imagination plus brillante que créatrice. La passion politique donna souvent à son talent l’énergie qui manquait à son caractère, mais en somme Chateaubriand est un grand artiste, bien plus qu’un penseur, qu’un homme d’état, qu’un historien ou qu’un philosophe. Aussi ne faut-il pas chercher chez lui la constance des convictions que nous avons trouvée chez Mme de Staël. Sous ce rapport, c’est la femme qui fut homme, et l’homme qui céda souvent aux caprices d’une imagination féminine.

Son style seul, toujours soigné, toujours coloré et original suffit à le placer au premier rang des écrivains dont la France se fait honneur. Né en Bretagne, d’une famille aristocratique, mais sans fortune, la révolution étant survenue il se décide à émigrer et alla s’enrôler dans l’armée de Condé, sans avoir cependant des convictions légitimistes bien solides. « Selon moi, dit-il, j’ai profité du hasard de mon berceau, j’ai gardé cet amour plus ferme de la liberté qui appartient principalement à l’aristocratie dont la dernière heure est sonnée. L’aristocratie a trois âges successifs : l’âge des supériorités, l’âge des privilèges, l’âge des vanités ; sortie du premier, elle dégénère dans le second et s’éteint dans le dernier. » — Un pareil aristocrate devait être l’enfant terrible de son parti. Rentré en France après le 18 brumaire, il se rapprocha de Napoléon et fut envoyé à Rome en qualité de secrétaire d’ambassade avec le Cardinal Fesch, puis nommé ministre plénipotentiaire en Valais. Mais au moment où il allait se rendre à son poste, il entend crier dans la rue le jugement et la condamnation du duc d’Enghien.

« Ce cri, dit-il, tomba sur moi comme la foudre ; il changea ma vie de même qu’il changea celle de Napoléon. » Chateaubriand envoya en effet sa démission au gouvernement et se rattacha dès ce jour à la cause légitimiste par dévouement chevaleresque bien plus que par conviction.

Lorsque les Bourbons revinrent au pouvoir, il fut tour à tour membre de la chambre des pairs, ambassadeur, à Londres, à Berlin, et à Rome, et même ministre des affaires étrangères. Mais ayant été destitué il passa à l’opposition.

Ses convictions religieuses n’étaient pas moins flottantes que ses opinions politiques. Au fond il ne croyait pas plus au catholicisme qu’à la légitimité. Sa foi était du dilettantisme : « Vous n’ignorez pas, dit-il, que ma folie à moi est de voir Jésus-Christ partout comme Mme de Staël la perfectibilité. » Le Génie du Christianisme est appelé par Bulwer, « un plaidoyer devant l’Académie en faveur de l’Évangile, une série d’arguments tendant à prouver que le christianisme est d’un excellent ton ».

Le talent littéraire de M. de Chateaubriand tel qu’il se montre dans son premier livre les Natchez était d’abord déclamatoire, mais ça et là il s’élevait à la plus haute poésie surtout dans les descriptions de la nature. Personne n’aurait pu mieux exprimer que lui ce qu’il appelle « les secrets ravissants des déserts ». Atala, René, le nouvel Abencerrage produisirent sur la France charmée une immense impression, et firent classer Chateaubriand parmi les romantiques. Cette poésie intense, profonde, colorée, cet entraînement dans la passion, cette naïveté et cette fraicheur n’étaient évidemment point le fruit d’une imagination purement française. Chateaubriand se dit lui-même disciple de Rousseau, et il est facile de reconnaître dans ses œuvres outre l’inspiration véritable, et le souffle de la nature, l’influence d’un ciel étranger.

« Je nourrissais toujours au fond du cœur les regrets et les souvenirs de l’Angleterre, dit-il dans ses Mémoires d’outre-tombe : j’avais vécu si longtemps dans ce pays que j’en avais pris les habitudes : … j’étais Anglais de manières, de goût et jusqu’à un certain point, de pensées ; car si, comme on le prétend, Lord Byron s’est inspiré quelquefois de René dans son Childe-Harold, il est vrai de dire aussi que huit années de résidence dans la grande Bretagne, précédées d’un voyage en Amérique, qu’une longue habitude de parler, d’écrire et même de penser en Anglais, avaient nécessairement influé sur le tour et l’expression de mes idées. »

Les études qu’il avait dû faire pour composer le Génie du Christianisme l’avaient amené à un examen plus approfondi de la littérature anglaise. Il rassembla ses observations sur ce sujet, à bâtons rompus, et en fit deux volumes qui manquent de liaison, et ne peuvent être comparés avec le livre de l’Allemagne. Chose singulière ! ce novateur qui se vantait lui-même d’être le chef du Romantisme reste souvent, dans cette œuvre de critique littéraire, tout aussi classique que La Harpe, Dussault ou Geoffroy ! on s’étonne de l’entendre soutenir que « Racine dans toute l’excellence de son art est plus naturel que Shakespeare, comme l’Apollon dans toute sa divinité a plus les formes humaines qu’un colosse égyptien ». C’est toujours au jugement porté sur Shakespeare qu’il faut en revenir pour apprécier la valeur d’un critique. À ce point de vue Chateaubriand fut comme Népomucène Lemercier, classique en théorie, et romantique en pratique.

Voici comment il résume son jugement sur Shakespeare :

« Shakespeare joue ensemble, et au même moment, la tragédie dans le palais, la comédie à la porte ; il ne peint pas une classe particulière d’individus ; il mêle, comme dans le monde réel, le roi et l’esclave, le patricien et le plébéien, le guerrier et le laboureur, l’homme illustre et l’homme ignoré ; il ne distingue pas les genres ; il ne sépare pas le noble de l’ignoble, le sérieux du bouffon, le triste du gai, le rire des larmes, la joie de la douleur, le bien du mal. Il met en mouvement la société entière, ainsi qu’il déroule en entier la vie d’un homme. Le Poète semble persuadé que notre existence n’est pas renfermée dans un seul jour, qu’il y a unité du berceau à la tombe : quand il tient une jeune tête, s’il ne l’abat pas, il ne vous la rendra que blanchie ; le temps lui a remis ses pouvoirs.

« Mais cette universalité de Shakespeare a, par l’autorité de l’exemple et l’abus de l’imitation, servi à corrompre l’art ; elle a fondé l’erreur sur laquelle s’est malheureusement établie la nouvelle école dramatique. Si pour atteindre la hauteur de l’art tragique, il suffit d’entasser des scènes disparates sans suite et sans liaison, de brasser ensemble le burlesque et le pathétique, de placer le porteur d’eau auprès du monarque, la marchande d’herbes auprès de la reine : qui ne peut raisonnablement se flatter d’être le rival des plus grands maîtres ? Quiconque se voudra donner la peine de retracer les accidents d’une de ses journées, ses conversations avec des hommes de rangs divers, les objets variés qui ont passé sous ses yeux, le bal et le convoi, le festin du riche et la détresse du pauvre ; quiconque aura écrit d’heure en heure son journal aura fait un drame à la manière du poète anglais. »

En somme, c’est bien moins comme critique que comme poète que M. de Chateaubriand contribua à introduire en France les éléments de la littérature anglaise, et eut sa part dans la réforme poétique de notre siècle.

Sa traduction du Paradis perdu de Milton fut la première qui reproduisit en France, avec exactitude, le génie d’un auteur étranger, en conservant le caractère et le mouvement de la langue et jusqu’aux obscurités et aux inégalités du style. Ce n’était pas un livre français que Chateaubriand en voulut faire, mais bien un auteur original qu’il entreprit de révéler. Cette traduction était avant tout une œuvre philologique et consciencieuse.

Plus artiste que Mme de Staël, Chateaubriand mit le premier en œuvre les nouveaux principes qu’elle avait proclamés. L’un de ces deux grands écrivains servit de complément à l’autre et ce fut ensemble qu’ils poursuivirent l’œuvre commencée par Diderot et Rousseau.

C’est pourquoi je les ai rapprochés à dessein de ces philosophes auxquels ils semblent tendre la main au-dessus de l’abîme de la Révolution qui séparait les deux siècles. Il y a plus d’une analogie entre Diderot et Mme de Staël d’un côté, Rousseau et Chateaubriand de l’autre.

Les premiers : initiateurs, remueurs, producteurs d’idées, renouvellent et réorganisent le monde de la pensée.

Les seconds : artistes, rêveurs, contemplateurs, reconstruisent un monde d’images à la place des vieilles idoles et de l’idéal usé des classiques.

Diderot et Mme de Staël sont les législateurs de la littérature nouvelle. Rousseau et Chateaubriand en sont les premiers modèles.

Dans le prochain chapitre nous verrons les imitateurs, les curieux, les savants, les esprits sincères se précipiter sur leurs pas et apporter chacun sa pierre à cet édifice dont on venait désormais de poser les bases d’un côté sur les fondements indestructibles du passé, de l’autre sur un terrain renouvelé par l’importation de la culture étrangère.

III

M. Cousin à Berlin, et la philosophie allemande. — Lerminier. — E. Quinet. — Lèbre. — E. Willm, etc. Les voyageurs en Allemagne : B. Constant, Saint-Marc Girardin, X. Marmier, J.-J. Ampère, Saint-René Taillandier, Philarète Chasles, Nicolas Martin, etc.

Jusqu’ici, en étudiant la marche des influences germaniques en France, nous l’avons vue se résumer plus particulièrement chez deux écrivains du xviiie  siècle, Diderot et Rousseau, et se continuer en s’agrandissant chez Mme de Staël et Chateaubriand, qui inaugurent la littérature du xixe  siècle en lui donnant pour base des éléments empruntés aux littératures germaniques.

Dans la troisième partie du livre de l’Allemagne, Mme de Staël avait traité de la philosophie et de la morale, et fait connaître, du moins d’une manière générale, les principes idéalistes de Kant, de Fichte et de Schelling. Elle s’élevait en même temps contre la philosophie sensualiste qui depuis Condillac régnait en France, et qui commençait à être attaquée plus directement par M. Royer-Collard. Tous deux travaillaient à ramener la pensée vers le spiritualisme.

« On ne rendra désormais quelque jeunesse à la race humaine, disait Mme de Staël, qu’en retournant à la religion par la philosophie, et au sentiment par la raison. » Et de son côté M. Royer-Collard, épousant l’opposition que l’école de Reid faisait au sensualisme de Locke, posait en principe que : « toute la science humaine peut être ramenée à deux objets, les esprits et les corps, le monde intellectuel et le monde matériel ».

Ainsi le mouvement spiritualiste sortait, par Royer-Collard, de l’étude de la philosophie écossaise, par Mme de Staël de celle de la philosophie allemande.

Comme en littérature, les éléments étrangers affluaient dans le domaine de la spéculation et tendaient à amener une réaction vigoureuse contre les doctrines du xviiie  siècle.

Telle était la tendance des esprits à l’époque où parut un jeune professeur qui était destiné à réunir tous les rayons projetés sur la France et à en former un corps de doctrine d’une espèce nouvelle, parfaitement adapté du reste à son époque, et digne de la génération qu’il devait contribuer à former.

Sans vouloir entrer dans le fond du sujet, je rappellerai qu’alors trois écoles philosophiques régnaient en France. La plus importante était l’école sensualiste qui émanait de Locke et de Condillac. La seconde, l’école catholique qui avait pour adeptes Joseph de Maistre, Lamennais, Bonald, et un allemand, le Baron d’Eckstein, mort depuis peu. La troisième, était celle de M. Royer-Collard. Ce dernier avait emprunté, comme nous l’avons vu, aux Écossais, un spiritualisme qui cherchait à rattacher la philosophie à la religion, tendance tout allemande, que Marheinecke et Schleiermacher devaient poursuivre avec succès.

Élève de M. Royer-Collard, ce fut cette dernière doctrine qu’embrassa d’abord M. Cousin. Mais elle ne lui suffit pas longtemps. Une fois jeté sur la voie des découvertes exotiques, il s’enthousiasma, sur la parole de Mme de Staël, pour la philosophie allemande et se décida à aller l’étudier à sa source. Alors, la philosophie n’était point seulement le complément obligé des études universitaires. C’était une question actuelle, palpitante, militante. Il s’agissait de réagir en même temps contre les ténèbres mystiques de l’ultramontanisme, et contre les sèches théories du sensualisme, de favoriser la réaction qui se faisait dans les esprits contre les principes du xviiie  siècle. M. Cousin qui sentait bouillonner en lui la double sève du talent et de l’ambition, se jeta dans le combat, tête baissée.

Il alla d’abord à Munich où il se prit pour la première fois corps à corps avec l’idéalisme allemand.

En 1824 il fit un second voyage au-delà du Rhin. S’étant rendu à Dresde, il y fut arrêté par la police, comme suspect de carbonarisme, et amené de force à Berlin où il subit un emprisonnement de six mois. Il se, trouva ainsi condamné à étudier plus à fond Kant, Schelling, Fichte et surtout Hegel. Cette fois, la police favorisa, sans s’en douter, l’extension des principes libéraux, et prit soin de leur ménager un ambassadeur compétent en France. M. Cousin qui n’eut pas le temps d’apprendre l’allemand suffisamment, fut initié en français, par MM. Gantz et Michelet4 au système de Hegel.

Mais ces systèmes voulaient être pesés à la balance d’une raison ferme et mûrie. M. Cousin les réchauffa, les exagéra, les colora de son imagination, et en véritable français qu’il était, les revêtit d’une forme élégante et populaire. Il en fit enfin, en les combinant avec d’autres systèmes tels que ceux de Platon, de Plotin et de Descartes, une doctrine qui ressemblait fort au panthéisme, sans qu’il consentît à l’avouer.

« Le Dieu de la conscience, disait-il, n’est pas un Dieu abstrait, un roi solitaire relégué par-delà la création sur le trône d’une éternité silencieuse, c’est un Dieu à la fois vrai et réel, à la fois substance et cause, un et plusieurs, individualité et totalité, au sommet de l’être et à son plus humble degré, infini et fini tout ensemble, triple enfin, c’est à dire à la fois Dieu, nature et humanité. — Mais c’est le panthéisme ! s’écria-t-on. — Non, répondit M. Cousin, car cette apparente unité du tout n’est qu’une harmonie et non une unité absolue. Dieu a fait l’homme à son image et a donné à la nature des lois analogues. Tout se ressemble, tout s’enchaine, rien n’est complètement uni… Le panthéisme d’ailleurs est l’idée d’unité appliquée au monde, à la matière ; — le spiritualisme est l’idée d’unité appliquée à Dieu. »

Mais ce n’était là qu’une subtilité fort transparente. Que la nature soit Dieu ou que Dieu soit la nature, cela paraît à peu près indifférent. Bonnet blanc et blanc bonnet !

Néanmoins le reproche fit réfléchir M. Cousin. Il avait débuté par l’enthousiasme, mais lorsqu’il vit où ses idées l’entraînaient il en eut peur. L’abbé Frayssinous, qui était alors ministre de l’instruction publique, avait fait fermer le cours du jeune professeur qui osait proclamer une philosophie contraire à la religion de l’état.

M. Cousin fut ainsi convaincu de la manière la plus éloquente des dangers de l’idéalisme transcendantal, et pour les éviter désormais, il se jeta dans l’histoire de la philosophie, traduisit Tennemann, fit une collection de tous les systèmes, les réunit au moyen d’habiles préfaces et en forma un corps de doctrine qu’il appela l’éclectisme.

En d’autres termes, il imagina un système à mille facettes, capable de contenter tous les goûts, sans compromettre personne. Ce système se trouvant parfaitement adapté à l’esprit bourgeois qui commençait à dominer la société, M. Cousin ouvrit boutique et facilita à ce nouveau public l’acquisition de la philosophie.

Ce fut alors que Hegel put dire : « M. Cousin m’a pris quelques poissons, mais il les a bien noyés dans sa sauce. »

En effet, l’éclectisme n’était plus une philosophie, ce n’était plus même un système, c’était une collection, un dictionnaire. Mais au lieu de la philosophie qu’il abandonnait, M. Cousin se mit à exposer une science plus pratique, plus française, plus à la portée de son public. Ce fut la morale spiritualiste, noble enseignement sans doute, mais qui détournait la philosophie de ses voies purement scientifiques, et la rejetait dans le domaine de l’art oratoire et de la rhétorique pure.

M. Taine, critique original, et l’un de ces élèves de l’école normale qui cherchent à ressusciter l’esprit et la raillerie de Voltaire (ainsi que je l’ai signalé dans mon cours sur la littérature du second empire), fait exposer à M. Cousin sa doctrine définitive dans le passage suivant du livre intitulé : Les Philosophes français du xixe  siècle. C’est M. Cousin qui parle :

« Je ne suis pas philosophe, je suis prédicateur. Je n’apporte ni une vue nouvelle sur la nature des êtres, ni une vue nouvelle sur la méthode des sciences ; j’apporte une exhortation à la vertu. Ma philosophie n’est pas une ouvrière de science, c’est un instrument de morale. Son but n’est pas de découvrir le vrai, quel qu’il soit, mais de faire des honnêtes gens, quoi qu’il en coûte. Son caractère est de subordonner les sens à l’esprit, et de tendre, pair tous les moyens que la raison avoue, à élever et à grandir l’homme. Elle n’est pas seulement une doctrine, elle est “un drapeau”. C’est “une cause sainte” et il y a bientôt quarante ans que “je combats” pour elle. On la reconnaît en ce qu’elle est “l’alliée naturelle de toutes les bonnes causes. Elle soutient le sentiment religieux, elle seconde l’art véritable, la poésie digne de ce nom, la grande littérature ; elle est l’appui du droit ; elle repousse également la démagogie et la tyrannie ; elle apprend à tous les hommes à se respecter et à s’aimer”. Pour mieux prouver que la science m’est indifférente, et que je ne me soucie que de morale, je range avec moi sous le même drapeau des philosophies sans métaphysiques, des métaphysiques opposées entre elles et des religions ; il me suffit qu’en pratique elles tendent au même but, et contribuent à nourrir dans l’homme les mêmes sentiments. Je prends pour doctrine “cette philosophie qui commence avec Socrate et Platon, que l’Évangile a répandue dans le monde, que Descartes a mise sous les formes sévères du génie moderne, qui a été au xviie  siècle une des gloires et des forces de la patrie, qui a péri avec la grandeur nationale, et qu’au commencement de celui-ci M. Royer-Collard est venu réhabiliter dans l’enseignement, pendant que M. de Chateaubriand, Mme de Staël, M. Quatremère de Quincy la transportaient dans la littérature et les arts”. C’est une croisade que j’annonce, ce n’est pas une formule que j’établis. Écoutez plutôt le ton de mon discours :

« “Puisse notre voix être entendue des générations présentes comme autrefois elle le fut de la sérieuse jeunesse de la Restauration. Oui, c’est à vous que nous adressons particulièrement cet écrit, jeunes gens qui ne nous connaissez plus, mais que nous portons dans notre cœur, parce que vous êtes la semence et l’espoir de l’avenir. Nous vous montrons ici le principe de nos maux et leur remède. Si vous aimez la liberté et la patrie, fuyez ce qui les a perdus. Loin de vous cette triste philosophie, qui vous prêche le matérialisme et l’athéisme, comme des doctrines nouvelles destinées à régénérer le monde : elles tuent, il est vrai, mais elles ne régénèrent point. N’écoutez pas ces esprits superficiels qui se donnent pour de profonds penseurs, parce qu’après Voltaire, ils ont découvert des difficultés dans le christianisme ; vous, mesurez vos progrès en philosophie par ceux de la tendre vénération que vous ressentirez pour la religion de l’Évangile… Ne fléchissez pas le genou devant la fortune, mais accoutumez-vous à vous incliner devant la loi. Entretenez en vous le noble sentiment du respect ; sachez admirer : ayez le culte des grands hommes et des grandes choses. Repoussez cette littérature énervante, tour à tour grossière et raffinée, qui se complaît dans la peinture des misères de la nature humaine, qui caresse toutes nos faiblesses, qui fait la cour aux sens et à l’imagination, au lieu de parler à l’âme et d’élever la pensée. Défendez-vous de la maladie de votre siècle, de ce goût fatal de la vie commode, incompatible avec toute ambition généreuse. Quelque carrière que vous embrassiez, proposez-vous un but élevé, et mettez à son service une constance inébranlable. Sursum corda, tenez en haut votre cœur, voilà toute la philosophie.”

« Il le dit du moins ajoute M. Taine. Mais se figure-t-on l’étonnement d’un chimiste, ou d’un naturaliste qui lit ce morceau, surtout si jusqu’ici il a cru (sur parole) que la philosophie est une science ? Il découvre qu’elle est une harangue, moyen de pédagogie et de gouvernement. »

M. Cousin est l’homme de notre époque qui a été le plus discuté. Cela tient non seulement à l’importance des matières auxquelles il a touché, à ses nombreuses variations philosophiques, à sa passion pour le pouvoir, mais aussi à une grande bonhomie dont j’ai eu pour ma part l’occasion de faire l’expérience.

C’était peu de temps avant mon départ pour l’Allemagne. Je rencontrai un jour dans la rue le directeur d’une Revue célèbre qui se rendait au Ministère des Affaires étrangères pour y puiser des renseignements, et qui m’engagea à l’accompagner.

Arrivés à la porte, nous fûmes accostés par un personnage qui en sortait. C’était un homme de cinquante à soixante ans, à l’expression harmonieuse, sympathique, au nez un peu allongé et trahissant des instincts de curiosité, à l’œil vif et pénétrant ; vraie physionomie d’homme de lettres, complétée par de longs cheveux qui flottaient sur le col d’un habit râpé et par un chapeau gris qui paraissait avoir subi bien des orages. En somme ce personnage était mis avec beaucoup de négligence, mais son extérieur n’en était pas moins d’une parfaite distinction.

Il entama une discussion avec le directeur de Revue qui bientôt tira sa montre et se hâta d’entrer au Ministère, me laissant seul dans la rue avec le nouveau venu. Celui-ci continua avec moi la conversation commencée, comme s’il m’eût connu depuis longtemps. Il parlait avec une remarquable facilité, en me tenant par le bouton de mon habit. Nous touchions heureusement à une question sur laquelle j’étais en mesure de lui répondre. Il s’agissait des nouvelles annexions de la Savoie et de Nice. En bon patriote il approuvait fort son gouvernement sur ce point. (Les Français sont unanimes quand il s’agit de conquêtes.) Quant à moi je lui faisais des objections tirées du droit des gens et des traités de 1815, continuant ainsi le rôle du directeur de Revue qui, en sa qualité d’annexé, n’était pas plus que moi partisan de ces dernières conquêtes politiques.

Jusqu’alors je ne savais à qui je parlais. Au premier moment, je ne m’en préoccupais guère, car ma situation n’avait rien d’extraordinaire. Il arrive souvent à Paris, où la cérémonie des présentations est beaucoup moins stricte qu’en Allemagne, qu’on entre en conversation avec des personnes qu’on ne connaît pas. Mais l’élévation de langage de mon interlocuteur trahissait un homme hors ligne. Je me mis donc à l’examiner plus attentivement, et l’idée me vint que ce pourrait bien être M. Cousin, qu’on m’avait montré une fois de loin dans une séance de l’Académie. Seulement j’avais de la peine à reconnaître un immortel sous les habits et surtout sous le chapeau d’un bourgeois.

Comme il parlait volontiers et que je paraissais lui plaire, sans doute parce que je ne l’interrompais pas, et que je me contentais d’accompagner sa faconde de signes d’approbation, j’essayai d’amener la conversation sur des faits qui pussent m’éclairer, comme on dirige par de légers coups de rame une embarcation qui suit le courant de l’eau.

Dès que je pus glisser deux mots, j’insinuai que je connaissais l’Allemagne.

— Ah ! l’Allemagne ! s’écria-t-il, singulier pays ! Les idées y abondent, il y en a même trop. Et cependant elles y sont sans danger, parce qu’on n’a pas encore trouvé là-bas le mécanisme qui relie la philosophie à la politique. Celle-ci a pour elle la cour et le militaire. La philosophie n’occupe guère que les universités, le clergé et le monde des littérateurs. Quant au gros public il se tourne tantôt vers l’une tantôt vers l’autre, selon le bruit qu’elles font. Mais qu’un professeur soit athée ou qu’un pasteur nie la divinité de Jésus-Christ, cela n’inquiète point les gouvernements qui savent bien que la pensée ne se traduira jamais en action. C’est tout autre chose en France. Si nous essayons d’y transporter les idées allemandes, ces armes, là-bas pacifiques, semblent se charger à la frontière, et deviennent ici des machines infernales dont le pouvoir a raison de se défier.

J’étais sur la voie, mais celui que je croyais cette fois reconnaître pour M. Cousin aurait tout aussi bien pu être M. Saint-René Taillandier, M. Ampère, M. Marmier, ou tout autre germaniste.

— Quand j’étais ministre… continua-t-il… Cette fois j’étais fixé. Aucun autre germaniste n’a été ministre, que je sache, si ce n’est M. Fortoul qui alors déjà n’existait plus. Je commençai à me sentir embarrassé de l’honneur que me faisait un aussi grand personnage en m’entretenant avec tant de familiarité, et j’allais perdre contenance lorsque la pluie commença à tomber. J’avais un parapluie, et M. Cousin en manquait. En devenant pour lui une nécessité, je repris courage.

— La philosophie allemande, continua-t-il, voyez ce qu’elle est devenue avec son réalisme idéal, ses formules stériles, et son dieu bipède, comme dit Henri Heine ! Faute de chaleur, de morale, d’esprit pratique, elle est tombée dans le matérialisme le plus cru, elle a divinisé la matière, elle a tué l’esprit, elle a nié l’évidence et la révélation. Que lui reste-t-il ? — La géologie.

— Cependant, murmurai-je, Hegel compte encore quelques partisans, tels que MM. Rosenkranz, Michelet et autres.

— Ne m’en parlez pas ! fit-il en m’interrompant. Les uns comme M. Rosenkranz ont compris que la doctrine stricte du maître les conduisait à un abîme, et ils emploient leur talent et leur vie à la réformer. Les autres comme M. Michelet de Berlin ont glissé sur la pente dangereuse des conséquences logiques, et ont fini par tomber dans la démagogie et dans le socialisme. Que n’ont-ils fait comme moi ? que n’ont-ils su s’arrêter à temps et reconstruire tout le système sur les bases de la psychologie, et de la morale ? — Voilà pourtant ce que j’ai fait ! Et je puis me vanter, d’avoir relevé le drapeau de la sainte cause.

Ici la pluie devint si forte, que nous fûmes obligés de nous réfugier sous une porte-cochère. J’allais risquer quelques objections lorsque M. Cousin continua :

— Au reste, il n’y a plus que l’homme qui m’intéresse. J’ai renoncé aux abstractions, aux idées et aux principes, surtout maintenant que l’on attaque, avec un mauvais reste de la philosophie du xvie  siècle, le pouvoir temporel du pape, c’est-à-dire l’indépendance de l’Église, la seule arche de salut du spiritualisme, la seule barrière que nous puissions opposer de nos jours à l’envahissement de la matière.

— Pour ma part, lui dis-je, il m’est impossible d’approuver la nouvelle croisade du Faubourg Saint-Germain.

— Laissez-faire, répliqua-t-il, Lamoricière est un héros qui s’est voué à la défense des grands principes. Il a compris son devoir en vrai chevalier français. Il sait qu’il combat pour la vieille religion nationale.

— Cela n’empêche pas, ajouta-t-il par manière de parenthèse, que ce Garibaldi ne m’intéresse prodigieusement. C’est une individualité que je veux connaître. Il y a dans cet homme une simplicité antique mêlée à une foi vigoureuse, qui le distinguent de tous les autres hommes de notre époque. C’est une étude à faire, et je la ferai.

L’éclectisme reparaissait ainsi, même chez le biographe Cousin, qui venait de me révéler la dernière de ses phases.-

Pendant ce temps, la pluie n’avait cessé de nous chasser de porte en porte, à mesure que nous passions de la philosophie allemande au spiritualisme, des beaux jours du Ministère aux mauvais jours de la Révolution, de Lamoricière à Garibaldi.

Enfin nous arrivâmes sur la porte de la Sorbonne où M. Cousin me remercia, me tendit la main, et m’invita sans m’avoir demandé mon nom à aller le voir de temps en temps.

M. Cousin ne fut point le seul qui alla s’inspirer de la philosophie allemande et qui finit par l’oublier. M. Lerminier, juriste lyrique, toujours lancé dans les généralités, et, comme M. Cousin, bien plus orateur que philosophe, alla respirer à son tour l’air brumeux de l’Allemagne et publia à son retour en France deux volumes qui résument ses observations, l’un qu’il appela simplement Lettres philosophiques adressées à un Berlinois, l’autre intitulé avec un peu de prétention : Au-delà du Rhin, tableau de l’Allemagne depuis Mme de Staël. Les opinions d’abord très démocratiques de M. Lerminier trouvèrent dans la philosophie allemande une foule d’arguments qui furent les bienvenus. Il établit que la cause de la réforme allemande et celle de la révolution française sont la même au fond, et qu’entre l’Allemagne et la France il n’y a pas rivalité mais solidarité.

« Il est, dit-il quelque part5, un empire qui a de grands devoirs envers l’Allemagne et l’Europe. C’est l’art et la pensée qui ont créé la Prusse ; tant qu’elle sera l’intelligence du nord, la puissance lui demeure assurée. Si elle oubliait ce noble rôle, elle n’aurait plus d’autre appui que les chances inconstantes de la force. Elle ne doit pas prêter son adhésion passive aux terreurs de l’Autriche et à l’ambition moscovite ; indépendante, elle doit aimer la liberté, vivifier et protéger les petits états de l’Allemagne, et estimer la France. Si elle était infidèle au génie de Frédéric, nous pourrions nous rappeler celui de Richelieu »

Un germaniste beaucoup plus sérieux, plus savant, et supérieur à M. Lerminier par le style et l’imagination, M. Edgar Quinet, vint de bonne heure en Allemagne où il étudia plus particulièrement Herder et la philosophie de l’histoire qu’il introduisit la première fois en France. Son imagination poétique se réchauffa au contact des grandes idées de son auteur favori, et l’on retrouve dans ses poèmes épiques, entre autres dans le poème mystique intitulé Ahasvérus plus d’une trace de cette influence. M. Quinet tenta de créer l’épopée démocratique en écrivant les poèmes de Napoléon et de Prométhée. Mais ces productions mystiques et symboliques n’eurent pas en France le succès que méritait le talent de l’auteur. On les trouva décidément trop allemandes.

Nul auteur français n’avait en effet plus que M. Quinet les qualités et les défauts de la muse germanique. C’était Diderot, plus les rudes et mystiques superstitions de la poésie du nord ; la profusion des pensées abstraites jointe à l’abondance un peu désordonnée des images, une ambition poétique sans bornes, qui malheureusement n’était point soutenue et réglée par un art proportionné. En poésie nous le verrons exagérer encore les colossales arabesques de Victor Hugo. Comme critique philosophe il s’était placé, l’un des premiers en France, à un point de vue cosmopolite jusqu’alors à peine entrevu. « Ma religion littéraire et politique, a-t-il dit, c’est l’unité des lettres et la fraternité des peuples modernes. » Idées toutes nouvelles en France, même après les déclamations des poètes de la Révolution. Ce sympathique embrassement au moyen duquel il aurait voulu rassembler toutes les manifestations de la pensée, tous les élans de l’imagination, toutes les forces intellectuelles, quelle que fût leur origine, à quelque nation qu’elles appartinssent, et dans quelque idiome qu’elles se produisissent, c’était le cri le plus énergique du xixe  siècle, et peut-être une prophétie qui, si nous la rapprochons de celle de M. Vacherot dans son livre de la Démocratie, se réaliserait avant que ce siècle soit écoulé.

En politique M. Quinet resta constamment fidèle à ses opinions démocratiques, et l’on sait qu’il a refusé de profiter de l’amnistie proclamée par Napoléon III et qu’il vit encore aujourd’hui dans le plus honorable des exils.

À côté de MM. Cousin, Lerminier et Quinet, plusieurs écrivains entreprirent de faire connaître en France cette fameuse philosophie allemande dont on disait à la fois tant de mal et tant de bien. M. Lèbre, de Lausanne, l’étudia dans la Revue des deux mondes à un point de vue strictement scientifique ; M. Willm de Strasbourg publia en quatre volumes une étude complète et approfondie sur Kant, Fichte, Schelling et Hegel, comme chefs d’école, sur Jacobi et Herbart comme chefs de l’opposition. Son livre fut couronné par l’Académie des sciences morales et politiques.

D’autres tels que M. Saisset, M. Laboulaye, M. Ern. Renan ont étudié et étudient encore la philosophie allemande dans ses rapports avec la religion, et enfin M. Barni a entrepris d’introduire en France l’œuvre entière de Kant, dont il a déjà livré au public plusieurs volumes.

On voit que tout le monde n’a pas fait comme M. Cousin, et que, loin de se contenter des idées générales, plusieurs penseurs sérieux cherchent à approfondir le texte même des philosophes d’outre-Rhin.

M. Taine lui-même, quoiqu’il se vante d’être un disciple de Voltaire, ne peut refuser son admiration au grand génie germanique qui a illustré notre siècle et a porté le plus loin, depuis que le monde existe, la profondeur des vues et la hardiesse des investigations :

« J’ai lu Hegel, tous les jours, pendant une année entière, en province ; il est probable que je ne retrouverai jamais des sensations égales à celles qu’il m’a données. De tous les philosophes, il n’en est aucun qui soit monté à des hauteurs pareilles, ou dont le génie approche de cette prodigieuse immensité. C’est Spinoza multiplié par Aristote, et assis sur cette pyramide de sciences que l’expérience moderne construit depuis trois cents ans. Lorsqu’on gravit pour la première fois la Logique et l’Encyclopédie, on éprouve la même émotion qu’au sommet d’une grande montagne. L’air manque, la vue se trouble ; on n’est plus en pays humain, on n’aperçoit d’abord qu’un entassement d’abstractions formidables, solitude métaphysique où il ne semble pas qu’un esprit vivant puisse habiter ; à travers l’Être et le Néant, le Devenir, la Limite et l’Essence, on roule, la poitrine oppressée, ne sachant si jamais on retrouvera le sol uni et la terre. Peu à peu la vue perce les nuages ; on entrevoit des ouvertures lumineuses ; le brouillard s’évapore ; devant les yeux se déroulent des perspectives infinies ; des continents entiers s’étalent embrassés d’un coup d’œil ; et l’on se croirait arrivé au sommet de la science et au point de vue du monde, si là-bas, sur un coin de la table, on n’apercevait un volume de Voltaire posé sur un volume de Condillac. »

Ici, ce qui perce surtout à travers les nuages, c’est l’esprit français qui, semblable aux chats, retombe toujours sur ses pattes. En philosophie, les Français, sont des gens de terre, les Allemands des marins. Les espaces infinis, les longues solitudes, et surtout les vagues qui s’entrechoquent donnent aux premiers le mal de mer. Les Allemands, au contraire, aiment à plonger leur regard curieux dans les horizons de la métaphysique transcendantale ; c’est là qu’ils sont grands, quand ils n’oublient pas de consulter leur boussole. Mais une fois qu’ils ont abordé, leur regard reste vague, leur pas lourd et mal assuré. La terre ne leur convient pas, et leur politique ainsi que leur philosophie semble toujours osciller comme le sommet des mâts d’un navire sur les nuages mobiles du firmament.

Quoique la philosophie allemande n’ait pénétré en France que dans un fort petit nombre d’esprits, qui encore ne l’ont comprise que d’une manière un peu superficielle, elle n’en a pas moins eu une influence très directe sur l’esprit français, comme l’un des ingrédients les plus essentiels du Romantisme. L’orgueil du moi qui ressort partout de la spéculation germanique se conciliait admirablement avec le rejet de l’autorité classique. Des penseurs audacieux et sincères tels que Michelet, Lamennais, Pierre Leroux, Proudhon étaient des organes tout formés pour absorber l’idéalisme des philosophes d’outre-Rhin. Ne semble-t-il pas que des sentences telles que les suivantes, de P. Leroux, soient traduites littéralement de quelque gros volume germanique :

« L’état permanent de notre être est l’aspiration. Émersion d’un état antérieur et immersion dans un état futur, voilà notre vie, depuis notre naissance jusqu’à notre mort…

« Notre moi, notre personnalité, notre vie véritable, consiste essentiellement et uniquement dans notre mode d’existence, en passant d’une situation à une autre.

« C’est cet état d’aspiration qui constitue proprement l’homme : c’est donc cet état qu’il faudrait nous attacher à perfectionner. Nous rendre heureux n’est donc pas directement amasser autour de nous ce que nous croyons le bien, et en éloigner ce que nous croyons le mal ; mais c’est avant tout faire que notre état fondamental, ce que j’appellerais volontiers le ton de notre être, soit de plus en plus heureux.

« Cet état d’aspiration est réellement ce qui distingue les hommes entre eux, ce qui les sépare par des barrières infranchissables, ce qui les fait différents, ce qui constitue le moi, la personnalité des êtres.

Et ailleurs : « Les créatures n’ont pas été faites pour être heureuses. Les plaisirs et les biens de tout genre ne sont tout au plus qu’un moyen de perfectionner indirectement la situation fondamentale de notre âme… En cherchant la pierre philosophale, on a découvert la chimie ; en cherchant le souverain bien, l’humanité s’est perfectionnée. »

N’était-ce pas là le développement de l’idée vers l’infini, tel que l’enseignait Hegel ? N’était-ce pas ce dogme que Mme de Staël avait appelé un peu sèchement la perfectibilité, cette aspiration vers l’idéal, cette soif de vérité et de liberté, cette ouverture du côté d’une lumière qui n’avait guère pénétré jusqu’alors en France, du moins depuis Pascal et Descartes, qu’à travers les vitraux peints des cathédrales et la pénombre des chapelles ? Ce n’étaient plus les dogmes desséchants et fatalistes de Condillac ou de Volney, c’étaient les rêves de Diderot, les aspirations de Rousseau, qui, de nos jours, conduits par la science allemande sur les hauteurs de l’abstraction pure, devenaient une science positive, un enseignement fécond, et comme l’atmosphère nouvelle d’un monde nouveau.

Après les penseurs, ce sont les hommes d’esprit, les curieux, les voyageurs qui passent le Rhin et viennent étudier ce pays étrange, ce nouveau-monde de la poésie découvert par les Colomb de la littérature, et dont ils se promettaient d’exploiter les mines opulentes. Benjamin Constant fut un des premiers qui en profita. Après avoir étudié à Erlangen vers la fin du siècle passé, il vint à la cour de Brunswick comme gentilhomme ordinaire, ou plutôt « fort extraordinaire », comme il le dit, et eut de bonne heure l’occasion de connaître les chefs-d’œuvre littéraires de la période classique. Avec lui commencent les épigrammes contre les mœurs allemandes. Il écrit de Brunswick : « J’ai fait connaissance avec quelques gens de lettres et je compte profiter de leur bibliothèque, beaucoup plus que de leur conversation. » Et ailleurs : « les Allemands croient qu’il faut être hors d’haleine pour être gai, et hors d’équilibre pour être poli ».

Mais ce n’est que la première impression qu’il éprouve dans ce qu’il appelle sa Béotie brunswickoise. Peu à peu, le spirituel et sceptique Suisse-français subit l’influence germanique de la manière la plus immédiate c’est-à-dire qu’il se donne une fiancée, et qu’il se marie.

Mais il ne se convertit point pour cela à la poésie allemande : « J’ai beaucoup parcouru la littérature allemande depuis mon arrivée », écrit-il à Mme de Charrière qui s’en moquait. « Je vous abandonne leurs poètes tragiques, comiques, lyriques, parce que je n’aime la poésie dans aucune langue ; mais, pour la philosophie et l’histoire, je les trouve infiniment supérieurs aux Français et aux Anglais. Ils sont plus instruits, plus impartiaux, plus exacts, un peu trop diffus, mais presque toujours justes, vrais, courageux et modérés. »

Son horreur pour « la poésie dans toutes les langues » ne l’empêcha pas de donner à la France la première traduction du Wallenstein de Schiller, triste traduction, il est vrai, aussi peu fidèle que possible, et moulée en vers classiques, comme un pastiche de Voltaire ou de Crébillon. L’auteur avait eu la malheureuse idée de fondre toute la trilogie en une seule pièce :

« Les trois pièces de Schiller, dit-il, ne semblent pas pouvoir être représentées séparément ; elles le sont cependant en Allemagne. Les Allemands tolèrent ainsi, tantôt une pièce sans action, le Camp de Wallstein ; tantôt une action sans dénouement, les Piccolomini ; tantôt un dénouement sans exposition, la mort de Wallstein.

« En concevant le projet de faire connaître au public français cet ouvrage de Schiller, j’ai senti qu’il fallait réunir en une seule les trois pièces de l’original. Cette entreprise offrait beaucoup de difficultés ; une traduction ou même une imitation exacte était impossible. Il aurait fallu resserrer en deux mille vers, à peu près, ce que l’auteur allemand a exprimé en neuf mille. Or l’exemple de tous ceux qui ont voulu traduire en alexandrins des poètes étrangers, prouve que ce genre de vers nécessite des circonlocutions continuelles.

« J’aurais donc eu à lutter, dans une traduction, contre un premier obstacle, et j’en aurais rencontré un second dans le sujet en lui-même. Tout ce qui se rapporte à la guerre de trente ans, dont le théâtre a été en Allemagne, est national pour les Allemands, et comme tel, est connu de tout le monde. Les noms de Wallstein, de Tilly, de Bernard de Weimar, d’Oxenstiern, de Mansfeld, réveillent dans la mémoire de tous les spectateurs des souvenirs qui n’existent point pour nous. De là résultait pour Schiller la possibilité d’une foule d’allusions rapides que ses compatriotes comprenaient sans peine, mais qu’en France personne n’aurait saisies.

« Il y a en général parmi nous une certaine négligence de l’histoire étrangère, qui s’oppose presqu’entièrement à la composition des tragédies historiques, telles qu’on en voit dans les littératures voisines. Les tragédies mêmes qui ont pour sujet des traits de nos propres annales, sont exposées à beaucoup d’obscurité.

« L’auteur des Templiers (Raynouard) a dû ajouter à son ouvrage des notes explicatives, tandis que Schiller dans sa Jeanne d’Arc, sujet français, qu’il présentait à un public allemand, était sûr de rencontrer dans ses auditeurs assez de connaissances pour le dispenser de tout commentaire. »

J’ai voulu citer jusqu’au bout ces sincères aveux, qui indiquent bien le degré d’ignorance où l’on était alors de l’histoire ou de la littérature allemandes. Si les Allemands en sourient, ils trouveront de plus une occasion facile de rendre à Benjamin Constant les épigrammes qu’il leur a décochées, en lisant les mauvais vers de son Wallstein.

Un écrivain non moins spirituel mais beaucoup plus bienveillant pour la patrie de Goethe et de Schiller a raconté, bien plus tard, il est vrai, ses impressions au-delà du Rhin dans un livre intitulé Notices politiques et littéraires sur l’Allemagne. C’est M. Saint-Marc Girardin, le brillant professeur de la Sorbonne et le rédacteur du Journal des Débats.

Celui-ci du moins aime l’Allemagne et par son meilleur côté, et en parle avec un enthousiasme plein d’affectueux souvenirs.

M. Saint-Marc Girardin regarde la littérature comme le meilleur moyen de cimenter l’union morale et politique qu’il voudrait voir s’établir entre la France, l’Allemagne et l’Angleterre. Mais il veut que les trois peuples s’épousent sans se confondre, car, dit-il, ce sont les différences même qui font la force de l’union. Jusqu’à présent il ne lui semble pas que l’alliance se soit faite de cette manière. Quelqu’un voyant la façon dont notre littérature imite l’Allemagne lui disait : « Vous avez mangé l’Allemagne, mais vous ne l’avez point encore digérée. »

Dans son livre, M. Saint-Marc Girardin examine tour à tour l’état politique de l’Allemagne en 1833, la question de l’unité allemande et le grand mouvement national de 1813.

« À Moscou, dit-il, nous fûmes accablés par la nature ; en Allemagne nous fûmes vaincus par quelque chose de plus noble et de plus grand, par quelque chose de surnaturel, et que la France est digne de sentir et d’admirer, même dans un ennemi, — l’exaltation religieuse et patriotique d’un grand peuple qui reconquiert son indépendance, son génie et son caractère national. »

Le reste du livre se compose de souvenirs de voyage, et de notices sur les anciens poèmes épiques des Germains, sur la littérature moderne, ou sur la philosophie.

Ce livre qui tendait à faire connaître l’Allemagne par ses mœurs, et à expliquer par le caractère des habitants celui de la littérature, ne resta pas isolé. M. Xavier Marmier, l’infatigable voyageur, se voua à la littérature et à la poésie du Nord et fonda à Strasbourg la Revue germanique qui répandit pendant quelques années les résultats de ses études. Du reste M. Marmier ne se contenta pas de l’Allemagne, il poussa ses investigations jusqu’en Danemark, en Suède, en Norvège, et même jusqu’en Laponie et au Spitzberg. Il publia à son retour un grand nombre de traductions, entre autres le Théâtre de Goethe et de Schiller, les Contes fantastiques d’Hoffmann, réédita le livre de l’Allemagne de Mme de Staël, en un mot, il fut sans contredit l’écrivain qui a le plus contribué à populariser en France les littératures du Nord.

M. Ampère, en même temps archéologue, philosophe, poète et touriste, publia aussi le résultat de son voyage d’outre-Rhin ; mais le plus sérieux, le plus compétent de ces curieux qui venaient surprendre les secrets du génie germanique pour les importer en France, fut M. Saint-René Taillandier. Il débuta par étudier à Heidelberg, où il prit ses grades. Il fut ensuite professeur de littérature à Strasbourg, puis à Montpellier. Il a vécu longtemps à Paris, dans la maison même des bureaux de la Revue des deux mondes dont il est une des plus solides colonnes.

Sous le titre d’Histoire de la jeune Allemagne, et d’Études sur la Révolution en Allemagne, il a fait connaître l’époque récente, en politique, en philosophie, en religion, comme en littérature, jusqu’en 1853. Depuis, il n’a cessé de tenir les lecteurs de la Revue des deux mondes au courant de ce qui s’est passé de saillant dans le pays dont il paraît avoir fait sa patrie intellectuelle. Beaucoup plus avancé en politique pour l’Allemagne que pour la France, il a soin de noyer ses tendances libérales d’outre-Rhin dans un style travaillé et filandreux, qui les rend sans danger pour son pays natal, mais qui tendrait à faire croire que l’Allemagne est le pays de la révolution par excellence. Je l’ai cru longtemps moi-même sur la foi de l’auteur, avant d’avoir pu en juger par ma propre expérience. Mais après un séjour de quelques mois, j’ai fini par comprendre que les combats acharnés que se livrent les partis en Allemagne, dans les ouvrages de M. Saint-René, ressemblaient à la grande fresque de Kaulbach, représentant le combat des Huns, c’est-à-dire que c’est dans les nuages et non sur le sol qu’ont lieu ces terribles batailles. M. Saint-René, en véritable doctrinaire qu’il est, se plaît à ces luttes de la pensée qui ont sans doute le grand avantage de ne tuer personne, mais qui ne me paraissent pas susceptibles d’amener des résultats bien positifs. Quoi qu’il en soit, l’Allemagne doit de la reconnaissance à cet auteur qui ne l’aime pas moins que M. Saint-Marc Girardin, et lui est toujours resté fidèle.

Le germaniste dont il me reste à parler est trop connu du public berlinois pour que j’aie à m’arrêter longtemps sur le volume qu’il a intitulé Études sur l’Allemagne ancienne et moderne. M. Philarète Chasles est certainement un professeur de beaucoup d’esprit, et surtout de beaucoup de ressources. Mais je ne pense pas qu’on puisse prendre réellement au sérieux son érudition germanique. Il s’agissait, comme il le dit, de faire suite à ses Études sur l’Antiquité, sur le moyen âge, sur l’Espagne, sur les xvie et xviie  siècles en France, en Italie et en Angleterre. On le voit, M. Philarète Chasles tenait à être aussi complet que possible, à répandre son éloquence sur toutes les littératures et sur tous les âges, et on lui doit compte de l’intention. Mais aussi comprendra-t-on qu’un esprit aussi universel n’ait pu pénétrer avec beaucoup de profondeur dans chacun des nombreux sujets qu’il avait cru devoir se tracer. Son livre est néanmoins une fort agréable lecture qui n’empêchera personne en France de se renseigner plus exactement sur les chefs d’œuvres de la littérature allemande, et qui pourra même servir d’encouragement dans ce sens.

Enfin, j’ai mentionné un critique plus moderne, M. Nicolas Martin, un peu parce que j’ai l’honneur de le compter au nombre de mes amis, mais beaucoup aussi à cause de l’intérêt sérieux qu’il a voué à la littérature poétique d’outre-Rhin. Sous le ministère de M. de Salvandy qui fut, comme on sait, un des plus favorables au développement des lettres, M. Nicolas Martin fut chargé d’une mission littéraire en Allemagne, et il en rapporta une série d’études sous le titre de Poètes contemporains en Allemagne. Il avait pour le guider dans ses travaux, le frère de sa mère, le poète érudit Karl Simrock, l’interprète de la vieille épopée germanique. M. Martin a su grouper les poèmes allemands sous les divers titres de : Poètes de la Souabe, École autrichienne et École du Nord. Quelques-unes de ses traductions sont en vers, et elles sont accompagnées d’observations ingénieuses puisées à la source même.

Il dit entre autres : « Entre un Français et un Allemand sympathiquement entraînés l’un vers l’autre le génie de Heine est le naturel trait d’union. Ce génie mêlé de rêverie et d’action est la plus habile, la plus spontanée fusion de nos deux nationalités. Heine, c’est le cœur diaboliquement embrasé de Faust, que rafraîchit et rachète incessamment une larme de Marguerite. Cette larme-là lui fera pardonner bien des ricanements. »

À l’heure qu’il est, l’Allemagne nous est ouverte et n’a pour ainsi dire plus rien de caché pour la France. Une publication périodique très bien rédigée, la Revue germanique, continue l’œuvre commencée par les voyageurs d’outre-Rhin, les traducteurs et les philosophes.

J’en ai fini avec les initiateurs. Dans les prochains chapitres nous changerons de théâtre. C’est en France que nous nous transporterons pour suivre de plus près l’effet produit par l’irruption de tant de richesses intellectuelles dans le domaine littéraire.

Aujourd’hui je m’en suis tenu plus particulièrement à l’Allemagne. Mais tandis qu’avaient lieu de ce côté-là les travaux préparatoires dont j’ai parlé, plusieurs critiques remarquables, entre autres M. Villemain, et Guizot, dirigeaient du côté de l’Angleterre des investigations analogues, et continuaient ainsi l’action de M. de Chateaubriand. Nous les retrouverons mêlés à la lutte qui eut lieu sous la Restauration entre les premiers romantiques et les défenseurs de la littérature classique.

IV

Luttes de la critique : Les Momies du Journal de l’Empire : — Geoffroy. — Dussault. — Morellet. — Les novateurs : Le Globe. — A. W. Schlegel et Sismondi. — Villemain et Guizot. — La Muse française. — La préface de Cromwell.

Jusqu’ici, en étudiant les progrès de l’invasion des littératures germaniques sur l’esprit français, nous avons dû tourner plus particulièrement nos regards vers l’étranger et surtout vers l’Allemagne. Nous avons vu quelle a été la première impression produite sur les savants, les philosophes, les hommes de lettres ou les voyageurs par cette terre nouvelle dont ils venaient étudier avec curiosité les richesses intellectuelles et les mœurs pures et primitives.

Aujourd’hui nous ferons un pas de plus. Nous verrons quel fut en France le résultat de ces études et leur action sur la critique et sur le public.

Il ne faudrait pas croire que la pure admiration, le seul enthousiasme ait engagé les Français à modifier, leur idéal traditionnel pour lui substituer celui des littératures romantiques. Goethe ne se trompait pas là-dessus. Il avait compris le mobile de l’admiration des Français pour l’Allemagne : « S’ils nous louent, dit-il dans ses Entretiens avec Eckermann, ce n’est pas tant par la reconnaissance de nos mérites, que parce que nos opinions servent à appuyer les leurs… C’est surtout notre idéalisme philosophique qui est pour eux le, bienvenu ; parce que tout ce qui est idéal est applicable à un but révolutionnaire. »

Ceci explique suffisamment pourquoi M. Cousin s’appropria la philosophie allemande, et la métamorphosa, pour en faire une doctrine impérieuse et un moyen de gouvernement.

Le mouvement littéraire marchait, en effet, de front avec le mouvement politique. Il s’agissait avant tout de reconstruire une société nouvelle sur des ruines qui faisaient horreur ou pitié. Il s’agissait de trouver une route honorable entre les deux despotismes au milieu desquels oscillait encore la France : entre le matérialisme et l’ultramontanisme — c’est-à-dire entre le despotisme tel que l’empire l’avait exercé, et celui que la Restauration cherchait à faire prévaloir, de concert avec l’Église catholique.

Ce terme moyen, on finit par le trouver et il devint le dogme du dix-neuvième siècle, non seulement en France, mais aussi dans le reste de l’Europe. Ce fut le gouvernement constitutionnel, ou l’éclectisme politique, qui trouva sa suprême réalisation dans le règne de Louis Philippe, ou pour mieux dire dans le règne de la bourgeoisie, en vertu de l’adage constitutionnel : le roi règne mais ne gouverne pas !

Tel fut le but du mouvement littéraire et philosophique que nous avons entrepris d’étudier. Les éléments étrangers durent y jouer un rôle d’autant plus grand, que la France avait fait assez peu d’expériences politiques jusqu’au milieu du xviiie  siècle, et paraissait alors s’être définitivement fixée dans la monarchie absolue et dans les idées de la légitimité.

Mais la Révolution, en détruisant tout, avait permis de tout reconstruire.

Néanmoins les ouvrages des novateurs furent loin d’être accueillis avec un enthousiasme unanime. Les critiques du Journal de l’Empire qui avec La Harpe, et Geoffroy, persistaient à défendre ce qu’ils appelaient les règles définitives du goût, se révoltèrent à l’apparition de doctrines si opposées aux leurs, ou de productions si peu en harmonie avec les préceptes d’Aristote. Ces derniers champions d’un monde détruit, ces momies littéraires, comme on a le droit de les appeler, représentaient moins les grands siècles qui avaient précédé, que l’époque même à laquelle ils appartenaient. On les avait constitués en comité de surveillance de la littérature impériale, et ils remplissaient leurs fonctions avec ce zèle officiel dont on dit : plus royaliste que le roi.

Quoiqu’il s’inquiétât fort peu de la littérature, Napoléon sentait que le vieil idéal classique, produit du despotisme de Louis XIV, convenait, admirablement au sien, et que ces froides doctrines étaient incapables d’échauffer l’imagination, et de se manifester en politique. Aussi tenait-il à les conserver. La sévérité des gendarmes littéraires du Journal de l’Empire secondait ses vues. Tout ce qui s’écartait de la règle consacrée, était impitoyablement flagellé. Geoffroy qui était chargé de la critique dramatique alla jusqu’à s’emporter contre le tragédien favori de l’empereur, contre Talma qui s’était permis des innovations dans le costume et du naturel dans l’expression : « Le théâtre français, dit le critique, est un théâtre classique : on n’y doit rire et pleurer que dans les règles. » Et ailleurs : « L’immortalité est le prix des efforts d’un poète qui a su nous émouvoir et nous plaire sans sortir du cercle que l’art lui avait tracé. » C’est à cela que Mme de Staël pouvait répondre : « Dans la carrière philosophique et littéraire, on voudrait obliger l’esprit humain à courir sans cesse la bague de la vanité autour du même cercle. »

Geoffroy du reste, ne manquait pas de mérite. Il était ardent, passionné, piquant, spirituel même, mais sa critique purement empirique manquait absolument de principes esthétiques, et ne répondait qu’au caprice du moment. Dans son horreur des éléments étrangers à la tragédie classique, Geoffroy s’attaqua même à Voltaire. Il disait de Zaïre, qu’il trouvait par trop chrétienne : « C’est une tragédie bonne pour faire pleurer les couturières, le dimanche. » Ses feuilletons ont été réunis en six volumes sous le titre de Cours de littérature dramatique.

À côté de lui régnait Dussault, l’auteur des Annales littéraires. Ce fut lui qui fut chargé d’accueillir les ouvrages de M. de Chateaubriand, de Mme de Staël, de M. de Sismondi, de Wilhelm Schlegel et d’autres, et on devine qu’il fut loin de leur ouvrir les bras.

Moins passionné que Geoffroy, Dussault ne refusa pas ses louanges à Chateaubriand, dans lequel il ne vit d’abord que le restaurateur de la poésie chrétienne, et il le défendit même contre l’abbé Morellet qui avait amèrement attaqué Atala, et contre Hoffmann qui avait déployé envers les martyrs toutes les rigueurs de sa critique6. Alors Dussault ne se doutait pas qu’il réchauffait dans son sein le serpent du Romantisme. Mais lorsqu’il vit Mme de Staël, plus franche et plus hardie que Chateaubriand, proclamer des principes séditieux, il se fâcha tout de bon. « Tous les bons littérateurs, dit-il, en parlant du livre de la Littérature, conviennent que la forme de notre langue a été fixée et déterminée par les grands écrivains du siècle dernier, rien n’empêche aujourd’hui d’inventer de nouveaux mots, lorsqu’ils sont devenus absolument nécessaires ; mais nous ne devons plus inventer de nouvelles figures, sous peine de dénaturer notre langue, et de blesser son génie. »

Et il termine l’un de ses articles par cet aveu : « On ferait vingt volumes sur les trois qu’a donnés Mme de Staël, si l’on voulait s’arrêter à chaque page, et poursuivre une à une toutes les erreurs qu’on rencontre à chaque pas dans son livre. »

Chateaubriand lui-même se joignit alors à Dussault pour attaquer Mme de Staël. Il lui reproche de n’avoir pas assez tenu compte du christianisme lorsqu’elle parle de l’avilissement des Romains sous les Empereurs, d’avoir négligé de nous faire voir l’influence du christianisme naissant sur l’esprit des hommes. « Étrange destinée des chrétiens ! dit-il. Brûlés sous Néron, pour cause d’athéisme ; guillotinés sous Robespierre, pour cause de crédulité : lequel des deux tyrans eut raison ? Selon la loi de la perfectibilité, ce doit avoir été Robespierre. »

Chateaubriand ne se contente pas de tourner en ridicule le principe de la perfectibilité qui était, comme on sait, celui de Mme de Staël. Il l’engage à remplacer ce principe par celui de l’infini, à renoncer à la philosophie qui étouffe son talent, à revenir aux idées religieuses, en suivant la route qui a conduit Pascal, Bossuet et Racine à l’immortalité.

« Le mot philosophie, dans le langage de l’Europe, dit-il, me semble correspondre au mot solitude dans l’idiome des sauvages. Or comment la philosophie remplira-t-elle le vide de vos jours ? Comble-t-on le désert avec le désert ? »

Quel triomphe pour Dussault et son école que ce jugement sévère prononcé par l’auteur du Génie du Christianisme contre son émule en innovation ! Aussi ne tarda-t-il pas à en abuser dans ses critiques ultérieures. Dussault profita de l’apparition du livre de l’Allemagne pour battre en brèche les romantiques. — « Cet ouvrage n’est pas français », dit-il en répétant le mot du duc de Raguse. Et, comparant les espérances audacieuses de Mme de Staël avec la résignation de Voltaire, il cite les vers suivants de ce dernier qui aimait à rire de la décadence des lettres :

Le nombre des élus au Parnasse est complet :
Nous n’avons qu’à jouir : nos pères ont tout fait !
Quand l’œillet, le narcisse et les roses vermeilles
Ont prodigué leurs sucs aux trompes des abeilles,
Les bourdons, sur le soir, y vont chercher en vain
Ces parfums épuisés, qui plaisaient au matin…

Ce qui indigne le plus Dussault, c’est le mot de pétrifications que Mme de Staël applique aux productions de la littérature classique. Nommer pétrification ce qu’il appelle, lui, perfection, n’est-ce pas le comble de l’impertinence ! — Comment se fait-il que Mme de Staël nie la perfection, tandis qu’elle proclame la perfectibilité ? Voilà ce que Dussault ne peut comprendre. — À quoi bon cette perfectibilité indéfinie ? Ne vaut-il pas mieux retomber au-dessous de la perfection après s’y être élevé, comme la littérature française sous l’Empire, que de faire comme la littérature allemande qui, suivant les lois de la perfectibilité, n’atteindra jamais à la perfection et « languira toujours en quelque sorte dans une décadence a priori » ?

Ce fut ainsi que les critiques de l’Empire comprirent les nouvelles idées de Mme de Staël, et les accueillirent. Mais ils n’avaient rencontré que le premier ennemi. Ce fut bien pis quand ils virent arriver MM. Schlegel et de Sismondi.

Lorsque parut l’ouvrage de ce dernier sur la Littérature du midi de l’Europe, la critique y vit avec raison un pendant à l’Allemagne de Mme de Staël, et comprit qu’on cherchait à assiéger de tous les côtés le vieil édifice de la littérature classique.

« Quels sont, s’écria Dussault, en parlant des poésies des troubadours recueillies par Sismondi, les trésors ensevelis et cachés que l’on espère découvrir et produire au grand jour en secouant la poussière de nos siècles barbares, et en se traînant sous les ronces du moyen âge ? Quel sera le fruit heureux et solide de tant d’épineux et sombres travaux, de tant de veilles aussi tristes que laborieuses ? Que nous ont-ils offert jusqu’à présent ? les plus insipides et les plus ennuyeux recueils que puisse enfanter l’union d’une patience infatigable et d’un zèle vétilleux » … « quel profit la littérature et le goût peuvent-ils tirer de cette espèce de charlatanisme ? »

Ce que Dussault appelait du charlatanisme, ce n’était autre chose que l’érudition qui renaissait alors de tous côtés, avec Sainte-Palaye, Raynouard, Fauriel, etc., et allait chercher dans le moyen âge les sources de l’histoire ou les inspirations de la poésie. Cela ne faisait point du tout l’affaire des critiques de l’Empire pour lesquels, au-delà et en deçà du xviie  siècle, il n’y avait point de salut. Aussi Dussault s’effarouchai-t-il de cette langue d’Oil, de cette langue d’Oc, de ces Trouvères, de ces Troubadours, de ces Fabliaux, de ces Soties, en un mot de toutes ces curiosités comme il les appelle avec mépris. Il en prit occasion de recommencer sa croisade contre les nouvelles méthodes littéraires qu’on avait la prétention d’établir. « Parcourez, dit-il, les quatre volumes de M. de Sismondi. Quels sont ces nouveaux types du beau qu’il met sous nos yeux ? Une foule de poésies barbares, productions informes d’un génie brut parmi lesquelles brillent quelques chefs d’œuvres depuis longtemps connus des peuples civilisés. »« Les troubadours sont à la mode aujourd’hui, mais c’est une mode insipide. »

MM. Schlegel et Sismondi semblent s’être entendus pour frapper tous deux à la fois un grand coup. Ils sont arrivés à ce point où une question, énoncée d’abord timidement paraît dans tout son jour, et se montre dans toute sa hardiesse, sans détour et sans voile. « Dans le genre romantique, dit M. de Sismondi, on en appelle immédiatement à notre propre cœur ; dans le genre classique, il semble qu’on ne veuille y arriver qu’à travers des infolios et que chaque émotion qu’on nous donne doive être justifiée par la citation d’un ancien : auteur. » — « En conséquence », objecte Dussault, « il faut présumer que les lois de la littérature romantique, si elle en a, sont en opposition avec les lois de la littérature classique, … ou plutôt… que la littérature romantique n’a ni règles, ni lois, et flotte, au gré de tous les vents et de tous les caprices, sans rencontrer une ancre sur laquelle elle puisse s’appuyer et se fixer… Quelques philosophes ont dit : “pluralité de dieux, nullité de dieu”. Ne peut-on, ne doit-on pas dire aussi : “Pluralité de littératures, nullité de littérature !…” Ainsi donc par les manifestes réunis, positifs, bien et dûment libellés de MM. Schlegel et de Sismondi, voilà la guerre civile décidément allumée dans tous les États d’Apollon ! Les deux partis sont en présence : chacune des deux armées littéraires a ses bannières sur lesquelles sont écrites des devises bien différentes : les noms d’Aristote, de Quintilien, de Cicéron, d’Horace, de Boileau, se lisent sur les étendards des classiques ; les drapeaux des romantiques ne portent le nom d’aucun législateur ; on n’y voit briller que ces mots : Ossian, Shakespeare, Kotzebue (sic !), genre rêveur, abolition des unités dramatiques, mépris de tout art poétique, nullité de goût : de quel côté penchera la victoire ? — le monde est dans l’attente. »

Voilà comment un critique ignorant, en englobant dans sa haine contre Shakespeare l’innocent Kotzebue et l’imaginaire Ossian, repoussait l’invasion des littératures étrangères ! En citant plus particulièrement Dussault parmi les autres journalistes de l’Empire on donne vraiment la crème de cette critique classique qui était loin de rester toujours aussi courtoise. En 1829 sept classiques, entre autres Baour-Lormian, Jouy, Arnault et Étienne avaient adressé au roi Charles X une pétition pour demander que le Théâtre français restât exclusivement consacré aux pièces classiques et que toute œuvre entachée de romantisme y fut refusée. Mais le roi avait répondu : « Quand il s’agit de poésie, je n’ai que ma place au parterre. » On connaît aussi le mot d’Hoffmann à propos de Schiller : « Un homme qui a écrit une aussi mauvaise tragédie que la Pucelle d’Orléans mériterait d’être fouetté en plein marché. »

C’est ainsi, que la littérature classique agonisante, semblable aux cavaliers parthes, lançait en fuyant ses derniers traits.

Pendant ce temps, l’armée des novateurs, comme l’appelle Dussault, s’emparait peu à peu de toutes les positions. Nous l’avons vue prendre d’assaut la philosophie catholique et matérialiste ; nous allons la voir s’emparer de ce que les classiques se plaisaient à nommer le sceptre de la critique. Sur ce terrain-là l’attaque avait déjà commencé au xviiie et même au xviie  siècle, mais jusqu’alors elle s’était vue repousser par la majorité des écrivains. La lutte des anciens et des modernes soulevée par Perrault, avait été comme le combat d’avant-garde du Romantisme. Perrault, l’auteur des Contes de fées, démontrait la supériorité des modernes dans les sciences, les lettres et les arts. Son Parallèle était écrit sous forme de dialogues très piquants entre un chevalier, un abbé et d’autres interlocuteurs. Le chevalier explique en quatre vers pourquoi l’on ne partage pas les idées de l’auteur :

    La raison en est toute prête :
En mérite, en esprit, en bonnes qualités,
On souffre mieux cent morts au-dessus de sa tête
    Qu’un seul vivant à ses côtés.

— Vous avez mis le doigt dessus, dit l’abbé.

Cette querelle des anciens et des modernes fut reprise plus tard par Lamotte et Fontenelle, et surtout, vers la fin du xviiie  siècle, par Mercier, qui plaça le premier la question sur son vrai terrain. Il s’élève entre autres dans son Tableau de Paris contre la tragédie classique et indique le moyen de relever le théâtre :

« Les spectateurs du théâtre français, dit-il, commencent enfin à sentir l’uniformité et la ressemblance de ces plans étroits, de ces caractères répétés qui laissent un vide et impriment une langueur sensible à nos tragédies modernes. L’immuable patron de la Melpomène française endort ou révolte les esprits les plus attachés par l’habitude aux vieilles opinions littéraires. On est presque d’accord que cette Melpomène française, si excessivement vantée, n’a vécu que d’imitation ; qu’elle n’offre que quelques portraits au lieu de ces tableaux larges et animés par la multitude des caractères qui appartiennent à un sujet historique etc… Jeunes écrivains, voulez-vous connaître l’art, voulez-vous le faire sortir des bornes puériles où il est enchaîné ? laissez-là les périodistes et leurs préceptes cadavéreux. Lisez Shakespeare, non pour le copier, mais pour vous pénétrer de sa manière grande et aisée, simple, naturelle, forte, éloquente ; étudiez-le comme le fidèle interprète de la nature, et vous verrez bientôt toutes ces petites tragédies étranglées, uniformes, sans plan vrai et sans mouvement, ne plus vous offrir qu’une sécheresse et une maigreur hideuse. »

Ce conseil fut écouté par quelques auteurs dramatiques dont nous aurons à nous occuper. La critique elle-même le releva, et MM. Letourneur, Villemain et Guizot se chargèrent de faire connaître ce Shakespeare que Mercier recommandait comme un grand modèle, et dont on n’avait eu jusqu’alors en France qu’une idée fort imparfaite. Ils étendirent même leurs études sur le reste de la littérature anglaise dont M. Chateaubriand avait tracé l’historique à grands traits.

M. Villemain n’était cependant pas précisément un de ces esprits hardis qui jouent dans la marche des littératures le rôle de précurseurs. C’était plutôt un conciliateur timide, poli, délicat, rempli de réticences et d’égards et qui, semblable à M. Cousin, agrandissait le champ de la science, mais sans l’approfondir et sans le fixer. C’était encore un de ces rhéteurs de l’ancien régime, sacrifiant le sentiment sérieux de l’art à un petit esprit d’épigramme, et la vérité au bon goût.

Un exemple suffira pour faire apprécier la valeur morale de ce critique. Il avait à rendre compte des soirées de Pétersbourg de Joseph de Maistre, un des plus hardis novateurs du commencement du siècle. Il s’agissait entre autres de son éloge du bourreau :

« Le bourreau est fait comme nous extérieurement, dit Joseph de Maistre, il naît comme nous ; mais c’est un être extraordinaire ; et pour qu’il existe dans la famille humaine, il faut un décret particulier un fiat lux de la puissance créatrice. Il est créé comme un monde. »

« Un signal lugubre est donné ; un ministre abject de la justice vient frapper à sa porte et l’avertir qu’on a besoin de lui : il part, il arrive sur une place publique couverte d’une foule pressée et palpitante. On lui jette un empoisonneur, un parricide, un sacrilège, il le saisit, il l’étend, il le lie sur une croix horizontale, il lève le bras ; alors, il se fait un silence horrible, et l’on n’entend plus que le cri des os qui éclatent sous la barre, et les hurlements de la victime. Il la détache, il la porte sur une roue : les membres fracassés s’enlacent sur les rayons »… etc.

Et voilà le tableau dans lequel M. Villemain signale « un faux-goût qui, même dans une école que l’on devrait croire attachée aux doctrines spiritualistes, n’agit que par un grossier matérialisme d’imagination » !

Il est impossible, vous l’avouerez, de se placer plus complètement à côté de la question. Un fanatique tel que de Maistre songe-t-il à faire des phrases et à plaire à Messieurs les critiques, lorsqu’il s’agit pour lui d’effrayer les âmes crédules et de les courber sous la verge implacable de son Dieu vengeur ?

Cet exemple donne une idée de cette critique à l’eau de rose, bien digne de la société superficielle et bourgeoise à laquelle elle s’adressait, et incapable par conséquent de régénérer le sang de la jeunesse littéraire.

Néanmoins M. Villemain qui pendant un séjour en l’Angleterre, avait été témoin des débats parlementaires de ce pays et étudié ses grands écrivains, contribua à répandre en France les principes de la liberté politique et de l’émancipation des lettres.

M. Guizot le secondait alors dans cette tâche. Le futur ministre de Louis-Philippe posait en principe dans son Essai sur Shakespeare et la poésie dramatique que

« la littérature n’échappe point aux révolutions de l’esprit humain, qu’elle est contrainte de le suivre dans sa marche, de s’élever et de s’élargir avec les idées qui le préoccupent, de considérer enfin les questions qu’elle agite dans toute l’étendue que leur donne l’état nouveau de la pensée et de la société.

« Les créations dramatiques sont d’après lui, les plus populaires de toutes ; elles s’adressent à toutes les classes. Mais les aristocraties ont un penchant à s’isoler ; elles veulent se distinguer de la foule par leurs manières, leur plaisirs, leur langage : elles dépouillent, autant qu’elles le peuvent, la nature commune de l’homme. Elles lui substituent des mœurs factices, des sentiments de convention. Or ce monde artificiel où elles vivent est bien moins étendu que le monde réel. Des lois sévères en bannissent une foule d’actions, d’idées, de goûts simples et vrais, dont l’art tire les plus grands avantages. »

C’est ainsi que l’art se resserre, se farde et se fausse, comme en France, au siècle de Louis XIV, où il ne s’adressait qu’à une seule classe de la société.

En Angleterre, au contraire, l’art dramatique est resté populaire et a conservé ainsi plus d’ampleur, de force et de vérité. Shakespeare se sert du monde comme d’un champ sans borne et sans horizon où il fauche, et récolte en maître.

« Si le système romantique a des beautés, dit M. Guizot, il a certainement son art et ses règles. Rien n’est beau pour l’homme qui ne doive ses effets à certaines combinaisons dont notre jugement peut toujours donner le secret quand nos émotions en ont attesté la puissance. La science ou l’emploi de ces combinaisons constitue l’art. Shakespeare a eu le sien. Il faut le découvrir dans ses ouvrages, examiner de quels moyens il se sert, à quels résultats il aspire. Alors seulement nous connaîtrons vraiment le système ; nous saurons à quel point il peut encore se développer, selon la nature générale de l’art dramatique appliqué à nos sociétés modernes. Aux unités d’action, de temps, et de lieu, de la tragédie classique, nous avons substitué l’unité d’impression, la seule vraie, et au lieu de la chercher par des voies détournées, nous la poursuivons en ligne droite… Le système classique est né de la vie de son temps ; ce temps est passé : son image subsiste brillante dans ses œuvres, mais ne peut plus se reproduire. Près de monuments des siècles écoulés commencent maintenant à s’élever les monuments d’un autre âge. Quel en sera la forme ? Je l’ignore ; mais le terrain où peuvent s’asseoir leurs fondements se laisse déjà découvrir. Ce terrain n’est pas celui de Corneille ou de Racine ; ce n’est pas celui de Shakespeare, c’est le nôtre ; mais le système de Shakespeare peut seul fournir, ce me semble, les plans d’après lesquels le génie doit travailler. »

Ainsi M. Guizot visait à devenir le Calvin de la réforme romantique, et joignait son action littéraire à l’action politique qu’il déployait dans le Globe.

Ce journal, de fondation récente, s’était fait l’organe de l’opposition contre le trône et l’autel, et se rapprochait ainsi du Journal des Débats qui n’était autre que l’ancien Journal de l’Empire, et dans lequel M. de Chateaubriand, après sa retraite du ministère, exposait les principes constitutionnels anglais.

Le Globe s’était attribué spécialement ce que M. Sainte-Beuve appelait la critique d’invasion. Ce journal résumait tous les efforts que nous avons jusqu’à présent énumérés. Fondé par une société de théoriciens, en philosophie, en littérature et en esthétique, le Globe était l’organe de ce juste-milieu bourgeois qui s’était fait place entre le sensualisme du xviiie  siècle et le christianisme, entre les doctrines absolutistes de la légitimité et les principes de la révolution ; en un mot c’était l’œuvre de ces doctrinaires pour qui la liberté était une affaire de dogme philosophique, plutôt qu’une vérité politique.

« J’étais, dit M. Guizot dans ses Mémoires, le chef du parti. J’étais en même temps libéral et antirévolutionnaire, dévoué aux principes fondamentaux de la nouvelle société française, et animé pour la vieille France d’un respect affectueux. »

Telle était la manière dont les hommes nouveaux en France comprenaient la constitution anglaise qu’ils se donnaient pour modèle !

Cependant le Globe n’avait d’abord été fondé que dans un but purement littéraire. Ce n’était que peu à peu qu’il s’était élevé jusqu’à devenir l’organe politique du doctrinarisme. MM. Dubois et Pierre Leroux en étaient les fondateurs. Sous leur direction M. Sainte-Beuve écrivait son Tableau de la littérature du xvie  siècle qui renoua le mouvement littéraire aux époques antérieures à ce siècle de Louis XIV, au-delà duquel les classiques ne voyaient que la barbarie ; M. Damiron y publiait son Histoire de la philosophie au xixe  siècle ; M. Jouffroy, le plus grand et peut-être le seul véritable philosophe de la France moderne, y débutait par son fameux article intitulé : Comment les dogmes finissent. MM. Duchâtel, Vitet, De Rémusat, Duvergier de Hauranne y soutenaient la politique de M. Guizot.

Goethe admirait fort tous ces écrivains : « Les collaborateurs du Globe, dit-il, sont des hommes du monde, remplis jusqu’au plus haut degré de fraicheur, de clarté et d’audace. Ils sont délicats et polis dans leur critique, tandis que nos savants allemands pensent que leur devoir est de haïr tous ceux qui ne pensent pas comme eux. Je regarde le Globe comme un des journaux les plus intéressants de l’époque, et je ne saurais m’en passer7. »

Ce que Goethe admirait surtout c’était l’esprit d’unité qui régnait parmi les collaborateurs du Globe. « En Allemagne, disait-il, une pareille feuille serait impossible. » En effet, ce qui fit le succès et la fortune des doctrinaires ce fut leur esprit de corps, et le soin qu’ils mirent à se pousser mutuellement.

Aujourd’hui c’est précisément le contraire qui a lieu dans le monde littéraire. L’égoïsme a fait des progrès ; mais aussi la liberté individuelle commence à être mieux comprise, et finira, il faut l’espérer, par développer chez les écrivains cette originalité sans laquelle il n’y a pas d’œuvres durables.

À côté du Globe existait un autre recueil périodique appelé la Muse française. Celui-ci était purement littéraire et devait réchauffer dans son sein le vrai romantisme, non le romantisme théorique de Mme de Staël, de Benjamin Constant, de Sismondi, de Schlegel ou des doctrinaires, mais le romantisme pratique de Victor Hugo, d’Alfred de Vigny, de Lamartine, d’Alfred de Musset, d’Émile Deschamps. Ceux-ci au lieu de chercher leur voie dans la route moyenne avaient une plus haute ambition. Ils voulurent être les metteurs en scène, les artistes, les poètes du Romantisme. Ils avaient le talent, la verve, et l’audace nécessaires pour remplir dignement ce rôle.

Nous aurons bientôt à nous occuper de leurs travaux dans lesquels nous trouverons plus d’une trace des idées germaniques dont nous étudions l’influence. Aujourd’hui nous nous bornerons à examiner leurs théories, car tout poètes et artistes qu’ils étaient, ils voulurent se donner un code. Mais leur code fut loin de valoir leurs œuvres.

Chez Lamartine ce code ne fut point révolutionnaire et tapageur comme chez Victor Hugo : « D’abord la nature », dit l’auteur des Confidences, « puis l’imagination, puis la piété, puis l’amour, me donnèrent les premiers instincts, puis les premières leçons de poésie. Ossian fut l’Homère de mes premières années. Je m’en assimilai involontairement le vague, la rêverie, l’anéantissement dans la contemplation, le regard fixe sur des apparitions dans le lointain. »

Lamartine ne voulut pas avouer qu’il devait beaucoup aussi à Chateaubriand. C’est Chateaubriand en effet qui le premier remplaça la mythologie païenne, par la mythologie chrétienne, et M. de Lamartine a tort de le méconnaître quand il dit : « Je suis le premier qui ait fait descendre la poésie du Parnasse, et qui ait donné à ce qu’on nommait la Muse, au lieu d’une lyre à sept cordes de convention, les fibres même du cœur de l’homme touchées et émues par les innombrables frissons de l’âme et de la nature. »

Dans un morceau intitulé : Destinées de la poésie, placé en tête de ses Premières méditations, M. de Lamartine a tracé, sur la situation des esprits en France pendant le premier empire, un tableau qui semble écrit d’hier tant il s’applique exactement à ce que nous voyons aujourd’hui.

« Je me souviens, dit-il, qu’à mon entrée dans le monde, il n’y avait qu’une voix sur l’irrémédiable décadence, sur la mort accomplie et déjà froide de cette mystérieuse faculté de l’esprit humain. C’était l’époque de l’empire ; c’était l’heure de l’incarnation de la philosophie matérialiste du xviiie  siècle dans le gouvernement et dans les mœurs. Tous ces hommes géométriques qui seuls avaient alors la parole et qui nous écrasaient, nous autres jeunes hommes, sous l’insolente tyrannie de leurs triomphes, croyaient avoir desséché pour toujours en nous ce qu’ils étaient, en effet, parvenus à flétrir et à tuer en eux, toute la partie morale, divine, mélodieuse de la pensée humaine. Rien ne peut peindre, à ceux qui ne l’ont pas subie, l’orgueilleuse stérilité de cette époque. C’était le sourire satanique d’un génie infernal, quand il est parvenu à dégrader une génération toute entière, à déraciner un enthousiasme national, à tuer une vertu dans le monde ; ces hommes avaient le même sentiment de triomphante impuissance dans le cœur et sur les lèvres, quand ils disaient : “Amour, philosophie, religion, enthousiasme, liberté, poésie, néant que tout cela ! Calcul et force, chiffre et sabre, tout est là ! Nous ne croyons que ce qui se prouve, nous ne sentons que ce qui se touche ; la poésie est morte avec le spiritualisme dont elle était née” ; et ils disaient vrai : elle était morte dans leurs âmes, morte dans leurs intelligences, morte en eux et autour d’eux. Par un sûr et prophétique instinct de leur destinée, ils tremblaient qu’elle ne ressuscitât dans le monde avec la liberté ; ils en jetaient au vent les moindres racines à mesure qu’il en germait sous leurs pas, dans leurs écoles, dans leurs lycées, dans leurs gymnases, surtout dans leurs noviciats militaires et polytechniques. Tout était organisé contre cette résurrection du sentiment moral et poétique ; c’était une ligue universelle des études mathématiques contre la pensée et la poésie. Le chiffre seul était permis, honoré, protégé, payé. Comme le chiffre ne raisonne pas, comme c’est un merveilleux instrument passif de tyrannie, qui ne demande jamais à quoi on l’emploie, qui n’examine nullement si on le fait servir à l’oppression du genre humain ou à sa délivrance, au meurtre de l’esprit ou à son émancipation, le chef militaire de cette époque ne voulait pas d’autre missionnaire, pas d’autre séide, et ce séide le servait bien. Il n’y avait pas une idée en Europe qui ne fût foulée par son talon, pas une bouche qui ne fût bâillonnée par sa main de plomb. Depuis ce temps, j’abhorre le chiffre, cette négation de toute pensée ; et il m’est resté contre cette puissance des mathématiques exclusive et jalouse, le même sentiment, la même horreur qui reste au forçat contre les fers durs et glacés rivés sur ses membres, et dont il croit éprouver encore la froide et meurtrissante impression quand il entend le cliquetis d’une chaîne. Les mathématiques étaient les chaînes de la pensée humaine. Je respire ; elles sont brisées ! »

Dès ce moment, M. de Lamartine se sentit vivre, il entendit son cœur battre pour la première fois, il s’élança vers les régions idéales, et tandis qu’il jetait l’harmonie de ses vers sur la France ravie, il décrivait, en prose, le caractère de la poésie dans le morceau suivant :

« Elle est la langue de tous les âges de l’humanité : naïve et simple au berceau des nations ; conteuse et merveilleuse comme la nourrice au chevet de l’enfant ; amoureuse et pastorale chez les peuples jeunes et pasteurs ; guerrière et ? épique chez les hordes belliqueuses et conquérantes ; mystique, lyrique, prophétique ou sentencieuse dans les théocraties de l’Égypte ou de la Judée ; grave, philosophique et corruptrice dans les civilisations avancées de Rome, de Florence ou de Louis XIV ; échevelée et hurlante aux époques de convulsions et de ruines, comme en 93 ; neuve, mélancolique, incertaine, timide et audacieuse tout à la fois, aux jours de renaissance et de reconstruction sociale, comme aujourd’hui ; plus tard, à la vieillesse des peuples, triste, sombre, gémissante et découragée comme eux, et respirant à la fois dans ses strophes les pressentiments lugubres, les rêves fantastiques des dernières catastrophes du monde et les fermes et divines espérances d’une résurrection de l’humanité sous une autre forme : voilà la poésie. C’est l’homme même ; c’est l’instinct de toutes ses époques ; c’est l’écho intérieur de toutes ses impressions humaines ; c’est la voix de l’humanité pensant et surtout résumée et modulée par certains hommes, plus hommes que le vulgaire, mens divinior, et qui plane sur ce bruit tumultueux et confus des générations et dure après elles, et qui rend témoignage à la postérité de leurs gémissements ou de leurs joies, de leurs faits ou de leurs idées. Cette voix ne s’éteindra jamais dans le monde ; car ce n’est pas l’homme qui l’a inventée. C’est Dieu même qui la lui a donnée, et c’est le premier cri qui est remonté à lui de l’humanité. Ce sera aussi le dernier cri que le Créateur entendra s’élever de son œuvre, quand il la brisera ; sortie de lui, elle remontera à lui. »

Dans ses théories esthétiques, M. de Lamartine n’alla pas plus loin, car, jusqu’au moment où il écrivit le Conseiller du peuple, il n’eut point l’ambition d’être un critique — il méprisa même la critique qu’il appelait « la puissance des impuissants ».

M. Victor Hugo fut moins dédaigneux des théories, et il accompagna presque toutes ses publications poétiques de préfaces révolutionnaires et excentriques qui tendaient à faire considérer le Romantisme comme un système littéraire à part, supérieur à tout ce qui avait jamais existé en France jusqu’alors. Malheureusement le grand poète lyrique ne sut pas descendre comme un simple mortel sur le terrain de la critique, et il resta lyrique, même en dogmatisant.

On a dit de la poésie : « c’est la prose devenue folle ». On pourrait dire de la critique de M. Victor Hugo : « c’est de la poésie qui cherche à recouvrer la raison ». En 1827 M. Victor Hugo publia sa fameuse Préface de Cromwell. Ce morceau qu’on a regardé comme le programme du Romantisme, ne résumait cependant pas plus les principes progressifs que nous connaissons, qu’il n’en exposait de nouveaux.

Après avoir constaté l’extinction de la civilisation classique et la mort de l’épopée, V. Hugo fait dater de l’Évangile les dogmes spiritualistes qui régissent la civilisation moderne. Selon lui, Pythagore, Épicure, Socrate, Platon n’avaient été que des flambeaux ; le Christ, c’est le jour.

Le spiritualisme avait amené la mélancolie. En même temps naissait l’esprit d’examen et de curiosité. Le christianisme amène la poésie à la vérité. La muse moderne sent que tout dans la création n’est pas humainement beau, que le laid y existe à côté du beau, le difforme près du gracieux, le grotesque au revers du sublime, le mal avec le bien, l’ombre avec la lumière.

Ainsi, le grotesque, voilà le trait caractéristique, la différence fondamentale qui sépare l’art moderne de l’art antique, la forme actuelle de la forme morte, la littérature romantique de la littérature classique.

Non seulement la découverte était peu brillante, mais de plus elle n’était pas fondée. Il était impossible de soutenir que le comique, avec Aristophane, Ménandre, Plaute et Térence, eût été un principe étranger à l’antiquité. Quant au grotesque, les centaures, les satyres, les cyclopes, Midas et ses oreilles, et tant d’autres monstres mythologiques ne représentaient-ils pas cet opposé du beau, cette antithèse dont M. Victor Hugo faisait un repoussoir à l’idéal des modernes ?

Le fond de cette doctrine était que le poète devait calquer son œuvre sur la nature, et sur la nature complète, avec ses beautés et ses défauts, ses rayons et ses ombres.

En même temps, M. V. Hugo proclamait l’indépendance complète de l’art vis-à-vis des règles esthétiques, et même de la grammaire.

« L’art, dit-il, rétablit le jeu des fils de la Providence sous les marionnettes humaines ; comme Dieu, le vrai poète est partout présent dans ses œuvres. Il restaure ce que les annalistes ont tronqué, harmonise ce qu’ils ont dépareillé, devine les omissions et les répare. Le but de l’art est presque divin. Les auteurs ont le droit d’oser, de hasarder, de créer, d’inventer leur style et de mener en laisse la grammaire. »

Ne retrouve-t-on pas dans cet immense orgueil du Moi, fût-ce du moi poétique, l’influence évidente de la philosophie de Fichte et de Hegel ?

Le fait est qu’on s’empressa d’en abuser, que grâce à la liberté illimitée accordée aux poètes, tout le monde crut avoir du génie, et pensa que l’expansion complète de son individualité la plus crue et la plus secrète suffirait pour créer des chefs-d’œuvre de lyrisme.

C’est ainsi que Victor Hugo, pour se donner l’air d’avoir inventé le Romantisme, ne faisait qu’en exagérer les principes. Il fut l’Americ Vespuce de la littérature moderne, dont les grands auteurs du commencement du siècle avaient été les Colomb.

En effet, de toutes les idées qui lui ont été attribuées, et auxquelles il a su attacher son nom en faisant retentir la trompette plus fort que les autres, il n’en est pas une qui n’ait été proclamée avant lui par les éclaireurs du vrai romantisme.

La théorie de l’art pour l’art était due à M. Cousin, la recherche de couleur locale à Chateaubriand et à Marchangy ; les images chrétiennes avaient été substituées à la mythologie grecque par Nodier, Lemercier, Chateaubriand. — Lamotte, Diderot, Schlegel, Guizot et les théâtres espagnols, anglais et allemands, avaient rejeté les trois unités avant Hugo, et admis le mélange de comique et de sérieux dans le drame, déjà tenté au xviiie  siècle.

Décidément M. Victor Hugo n’avait pas de bonheur dans sa critique. Mais il devait prendre dans ses œuvres poétiques une revanche éclatante, comme nous le verrons bientôt.

Les principes de la Muse française étaient donc l’opposé de ceux du Globe. Les doctrinaires se complaisaient dans un libéralisme modéré, et cherchaient à concilier tous les éléments de lutte qui survivaient à la révolution, toutes les doctrines anciennes ou nouvelles, toutes les opinions conservatrices ou libérales.

Les romantiques au contraire, rompaient bruyamment avec le passé, proclamaient la royauté de la poésie, creusaient un abîme entre le vulgaire et les artistes, et penchaient plus particulièrement vers les opinions royalistes, en tant qu’elles leur apportaient les échos du moyen âge chevaleresque auquel ils allaient redemander des inspirations.

Il y avait ainsi deux romantismes : le premier qui se rattachait à la période classique de l’Allemagne : à Lessing, à Herder, à Goethe et à Schiller. C’était celui de Mme de Staël, et des écrivains du Globe. Le second qui se rapprochait davantage du romantisme allemand chevaleresque, royaliste et ultramontain de Schlegel et de Tieck. Ce fut, au commencement, celui de Victor Hugo.

Mais après la révolution de Juillet, il se fit un chassez-croisez d’opinions qui changea du tout au tout cet état de choses.

Les libéraux du Globe parvenus au pouvoir, renièrent leurs anciennes doctrines et devinrent les soutiens du trône.

Les romantiques, à leur tour, abandonnèrent l’idée monarchique et chevaleresque et déployèrent l’étendard du libéralisme et de la révolution. Victor Hugo put dire alors : Le romantisme est le libéralisme en littérature.

V

Le romantisme nuageux et sentimental (Influence d’Ossian, de Childe-Harold et de Werther). — La mélancolie et Mme de Staël. —  Le roman : René. — Oberman, etc. — Walter Scott, et le roman historique : De Vigny, Mérimée, Vitet, etc. — Amadeus Hoffmann et le fantastique : Balzac, J. Janin, Nodier etc. Erckmann-Chatrian. — B. Auerbach et les paysanneries : G. Sand, Balzac, A. Weill etc.

Si l’on a beaucoup ridiculisé la littérature classique du premier empire, on ne s’est pas moins égayé aux dépens du romantisme de la Restauration. On lui reprochait surtout cette tendance sentimentale qui se trahissait principalement dans le roman et dans la poésie-. On lui en voulait pour ses nuageuses rêveries, pour ses aspirations vers l’infini, pour ses douleurs incomprises et souvent, il est vrai, incompréhensibles, pour ses interminables déclamations, pour sa passion de l’élégie et, disons le mot, de l’idéal.

Aujourd’hui, ne serait-il pas temps de mettre fin à cette ironie trop prolongée ? Ne voyons-nous pas assez où nous a conduit la doctrine bourgeoise de l’évidence et du sens commun ? Ne sommes-nous pas encore tombés assez bas dans le matérialisme pour nous relever d’une telle chute, et pour tendre les bras vers ce passé plein d’ardeur, de jeunesse et d’illusions, vers ces années d’adolescence pendant lesquelles le dix-neuvième siècle, délivré de la verge de fer qui l’avait jusqu’alors conduit à une gloire chèrement payée, renaissait à la liberté, à l’activité de l’intelligence, au libres épanchements de l’âme, à la contemplation de la nature et du cœur humain, à tous les sentiments intimes, profonds et tendres ?

Rien n’est plus logique que l’évolution historique et par conséquent que son expression dans la littérature. Rien n’est plus injuste que de condamner les préjugés d’une époque au nom des préjugés d’une autre époque. Nous nous moquons du romantisme sentimental, en gens qui se croient devenus raisonnables et qui rient des illusions de leur jeunesse.

Hélas ! croit-on avoir beaucoup gagné à remplacer des rêves dorés par une réalité brutale et bornée ? Pense-t-on être plus sage depuis qu’on a renoncé aux abstractions philosophiques pour s’adonner aux problèmes ingénieux de la statistique ou de la philologie comparée ? Se croit-on plus profond en substituant la moderne géologie à l’ancienne cosmogonie ?

Pour quelques vérités de fait qu’on a véritablement trouvées, combien a-t-on perdu de cette puissance d’invention, d’intuition, d’induction qui a été de moitié dans la plupart des grandes découvertes scientifiques ? À force de mépriser l’imagination, qui est le véritable flambeau de la science, à force d’exalter l’élément pratique, le principe utilitaire des socialistes, on en vient peu à peu à faire échouer l’art et la science sur les bas-fonds de l’industrialisme, on éteint l’enthousiasme, on étouffe le sentiment poétique, et, faute de cet élément immatériel qui n’a jamais cessé d’être un besoin de la nature humaine, on finira par rentrer dans les ténèbres et dans le chaos d’un second moyen âge, bien plus aride que le premier, car la superstition même lui fera défaut.

Ne nous raillons pas de l’idéal ! Le mouvement pratique et industriel de notre époque continuera son chemin et s’arrêtera plutôt encore qu’on ne le pense. Quand il aura exagéré son évolution naturelle et jusqu’à un certain degré légitime, quand, par ses excès même, (excès qui commencent déjà à se manifester dans les pays où il est le plus avancé) il aura précipité la société dans une décadence manifeste, qu’est-ce qui sauvera celle-ci d’une désorganisation complète ? —

Ce sera ce même élément dont on aura ri au temps des prospérités matérielles, ce sera l’idéal, l’idéal impérissable, éternel, qui s’emparera de nouveau des intelligences et leur rendra le courage et la dignité des grandes époques.

Mais, que fais-je en croyant parler des événements à venir ! Ce n’est pas l’avenir, c’est le passé que je raconte. Cet abandon de l’idéal, cette fureur de jouissances matérielles, c’est l’histoire du dix-huitième siècle en France ; histoire moins sérieuse (à nos yeux du moins), que celle de notre époque ; matérialisme plus sensuel et moins âpre, moins austère que le nôtre, mais qui n’en a pas moins conduit la France à une catastrophe terrible, que nous devons éviter.

Si nous voulons être justes dans le jugement que, nous portons sur quelqu’une des périodes de l’histoire de l’intelligence, il faut nous placer au point de vue du temps et renoncer pour un instant à nos préoccupations actuelles. Qu’on se figure donc cette France bouleversée par la Révolution, décimée par l’Empire, humiliée par l’invasion des alliés, et réussissant pour la première fois depuis de longues années à donner essor à ses sentiments et à ses pensées. Que pouvaient être les premiers chants de cette nation en deuil, si ce n’est des élégies ?

La renaissance du culte catholique secondée par la raison d’état impériale, l’ébranlement des imaginations chez un peuple qui avait oublié sa frivolité native, se joignirent ici à l’influence du lyrisme germanique, pour donner naissance, chez les Français, à une poésie nouvelle, pour créer ce que Lamartine appelait « une lyre formée des fibres du cœur de l’homme ».

La mélancolie que Mme de Staël avait découverte comme l’élément chrétien par excellence, fut mise à la mode. Le roman, lui-même, cette forme littéraire qui se prête le plus aux variations de l’esprit public, devint lyrique et sentimental et donna le premier le ton sur la note plaintive à la poésie qui s’obstinait à rester classique. Mme de Staël en écrivant le roman de Delphine, et M. de Chateaubriand en imaginant le personnage de René s’étaient souvenus tous deux de la Nouvelle Héloïse, et étaient allés rejoindre de l’autre côté de la Révolution ce courant qui répondait si bien aux besoins de leur époque et qui n’avait été chez Jean Jacques Rousseau que l’expression d’une âme dépaysée, isolée et devançant de beaucoup son siècle.

Le roman de Delphine imitait la Nouvelle Héloïse jusque dans cette forme épistolaire qui se prête à merveille aux expansions lyriques, mais qui ralentit l’action et l’intérêt du récit, et finit par impatienter le lecteur, même dans l’œuvre admirable de Jean Jacques. Il est vrai que Mme de Staël a su jeter plus de variété que son modèle dans le cours du récit, mais son talent beaucoup moins poétique que spirituel, se prêtait assez peu à la forme qu’elle avait adoptée, et ne suffisait ; pas pour en remplir le cadre avec autant de richesse.

Cependant on constate déjà dans cette œuvre du ; premier romantisme cet élément psychologique, cette mélancolie qui prend sa source dans la lutte qui s’établit entre une âme fière et sensible qui cherche à se contenter d’une existence idéale, et les exigences impérieuses de la société.

Dans Corinne, Mme de Staël chercha à s’élever plus haut encore. Son héroïne n’était autre qu’elle-même avec ses aspirations idéales, ses désillusions, sa grandeur d’âme, sa foi dans la perfectibilité humaine. En même temps elle y faisait connaître le pays, les mœurs, les arts et la littérature de l’Italie, et joignait ainsi son action à celle de Sismondi et de Ginguené qui initièrent la France aux littératures du Midi, en même temps que se répandait la connaissance des littératures du Nord.

Mais les romans de Mme de Staël ne valaient pas ses œuvres de critique littéraire. Ici M. de Chateaubriand l’a dépassée. Bien plus doué qu’elle du souffle poétique capable d’exprimer la situation des esprits au lendemain de la Révolution, il peignit dans Atala, René, et le Dernier des Abencerrages les splendeurs de la nature, les orages de la passion, les dangers de la solitude et les consolations de la religion. C’était un langage tout nouveau que cette plainte éloquente qui s’élevait au-dessus de la société ébranlée par la terreur et par le deuil. Le poète (car M. de Chateaubriand était un grand poète en prose) décrivait ainsi, dans l’épisode de René, au moyen d’une image frappante, la situation de son âme à cette époque :

« Un jour j’étais monté au sommet de l’Etna, volcan qui brûle au milieu d’une île. Je vis le soleil se lever dans l’immensité de l’horizon, au-dessous de moi, la Sicile resserrée comme un point à mes pieds, et la mer déroulée au loin dans les espaces. Dans cette vue perpendiculaire du tableau, les fleuves ne me semblaient plus que des lignes géographiques tracées sur une carte ; mais tandis que d’un côté mon œil apercevait ces objets, de l’autre il plongeait dans le cratère de l’Etna, dont je découvrais les entrailles brûlantes, entre les bouffées d’une noire vapeur. »

« Un jeune homme plein de passions, assis sur la bouche d’un volcan, et pleurant sur les mortels dont à peine il voyait à ses pieds les demeures, n’est sans-doute qu’un objet digne de votre pitié ; mais quoique vous puissiez penser de René, ce tableau vous offre l’image de son caractère et de son existence : c’est ainsi que toute ma vie j’ai eu devant les yeux une création à la fois immense et imperceptible, et un abîme ouvert à mes côtés. »

Ce René était une inspiration manifeste de Werther. Chateaubriand y peignait comme Goethe les effets d’une maladie d’imagination qui naissait de l’orgueil de la solitude et dont il décrit ainsi les symptômes :

« La solitude absolue, dit René, le spectacle de la nature, me plongèrent bientôt dans un état presque impossible à décrire. Sans parents, sans amis, pour ainsi dire seul sur la terre, n’ayant point encore aimé, j’étais accablé d’une surabondance de vie. Quelquefois je rougissais subitement, et je sentais couler dans mon cœur comme des ruisseaux d’une lave ardente ; quelquefois je poussais des cris involontaires, et la nuit était également troublée de mes songes et de mes veilles. Il me manquait quelque chose pour remplir l’abîme de mon existence : je descendais dans la vallée, je m’élevais sur la montagne, appelant de toute la force de mes désirs l’idéal objet d’une flamme future ; je l’embrassais dans les vents ; je croyais l’entendre dans les gémissements du fleuve ; tout était ce fantôme imaginaire, et les astres dans les cieux et le principe même de la vie dans l’univers. »

Certes, si nous pouvons regretter l’idéal, ce n’est pas cette vague et lâche contemplation dont la perte doit nous toucher !

M. de Rémusat, dans ses Mélanges fait la comparaison suivante entre René et Werther : « Considéré indépendamment du talent admirable qui le place si haut, René est un ouvrage aussi profond (que Werther) et plus pur… Ces deux romans se ressentent des circonstances différentes dans lesquelles ils ont été composés. La conception de Werther, au milieu d’une société paisible et rangée, a quelque chose de séditieux ; mais celle de René, qui porte l’évidente empreinte d’une époque de trouble et d’orage s’excuse et s’explique par la date de sa naissance. On peut, jusqu’à un certain point, permettre au témoin d’un grand bouleversement politique le découragement et l’incrédulité ; en pareil cas les hommes très forts et très passionnés peuvent seuls s’y soustraire. René n’est donc point un homme aigri comme Werther ; il a peu souffert, il cherche à souffrir ; son imagination seule l’a jeté hors des routes battues ; sa vanité n’est point vindicative, elle ne hait point, et l’on sent qu’il garde en lui de quoi reprendre aisément aux jouissances de la vie usuelle et même aux petites joies, aux petites émotions qu’elle prodigue. L’éclat, la gloire du monde, les triomphes d’amour-propre le séduiraient encore. Il n’a pris aucun engagement avec lui-même, il reviendrait aisément, il changerait sans peine sa vanité sauvage contre une vanité civilisée ; il deviendrait presque un homme frivole ; car il n’a d’excessif que l’imagination ; c’est, pour emprunter l’expression commune, une tête montée ; mais il est faible et mobile ; un rien peut le consoler et le distraire ; on est sûr qu’il ne se tuera pas. »

Mais Werther, lui, se tue, et c’est là la grande différence entre Goethe et Chateaubriand. Chez le premier c’est la défaillance d’une grande âme blessée au contact de la société, chez le second ce n’est qu’une maladie passagère, plus imaginaire que réelle.

Chateaubriand lui-même s’appliqua plus tard dans le Génie du Christianisme à corriger ses compatriotes de cet état insupportable des esprits, et à combattre le travers particulier des jeunes gens du siècle, le travers qui mène directement au suicide. « C’est Jean Jacques Rousseau, dit-il, qui introduisit le premier parmi nous ces rêveries si désastreuses et si coupables. En s’isolant des hommes, en s’abandonnant à ses songes, il a fait croire à une foule de jeunes gens qu’il est beau de se jeter ainsi dans le vague de la vie. Le roman de Werther a développé depuis ce germe de poison. L’auteur du Génie du Christianisme, obligé de faire entrer dans le cadre de son apologie quelques tableaux pour l’imagination, a voulu dénoncer cette espèce de vice nouveau, et peindre les funestes conséquences de l’amour outré de la solitude. »

Mais ce ne furent pas seulement Werther ou René qui mirent, en France, la mélancolie à la mode. M. Sainte-Beuve en parlant de ce dernier roman, dans son beau livre sur Chateaubriand8, fait remonter bien plus haut l’origine de la mélancolie moderne, et, chose curieuse, la signale aussi dans le passé comme un fruit de l’Allemagne :

« René, dit-il, est bien venu à sa date et pas plutôt qu’il ne fallait ; il n’a été précédé et annoncé chez nous que par les Rêveries du Promeneur solitaire, c’est-à-dire par Jean-Jacques ; j’ajouterai par les Rêveries de Sénancour.

« Je parle en vue de la France ; car, à remonter plus haut et à voir le mal dans son principe, la mélancolie moderne était née bien auparavant. On ne la chercherait pas en vain dans Lucrèce, le poète de la nature. Saint-Augustin la trouvait déjà dans Virgile, et il en est lui-même le plus sensible exemple. C’est elle que saint Chrysostome essaya de traiter dans le jeune Stagyre. On la trouverait encore, cette mélancolie croissante, cherchant un refuge dans le cloître aux premiers jours du Christianisme, s’efforçant de s’y guérir, et souvent ne parvenant qu’à s’y nourrir… Au moyen âge un minnesinger célèbre (Walther von der Vogelweide) laissant tomber sa tête dans sa main s’écriait : “Cette vie, l’ai-je vécue ? l’ai-je rêvée ?” Cette tristesse du moyen âge se voit profondément empreinte dans l’attitude et la sombre beauté de la Melancholia d’Albert Durer, assise au milieu des sphères, et laissant à ses pieds pêle-mêle les instruments de la science, qu’elle a, comme Faust, épuisée. Comment qualifier Hamlet sous son pâle éclair, sinon le plus sublime malade de cette maladie sacrée, sachant tout, devinant tout, revenu de tout, grand par l’intelligence, infirme de caractère, sage dans la folie ? »

« M. Vinet a dit admirablement : “Le christianisme, partout où il n’a pas pénétré la vie, a fait un grand vide autour d’elle, et l’homme qui, au sein de la Chrétienté, n’est pourtant pas chrétien, porte partout avec lui le désert.” Est-ce bien là pourtant toute l’explication ? C’en est du moins une partie. Il faudrait peut-être chercher l’autre dans les souvenirs instinctifs et les habitudes originelles de ces races sorties des forêts de la Germanie ; les petits-fils demeurent atteints à leur insu et sont repris par accès de la nostalgie paternelle. »

Ne peut-on aussi attribuer en partie l’origine de la mélancolie à l’influence de ce paysage du Nord triste et désolé, n’offrant aucune nourriture aucun miroir à l’imagination, et inspirant à tout habitant de ces froides régions le cri de Mignon :

Connais-tu le pays où les citronniers fleurissent ?

Un poète que j’ai beaucoup connu quand j’étais jeune, exprimait dans les vers suivants le sentiment de répulsion que lui inspirait cette pâle nature du Nord qu’il voyait pour la première fois, et les regrets qu’elle fait naître :

Que voulez-vous, rayons glacés, soleil sans vie !
Des bords de l’horizon venez-vous m’appeler !
Est-ce pour ranimer une plante flétrie ?
Est-ce pour me sourire et pour me consoler ?

Venez-vous annoncer à mon cœur qui l’oublie
Que le printemps est là, que c’est le temps d’aimer,
Qu’un tapis d’émeraude embellit la prairie,
Et que les fleurs, enfin, sortent pour nous charmer ?

Ah ! laissez-moi !… je sais une plus noble terre,
Bien loin, auprès d’un lac inondé de lumière,
Dont les flots de diamant se brisent sur le bord ;

Par les ruisseaux des monts fraîchement arrosée,
Je sais plus d’une fleur, brillante de rosée,
Qui reluit plus que toi, pâle soleil du Nord !

On a rattaché à l’influence de René et de Werther d’autres œuvres telles que Valérie de Mme de Krüdener, cette Madeleine mystique qui voulait réformer le monde par la chaleur de ses repentirs ; l’Adolphe de Benjamin Constant, le Peintre de Salzbourg de Charles Nodier ; auxquelles on peut rattacher des œuvres plus modernes, telles que Volupté de M. Sainte-Beuve, la Confession d’un Enfant du Siècle d’Alfred de Musset, et plusieurs romans de George Sand, qui prolongèrent jusqu’à nos jours l’écho des Souffrances de Werther. Mais le plus important de tous ces romans inspirés par la maladie du siècle, fut Oberman de M. de Sénancour : « Oberman », dit M. Sainte-Beuve, « celui que j’appelle le vrai René, le René sans gloire. »

L’œuvre de de Sénancour ne fut jamais populaire. Et cependant elle était bien plus sincère que René lui-même.

« René, dit encore M. Sainte-Beuve, a plus qu’Oberman l’imagination et toutes les conséquences qu’elle entraine, la rapidité, la mobilité, l’éclat. Il traverse les situations plutôt que de s’y attarder indéfiniment. René a la gloire de la parole, la poésie de l’expression, qui est presque une contradiction avec son état d’âme terne et désolé. Car un homme qui est complètement dans ce vague qu’il nous figure doit n’atteindre à rien, pas même à l’idéal de sa tristesse en la décrivant. Or René se dessine à nos yeux dans son type et se dresse comme une statue. C’est le beau ténébreux. Il y aura de la fatuité dans Byron ; il y a une haute coquetterie dans René : il n’y en a aucune dans Oberman. »

« Oberman vit au sérieux dans sa situation ; il y habite, il la prolonge ; il ne s’y drape pas. Il porte son ennui, son regret précoce dans les petites choses comme dans les grandes. Il ne peut voir une aurore sans regretter l’aube, l’aube sans regretter la nuit, ni une belle nuit sans regretter le tomber du jour. Il se gâte tout et se complaît à se gâter tout. À force d’être ennuyé Oberman court risque à la longue de devenir ennuyeux. »

D’ailleurs de Sénancour n’avait point imité René, il l’avait au contraire précédé, avec ses Rêveries sur la Nature primitive de l’Homme, lesquelles avaient eu pour prototype les Rêveries du Promeneur solitaire, de Rousseau. La mélancolie n’était point seulement un genre, une mode, quoiqu’elle le fût un peu ; elle était bien réellement dans l’air, depuis la Révolution ; elle était le fruit naturel de l’ébranlement de la société et des croyances.

Goethe l’avait reconnu lui-même en disant : « Werther fut une étincelle jetée sur une mine fortement chargée : c’était l’expression du malaise général. L’explosion fut ainsi rapide et terrible. »

Pour en finir avec ce mouvement des esprits qui, malgré sa légitimité, nous paraît aujourd’hui, à nous autres hommes de matière et de bon sens, presque puéril et ridicule, je citerai ce qu’en disait un penseur profond, un de ceux que j’ai signalés parmi les esprits les plus aptes à absorber la pensée germanique, je veux parler de Pierre Leroux. Il écrit dans la préface de sa traduction de Werther : « Il y aurait une étude bien curieuse à faire. Il faudrait comparer Werther à Faust et montrer le rapport intime qui unit ces deux ouvrages de Goethe : on obtiendrait ainsi une sorte de type abstrait de la poésie de notre âge. On prendrait ensuite l’œuvre entière de Byron, et le type en question reparaîtrait. On ferait la même chose pour le René de M. de Chateaubriand, pour l’Oberman de M. de Sénancour, pour l’Adolphe de Benjamin Constant, et pour une multitude d’autres productions éminentes et parfaitement originales en elles-mêmes, sans compter les imitations plus ou moins remarquables de Werther, telle que le Jacopo Ortiz d’Ugo Foscolo. Mais, si les considérations que j’ai émises tout à l’heure sont vraies, une telle comparaison entre Werther et les œuvres analogues qui l’ont suivi, même en se restreignant à celles qui ont le plus de rapport avec lui, ne serait rien moins qu’un tableau et une histoire de la littérature européenne depuis près d’un siècle : ce serait la formule générale de cette littérature donnant à la fois son unité et sa variété, ce qu’il y a de permanent en elle et ce qu’il y a de variable, à savoir la forme que revêt, suivant l’âge de l’auteur, suivant son sexe, son pays, sa position sociale, ses douleurs personnelles, et au milieu des événements généraux et des divers systèmes d’idées qui l’entourent, cette pensée religieuse et irréligieuse à la fois que le xviiie  siècle a léguée au notre comme un funeste et glorieux héritage. »

Qu’il y avait loin de toutes ces mélancolies aux allures naturelles du roman tel qu’il s’était produit jusqu’alors en France ! Aucune forme littéraire ne se plie avec autant de souplesse aux mœurs, aux préjugés, aux habitudes et au goût de l’époque. Au sortir du moyen âge, le roman relégué dans les sphères aristocratiques s’était fait chevaleresque et galant au xviie  siècle, avec Mlle de Scudéry et Mme de La Fayette. Peu à peu il s’était étendu et élevé jusqu’à prendre la forme d’un haut enseignement, dans le Télémaque de Fénelon. Au xviiie  siècle, il était devenu libertin avec Voisenon, Crébillon fils, Diderot et Voltaire, pastoral avec Florian et Berquin, brutalement narrateur avec Rétif de la Bretonne. Quelques œuvres délicates et senties telles que Manon Lescaut, Gil Blas, Paul et Virginie, Bélisaire le relevèrent, et ce ne fut qu’aux abords de la Révolution qu’on le vit atteindre aux sphères purement idéales, dans la Nouvelle Héloïse.

Mais à notre époque, en dépassant encore cette hauteur qui convenait à l’esprit français, on tomba dans le vague, dans l’obscurité et trop souvent dans le ridicule. Les nuages ossianiques, les écarts d’imagination de Childe-Harold, de Conrad, de Manfred, de Lara ou du Giaour, pas plus que la poésie de Klopstock et de Schiller, ou le Werther de Goethe ne convenaient à la pensée française. Chateaubriand l’avoue en partie : « Lord Byron, dit-il, a laissé une déplorable école : je présume qu’il serait aussi désolé des Childe-Harold auxquels il a donné naissance, que je le suis des René qui rêvassent autour de moi. »

C’est là, en effet, le mauvais côté des influences germaniques en France, d’avoir dénaturé jusqu’à un certain point le génie national, d’avoir faussé la langue elle-même dont les principales qualités sont la clarté, la vivacité, l’élégance, pour la faire servir à des idées incohérentes, molles et lourdes.

Mais l’influence étrangère eut d’autres effets plus ou moins durables sur le roman français de notre époque. Avec Walter Scott, qui lui-même s’était inspiré des Allemands (car son premier ouvrage fut une traduction de Goetz de Berlichingen), naquit en France le roman historique. Sur les pas du charmant conteur révélé à la France par les traductions de l’infatigable Defauconpret, on se précipita vers le moyen âge. Les légendes merveilleuses et chevaleresques se prêtaient à merveille aux imaginations rafraîchies et exaltées et leur fournissaient une infinité de motifs, de ressources et de richesses nouvelles. Walter Scott enseigna aux écrivains français ce qu’on appela la couleur locale, c’est-à-dire l’art de se transporter entièrement à l’époque du récit, d’en retracer les mœurs, les costumes, et le langage. Le Génie du Christianisme avait donné, pour ainsi dire, la recette d’une littérature catholique. Ce livre avait révélé aux imaginations épuisées par les excès du xviiie  siècle et de la Révolution, toutes les ressources que leur offrait la religion chrétienne, l’histoire de ses martyrs, de ses saints, de son culte et de ses pompes. Chateaubriand établissait que « de toutes les religions qui ont jamais existé, la religion chrétienne est la plus poétique, la plus humaine, la plus favorable à la liberté, aux arts et aux lettres ; que le monde moderne lui doit tout, depuis l’agriculture jusqu’aux sciences abstraites, depuis les hospices pour les malheureux jusqu’aux temples bâtis par Michel-Ange et décorés par Raphaël ; qu’il n’y a rien de plus divin que sa morale, rien de plus aimable, de plus pompeux que ses dogmes, sa doctrine et son culte ; qu’elle favorise le génie, épure le goût, développe les passions vertueuses, donne de la vigueur à la pensée, offre des formes nobles à l’écrivain et des moules parfaits à l’artiste ».

En conséquence le moyen âge apparaissait sous les couleurs les plus brillantes, et les romanciers, pour se familiariser avec cette époque jusqu’alors si peu connue, n’eurent qu’à marcher sur les traces des érudits qui leur en ouvraient les portes.

Marchangy, cet avocat-général, si souvent chanté par Béranger à cause de ses fureurs réactionnaires et de l’animosité qu’il mettait à poursuivre les libéraux sous la Restauration, écrivit la Gaule poétique et Tristan le voyageur ou la France au xi ve  siècle, deux romans poétiques dans lesquels les nouveaux procédés étaient mis en œuvre, mais qui n’ont guère conservé que ce mérite. Le vicomte d’Arlincourt, avec un talent tout à fait disproportionné à ses prétentions, tenta de ressusciter l’épopée chevaleresque dans un poème intitulé Charlemagne ou la Caroléide. Il écrivit en outre une foule de romans chevaleresques dont l’un, le Solitaire, fit véritablement époque, fut traduit dans plusieurs langues et transporté partout sur la scène.

Mais cette tendance historique produisit des œuvres plus sérieuses et plus durables. Les États de Blois, la Mort de Henri III, et les Barricades (scènes de la Ligue), par M. Vitet, étaient en même temps des romans fort bien écrits et d’excellents aperçus historiques. Le Cinq-Mars d’Alfred de Vigny peut être considéré comme le meilleur roman historique que possède notre littérature, quoique dans cette œuvre l’auteur ait un peu exagéré l’importance de son héros aux dépens de Richelieu. M. Mérimée, admirable styliste, publia la Jacquerie, la Chronique du Règne de Charles IX, le Faux Démétrius, œuvres charmantes, dignes de servir de modèles à une génération qui en a assez peu profité, Je ne parlerai pas des nombreux romans historiques d’Alexandre Dumas, dans lesquels l’histoire, vue au kaléidoscope, se plie à tous les caprices du plus aimable conteur des temps modernes ; de George Sand, de Charles Didier, de Jules Sandeau, qui ont abordé avec plus ou moins de bonheur le genre importé par Walter Scott. En somme, on ne peut pas dire que le roman historique ait pris bien profondément racine en France. Pour être sérieusement traité, ce genre exige beaucoup d’érudition unie à beaucoup d’imagination, et trop souvent l’une porte préjudice à l’autre. Il ne reste qu’à regretter que MM. Vitet, Mérimée, et de Vigny, ceux qui l’ont le mieux compris, aient été si peu productifs.

Amadeus Hoffmann que les Allemands ont appelé « le Jean Paul romantique » et auquel ils n’accordent guère qu’une place secondaire parmi les humoristes fantastiques, au-dessous de Tieck et de son « Phantasus » ; de Brentano et de son « Cor fantastique » (Des Knaben Wunderhorn) ; d’Achim d’Arnim, l’époux de l’enthousiaste Bettina ; de La Motte-Fouqué, l’auteur de la Bague enchantée et d’Ondine ; de Chamisso, l’auteur de Pierre Schlémihl, etc. ; a été tout autrement jugé en France, grâce peut-être au hasard de la traduction de M. Loève-Veimars qui l’a fait connaître le premier et le seul, à une époque où les imaginations étaient le mieux disposées à applaudir aux nouveautés les plus excentriques. Le fait est qu’il fut placé immédiatement à côté de Goethe et de Schiller et que pendant longtemps, il représenta en France, avec ces deux grands écrivains, toute la littérature allemande. Dernièrement, George Sand, rendait encore hommage à Hoffmann, dans une fantaisie imitée du Meister Floh (maître Puce), sous le titre de la Nuit de Noël, et faisait précéder ce pastiche d’un avertissement dans lequel nous lisons : « On dit que les Allemands ne font pas autant de cas que nous des contes fantastiques d’Hoffmann, qu’avant et après lui ils en ont produit de meilleurs que nous n’avons pas admis à la même popularité, qu’enfin il est tout à fait passé de mode. Peu nous importe. Nous ne savons, malheureusement pour nous, pas un traître mot d’allemand, et nous ignorons si la traduction de M. Loève-Veimars a embelli le texte ; mais ces contes ont ravi notre jeunesse, et nous ne les relisons jamais sans nous sentir transporté dans une région d’enivrante poésie. »

Certes les contes d’Hoffmann étaient tout aussi étrangers à l’esprit français que les pièces de Shakespeare, les poésies de Byron ou de Goethe. Mais ils étaient plus amusants, plus attrayants pour les imaginations avides d’émotions nouvelles et de merveilleux. Ici, plus de ces interminables déclamations sur le to be or not to be, plus de ces extases nuageuses, de ces rêvasseries monotones ! Mais, au lieu de cela, le merveilleux de la vie bourgeoise, un mélange piquant de réalité et de féerie, un sentiment frais et gracieux, une bonhomie exquise, une gaîté souvent bouffonne : voilà ce qui enivra tout d’abord les lecteurs français et stimula bientôt la fantaisie des écrivains ! Hoffmann devint ainsi en France l’inspirateur de l’école nombreuse du roman fantastique, et du roman-artiste, qui pendant longtemps inondèrent les cabinets de lecture et qui, il faut le reconnaître, valaient encore bien mieux que le roman industriel de nos jours.

Il serait beaucoup trop long de passer en revue les innombrables volumes qui doivent le jour en France à l’inspiration d’Hoffmann. Balzac est un de ceux qui se sont le mieux approprié cette fantaisie mystique. Chez lui, c’était déjà une seconde nature, et si Hoffmann ne lui eût révélé le fantastique, il est probable qu’il l’eût inventé. La vie même de Balzac était un mélange de réalité et de fantaisie, de cupidité et de splendeurs hyperboliques, de vérité et de mensonge. On connaît l’histoire de cette petite maison presqu’en ruines que Balzac possédait, je crois, près de Ville d’Avray, et qu’il vantait comme un château merveilleux, orné des objets d’art les plus rares. Or ces objets d’art ne se trouvaient représentés que par des étiquettes écrites au charbon sur les murs encore bruts de la masure, et désignant la place que les vases, les tableaux, les statues, les bronzes auraient occupée. Dans la Peau de Chagrin Balzac décrit cette fièvre de l’âme qui le consumait et que la soif de l’or, son idéal, et l’absence de principes moraux faisait dégénérer en hypochondrie. Cette torture le poursuit dans le Chef-d’œuvre inconnu, dans Maître Cornélius, dans Louis Lambert, dans Séraphitus, etc.

« Or, savez-vous, dit M. J. Janin, pourquoi M. de Balzac se plaît à retracer sans fin et sans cesse cette image du faiseur, cette forme nouvelle du chercheur de pierre philosophale et d’inventeur de nouveaux mondes ? Il aime le faiseur parce qu’il aime l’argent ! Il y a de l’argent dans tous les livres de M. de Balzac ! C’est son rêve, l’argent ; c’est son Apollon, l’argent ; c’est sa muse, l’argent ! Après avoir tourné heureusement autour des aimables passions et des enchantements divins de la jeunesse passagère il est revenu à sa folle du logis, à l’argent ! Il s’enivre de ce bruit d’écus, de ce frôlement de papier de banque, et des cris étouffés du coffre-fort, quand la serrure aux mille plis permet à l’avare de contempler son trésor à la lueur d’une lampe fétide ! Oui, ce romancier si parfaitement habile à nous montrer les grâces, les vapeurs, le charme, les gloires de la vie-heureuse ; ce merveilleux indicateur des plus imperceptibles mouvements du cœur de l’homme… et de la femme ; cette bonne d’enfants à peine sevrés, ce rude instituteur des plus sauvages natures, cette marchande de modes, savante à marier l’une à l’autre la forme et la couleur ; ce pédant qui porte la flamme en sa férule ; cette vieille portière accroupie, au milieu de l’hiver, sur son gueux rempli de cendres froides, et cette duchesse en son ronron de Versailles, et cette fraîche grisette aux lilas de Romainville ou dans la ronde harmonieuse du bal de Sceaux ; oui, cet être multiple, ingénieux, odieux, brutal, charmant, la corruption même et l’innocence en personne, aujourd’hui la reine des courtisanes et le lendemain le roi des repris de justice — un si grand seigneur, un si bon bourgeois, un si fameux aventurier, le Christophe Colomb de la rue Soly et le Pizarre du faubourg Saint-Honoré, le sourire et le râle, le squelette et la fleur, l’âme et le corps, la dentelle et la bure, le haillon et la pourpre, la hotte et le trône, le crochet et le sceptre, le vin généreux des gais coteaux et l’eau-de-vie en feu dans l’écuelle des mendiants, le poète et le soldat, le médecin et le curé, le Napoléon, le Rétif de la Bretonne du conte bien fait, l’Homère en patois et la nature humaine, le La Bruyère et le Piron de ce siècle des infamies, des lâchetés et des élégances exquises, après avoir épuisé le bouquet et la mousse amoureuse du vin d’Aï, s’est enivré d’alcool, et déserteur de ces belles passions, traître à ces belles mœurs, tombé en méfiance de sa valeur personnelle :

Non est certa meos quae forma invitet amores,

il est devenu tout d’un coup (dans ses livres bien entendu) l’homme le plus passionné pour les biens de la fortune, dirait La Bruyère, qui se soit jamais rencontré dans aucune littérature ! et ce moment de la précoce décrépitude de M. de Balzac (même dans ses meilleurs livres : Eugénie Grandet, la Vieille fille, la Peau de chagrin, le Père Goriot, le Grand Homme en province), on n’entend que le son des louis d’or mêlé au bruit des écus ! Dans ces livres où la couleur fauve domine à chaque page, on voit ruisseler les millions par centaines, et le poète est le premier à s’enivrer de ce bruit sonore qui l’excite et l’anime autant et plus que le frôlement d’une robe de soie ou le craquement d’un soulier neuf. Ah ! quelle fatigue et quelle misère quand on voit un si bel esprit ne plus s’occuper qu’à arranger, à combiner, à déranger des sacs plus ou moins remplis jusqu’à la gueule, et n’être gai et n’être heureux, et n’être soi-même qu’au beau milieu d’un coffre-fort ! L’argent sera le malheur des livres de M. de Balzac, l’argent en est déjà le fléau. »

Ainsi, tandis que le fantastique d’Hoffmann semble procéder de l’ivresse, celui de Balzac touche à la folie. Le premier est gai, léger, imprégné de soleil et d’harmonie, quelque fois terrible, mais par surprise et comme en passant. Celui de Balzac est fatal, sombre, décourageant, produit l’impression d’une profonde démoralisation, et donne la terreur de l’obscurité, le vertige de l’abîme. « Je comprends malheureusement tout, dit Séraphitus, et comme ces empereurs débauchés de la Rome profane, je suis arrivé au dégoût de toutes choses. » Ainsi chez Balzac trouve-t-on mêlées les tortures de René et les visions d’Hoffmann, mais sous une forme toute française, et qui, il faut le dire, ne rappelle que rarement les procédés ou la mise en scène des littératures germaniques.

Jules Janin fit mieux ; après avoir publié l’Âne mort et la Femme guillotinée, espèce de tour de force d’imagination évidemment inspiré par le fantastique allemand, il imita ostensiblement Hoffmann, dans ses Contes fantastiques. Ici nous n’avons, à rechercher ni principes, ni idées. M. J. Janin n’a jamais été qu’un homme de style, doué d’une opulente imagination de détail, d’un mouvement plein de grâce et d’une verve intarissable. Rien n’était donc moins allemand que ses imitations d’Hoffmann. Le fantastique ne s’y montrait que dans la forme, la gaîté d’un esprit bourgeois et bien portant était au fond.

Charles Nodier, homme de style aussi, mais beaucoup plus fin, plus paradoxal, et surtout plus savant (surtout en bibliographie et en histoire naturelle), se rapprocha bien davantage du maître, du grand poète fantastique allemand, qui enivrait alors tous les cerveaux français et que J. Janin n’avait pas craint de comparer à Homère. Charles Nodier, d’abord étudiant à Strasbourg, y avait imprégné de bonne heure son esprit curieux et hardi et son imagination colorée, de l’élément germanique. Aussi ses œuvres, mélange d’érudition et de fantaisie, portent-elles un parfum d’outre-Rhin auquel l’exquise correction de son langage prête un charme tout nouveau. Quoique son Peintre de Salzbourg paraisse procéder de l’influence de Werther, on peut rattacher les autres œuvres de Nodier à l’inspiration hoffmannesque, à cause de ce mélange de sentiment et de gaîté, de rêverie et de paradoxe qu’on a appelé l’humour, et qui caractérise surtout des auteurs anglais et allemands tels que Sterne, Swift, Jean-Paul, Hoffmann, H. Heine etc. Son roman de Smarra ou les Démons de la nuit, songes romantiques, dans lequel il avait introduit tous les éléments fantastiques qu’il avait pu recueillir chez les meilleurs auteurs de l’antiquité fut une mystification des plus piquantes. Les critiques classiques donnèrent en plein dans le piège et crièrent au romantisme ! Nodier dévoila alors sa ruse savante en leur prouvant qu’il n’avait fait qu’une traduction de leurs auteurs favoris.

Smarra était d’ailleurs une œuvre de philologie qui ne fut pas sans influence sur la formation de l’expression romantique : « Smarra, dit lui-même Nodier, est une étude qui ne sera pas inutile pour les grammairiens un peu philologues. Ils verront que j’ai cherché à y épuiser toutes les formes de la phraséologie française, en luttant de toute ma puissance d’écolier contre les difficultés de la construction grecque et latine, travail immense et minutieux comme celui de cet homme qui faisait passer des grains de mil par le trou d’une aiguille. » Ainsi Nodier, qui s’était inspiré surtout, dans son style, des auteurs du xvie  siècle, faisait entrer les éléments de la Renaissance dans le Romantisme, en complétant ainsi l’œuvre commencée par M. Sainte-Beuve avec son Tableau de la poésie française au xvie  siècle.

Quant au fantastique de Nodier, M. Julian Schmidt a raison, dans son Histoire de la Littérature française, de lui refuser la naïveté qui fait le charme d’Hoffmann. Chez Nodier, le fantastique était un procédé littéraire et esthétique qu’il mit en œuvre dans plusieurs autres compositions telles que Trilby ou le lutin d’Argal, la Fée aux Miettes, le Roi de Bohème et Ses Sept Châteaux, le Songe d’or, Fleur des Fèves et Fleur des Pois, etc.

Victor Hugo lui-même voulut, par un procédé analogue à celui de Nodier, produire aussi son œuvre fantastique. Mais il n’était pas homme à s’en tenir aux capricieuses arabesques. Victor Hugo est un babylonien. Chez lui tout devient colossal. Son héros scandinave, Han d’Islande, n’est pas un conseiller-intime illuminé ou un musicien mystique, comme les héros d’Hoffmann, pas même un brigand excentrique et sentimental comme tel personnage de Nodier, mais un monstre moitié homme moitié tigre, un hideux Caliban qui boit du sang humain dans le crâne de ses victimes, et qui tue tout un régiment pour satisfaire à sa vengeance. Telle fut la première création qu’inspira à Victor Hugo la poésie du Nord.

Enfin les romans poétiques et humoristiques d’Alphonse Karr, dont le père était un musicien allemand ; la Comédie de la mort, le Triomphe enchanté, une Larme du Diable, de Théophile Gautier ; les Onze Maîtresses délaissées, le Violon de Franjolé, d’Arsène Houssaye ; et enfin Leone Leoni, Spiridion, l’Uscoque, l’Homme de neige, la Nuit de Noël et quelques autres productions de génie de George Sand, sont évidemment les enfants légitimes du Marino Faliero, du Violon de Crémone, du Salvator Rosa, de la Vie d’Artiste, du Majorat, de l’Élixir du diable, etc. Ce fut Hoffmann qui mit le diable à la mode en France, et les Mémoires du Diable de Frédéric Soulié, ce roman terrible qui découvrait toutes les plaies de la société et qui eut pour suite naturelle les Mystères de Paris et le Juif errant d’Eugène Sue, doit être rangé aussi dans la catégorie des œuvres inspirées par la poésie fantastique allemande, telle qu’elle fut révélée à la France par l’excentrique écrivain de Kœnigsberg.

Dernièrement, le roman fantastique, dont la production s’était fort ralentie depuis une quinzaine d’années, s’est manifesté de nouveau de diverses manières, entre autres par l’apparition des Contes de l’Américain Edgar Poe. La première traduction en est due au poète excentrique Baudelaire. Edgar Poe ne se soucie guère, comme Hoffmann, de semer de fleurs les sentiers bizarres dans lesquels sa fantaisie va nous égarer. L’important pour l’auteur américain c’est de produire un effet inattendu et puissant, et de nous y amener par la surprise. Il ne suffit que d’avoir le mot du dénouement pour s’abstenir de lire le récit tout plein de réticences qui y conduit. C’est un genre, je le veux bien et

Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux,

mais je ne pense pas qu’on puisse opposer Edgar Poe à Hoffmann, comme l’a fait M. William Hughes dans son élégante traduction des Nouveaux Contes : « Tandis que Théodore Hoffmann, également amoureux de l’hallucination, s’arrête à ce qu’elle lui montre, et, comme s’il craignait de faire fuir cette vision en la regardant de trop près, se hâte de dessiner les formes qu’elle revêt, Edgar Poe, plus puissant, grave et retient cette image dans son cerveau comme le ferait un miroir de photographie. Puis, maître de l’image ainsi fixée, il s’en approche, la retourne sous toutes ses faces ; il se prend corps à corps avec cette ombre ; il essaie d’en deviner l’essence aussi bien que d’en connaître les mobiles impressions. »

Voilà un excellent procédé à recommander à un médecin aliéniste, mais dont un poète ferait mieux de se garder ! L’illusion fantastique seule a une valeur esthétique : on frémit, et l’on se hâte de passer à une transformation, à une image nouvelle. Mais chercher à en faire l’analyse, vouloir à toute force obtenir le dernier mot d’une illusion, traiter le merveilleux en réaliste, c’est aboutir à demander son secret à Robert-Houdin, à démonter la machine à miroirs au moyen de laquelle on produit les apparitions, ou, si la peur a été causée par un objet plus réel, finir par en reconnaître la cause, le Deus ex machina, sur une table d’anatomie ou dans les dossiers de la cour d’assises… À moins que l’on ne soit décidément un peu fou !

M. Erckmann-Chatrian, un excellent écrivain qui s’est révélé depuis quelques années en France par une verve pleine de fraîcheur et d’énergie, n’est pas exempt, dans ses Contes fantastiques, des défauts qui nous frappent chez Edgar Poe. Mais, par une richesse d’imagination qui fait défaut à ce dernier, par un talent descriptif d’un réalisme poignant, par un sentiment de la nature plein de poésie et parfois de grâce, il se rapproche beaucoup plus d’Hoffmann, qu’il dépasse même souvent. Seulement c’est, comme on l’a dit : « un rêve continuel, un cauchemar presque constant. Scènes de somnambulisme, phénomènes d’hallucination et de seconde vue ; juges fous, bourgmestres assassins, demeures ensorcelées, araignées dévorant des hommes, expériences métaphysiques faites sur l’âme en soumettant le corps aux horreurs de la faim : tout est réuni pour effrayer et confondre la raison du lecteur, ballotté entre la caricature et le crime9 ».

Or M. Erckmann-Chatrian est un Allemand, ou du moins un Alsacien et l’on devine que c’est avec une gaîté toute juvénile qu’il s’étudie à effrayer ses lecteurs. Sa raison n’en souffrira pas et rien n’est plus sain que son style. Mais le fantastique allemand a eu ses victimes en France. Avons-nous besoin de rappeler ce malheureux Gérard de Nerval, ce vrai parisien, né pour la vie facile et brillante du Boulevard des Italiens ou du Quartier Bréda et qui pour son malheur alla se fourvoyer dans les brouillards germaniques et y laissa une partie de sa raison ?

« Il alla de bonne heure en Allemagne » ; dit M. de Saint-Victor, dans la préface du livre de la Bohème galante, publié après la mort tragique de Gérard ; « il y retourna souvent ; il en parlait la langue, il savait par cœur ses poètes et ses philosophes ; ce fut là, peut-être, un des malheurs de sa destinée. Il faut avoir la tête forte et l’équilibre sûr pour descendre impunément dans le puits de la science germanique ; il en sort des vapeurs qui troublent et qui enivrent. L’Allemagne est le pays des hallucinations de l’intelligence ; l’ombre de ses antiques forêts contemporaines de Tacite obscurcit encore son génie ; elle y a laissé des traînées de vertige et d’obscurité. Gérard, si disposé déjà aux idées mystiques, subit l’influence de ses doctrines ténébreuses ; son esprit s’enfuma de mystagogie et de sciences occultes ; il sortit des universités et des tavernes de la jeune Allemagne dans l’égarement de l’écolier du Faust, après la consultation que vient de lui donner Méphisto ».

Telle est l’idée que les Français se font de l’Allemagne, comme si l’Allemagne romantique existait encore ! Certes, dans notre époque de chemins de fer, d’économie politique, d’industrie, où tout l’enthousiasme allemand s’est réfugié dans les sociétés de gymnastique, on aurait de la peine à reconnaître ce pays de la légende, de la philosophie et du fantastique, tel que se le figurent les auteurs français. Hélas ! d’un côté du Rhin comme de l’autre, le vent des locomotives a fait fuir les gnomes et les lutins, les nixes et les willis, les esprits charmants ou terribles qui peuplaient les campagnes, les bois et les solitudes, et n’a laissé à leur place que l’homme vulgaire et affairé, bourgeois ou paysan, lequel ne rappelle en rien les types excentriques qui ont charmé notre enfance. Eh bien ! de cette réalité brutale, de cette existence toute matérielle on a su faire jaillir encore quelques gerbes de poésie. Ceci nous amène à l’influence de Hebel et de Berthold Auerbach.

L’idylle moderne, ou pour mieux dire la paysannerie est évidemment un fruit des préoccupations démocratiques de notre époque. En se rapprochant du peuple, on s’est mis à observer ses mœurs et à les décrire. Fontenelle, Florian ou Gessner en imitant les anciens, dans leurs idylles, c’est-à-dire en imitant l’idéal, la plus déplorable des imitations, comme nous le démontrerons dans un prochain chapitre, avaient dégoûté à tout jamais le public de ce genre faux et prétentieux, de ces bergers galants, de ces bergères sentimentales et de leurs moutons ornés de faveurs roses. C’est peut-être un des signes les plus évidents d’une régénération littéraire complète que l’invention de l’idylle populaire. Qui se serait jamais douté au xviie ou au xviiie  siècle, que des romanciers oseraient mettre en scène des bouviers, des gardeuses de dindons, des garçons de ferme, en les faisant parler à peu près leur langage, et qu’ils intéresseraient… qui ? — non le peuple, mais le public le plus éclairé !

La plupart des idyllistes modernes ont été mus sans doute par le désir d’intéresser, d’instruire et de moraliser les gens du peuple, en leur offrant la peinture de leurs propres mœurs. Mais on sait maintenant qu’ils se sont trompés. Le peuple n’aime point qu’on lui rappelle ses misères, ses travaux, ses préoccupations journalières. Il est au contraire heureux quand on l’en arrache. Ce qui l’intéresse ce sont les actions héroïques et surprenantes, les héros et les princes, les grands noms et les grands mots. Autour de lui, toute la semaine il ne voit, même dans la nature qui l’entoure, que la terne atmosphère du labeur quotidien, et il attend le dimanche pour aller à l’église entendre parler un peu des choses divines, des miracles, de la passion de J. Christ, de toutes les splendeurs que renferme la religion qu’on lui prêche, le seul idéal qui lui soit accessible.

Si vous lui offrez un spectacle ou une lecture, n’allez pas lui donner du réalisme ! Il est évident qu’un bon gros drame de la Porte St. Martin, accompagné de coups de fusils et de coups de poignard, et retentissant de-phrases sonores, lui plaira bien davantage qu’une pastorale de George Sand.

Peut-être me dira-t-on qu’il en est autrement en Allemagne, que l’Almanach de Berthold Auerbach et ses romans, les nouvelles de Jérémias Gotthelf ou les idylles d’Usteri, y sont lus par les gens de la campagne, et qu’on y chante dans les réunions villageoises les chansons populaires de Hebel, de Kuhn, de Wyss et d’autres poètes qui ont écrit dans le dialecte populaire. Cela n’est point impossible, et pourrait s’expliquer, quant aux romans : par la facilité avec laquelle ils parviennent entre les mains du peuple, au moyen des publications périodiques à bon marché ; et quant à la poésie : par la tradition purement auditive de la musique dans une population de musiciens. D’ailleurs les publications populaires, telles que les almanachs, les publications lues en famille par ex. la Gartenlaube (le Berceau de jardin), qui se tire, dit-on, à plus de 150 000 exemplaires, ne livrent pas seulement aux gens du peuple des romans populaires, mais de bons et gros romans historiques ou romans de mœurs qui, je le parierais, font palpiter sous le chaume plus de cœurs que les Contes de la Forêt noire.

Quoi qu’il en soit, c’est précisément chez la classe la plus éclairée que les paysanneries ont rencontré l’accueil le plus empressé. Et c’est là ce qu’il convient de constater. Fatiguée des élégies à la René, des âmes méconnues et des génies incompris, des Don Juan d’estaminet et des grandes dames du demi-monde, la société s’est rafraîchie et rassérénée à la lecture des descriptions réalistes de la vie campagne, des joies et des douleurs naïves des paysans et y a trouvé si ce n’est une satisfaction durable, du moins un changement, une nouveauté qui était la bienvenue !

Des auteurs étrangers tels que Berthold Auerbach, Henri Conscience, Jérémias Gotthelf, ayant été révélés à la France, George Sand fut un des premiers à s’en inspirer, et elle y trouva une veine des plus heureuses. Ce n’est pas que ses paysans soient de véritables photographies, comme ceux de Gotthelf, par exemple. C’eût été incompatible avec le style français qui ne peut se mouvoir dans les basses sphères sans cesser d’être littéraire.

Sous ce rapport, les Allemands ont mille fois plus de liberté. Délivrés heureusement de l’insupportable surveillance du goût, — ce despote de la pensée que les Français ne se contentent pas de tolérer, mais qu’ils adorent, — les Allemands trouvent en outre dans l’énergie de leur idiome, dans la grâce naïve qu’il a conservée, et surtout dans leur imagination colorée et rêveuse, une foule de ressources qui leur permettent de répandre de l’intérêt sur les personnages ou les scènes les plus vulgaires. Pour transporter un pareil genre en France il fallait, au contraire, faire preuve d’un goût exquis, dont une plume féminine était peut-être seule capable. Il fallait rester simple dans la description de la nature, tout en en faisant ressortir le charme pénétrant, les fraîches senteurs, les splendeurs enivrantes. Il fallait peindre des caractères primitifs, et découvrir cependant dans ces âmes étroites des sentiments tendres et élevés, des ruses naïves et touchantes, ou des vices de cœur sans corruption. Un talent de premier ordre, tel que celui de George Sand, était seul capable de vaincre tant de difficultés et d’offrir à un public blasé et railleur des œuvres sérieuses, inspirées par un pareil idéal. Les paysans de George Sand ne sont point sans doute des paysans tels qu’ils existent, mais du moins tels que nous nous les figurons, tels que, les connaissant, nous pouvons les comprendre, tels qu’ils se peindraient eux-mêmes, peut-être, s’ils pouvaient se rendre compte de leurs impressions.

Pour les décrire, George Sand est restée fidèle à sa théorie selon laquelle : « le roman serait une œuvre de poésie autant que d’analyse. Il y faudrait des situations vraies et des caractères vrais, réels même, se groupant autour d’un type destiné à résumer le sentiment ou l’idée principale du livre. Ce type représente généralement la passion de l’amour, puisque presque tous les romans sont des histoires d’amour. Selon la théorie annoncée, il faut idéaliser cet amour, ce type par conséquent, et ne pas craindre de lui donner toutes les puissances dont on a l’aspiration en soi-même, ou toutes les douleurs dont on a vu ou senti la blessure. Mais, en aucun cas, il ne faut l’avilir dans le hasard des évènements ; il faut qu’il meure ou triomphe, et on ne doit pas craindre de lui donner une importance exceptionnelle dans la vie, des forces au-dessus du vulgaire, des charmes ou des souffrances qui dépassent tout à fait l’habitude des choses humaines, et même un peu le vraisemblable admis par la plupart des intelligences. En résumé, idéalisation du sentiment qui fait le sujet, en laissant à l’art du conteur le soin de placer ce sujet dans des conditions et dans un cadre de réalité assez sensible pour le faire ressortir10 ».

Tel est le procédé de George Sand, qui se rapproche beaucoup de celui de Hebel et de Auerbach. Le fond des caractères restant ainsi humain, et agité par les mêmes courants qui agitent toutes les âmes humaines, le procédé se réduit à la mise en scène, à la couleur locale, et un peu plus au vraisemblable que ne l’admet George Sand, qui en écrivant les lignes précédentes, ne songeait sans doute pas à l’idylle. Chez Hebel, telle pièce, l’Escarboucle par exemple, touche les cordes les plus élevées de l’émotion dramatique, sans que la scène cesse d’offrir tous les caractères de la vraisemblance. Chez Auerbach, le pathétique peut arriver à être poignant, sans que ses héros quittent ce qu’on peut appeler ici « le plancher des vaches ». Les paysans de George Sand sont, sans doute, plus civilisés. Quand ils s’émeuvent, on s’aperçoit bien que l’auteur les souffle. François le Champi est un bien beau parleur, dans sa position, comme dirait le peuple ; et la petite Fadette a des tirades qu’elle n’a guère pu apprendre à l’école de son village de la Priche.

Mais, encore une fois, c’est surtout à la différence des langues qu’il faut s’en prendre. La langue française est une prude, et une prude d’autant plus dangereuse qu’elle est en même temps la plus grande coquette qui ait jamais existé — parmi les langues — de sorte que le moindre mot, la moindre expression risquée lui paraît une allusion offensante, contre laquelle elle réclame avec colère. George Sand a d’ailleurs, un sentiment si pur et si élevé du paysage, une si exquise délicatesse dans l’analyse des mouvements du cœur, une si chaste éloquence dans la passion, que ses idylles resteront comme d’immortels chefs-d’œuvre auxquels on sera toujours forcé de reconnaître une haute valeur morale.

Nous avons eu en France bien d’autres auteurs de paysanneries, entre autres Balzac, Champfleury, Max Buchon, Flaubert, Muller, Paul Perret, etc., qui doués d’un grand talent d’observation, ont rendu avec plus ou moins de bonheur la physionomie des habitants de la campagne. Le procédé de peinture de ces romanciers est tout autre que celui de George Sand. Leurs paysans sont peut-être mieux observés, mais ils le sont surtout par leurs mauvais côtés, ce qui, peut-être bien, ajoute à la ressemblance extérieure et individuelle, mais éloigne, à coup sûr, de la ressemblance humaine. Ici nous touchons à une question essentielle et tout à fait actuelle que je me suis réservé de traiter à part dans un prochain chapitre, à la question du réalisme. La paysannerie n’entre pas absolument et nécessairement dans ce nouveau système, analogue à la photographie, et au moyen duquel on cherche à retrouver l’inspiration directe de la nature. Chez George Sand, Amédée Achard, Alexandre Weill, l’idylle reste idéale : ce qui y domine c’est l’âme humaine avec ses combats, ses douleurs et ses joies, et la description réaliste ne sert que de cadre au tableau.

Le réalisme d’ailleurs peut s’appliquer à tous les sujets, comme à toutes les classes de la société qu’un auteur s’est proposé de peindre. Je soutiendrais même que c’est à la paysannerie que le réalisme convient le moins. Si vous voulez nous intéresser aux paysans, peignez-les-nous tels que nous les voyons, tels qu’ils nous frappent par le pittoresque de leur mise, de leur physionomie et de leur langage, mais dispensez-vous de nous initier à leurs préoccupations journalières qui n’ont, à nos yeux, aucun intérêt. Nous serons beaucoup plus curieux si vous nous parlez de bourgeois dont les habitudes sont analogues aux nôtres, dont les mœurs nous intéressent jusque dans les moindres détails ; plus curieux encore, si nous parlant de grands hommes, de personnages distingués vous nous initiez à leurs plus secrètes pensées.

Il vaut mieux considérer le réalisme en dehors du genre de composition dont nous nous occupons ici, et avec lequel on a eu tort de le confondre.

Constatons, avant de terminer ce chapitre, que la paysannerie commence à passer de mode. George Sand après s’y être arrêtée avec succès pendant quelque temps, s’est hâtée de remonter à des régions plus élevées, à des types plus intéressants pour elle et pour nous. Les paysans et leurs mœurs ont certainement des charmes. Allons les goûter, lorsque fatigués de nos luttes et de nos plaisirs, nous éprouvons le besoin de respirer un air plus pur et plus fortifiant que celui de nos capitales. Mais alors, accordons-leur trois mois d’été, et n’en parlons plus !

VI

Renaissance de la poésie lyrique. — Chênedollé, E. Deschamps, Nodier et Sainte-Beuve. — Lamartine et Victor Hugo. — Quinet, Th. Gautier, A. Houssaye, Monselet, Boulmier, de Banville et le Romantisme flamboyant. A. de Musset et Henri Heine.

La poésie suivit quelques années plus tard les phases que le roman venait de parcourir sur les traces des littératures étrangères. Mais il y avait bien plus loin de la poésie française à la poésie germanique. Rien n’était plus opposé que le lyrisme de l’une et celui de l’autre.

La poésie française était une grande dame de noble famille, parfaitement distinguée, belle parleuse, sémillante, pleine de coquetterie et de grâce, rêveuse parfois au sortir de la messe, rarement passionnée si ce n’est dans son boudoir, spirituelle toujours et n’oubliant jamais le ton conventionnel des divers milieux qu’elle traversait tour à tour.

La poésie germanique était une vierge bourgeoise aux regards baissés, pleins d’éclairs inattendus, au sourire tendre et pénétré de franchise, aux joues fraîches et toujours prêtes à rougir, passant sans transition des soins domestiques aux extases lyriques les plus passionnées, amante du clair de lune tout en restant fidèle aux devoirs de la famille, et libre de tout dire, selon son inspiration, parce que chez elle tout était pur.

C’était surtout dans leur expression qu’elles différaient. Avec une langue appauvrie par la pruderie des Précieuses, compromise par les hasards de l’équivoque, ou tendue outre mesure par les décorateurs pompeux de la cour, la poésie française, tantôt tremblante comme l’hermine se glissait timidement sur le trépied de la Pythie en relevant sa tunique de crainte de la souiller, tantôt rejetant le masque se sauvait en bacchante échevelée à travers les pampres, tantôt se risquait jusque sur les marches du temple dans un costume qui rappelait la comédienne bien plus que la prêtresse inspirée.

La poésie légère, la chanson et l’ode avaient résonné tour à tour en France et chacune observait ses lois et ses règles, dont elle ne pouvait s’écarter. La satire elle-même se revêtait volontiers du manteau pompeux de l’ode lyrique et n’osait descendre avec les Anciens, ou même avec les poètes énergiques du seizième siècle, sur le pavé glissant de la rue ou du forum.

Quant à la nature, à ses suaves harmonies, à ses fraîches et vives inspirations, la poésie française paraissait les ignorer. Il semblait qu’en regardant autour d’elle, elle n’eût jamais aperçu que des hommes. Le ciel même n’était pour elle que le séjour des dieux de l’Olympe, et les astres qu’une décoration mythologique. Depuis la Renaissance notre poésie était restée païenne, pour la forme du moins, et même lorsqu’elle prétendait chanter les louanges du Dieu des chrétiens.

Mais tout à coup les savants, les traducteurs dont nous avons parlé plus haut, ayant révélé aux imaginations françaises un style tout nouveau, des accords jusqu’alors inouïs, des horizons d’une profondeur inattendue, les poètes s’en inspirèrent non pas tant par imitation, (car on n’imite pas en bonne poésie), que par sympathie. Tandis que Goethe et Walter Scott exerçaient sur les romanciers une influence profonde, les poètes s’inspirèrent des poésies d’Ossian et de cette école britannique des lacs qui elle-même venait de puiser aux sources du panthéisme allemand. Le poète anglais qui donna surtout le ton à cette époque, et jeta la muse française jusqu’alors si sage et si mesurée, dans la poésie orageuse et dans les vagues souffrances analogues à celles du roman, ce fut Byron. C’est à lui et aux poèmes d’Ossian, que Lamartine, Alfred de Musset, Alfred de Vigny, rattachaient leur inspiration, tandis que Victor Hugo, Soumet, Edgar Quinet, Chênedollé, Millevoye, se rapprochaient davantage de la poésie allemande. Mais avant d’examiner en quoi les grands poètes du Romantisme participent de l’inspiration anglo-germanique, nous avons à signaler les premières imitations qui furent faites des poésies étrangères.

Un classique de l’empire, Baour-Lormian, avait traduit en vers académiques les poésies d’Ossian, en faisant ainsi, le pauvre homme, du romantisme sans le savoir. Chênedollé poète à demi romantique chercha à transporter en français quelques-uns des chefs-d’œuvre poétiques des littératures étrangères. Il a imité entre autres avec un certain bonheur la pièce de Wilhelm Schlegel intitulée Lebensharmonien, les Harmonies de la vie :

Le cygne.

Ma vie au sein des eaux doucement emportée,
Y laisse un pli léger que je trace en nageant,
Et comme un miroir pur, l’onde à peine agitée
Répète mon image en son liquide argent.

L’aigle.

J’habite au sein des rocs, lieux voisins de l’orage,
De l’orage en planant je brave le fracas,
Et mon aile puissante affermit mon courage,
Quand je vole à la chasse, aux périls, aux combats.

Le cygne.

L’azur du ciel me plaît. Aux rives enchantées,
Je me sens attiré par le parfum des fleurs,
Quand j’ouvre sur les flots mes ailes argentées
Aux rayons d’un beau jour peint de mille couleurs.

L’aigle.

Quand la tempête au loin épouvantant la terre,
Déracine les pins qu’elle emporte à grand bruit,
Libre et fort je triomphe, et demande au tonnerre
Si c’est avec plaisir qu’il frappe et qu’il détruit.

Le cygne.

J’ose aussi me plonger aux flots de l’harmonie
Quand je suis honoré du regard d’Apollon,
Et près de Dieu, j’entends ces vers dont le génie
Enchante de Tempé le magique vallon.

L’aigle.

Je siège sur le trône où Jupiter réside,
C’est moi qui mets la foudre aux mains du roi des dieux,
Et j’ombrage en dormant, de mon aile intrépide
Le sceptre redouté qui gouverne les cieux.

Ces vers qui ont conservé la monotonie de l’alexandrin classique n’étaient sans doute que les premiers bégaiements de la poésie romantique. Quoique les Études poétiques de Chênedollé n’eussent paru que deux ans après les premières Méditations de Lamartine, elles avaient cependant le mérite d’avoir été composées sous l’Empire et d’être par conséquent un premier effort pour sortir de-l’ancienne convention académique. Mais les chaînes n’étaient pas encore tout à fait brisées. Ce n’était pas tout de traduire les poésies étrangères, l’important était d’en saisir le ton, d’en pénétrer la profondeur et le sens mystérieux, en un mot de sentir et d’exprimer en français ce que les Anglais ou les Allemands avaient senti et exprimé dans leur langue.

Quelques voyageurs français, entre autres M. Xavier Marmier, se pénétrèrent sur les lieux même, de la poésie allemande, et en importèrent les procédés en France. Huber, ami de Mme de Charrière, traduisit Gessner et quelques autres poètes allemands.

Émile Deschamps se montra l’un des plus ardents partisans de cette nouvelle poésie. Il était l’un des rédacteurs les plus actifs de la Muse française (ce Moniteur du néoromantisme), et l’un de ceux qui empruntèrent le plus grand nombre d’inspirations aux littératures germaniques.

Sous le titre d’Études françaises et étrangères il publia un recueil de poésies dont la plupart étaient des traductions de Goethe et de Schiller, telles que la Cloche qu’avant lui on avait déclarée intraduisible, la Fiancée de Corinthe, le Roi de Thulé et les Romances du Cid de Herder. Mais cette fois-ci ce n’est plus une traduction en vers classiques, telle que celle de Chênedollé que nous venons de citer. Chez Émile Deschamps, la langue est déjà transformée, le vers a déjà perdu sa roideur, et s’est imprégné de la grâce et de l’onction germaniques. On pressent déjà en le lisant les Orientales de Victor Hugo.

Émile Deschamps faisait partie du Cénacle avec M. Sainte-Beuve qui publia à cette époque les Poésies de Joseph Delorme dans lesquelles on trouve un mélange de subtilité mystique et de sensualité moderne qui firent donner à l’auteur le sobriquet de Werther-carabin : Werther parce qu’il supposait ses poésies écrites par un jeune homme qui, à l’exemple du héros de Goethe, se serait suicidé pour échapper à la maladie du siècle — et carabin à cause de certaines recherches anatomiques qui trahissaient l’étudiant en médecine détroussé. M. Sainte-Beuve s’était en effet d’abord destiné à cette carrière, et y avait renoncé pour entrer à la rédaction du Globe. Il publia en outre deux autres volumes : les Consolations et les Pensées d’Août.

Chez lui c’est l’imitation anglaise qui prédomine. C’est Wordsworth, Coleridge, et les Lakistes qui sont ses modèles avoués. Chez M. Sainte-Beuve le vers romantique achève sa transformation, se brise, s’assouplit, se balance plus libre et plus léger sous le joug implacable de la rime que le poète a chantée avec tant de grâce :

Ô Rime ! qui que tu sois
       Je reçois
Ton joug ; et longtemps rebelle,
Corrigé, je te promets
       Désormais
Une oreille plus fidèle.

Mais aussi devant mes pas
       Ne fuis pas ;
Quand la muse me dévore,
Donne, donne par égard
       Un regard
Au poète qui t’implore !
…………………………
Sur ma lyre, l’autre fois
       Dans un bois
Ma main préludait à peine :
Une colombe descend
       En passant
Blanche sur le luth d’ébène.

Mais au lieu d’accords touchants
       De doux chants,
La colombe gémissante
Me demande par pitié
       Sa moitié
Sa moitié loin d’elle absente.

Cette moitié c’est la rime, la rime rebelle, dont le despotisme enlève à la poésie française la souplesse et la liberté des poésies germaniques, mais qui, sous la plume des vrais poètes devient, comme le dit M. Sainte-Beuve, une fée,

Qui mène le char des vers
       Dans les airs
Par deux sillons de lumière.

Les vers alexandrins même, ces vers pompeux et monotones, marchant deux à deux, à pas mesurés, « comme les bœufs », selon l’expression d’un poète de l’époque, combien ne changent-ils pas de tournure et d’expression sous la plume des romantiques ? C’est comme un instrument nouveau, et cependant c’est toujours celui sur lequel les poètes français s’étaient obstinés depuis deux siècles à reproduire les mêmes rythmes, sans en varier le ton, ni la mesure, et qui tout à coup de simple clavecin devient orgue, et acquiert une puissance qu’on ne lui aurait jamais soupçonnée, si les poésies étrangères n’étaient venues lui communiquer leurs audaces. Qu’on lise entre autres ce sonnet de M. Sainte-Beuve, imité de Wordsworth :

L’autre nuit je veillais dans mon lit sans lumière,
Et la verve en mon sein à flots silencieux
S’amassait, quand soudain, frappant du pied les cieux,
L’éclair, comme un coursier à la pâle crinière,

Passa ; la foudre en char retentissait derrière,
Et la terre tremblait sous les divins essieux ;
Et tous les animaux, d’effroi religieux
Saisis, restaient chacun tapis dans leur tanière.

Mais moi, mon âme en feu s’allumait à l’éclair ;
Tout mon sein bouillonnait, et chaque coup dans l’air
À mon front trop chargé déchirait un nuage.

J’étais dans ce concert un sublime instrument ;
Homme, je me sentais plus grand qu’un élément,
Et Dieu parlait en moi plus haut que dans l’orage.

Charles Nodier, le charmant conteur, contribua beaucoup aussi à la reconstitution de la langue poétique en France. « Tout le monde, disait-il, tous les soleils, toute la création pour une pensée, et toutes les pensées de l’homme avec tout le reste pour un sentiment ! La poésie du vulgaire, ce n’est pas cela peut-être, mais la poésie du poète, la voilà. » Avec une aussi haute idée de la poésie, il fallait bien sortir des poésies légères, des madrigaux, des odes pompeuses, des épithalames des xviie et xviiie  siècles. La poésie devenait, non plus un art d’agrément, une coquetterie, une grâce de société, mais bien l’expression poignante du sentiment, un besoin du cœur, un cri de l’âme. M. Vinet disait de Nodier : « Tout vit, tout palpite dans son langage ; jamais l’hymen d’un homme avec sa parole ne fut plus tendre et plus étroit. Vous pensiez lire un livre et vous lisez une âme. »

Charles Nodier ne fut cependant poète qu’en prose. Ses vers sont charmants sans doute, tout imbus de sentiment et de fraîcheur, mais un peu trop travaillés, trop ouvrés, trop ciselés à-la manière des artistes en miniatures. Ainsi que M. Sainte-Beuve, Nodier cultiva la rime avec amour, l’art pour l’art, avec des préoccupations constantes de la langue nouvelle qui se développait sous sa plume. Ces deux savants artistes semblent avoir été placés exprès à la porte du Romantisme pour en préparer l’entrée aux grands poètes qui allaient suivre. Leur action sur la poésie contemporaine fut analogue à celle de Malherbe et des Précieuses sur la poésie du xviie  siècle. Ils trempèrent et polirent la bonne lame de Tolède de Victor Hugo et les cordes délicates de la lyre de Lamartine.

Aussi quand apparurent les Méditations, on comprit que la révolution était terminée. Jamais langage pareil n’avait frappé les oreilles françaises. Jamais on n’eût cru que l’idiome si limpide, si précis, si apte à la prose des classiques du xviie  siècle se prêterait avec tant de grâce et d’élan aux vagues rêveries que les littératures germaniques avaient mises à la mode. Cette fois ce n’était plus traduction, ni imitation, ni étude philologique. Lamartine avait trouvé, à côté de Macpherson et de Byron, les sources de la grande poésie et les avait pour ainsi dire canalisées dans la forme pure, élégante, harmonieuse du vers français.

Mais il était évidemment inspiré par son émule d’outre-Manche le poète qui s’écriait, dans la pièce intitulée l’Homme :

« Toi dont le monde encore ignore le vrai nom,
Esprit mystérieux, mortel, ange ou démon,
Qui que tu sois Byron, bon ou fatal génie,
J’aime de tes concerts la sauvage harmonie,
Comme j’aime le bruit de la foudre et des vents
Se mêlant dans l’orage à la voix des torrents !
La nuit est ton séjour, l’horreur est ton domaine ;
L’aigle, roi des déserts, dédaigne ainsi la plaine ;
Il ne veut, comme toi, que des rocs escarpés
Que l’hiver a blanchis, que la foudre a frappés ;
Des rivages couverts des débris du naufrage,
Ou des champs tout noircis des restes du carnage ;
Et tandis que l’oiseau qui chante ses douleurs
Bâtit au bord des eaux son nid parmi les fleurs,
Lui des sommets d’Athos franchit l’horrible cime,
Suspend aux flancs des monts son aire sur l’abîme,
Et là, seul, entouré de membres palpitants,
De rochers d’un sang noir sans cesse dégoûtants,
Trouvant sa volupté dans les cris de sa proie,
Bercé par la tempête, il s’endort dans sa joie. »

« Et toi Byron, semblable à ce brigand des airs,
Les cris du désespoir sont tes plus doux concerts.
Le mal est ton spectacle, et l’homme est ta victime.
Ton œil comme Satan, a mesuré l’abîme,
Et ton âme, y plongeant loin du jour et de Dieu,
À dit à l’espérance un éternel adieu !
Comme lui, maintenant, régnant dans les ténèbres,
Ton génie invincible éclate en chants funèbres ;
Il triomphe, et ta voix, sur un mode infernal
Chante l’hymne de gloire au sombre dieu du mal.
Mais que sert de lutter contre sa destinée ?
Que peut contre le sort la raison mutinée ?
Elle n’a, comme l’œil, qu’un étroit horizon.
Ne porte pas plus loin tes yeux ni ta raison :
Hors de là, tout nous fuit, tout s’éteint, tout s’efface ;
Dans ce cercle borné Dieu t’a marqué ta place.
Comment ? Pourquoi ? Qui sait ? De ses puissantes mains
Il a laissé tomber le monde et les humains,
Comme il a dans nos champs répandu la poussière,
Ou semé dans les airs la nuit et la lumière ;
Il le sait, il suffit : l’univers est à lui,
Et nous n’avons à nous que le jour d’aujourd’hui.
Notre crime est d’être homme et de vouloir connaître :
Ignorer et servir, c’est la loi de notre être.
Byron, ce mot est dur : longtemps j’en ai douté ;
Mais pourquoi reculer devant la vérité ?
Ton titre devant Dieu, c’est d’être son ouvrage,
De sentir, d’adorer ton divin esclavage ;
Dans l’ordre universel, faible atome emporté,
D’unir à ses desseins ta libre volonté,
D’avoir été conçu par son intelligence ;
De le glorifier par ta seule existence,
Voilà, voilà ton sort. Ah ! loin de l’accuser,
Baise plutôt le joug que tu voulais briser,
Descends du rang des dieux qu’usurpait ton audace,
Tout est bien, tout est bon, tout est grand à sa place ;
Aux regards de celui qui fit l’immensité
L’insecte vaut un monde : ils ont autant coûté. »

C’était bien là une inspiration byronienne. M. de Lamartine, classique encore par la forme régulière du vers, s’enthousiasmait pour cette musique nouvelle, pour ces accords déchirants qui sortaient d’une âme puissante et blessée, comme les clameurs de Laocoon, pour cette poésie du désespoir qui osait s’attaquer à toutes les conventions sociales et religieuses. Seulement, il en avait peur, et lui, le doux poète catholique, tout en comprenant qu’il y avait là une âme égarée, sans doute, mais une grande âme pleine de sympathie et d’humanité, il lui tendait la main au-dessus de l’abîme et tentait de la sauver au moyen d’honnêtes paroles qui, sur sa lyre sonore, s’élevaient jusqu’aux plus larges accords de l’hymne chrétienne :

Mais silence, ô ma lyre ! et toi, qui dans tes mains
Tiens le cœur palpitant des sensibles humains,
Byron, viens en tirer des torrents d’harmonie :
C’est pour la vérité que Dieu fit le génie.
Jette un cri vers le ciel, ô chantre des enfers,
Le ciel même aux damnés enviera tes concerts.
Peut-être qu’à ta voix, de la vivante flamme
Un rayon descendra dans l’ombre de ton âme,
Peut-être que ton cœur, ému de saints transports,
S’apaisera soi-même à tes propres accords,
Et qu’un éclair d’en haut perçant ta nuit profonde,
Tu verseras sur nous la clarté qui t’inonde.
Ah ! si jamais ton luth, amolli par tes pleurs,
Soupirait sous tes doigts l’hymne de tes douleurs,
Ou si, du sein profond des ombres éternelles,
Comme un ange tombé tu secouais tes ailes,
Et prenant vers le jour un lumineux essor,
Parmi les chœurs sacrés tu t’essayais encor ;
Jamais, jamais l’écho de la céleste voûte,
Jamais ces harpes d’or que Dieu lui-même écoute,
Jamais des séraphins les chœurs mélodieux
De plus divins accords n’auraient ravi les cieux !
Courage ! enfant déchu d’une race divine,
Tu portes sur ton front ta superbe origine !
Tout homme en te voyant, reconnaît dans tes yeux
Un rayon éclipsé de la splendeur des cieux !
Roi des chants immortels, reconnais-toi toi-même !
Laisse aux fils de la nuit le doute et le blasphème ;
Dédaigne un faux encens qu’on t’offre de si bas :
La gloire ne peut être où la vertu n’est pas.
Viens reprendre ton rang dans ta splendeur première,
Parmi ces purs enfants de gloire et de lumière,
Que d’un souffle choisi Dieu voulut animer,
Et qu’il fit pour chanter, pour croire et pour aimer !

Ainsi, ce qui avait frappé M. de Lamartine dans la voix de Byron, c’était la sincérité de l’émotion, l’écho des grandes voix de la nature, l’étrangeté de l’accent, la puissance du timbre, mais le poète chrétien ne suivait pas plus loin le poète sceptique. Du haut de son autel il le regardait tournoyer dans l’abîme et se contentait de prier pour lui. Son orgueil n’était pas moins grand sans doute que celui de son émule, mais il l’avait habitué à « se courber sous le vent des cantiques », comme dit A. de Musset, et non à braver la majesté divine et à se mettre en révolte avec la création et la société. Lamartine resta étranger à ces grandes luttes de l’homme contre l’autorité et la destinée, familières aux poètes d’origine germanique. Il n’y avait rien en lui de Faust, de Childe-Harold, ni de Don Juan ; à peine un pâle éclair de Werther. Et encore ses souffrances poétiques se noient-elles dans une langueur extatique, dans l’antagonisme du néant de l’homme vis-à-vis de la grandeur de Dieu. C’est tout un autre idéal, tout une autre poétique.

C’est pourquoi nous devons considérer Lamartine comme un poète entièrement exempt d’imitation étrangère. Il n’a fait qu’aspirer l’air de son époque pour y découvrir des harmonies nouvelles, et d’un bond il a atteint aux plus hautes sphères du lyrisme. Mais on reconnaît encore chez lui les procédés exclusifs de la poésie française. Le ton de Lamartine est certes tout autre que celui des classiques du siècle de Louis XIV. Il a de plus qu’eux la largeur du vers, la hauteur de l’inspiration, les molles harmonies inconnues à tous les lyriques français qui l’avaient précédé, — si tant est qu’il y ait eu de vrais lyriques en France depuis le xvie  siècle jusqu’au Romantisme, — mais une fois arrivé à ces hauteurs jusqu’alors inexplorées, Lamartine n’en redescendit pas, à la manière de Byron, de Goethe, de Milton ou de Dante. Il y plana comme un aigle, loin des bruits et des réalités de la terre.

À peine daigna-t-il abaisser son vol dans quelques œuvres familières, telles par exemple que le roman-poème de Jocelyn. Mais là encore il ne touche à la réalité qu’en la caressant du bout de l’aile.

C’est ici surtout qu’il se distingue de Victor Hugo, le poète le plus germanique de forme qu’ait jamais produit la littérature française. Sous ce rapport Victor Hugo fut bien plus révolutionnaire, bien plus romantique que Lamartine. Je l’ai dit ailleurs : la grande œuvre du Romantisme fut une question de forme, question immense néanmoins dans un pays d’autorité comme la France. Toucher à la forme littéraire que Voltaire, Rousseau, les Encyclopédistes, la Révolution elle-même avaient respectée, c’était compléter cette dernière, c’était tenter une œuvre aussi importante qu’en politique de toucher à la forme du gouvernement. Nous avons vu avec quelle indignation les critiques de l’Empire combattirent les dogmes du premier romantisme de Mme de Staël, de Benjamin Constant et de Sismondi. On se figure donc quel dut être le scandale à l’apparition de premières productions du génie audacieux et paradoxal de Victor Hugo. Tout en reconnaissant la puissance du nouveau poète on se hâta de jeter l’anathème contre l’école qu’il venait créer. Un critique, A. Dumesnil, s’écriait alors :

« Rien n’est plus aisé sans doute que de tuer la langue d’un peuple, mais ceux-là qui font métier d’en corrompre les sources n’obtiendront jamais, à coup sûr, les honneurs de la langue morte.

« C’est aujourd’hui la mode d’insulter Racine et Boileau, et de confondre dans un commun mépris Delille et Voltaire. Il n’est si petite Muse qui ne leur donne son coup de pied et ne se tourmente à briser leurs autels. On emprunte à Ronsard son inintelligible jargon, et tout doucement nous en revenons aux bégaiements de l’enfance, après avoir parlé deux siècles la langue des hommes. Il a suffi que deux ou trois écrivains se soient égarés dans cette route pour y attirer ensuite la tourbe grimacière des singes, qui pâment au mauvais goût et font jouer à ressort le masque de la tristesse. Ils ont ouï dire que la mélancolie faisait aujourd’hui fortune, et les voilà qui se sont mis aussitôt à hurler sur tous les tons de noires complaintes et de grotesques élégies. Comme tout le monde, cependant, ils sont de fêtes et de banquets ; mais la poétique de l’école veut que dans leurs écrits ils pleurent et jettent des cris lamentables. Leur principale affaire est de se peindre aux regards du public ; de nous conter leurs petits secrets ; de nous faire entendre surtout qu’ils sont chargés d’ennuis ; que la pâleur règne sur leur front et le désespoir dans leur âme. Ils ont tous de grands sourcils noirs et des yeux baignés de larmes, qu’ils n’osent guère ouvrir qu’à la chute du jour pour contempler des ruines et des tombeaux. Ils sourient à la lune qui se voile d’un nuage ; ils sourient au léger fantôme qui se glisse derrière la vieille chapelle ; ils habitent les noirs donjons et les gothiques tourelles avec les spectres et les diables, compagnons obligés de tout bon romantique. Pour faire ses preuves, il faut en mettre à la fête, au bal et au banquet ; il faut que tous vos vers sentent l’odeur de la tombe, même les couplets de noces et de baptêmes.

« Or, qui prend l’engagement de nous épouvanter toujours, finit bientôt par nous faire rire à ses dépens : l’écueil du romantisme, c’est le ridicule. Mais le ridicule n’atteindra jamais Hugo, poète aux chants bizarres, il est vrai, mais toujours poète et quelquefois sublime. On ne se rit point de ces génies audacieux, dont la mission, comme celle d’Attila, est de tout renverser et de tout détruire. Ainsi nous apparaît Hugo, plein de son œuvre, fier et habile destructeur, immolant sans pitié les nobles Muses de la Seine au délire sauvage de sa Muse en courroux. »

En effet, plus semblable aux poètes germaniques que Lamartine, V. Hugo ajoutait aux révoltes de la forme, les révoltes de la pensée. Ce n’était pas encore la profondeur de Byron ou de Goethe. Les problèmes humains ne se posaient pas devant lui avec le même fatalisme, disons-le franchement : avec le même sérieux. V. Hugo n’était pas précisément tourmenté par des doutes philosophiques. Mais il y avait en lui un besoin impérieux de renverser tout ce qui se présentait à lui dans le domaine des idées, de révolutionner la littérature et la poésie, d’établir son empire sur un tas de ruines, et de substituer à ce qu’il démolissait tout un monde d’images produit par une imagination d’une grande puissance plastique, et d’un éclat de couleur dont aucun poète français n’avait jusqu’alors donné l’idée. Je ne signerais pas les lignes qui suivent, mais elles sont curieuses parce qu’elles émanent d’un des imitateurs les plus habiles de V. Hugo, et qu’elles expriment très finement ce que les disciples du grand lyrique français découvraient dans l’art plastique du maître. C’est le poète Baudelaire qui parle :

« Victor Hugo était, dès le principe, l’homme le mieux doué, le plus visiblement élu pour exprimer par la poésie ce que j’appellerai le mystère de la vie. La nature qui pose devant nous, de quelque côté que nous nous tournions, et qui nous enveloppe comme un mystère, se présente sous plusieurs états simultanés dont chacun, selon qu’il est plus intelligible, plus sensible pour nous, se reflète plus vivement dans nos esprits : forme, attitude et mouvement, lumière et couleur, son et harmonie. La musique des vers de V. Hugo s’adapte aux profondes harmonies de la nature ; sculpteur, il découpe dans ses strophes la forme inoubliable des choses ; peintre, il les illumine de leur couleur propre. Et, comme si elles venaient directement de la nature, les trois impressions pénètrent simultanément le cerveau du lecteur. De cette triple impression résulte la morale des choses. (?) Aucun artiste n’est plus universel que lui, plus apte à se mettre en contact avec les forces de la vie universelle, plus disposé à prendre sans cesse un bain de nature. Non seulement il exprime nettement, il traduit littéralement la lettre nette et claire ; mais il exprime, avec l’obscurité indispensable, ce qui est obscur et confusément révélé. Ses œuvres abondent en traits extraordinaires de ce genre, que nous pourrions appeler des tours de force, si nous ne savions pas qu’ils lui sont essentiellement naturels. »

M. Baudelaire veut-il dire que Victor Hugo excelle dans la perspective aérienne, dans l’art de placer chaque objet à son plan ? Ut pictura poesis !

Laissons-le continuer : « Le vers de Victor Hugo sait traduire pour l’âme humaine non-seulement les plaisirs les plus directs qu’elle tire de la nature visible, mais aussi les sensations les plus fugitives, les plus compliquées, les plus morales (je dis exprès sensations morales) qui nous sont transmises par l’être visible, par la nature inanimée ou dite inanimée ; non-seulement la figure d’un être extérieur à l’homme, végétal ou minéral, mais aussi sa physionomie, son regard, sa tristesse, sa douceur, sa joie éclatante, sa haine répulsive, son enchantement ou son horreur ; enfin, en d’autres termes, tout ce qu’il y a d’humain dans n’importe quoi, et aussi tout ce qu’il y a de divin, de sacré ou de diabolique. »

Ces lignes écrites d’hier auraient pu l’être aux débuts de romantisme de Victor Hugo, tant elles expriment tout ce qu’on découvrait alors dans le kaléidoscope du maître. Si pendant les deux siècles classiques la nature avait été trop négligée par les poètes français, certes elle reprenait là une éclatante revanche. Par la forme, la couleur et le son, elle en venait à exprimer, dans | les vers du poète romantique, ce que M. Baudelaire j’appelle la morale des choses ! On comprend qu’alors cette espèce de panthéisme au moyen duquel Victor Hugo prêtait aux objets naturels une physionomie et presqu’une âme parût comme une révélation nouvelle, très semblable à la superstition des Hindous. Mais aujourd’hui que nous avons pénétré le procédé du poète, nous nous contentons d’admirer son génie plastique, sans accorder à ses hallucinations fantastiques d’autre valeur qu’une valeur pittoresque. Victor Hugo est un grand peintre en poésie et c’est là précisément son grand talent et son grand défaut. À force de vouloir peindre et d’accuser le relief par l’opposition de l’ombre et de la lumière, il n’a que trop souvent sacrifié la vérité à l’effet, la pensée à la couleur, les demi-teintes de la perspective aux premiers plans, et la clarté de l’idée simple et naturelle à l’obscurité cherchée, et indispensable, comme l’appelle son disciple.

Mais comme son but était avant tout de réformer la poésie, on doit lui pardonner de s’être particulièrement attaché aux côtés extérieurs. C’était d’ailleurs son intention clairement exprimée. « L’ode française, dit-il dans la préface de 1822 des Odes et Ballades, généralement accusée de froideur et de monotonie, paraissait peu propre à retracer ce que les trente dernières années de notre histoire présentent de touchant et de terrible, de sombre et d’éclatant, de monstrueux et de merveilleux. L’auteur de ce recueil, en réfléchissant sur cet obstacle, a cru découvrir que cette froideur n’était point dans l’essence de l’Ode, mais seulement dans la forme que lui ont jusqu’ici donnée les poètes lyriques. Il lui a semblé que la cause de cette monotonie était dans l’abus des apostrophes, des exclamations, des prosopopées, et autres figures véhémentes que l’on prodiguait dans l’Ode ; moyens de chaleur qui glacent lorsqu’ils sont trop multipliés, et étourdissent au lieu d’émouvoir. Il a donc pensé que, si l’on plaçait le mouvement de l’Ode dans les idées plutôt que dans les mots, si de plus on en asseyait la composition sur une idée fondamentale quelconque qui fût appropriée au sujet, et dont le développement s’appuyât dans toutes les parties sur le développement de l’évènement qu’elle raconterait ; en substituant aux couleurs usées et fausses de la mythologie païenne les couleurs neuves et vraies de la théogonie chrétienne, on pourrait jeter dans l’Ode quelque chose de l’intérêt du drame, et lui faire parler en outre ce langage austère, consolant et religieux, dont a besoin une vieille société qui sort encore toute chancelante des saturnales de l’athéisme et de l’anarchie. »

Victor Hugo a suivi ce programme le mieux possible. Seulement au lieu de substituer toujours des idées à des mots, son action s’est souvent bornée à substituer des mots nouveaux à des mots anciens. Mais n’importe ! il enrichissait la langue, et il lui donnait surtout la vertu qui lui avait manqué depuis deux siècles, la vertu des langues germaniques : l’audace. Inspiré par Shakespeare et les poètes allemands, il ne craignit pas de mêler dans ses vers les expressions les plus diverses, il ne crut pas déshonorer la Muse en lui faisant parler quelque fois le langage un peu trop cru de la vérité. Préoccupé avant tout du naturel de l’expression, il ne recula pas devant les tours familiers, les images risquées, les disharmonies de style. Son lyrisme plein d’entraînement et de fougue emportait tout avec lui et faisait tout oublier. S’il était moins pur que celui de Lamartine, le lyrisme de Victor Hugo montait plus haut, et redescendait plus bas ; il procédait par bonds, par élans pleins de chaleur et de verve, il était moins suave, moins éthéré, mais bien plus humain. Réaliste dès le début, au milieu des plus hauts élancements lyriques, V. Hugo découpait la forme des choses avec un relief puissant et parfois d’une grande beauté plastique. Chez lui la langue française atteignit souvent à l’énergie d’expression des langues germaniques.

L’influence des idées allemandes était en effet, chez lui dominante. Le poète se sentait attiré du côté du Rhin par les souvenirs du moyen âge qui convenaient à ses opinions d’abord légitimistes. Il s’écriait dans son livre sur le Rhin :

« Que reste-t-il donc de tout ce vieux monde ? Qu’est-ce qui est encore debout en Europe ? — Deux nations seulement : la France et l’Allemagne.

« Eh bien, cela pourrait suffire. La France et l’Allemagne sont essentiellement l’Europe. L’Allemagne est le cœur, la France est la tête. L’Allemagne et la France sont essentiellement la civilisation. L’Allemagne sent, la France pense. Le sentiment et la pensée, c’est tout l’homme civilisé. »

Quelle que soit la part faite à l’une et à l’autre des deux nations dans cette distribution des facultés de l’homme civilisé, et quoiqu’il semble que le contraire du mot de Victor Hugo serait bien plus vrai, ces paroles prouvent du moins combien le chef du Romantisme s’était profondément plongé dans le sentiment du génie germanique. Depuis Han d’Islande jusqu’au livre sur le Rhin, depuis Cromwell jusqu’aux Burgraves on retrouve cette préoccupation qui du reste convenait à Victor Hugo plus qu’à tout autre poète français, parce qu’elle lui permettait de déployer avec plus d’éclat que de goût, plus de prodigalité que de choix, plus de liberté que de mesure, son talent puissant de coloriste.

Le monde germanique lui fournissait en outre tout une mythologie nouvelle. Dans ses Ballades, les sylphes, les lutins, les géants, les fées, les djinns, voltigent au milieu du monde chevaleresque du moyen âge, avec les draperies, les armures, toute la garde-robe et tout l’arsenal de l’époque. À la tête de ses bataillons fantastiques, il avait déclaré la guerre aux anciens dieux. Dans la pièce de Trilby, le lutin d’Argail, adressée à Nodier, V. Hugo dit, parlant au lutin :

N’erre pas à l’aventure !
Car on en veut aux Trilbys.
Crains les maux et la torture
Que mon doux sylphe a subis.
S’ils te prenaient, quelle gloire !
Ils souilleraient d’encre noire,
Hélas ! ton manteau de moire
Ton aigrette de rubis !

Ou pour danser avec Faune,
Contraignant tes pas tremblants,
Leurs satyres au pied jaune,
Leurs vieux Sylvains pétulants
Joindraient tes mains enchaînées
Aux vieilles mains décharnées
De leurs Naïades fanées,
Mortes depuis deux mille ans !

Dans les Orientales, les Feuilles d’Automne, les Chants du Crépuscule, les Voix intérieures, les Rayons et les Ombres il est poursuivi, çà et là, par des réminiscences ou plutôt par des aspirations germaniques, car il ne connut l’Allemagne que plus tard, et l’on put retrouver alors dans la Légende des siècles la forte empreinte de son passage au pays qu’il avait si longtemps rêvé. Son amour pour la nature comme son respect pour la vieillesse, son culte de la famille comme le charme avec lequel il parle des enfants, sont des traits tout germaniques qui le distinguent de la plupart des autres poètes français. Ne sent-on pas vibrer la douce et chaste lyre allemande, en relisant la xixe  pièce des Feuilles d’Automne ?

Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille
Applaudit à grands cris ; son doux regard qui brille
          Fait briller tous les yeux,
Et les plus tristes fronts, les plus souillés peut-être,
Se dérident soudain à voir l’enfant paraître,
          Innocent et joyeux.

Soit que Juin ait verdi mon seuil, ou que Novembre
Fasse autour d’un grand feu vacillant dans la chambre
          Les chaises se toucher,
Quand l’enfant vient, la joie arrive et nous éclaire.
On rit, on se récrie, on l’appelle, et sa mère
          Tremble à le voir marcher.

Quelquefois nous parlons, en remuant la flamme,
De patrie et de Dieu, des poètes, de l’âme
          Qui s’élève en priant ;
L’enfant paraît, adieu le ciel et la patrie
Et les poètes saints ! la grave causerie
          S’arrête en souriant.

La nuit, quand l’homme dort, quand l’esprit rêve, à l’heure
Où l’on entend gémir, comme une voix qui pleure,
          L’onde entre les roseaux,
Si l’aube tout à coup là-bas luit comme un phare
Sa clarté dans les champs éveille une fanfare
          De cloches et d’oiseaux !

Enfant, vous êtes l’aube et mon âme est la plaine
Qui des plus douces fleurs embaume son haleine,
          Quand vous la respirez ;
Mon âme est la forêt dont les sombres ramures
S’emplissent pour vous seul de suaves murmures
          Et de rayons dorés !

Car vos beaux yeux sont pleins de douceurs infinies ;
Car vos petites mains, joyeuses et bénies,
          N’ont point mal fait encor ;
Jamais vos jeunes pas n’ont touché notre fange ;
Tête sacrée ! enfant aux cheveux blonds ! bel ange
          À l’auréole d’or !

Vous êtes parmi nous la colombe de l’arche.
Vos pieds tendres et purs n’ont point l’âge où l’on marche ;
          Vos ailes sont d’azur.
Sans le comprendre encor, vous regardez le monde,
Double virginité ! corps où rien n’est immonde,
          Âme où rien n’est impur !

Il est si beau, l’enfant, avec son doux sourire,
Sa douce bonne foi, sa voix qui veut tout dire,
          Ses pleurs vite apaisés,
Laissant errer sa vue étonnée et ravie,
Offrant de toutes parts sa jeune âme à la vie
          Et sa bouche aux baisers.

Seigneur ! préservez-moi, préservez ceux que j’aime,
Frères, parents, amis, et mes ennemis même
          Dans le mal triomphants,
De jamais voir, Seigneur ! l’été sans fleurs nouvelles,
La cage sans oiseaux, la ruche sans abeilles,
          La maison sans enfants !

Malgré cette espèce d’affinité que Victor Hugo semble manifester pour l’élément germanique, il est étrange qu’il soit si peu goûté en Allemagne, et que la nation la mieux faite pour le comprendre le connaisse si mal et lui rende si peu justice. M. Julian Schmidt dans son Histoire de la Littérature française, livre intéressant, mais fort discutable, surtout dans le groupement des auteurs, apprécie Victor Hugo de la manière la moins sympathique, et par conséquent la moins allemande. Un négociant de Manchester, ou un bourgeois du Marais pourrait signer les lignes suivantes : « Sa période florissante fut courte et dans le même temps il dépensa tout son talent dramatique. La raison de cette rapide décadence, est que dans ses poésies il n’accorda aucune place à la pensée. Comme tous les jeunes poètes qui ont, au début de leur carrière, remporté de nombreux prix académiques, il possédait une grande facilité pour exprimer en vers des lieux communs, et en même temps une rare fécondité d’imagination. Mais comme il dédaigna de donner par la méditation sérieuse un fond réel à ce talent, comme il s’en tint spécialement à l’étude de la partie technique, l’artifice se substitua chez lui à l’art. On ne peut se figurer un poète de génie sans une puissante imagination, mais il sait la maîtriser, et la soumettre à sa pensée ; chez V. Hugo on ne rencontre jamais une idée essentielle ou pratique, il ne suit dans ses poésies aucun plan artistique, il est en philosophie et en morale sans conviction sérieuse, et au fond sans opinion ; aussi n’a-t-il exercé aucune influence décisive. »

Le manque d’exactitude de cette dernière assertion fait tomber d’elle-même toute la critique de M. J. Schmidt. Nulle influence ne fut au contraire plus décisive, plus profonde et plus durable que celle de Victor Hugo sur la poésie française. Romantiques, fantaisistes, ou réalistes, les poètes d’aujourd’hui ne sont encore à l’heure qu’il est que ses disciples avoués. Il a imprimé à la langue poétique des formes impérissables et lui a ouvert tout un monde nouveau de mots et d’images. — D’un autre côté demander des pensées au poète c’est méconnaître l’essence de la poésie ; c’est demander son secret au Sphinx ou à la nature, c’est vouloir expliquer l’émotion, le frisson, l’extase, les impressions purement esthétiques. Nous savons que c’est, en effet, une des prétentions de la science germanique, de tout expliquer au moyen des divisions et des subdivisions de la scolastique. Tandis que les méridionaux se livrent naïvement aux impressions esthétiques, dans le Nord on écrit des volumes pour expliquer ces impressions. Mais où sont les vrais amants de la beauté ? Sont-ils à Berlin ou à Rome, parmi ceux qui raisonnent ou parmi ceux qui contemplent, parmi les professeurs d’esthétique ou parmi les joueurs de mandoline ?

Le vrai poète est comme ces paysans italiens qui ne sauraient s’asseoir, se coucher ou se tenir debout sans prendre une pose pittoresque. Sa pensée se produit non sous forme d’abstraction ou d’aphorisme, mais toute ornée, et entourée du cadre qui lui convient, parfois noyée dans un brouillard qui la rend gigantesque et vague, comme un mirage, tandis qu’on voudrait semble-t-il, qu’elle fût limitée et sèche comme une déduction philosophique. La contemplation du poète, est comme le tableau du peintre : elle fait penser. Moins le poète raisonne, plus il sent, plus il peint, plus il est plastique et essentiel. Dans ses poésies descriptives Victor Hugo n’affirme pas. Il regarde, il observe, il décrit, il groupe les images, il cherche à rendre par la chaleur de l’expression la couleur de la nature, et sa solution est un grand « peut-être ? » auquel les professeurs et les critiques sont libres de répondre par des volumes.

Voici une des pièces de V. Hugo qui montrent le mieux la nature de sa méditation. C’est un morceau tiré des Voix intérieures :

La vache.
Devant la blanche ferme où parfois, vers midi,
Un vieillard vient s’asseoir sur le seuil attiédi,
Où cent poules gaîment mêlent leurs crêtes rouges,
Où, gardiens du sommeil, les dogues dans leurs bouges
Écoutent les chansons du gardien du réveil,
Du beau coq vernissé qui reluit au soleil,
Une vache était là, tout à l’heure arrêtée,
Superbe, énorme, rousse et de blanc tachetée,
Douce comme une biche avec ses jeunes faons,
Elle avait sous le ventre un beau groupe d’enfants,
D’enfants aux dents de marbre, aux cheveux en broussailles,
Frais et plus charbonnés que de vieilles murailles,
Qui, bruyants, tous ensemble, à grands cris appelant
D’autres qui, tout petits, se hâtaient en tremblant,
Dérobant sans pitié quelque laitière absente,
Sous leur bouche joyeuse et peut-être blessante,
Et sous leurs doigts pressant le lait par mille trous,
Tiraient le pis fécond de la mère au poil roux.
Elle, bonne et puissante, et de son trésor pleine,
Sous leurs mains par moments faisant frémir à peine
Son beau flanc plus ombré qu’un flanc de léopard,
Distraite, regardait vaguement quelque part.

    Ainsi, Nature, abri de toute créature !
Ô mère universelle ! indulgente Nature !
Ainsi, tous à la fois, mystiques et charnels,
Cherchant l’ombre et le lait sous tes flancs éternels,
Nous sommes là savants, poètes, pêle-mêle,
Pendus de toutes parts à ta forte mamelle !
Et tandis qu’affamés, avec des cris vainqueurs,
À tes sources sans fin désaltérant nos cœurs,
Pour en faire plus tard notre sang et notre âme,
Nous aspirons à flots ta lumière et ta flamme,
Les feuillages, les monts, les prés verts, le ciel bleu,
Toi, sans te déranger, tu rêves à ton Dieu !

Dans ses Odes, dans quelques pièces célèbres telle que celle intitulée Fantômes :

Hélas ! que j’en ai vu mourir de jeunes filles !…

dans l’admirable pièce de Napoléon II qui d’un bout à l’autre est un chef-d’œuvre de sentiment, de mouvement lyrique et de splendeur poétique, où l’on trouve de ces vers :

Il cria tout joyeux avec un air sublime
— L’avenir ! l’avenir ! l’avenir est à moi !
……………………………………………
Non, l’avenir n’est à personne !
Sire ! l’avenir est à Dieu !
À chaque fois que l’heure sonne
Tout ici-bas nous dit adieu.
L’avenir ! l’avenir ! mystère !
Toutes les choses de la terre,
Gloire, fortune militaire,
Couronne éclatante des rois,
Victoire aux ailes embrasées,
Ambitions réalisées,
Ne sont jamais sur nous posées,
Que comme l’oiseau sur nos toits !

dans l’élégie enivrante qui a pour titre la Tristesse d’Olympio :

— Les champs n’étaient point noirs, les cieux n’étaient point mornes
Non, le jour rayonnait dans un azur sans bornes
            Sur la terre étendu ;
L’air était plein d’encens et les prés de verdures
Quand il revit ces lieux où par tant de blessures
            Son cœur s’est répandu !
………………………………………………………………………
Il chercha le jardin, la maison isolée,
La grille d’où l’œil plonge en une oblique allée,
            Les vergers en talus.
Pâle, il marchait. — Au bruit de son pas grave et sombre
Il voyait à chaque arbre, hélas ! se dresser l’ombre
            Des jours qui ne sont plus !
………………………………………………………………………
Que peu de temps suffit pour changer toutes choses !
Nature au front serein, comme vous oubliez !
Et comme vous brisez dans vos métamorphoses
Les fils mystérieux où nous cœurs sont liés !
………………………………………………………………………
N’existons-nous donc plus ? avons-nous eu notre heure ?
Rien ne la rendra-t-il à nos cris superflus ?
L’air joue avec la branche au moment où je pleure ;
Ma maison me regarde et ne me connaît plus.

partout, en un mot, où Victor Hugo, entraîné par un sentiment profond et vrai, répand avec le lyrisme le plus élevé, les effusions de l’âme auxquelles son imagination donne une expression si poignante et si pure, il échappe à la critique, il plane au-dessus des philosophes et des penseurs à des hauteurs que peu de poètes, même de poètes germaniques, ont atteintes.

Mais il est inégal, et souvent, il est vrai, il donne raison à des critiques analogues à celle de M. Julian Schmidt. Rien même n’est plus facile que de trouver le talon d’Achille de ce poète excessif qui semble abuser à plaisir des richesses de son imagination. La vraie critique devrait tenir compte des beautés comme des défauts, se montrer initiée au langage mystérieux des poètes, et applaudir à leurs élans plutôt qu’à leurs chûtes. Alors seulement elle deviendrait féconde. Un critique qui n’est que critique est semblable à ces laides vieilles filles implacables pour les fautes des jolies femmes, par la bonne raison qu’elles n’ont jamais eu comme elles l’occasion de pécher.

Quoiqu’en dise M. Julian Schmidt, Victor Hugo a fait école, et son influence subsiste encore. Seulement comme son originalité consistait essentiellement dans la forme, son style devint un véritable procédé, facile à imiter et qui ne tarda pas à être exagéré jusqu’à l’absurde.

Un excentrique, Claude Tillier, avait dit de la poésie : « C’est la prose devenue folle. » Cette piquante définition qui ne pourrait s’appliquer ni à Lamartine, ni à Victor Hugo, ni à aucun véritable poète, caractériserait assez bien le procédé de quelques-uns des imitateurs de ce dernier, qui semblaient croire qu’il suffisait de travestir leurs maigres conceptions en costume romantique pour égaler le talent du maître. Rien n’était d’ailleurs plus commode. Victor Hugo avait monté toute une garde-robe admirablement assortie, à laquelle il suffisait de recourir. On y trouvait pour chaque situation le décor correspondant, la couleur locale, les phrases toutes faites, les expressions originales, les mots à effet, les rimes obligées. Après quoi on n’avait plus qu’à laisser aller la plume, en notant pêle-mêle tout ce qui se présentait à la pensée : les idées immenses et les idées familières, les grands mots de la religion et de la philosophie et les saugrenuités de l’estaminet. Comme le but était de produire l’étonnement, on multipliait les énumérations d’objets et d’images, à la manière du maître, en ayant bien soin de placer les unes à côté des autres les couleurs les plus criardes, les objets les plus disparates. Pour produire un effet piquant et original, on recherchait l’impropriété des expressions, en employant au pluriel un mot qui n’était usité qu’au singulier, en créant un verbe ou un adjectif nouveau, en transportant dans le langage poétique le vocabulaire technique de la peinture, de la sculpture, de la musique ou d’autres arts. On n’écrivit plus, on sculpta une ode, on cisela un sonnet, on brossa une description poétique, on estompa une élégie, et l’on dicta des strophes intitulées Préludes, Valses, Symphonies ou Guitares. Tout cela était écrit dans un style à facettes, reproduisant dans ses mille reflets, avec un désordre calculé, tous les termes exubérants de l’école. Ce fut alors que M. Théophile Gautier, l’un des plus habiles joailliers de la poésie romantique, l’auteur des Émaux et Camées, put dire : « La pensée est le pis-aller d’un poète aux abois. »

Cette période qu’on a appelée la période fantaisiste et qu’on nous permettra de désigner, par analogie avec l’histoire de l’architecture, sous le nom de romantisme flamboyant, ne se rattache pas assez directement à notre sujet pour nous arrêter longtemps. Nous rappellerons seulement que Edgar Quinet, malgré sa valeur sérieuse dans le domaine philosophique, se montra dans ses poèmes, Ahasvérus, Napoléon, Prométhée, un des partisans les plus exagérés du style à la mode. Théophile Gautier, que nous avons déjà nommé, poussa le plus loin possible la recherche de la forme plastique et de la couleur, mais il faut reconnaître qu’il y mit un soin tout littéraire et que chez lui cette manière d’écrire n’est point affectée mais tout à fait dans la nature de sa brillante imagination. Gérard de Nerval y mit plus de sobriété, et l’on peut citer entre autres sa traduction du Roi de Thulé comme l’une des mieux réussies :

Le Roi de Thulé.

Il était un roi de Thulé,
À qui son amante fidèle
Légua, comme souvenir d’elle,
Une coupe d’or ciselé.

C’était un trésor plein de charmes
Où son amour se conservait :
À chaque fois qu’il y buvait
Ses yeux se remplissaient de larmes.

Voyant ses derniers jours venir,
Il divisa son héritage,
Mais il excepta du partage
La coupe, son cher souvenir.

Il fit à la table royale
Asseoir les barons dans sa tour ;
Debout et rangée à l’entour,
Brillait sa noblesse loyale.

Sous le balcon grondait la mer.
Le vieux roi se lève en silence,
Il boit, frissonne, et sa main lance
La coupe d’or au flot amer !

Il la vit tourner dans l’eau noire,
La vague en s’ouvrant fit un pli,
Le roi pencha son front pâli…
Jamais on ne le vit plus boire.

M. Arsène Houssaye fut, à côté de Th. Gautier, le plus élégant des fantaisistes. M. Monselet publia un volume de chansons bachiques dans le rythme des Lieder allemands, qu’il intitula Les Vignes du Seigneur. M. Boulmier tenta de transporter en français la prosodie allemande, en faisant des vers sans rime. On devine que ce fut sans succès. D’ailleurs qu’on me permette à ce propos de douter qu’en allemand même on ait parfaitement réussi à imiter l’hexamètre grec ou les autres formes de la poésie métrique. Les Allemands l’assurent. Pour ma part j’ai beau relire Hermann et Dorothée, le meilleur modèle de ce genre de versification, c’est en vain que j’y cherche une harmonie analogue à celle des hexamètres d’Homère ou de Virgile. La langue allemande me paraît trop sourde, trop chargée de consonnes, trop dépourvue de voyelles sonores, pour se prêter aux mêmes formes que les langues méridionales. La difficulté n’est vaincue que grammaticalement, pour ainsi dire, puisqu’on peut reproduire en allemand la même série de syllabes longues ou brèves qu’en latin ou en grec ; mais où est l’harmonie, où est la musique du vers ? Peut-on imiter sur le tambour les sons éclatants de la trompette ?

Un poète suisse, Étienne Eggis, seconda pendant quelque temps de sa sève étrangère les innovations des romantiques flamboyants. On lui attribue la création des mots : ensoleillé, et enténébré, termes, qui ont fait fortune. Dans son Voyage au Pays du Cœur on lisait sous le titre de : Impressions d’ivresse d’un poète allemand une ode à la bière qui commençait ainsi :

Ô la bière,
Vaste bière,
Où le cœur
Dort vainqueur, etc.

Comme correctif, citons de lui les vers suivants qui rappellent la grande manière de Victor Hugo :

Beaux comme ces héros que l’on voit dans les rêves,
Deux vieillards au grand front, sous le ciel pâle et bleu,
L’un vers l’autre penché, causaient au bord des grèves.
L’un c’était l’Océan et l’autre c’était Dieu.

Des poètes modernes tels que MM. Bouilhet, Baudelaire, de Banville, sont restés fidèles à la manière du maître, ce qui ne les empêche pas d’avoir chacun un talent fort différent. En se perfectionnant, le vers romantique est devenu plus souple, et l’exagération s’efface à mesure qu’on s’éloigne des jours de la lutte. Hélas ! les poètes chevelus ont perdu une grande partie de leur crinière, s’ils ne sont pas devenus tout à fait chauves !

Sans parler de Béranger, esprit juste mais exclusivement français, qui, dans un sentier étroit, côtoya les romantiques sans partager leurs enthousiasmes, leurs divagations et même leurs innovations de forme, et qui s’écriait :

Redoutons l’anglomanie,
Elle a gâté tout.
N’allons pas en Germanie
Chercher les règles du goût !

il y eut à cette époque un autre poète qui sut se placer à côté des maîtres en se traçant une route originale ; ce fut Alfred de Musset.

Romantique comme les autres, on put croire, à ses débuts, qu’il prendrait place à côté d’Émile Deschamps, par ses Contes d’Espagne et d’Italie, ou à la suite d’André Chénier dont ses vers rappelaient la grâce entraînante et légère. Et cependant, quoiqu’en dise le Médecin Tant-Pis de la critique allemande, M. Julian Schmidt, qui prétend qu’après les Contes d’Espagne et d’Italie, Alfred de Musset ne fit plus rien d’important, ce fut au contraire à dater de la publication de ces premiers essais entachés d’imitation, qu’il s’éleva à une haute originalité et devint un des premiers lyriques de notre époque. C’est de lui qu’on peut dire, plus encore que de Lamartine et de Victor Hugo, et autant que de Sainte-Beuve, qu’il fut atteint de la maladie du siècle. D’abord il eut l’air de la braver et il s’écria avec l’audacieuse présomption de la jeunesse :

Amour, fléau du monde, exécrable folie,
Toi qu’un lien si frêle à la volupté lie,
Quand par tant d’autres nœuds tu tiens à la douleur,
Si jamais par les yeux d’une femme sans cœur
Tu peux m’entrer au ventre et m’empoisonner l’âme,
Ainsi que d’une plaie on arrache une lame,
Plutôt que comme un lâche on me voie en souffrir,
Je t’en arracherai quand j’en devrais mourir.

Mais il eut beau faire, l’amour vint, et il en souffrit plus qu’aucun autre, car il en mourut.

Une fois qu’il eût jeté au vent sa première verve cavalière et rêveuse, Alfred de Musset comprit qu’il valait encore mieux rêver que de vivre dans la réalité :

Oui, dormir ? et rêver ? Ah ! que la vie est belle
Quand un rêve divin fait sur sa nudité
Pleuvoir les rayons d’or de son prisme enchanté
Frais comme la rosée et fils du ciel comme elle !
Jeune oiseau de la nuit, qui, sans mouiller son aile,
Voltige sur les mers de la réalité.

Ah ! si la rêverie était toujours possible
Et si le somnambule en étendant la main,
Ne trouvait pas toujours la nature insensible
Qui lui heurte le front contre un pilier d’airain !
Si l’on pouvait se faire une armure insensible !
Si l’on rassasiait l’amour comme la faim !

Plus d’une note douloureuse commença alors à résonner sur cette guitare sur laquelle jusqu’alors le poète avait chanté avec tant de verve la marquesa d’Amaegui, Pepa, Deidamia, Mona Belcolore, la Camargo, Ninon et Ninette, et cette Juana à laquelle il disait :

Quand un cœur vous a contenue,
Juana, la place est devenue
Trop vaste pour un autre amour.

Déjà, avant que Rolla eût paru, on avait crié à l’imitation de Byron. Le poète avait répondu :

Byron, me direz-vous, m’a servi de modèle ;

Vous ne savez donc pas qu’il imitait Pulci.

Et ailleurs :

Je ne fais pas grand cas pour moi, de la critique.
Toute mouche qu’elle est, c’est rare qu’elle pique.
On m’a dit l’an passé que j’imitais Byron :
Vous qui me connaissez, vous savez bien que non.
Je hais comme la mort l’état de plagiaire ;
Mon verre n’est pas grand, mais je bois dans mon verre.

Le poème de Rolla, c’était le premier grand cri de douleur de ce poète ardent et désenchanté, avide d’amour et sans croyance. Rolla est un Don Juan à la française, jeune homme qui s’est ruiné dans la débauche et qui veut se tuer dans une dernière nuit de plaisir. Le poète compare son héros à Faust :

Ô Faust ! n’étais-tu pas prêt à quitter la terre
Dans cette nuit d’angoisse où l’archange déchu,
Sous son manteau de feu, comme une ombre légère,
T’emporta dans l’espace à ses pieds suspendu ?
N’avais-tu pas crié ton dernier anathème,
Et, quand tu tressaillis au bruit des chants sacrés,
N’avais-tu pas frappé, dans ton dernier blasphème,
Ton front sexagénaire à tes murs délabrés ?
Oui, le poison tremblait sur ta lèvre livide ;
La Mort, qui t’escortait dans tes œuvres sans nom,
Avait à tes côtés descendu jusqu’au fond
La spirale sans fin de ton long suicide ;
Et, trop vieux pour s’ouvrir, ton cœur s’était brisé
Comme un roc en hiver, par la froidure usé.
Ton heure était venue, athée à barbe grise ;
L’arbre de ta science était déraciné.
L’ange exterminateur te vit avec surprise
Faire jaillir encor, pour te vendre au Damné,
Une goutte de sang de ton bras décharné.
Oh ! sur quel océan, sur quelle grotte obscure,
Sur quel bois d’aloès et de frais oliviers,
Sur quelle neige intacte au sommet des glaciers,
Souffle-t-il à l’aurore une brise aussi pure,
Un vent d’est aussi plein des larmes du printemps,
Que celui qui passa sur ta tête blanchie,
Quand le Ciel te donna de ressaisir la vie
Au manteau virginal d’un enfant de quinze ans !

Quinze ans ! — Ô Roméo ! l’âge de Juliette !
L’âge où vous vous aimiez ! où le vent du matin,
Sur l’échelle de soie, au chant de l’alouette,
Berçait vos longs baisers et vos adieux sans fin !
Quinze ans ! — l’âge céleste où l’arbre de la vie,
Sous la tiède oasis du désert embaumé,
Baigne ses fruits dorés de myrrhe et d’ambroisie,
Et pour féconder l’air, comme un palmier d’Asie,
N’a qu’à jeter au vent son voile parfumé !

Quelle ravissante poésie ! Quel élan ! quelle grâce ! et en même temps quelle simplicité ! On conçoit que toute la jeune génération s’enflammât pour cette muse de la jeunesse dorée, pour cette fantaisie qui rappelait tout autant l’adorable fantaisie de Shakespeare que les bizarres divagations de Byron. Certes Alfred de Musset ne contribua pas à ramener l’ordre dans cette anarchie des idées que le Romantisme avait fait naître. Son action fut de toutes la moins morale. Sur ses pas les poètes imberbes se mirent à chanter leurs désillusions précoces, leurs « fronts pâlis sous des baisers de femme » et leurs maîtresses plus ou moins espagnoles. Alfred de Musset eut son école, comme Lamartine et Victor Hugo. Elle produisit la sentimentalité du libertinage, idéal qui n’était pas nouveau en France et qu’on retrouve chez les chansonniers ou les romanciers des xviiie et xixe  siècles, mais qui s’élevait pour la première fois jusqu’au grand lyrisme avec Alfred de Musset.

Les imitateurs gâtent tout : chez eux chaque faiblesse du maître devient un vice, sa libre allure du dévergondage, son scepticisme de l’incrédulité. Mais un grand poète qui s’impose comme Alfred de Musset ne trouve une pareille puissance que dans une grande sincérité, dans un sentiment profond. Comment pourrait-on en douter en écoutant ces notes déchirantes de la Nuit de Décembre :

Ce soir encor je t’ai vu m’apparaître.
    C’était par une triste nuit.
L’aile des vents battait à ma fenêtre ;
    J’étais seul, courbé sur mon lit.
J’y regardais une place chérie,
    Tiède encor d’un baiser brûlant,
Et je songeais comme la femme oublie,
Et je sentais un lambeau de ma vie
    Qui se déchirait lentement.

Je rassemblais des lettres de la veille,
    Des cheveux, des débris d’amour.
Tout ce passé me criait à l’oreille
    Ses éternels serments d’un jour.
Je contemplais ces reliques sacrées,
    Qui me faisaient trembler la main
Larmes du cœur, par le cœur dévorées
Et que les yeux qui les avaient pleurées
    Ne reconnaîtront plus demain !
……………………………………………

J’allais poser le sceau de cire noire
    Sur ce fragile et cher trésor.
J’allais le rendre, et n’y pouvant pas croire,
    En pleurant j’en doutais encor.
Ah ! faible femme ! orgueilleuse insensée
    Malgré toi tu t’en souviendras !
Pourquoi, grand Dieu ! mentir à sa pensée ?
Pourquoi ces pleurs, cette gorge oppressée,
    Ces sanglots, si tu n’aimais pas !

Oui tu languis, tu souffres et tu pleures ;
    Mais ta chimère est entre nous.
Eh bien ! adieu, vous compterez les heures
    Qui me sépareront de vous.
Partez, partez, et dans ce cœur de glace
    Emportez l’orgueil satisfait.
Je sens encor le mien jeune et vivace,
Et bien des maux pourront y trouver place
    Sur le mal que vous m’avez fait.

Partez, partez ! la Nature immortelle
    N’a pas tout voulu vous donner.
Ah ! pauvre enfant, qui voulez être belle
    Et ne savez pas pardonner !
Allez, allez, suivez la destinée ;
    Qui vous perd n’a pas tout perdu.
Jetez au vent notre amour consumée ;
Éternel Dieu ! toi que j’ai tant aimée,
    Si tu pars, pourquoi m’aimes-tu ?

On voudrait tout citer quand on en revient à cet enchanteur de nos jeunes années, et on le compare involontairement à un autre grand lyrique de notre âge qui, lui aussi, a séduit toute une génération. Je veux parler de Henri Heine qu’il faut avoir lu dans sa langue pour apprécier pleinement. On prend trop en France Henri Heine pour un railleur paradoxal ou un poète fantaisiste. On ne connaît pas le grand lyrique, qui eut, à la manière d’Alfred de Musset, de ces accents poignants sortis d’une âme pleine de sensibilité en lutte avec un esprit sceptique et une imagination libertine. Ce qui leur fut commun à tous deux ce fut l’esprit dans le lyrisme, la raillerie dans le sentiment. Aussi grand artiste que le poète français, Heine prit place à côté de Goethe et de Uhland, comme Alfred de Musset à côté de Victor Hugo et de Lamartine. Pour la grâce, la facilité, l’harmonie et la simplicité de la forme, on a rarement vu plus de ressemblance entre deux poètes. Nés à peu près à la même époque (Heine en 1800, A. de Musset en 1810) ils entrèrent tous deux dans le Romantisme, en trouble-fêtes, en enfants terribles, pour le bafouer. Tandis qu’Alfred de Musset parodiait Hugo dans sa Ballade à la Lune : |

C’était dans la nuit brune
Sur le clocher jauni
      La lune,
Comme un point sur un i,

Henri Heine faisait des gorges chaudes de Tieck, des frères Schlegel, de Platen, du roi Louis de Bavière, de Koerner, de tous les héros gothiques du romantisme allemand11.

Tandis qu’Alfred de Musset répondait à Nicolas Becker :

Nous l’avons eu votre Rhin allemand !
         Il a tenu dans notre verre ;
         Un couplet qu’on s’en va chantant
         N’efface pas la trace altière
Des pieds de nos chevaux marqués dans votre sang12 !

Henri Heine répliquait, dans son Conte d’Hiver :

« Ô ne crains pas, mon père Rhin, la raillerie des Français ; ce ne sont plus les mêmes que tu as connus, ils portent d’autres culottes.

« Leurs culottes sont rouges et ne sont plus blanches, ils en ont changé les boutons. Ils ne chantent plus, ils ne dansent plus ; ils baissent gravement la tête.

« Ils font de la philosophie, et parlent maintenant de Kant, de Fichte et de Hegel. Ils fument du tabac, ils boivent de la bière, et quelques-uns même jouent aux quilles.

« Ils deviennent des Philistins comme nous et vont peut-être encore plus loin ; ils ne sont plus voltairiens, ils se sont faits disciples de Hengstenberg13.

« Alfred de Musset est encore, il est vrai, un gamin des rues ; mais ne crains rien, nous lui lierons son infâme langue railleuse.

« Et s’il te tambourine quelque mauvaise plaisanterie, nous lui en sifflerons une pire, nous lui sifflerons ce qui lui est arrivé chez les jolies femmes. »

Seulement, comme on le voit, Heine est bien plus libre, bien plus familier dans son style, grâce aux licences de la poésie allemande. Au fond, il est aussi plus amer, plus roué, plus fort, comme on dirait dans un certain monde, que son émule français. Alfred de Musset a naïvement souffert, et sur la fin de sa vie brisé, découragé, vaincu, il s’est plongé dans une misanthropie farouche et a cherché l’oubli dans les excès même au milieu desquels s’était épanoui son génie. Heine, lui aussi, est mort dans la douleur, mais il ne s’est pas rendu. Il n’a cessé de protester contre huit années de souffrances, avec une verve toujours nouvelle, avec un esprit qui semblait s’aiguiser par la maladie, et une imagination, une fantaisie qui répandait à foison les fleurs les plus parfumées sur la longue route qui le conduisait au tombeau.

VII

L’Influence Germanique au Théâtre (Shakespeare et Schiller). — M.-J. Chénier. — Ducis. — P. Lebrun. — Lemercier. — C. Delavigne. — Idées de W. Schlegel. — Victor Hugo. — A. Dumas. — Traduction de Faust par Henri Blaze. — Goethe cosmopolite. — Le Mélodrame.

Le théâtre peut être considéré comme l’expression par excellence de l’esprit français. Aucune nation ne possède au même degré la réunion des qualités diverses indispensables à la forme dramatique. Aucune n’aurait réussi à créer un théâtre classique tel que celui de Corneille, de Racine, de Voltaire ou de Crébillon, avec les maigres ingrédients que le pédantisme des règles antiques mal comprises imposait aux auteurs, et les entraves dont ils étaient entourés. — Avec ce boulet au pied, les auteurs dramatiques français surent prendre les allures solennelles de la haute tragédie, le pas léger et sautillant de la comédie d’intrigue, ou la démarche ferme et mesurée de la comédie de caractère. La difficulté vaincue fut de moitié dans leur talent, et grâce à la souplesse merveilleuse du génie français, le théâtre réussit à se faire un ornement de ses chaînes, une grâce de sa pauvreté, et, au milieu de son esclavage, à se donner toutes les apparences de la liberté.

Aussi peut-on dire que le théâtre est une forme littéraire éminemment française. Il exprime, en effet, plus que toute autre cet esprit, vif, railleur, entreprenant, aimant l’action, et par-dessus tout grand parleur, peritus dicendi, qui est, ainsi qu’en jugeait déjà César, l’esprit national de la race gauloise.

Si les Romains de la décadence demandaient avant tout du pain et des spectacles, panem et circenses, les Français demandent des spectacles et du pain. La passion du théâtre est telle en France, que le peuple de Paris, quelle que soit sa misère ne saurait jamais s’en passer. On voit des Parisiens vendre jusqu’à leur lit pour se procurer une place au Paradis c’est à dire au paradis d’un théâtre du boulevard. Et ne croyez pas que ce soient les comédies, les farces, les bouffonneries qui les attirent le plus. Non. Mais de bons gros drames hérissés de poignards, d’assassinats, d’éclats passionnés, de déclamations furibondes, — voilà ce qui les enlève au troisième ciel, (ou plutôt aux troisièmes ou quatrièmes loges) — voilà ce qui fait de la haute galerie d’où ils contemplent tant de merveilles, un véritable paradis !

Longtemps on se contenta en France du théâtre classique tel qu’il s’était organisé au xviie  siècle sous l’influence des prétendues lois d’Aristote. Ces lois ne pesaient guère que sur la tragédie. La comédie plus indépendante s’en affranchissait toutes les fois qu’elle y trouvait son avantage, et le génie de Molière, de Regnard, de Destouches, de Marivaux, de Beaumarchais ou de Picard, put se développer en toute liberté, et n’eut rien de commun avec le froid classicisme sous lequel grelottait la tragédie. Celle-ci au contraire, avec son idéal limité, finit par ressembler à un citron qu’on a pressé jusqu’à la dernière goutte, et à ne plus présenter qu’une écorce sèche et des cellules vidées.

Déjà au xviiie  siècle Lamotte, Sedaine, La Chaussée, Diderot, Beaumarchais avaient tenté de créer, à côté de la tragédie, un nouveau genre qu’ils appelèrent d’abord romanédie, c’est-à-dire roman dialogué, puis comédie bourgeoise, et enfin drame. Les plus célèbres de ces pièces sérieuses et larmoyantes furent le Philosophe sans le savoir de Sedaine, le Père de Famille de Diderot, le Philosophe marié de Destouches, et la Mère coupable de Beaumarchais. Ainsi que nous l’avons vu, Diderot avait cherché, dans la préface d’une de ses pièces, à fixer les principes du théâtre, tels qu’il les entendait. Il se rapprochait de l’idée qu’on se fait actuellement du théâtre en France, en Allemagne et en Angleterre. Mais il était alors presque seul, et sa voix se perdait dans le désert. —  Vox clamabat in deserto.

Voltaire entre autres, l’homme le plus écouté de son siècle, était loin de le soutenir. Les Français auront toujours de la peine à sortir des vieilles ornières. Les règles semblent leur être indispensables, et ils jugent bien plus fort un homme de talent qui s’y soumet avec grâce, qu’un homme de génie qui les rejette. Aussi les idées de Diderot ne purent-elles se réaliser qu’après un demi-siècle, avec le Romantisme, dont nous l’avons considéré comme le prédécesseur.

Deux nouveaux éléments devaient développer cette tendance. L’un était la Révolution dont nous avons étudié les effets sur la philosophie, la poésie, le roman ou la critique. L’autre était l’influence des théâtres étrangers qui allait s’exercer sur un terrain tout préparé pour la recevoir.

La traduction de Shakespeare par Letourneur, la collection des Chefs-d’Œuvre des Théâtres étrangers par Barante, Andrieux, Nodier, Villemain, de Rémusat et autres, et enfin cette invasion d’éléments nouveaux que nous avons cherché à caractériser plus haut, poussèrent le théâtre sur la voie du progrès. Examinons de plus près la route parcourue, depuis les tentatives de Diderot jusqu’au Romantisme. Si la Révolution fut le berceau de la liberté en France, elle n’en fut pas le règne. Cette époque terrible prépara sans doute tous les perfectionnements politiques qui distinguent le xixe  siècle des précédents, elle ensevelit tous les préjugés du moyen âge dans la tombe de la royauté de droit divin, mais au lieu de donner l’exemple d’un gouvernement sage et libéral dans sa popularité, elle exerça sur la nation française la plus cruelle, et souvent la plus absurde des tyrannies. Sous prétexte de ne rappeler que l’exemple des héros qui avaient combattu ou détruit la royauté, le despotisme populaire de la Révolution ne voulut voir au théâtre que des Caton et des Brutus. On affectait alors exclusivement le langage et les manières populaires, oubliant que la plus haute civilisation doit amener l’union des opinions libérales et des mœurs polies, la démocratie dans les institutions, et l’aristocratie dans les mœurs. Malgré la rudesse républicaine dont le théâtre de la Révolution chercha à s’inspirer, malgré le grandiose des spectacles populaires que la Convention donnait au peuple de Paris, on n’eut pas l’idée de réformer le théâtre, de rejeter les vieilles formes décrépites de la tragédie, ou même de continuer sur la scène moderne le nouveau drame imaginé par Sedaine, Diderot et Beaumarchais. La Révolution, absorbée par les intérêts politiques, n’eut pas le loisir d’étendre son œuvre jusqu’au champ de la littérature, et au lieu de nous donner une forme littéraire nouvelle, elle fit avorter* le Romantisme naissant qui ne demandait qu’à se développer et à prendre sa place au soleil de la liberté. Néanmoins, elle comprit que l’horizon de la France s’agrandissait même au point de vue littéraire, car elle nomma Schiller et Klopstock citoyens français ainsi que quelques autres célèbres étrangers14.

Marie-Joseph Chénier né à Constantinople comme son frère André, le poète lyrique, mais en 1764, c’est-à-dire de deux ans plus jeune, embrassa les principes républicains avec toute l’impétuosité d’un caractère exalté. Son premier succès fut la tragédie de Charles IX qu’il donna au théâtre en 1789 et qui fut presque un évènement politique.

« C’était une chose nouvelle pour la forme, dit M. Villemain, de mettre sur la scène française, (si longtemps soumise à l’étiquette du goût et de la censure tout à la fois,) un cardinal, le cardinal de Lorraine, Charles IX et sa cour, une reine comme Médicis, un ministre comme l’Hôpital. Mais la nouveauté des costumes et des personnages ôtée, approchez, prenez ces scènes, lisez-les, c’est la régularité pompeuse de notre tragédie ; rien de simple, de familier ; nulle naïveté de fanatisme, nulle vérité de crime ne vous transporte dans ce siècle et dans cette cour. Le langage de tous les acteurs du drame est d’une élégance uniforme… ce chancelier de l’Hôpital, ce personnage demi-gaulois, demi-romain, cette longue barbe blanche qui imposait aux jeunes courtisans, cet homme d’une conscience si ferme, qui, avec ses expressions fortes et familières troublait Catherine de Médicis et la faisait hésiter sur une mauvaise action, que fait-il dans le drame de Chénier ? il parle bien, il parle élégamment, il ressemble un peu au Burrhus de Racine ; ce n’est pas le chancelier de l’Hôpital retrouvé, ressuscité, rhabillé devant le public. »

On peut en dire autant des autres tragédies de cet auteur, de Henri VIII, de la Mort de Calas, de Caïus Gracchus, et de Timoléon dans laquelle il peignit la tyrannie avec des couleurs si vigoureuses que les terroristes s’y reconnurent et en firent brûler tous les manuscrits. Un seul réussit à être sauvé. Les vers qui valaient à cette pièce sa condamnation étaient les suivants :

La tyrannie altière et de meurtres avide
D’un masque révéré couvrant son front livide,
Usurpant sans pudeur le nom de liberté,
Roule au sein de Corinthe un char ensanglanté…
Il est temps d’abjurer ces coupables maximes,
Il faut des lois, des mœurs, et non pas des victimes.

Quelque exalté que fût Chénier pour la révolution, il l’était dans le bon sens. Il en adorait les principes, mais il en maudissait les erreurs. Dans sa pièce de Caïus Gracchus il faisait dire à Cornélie, la mère des deux tribuns défenseurs du peuple :

Mes fils, voilà mes biens, mes trésors, ma parure !
J’ai gravé dans leur cœur les lois de la nature,
Le respect pour le peuple et l’amour de ses droits :
Au sein de leur berceau je leur ai dit cent fois
Qu’il faut de l’indigent soulager les misères,
Que des patriciens les plébéiens sont frères,
Que l’homme en tout pays naît pour la liberté
Et qu’il n’est de grandeur que dans l’égalité.

C’est en vertu de ces idées généreuses que Marie-Joseph Chénier fut amené à tenter le sujet de Philippe II, qui a été traité supérieurement par deux autres poètes, Schiller et Alfieri.

Ce sujet prête d’autant plus au drame qu’il est moins connu dans l’histoire. Les historiens en effet ne s’accordent pas sur le caractère de Philippe II. Les catholiques le regardent comme un sage, comme un nouveau Salomon, les protestants au contraire en font un tyran cruel et l’assassin de son fils. Quant à ce dernier, (je regrette d’avoir à détruire l’illusion des lecteurs du Don Carlos de Schiller,) mais il est prouvé que Don Carlos n’était rien moins qu’un héros de drame ou de roman. C’était un jeune homme d’une laideur repoussante, louche, boiteux, et aussi peu recommandable au moral qu’au physique. Une mauvaise éducation avait exagéré son caractère naturellement indocile, et c’est à ses fautes qu’il faut attribuer l’aversion qui s’établit entre son père et lui. Il est vrai qu’il avait été fiancé dès l’âge de 18 ans à Élisabeth, de la maison de Valois que Philippe II épousa plus tard. Mais on ne trouve dans l’histoire aucune trace d’un amour entre Don Carlos et sa belle-mère, ni avant, ni après ce mariage, et l’on n’en sait pas davantage sur le genre de mort de l’infant.

Néanmoins il était permis aux poètes d’idéaliser cette figure historique peu connue et d’une importance secondaire. Marie-Joseph Chénier montre Don Carlos et la reine secrètement ligués avec les Belges et favorisant leur soulèvement. Le duc d’Albe inspire à Philippe II des soupçons sur ces deux personnages, et le cardinal Spinola, grand inquisiteur, demande le rappel de l’infant qu’on a envoyé combattre les Maures. Don Carlos revient victorieux, mais plein de son amour pour la reine qu’il dévoile au traître Gomès placé auprès de lui pour l’espionner. Comme dans la pièce de Schiller, la reine incite Don Carlos à la gloire et l’engage à étouffer son amour. Carlos supplie le roi de lui confier la mission destinée au duc d’Albe, et dont il veut faire une mission pacifique et bienfaisante. Mais Philippe II craint les idées libérales de son fils, et refuse. Alors Don Carlos reproche à son père le sacrifice qu’il allait lui faire, celui de son amour pour la reine. Le roi s’en irrite :

Le Roi.

Perfide, oubliez-vous que je suis votre maître ?

Don Carlos.

Et le père, à mes yeux, quand voudra-t-il paraître
Le père ! — auprès de vous je l’ai cherché souvent,
Carlos n’a point de père, et Philippe est vivant !
Mais l’émotion l’emporte, et il descend de nouveau à la prière :
Laissez-moi conquérir, apporter en ces lieux
Bien plus que les états soumis à vos aïeux,
Bien plus que le Potose et ses mines fécondes,
Plus que tous vos vaisseaux, vos deux mers, vos deux mondes,
Laissez-moi vous donner le premier bien : la paix ;
Le plus grand des trésors : l’amour de vos sujets :
C’est le prix que j’attends à vos pieds que j’embrasse,
Si ce n’est pas un prix, que ce soit une grâce ;
Mon père, exaucez-moi, mon triomphe est certain.

Philippe (sortant).

Jamais.

Carlos (se relevant désespéré).

Jamais ! ce mot a fixé mon destin.

Au moment de partir, surpris par son père au milieu de ses adieux à la reine, Don Carlos, accusé par Albe et Spinola, est condamné à mort, et boit le poison qui lui est présenté par un vieux soldat de Charles-Quint. Il meurt. La reine accable le roi de reproches, et la pièce finit par ces mots qu’elle adresse à Philippe II :

Carlos m’attend. J’accours à sa voix gémissante ;
Je recueille la mort sur sa bouche innocente,
Et mon âme, fuyant ton pouvoir odieux,
À l’époux de mon choix se rejoint dans les cieux.

On le voit, la tragédie de Marie-Joseph Chénier est beaucoup plus simple que l’admirable drame de Schiller, mais à l’exception des créations originales du Marquis de Posa et de la princesse Eboli, les personnages et la fable sont à peu près les mêmes. Tous les avantages d’ailleurs sont du côté de la pièce allemande, non seulement par la supériorité du drame romantique sur la tragédie, mais surtout par la richesse des développements et par la profondeur psychologique des caractères.

Marie-Joseph Chénier a écrit aussi une imitation du Nathan le Sage de Lessing, mais cette pièce n’a jamais paru au théâtre, et est tombée dans l’oubli malgré ses qualités comiques.

Un autre poète dramatique, Alexandre Soumet, emprunta à Schiller le sujet de Jeanne d’Arc. Mais en cherchant à le simplifier, il le rendit monotone, d’autant plus qu’il écrivit, comme Chénier, en alexandrins classiques. Une autre fois, il imita le Don Carlos de Schiller, sous le titre d’Élisabeth de France. Mais il ne sut reproduire ni l’énergie des caractères de la pièce allemande, ni la délicatesse des situations. C’est ainsi que Don Carlos qui, dans Schiller, ne se trouve que deux fois en présence de la reine qu’il aime, se plaît, dans la tragédie de Soumet, à braver ouvertement la jalousie du roi, son père, et se bat en duel avec le duc d’Albe presque sous les yeux de Philippe II.

À la même époque on joua dans trois théâtres de Paris, à l’Odéon, au Théâtre français, et à la Porte Saint-Martin, trois traductions différentes d’Intrigue et Amour de Schiller, mais sans grand succès, l’action de cette pièce paraissant trop odieuse au public français.

Un poète de l’Empire, le plus capable de tous de comprendre Shakespeare, entreprit de le transporter sur la scène française. C’était Ducis. Mais de son temps, il n’était pas plus permis de réformer la langue et le vers classique, que de violer la règle des unités. Le pauvre Ducis émondé, écrasé, ratissé et peigné par les critiques que nous connaissons, n’eut pas même la permission d’être lui-même, et le peu de libertés qu’il osa prendre lui attira encore des reproches de tous côtés. L’acteur Lekain refusait de recevoir ses rôles, alléguant « la difficulté de faire digérer les crudités de Shakespeare à un parterre nourri depuis longtemps des beautés substantielles de Corneille et des exquises douceurs de Racine ». Obligé d’abréger les longueurs de Shakespeare, Ducis en rendit les plus brillants passages avec un sentiment profond et une grande puissance d’expression, mais l’effet général et le développement des caractères étaient manqués. Ces premières imitations du drame anglais ne produisirent même sous la plume d’un homme de talent, que de mauvaises tragédies.

On le voit. Tous les bons esprits du temps s’efforçaient de sortir du cadre imposé par l’autorité littéraire, mais c’était la forme dont ils ne pouvaient se débarrasser, la forme qui ne céda enfin que vers 1825 sous les attaques réitérées des romantiques.

L’un des plus puissants novateurs avait été Talma, l’acteur tragique, qui après avoir passé la plus grande partie de sa jeunesse en Angleterre, en rapportait le goût et le sentiment du naturel et de la couleur locale. Il commença par réformer le costume en le simplifiant et en le conformant à la vérité historique. Il aspira à élever la tragédie à la véritable grandeur en la ramenant au naturel et en rejetant la déclamation ampoulée des anciens comédiens. Pour y arriver il mettait en prose les vers qu’il avait à réciter, afin d’oublier complètement la forme régulière et le rythme monotone de l’alexandrin. Chez lui l’analyse et l’observation n’étaient que le contrôle de l’inspiration à laquelle il aimait à s’abandonner. Talma fut ainsi malgré la tragédie classique dans laquelle il avait à se mouvoir, le premier des acteurs romantiques de notre siècle, et l’on peut présumer que s’il eut vécu quinze ou vingt ans plus tard, il aurait puissamment contribué avec Frédéric Lemaître à l’avènement du drame moderne, et peut-être à l’intelligence de Shakespeare, qui jusqu’à présent n’a encore obtenu en France, pas plus que Schiller et Goethe, le droit complet de naturalisation.

Lemercier est l’auteur qui représenta le mieux l’époque de transition qui nous occupe. Il abandonna la forme classique dans la pièce de Christophe Colomb, qu’il appelle une comédie historique. C’était un nouveau genre qu’il inventait, et qu’on pouvait placer à côté de la comédie bourgeoise de La Chaussée ou de Diderot. On trouve déjà dans son Christophe Colomb un mélange de scènes plaisantes, et de tragiques. Tantôt ce sont des vers satiriques tels que ceux-ci, contre les prêtres :

Ah ! qu’aux gouffres d’enfer périssent dévorés
Ces prêtres factieux, ces imposteurs mitrés,
Qui réglant les destins des têtes couronnées,
Des monarques anglais rompant les hyménées,
Du pontife romain leur imposent les fers
Et troublent saintement la paix de l’univers !

Ce dernier vers serait encore aujourd’hui d’une piquante actualité.

D’autres fois c’est la femme de Colomb qui s’écrie :

                                     Dieu daigne préserver
Toute femme qui veut être heureuse en sa vie,
De ces fous… appelés des hommes de génie !

Quant au caractère de Colomb, il est développé avec profondeur et se montre surtout dans une scène dans laquelle le prêtre Salvador et le médecin Pharmacos entreprennent de prouver au grand homme, l’un qu’il est impie ou fou, l’autre qu’il est malade, et finissent par céder à son éloquence, par embrasser ses vues et par vouloir partir avec lui.

Une autre comédie historique de Lemercier c’est Pinto dont le sujet est la conspiration du duc de Bragance contre la domination espagnole en Portugal, conspiration dont l’âme était Pinto, le secrétaire du duc. L’auteur a pris pour épigraphe de cette pièce ce passage de la correspondance du grand Frédéric de Prusse avec Voltaire : « On se fait ordinairement dans le monde une idée superstitieuse des grandes révolutions des empires ; mais lorsqu’on est dans les coulisses, on voit pour la plupart du temps que les scènes les plus magiques sont mues par des ressorts communs et par de vils faquins qui, s’ils se montraient dans leur état naturel, ne s’attireraient que l’indignation du public. » On a comparé le Pinto de Lemercier, au Figaro de Beaumarchais. Ces deux pièces se ressemblent en effet par le mouvement de l’action, la multiplicité des ressorts, la prodigieuse activité d’esprit d’un subalterne supérieur à son maître par le génie, enfin par la rapidité du dialogue, et les tirades philosophiques.

Lemercier se montra aussi excellent peintre de caractères et hardi dramaturge dans Charlemagne, Clovis, Frédégonde et Brunehaut, Louis IX en Égypte, la Démence de Charles VI et surtout dans Richard III. Cette dernière pièce est imitée de Shakespeare, et de la Jane Schore de Rowe, et Lemercier en a fait le premier drame historique français.

Si la langue de Lemercier eût été à la hauteur de ses conceptions dramatiques, s’il eût su donner à son style le naturel qu’il donnait à ses caractères, il est probable qu’il eût eu l’honneur de passer pour le fondateur du théâtre romantique.

Ainsi ce n’était pas seulement le besoin de liberté dans le choix des sujets, dans l’extension des genres, dans les formes du langage dramatique, qui se manifestaient chez les novateurs qu’on a appelés les semi-romantiques, c’était aussi l’imitation des théâtres étrangers, et surtout des théâtres anglais et allemand qui succédait à l’imitation des Grecs et des Romains, des Italiens et des Espagnols.

Le théâtre anglais avait déjà servi de modèle à Voltaire, à Ducis, et à Lemercier, c’était maintenant le tour du théâtre allemand que Mme de Staël venait de révéler à la France.

Pierre Lebrun donna en 1820 au Théâtre français une Marie Stuart timidement imitée de Schiller. Il y avait déjà dans le style de Lebrun un grand progrès quant à la simplicité et au naturel. Mais on y retrouvait encore la raideur de l’alexandrin classique, les inversions consacrées par l’usage, et ces termes banals de la vieille tragédie, dont la nouvelle avait tant de peine à se dépouiller.

Le plus remarquable de ces auteurs qu’on appela les semi-romantiques fut Casimir Delavigne, dont les Vêpres siciliennes et le Paria touchaient déjà au drame moderne. Mais on ne peut le considérer comme ayant écrit sous l’influence immédiate des théâtres étrangers.

Avant de se modifier entièrement, le théâtre français devait rejeter la pratique classique, et adopter le nouveau point de vue que lui offraient les auteurs dramatiques allemands. Ce n’était pas le tout de les traduire, comme l’avait fait Benjamin Constant : il fallait les comprendre, et créer pour la France un théâtre national fondé sur des principes analogues. La brochure de W. Schlegel qui avait paru en 1807 sous le titre de Comparaison de la Phèdre de Racine avec la Phèdre d’Euripide avait produit une immense sensation, mais tout d’abord elle avait excité plus de colère que de sympathie. Schlegel y démontrait, avec cette érudition profonde et sincère particulière à sa nation, que le classicisme français avait méconnu son propre idéal, que la simplicité grandiose des Grecs avait subi chez les littérateurs du xviie  siècle un travestissement qui la rendait méconnaissable ; qu’en un mot, pour avoir mêlé les éléments de deux civilisations différentes, les poètes du siècle de Louis XIV avaient créé un genre faux, qui n’était ni grec, ni français et qui n’avait sa raison d’être dans aucun principe.

Depuis, M. Jouffroy a étendu cette idée jusqu’à la poésie, dans les lignes suivantes : « La nature de la poésie la soumet à la loi de changer avec les sentiments populaires, autrement elle cesserait d’être vraie. Le poète ne peut sentir les sentiments d’une autre époque ; s’il les exprime, il ne peut qu’en copier l’expression : il est classique ; ce qu’il produit n’est pas de la poésie, mais l’imitation d’une poésie qui n’est plus, voilà pourquoi la mythologie n’est plus poétique ; voilà pourquoi le christianisme ne l’est plus guère ; voilà pourquoi la liberté le serait tant, si nous la comprenions moins. Les vrais poètes expriment les sentiments de leur époque. »

C’est aller un peu trop loin, puisqu’ainsi on enlèverait au poète le droit d’avoir recours aux souvenirs du passé ou aux aspirations de l’avenir, c’est-à-dire aux deux plus grandes sources de poésie. Mais ce qu’il y a de vrai dans cette manière de voir c’est que la poésie comme le théâtre ne doit s’inspirer du passé ou de l’avenir qu’à travers l’idéal du temps présent et qu’au moyen d’une poétique adaptée au degré de développement de l’époque. Il ne s’agit donc point de fermer au théâtre les sources abondantes de l’histoire, de le reléguer, par exemple, dans une époque plutôt que dans une autre, de ne lui donner pour aliment que l’antiquité païenne, comme les classiques, ou que le moyen âge, comme les romantiques. Le passé lui appartient aussi bien que le présent, et ce n’est pas la chronologie qui peut déterminer son caractère esthétique. Mais ce qui est important, et ce que les classiques avaient oublié, c’est qu’un théâtre doit être l’expression sincère et vivante du génie national.

Dans son Cours de Littérature dramatique qui parut deux ans plus tard que la célèbre brochure, W. Schlegel appliquait les mêmes principes à l’histoire du théâtre. D’après lui le drame n’avait été national que chez les Anglais et les Espagnols, avec Shakespeare et Lope de Vega. Quant au théâtre du xviie  siècle en France il le considérait comme purement artificiel : « Plusieurs de ces époques célèbres de l’histoire de l’esprit humain, disait-il, où la réunion brillante de tous les arts a valu, au siècle qui les a vus naître, les titres les plus glorieux ; plusieurs de ces époques, dis-je, rappellent ces jardins que les enfants s’amusent à construire. Emportés par l’impatience de leur âge, et voyant d’avance un petit paradis terrestre prêt à sortir de leurs mains, ils arrachent çà et là des fleurs et de la verdure et fixent légèrement les extrémités des tiges dans la terre ; tout a d’abord une superbe apparence, le petit jardinier marche avec fierté au milieu de ses brillants carreaux de fleurs ; mais, hélas ! son triomphe ne dure guères ; les plantes sans racines laissent tomber leurs feuilles et leurs fleurs déjà fanées, et il ne reste plus que des rameaux desséchés. Il n’en est pas ainsi de la forêt majestueuse qui s’est élancée vers le ciel sans le secours de l’homme, les siècles l’ont respectée et ses profondes solitudes nous remplissent encore d’une sainte terreur. »

Henri Heine, le terrible ennemi de Schlegel, jugeait ainsi ces velléités de réforme : « A. W. Schlegel, disait-il dans son livre Sur l’Allemagne, conspirait, contre Racine dans le même but que le ministre Stein contre Napoléon. L’école suivait le courant de l’époque, c’est-à-dire le courant qui retournait à sa source. Lorsqu’enfin le patriotisme et la nationalité allemande furent victorieux, l’école démocratico-germanico-romantico-chrétienne triompha définitivement, ainsi que le nouvel art germanico-patriotico-religieux. Napoléon, le grand classique, qui était aussi classique qu’Alexandre et César, mordit la poussière, et Messieurs Auguste et Frédéric Schlegel, les petits romantiques, qui étaient aussi romantiques que le Petit Poucet et le Chat botté, s’élevèrent victorieux. »

Quoi qu’il en soit, c’était en vertu des idées de Schlegel, qui s’étaient répandues en France sous la Restauration, que les semi-romantiques avaient fait les tentatives dramatiques incomplètes que nous venons de résumer. Mais depuis que Victor Hugo était venu enlever le dernier voile qui recouvrait la nouvelle poétique, on comprit qu’il était temps de renoncer aux demi-mesures et d’accueillir sans arrière-pensée et sans restriction les nouveaux modèles que nous offraient les littératures germaniques.

En 1829 M. Alfred de Vigny fit représenter au Théâtre Français une traduction en vers d’Othello, non expurgée comme celle de Ducis, non travestie comme la Zaïre de Voltaire, dont Lessing disait que c’était « un tison dérobé au bûcher tragique de Shakespeare », mais littérale et rendue avec un réalisme tout germanique et qui lui devint fatal. D’abord le public français écouta la pièce avec plaisir. Mais lorsqu’arriva la scène où Othello demande à Desdémona ce qu’elle a fait du gage d’amour qu’il lui avait donné, de ce mouchoir dérobé par l’infâme Jago, — à ce mot de mouchoir, la salle entière partit d’un éclat de rire, siffla et fit échouer la pièce. Ducis, pour éviter de blesser les oreilles françaises par un terme vulgaire avait traduit le mot anglais handkerchief par celui de bandeau et la scène était devenue possible. Telles étaient les difficultés puériles contre lesquelles le Romantisme avait à lutter avant de réussir à s’imposer à l’opinion.

Il fallut, pour accomplir cette révolution dans le goût, le courage, la persévérance et le génie puissant de Victor Hugo.

De même que le chef du Romantisme avait lutté contre Walter Scott en écrivant le roman de Notre-Dame de Paris, il voulut se mesurer avec Shakespeare. « Pourquoi maintenant, disait-il, ne viendrait-il pas un poète qui serait à Shakespeare ce que Napoléon est à Charlemagne ? »

Ce qui semble l’avoir frappé dans les œuvres dramatiques du grand William, ce fut le mélange d’action et de lyrisme, la recherche des contrastes, les expressions bizarres et familières à côté des plus poétiques audaces, l’opposition constante du grotesque au sublime tel qu’il la posa en principe dans sa Préface de Cromwell. Le premier drame qu’il fit jouer fut Hernani, ou le duel d’un bandit et d’un empereur. Cette représentation fut le plus grand évènement du Romantisme. À dater de ce jour la brèche ^lit pratiquée, la place était prise. Mais que de difficultés n’avait-il pas dû vaincre pour arriver à transporter ce drame inouï sur la scène de Racine et de Voltaire ? Mlle Mars qui devait jouer le rôle de Dona Sol se refusait à prononcer certains mots jusqu’alors proscrits par la convention théâtrale.

— Pourquoi, dit-elle un jour au jeune auteur, faites-vous dire à Dona Sol :

Vous êtes mon lion superbe et généreux ?

Voulez-vous qu’on dise que je suis une lionne ? Ne pourriez-vous mettre :

Vous êtes mon seigneur superbe et généreux ?

— Madame, répondit V. Hugo, j’ai rayé le titre de seigneur de mon dictionnaire.

— Mais on sifflera.

— On en aura le droit, Madame, mais cela ne me fera pas changer d’avis.

C’était encore l’histoire du mouchoir de l’Othello de M. de Vigny. Seulement Victor Hugo était inflexible. Il s’agissait pour lui d’émanciper la langue dramatique, de briser la convention, et de substituer aux euphémismes timorés du théâtre classique la langue mâle et franche de la liberté et de la passion.

Voici, pour tenir compte de toutes les opinions, le tableau piquant qu’un romancier satyrique, M. Reybaud, fait, dans son livre de Jérôme Paturot à la Recherche d’une Position sociale, de cette fameuse représentation d’Hernani :

« Je n’ai pas toujours été, me dit l’honnête bonnetier, tel que vous me voyez, avec mes cheveux ras, mon teint fleuri et mes joues prospères. Moi aussi, j’ai eu la physionomie dévastée et une chevelure renouvelée des rois mérovingiens. Oui, monsieur, j’étais chef de claque à Hernani, et j’avais payé vingt francs ma stalle de balcon. Dieu ! quel jour ! quel beau jour ! Il m’en souvient comme si c’était d’hier. Nous étions là huit cents jeunes hommes qui aurions mis en pièces Crébillon ou La Harpe, ou Lafosse, ou n’importe quel autre partisan des unités, s’ils avaient eu le courage de se montrer vivants dans le foyer. Nous étions les maîtres, nous régnions, nous avions l’empire !

« C’était alors le moment de la croisade littéraire dont vous avez sans doute entendu parler, quoiqu’elle soit aujourd’hui de l’histoire ancienne. Une sorte de fièvre semblait s’être emparée de la jeunesse : la révolte contre les anciens éclatait dans toute sa fureur. On démolissait Voltaire, on enfonçait Racine, on humiliait Boileau avec son prénom de Nicolas, on traitait Corneille de perruque, on donnait à tous nos vieux auteurs l’épithète un peu légère de polissons. Passez-moi le mot ; il est historique. En même temps, on disait à l’univers que le temps des génies était arrivé, qu’il suffisait de frapper du pied la terre pour en faire sortir des œuvres rutilantes et colorées, où le don de la forme devait s’épanouir en mille arabesques plus ou moins orientales. On annonçait que le grand style, le vrai style, le suprême style allait naître, style à ciselures, style chatoyant et miroitant, empruntant au ciel son azur, à la peinture sa palette, à l’architecture ses fantaisies, à l’amour sa lave, à la jalousie ses poignards, à la vertu son sourire, aux passions humaines leurs tempêtes. La littérature que nous allions créer devait être stridente, cavalière, bleue, verte, mordorée, profonde et calme comme le lac, tortueuse comme le cric du Malais, aiguë comme la lame de Tolède, elle devait concentrer en elle la fierté de la grandesse espagnole et l’abandon folâtre du polichinelle napolitain, élever sa pointe en minaret comme à Stamboul, se daller en marbre comme à Venise, résumer Soliman et Faliero, le muezzin et le gondolier des lagunes, deux types contradictoires, chanter avec l’oiseau, blanchir avec la vague, verdir avec la feuille, ruminer avec le bœuf, hennir avec le cheval, enfin se livrer à toutes ces opérations physiques avec un bonheur extraordinaire, vaincre en un mot, dominer, supplanter, et (passez-moi encore une fois l’expression) enfoncer la nature.

« Voilà ce que nous voulions, ni plus ni moins.

« Je vous ai parlé tout à l’heure de la première représentation d’Hernani. C’est là que nous fûmes beaux ! Jamais bataille rangée ne fut conduite avec plus d’ensemble, enlevée avec plus de vigueur. Il fallait voir nos chevelures : elles nous donnaient l’aspect d’un troupeau de lions. Montés sur un pareil diapason, nous aurions pu commettre un crime : le ciel ne le voulut pas. Mais la pièce, comme elle fut accueillie ! Quels cris ! quels bravos ! quels trépignements ! Monsieur, les banquettes de la Comédie-Française en gardèrent trois ans le souvenir. Dans l’état d’effervescence où nous étions, on doit nous savoir quelque gré de ce que nous n’avons pas démoli la salle. Toute notion de droit, tout respect de la propriété semblaient éteints dans nos âmes. Dès la première scène, ce fut moi qui donnai le signal sur ces deux vers :

Et reçoit tous les jours, malgré les envieux,
Le jeune amant sans barbe à la barbe du vieux.

« Depuis ce moment jusqu’à la chute du rideau, ce ne fut plus qu’un roulement. Quand Charles-Quint s’écria :

Croyez-vous donc qu’on soit si bien dans cette armoire ?

la salle ne se possédait déjà plus. Elle fut enlevée par la scène des tableaux, et le fameux monologue l’acheva. Si le drame avait eu six actes, nous tombions tous asphyxiés. L’auteur y mit de la discrétion ; nous en fûmes quittes pour quelques courbatures. »

Mais les railleurs ne furent pas les derniers à rire : la cause de la réforme triompha. La glace était rompue. Le public avait compris que le nouveau système dramatique lui offrirait bien plus d’attrait que les maigres conceptions classiques qu’il s’était jusqu’alors habitué à applaudir sur la foi de l’autorité et de la tradition. Il sentait son horizon s’agrandir, et son émotion s’accroître vis-à-vis de ces héros d’un nouveau genre qui, au lieu de débiter avec des intonations mesurées et chantantes de longues et solennelles tirades, s’abandonnaient à des sentiments souvent violents, quelquefois même excessifs ! mais variés comme la nature et d’autant plus poignants qu’on passait plus rapidement d’une situation naturelle à une scène pathétique, sous l’influence d’un événement inattendu. Aussi l’enthousiasme ne fit-il qu’augmenter à chaque nouvelle production du jeune poète.

Après avoir montré dans Hernani un bandit plein d’honneur luttant de courage, de politique, de magnanimité avec Charles-Quint lui-même, et lancé ces vers au grand empereur :

Le bleu manteau des rois pourrait gêner vos pas,
La pourpre vous va mieux, le sang n’y paraît pas,

dans Marion Delorme le poète continuait le même système de contrastes. Cette fois c’était l’amour le plus pur qu’il plaçait dans le cœur d’une femme galante. On trouvait dans cette pièce une poésie pleine d’élan, mais qui avait le défaut d’être trop lyrique, au point qu’on en a pu dire, comme de plusieurs autres qui suivirent, qu’elles n’étaient que des odes.

Quant à Cromwell, c’était une grande composition historique à la manière de Shakespeare, moins faite pour la représentation que pour servir d’exemple et de complément à cette préface célèbre qui fut au romantisme de 1830, ce que la Défense et Illustration de la Langue française de Joachim Du Bellay avait été à la Pléiade poétique du xvie  siècle. Dans Cromwell, Victor Hugo trouve encore un sujet de puissants contrastes : à côté, de l’homme de guerre et de l’homme d’état, c’est « le théologien, le pédant, le mauvais poète, le visionnaire, le bouffon, le père, le mari, l’homme-Protée, en un mot le Cromwell double qu’il appelle lui-même une sorte de Tibère-Dandin ».

Ainsi Victor Hugo semblait se complaire dans l’exagération des principes qu’il avait lui-même posés. Mais pour le juger sainement il faut se rappeler qu’il était au milieu de la bataille, qu’il s’agissait de frapper fort, que chacune de ses propositions devait porter l’empreinte de la passion du moment et qu’ainsi beaucoup de grandes choses qui, conçues avec plus de calme, auraient mérité de porter l’empreinte de l’immortalité, commencent déjà à nous paraître fausses parce qu’elles ont conservé le caractère transitoire d’une atmosphère actuellement refroidie.

Dans le Roi s’amuse, c’est le fou Triboulet qui domine François Ier de toute la hauteur du sentiment paternel et de l’indignation. « Quelle est, dit V. Hugo, la pensée intime, dans le Roi s’amuse ? » — La voici : « Prenez, (il parle comme un médecin qui écrit une ordonnance) prenez la difformité physique la plus hideuse… éclairez de tous les côtés par le jour sinistre des contrastes cette misérable créature ; et puis jetez-lui une âme, et mettez dans cette âme le sentiment le plus pur qui soit donné à l’homme — le sentiment paternel ; — l’être difforme deviendra beau. — »

Pour éviter de créer des personnages tout d’une pièce tels que ceux de la tragédie classique, le réformateur tombe dans l’extrême opposé. Il les brise en deux parties ; ou plutôt en fait jaillir la lumière comme des deux éléments de la pile voltaïque. C’est peut-être dans bien des cas le résultat des créations de Shakespeare, que V. Hugo se proposait pour modèles. Mais chez le poète anglais, ce n’était point un procédé adopté en vue de l’effet dramatique, c’était le fruit d’une profonde conception psychologique dépourvue du reste de tout parti pris. Chez Victor Hugo, au contraire, l’esprit de système semble présider seul à la création des caractères, mais, chose singulière ! et qui témoigne de sa puissance poétique, c’est qu’en dépit du système préconçu, en dépit de ses préfaces, Victor Hugo est bien réellement poète, naturellement ému, entraîné comme Shakespeare par le mouvement lyrique de la passion, toutes les fois qu’il semble oublier son rôle de réformateur et qu’il n’appuie pas outre mesure sur les notes les plus criardes par bravade et pour s’imposer à l’opinion. Le drame de Ruy-Blas nous offre une autre variété de l’idée qui a présidé à la création de Triboulet. « Cette fois, dit M. Nettement, Victor Hugo a voulu se donner le plaisir de rapprocher le manteau royal de la livrée. » Il nous montre un valet portant ses visées jusqu’à sa souveraine, et la reine d’Espagne prosternée devant ce Figaro solennel et lui baisant la main avec respect. Cette pièce a donné à l’auteur l’occasion de créer un rôle d’un comique tout nouveau, plein de grandeur chevaleresque, de désinvolture poétique, et de cette folle fantaisie qui fait le charme éternel de Falstaff, de Bénédict, de Hamlet, des créations multiples et humoristiques de Shakespeare.

Dans Marie Tudor, Victor Hugo, continuant ses paradoxes sociaux, fait descendre la reine d’Angleterre aussi bas qu’une femme peut descendre, et la place entre un aventurier, son favori, et le bourreau. Dans Angelo c’est la Tisbé, une femme galante, qui a le beau rôle. Dans Lucrèce Borgia, c’est la pécheresse, l’empoisonneuse, qui se relève par l’amour maternel. Enfin, dans la trilogie des Burgraves, le poète a voulu faire revivre quatre générations de ces seigneurs des bords du Rhin, moitié souverains, moitié brigands, qui fondèrent le moyen âge. Mais ce drame boursoufflé, rempli de dissertations et d’impossibilités fantastiques dépassait beaucoup trop la liberté que l’opinion publique avait laissé prendre jusqu’alors au fondateur du Romantisme. Cette pièce fut le Waterloo de ce Napoléon qui voulait, comme il l’a dit : « mettre le pied sur le cou du siècle ».

En somme le théâtre de Victor Hugo doit être considéré comme une œuvre de polémique plutôt que comme le produit d’un de ces génies sereins et vastes qui embrassent l’humanité d’un regard en même temps passionné et ironique. Au lieu de s’en tenir à montrer le cœur humain dans sa profondeur multiple, le poète romantique en exprima surtout les côtés excessifs. Les mêmes contrastes qu’il poursuivait avec tant de ténacité dans le domaine de l’histoire et de la psychologie, se (retrouvaient dans son talent. C’est de lui qu’on pouvait dire à tout moment : « du sublime au ridicule, il n’y a qu’un pas ! » Victor Hugo avait, pour ainsi dire, plus de génie que de talent, et semblable à Corneille, il paraissait faux et affecté toutes les fois qu’il n’était pas admirable. Ainsi ces deux poètes français furent victimes de l’autorité littéraire qui pesait sur leur pays : l’un pour s’y être soumis, l’autre pour avoir voulu la rompre. Tous deux eussent certainement été plus grands s’ils avaient joui des bénéfices germaniques, s’ils avaient respiré comme Goethe et Shakespeare l’air vivifiant de la liberté. Corneille, entouré, traqué de tous côtés par les règles imposées à la tragédie, ne put s’échapper que du côté d’en haut et il créa des héros de cent coudées. Victor Hugo se mit à lutter contre ces mêmes barrières, les renversa, s’élança plus loin, dépassa le but, et construisit une citadelle hérissée de canons là où il aurait fallu élever le temple élégant et harmonieux de l’art moderne. Son style dramatique, au lieu de se mouler étroitement sur sa pensée, ne fut qu’un marivaudage colossal naissant souvent d’une impropriété de termes cherchée et voulue, d’assemblages monstrueux de mots et d’idées, d’images nobles et d’images vulgaires. C’étaient là les armes du réformateur, c’étaient ses moyens révolutionnaires, et c’est pourquoi ses œuvres ressembleront toujours plutôt à des panoplies qu’à des tableaux.

Beaucoup moins préoccupé de la question d’art, M. Alexandre Dumas vint continuer sur la scène française l’œuvre de Victor Hugo. Plein d’invention, d’ardeur, de mouvement, personne n’était mieux organisé que lui pour le théâtre. Dumas pouvait être considéré comme la personnification de l’élément français, si éminemment dramatique ainsi que nous l’avons rappelé au commencement de ce chapitre. Caractère et talent tout en dehors, visant constamment à l’effet et sachant y préparer l’attention avec un art merveilleux, marchant droit à l’action, sans s’attarder comme Victor Hugo à des ciselures de détails, à des descriptions oiseuses ou à des monologues lyriques, Dumas arrivait à point pour populariser le nouveau système dramatique et pour le mettre, pour ainsi dire, hors de question, en lui donnant définitivement ce que Schlegel avait appelé un caractère national.

Mais son théâtre, pas plus que celui de Victor Hugo, ne réussit à réaliser le type romantique, à trouver le grand style qui donne à une œuvre d’art l’empreinte immortelle de la nécessité, qui fait qu’elle ne peut être autrement qu’elle n’est, qu’elle épuise le sujet, qu’elle est logique et complète. Ils ne le trouvèrent pas plus que les écrivains du xviie  siècle qui l’avaient poursuivi chez les anciens sous le nom de classique, sans l’atteindre, (ainsi que le démontrait W. Schlegel), parce qu’ils n’en avaient imité que la lettre et non l’esprit, parce qu’après l’avoir rétréci et desséché, ils l’avaient séquestré de la grande atmosphère humaine pour le faire entrer de force dans ce que nous avons appelé l’idéal social.

Alexandre Dumas se jeta dans l’extrême opposé, et s’il obéit à l’influence allemande, ce fut moins pour le fond, que pour la manière de charpenter ses pièces, et pour le choix et la peinture de ses caractères. Antony en offrit le premier exemple. M. Poitou dans ses considérations sur le Roman et le Théâtre contemporains dit de cette pièce :

« Les brigands de Schiller et plus tard les héros de Byron avaient donné la vogue à ce type poétique où l’idée de crime se trouvait associée à l’idée de grandeur morale et de supériorité intellectuelle. Notre littérature, érigeant ces excentricités en système, en vint à voir dans tout vice un signe de force, et dans tout brigand un grand homme.

« Antony fut au théâtre une des personnifications les plus éclatantes de ce système ; héros vaniteux et déclamateur, homme sans loi et sans cœur, plein d’une haine féroce contre la société, chez qui la passion a l’accent de la fureur, chez qui l’amour rugit comme un instinct sauvage, et qui, acharné à sa proie jusqu’à la persécution et presque au viol, couronne son œuvre de brutalité par l’assassinat ! »

Quelque exagéré que paraisse le type d’Antony aux critiques timorés, le succès prolongé qu’obtint la pièce prouve que ce type flottait dans l’air de l’époque, avec ceux de René et de Werther. Il est facile de crier au scandale vingt ans après, quand le temps a refroidi l’enthousiasme et changé du tout au tout l’esprit public. Cela prouve tout au plus ce que nous avons dit, c’est que le théâtre de Dumas ne portait pas l’empreinte de l’immortalité. Mais il exprimait d’autant mieux l’esprit de l’époque, et témoignait de la puissance des influences germaniques dont nous poursuivons les traces dans la littérature romantique. Antony, semblable au Carl Moor de Schiller, défiait la société et se posait en antagoniste de toutes les idées, de toutes les croyances adoptées. C’était l’idée sociale qui commençait à gronder dans la littérature, avant de se faire place dans la presse, à, la tribune et sur la place publique. Alexandre Dumas n’y mit pas sans doute le sérieux et la passion d’Edgar Quinet, d’Eugène Sue, de George Sand ou de Félix Pyat. Ce ne fut guère pour lui qu’un prétexte d’amplification dramatique, d’antithèse audacieuse, d’effet théâtral, de cette puissance fantastique dont il devait douer son Monte-Cristo. Mais la foule, le peuple surtout, s’imprégna de ces idées excentriques. Les ouvriers de Paris tinrent ces jeux d’imagination pour les déductions de la science et prouvèrent plus tard jusqu’à quel point ils les avaient pris au sérieux.

Dans d’autres pièces, entre autres dans Kean, ou Désordre et Génie, Alexandre Dumas obéissait à l’influence shakespearienne et continuait ainsi les efforts de Ducis, d’Alfred de Vigny et de Victor Hugo. Il imita Shakespeare plus directement en donnant à la scène Hamlet, et Catilina ; et Schiller en faisant jouer une traduction d’Intrigue et Amour, sujet qui a fort souvent tenté les auteurs français sans jamais réussir auprès du public.

L’imitation étrangère devait produire en France un nouveau genre dramatique. En même temps que les Brigands de Schiller, le Goetz de Berlichingen de Goethe avait fait connaître les drames de sac et de corde (Sturm und Drang). Mais ces œuvres si profondément allemandes furent comprises à la française. En outrant les libertés germaniques, au lieu de s’attacher à l’interprétation psychologique comme Shakespeare, ou à la reconstruction des grandes figures de l’histoire comme Schiller, on ne songea qu’à créer des contrastes frappants, qu’à ménager des surprises, et l’on se servit de l’histoire comme d’une collection d’automates dans laquelle on allait chercher, sans aucun scrupule psychologique, des personnages propres à piquer la curiosité de la foule et dont on dénaturait le caractère selon les besoins du sujet.

En donnant l’exemple de cette manière cavalière d’agir avec les grandes époques et les grands noms, A. Dumas contribua à créer le mélodrame ou drame à effet, mêlé de tableaux, de changements à vue, de splendeurs scéniques dont l’ancien théâtre n’avait jamais donné l’exemple ; mais sans style, sans aucune recherche ou qualité littéraire. Guilbert de Pixérécourt et après lui Joseph Bouchardy envahirent les scènes du boulevard du Temple qu’on appela, à cause de leurs productions empruntées aux annales de la cour d’assises, le Boulevard du Crime. J. Bouchardy n’était cependant pas sans mérite. On reconnaissait chez lui comme chez Alexandre Dumas une grande habileté scénique, une certaine simplicité énergique dans le dialogue, et surtout le grand art de la charpente, qui, encore aujourd’hui, est considéré par les auteurs dramatiques, et même par la critique théâtrale moderne, comme la première des qualités, bien supérieure à la correction littéraire, à l’étude approfondie des caractères ou à la reconstruction des grandes figures de l’histoire. C’est en vertu de ce nouvel idéal dramatique : la charpente ! qu’on en est venu à déclarer faibles les scenarios et les dénouements de Molière. — Le maladroit ! qui s’amusait à peindre Tartuffe et le Misanthrope au lieu de préparer le grand effet du dernier acte, « le coup de poing de la fin » comme dirait Eugène Sue ; qui s’arrêtait en route à observer des caractères au lieu de ménager des coups de scène, et à soigner son style au lieu de donner à ses entrées et à ses sorties le charme de l’imprévu ! — La charpente ! tout est là maintenant, car il ne s’agit plus d’élever l’âme, comme Corneille, de la toucher comme Racine, de la passionner comme Victor Hugo, il faut, comme Dumas, étonner avant tout, étourdir, enlever, tendre au plus haut degré la curiosité et les nerfs, et terminer par un coup de foudre qui secoue violemment tout l’organisme. Voilà à quelle dose le public d’aujourd’hui prend de l’émotion dramatique ! Voilà ce qui donne à la charpente l’importance essentielle, tandis qu’elle ne devrait être, (ce qu’elle a été, même chez les romantiques : Shakespeare, Goethe, Schiller, Oehlenschläger, Calderon), qu’un ingrédient dramatique tout à fait subordonné !

Les principales pièces de Bouchardy, telles que le Sonneur de Saint-Paul, Lazare le Pâtre, Jean le Cocher ont fait la joie des parisiens et la fortune des théâtres de l’Ambigu, de la Gaîté ou de la Porte Saint-Martin. En province, ces mélodrames font encore les plus belles recettes et repoussent de la scène tout le vieux répertoire, y compris Molière, Regnard et Beaumarchais qui ne sont plus joués qu’au Théâtre français et à l’Odéon.

De tous les mélodrames de cette époque, un de ceux qui ont produit l’effet le plus marqué, fut Trente ans ou la Vie d’un Joueur, de Victor Ducange, drame en trois journées, et qui peut être regardé comme l’effort le plus hardi de l’innovation dramatique. Il s’agit cette fois-ci d’un tout un autre héros que le Joueur gentilhomme de Regnard. Celui-là ne déploie guère qu’un vice de société, capable tout-au-plus de lui faire manquer un mariage, mais qui ne peut le dégrader, car du temps de Regnard un gentilhomme était toujours pardonné et toujours riche. Mais entre ce premier joueur et le second, la Révolution a creusé un abîme. La ruine du comte George de Germany, le héros du drame moderne, n’est plus une simple espièglerie dont on rit, — c’est la honte et le désespoir. Tombé dans la plus profonde misère, le joueur assassine un voyageur dans une forêt et le vole pour apporter du pain à sa femme et à ses enfants. Ce premier crime le pousse à un autre et il finit par tuer son fils,-sans le reconnaître, il est vrai, mais aussi par cupidité, car le fils, grâce à son honnêteté a su faire fortune et voudrait la partager avec ses parents. Ce drame atroce est encore joué à Paris avec le plus poignant effet par l’admirable acteur Frédéric Lemaître.

M. Frédéric Soulié releva le mélodrame en lui donnant une valeur plus littéraire, par l’intensité même de la passion. Ses meilleures pièces furent Diane de Chivry, le Fils de la Folle, le Proscrit, et la Closerie des Genêts. M. Félix Pyat fit du théâtre une tribune socialiste et donna, entre autres dans le Chiffonnier, un type de l’homme du peuple tel que le rêvaient les utopistes de cette époque.

La plupart de ces productions dont on peut dire qu’elles ne valent pas l’honneur d’être citées, perdent beaucoup d’ailleurs à la lecture, mais n’en avaient pas moins une puissance énorme sur la scène, surtout lorsqu’elles étaient interprétées par le plus grand comédien de notre époque, par l’admirable Frédéric Lemaître. On peut dire de Frédéric Lemaître qu’il était le Romantisme incarné. Né au Havre en 1800, il avait atteint, à l’époque de l’éclosion du Romantisme, au plus complet développement de son génie dramatique. Il eut cependant comme tous les génies hors ligne beaucoup de peine à arriver. Talma seul insista pour qu’on engageât à l’Odéon ce personnage excentrique qui menaçait de révolutionner profondément l’art dramatique.

Talma disait à ce propos : « Si je n’avais pas fait moi-même une révolution théâtrale, on jouerait encore Œdipe et Britannicus en habit à la française et en culottes courtes ! » C’est ainsi que le grand interprète de la tragédie devinait le grand acteur du drame.

D’abord refusé, malgré l’avis de Talma, Frédéric Lemaître ne fut reçu à l’Odéon qu’en 1823. Mais la tragédie ne convenait pas à sa nature exubérante et fougueuse. Le premier drame moderne dans lequel il se fit connaître fut l’Auberge des Adrets, joué à l’Ambigu. À la première représentation, ce mélodrame dont le héros s’appelait Robert Macaire, était tombé. Pour le relever Frédéric Lemaître eut recours au réalisme le plus immédiat. Il avait rencontré sur le boulevard un homme couvert de haillons, mais de haillons qui avaient conservé un certain air d’élégance. Ce personnage campé fièrement sur des bottes éculées et percées à jour, un feutre crasseux sur l’oreille, rompait délicatement du bout des doigts un morceau de galette d’un sou, et le portait à ses lèvres avec toute la grâce d’un petit-maître. Il tirait ensuite de sa poche un sale chiffon tout déchiré, dont il s’essuyait minutieusement les mains, et dont il époussetait son costume, — puis continuait gravement sa promenade.

Voilà mon personnage, dit Frédéric Lemaître, je le tiens !

Le soir en effet, il parut sur la scène dans le costume étrange de l’homme qu’il avait rencontré et en imitant ses manières solennelles, et la pièce obtint le succès le plus complet.

C’est ainsi qu’à son début, le grand acteur créait des types nouveaux, parfois tout différents de ceux indiqués par les auteurs même. Tels furent celui de George de Germany, dans Trente ans ou la Vie d’un Joueur, celui de l’Écrivain public, et celui de Méphistophélès dans une traduction de Faust qui fit grand bruit à Paris vers 1825. Frédéric Lemaître partagea depuis les bravos du public parisien avec Mme Dorval, et créa les principaux rôles du romantisme, entre autres celui de Don César de Bazan, dans Ruy-Blas. Ce rôle qui avait une certaine analogie avec celui de Robert Macaire, lui allait si bien, qu’Alexandre Dumas eut l’idée de faire spécialement pour lui un vaudeville intitulé Don César de Bazan. C’est dans cette pièce que Frédéric eut le plus grand succès, et je l’ai vu, il y a à peine trois ans, déployer dans ce rôle toute la largeur et l’énergie d’un talent qui n’a point vieilli.

Tour à tour héroïque et spirituel, pathétique et bouffon, il devait trop souvent son inspiration au vin de Champagne, comme le fameux acteur allemand Louis Devrient. Aussi le rôle de Kean lui convenait-il à merveille. Un jour qu’on avait dû le traîner sur la scène tant il était hors d’état de se soutenir, il joua de manière à ne rien laisser remarquer aux spectateurs, et lorsqu’il en vint au passage où Kean déplore ses désordres et ses excès, il abandonna la prose de Dumas, et se livra à une improvisation si émue, si puissante que la salle entière en fut transportée. Il fut le seul acteur qui osât jouer le rôle de Ruy-Blas. Depuis lui personne n’eut le courage de le reprendre. Ce fut pour lui que Félix Pyat composa son Chiffonnier. Enfin, à l’heure qu’il est, Frédéric Lemaître vieux, cassé et sans voix, est encore de beaucoup le plus grand comédien de Paris. Avec lui le théâtre romantique, disparaîtra peut-être à tout jamais.

Si je n’ai pas parlé des nombreux essais faits en France pour transporter sur la scène le Faust de Goethe, c’est que la plupart de ces pièces, drames, mélodrames, fériés, opéras ou ballets, sont loin d’avoir rendu la vraie pensée du poète. Sans doute Faust n’est pas plus fait en Allemagne qu’en France pour la représentation. Pour l’admirer, tel qu’on le joue dans la patrie du grand poète, il faut s’attendre à assister à une lecture poétique avec accompagnement de décors, de costumes, et de musique, non à un drame. Les longs monologues philosophiques, le décousu des scènes, le lyrisme et le fantastique, ainsi que le peu d’action qu’on y rencontre en feraient un drame d’un mince intérêt, si ce n’était le plus sublime des poèmes dialogués. On écoute avec ravissement cette belle langue de Goethe, si élevée, si claire et si pleine d’harmonie, on voit avec un charme piquant représentés en chair et en os les types si originaux du poème, Faust, Marguerite, Méphistophélès, Marthe, Valentin, Wagner, on suit la représentation avec un sentiment analogue à celui que nous éprouvons en France à voir jouer le Bourgeois Gentilhomme ou le Malade imaginaire, avec la cérémonie, mais enfin l’impression produite n’est par celle d’une œuvre dramatique. Nous nous sentons tour à tour charmés, élevés, amusés même, mais nous ne sommes pas entraînés par le mouvement de l’action, nous n’éprouvons aucune illusion sur les personnages fantastiques de la pièce, nous accordons peu de sympathie au galant Faust et à son boiteux compagnon, et si le sort de Marguerite nous arrache quelques larmes, nous comprenons qu’elle est la victime de circonstances tout à fait exceptionnelles, et nous nous consolons en pensant que si Faust n’eût pas été la proie de Satan, il aurait pu l’épouser et vivre avec elle en bon père de famille.

Si au contraire nous lisons le poème dans notre cabinet, nous comprenons qu’il contient un monde ; la figure de Faust prend des proportions immenses, Méphistophélès cesse de nous apparaître comme un personnage bouffon, et Marguerite n’est plus pour nous qu’un épisode gracieux noyé au milieu d’un océan de pensées et de richesses poétiques d’un ordre bien supérieur.

Ce n’est donc pas comme une œuvre dramatique que nous pouvons considérer cette composition colossale. On a pu lui emprunter quelques-uns de ses personnages pour en faire un drame de boulevard ou un gracieux opéra, mais il ne faut considérer ces larcins que comme quelques gouttes d’eau puisées dans l’océan, et ne pas s’arrêter un instant à l’idée qu’on ait songé à adonner ces essais pour le poème de Goethe.

Quoiqu’en pensent les Allemands, nous comprenons tout aussi bien qu’eux la haute signification de cette œuvre immense. Je serais même tenté de prétendre que si elle pouvait être lue en France dans sa forme originale, nous serions tout particulièrement faits pour l’apprécier. Goethe que ses compatriotes, par un sentiment admirable de reconnaissance, appellent toujours notre Goethe, ne nous appartient pas moins qu’à eux. Nous aussi, nous avons le droit de l’appeler notre poète, parce qu’après s’être pénétré de notre manière de penser, il n’a cessé de tendre, dans ses écrits, à se rapprocher de nous, c’est-à-dire de cet élément roman, méridional, ou hellénique qui lui a inspiré tant de poésies, et dont ses créations favorites, Mignon, Hélène et Faust sont des preuves éclatantes.

M. Henri Blaze qui a donné jusqu’à présent la meilleure traduction du Faust de Goethe15 constate dans sa préface cette influence de l’élément roman sur l’esprit de Goethe :

« Goethe est peut-être le seul grand poète que l’inspiration n’ait jamais pu ravir à son gré : il y a chez Goethe une force qui domine l’inspiration ; nommez-la raison pure, égoïsme, sens commun, peu importe ; il n’en est pas moins vrai qu’elle existe. La fée immortelle a trouvé au-dessus d’elle une loi humaine qui la modère et la dirige. Or, c’est ici que nous pouvons à juste titre réclamer la part que nous avons dans le génie de Goethe. Je ne prétends pas dire que la France ait autant contribué que l’Allemagne à former cet homme puissant, et que sans nous ce nom si splendide manquerait au monde ; mais quand on voit Goethe entretenir durant toute sa vie un commerce incessant avec les grands esprits du xviie  siècle, si doués de ces nobles qualités de raison pure dont je veux parler, et que depuis les temps antiques on ne rencontre nulle part dans une aussi prodigieuse manifestation, il est bien permis de croire que la France ait eu quelque influence sur le développement de ce vaste cerveau, et de revendiquer pour notre patrie la part qui lui revient dans cette gloire immense. Goethe a pris à la France ce qu’il savait bien que l’Allemagne ne lui donnerait jamais. De cette raison calme et droite, de cet esprit critique, de cet admirable sens commun que nous avons au plus haut degré — comme aussi d’un sentiment inné de la couleur, de l’image, de la forme, d’une aspiration insatiable vers toutes les choses idéales et divines que nous n’avons jamais eus, — résulte la poésie de Goethe dans sa plus imposante harmonie. »

Voilà pour l’inspiration que Goethe doit à la France. Quant à son aspiration vers l’élément gaulois, agissant et chevaleresque, je ne la vois nulle part plus clairement exprimée que dans le poème de Faust. À quoi tend essentiellement Faust dans le long monologue par lequel il débute, si ce n’est à sortir de cette science abstraite représentée par l’allemand-type Wagner, surtout dans ce vers caractéristique :

« Je sais beaucoup, il est vrai, mais je voudrais tout savoir »,

à quoi Faust répond :

« Comment l’espérance n’abandonne-t-elle pas une tête qui s’obstine à rester collée à une manière insipide, creuse le sol de ses mains avides pour y découvrir un trésor, et se réjouit d’y trouver un ver de terre ! »

À quoi tend ce philosophe rassasié d’abstractions et de science inféconde, si ce n’est à l’action, à la vie extérieure, à l’élément pratique ? Écoutons-le lorsque, ranimé par une promenade au milieu de la foule, il entreprend la traduction du Nouveau Testament :

« Il y a écrit : “Au commencement était la Parole.” Ici déjà, je m’arrête ! Qui m’aidera à continuer ? Il m’est impossible de faire un pareil cas de la Parole. Il faut que je traduise cela autrement, lorsque je me sentirai suffisamment éclairé par l’Esprit.

« Il y a écrit : “Au commencement était l’Esprit.” Réfléchis bien à cette première ligne et que ta plume ne se hâte pas ! Est-ce l’Esprit qui meut et crée tout ?

« Il devrait y avoir : “Au commencement était la Force.” Cependant, tandis que j’écris ceci, quelque chose m’avertit de ne point m’en tenir là. L’Esprit vient à mon aide ! Cette fois je me sens bien conseillé, et j’écris en toute confiance : “Au commencement était l’Action.” »

C’était donc là la grande préoccupation du poète : l’action, l’action qui seule constitue la vie, et qui renferme toujours la pensée, l’action qui est la vertu de cette race romane vers laquelle tendit sans cesse l’esprit si lumineux, si clair, pour ne pas dire si peu germanique de Goethe.

À dater de ce moment Faust signe un pacte avec Méphistophélès, et se jette avec lui, tête baissée, dans le tourbillon de la vie extérieure. Ils passent d’abord à la cave d’Auerbach. C’est le premier pas de l’Allemand qui veut jouir de la vie : il faut d’abord qu’il boive, le reste viendra plus tard. De là nos deux compagnons se rendent dans la cuisine de la sorcière (conséquence forcée de leurs libations). Faust y aperçoit dans un miroir l’image de la beauté féminine, du féminin éternel, comme il l’appelle. C’est pour lui une révélation inattendue : « Est-il possible, s’écrie-t-il naïvement, que la femme soit si belle ? » N’oublions pas qu’il est devenu un élégant chevalier, qu’il porte l’épée au côté et la toque à plume blanche. Et à ce propos qu’on me permette de citer l’impression qui m’était restée, après un premier séjour en Allemagne, de la manière dont les acteurs allemands représentent le personnage de Faust. Ce passage ne se rapporte qu’à la première partie du poème :

« On sait que la première partie de Faust, la seule qu’on puisse transporter sur le théâtre, se divise elle-même en deux périodes. Le héros de la première est un savant, fatigué d’étude et de méditation, aspirant sans s’en rendre compte aux fraîches saveurs de la vie, mais n’y croyant guère, et défiant le diable lui-même de les lui faire goûter. Dans la seconde, rajeuni par Méphistophélès, plein d’une sève juvénile que le malin esprit lui a communiquée en échange de son âme, Faust se jette tête baissée et cœur béant dans le tourbillon de la vie ; mais au fond, on sent que sa joie n’est pas celle d’une âme naïve. Comme un homme ivre qui a le sentiment de son ivresse, Faust conserve jusque dans le vertige de l’amour l’ironie fatale de la science. Il n’y a de différence entre l’homme desséché et l’homme rajeuni que l’entraînement de la chair, mais l’âme, l’esprit, l’intelligence, sont du même âge. Maintenant comment les acteurs allemands procèdent-ils en présence de ce caractère métaphysique ? Habitués à enchâsser dans une rubrique prévue par la routine tous les caractères possibles, ils n’hésitent pas à faire du premier Faust un vieil alchimiste, et du second un jeune amoureux. Ils débitent ainsi la première partie avec un sombre pathos qui touche bien plus au charlatanisme qu’à la méditation philosophique ; et dans la seconde période, ils reprennent la toque à plumes, le maillot étincelant et les grands airs de tête des chevaliers du Romantisme. Schroeder seul eût été capable de comprendre cette création compliquée et de nous montrer, unies dans le même homme, l’ironie de la science et l’ironie de l’amour16. »

Après la cave d’Auerbach, arrive l’épisode si touchant de Marguerite. — Qu’est-ce que Marguerite ? — Une fille séduite, type cent fois reproduit. Seulement, Goethe qui comprenait tout, pour avoir tout étudié, même le cœur des jeunes filles, à leurs dépens, a su donner plus de parfum à l’innocence, plus d’intensité à la passion, plus de grandeur au désespoir, mais sans idéaliser son héroïne. Il n’en est pas moins curieux de voir l’enthousiasme qu’elle inspire aux jeunes dames allemandes qui, pour la plupart, sans doute, n’ont jamais lu le poème de Goethe, et ne pourraient décemment pas l’avoir lu, mais s’exaltent de confiance pour cette pauvre fille qui, si elle eût vécu à côté d’elles, ne leur aurait guère inspiré que du mépris. — Soyez réalistes, après cela ! Vous n’en créerez pas moins des fantômes dans l’imagination de la foule !

Après s’être saturé de réalités, Faust veut goûter de l’idéal. Avec quels délices il se plonge dans les flots bleus et limpides de l’antiquité hellénique ! Avec quel amour il la réchauffe de son imagination septentrionale ! avec quel sentiment de volupté il cherche à donner un corps à ses souvenirs classiques, à voir se réaliser et revivre dans son poème toutes les gracieuses superstitions des temps antiques. « Sont-ce des rêves ? Sont-ce des souvenirs ? » s’écrie-t-il au milieu des nymphes qui l’entourent.

Cette fois Marguerite, la pauvre fille qui lui a fait sentir toutes les conséquences vulgaires et pénibles de | l’amour terrestre, ne suffirait plus à son âme agrandie. À travers les voiles dorés de la poésie antique, il entrevoit la beauté plastique sous la figure d’Hélène, et c’est elle que désormais il adore. Le savant désenchanté auquel la science scolastique n’avait apporté que le désespoir, une fois emporté sur les ailes de la fantaisie, en est arrivé, de transformations en transformations, à contempler enfin dans l’Esprit cette beauté classique et immortelle que la Lettre ne lui avait pas révélée. Le savant a disparu, le poète seul domine du haut de son imagination toute puissante les splendeurs de la nature et de l’art.

Et tandis que Faust transporté sur le manteau voyageur, avec Méphistophélès qui est la critique, et Homunculus qui est l’imagination, s’est élancé vers le pays de la beauté plastique, le savant vulgaire, le chercheur de truffes, Wagner, est resté sur terre.

« Et moi ? » s’écrie-t-il avec anxiété. « Eh bien ! » lui répond Homunculus avec une suprême ironie :

« Tu restes à la maison, pour accomplir la tâche la plus importante : Déroule les vieux parchemins, recueille, selon les règles, les éléments de la vie, et classe-les avec soin les uns sur les autres. Médite le pourquoi et encore plus le comment. Tandis que je parcourrai un petit coin de la terre, je découvrirai peut-être le point sur l’i. Alors le grand but sera atteint ; ce sera la juste récompense d’une pareille aspiration ; l’or, les honneurs, la gloire, une longue vie, la santé, et peut-être aussi la science et la vertu. Adieu ! »

Le mariage de Faust et d’Hélène accompli au milieu des souvenirs de la guerre de Troie, et pour ainsi dire sous le patronage d’Homère, couronne les aspirations toujours plus hautes, plus sereines et plus harmonieuses du poète. Euphorion, le fils d’Hélène et de Faust, c’est la poésie de l’avenir, mélange d’anthropomorphisme et de spiritualisme, union de la beauté physique et de la beauté morale. C’est la réconciliation du monde antique et du monde moderne, du classique et du romantique, de l’élément germanique et de l’élément roman. Goethe seul, le grand enchanteur, pouvait réaliser cette union sublime, en s’élevant bien au-dessus des petites querelles d’école, des nationalités et même des croyances, dans l’éther resplendissant de l’idéal absolu.

VIII

Goethe et le Romantisme. — Comparaison du Romantisme allemand et du Romantisme français. — Le Romantisme religieux. — Le paganisme catholique et M. Babou.

En France, où tout est affaire de mode, on affecte de considérer la querelle des classiques et des romantiques comme une question vidée, et les écrivains qui se piquent de bon goût évitent soigneusement de prononcer ces termes usés et s’étudient à leur chercher des équivalents lorsque le besoin s’en fait absolument sentir. À peine voit-on apparaître çà et là quelques œuvres de critique littéraire qui ne craignent pas de raviver la plaie. Je citerai entre autres l’Histoire des Idées littéraires, de M. Michiels, ouvrage consciencieux et neuf, mais entaché d’amertume et de partialité, et le livre d’Hippolyte Rigault, intitulé la Querelle des Anciens et des Modernes, livre surfait par un auditoire complaisant, et que je cite à dessein à côté de celui de M. Michiels, parce qu’il procède évidemment de ce dernier qui, le premier, avait soulevé la question à notre époque, sans que le succès vînt répondre, à sa tentative, comme ç’a été le cas pour le brillant rédacteur des Débats.

Il en est tout autrement en Allemagne. De ce côté-ci du Rhin, on sait que les principes ne périssent pas, et que, soit qu’ils représentent l’antiquité et les temps modernes, le fini et l’infini, l’autorité et la liberté ; dans quelque groupe qu’on les range, de quelque nom qu’on les appelle, le principe romantique et le principe classique ne cesseront de rester opposés l’un à l’autre et de former les deux pôles entre lesquels le mouvement littéraire continuera à osciller après comme avant.

M. Sainte-Beuve, dans le discours d’ouverture de son cours de 1858 à l’École normale supérieure, cite ce mot désespérant de Goethe : « J’appelle le classique le sain et le romantique le malade. » Ainsi donc Faust, représentant la maladie, aurait épousé Hélène qui représenterait la santé ! Werther ne passerait que pour un phénomène pathologique ! Mignon avec ses aspirations et ses soupirs ne serait qu’une petite fiévreuse ! Et cela pour ne parler que des œuvres du grand poète allemand, car, en vertu de sa théorie, on pourrait traiter Dante d’hypocondre, Shakespeare de visionnaire, Byron de maniaque, et tout notre pauvre Romantisme français ne formerait qu’un vaste hôpital !

Cette parole orgueilleuse, digne de l’impassibilité olympienne de Goethe, ne me paraît convenir qu’à des génies de sa trempe. Mais la littérature ne se compose pas seulement de pareilles supériorités. La foule des rêveurs, des poètes, des écrivains sincères qui ont écrit avec leur sang et avec leurs larmes, tout courbés qu’ils sont sous la douleur, n’ont pas moins droit au soleil que les aigles qui osent le regarder en face.

« On ne naît pas quand on veut, dit fort bien M. Sainte-Beuve, on ne choisit pas son moment pour éclore ; on n’évite pas, surtout dans l’enfance, les courants généraux qui passent dans l’air, et qui soufflent le sec ou l’humide, la fièvre ou la santé ; et il est de tels courants pour les âmes. Ce sentiment de premier contentement, où il y a, avant tout, de l’espérance et où le découragement n’entre pas, ou l’on se dit qu’on a devant soi une époque plus longue que soi, plus forte que soi, une époque protectrice et juge, qu’on a un beau champ à une carrière, à un développement honnête et glorieux en plein soleil, voilà ce qui donne le premier fonds sur lequel s’élèvent ensuite, palais et temples réguliers, les œuvres harmonieuses. Quand on vit dans une perpétuelle instabilité publique, et qu’on voit la société changer plusieurs fois à vue, on est tenté de ne pas croire à l’immortalité littéraire et de se tout accorder en conséquence. Or, ce sentiment de sécurité et d’une saison fixe et durable, il n’appartient à personne de se le donner ; on le respire avec l’air aux heures de la jeunesse. Les littératures romantiques, qui sont surtout de coup de main et d’aventure, ont leurs mérites, leurs exploits, leur rôle brillant, mais en dehors des cadres ; elles sont à cheval sur deux ou trois époques, jamais établies en plein dans une seule, inquiètes, chercheuses, excentriques de leur nature, ou très en avant ou très en arrière, volontiers ailleurs, — errantes.

« La littérature classique ne se plaint pas, ne gémit pas, ne s’ennuie pas. Quelquefois on va plus loin avec la douleur et par la douleur, mais la beauté est plus tranquille. »

Oui, parce que cette tranquillité c’est trop souvent de l’indifférence, de l’insensibilité, de l’égoïsme. Que les Grecs sous Périclès, les Romains sous Auguste, ou les Français sous Louis XIV aient eu le loisir de s’adonner tout entiers aux douces et sereines impressions de l’art, ç’a été sans doute un beau spectacle, et les chefs-d’œuvre de ces époques sont, pour nous autres fiévreux, d’ineffables calmants qui nous aident à retrouver l’idéal quand nous sommes près de le perdre. Mais, même au point de vue esthétique, l’art est-il nécessairement dans la sérénité et le calme ? L’harmonie, qui en est évidemment la première condition, n’est-elle pas relative ? L’émotion causée par une œuvre sincère, passionnée, douloureuse même, ne devient-elle pas aussi un élément artistique, lorsque, revêtue d’une forme élevée et pure, elle nous communique à un degré supérieur l’illusion de la réalité ? Sans parler de la France, car ici ce serait cause gagnée, et il est évident qu’une poésie de Lamartine ou un drame de Victor Hugo nous émeuvent davantage qu’une Épître de Boileau ou même qu’une tragédie de Racine ; qu’on demande aux Allemands s’ils ne préfèrent pas le Don Carlos ou le Guillaume Tell de Schiller, à l’Iphigénie et au Torquato Tasso de Goethe ; aux Anglais s’ils ne lisent pas avec plus d’entraînement Byron que Pope ; aux Italiens si Ugo Foscolo ne les intéresse pas davantage qu’Alfieri, et l’on aura, je crois, la vraie mesure, si ce n’est du beau absolu et éternel, du moins du beau relatif, vivant et réellement sympathique !

Mais peut-être ne faut-il pas prendre dans une acception aussi large le mot de Goethe que nous venons de citer. Peut-être avait-il moins en vue le grand Romantisme, tel que nous le comprenons en France, que le romantisme allemand, tel qu’il se manifesta au commencement de notre siècle, comme réaction contre l’élément classique et national. Ici le mot de Goethe pourrait déjà s’appliquer avec plus de justice, parce que le mouvement dont il s’agit fut en même temps très passager et très étroit, et parce qu’il fut une réaction, toute réaction étant nécessairement maladive.

On ne sait pas assez en France que la littérature allemande n’atteignit pour la première fois sa période florissante et originale que dans la seconde moitié du xviiie  siècle.

Au sortir du moyen âge l’Allemagne était tombée, avec toute l’Europe sous la domination du latin de la Renaissance. Luther avait alors cherché à détruire la tyrannie du latin en même temps qu’il détruisait celle du pape. C’était là l’idée de la Réforme, comme celle de la Renaissance avait été de consolider le principe de l’autorité dans le catholicisme, en mariant l’élément romain à l’élément superstitieux du moyen âge. Mais Luther ne réussit qu’à moitié. Le latin avait la vie dure. Il persista. De là à l’imitation des chefs-d’œuvre de l’antiquité, il n’y avait qu’un pas. Opitz et l’école silésienne entrèrent en plein dans cette voie. De cette imitation, on passa avec Hoffmannswaldau au marinisme italien, remplacé bientôt par la manie de l’élégance française. Bodmer et Breitinger cherchèrent à réformer cette dernière tendance représentée par Gottsched, et à réveiller le sentiment des beautés naturelles. Cette influence, heureuse d’abord, ne tarda pas à entraîner la littérature dans un excès de simplicité dont l’art eut à souffrir. C’est alors qu’un esprit éclectique, unissant la correction de l’Antiquité à l’idéalisme de la Réforme inspira Klopstock, Gellert et de Haller, et prépara la brillante période que Lessing allait inaugurer. Le Laocoon de Lessing venait séparer pour la première fois la peinture de la poésie. Il laissait au peintre la recherche du beau sensible et épisodique, au poète celle du beau moral et éternel ; à l’un la représentation de la vie idéale dans l’espace, à l’autre le développement progressif de la pensée dans le temps. Winckelmann distinguait la beauté pure que les Anciens ont connue, mais dont l’art s’éloigne tous les jours, de la beauté d’expression qui est le caractère de l’art moderne. Wieland donnait de l’Arioste et de Shakespeare les plus lumineuses traductions. Voss, Burger, Hoelty cherchaient l’idéal dans la simplicité de la nature et dans la passion, tandis que Herder exposait la logique de l’histoire.

Enfin parurent Goethe et Schiller qui résumaient à eux deux toute la poésie moderne. Goethe, esprit vaste, ouvert à tous les échos et cherchant à concilier toutes les contradictions dans une forme sereine et parfaite… Mais laissons la parole à Emerson :

« Goethe est le type de la culture, l’amateur de tous les arts, de toutes les sciences, et de tous les évènements ; il est artistique, mais non artiste, spirituel, mais non spiritualiste. Il n’est rien qu’il n’eût le droit de connaître ; il n’existe pas d’arme dans l’arsenal du génie universel qu’il n’ait pas prise en main, mais avec la détermination positive de ne pas se laisser blesser un instant par ses engins. Il place un rayon de lumière dans chaque fait et entre lui et son bien le plus cher. Rien ne lui fut caché, rien ne lui fut refusé. Les démons aux aguets vinrent poser devant lui, ainsi que les saints contemplent les démons, et les éléments métaphysiques prirent forme à ses yeux. “La piété elle-même n’est pas un but, mais seulement un moyen pour arriver, par la plus pure tranquillité de l’âme, à la plus haute culture.” Et sa facilité à pénétrer les secrets des beaux-arts rendra Goethe encore plus statuesque. Ses affections l’assistaient comme les femmes que Cicéron employait à surprendre le secret des conspirateurs. Il n’a pas d’inimitiés. Vous pouvez être son ennemi, mais vous lui apprendrez alors tout ce que ne pourrait lui enseigner votre bienveillance, ne fût-ce que l’expérience qu’il tirera de votre ruine. Bienvenu soit l’ennemi, mais l’ennemi magnanime. Goethe ne saurait haïr personne ; son temps est trop précieux. Il acceptera des antagonismes de tempérament, mais comme des querelles d’empereurs qui combattent majestueusement à travers leurs royaumes… “Je l’associe à Napoléon comme représentants, tous les deux, de l’impatience et de la réaction de la nature contre la morgue des conventions, — comme deux rudes réalistes qui, avec leurs disciples, ont diversement porté la hache à la racine de l’arbre du Cant et des apparences, pour aujourd’hui et pour toujours. Ce joyeux ouvrier, sans popularité ou provocation du dehors, tirant de son propre sein son mobile et son plan, s’imposa à lui-même une tâche de géant, et travailla, pendant quatre-vingts ans, sans relâche ni repos (sauf pour alterner son labeur), avec le zèle persistant de son début.” »

Schiller plus sensible, plus exalté, se laissait entraîner par toutes les idées généreuses, sans toujours les peser à la balance de la vérité. Goethe ne s’était livré qu’une fois, dans Werther ; Schiller a toujours son âme sur les lèvres. Les héros de ses tragédies lui ressemblent tous. Comme lui, ils sont possédés d’une puissance de sentiment religieuse et profonde. La vie est pour Carl Moor, Wallenstein, Don Carlos un combat continuel entre l’énergie morale et la destinée, entre l’idéal et la réalité.

C’est ainsi que Goethe et Schiller, ces deux premiers ministres du classicisme allemand s’étaient partagé les portefeuilles : au premier était échu le ministère des Affaires Étrangères, au second le ministère de l’Intérieur. Le temps pendant lequel ce cabinet libéral resta au pouvoir fut appelé la période nationale. Lessing, qui, (pour continuer la comparaison,) s’était emparé du département de la Guerre, avait passé sa vie à combattre les influences étrangères et tout particulièrement celle de la littérature française. Mais il avait oublié l’ennemi de l’intérieur : l’élément catholique ultramontain qui ne s’endort jamais, et dont on ne manque pas de voir percer le chapeau pointu et l’escopette, derrière quelque buisson, dès qu’on se croit franchement lancé, musique en tête, sur la route du progrès et de l’émancipation intellectuelle. Sous prétexte de continuer l’œuvre de l’École de Zurich, on remit en honneur la poésie du moyen âge, non seulement, comme Bodmer, la vieille épopée nationale, mais surtout les anciennes productions chevaleresques et cléricales. W. Schlegel qui d’abord avait traduit Shakespeare, le poète protestant, qui pendant si longtemps avait vécu dans l’entourage si libéral de Mme de Staël, se mit avec son frère Frédéric, à la tête de romantisme, qui était pour l’Allemagne un retour vers la poésie romane, catholique et méridionale en général. En faisant connaître Dante, le Tasse et l’Arioste, Camoëns, Calderon et Cervantes ; et en proposant ces poètes ultramontains comme modèles à l’Allemagne, au moment où celle-ci déployait un peu tardivement, il est vrai, le génie lumineux de la Réforme, les romantiques allemands réussirent à enrayer pendant quelque temps le mouvement légitime et national de leur pays. Leurs poètes enthousiasmés de « la mystique incompréhensible, de la divine gaucherie » de l’art gothique, antérieur à la Renaissance se rendirent à Rome où, dit Heine, « le Représentant du Christ devait fortifier l’art poitrinaire de l’Allemagne au moyen du lait de ses ânesses ». Et ainsi l’on vit Fr. Schlegel, Tieck, Novalis, Zacharias Werner, Overbeck et une foule de peintres embrasser le catholicisme en plein dix-neuvième siècle et après l’apparition de Schiller et de Goethe !

Mais cette réaction, toute maladive, selon l’expression de Goethe, ne fut pas de longue durée, et l’école qu’on appela la jeune Allemagne ressaisit bientôt la tradition nationale et ne la laissa plus échapper.

Ainsi, tandis que le romantisme allemand n’était qu’une réaction étroite et éphémère, à laquelle s’attache en Allemagne la même nuance de ridicule que nous attribuons à la littérature de l’Empire, le romantisme français, pris dans son ensemble, a été, au contraire, une expansion au dehors, un agrandissement du point de vue, un progrès scientifique, philosophique, poétique, et avant tout libéral.

Tandis que le romantisme allemand se liait intimement à la réaction politique, le romantisme français se dégageait de plus en plus des entraves, des préjugés et des goûts aristocratiques. La tragédie classique était un délassement conventionnel à l’usage de la cour et de la haute société. Le drame romantique est devenu un manifeste en faveur des intérêts populaires. La philosophie française éclairée par la philosophie allemande a fini avec MM. Vacherot et Jules Simon par se fixer dans l’idée républicaine et démocratique. Le roman avec George Sand et Eugène Sue est devenu une tribune. Toutes les autres branches de la littérature française se sont émancipées à la faveur du principe de la liberté. L’autorité n’existe plus en littérature, et la force seule réussit à la maintenir sur un terrain plus pratique.

Le romantisme français a donc été un pas en avant, un pas immense, le plus grand peut-être qu’il sera donné à notre siècle d’accomplir. Tout ce qu’on pourra y ajouter dans l’intérêt du progrès ne sera qu’une répétition d’idées déjà exprimées et déjà mûries. La théorie de l’avenir est toute entière dans les doctrines de l’école romantique. C’est là que nous serons toujours obligés de revenir lorsque nous aurons besoin d’éclairer nos progrès pratiques à la lumière des grands principes qui dominent notre époque. Le Romantisme a été notre quatre-vingt-treize littéraire.

Cependant il ne faut pas oublier que c’est sous l’influence directe de la réaction littéraire et religieuse allemande que le romantisme français a pris naissance. Ce caractère fut pendant quelque temps commun à ce qu’on appela de ce nom dans les deux pays : En France comme en Allemagne le Romantisme avait d’abord été une réaction. Seulement, ici il succédait à l’émancipation littéraire, là à l’émancipation politique ; en Allemagne il venait mettre un terme au mouvement des esprits, en France il l’inaugurait dans la littérature. Mais il ne conserva pas longtemps ce caractère transitoire. Tandis qu’il tombait en Allemagne sous les Attaques du ridicule, en France il se transformait, en passant du régime de la Restauration à celui du gouvernement de Juillet, de Chateaubriand à Victor Hugo.

Il y eut alors un singulier échange de bons procédés entre les deux rives du Rhin : La France devenue essentiellement littéraire prit pour modèle les auteurs allemands de la période classique et les appela romantiques, en les assimilant aux grands poètes anglais tels que Shakespeare, Milton et Byron, et même aux poètes catholiques méridionaux, Dante, Camoëns, Calderon, etc.

L’Allemagne devenue, sous le nom de Jeune Allemagne, essentiellement politique, prit pour modèle les écrivains de la République française et travailla dès lors à son développement libéral et démocratique.

Ainsi se dessinait énergiquement la différence de caractère des deux nationalités. En France, pays d’action, la révolution politique avait précédé la réforme littéraire. En Allemagne, pays de spéculation, la réforme littéraire depuis longtemps terminée, attendait et attend encore l’émancipation politique.

Une fois commencé le mouvement ne s’arrêta plus. On ne peut pas dire que jusqu’à présent il se soit produit une réaction sérieuse contre le romantisme français. Le retour au classicisme tenté par MM. Ponsard, Latour de Saint-Ybars, Augier et Legouvé, n’était possible que grâce au talent exceptionnel de Rachel, et ne lui survécut pas. Le second Empire lui-même n’amena point comme le premier de réaction littéraire dans le sens de l’autorité et des idées romaines de la Renaissance. Basé sur le dogme de la souveraineté du peuple, il n’était point de nature à enrayer le développement de l’émancipation intellectuelle. Comme le dit Paul-Louis Courier : « Le coche va, mes chers amis, et ne cesse d’aller. Si sa marche nous paraît lente, c’est que nous vivons un instant. Mais que de chemin il a fait depuis cinq ou six siècles ! À cette heure, en plaine roulant, rien ne le peut plus arrêter. »

Je ne suis pas de ceux qui prétendent que Voltaire fut le continuateur de la Réforme en France, sous prétexte que comme elle il défendait le libre arbitre. Voltaire niait, et l’idée de la Réforme a été et doit toujours être affirmative. La Restauration en réchauffant le sentiment religieux chez les catholiques a ranimé la lutte entre les diverses confessions et redonné par cela même de la vigueur au protestantisme et à toutes les idées libérales qui s’y rattachent. En présentant dans les premiers chapitres de cette étude, le Romantisme comme un retour à l’esprit de la Réforme, j’ai pris ce dernier terme dans son acception la plus large, bien plus dans le sens de Luther que dans celui de Calvin. Ce dernier a immobilisé la Réforme parce qu’il était lui-même un homme de la Renaissance, un de ces esprits despotiques imbus de l’élément gréco-latin et mal guéris du catholicisme.

Mais le réveil littéraire de notre époque n’a repris la tâche de la Réforme que dans son sens le plus élevé, et le plus large : dans le mélange du libre arbitre et de la chaleur morale, qui est aussi loin de l’ironie de Voltaire que de la rigidité de Calvin. Au lieu d’accepter le dogme fixé par ce dernier et qui, assimilant la Réforme à toutes les autres religions, vise à en faire un second catholicisme beaucoup moins poétique que le premier, les moralistes religieux de notre époque ont prêté à la Réforme un dogme mobile fondé sur les progrès et les découvertes de l’histoire, de la philologie et de la géologie, ainsi que sur l’état et les besoins actuels de la conscience publique. MM. Michelet, Jules Simon, Laboulaye, Vacherot, Ernest Renan, préoccupés de dégager le sentiment religieux de tout alliage impur, de toute erreur contraire à la raison et à la science, ont tenté de reconstruire la morale sur la conscience humaine qui est la religion elle-même et l’a toujours été chez tous les peuples et dans tous les temps, mais qui n’a jamais cessé de se trouver en contradiction avec les religions imposées d’autorité. On ne peut du moins pas reprocher à ces écrivains comme à Voltaire d’avoir démoli sans reconstruire, car ils ont sauvé du naufrage la morale qui n’est rien sans la conscience, et la conscience qui n’a pas de sens en dehors de Dieu. On a dit à l’auteur français de la Vie de Jésus : « Vous nous enlevez un Dieu, et vous ne nous rendez qu’un homme ! » Mais M. Renan a répondu : « Cette sublime personne, qui chaque jour préside encore au destin du monde, il est permis de l’appeler divine, non en ce sens que Jésus ait absorbé tout le divin, ou lui ait été adéquat (pour employer l’expression de la scolastique), mais en ce sens que Jésus est l’individu qui a fait faire à son espèce le plus grand pas vers le divin… Des colonnes s’élèvent vers le ciel et attestent (pour l’humanité) une plus noble destinée. Jésus est la plus haute de ces colonnes qui montrent à l’homme d’où il vient et où il doit tendre. En lui s’est condensé tout ce qu’il y a de bon et d’élevé dans notre nature. »

Il est certain que Voltaire et le xviiie  siècle ne se seraient pas exprimés ainsi sur le fondateur de la morale des temps modernes. Mais notre siècle, en même temps éclairé par la science et éprouvé par la Révolution, a besoin d’affirmation, de consolations morales, de certitude. Il a horreur des fétiches, et il repousse l’idolâtrie et le fanatisme, mais il met d’autant plus d’ardeur à rechercher la vérité dans les textes authentiques et dans les replis inaltérables de la conscience.

Ce romantisme religieux, s’il est permis de l’appeler ainsi, est, plus directement encore que le romantisme littéraire, un fruit de l’influence germanique. C’est du sein même de la Réforme qu’il a pris naissance. William Ellery Channing, en Amérique et en Angleterre, le Dr Strauss, auteur de la Vie de Jésus, Feuerbach, Diesterweg, Uhlich, en Allemagne, sont allés bien plus loin encore que les philosophes français, MM. Jules Simon, Renan, etc. Par leur modération même, ces derniers ont prouvé combien, en France, il est indispensable de conserver du tact et de la mesure, même dans les questions de conscience. M. Proudhon, pour s’être assimilé l’indépendance, le courage intellectuel et le radicalisme allemand a été honni et conspué. La France, si ouverte d’ailleurs à toutes les idées de progrès, se refusera longtemps encore à admettre l’idée, pourtant bien simple et bien vieille, du libre arbitre, de la liberté de conscience. On sait que l’assemblée constituante elle-même, en 1789, toute imbue qu’elle était en apparence des idées de Voltaire et de Rousseau, se déclara cependant catholique et repoussa, comme excessive, une réclamation du ministre protestant Rabaut Saint-Étienne, qui demandait la publicité pour le culte protestant. Le besoin de centralisation et d’autorité empêche nécessairement en France la formation des doctrines individuelles, qui y restent sans écho, ou des sectes qui, au lieu d’y être considérées comme les symptômes les plus éclatants de la vitalité religieuse, y passent encore pour des éléments de désordre et constituent le plus grave argument qu’on ait à opposer au protestantisme. Sur ce point, il semble que les Français n’aient pas fait un pas depuis l’Histoire des Variations. Ils persistent à considérer comme une faiblesse, ce souffle puissant de la Réforme qui répand dans les âmes des convictions assez vigoureuses pour qu’elles se suffisent à elles-mêmes et se dégagent des entraves purement sociales du dogme, du culte et de l’Église.

Un fonctionnaire supérieur de l’instruction publique en France, M. Eugène Rendu, dans un livre célèbre qui se rattache à notre étude17 a parfaitement caractérisé, tout en la combattant, la pensée de la Réforme, telle du moins que nous la poursuivons dans la littérature. « Je ne reproche pas, dit-il, à M. Uhlich d’avoir rompu en visière avec le dogmatisme protestant. Je serais plutôt tenté de lui en savoir gré. Il a fait preuve en cela, de sincérité et de courage. M. Uhlich n’est pas une sorte de vicaire savoyard pensant non, disant oui : ce qu’il pense il l’enseigne ; or le principe protestant une fois posé, de quel droit enchaîner l’esprit dans les liens d’une formule ? Le protestantisme n’a de raison d’être qu’à la condition de frayer la route à la libre pensée ; il est le commencement du rationalisme ; il est cela ou il n’est rien. Seulement, une fois le frein brisé et la carrière ouverte, reste à savoir où s’arrêteront la logique et le désespoir de l’esprit humain. »

À part la sinistre prédiction qui termine ce portrait tracé par un ennemi de la Réforme, nous ne pouvons que l’approuver. Sans doute la Réforme a pour tâche de frayer la route à la libre pensée, mais il faut ajouter que celle-ci a pour guide la conscience humaine éclairée par la morale de Jésus et des autres grands esprits qui font la gloire de l’humanité. Ainsi conduite, nous ne voyons pas que la route de la logique puisse jamais la conduire au désespoir. En s’agrandissant de siècle en siècle et de révélation en révélation par les découvertes de la science, la libre pensée se rapprochera de plus en plus de cet idéal éternel de justice et de morale qui désormais est le dogme suprême de l’humanité, et sa plus haute espérance. Les Églises passent, l’humanité reste, et bien des dogmes, aujourd’hui respectés, s’évanouiront, tandis que la Justice, guidée par la conscience éclairée de l’homme, poursuivra sa route toujours plus lumineuse vers l’avenir.

Dans les lignes que nous venons de citer M. Eugène Rendu a dit un mot qui trahit la sincérité de sa critique : « Je serais tenté, dit-il, de savoir gré à M. Uhlich d’avoir rompu en visière avec le dogmatisme protestant ! » Peut-être M. Rendu voit-il là un commencement de décomposition, dont, en bon catholique, il s’applaudit. Mais alors ce serait méconnaître l’essence même de la Réforme qu’il caractérise si bien un moment après. Car la Réforme n’est point ou plutôt ne doit point constituer une unité ou une Église. « Le protestantisme, — M. Rendu l’a dit, — c’est la libre pensée. »Tot capita quot sensus. Qu’importe donc qu’on touche ou non au dogme d’une certaine paroisse ou communauté. La Réforme fondée sur le libre arbitre est impérissable. On peut différer sur le dogmatisme, comme M. Uhlich et M. Hengstenberg, le mouvement religieux inauguré par Luther n’y perdra rien de sa puissance et n’en poursuivra pas moins sa voie, en dissipant les ténèbres autour de lui et en restant ainsi fidèle à son origine et à son but.

Mais que serait-ce, si nous appliquions le vœu de M. Rendu au catholicisme, à cette Église unitaire, dont toutes les pierres sont solidaires entre elles, et qui, précisément parce qu’elle réalise une organisation sociale admirable, mais nécessairement passagère, comme toutes les organisations sociales, s’est placée dans la condition terrible et fatale de s’écrouler tôt ou tard, à la première, à la moindre secousse qui lui sera imprimée ? Que serait-ce, si nous nous félicitions de voir, à notre époque, tant de grands esprits, depuis Lamennais jusqu’à M. Renan, rompre en visière avec le dogmatisme de l’Église romaine, et entraîner la foule après eux ?

Mais nous ne voulons pas faire au livre savant et consciencieux de M. Rendu, ce que son auteur pourrait appeler une querelle d’Allemand. Nous aimons mieux fournir une preuve de son impartialité dans les lignes suivantes : — « On ne saurait le méconnaître, aux approches du seizième siècle, le nerf de la société ecclésiastique en Allemagne a perdu quelque chose de sa vigueur ; et la commune y souffre comme l’église. Ici l’école est renversée, et le pasteur, d’un œil indifférent, voit les enfants courir au milieu des ruines ; là, le clerc est satisfait, si ses élèves jouent les rôles de figurants dans le mystère qu’aux jours de fête on représente à la porte de l’église ; ailleurs, le maître se refuse à enseigner l’art d’écrire : il craindrait de diminuer le revenu que lui vaut le monopole du talent ; ailleurs encore, de mesquines rivalités de patronage empêchent la création des écoles. — On le voit trop : le catholicisme, pour un instant, semble avoir suspendu son action féconde ; un vide s’est fait dans l’âme du peuple ; et c’est ce vide que la Réforme a la prétention de remplir. »

Ne craignons pas de l’avouer : de même qu’en littérature, on a détruit le Temple du Goût, de même, la Réforme, comprise dans son sens primitif, ne vise à rien moins qu’à renverser l’unité et l’autorité de l’Église. C’est là sa mission, son avenir et sa force.

« Qu’est-ce qu’une Église ? dit le pasteur Uhlich ; une autorité qui immobilise la doctrine. Une Église, sous peine de se lier elle-même, dit nécessairement : “Tout ce qui n’est pas ma pensée est erreur ; conscience individuelle, je ne te connais pas, et si je te rencontre, c’est pour t’écraser.” Et nous, fils du libre examen, nous apporterions notre pierre à cet édifice menaçant de l’Église ! nous viendrions nous enfermer dans cette Église protestante de Prusse, où le roi est évêque, où le christianisme officiel est une branche de l’administration publique ! Non, non, soyez franchement pour l’Église, ou franchement pour le libre examen ; soyez catholique ou soyez protestant. Or les seuls vrais protestants, c’est nous, les amis de la lumière. Nous avons protesté, pendant de longues années, contre la transformation de la communauté en Église, et c’est parce que notre protestation a été vaine que nous avons rejeté le nom même de l’Église et que nous sommes devenus libres communes 18. »

Voilà pour l’Église protestante ! quant à l’Église catholique, M. Jules Simon la condamne ainsi dans son admirable livre de la Liberté : « Non seulement, dit-il, l’Église est une monarchie absolue ; elle est, en outre, une aristocratie : les prêtres y sont en respect et en humilité devant leur évêque, dont ils dépendent de la manière la plus complète pour le temporel et pour le spirituel. Dans les États aristocratiques, les évêques sont choisis la plupart du temps parmi la noblesse, ce qui les fait briller d’un double éclat ; mais partout ils sont riches et puissants, très supérieurs en tout à leurs prêtres, et les égaux, pour le moins, des seigneurs les plus opulents et les plus qualifiés », etc.

On se demande quel rapport, même lointain, peut exister entre une organisation pareille et la doctrine d’égalité prêchée par Jésus, et combien de temps cette hiérarchie a encore à vivre dans notre siècle de lumières !

En dehors du mouvement religieux proprement dit et de la réaction toute naturelle dirigée par le clergé catholique et protestant orthodoxe contre la nouvelle phase de la Réforme que nous venons de chercher à définir, il s’est produit dans le sein même de la littérature un essai de retour à la Renaissance, qui mérite d’être mentionné, bien plus par sa singularité que par son succès, car il a passé à peu près inaperçu. Je veux parler des Païens innocents de M. Babou, série de nouvelles dont les titres seuls indiqueraient déjà suffisamment la tendance originale, si ce n’est bizarre : Le curé de Minerve, l’Hercule chrétien, la Vallée de Diane, etc. Cette dernière nouvelle débute ainsi :

« Oui, vous avez raison, me dit un vieux médecin du Languedoc, depuis longtemps fixé à Paris, il y a dans le midi de la France une population de catholiques-païens ! Sentiments et passions, croyances et caractères, tout en eux porte la double marque de la Rome latine et de la Rome du moyen âge. Il existe bien réellement, le monde singulier que vous avez essayé de peindre dans la Gloriette, dans le Curé de Minerve, dans le Dernier Flagellant. J’ai trouvé dans mes landes le merveilleux qui vous a bercé dans vos jardins d’oliviers. » Plus loin on lit : « Et les fontaines qui chantent, et les fleurs qui dansent, et le tonnerre qui parle avec la formidable voix de Dieu le père, lequel ressemble exactement à Jupiter en courroux, avec sa barbe blanche illuminée par la foudre ! Sous les haillons d’un mendiant, Jésus-Christ lui demande l’aumône, et quand il l’a obtenue, le mendiant se transfigure, non pas pour montrer la couronne d’épines et les plaies sanglantes, mais pour laisser voir la tête radieuse d’un jeune dieu, beau comme Apollon. »

Voici donc Dieu le père assimilé à Jupiter, Jésus-Christ à Apollon, … et en outre un certain Jean-de-l’Ours qui est l’Hercule chrétien ! Ailleurs nous trouvons une vierge sage sous la figure de Minerve : « La patronne du Minervois (canton de l’ancienne Narbonnaise) est représentée avec les attributs d’une vierge sage de l’Évangile, abritant de sa main la lampe mystique. Au fond du tableau se tient immobile un hibou, dilatant ses prunelles rondes où semble brûler une huile d’or. »

Ce bizarre rapprochement de l’idolâtrie et de la dévotion catholique frappe comme une révélation naïve ou indiscrète de la tendance des âmes en France. Chez ce peuple, l’esprit romain, celui du Bas-Empire surtout, n’a point disparu, et à travers cet esprit de la décadence conservé par la tradition, on sent percer les grâces voluptueuses de la Grèce antique. Les gracieuses superstitions de la mythologie païenne convenaient à merveille à l’imagination française. Ainsi s’explique le succès de la Renaissance et l’hymen qui eut lieu à cette époque, entre les deux mythologies, celle du moyen âge et celle de l’antiquité. On comprend le mélange de ces deux éléments chez les poètes français, de Ronsard à André Chénier, et la résistance qui s’opposa, du seizième siècle jusqu’à nos jours, à la naturalisation franche et complète de l’esprit de la Réforme. Le paganisme catholique de M. Babou n’est point un fait isolé : il est l’écho, très faible sans doute, de l’esprit français d’avant la Révolution, mais il nous suffit de l’avoir entendu résonner à nos oreilles pour comprendre ce que le classicisme, qui maintenant nous paraît si sec, pouvait renfermer de poésie et de grâce mystique. Sans doute la France a trouvé sur les lyres émues de Chateaubriand, de Lamartine, de Victor Hugo, d’Alfred de Musset des accents qui nous sont plus sympathiques, mais se maintiendra-t-elle dans ce nouvel idéal ? Les sirènes mystiques de la Renaissance ne chercheront-elles pas à regagner leur empire ? Les conséquences du Romantisme ne seront-elles pas d’établir un nouveau compromis à la manière de Goethe, entre le moyen âge et l’antiquité ? Pour les poètes, on ne saurait en répondre. Mais il est probable que les philosophes, les penseurs, les historiens, les esprits sérieux sauront combattre ces tendances séductrices et maintenir debout l’idéal de la Réforme, ennemi des molles voluptés et des unions équivoques, et seul capable de maintenir une nation florissante sur la voie du progrès intellectuel.

IX

La discipline littéraire en France et les célébrités. — Le style en Allemagne et en France. — Les Précieux et les Réalistes. — Le Réalisme Spirituel.

Tant que le vent du Romantisme a soufflé, l’influence germanique a été bienfaisante, parce que, réchauffée à la flamme de l’inspiration, elle ne se manifestait dans la littérature française que comme un produit de distillation, non comme un pastiche. Mais le vent est tombé. L’Esprit s’est évaporé, la Lettre seule persiste. Les Allemands eux-mêmes, qui avaient fait avec leur classicisme, leur romantisme et leur réveil national, un effort inouï, sont retombés dans la négation.

Cependant en Allemagne, du moins, l’esprit de la Réforme subsiste encore. L’inspiration individuelle y est restée libre. Tout débutant a le pouvoir d’y développer son talent, sa verve et son style à sa manière, en toute liberté. L’originalité y est un mérite, et les Écoles y ont fait leur temps.

En France, on a conservé dans la littérature le pied de guerre, quoique la lutte soit depuis longtemps passée. Tout jeune écrivain est enrégimenté sous la conduite d’un caporal ou d’un sergent de lettres quelconque, qui le dresse à la discipline et lui apprend le pas d’école, au moment où le néophyte sent ses ailes l’entraîner. S’il cherche à déserter et qu’il se présente à un éditeur : « Je ne peux vous imprimer, lui dit-on, tant que vous ne serez pas connu, — adressez-vous à une Revue. » C’est-à-dire : faites-vous inscrire dans une compagnie de conscrits, sous la direction d’un capitaine qui n’a peut-être jamais fait le coup de fusil, et encore moins vu le feu.

Il n’y a que les hommes réussis qui aient le droit d’avoir un style à eux et de dire à peu près ce qu’ils pensent. Mais alors ils entrent dans la littérature comme tant d’autres dans le mariage : usés et fourbus, morts depuis longtemps à la poésie. À dater du jour où ils ont reçu leurs épaulettes, ils se cramponnent au râtelier du régiment avec l’énergie d’un estomac trop longtemps malmené et qui enfin veut jouir des bienfaits d’une sinécure. Ces hommes réussis sont ce qu’on appelle en province des célébrités.

D’ordinaire le poète de province arrive à Paris avec un bel oiseau au plumage splendide, au vol irrégulier mais puissant, à la voix pleine de suaves mélodies. Cet oiseau s’appelle l’illusion.

Lorsqu’il s’est repu des bruits de la foule, de la splendeur des monuments, du luxe des théâtres, des promenades, des cafés ou des bals, le provincial cherche à pénétrer dans le monde littéraire et à voir de près les Arthur du roman, les Antony du théâtre, les Alfred de la poésie, les Léon du feuilleton… Quoi ! ce gros bonhomme à favoris, ventru, bourgeonné, commun d’allure, aussi peu poli que mal cravaté, c’est le brillant esprit, le poète paradoxal qui a remué tant de fibres dans les jeunes poitrines !… Quoi ! ce petit monsieur mal bâti, roide et empesé sous ces lunettes bleues, c’est le gracieux romancier qui fait revivre à nos yeux les beaux âges poétiques et chevaleresques !… Quoi ! ce grand dadais qui n’a plus de dents et qui bavarde comme une pie, c’est le publiciste fameux et éloquent dont les articles font le désespoir des sous-préfets et la terreur des gendarmes !

Ici l’oiseau splendide commence à perdre quelques plumes de ses ailes.

Mais écoutons parler tous ces grands hommes. Quelles sont leurs principales préoccupations ? De quoi vont-ils nous entretenir ?… Hélas !… du prix de revient de chacune de leurs lignes, du nombre de pétales de chacune de leurs fleurs ! Ce ne sont pas des artistes, ce sont des marchands de phrases. Il est vrai qu’ils frisent tous la cinquantaine et qu’il est temps pour eux de songer sérieusement au pot-au-feu.

Comment composent-ils ces œuvres que la France et l’Europe admirent sur la foi d’un éditeur de Paris ? Vont-ils s’asseoir sur le trépied de la pythie ? Ah bien oui ! Les voyez-vous s’atteler jusqu’à trois à une pièce de théâtre ? L’un a trouvé le sujet, l’autre le met en œuvre ; le troisième paie le papier et fait les visites de rigueur, et l’affaire est lancée. Le nom de la maison suffit pour recommander la marchandise, et le public sort enchanté en se disant : « Ce diable de X*** a toujours bien de l’esprit ! »

C’en est fait ! Les talents vieillis, épuisés, perclus ont envahi la critique, le théâtre, les grands journaux et les revues. Ils occupent tous les recoins de la presse sans y laisser arriver la jeune sève, les talents du jour impatients d’éclore et de se déployer au soleil.

La plupart des jeunes littérateurs, repoussés avec perte du seuil des grandes publications, se sont réfugiés dans la petite presse parisienne, et s’y font, du haut de leurs forteresses de nougat, une guerre de myrmidons. Le Figaro, le Nain jaune, le Tintamarre, etc., sont autant de gamins qui se querellent entre eux et se jettent des boulettes les uns aux autres. Ils cherchent à intéresser le public à leurs petites sympathies, à leurs minces personnalités, à leurs célébrités d’estaminet, au lieu de s’élever avec les ailes vigoureuses de leur âge dans l’éther lumineux de la poésie et de la science.

L’oiseau du provincial se déplume à vue d’œil.

Mais il y a dans la foule des germes vivaces, des sèves bouillonnantes, des talents complets même qui ne réussissent pas à se produire. Il faudrait qu’ils se fissent petits pour entrer sans se briser dans les cadres mesquins qu’on leur impose. Et puis savez-vous qui est chargé d’apprécier les œuvres présentées aux revues, aux grands journaux, aux éditeurs, aux théâtres même ? Vous croyez qu’il y a là quelque critique distingué, quelque littérateur illustre en retraite, quelque invalide de l’art, couvert de chevrons et de croix, placé sur le seuil du sanctuaire pour y introduire la jeune génération ?

Détrompez-vous. Ceux qui lisent votre œuvre n’ont jamais écrit que des factures, jamais aligné que des chiffres. Ce sont des muets chargés d’apprécier des orateurs, des eunuques préposés à la surveillance du sérail, des marchands qui mettent la poésie dans un tiroir, entre le sucre et la cannelle.

Ici le provincial jette un coup d’œil sur son oiseau déplumé. Pour apaiser sa faim, le poète le tue en soupirant, le cuit et le mange.

Les rares exceptions qui se présentent çà et là ne servent, comme toujours, qu’à confirmer la règle. Un auteur dramatique fort applaudi maintenant m’a raconté comment il était parvenu à faire jouer sa première pièce. Le manuscrit était déposé depuis un an chez le directeur d’un théâtre, après avoir été reçu à correction. Impatienté du retard, le jeune auteur se présente :

— Vous ne voulez donc pas me jouer ?

— Je ne dis pas non. Votre tour viendra.

— Mais que faire en attendant ?

— D’autres pièces.

— Oui, pour qu’elles traînent dans vos cartons.

— Il y en a tant d’autres dans le même cas.

— Comment faire pour arriver le premier ?

— Devinez !

À la manière dont le directeur prononça ce dernier mot, notre jeune poète sentit un rayon de lumière lui traverser l’esprit. Il reprit sa pièce et courut chez l’actrice en vogue.

— Madame, lui dit-il, un soir j’allai vous voir jouer. Je sortis enthousiasmé. La même nuit, l’âme pleine de votre image, j’écrivis la pièce que voici.

L’actrice sourit et accepta le manuscrit en promettant de le lire. Le lendemain elle promettait de jouer la pièce. Et voici comment, un mois après, le public parisien eut un chef-d’œuvre nouveau à applaudir.

Mais là où le despotisme littéraire de la Renaissance se fait le plus fâcheusement sentir, c’est dans le style. Pour beaucoup de gens, le style est un tapis qu’on étend sur la place publique et sur lequel on se livre à des tours de force ou d’adresse. Pour nous le style n’existe pas par lui-même, il n’est que la ligne idéale qu’on tracerait au contour extérieur de la pensée. Le fait est qu’on lui accorde en France une importance exagérée. À force de répéter que le style sauve les livres de l’oubli, on pense qu’il suffit d’écrire correctement, élégamment et avec coquetterie pour produire des chefs-d’œuvre, et sur le plus maigre thème on module des variations à l’infini. Les Allemands tombent un peu, il est vrai, dans l’extrême opposé. Leur prose est loin jusqu’à présent de valoir la nôtre, parce que, préoccupés avant tout d’approfondir le sujet qu’ils traitent, ils considèrent la langue comme une esclave qui doit obéir mais qui trop souvent reste nue ou vêtue de haillons en désordre. S’ils écrivaient avec une logique plus serrée, s’ils se rendaient toujours parfaitement compte de leurs pensées, ils auraient nécessairement plus de style, car le style c’est la démarche noble d’un empereur, la tournure gracieuse d’une belle femme, le maillot de soie qui dessine une jambe bien faite ; ce n’est point un vêtement étranger qu’on puisse revêtir à volonté.

« Le style, dit Buffon, n’est que l’ordre et le mouvement qu’on met dans ses pensées. Si on les enchaîne étroitement, si on les serre, le style devient ferme, nerveux et concis ; si on les laisse se succéder lentement, et ne se joindre qu’à la faveur des mots, quelque élégants qu’ils soient, le style sera diffus, lâche et traînant. »

« La pensée, dit à son tour M. de Barante, est comme la fille de Jupiter qui sortit toute armée de son cerveau. » Les armes de la pensée allemande manquent généralement de poli et d’élégance, mais du moins elles sont de fer, parce qu’elles ont à protéger une poitrine humaine, tandis qu’en France où elles paraissent étincelantes, et ornées de ciselures et de pierreries, ce ne sont trop souvent que des armures du carton doré, bonnes pour recouvrir des automates.

Le grand tort des écrivains français, c’est de sacrifier la simplicité, la sobriété, la vraie beauté à ce faux idéal qu’on appelle l’élégance. Que de critiques, de chroniqueurs, de feuilletonistes qui lancent quotidiennement leur feu d’artifice aux moineaux, qui amoncèlent volumes sur volumes sans semer une idée féconde, sans révéler une pauvre petite vérité, sans même se donner la peine d’étudier les sujets qu’ils traitent ! Ont-ils une noble cause à défendre, un principe à développer, une invention à faire connaître, une beauté à révéler ? Non. Ils font du style, c’est leur spécialité. Ne leur en demandez pas davantage.

Lorsqu’on a quelque chose à dire je comprends qu’on prenne la plume. La langue n’est pas faite seulement pour dissimuler la pensée. Mais que tous les jours, à propos de rien, pour gagner sa vie, on écrive à tort et à travers sur une solennité musicale ou dansante, sur les cancans du jour, sur un sujet qu’on se donne, sur les travaux des autres, uniquement pour faire du style, voilà certes un bien triste métier et qu’il ne faut souhaiter ni envier à personne.

Les hommes de style ont fait de la littérature une chose inutile et nauséabonde, dont le public n’a pas eu tort de se lasser. Ah ! c’est que le siècle devient pratique. Il veut que la plume soit un arme qu’on polisse et qu’on aiguise pour la mettre au service de l’humanité, et non une marotte ou une latte, qu’on secoue ou dont on frappe à grand bruit les passants. La littérature a une mission civilisatrice. Elle n’a plus le droit de chanter et de danser comme au temps où les esclaves étaient les gardiens des beaux-arts. Voyez nos grands auteurs modernes : Béranger, Lamartine, V. Hugo, Paul-Louis Courier, Lamennais ! Ont-ils fait de l’art pour l’art, ont-ils fait du style ? Ou s’ils en ont fait à une époque où l’on avait le temps de les entendre et de les applaudir, pourraient-ils en faire encore aujourd’hui ?

Allez, hommes de style, suspendre vos draperies aux baraques des saltimbanques, allez ameuter au bruit de vos lazzis une foule qui vous écoute un instant et se disperse en haussant les épaules ! Allez ! on ne croit plus en vous, votre règne est mort. Une génération sérieuse, pratique, ardente à la reconstruction de l’art, vous a succédé et va vous fermer les portes du temple.

Le style n’existe plus par lui-même. La forme n’est qu’un moyen plus clair, plus puissant, plus durable de répandre sur tous la pensée de chacun. Ce n’est plus un but esthétique qu’on se propose, un tournoi d’esprit dans lequel on déploie une force factice pour un combat imaginaire. Les armures de carton sont reléguées à l’hippodrome. La littérature est devenue majeure, citoyenne, mère de famille, et législatrice. Elle ne va plus chanter au caveau, danser au théâtre, ou déclamer à l’Académie. Les siècles qui ont précédé ont accompli son éducation. Le dix-septième lui a appris à écrire, le dix-huitième à penser, la Révolution à souffrir, et le Romantisme l’a émancipée. Elle a voyagé au-delà des frontières, elle a étudié la pensée et les mœurs des pays étrangers ; il lui reste à accomplir dans son propre pays la mission affirmative de son époque.

Ce qui nous reste aujourd’hui de cette influence allemande qui avait dominé le mouvement romantique s’est réfugié dans une petite école qu’on a appelée l’école réaliste, et contre laquelle protestent, sous prétexte d’esprit français, quelques écrivains de style que nous avons appelés ailleurs les Précieux du xixe  siècle 19. Je n’ai plus rien à dire de ces derniers, pauvres gens que l’inspiration a abandonnés et qui se battent les flancs pour remettre en circulation leur sang lymphatique ! Ce sont eux qui, accroupis au rez-de-chaussée des grands journaux, tirent le cordon d’un air aimable aux lecteurs trop lents à pénétrer sous les colonnades stupéfiantes de l’édifice ! Ce sont eux qui versent et reversent leur eau tiède sur le thé qu’ils ont dérobé çà et là à leurs « grands modèles » ! Ce sont eux dont les petits bourgeois disent, en savourant leurs jolis bons mots : Voilà un homme qui écrit bien !

Les réalistes sont, au contraire, des auteurs sincères qui après avoir pris en dégoût toutes ces élégances, se sont avisés d’écrire droitement, simplement et naturellement leurs impressions, de puiser dans la nature des inspirations toutes fraîches au lieu de se risquer dans une lutte désespérée avec les grands maîtres.

Voici quelques-unes des confessions de M. Champfleury qu’on a considéré comme le chef de la jeune école réaliste. Elles suffiront pour montrer combien son procédé se rapproche de celui des auteurs germaniques :

« Le mot de réalisme est un grelot qu’on attache de force à mon cou. Les mœurs de la famille, les maladies de l’esprit, les curiosités de la rue, les scènes de campagnes, l’observation des passions, appartiennent également au réalisme, puisque le mot est à la mode. Mais cela sert de thème à quelques ignorants, qui délayent dessus leur prose insipide, sans se douter combien le vrai public reste étranger à la querelle. Je cherche avant tout à rendre sincèrement dans la langue la plus simple de mes impressions. Ce que je vois entre dans ma tête, descend dans ma plume, et devient ce que j’ai vu. La méthode est simple, à la portée de tout le monde. Mais que de temps il faut pour se débarrasser des souvenirs, des imitations, du milieu où l’on vit et retrouve sa propre nature ! »

« … Le langage le plus magnifique, qui voile la pauvreté de sentiments humains, me fait penser aux épées de fonctionnaires municipaux de province ; la garde est en nacre, la lame est en bois ; mais aussi je suis plein de reconnaissance pour les esprits chercheurs bourrés d’idées, et qui se soucient médiocrement de la forme souvent pénible et pareille à un écheveau emmêlé. J’admets les formes les plus bizarres, les plus maniérées, les plus tourmentées, quand le fond en vaut la peine. »

« Aujourd’hui le daguerréotype est une injure à la mode en littérature. Qu’un écrivain étudie sérieusement la nature et s’essaie à faire entrer le plus de vrai possible dans une œuvre, on le compare à un daguerréotypeur. On n’admet pas que la vie habituelle puisse fournir un drame complet. La reproduction de la nature par l’homme ne sera jamais une reproduction, ni une imitation, ce sera toujours une interprétation. Supposons dix daguerréotypeurs réunis dans une campagne, et soumettant la nature à l’action de la lumière. À côté d’eux dix élèves en paysage copiant également le même site. L’opération chimique terminée, les dix plaques rendent exactement le paysage sans aucune variation entre elles. Prenez ensuite les esquisses des dix élèves quand ils auront fini. Pas une ne se ressemble. Les uns auront trouvé l’herbe verte, d’autres l’auront peinte rousse. Le site était riant et gai, quelques-uns l’ont vu mélancolique et sombre. À quoi tient cette différence ? À ce que l’homme, quoi qu’il fasse, est toujours emporté par son tempérament. Un chêne change de forme et de couleur pour l’homme sanguin et pour l’homme bilieux. Le blond ne voit pas comme le brun. L’homme maigre n’éprouve pas devant la nature les mêmes sensations que l’homme gras. L’homme n’étant pas machine, ne peut rendre les objets machinalement. Donc l’assimilation de l’homme à une machine est dépourvue de justesse. »

« Les matamores de la phrase, les sectateurs du style, ceux qui emploient de terribles substantifs campés sur la hanche, toujours suivis d’une foule empressée d’adjectifs galonnés, accusent les gens dont la phrase se contente d’être vive comme un oiseau et simple comme une jeune fille, d’avoir un style plat. C’est une des injures les plus neuves avec celle du style gris. Pour eux, Voltaire, dans sa Correspondance, a le style plat. En musique, le violoncelle leur représente le gris. Il leur faut le son de la trompette. Quant aux auteurs badins et galants, ils prêchent la cambrure de la phrase, le pétillement du mot et les paillettes du style comme sur un habit de marquis ; à leurs yeux, le dialogue n’est qu’une escrime brillante, et chaque interlocuteur doit se renvoyer les mots comme dans une partie de raquettes… »

« Chaque homme a son style qu’il apporte en naissant. Tout se tient dans l’homme ; une difformité dans la figure se retrouve au moral, et en y apportant une scrupuleuse attention, on trouverait dans les œuvres d’un homme qui louche cette imperfection par quelque côté. »

« Un grand écrivain n’est pas celui qui écrit le plus correctement ; c’est celui qui a le sentiment le plus prononcé de la langue ; un esprit laborieux peut se lancer à la recherche des origines de notre langue, en côtoyant le marais des langues étrangères auxquelles elle a été demander du secours quelquefois, mais les véritables écrivains sont ceux qui se contentent de boire à la source de ce ruisseau clair, murmurant sur les cailloux, et qui n’est autre que la langue française. »

« Toutes les fois que j’entends un pétaud critiquer le français d’un livre quelconque, je ne manque pas de lui demander si lui, le premier, connaît bien ce français dont il fait un épouvantail. Style, formes, images, couleur, figure, gris, plat, termes inutiles qui apprennent à douter, qui forment le bagage de l’homme qui n’a pas autre chose dans son sac. — Il n’y a rien de tel qu’un peuple sans académie, dit Mercier, pour avoir une langue forte, neuve, hardie, imagée. Ce mot n’est pas français. Et moi je dis qu’il est français, car tu m’as compris : si vous ne voulez pas de mon expression, moi je ne veux pas de la vôtre. Mais le peuple qui a l’imagination vive, qui crée les mots, qui n’écoute rien, qui n’entend pas ces lamentations enfantines sur la prétendue décadence du goût, lamentations absolument les mêmes de temps immémorial, le peuple bafoue les régenteurs de la langue et l’enrichit d’expressions pittoresques, tandis que le lamentateur s’abandonne à des plaintes que le vent emporte. La hardiesse dans l’expression suppose la hardiesse de la pensée… La langue est à celui qui sait la faire obéir. »

J’ajouterai à ces extraits mon propre jugement sur le Réalisme, tel que j’ai eu l’occasion de l’exposer dans le Nº de l’Artiste du 15 janvier 1860 :

Sur le réalisme.

Je croyais la question vidée depuis longtemps. Ce n’avait été qu’un malentendu, qu’une surprise qui valait à peine qu’on la relevât. Mais voici une critique de la Revue européenne qui revient à la charge et qui veut bien défendre l’idéal contre les attaques de MM. Champfleury, Courbet, Flaubert, Feydeau et autres réalistes parisiens ! Il paraît qu’on ne s’entend point encore et que la mystification continue. Soit ! J’aurais eu deux mots à dire là-dessus il y a trois ou quatre ans ; mais je me taisais, croyant mon idée perdue faute d’actualité. Grace à la reprise des hostilités, je vais donc la risquer ; mais je serai bref. Quand une question est claire, il suffit de quelques mots pour la résoudre.

Qu’est-ce que le réalisme, si ce n’est le sentiment de la réalité, de la nature ? Que serait l’art dépourvu de ce sentiment, si ce n’est un mensonge ? Donc, à mon avis, le réalisme est la véritable base de l’art.

Tous les grands auteurs, tous les grands artistes sont réalistes. Ils ne seraient pas grands sans cela, car il y a deux genres d’inspiration : l’inspiration primitive et l’inspiration secondaire.

La première est celle que donne à quelques rares intelligences le sentiment de la nature. Chez ces êtres privilégiés, ce sentiment n’est point seulement cette vague poésie qui nous pénètre, nous envahit et nous émeut même, nous autres profanes, à l’aspect d’un paysage gracieux ou sévère, d’une physionomie humaine belle ou caractéristique, ou de telle scène combinée, et dont nous sommes frappés. Chez l’artiste véritable, ce sentiment est infiniment plus précis. Il devient chez lui une conception plastique, un tableau harmonieux et complet qui se fixe dans son souvenir comme un tout indivisible, et qui l’inquiète, l’agite et le tourmente, jusqu’au moment où il est arrivé à le fixer au moyen des procédés de son art. Ce coup d’œil plastique, joint à cette fièvre de reproduction, est précisément ce qui distingue le véritable artiste du faux. La base de cette inspiration est dans la nature ; mais avant de se traduire en œuvre d’art, elle traverse le cerveau, y entre en fusion, et en sort, tableau ou statue, dans toute sa beauté idéale, comme la Minerve du cerveau de Jupiter.

Qu’est-ce que le réalisme pour ce grand artiste que nous venons de caractériser ? est-ce le but de sa recherche ? non, puisque le résultat est l’idéal. La réalité étant pour lui la source du beau, le réalisme est le moyen de reproduire la réalité dans tous ses détails. C’est le portefeuille de l’art.

Qu’un peintre me montre son album d’études prises à la campagne, dans la foule, dans la vie ; si ces études sont exactes, sans recherche, crues comme la réalité, parfaitement réalistes, en un mot, alors je lui dirai qu’il est sur la voie du vrai talent. Mais il en est bien loin encore, et c’est à l’œuvre que je l’attends.

L’inspiration secondaire est celle qui vient, non de la contemplation de la nature, mais de celle des œuvres, de celle des maîtres peut-être ; n’importe, c’est une inspiration de seconde main ; elle ne produira jamais que l’imitation, et l’imitation n’est point l’art. Que présentent les maîtres à notre admiration ? l’idéal, c’est-à-dire la nature modifiée par un sentiment spécial, influencée par une idée poétique, dramatique, par les nécessités de l’harmonie, par les exigences d’un sujet. S’inspirer de cette nature quintessenciée, ce n’est autre chose que pousser à l’extrême la poursuite de l’idéal et tomber nécessairement dans le faux, et cela dans le cas le plus favorable, et en supposant au copiste de l’intelligence et du talent. Que sera-ce si l’élève à qui l’on impose la tâche de copier l’œuvre d’un maître s’en acquitte sans inspiration ? il reproduira froidement et sèchement le modèle conçu et exécuté au milieu des tressaillements et des ardeurs de l’invention, il fera un glaçon d’une fontaine, une grimace d’une expression passionnée, une charge ridicule d’un tableau sublime.

Seul, l’artiste qui est arrivé à comprendre la nature, à l’aimer et à la rendre mère, peut retirer quelque profit de la contemplation des maîtres. Ils seront souvent alors pour lui l’objet de révélations fécondes. Il admirera la puissance avec laquelle ils auront compris certains mystères de la forme ou de la couleur jusqu’alors obscurs pour lui, il découvrira chez eux certains moyens d’expression qui lui ont échappé, il s’élèvera jusqu’à l’idéal dont ils ont été inspirés, et en viendra à remonter jusqu’à la source chaude de leur inspiration première ; mais malheur à lui si l’admiration l’attire à les imiter ! Qu’il s’enfuie alors, les mains sur les yeux, et qu’il s’en retourne oublier au sein de la nature tout ce qu’il a vu ! qu’il se recueille de nouveau et retrouve ses émotions naïves, ses émotions d’autrefois. S’il y réussit, il est sauvé. Rompu aux difficultés pratiques, initié aux procédés des maîtres, affranchi de la tyrannie des idées étrangères, il redeviendra lui-même, il exprimera son émotion propre, sa manière de voir originale, et méritera sa place au soleil. Puisant incessamment à la source inépuisable du beau, il sera désormais à l’abri de la stérilité et à l’abri de la fausseté. Il sera réaliste avec amour, réaliste spirituel, artiste dans le sens le plus élevé et le plus vaste.

Maintenant, qu’on ait voulu faire descendre ce vrai réalisme, cette véritable inspiration primesautière et spontanée jusqu’à la recherche du trivial et du laid, c’est ce que je ne crois pas. Je pense que les réalistes (artistiques ou littéraires) dont il est question depuis quelques années, MM. Courbet, Champfleury et autres, raisonnent comme je le fais sur les principes généraux, et savent fort bien que leurs études d’après nature ne seront jamais des tableaux. Seulement, fatigués sans doute de voir l’art tomber d’imitation en imitation jusqu’à l’infiniment petit, à l’infiniment gracieux, à l’infiniment idéal, ils ont voulu prouver énergiquement, brutalement peut-être, que l’art faisait fausse route, et que la nature, quelque rude, quelque vulgaire qu’elle fût, valait encore la peine d’être reproduite. Faute de pouvoir ouvrir leurs portefeuilles à la foule, ils ont exposé leurs études dans des cadres d’or et de grandeur naturelle pour faire croire à des tableaux. La foule les a frappés d’anathème, les simples ont crié au scandale, les habiles n’ont vu là qu’une réclame hardie ; mais quelques artistes ont compris, et M. Courbet, dont la réputation est sacrifiée, a produit M. Breton, qui, avec plus de mesure, a su profiter du réalisme pour arriver à la vérité, à l’harmonie et à la beauté. Nous citons M. Breton comme exemple, parce que c’est le premier nom qui se présente sous notre plume, mais il y en a cent à côté de lui qui ont compris. Il y en a cent qui, fuyant les écoles et les musées, se sont sauvés dans les champs, dans les bois, en pleine campagne ; qui cherchent à y surprendre les coquetteries, les caprices, les émotions de la nature, et qui nous en reviendront tout imprégnés de soleil, d’harmonie et de sentiment.

Le réalisme n’a pas dit son dernier mot. Il a eu ses martyrs : MM. Courbet et Champfleury ont souffert pour lui. Peut-être seront-ils sacrifiés à tout jamais ! Qu’importe ? ils ont eu le courage d’une idée vraie. D’autres en profiteront. D’autres, avec un talent plus sobre, plus vif, plus coloré, plus chaud, produiront des œuvres dont la beauté, la grâce, la poésie n’auront été volées à personne, qui ne devront rien à M. Ingres, rien à M. Delacroix, rien à Scheffer, rien à Delaroche, rien aux paysagistes académiques, rien même à Claude Lorrain, à Poussin, à Rubens, à Raphaël. Et ce sera de l’art et du véritable, car la source en est éternelle, impérissable, aussi longtemps que le soleil verse ses rayons d’or sur les magnificences de la création et dans les profondeurs de l’âme humaine.

* * *

Pour nous résumer, reconnaissons que le réalisme est le fruit le plus sain qui nous reste du Romantisme et de l’influence germanique. Mais, peut-être, en retournant vers la nature a-t-on méconnu la vraie mission de la littérature et de l’art, qui n’est point seulement de reproduire la réalité actuelle, palpable, quelque vivante qu’elle soit, mais la vérité typique, éternelle, humaine, telle qu’elle nous a été révélée par des poètes tels que Homère, Shakespeare, Goethe ou Byron. De là cette défaillance actuelle de l’art qui, sous prétexte d’originalité, a fait perdre au gros de l’armée des littérateurs, la route tracée laborieusement par le génie des grands siècles. Forcément réalistes, nous sommes dans une période d’étude. De toutes nos recherches, de tous nos errements, naîtra, sous son drapeau victorieux une armée éprouvée dans les combats singuliers. C’est du développement historique de l’art que nous tirons cet heureux augure. Le réalisme comme source, l’inspiration ou le spiritualisme comme moyen, l’idéal comme but : tout le programme esthétique est dans ces trois termes.

Il viendra un jour, et je ne veux pas en douter, où nos recherches, nos inquiétudes, nos angoisses auront un terme. Ce jour-là, la littérature retrouvera le lyrisme des grandes époques, et le grand art naîtra tout naturellement de la civilisation reposée, comme ces fleurs magnifiques qui n’éclosent que tous les cent ans.

IX.
Des conditions de la littérature et de l’art au XIXe siècle20

Au milieu des travaux d’érudition spéciale qui seuls font la gloire littéraire de notre époque, il est intéressant de remonter par moments aux idées générales.

Les idées générales sont encore sous le coup d’un ostracisme mérité. On les a considérées à bon droit comme dangereuses, à une époque assez rapprochée de nous, parce qu’après avoir été jetées dans l’air par les savants et les philosophes, elles en étaient venues à oublier leur origine et à se perdre dans de vaines abstractions, dans d’absurdes rêveries, dans des théories d’autant plus audacieuses qu’elles étaient dépourvues de sens commun et de portée pratique. Ce fut alors qu’elles produisirent cette lassitude morale qu’on a appelée en France la maladie du siècle, et qu’on a caractérisée en Allemagne sous le nom de Weltschmerz (la douleur du monde).

Mais nous sommes bien loin d’une pareille époque, nous en sommes aux antipodes. La maladie de notre temps n’est plus cette soif d’idéal, ces aspirations prétentieuses, ces grimaces sentimentales, comme on les a appelées en Allemagne. Nous sommes infiniment plus raisonnables, nous ne lisons plus de vers, nous ne laissons plus flotter nos longs cheveux sur nos épaules. En sommes-nous mieux portants, voilà la question ?

Descendus des hautes sphères où nous planions il y a vingt ans, nous nous traînons dans les bas-fonds marécageux de l’esprit pratique, nous nous croyons devenus sérieux depuis que nous ne songeons plus qu’à nos intérêts matériels et, comme l’a dit, je crois, V. Hugo : « L’aigle frappé au cœur est tombé dans la marmite ! »

La poésie est morte ou du moins elle ne trouve plus d’échos dans la foule. Mais les poètes nous sont restés. Pour s’en convaincre, on n’a qu’à lire les catalogues de la librairie, en France comme en Allemagne, et l’on s’étonnera du nombre immense de recueils poétiques qui naissent et meurent comme ces bulles de savons aux reflets irisés que les enfants remplissent de leur fraîche haleine. Les poètes vivent encore — et ils vivront toujours, les malheureux ! Ils ne cesseront de maudire notre société si policée, si civilisée, si fière de ses succès. Ils jetteront toujours leurs notes plaintives au milieu des solennités officielles, des splendeurs aristocratiques ou militaires, des bruits de fêtes et des sifflets de locomotives ! Ils ne cesseront de se plaindre de l’abandon d’un public qui jadis les idolâtrait, en apparence du moins, et ils subsistent comme une protestation vivante de l’idéal contre le matérialisme, des vérités éternelles contre ce que nous appelons la vie pratique.

Les poètes se trouvent actuellement dans la position de ces pauvres enfants des contes de fées, que des parents avares et dénaturés vont perdre dans la forêt, faute de pouvoir les nourrir. Qu’il soit permis du moins au plus petit d’entre eux de monter sur un arbre et de chercher s’il ne découvrira point quelque lumière à l’horizon !

Je ne veux, ni défendre exclusivement la poésie et les poètes, ni attaquer les savants spéciaux qui ont consacré leur existence à des recherches microscopiques, mais nécessaires à la reconstitution et aux progrès de l’histoire et de la philosophie. On ne peut qu’admirer les vives lumières que jette l’observation patiente et approfondie, dans le domaine des sciences naturelles, et l’on sait les rapports que ces études peuvent avoir avec les plus hautes spéculations de l’esprit, et les conséquences qu’on en a fait découler jusque sur le plus ou moins d’authenticité des traditions religieuses. — L’activité qui se déploie sur le terrain de l’histoire littéraire a éclairé bien des points intéressants de la vie des nations, ou de celle de ces grands hommes qui ont jeté dans la circulation les idées que nous appelons les nôtres, par droit d’héritage.

Mais, n’y a-t-il pas quelque exagération dans ces admirations posthumes, dans ces fouilles souvent indiscrètes que nous pratiquons jusque dans la vie privée des hommes du passé, et, au lieu de perdre tant d’heures à ruminer les idées d’une autre époque, au lieu de nous plonger exclusivement dans la contemplation et dans l’étude de la grandeur d’autrui, ne ferions-nous pas mieux de nous occuper un peu de nous-mêmes, et de laisser à nos neveux autre chose que des commentaires ?

Enfin, la philologie, cette science éminemment berlinoise, a rendu dans les derniers temps de tels services à l’histoire, éclairé d’un jour si nouveau l’histoire des migrations des peuples, et celle du développement des diverses nationalités, qu’on ne peut que se féliciter de voir cette science grandir et se répandre de jour en jour davantage. Cependant ne l’oublions pas : la philologie n’est que l’étude, l’anatomie d’un instrument. Mais il y a un art supérieur à celui du luthier, c’est celui de l’artiste qui s’empare du luth, en tire de sublimes accords, et entraîne à sa suite les générations charmées.

C’est donc particulièrement de l’art, qui comprend la littérature d’invention ou d’imagination, aussi bien que les arts plastiques, que je voudrais vous entretenir aujourd’hui. C’est là qu’est notre mal actuel. Depuis la période classique en Allemagne et le Romantisme en France, deux périodes qui se sont suivies de près, l’art n’a plus fait que descendre, et, tout en ayant la conscience de son état, il fait maintenant de vains efforts pour remonter à la hauteur des modèles. « Tant pis pour lui ! dira-t-on. Ce sont les grands écrivains qui manquent. Nous ne demandons pas mieux que d’applaudir à de belles œuvres ; pourquoi ne se montrent-elles pas ? Tout écrivain est libre de travailler dans son cabinet, et d’écrire des chefs-d’œuvre. Ce n’est pas la société qui l’en empêche. »

Voilà ce qu’on dit, et je crois que l’on a tort. De tout temps la littérature a été l’expression de la société. Chez les Anciens, les chants religieux, les chants patriotiques, les chants de guerre et les chants d’amour étaient l’expression spontanée des croyances, des passions, des colères, des joies ou des triomphes de ces nations primitives. À l’heure qu’il est, les chants ou les danses nationales sont encore un besoin pour les classes inférieures ou pour les peuples chez lesquels la civilisation n’a pas encore complètement pénétré, — et là, dans ces régions peu éclairées mais d’autant plus susceptibles de sentiments, d’autant plus fraîches de sève, d’autant plus humaines que les mille hypocrisies de la civilisation y ont moins corrompu les âmes, là règne encore et règnera toujours le culte de l’art naïf, de l’art national ; et c’est une preuve que l’art n’est point seulement un agrément, mais une nécessité de la vie.

De nos jours cependant à quoi se réduit-il après avoir produit tant de chefs-d’œuvre, après avoir élevé si haut le point de vue d’où nous pouvons considérer l’ensemble de la vie humaine ?

L’art n’est plus guère qu’une imitation, qu’un métier dont les procédés sont presque à la portée de tout le monde. Nous sommes dans la période des épigones ou des successeurs. Est-ce la faute des écrivains ou des artistes ? Non. C’est une fatalité de l’époque.

Nous vivons dans un moment de crise, dans un moment de transition entre la décomposition de l’ancienne société et une renaissance prochaine. Depuis le commencement de notre siècle, de nouveaux principes émanés du travail scientifique des siècles passés, ont pris place dans le droit public, dans la philosophie ou la religion, dans l’histoire, dans toutes les sciences et dans tous les arts. Ces principes ont été proclamés de diverses manières par un redoublement d’activité intellectuelle, et par l’organe de la presse.

D’abord l’esprit des poètes et des écrivains s’en est emparé, la foule s’en est émue, et une série de chefs-d’œuvre est venue planter le drapeau du monde nouveau sur les ruines d’une société décrépite. Le mouvement littéraire de notre époque n’a été que la préface générale du grand œuvre de la régénération sociale. Il a jeté dans la jeune génération le germe de la vie nouvelle. Il a préparé l’individu, par l’observation psychologique et intime, aux nouveaux devoirs de l’association future.

Celle-ci ne sera plus comme l’ancienne une société mineure, ignorante de ses droits et de ses devoirs et dans laquelle l’intérêt général était presque toujours sacrifié à l’intérêt particulier. Ce sera une société majeure, composée d’individualités perfectionnées et intelligentes, et qui, toutes les fois qu’elle se heurtera à l’imperfection de notre nature humaine, sacrifiera sans hésiter l’intérêt particulier à l’intérêt général.

D’ici là, nous avons encore à traverser une longue période de luttes, pendant laquelle la littérature est mise sur le pied de guerre.

Adieu les fêtes et les tournois poétiques, les couronnes de roses et les couronnes de laurier ! — Dans la main des poètes, la lyre est devenue une arme, la parole une épée ; le courage doit succéder à l’éloquence, les opinions prendre la place des sentiments, et la rêverie est interdite !

La littérature est devenue militante. Elle doit s’efforcer de seconder par la presse les perfectionnements de l’industrie, elle doit courir avec les chemins de fer d’une frontière à l’autre pour effectuer l’échange des idées entre les diverses nations, elle doit éclairer la loi, renverser le préjugé, reconstruire la morale, et hâter partout l’œuvre de paix et de réconciliation universelle.

En présence d’une pareille tâche, la littérature a peu de temps à accorder à l’étude et à la recherche du beau. Cependant quelques esprits de choix se sont mis en quête du nouvel idéal, et rejetant toute imitation des époques antérieures, pensent le trouver dans l’étude et l’observation exacte de la nouvelle société. Sans doute ils auront beaucoup de peine à reconstruire des types tels que ceux qui nous ont été légués par l’antiquité ou le moyen âge. La poésie historique ne naît guère que de l’effet de perspective produit par l’accumulation des âges. Cependant il est deux sources auxquels les poètes n’auront qu’à puiser pour retrouver les éléments impérissables du beau : Ces deux sources sont la nature et l’âme humaine.

Les grands écrivains de notre époque : Goethe, Byron, Lamartine, Victor Hugo ont déjà retrouvé cette veine poétique de l’inspiration primitive, qui longtemps s’était égarée dans l’imitation et dans la routine. Le jour où la littérature en aura le temps, c’est sur leurs traces qu’elle marchera. Mais pour le moment, le monde moderne, voguant sur les ondes agitées de l’inconnu, n’a pas le loisir de prêter l’oreille aux chants séduisants des sirènes.

Si Goethe et Schiller 1 avaient vécu dans ce moment-ci, je me demande s’ils auraient eu le loisir de produire tant de grandes choses, et si nous ne les trouverions pas plutôt parmi les journalistes, ou à la chambre des représentants !

Le fait est que nous sommes dans la période des petites choses, des détails, des spécialités.

Ce n’est pas seulement dans la littérature que l’on rencontre des réalistes, des spécialistes, des hommes de détail. Ce phénomène se retrouve jusque dans le commerce, quoique celui-ci semble être placé tout à fait en dehors des influences philosophiques. À Paris, il y a quinze ou vingt ans, — sous le règne des abstractions — on lisait sur les enseignes : Comptoir général, ou Bureau général de chaussure, de quincaillerie, de bonneterie, de chapellerie. — Sous la révolution de 48, on substitua aux comptoirs généraux ces fameuses Associations de chapeliers, de tailleurs, de cordonniers etc., où l’on travaillait le moins possible, sous prétexte que l’on travaillait en commun — et où l’on finit par s’apercevoir que le bénéfice qui pouvait faire subsister une famille, avait la propriété d’en faire mourir de faim une vingtaine.

Plus tard, enfin, vint la mode des Spécialités, mode qui dure encore. Aussi lit-on partout : « À la spécialité de la galette ! ou bien spécialité de chaussures pour dames, spécialité de faux-toupets, etc. » et l’on prend des brevets d’invention pour un bouton d’une nouvelle forme, pour une bagatelle qui autrefois serait rentrée dans l’une des mille subdivisions d’un Bureau général de quincaillerie.

Qu’on me pardonne cette digression qui montre combien les moments successifs de la pensée politique, philosophique ou littéraire ont d’influence sur l’esprit d’une nation, et surtout de la nation française.

Ainsi donc, il faut en prendre notre parti. Il n’y a plus d’espoir pour nous de voir la littérature remonter de longtemps vers les régions idéales. Elle s’est mise au service de la matière, de l’industrie, de la vie pratique, des questions actuelles qui divisent encore la société. Elle est descendue de son trône pour s’atteler à la charrue, pour tracer le sillon du monde moderne, et pour y jeter les semences de l’avenir. Elle n’a plus le temps de se parer, de se faire belle.

Que va donc devenir l’art, l’art plastique, son émule, son rival, pour ne pas dire son maître ?

L’art, qui se manifeste immédiatement à l’enfance des sociétés, devient le couronnement de toute civilisation complète. — Nous sommes très fiers de la nôtre, et nous la croyons très supérieure à celles qui ont précédé. Possédons-nous cependant un art original que nous puissions considérer comme l’expression suprême de notre caractère et de nos besoins idéals ?

Pour répondre à cette question, rappelons-nous ce qui nous reste des civilisations antérieures. — Quelques monuments, pour la plupart incomplets et tombant en ruines. Mais quelle est leur grandeur et leur éloquence ? Les Égyptiens, les Grecs, les Romains, les Sarrasins, les Indiens ou les habitants du Vieux Mexique nous ont légué, grâce au caractère puissant qu’ils ont imprimé à leurs monuments, le secret de leur génie national.

Le moyen âge, lui-même, que nous traitons d’époque ignorante et grossière, a su fixer l’idée chrétienne dont il était pénétré, dans la forme éloquente de son architecture. Certaines époques secondaires, telles que la Renaissance ou le siècle de Louis XV ont trouvé l’expression typique de leur caractère, et l’ont immortalisée dans l’art.

Quant à nous, qu’avons-nous à leur opposer ? — Où sont nos monuments originaux ? Dans quelle forme architecturale s’est fixé notre idéal ? Où trouvons-nous cette harmonie de la pensée, du costume et des monuments que nous admirons dans les civilisations éteintes ? Examinons par exemple, les détails de cette magnifique salle21. Qu’est-ce que ces bustes de musiciens modernes drapés à la romaine, et mêlés à d’autres bustes revêtus de costumes de différentes époques ? Que font ici ces peintures classiques représentant, je crois, des légendes chrétiennes ? Quel rapport ont ces colonnades ioniques avec notre misérable habit noir ?

Que dirait un grec du temps de Périclès en voyant cette foule sombre pressée dans cette brillante enceinte ? Y a-t-il une idée qui relie tant de disparates ?

Non, il faut le reconnaître. Nous sommes des savants peut-être, des critiques profonds, des philosophes versés dans toutes les philosophies, mais à coup sûr nous ne sommes pas des Athéniens. Nous n’avons pas le génie supérieur des grandes civilisations, parce que notre civilisation n’est pas complète. Nous sommes en route, (et notre route est peut-être plus belle et plus large que toutes les autres,) mais nous ne sommes pas encore arrivés, car le caractère nous manque. Toute création, toute œuvre d’art doit être empreinte d’un caractère de nécessité. On ne doit pouvoir la concevoir autrement qu’elle n’est. Elle est un petit monde à part, plein d’harmonie, de spontanéité de fraîcheur et de puissance. Elle nous représente tout un côté nouveau de la pensée, — et en contemplant l’œuvre d’un grand maître nous concevons immédiatement l’idée de la beauté absolue. C’est pour nous, une révélation.

Comparons, cependant, les vieux chefs-d’œuvre de peinture et de sculpture, que nous voyons rassemblés autour de nous, dans les musées de Berlin, de Dresde, de Munich, comparons-les avec les meilleures compositions de nos artistes actuels, et ne serons-nous pas frappés de l’infériorité de ces derniers vis-à-vis des anciens qui leur ont cependant légué tous leurs procédés ? Où trouvons-nous de nos jours des peintres religieux tels que Raphaël, Murillo, ou le Dominicain ? Des paysagistes tels que Claude Lorrain ou Ruysdael ? Des portraitistes tels que Rembrandt, Holbein ou Van Dyck ? Des sculpteurs tels que Phidias ou Michel-Ange ? Et cependant leur œuvres sont là, on les a mille fois reproduites, il semble qu’il n’y ait qu’à ouvrir les yeux pour les comprendre et les égaler !

Qu’étaient donc ces grands artistes qui ont su jeter toute leur âme dans un marbre ou sur une toile, et que nous appelons immortels parce qu’ils nous parlent encore, parce qu’ils vivent encore au milieu de nous par le plus beau côté de leur âme ?

Étaient-ce des hommes d’une autre espèce que nous ? étaient-ce des demi-dieux ? Non, mais c’étaient des hommes libres et des croyants. Je ne parle point ici de la liberté politique. On s’en passait aisément du temps où l’on portait l’épée au côté et où l’on se faisait justice à soi-même. Mais c’est de la liberté sociale qu’il est question.

La Société moderne avec ses catégories, ses castes, ses barrières, ses préjugés, ses inquiétudes, ses préoccupations, ses besoins (si impérieux qu’ils rendent l’homme esclave de ses habitudes) et surtout ses hypocrisies, a étouffé l’individualité et l’a rendue incapable de se développer dans toute sa beauté et toute sa force. Nous sommes esclaves des convenances, esclaves des opinions, esclaves d’une foule de petites exigences mesquines qui n’ont rien de commun avec le devoir. Cette servitude ne nous permet d’apercevoir que le petit côté des choses, et de n’exécuter que timidement le peu que nous en voyons.

En outre les arts ne trouvent plus de protecteurs tels que le peuple grec, ou les princes italiens du moyen âge. Nous n’avons plus de Périclès, de Léon X ou de François Ier, et quand nous rencontrons des souverains éclairés tels que le roi Louis de Bavière, ou Frédéric-Guillaume IV, que produisent nos artistes sous leur protection ? Produisent-ils des monuments originaux ? Non. Ce ne sont plus que des copies. À Munich on a construit sous le même règne une foule de monuments dans les styles les plus divers, et l’on n’a réussi à fonder ainsi qu’un musée de pierre à l’usage des étudiants. À Berlin, Schinkel s’est attaché plus particulièrement à reproduire les formes élégantes de l’architecture grecque. À Dresde, Semper a imité l’architecture italienne de la Renaissance. Nulle part on n’a su trouver un style qui caractérisât notre époque.

C’est qu’il nous manque ce que possédaient au plus haut degré les grands artistes des temps passés. Outre la liberté, il nous manque une foi élevée, une foi commune aux artistes et au public, qui établisse un trait d’union entre les uns et les autres, qui fasse de l’art une nécessité, un ornement inséparable de la vie privée comme de la vie publique.

Quand nous admirons les monuments, les peintures retrouvées toutes fraîches encore dans deux petites villes d’Italie ensevelies sous les laves du Vésuve, pendant des siècles ; en face de cette civilisation d’Herculanum et de Pompéi qui nous a été révélée dans toute son intégrité, que devons-nous penser de la nôtre ? Alors, tous les arts plastiques se donnaient la main. La peinture et la sculpture n’étaient que le complément de l’architecture et se mariaient intimement avec elle. Les moindres ustensiles de ménage étaient sculptés, fouillés avec amour, et répondaient au style du bâtiment, au costume des habitants, et à l’élévation de leurs pensées. Riches ou pauvres, tous vivaient dans cette atmosphère idéale, tous étaient initiés à la religion du beau.

Chez nous au contraire ce n’est guère que dans les grandes villes que nous rencontrons des monuments et des œuvres d’art. Sous ce rapport Berlin est peut-être une des villes qui a le plus de besoins esthétiques. On ne peut qu’admirer le goût et la recherche qui règnent dans l’architecture de ses habitations particulières. Mais qu’on observe en province les petites villes d’une importance correspondante à celle d’Herculanum et de Pompéi, qui étaient des résidences d’été semblables à nos villes de bains : Wiesbade, Hombourg, Carlsbad, Bade, outre les lieux de réunion générale qui ont un caractère monumental, on ne trouve plus guère que des habitations bâties à la hâte, en fabrique, et n’offrant que le strict nécessaire à la prose de la vie. Le sentiment artistique n’est qu’un masque superficiel sous lequel se cache un monde sans physionomie et sans beauté !

Enfin, ces institutions même dont nous sommes si fiers et que nous appelons des musées, qu’est-ce en réalité si ce n’est, comme l’a dit M. Fortoul, les cimetières de l’art ? Là nous réunissons des statues mutilées qui faisaient partie d’une frise ou d’un fronton, des peintures murales ou des mosaïques qui entraient dans l’architecture d’une salle, des urnes, des vases qui se mariaient avec le bâtiment où on les a retrouvés, comme la fleur avec la tige qui la porte. Partout des ruines, des tronçons, les membres épars de grands corps harmonieux, à tout-jamais disparus ; tandis que nos tableaux, à nous, au lieu de garnir les panneaux d’une salle, ou les cartouches d’une porte, restent tristement suspendus à la muraille, comme les ornements provisoires qu’on cloue à la hâte pour une fête d’un jour. Au lieu de pénétrer dans notre existence, d’être pour nous une nécessité, un besoin réel, l’art n’est guère qu’un moyen d’étaler nos richesses, ou de faire croire à un goût que nous sommes loin de posséder dans toute son intensité.

Qu’on me pardonne ce triste tableau de notre société moderne. Je ne veux point condamner absolument notre époque qui, après tout, est l’héritière légitime de toutes celles qui ont précédé et qui n’a qu’un tort : c’est de n’avoir pas encore su mettre de l’ordre dans ses richesses, de rester plongée encore dans le travail de classification des trésors amoncelés autour d’elle, et de n’avoir pas encore rencontré la formule de son idéal. Mais consolons-nous dans la pensée que cet idéal sera, (le jour où il aura pris place dans notre société), le plus élevé, le plus grand de tous ceux qui ont jusqu’à présent dominé le monde. Car il aura pour base toute la science antérieure, pour guide tous les monuments esthétiques du passé. Il trouvera sa puissance d’action dans la liberté individuelle désormais inséparable des libertés publiques, et son inspiration lui viendra d’en haut comme toutes les grandes inspirations.

« Qu’est-ce que le beau ? dit M. Proudhon s’adressant à Platon, le philosophe de l’idéal, tu l’as dit toi-même : C’est la forme pure, l’idée typique du vrai. L’idée, en tant qu’idée, n’existe que dans l’entendement ; elle est représentée, réalisée avec plus ou moins de fidélité et de perfection par la nature et l’art.

« L’art, c’est l’humanité. Son but, c’est de travailler à la déification des hommes, tantôt par la célébration de leurs vertus et de leurs beautés, tantôt par l’exécration de leurs laideurs et de leurs crimes. Il faut donc que le statuaire, que le peintre, de même que le chanteur, parcoure un vaste diapason, qu’il montre la vertu tour à tour lumineuse et assombrie, dans toute l’étendue de l’échelle sociale, depuis l’esclave jusqu’au prince, depuis la plèbe jusqu’au sénat. Vous n’avez su peindre que des dieux ; il faut représenter aussi des démons. L’image du vice, comme de la vertu, est aussi ! bien du domaine de la peinture que de la poésie : suivant la leçon que l’artiste veut donner, toute figure, belle ou laide, peut remplir le but de l’art.

« Que le peuple, se reconnaissant à sa misère, apprenne à rougir de sa lâcheté et à détester ses tyrans ; que l’aristocratie exposée dans sa grasse et obscène nudité, reçoive sur chacun de ses muscles, la flagellation de son parasitisme, de son insolence et de ses corruptions22. Que le magistrat, le militaire, le marchand, le paysan, que toutes les conditions de la société, se voyant tour à tour dans l’idéalisme de leur dignité et de leur bassesse, apprennent, par la gloire et par la honte, à rectifier leurs idées, à corriger leurs mœurs et à perfectionner leurs institutions. Et que chaque génération, déposant ainsi sur la toile et le marbre le secret de son génie, arrive à la postérité sans autre blâme ni apologie que les œuvres de ses artistes.

« C’est ainsi que l’art doit participer au mouvement de la société, le provoquer et le suivre. Et c’est pour avoir méconnu cette destination de l’art, pour l’avoir réduit à n’être que l’expression d’une idéalité chimérique, que la Grèce, élevée par la fiction, perdra l’intelligence des choses et le sceptre des idées…

« Il n’y a pour l’art, et il ne peut y avoir réellement que deux époques : L’époque religieuse ou idolâtre, dont la Grèce fournit la plus haute expression, et l’époque industrielle ou humanitaire, qui semble à peine commencer. Le siècle d’Auguste ne fut qu’une continuation de celui de Périclès : l’art passant du service des dieux à celui des conquérants, commença de décliner, non pas quant au fini de l’exécution, mais quant à la conception de la beauté. Quels modèles que les empereurs, les patriciens et leurs femmes ! Quels types que cette plèbe fainéante et féroce, ces gladiateurs et ces prétoriens !

« La Renaissance ne fut à son tour, comme son nom l’indique, qu’un pastiche. Il n’y a point, il n’y a jamais eu d’art chrétien. L’antiquité ayant été tout à coup exhumée, on quitta les christs décharnés, les madones anguleuses et blêmes, pour les Jupiter, les Apollon et les Vénus : les artistes de Jules II et de Léon X n’eurent pas d’autre inspiration. Aussi ce mouvement d’un art factice, à contre-poil de la tradition et sans intelligence possible de l’avenir, ne pouvait se soutenir : affaire de luxe et de curiosité, … aussi ce carnaval passé, l’art se retrouva-t-il en plein vide, sans principe, sans objet et sans but.

« Le siècle de Louis XIV a été pour nous ce que celui de Léon X avait été pour l’Italie, un exercice classique : le nom lui en est resté. Il a passé vite, et plus nous le voyons s’éloigner, plus il nous apparaît au-dessous de sa réputation.

« À présent, le monde des lettres et des arts est, comme le monde politique, livré à la dissolution. Nous avons eu successivement, sous Louis XIV, la dispute des anciens et des modernes ; sous Louis XV, celle des Piccinistes et des Gluckistes ; sous la Restauration, celle des classiques et des romantiques ; en même temps, les luttes de la foi et de la raison, de l’autorité et de la liberté, les controverses économiques et constitutionnelles. Depuis soixante ans, il y a eu dans le gouvernement français douze révolutions et seize coups d’état, exécutés tantôt par le pouvoir, tantôt par le peuple. Cela ne témoigne pas assurément d’un grand génie politique. Que peuvent être, à côté de cette anarchie, la littérature et les arts ?…

« Je voudrais, pour notre plus prompte régénération, que musées, cathédrales, palais, salons, boudoirs, avec tout leur mobilier ancien et moderne, fussent jetés aux flammes, avec défense aux artistes, pendant cinquante ans, de s’occuper de leur art. Le passé oublié, nous ferions quelque chose. »

En attendant, l’art tend à se répandre de jour en jour davantage dans les populations, et pour cela il se fait petit : au lieu de jeter de l’or dans la circulation, il ne jette guère que de la monnaie de cuivre. C’est ainsi que la gravure sur acier a d’abord succédé à la peinture, puis la lithographie à la gravure sur acier, et maintenant la photographie vient prendre la place du dessin et rendre inutiles et absurdes les mauvais peintres.

En sculpture, les statuettes, les médaillons mettent l’art à la portée de tout le monde, et peu à peu nos demeures se repeuplent de petits chefs-d’œuvre. Ainsi les belles productions de l’art nous deviennent de jour en jour plus familières. Le peuple lui-même n’est plus exclu des jouissances que procure la vue du beau, et cette contemplation finira par avoir sur les mœurs une influence bienfaisante et civilisatrice.

En Allemagne, en Italie, la grande musique est à la portée de tout le monde. Sous ce rapport, c’est la France, et l’Angleterre qui restent en arrière. Malheureusement quelque sublime qu’elle soit, ce n’est pas toujours cette grande musique qui attire le plus la foule élégante. On préfère un opéra à une symphonie, et un ballet à un opéra. On n’a plus le temps de s’abandonner tout entier aux grandes impressions. On veut être amusé et distrait, après le travail du jour. Heureusement, quelques compositeurs audacieux cherchent une musique de l’avenir capable de ramener la foule aux idées sérieuses. Mais, en général les artistes, suivant le goût du public, se restreignent aux chansons, aux romances, aux petites choses.

Goethe disait : « Toutes mes poésies sont des pièces de circonstance ! » et il en faisait des odes sublimes. Aussi pensons-nous que l’art peut être grand, même dans le détail. Ce n’est ni dans les plus gros livres, ni dans les plus grands tableaux, que l’on trouve le plus de talent. L’important, c’est de ne pas perdre de vue la nature et de la réchauffer au feu de l’âme humaine. C’est de ce mariage que naît la beauté idéale. Il y a plus de beauté dans un flacon sculpté par Benvenuto Cellini, que dans un colosse de sculpture assyrienne. Aussi pouvons-nous espérer que nos artistes actuels, qui ont pris le bon parti de retrouver l’inspiration, non seulement dans les œuvres des anciens maîtres, mais surtout dans l’observation originale de la nature, parviendront à reconstruire un art idéal digne d’exprimer les plus hautes aspirations du monde moderne.

« Mais », dit M. Charles Clément, auteur d’un excellent volume sur Michel-Ange, Raphael et Léonard de Vinci, « nous sommes encore loin du but. Bien des générations périront encore à la peine ; bien des héros obscurs ou fameux se coucheront découragés dans leurs tombeaux. Les sciences sont nées d’hier ; les arts, après avoir à deux reprises touché presque la perfection, sont retombés au-dessous de leur niveau ; les littératures imitent plus qu’elles ne créent ; la solution des problèmes de la vie sociale et de ceux même de la vie morale est cherchée aux pôles opposés. Et pourtant, ce que le peu que nous sommes a coûté d’efforts inouïs fait frémir. »

Soyons, en effet, justes avec nous-mêmes. Sans doute, il ne manque pas d’optimistes superficiels qui s’écrient avec le docteur Pangloss : « Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possible ! » Ceux-là, encouragés par leurs succès, par leur réussite, par une de ces heureuses veines que le hasard ou la Providence accorde à quelques élus, vont partout s’écriant que notre siècle est le plus beau de tous, que les progrès de l’industrie témoignent d’une haute civilisation, que les, chemins de fer et les télégraphes sont des inventions sublimes qui nous placent plus haut que jamais dans l’histoire des progrès humains, que les expositions de l’industrie universelle sont des solennités bien supérieures aux fêtes olympiques, aux triomphes des anciens romains, ou aux tournois du moyen âge.

Et cependant, qu’est-ce que tous ces perfectionnements admirables, sans doute, si ce n’est des moyens de civilisation, des ailes, si l’on veut, au moyen des quelles nous nous élançons plus rapidement vers le but, mais non le but lui-même.

Je ne prétends pas que nous arrivions jamais au bonheur matériel parfait rêvé par les socialistes. Sur ce point-là je suis de l’avis du poète Alfred de Musset :

« L’univers, mon ami, sera bouleversé,
Les riches seront gueux et les nobles infâmes ;
Nos maux seront des biens, les hommes seront femmes,
Et les femmes seront… tout ce qu’elles voudront.
Les plus vieux ennemis se réconcilieront,
Le Russe avec le Turc, l’Anglais avec la France,
La foi religieuse avec l’indifférence,
Et le drame moderne avec le sens commun.
De rois, de députés, de ministres, pas un !
De magistrats, néant ; de lois, pas davantage.
J’abolis la famille et romps le mariage ;
Voilà !… Quant aux enfants, en auront qui pourront,
Ceux qui voudront trouver leurs pères, chercheront.
Du reste, on ne verra, mon cher, dans les campagnes,
Ni forêts, ni clochers, ni vallons, ni montagnes.
Chansons que tout cela ! Nous les supprimerons,
Nous les démolirons, comblerons, brûlerons,
Ce ne seront partout que houilles et bitumes,
Trottoirs, masures, champs, plantés de bons légumes,
Carottes, fèves, pois, — et qui veut peut jeûner,
Mais nul n’aura du moins le droit de bien diner.
Sur deux rayons de fer un chemin magnifique,
De Paris à Pékin ceindra ma république.
Là, cent peuples divers, confondant leur jargon,
Feront une Babel d’un colossal wagon.
Là, de sa roue en feu, le coche humanitaire
Usera jusqu’aux os les muscles de la terre.
Du haut de ce vaisseau les hommes stupéfaits
Ne verront qu’une mer de choux et de navets,
Le monde sera propre et net, comme une écuelle,
L’Humanitairerie en fera sa gamelle,
Et le globe rasé, sans barbe et sans cheveux
Comme un grand potiron roulera dans les cieux. »

Certes, voilà un tableau peu séduisant de l’avenir, et ce n’est point celui que je rêve. Mais je crois, à en juger par les civilisations antérieures, que la nôtre pour être complète a besoin de poser sur sa tête la couronne éclatante de l’art.

Je pense que le xixe  siècle finira par prendre un caractère général qui s’imprimera en traits grandioses dans ses monuments, dans sa littérature, dans ses arts plastiques, et qui laissera à nos descendants une idée digne de notre histoire.

Si nous n’avancions pas plus loin qu’aujourd’hui sur la route du progrès, si notre civilisation allait s’arrêter tout à coup, et qu’une décadence rapide nous replongeât dans la barbarie, tandis que toutes nos conquêtes s’en iraient peut-être enrichir la société américaine, que retrouverait-on sur les ruines d’une de nos villes après un certain nombre de siècles ? Quelques pierres taillées dans tous les styles possibles, et qu’on restituerait sans doute aux époques auxquelles nous les avons empruntés ; des tronçons de fer rouillé à la place qu’occupent aujourd’hui nos chemins de fer, quelques statues sans caractère et sans beauté plastique qu’on placerait dans les musées à côté des pagodes de la Chine ou du Japon ! En somme, plus de plâtre que de marbre !

C’est cette idée qui me frappe, et qui me fait croire au progrès et à l’avenir. Il est impossible que nous disparaissions ainsi tout entiers, sans laisser quelques nobles témoins de notre passage sur la terre ! Pénétrons-nous de cette idée rassurante, et puisqu’il nous faut tôt ou tard laisser des ruines, qu’elles soient du moins grandes comme les ruines de Thèbes aux cent portes, et belles comme celles de l’Acropole ou du Parthénon !

Supplément

Voici la lettre adressée à Schiller par l’Assemblée nationale de la République française pour lui annoncer qu’une loi lui conférait le titre de citoyen français.

Le diplôme que nous donnons après la lettre ne lui parvint que cinq ans plus tard à cause de la mutilation de son nom dont on avait fait le nom de Gille.

Ces deux pièces sont empruntées à une Vie de Schiller par Alexandre Weill.

Paris, le 10 octobre 1792, l’an 1er de la République française.

J’ai l’honneur de vous adresser ci-joint, monsieur, un imprimé revêtu du sceau de l’État, de la loi du 26 août dernier, qui confère le titre de citoyen Français à plusieurs étrangers. Vous y lirez que la nation vous a placé au nombre des amis de l’humanité et de la société, auxquels elle a déféré ce titre.

L’Assemblée Nationale, par un décret du 9 septembre, a chargé le pouvoir exécutif de vous adresser cette loi ; j’y obéis, en vous priant d’être convaincu de la satisfaction que j’éprouve d’être, dans cette circonstance, le ministre de la nation, et de pouvoir joindre mes sentiments particuliers à ceux que vous témoigne un grand peuple dans l’enthousiasme des premiers jours de sa liberté.

Je vous prie de m’accuser la réception de ma lettre, afin que la nation soit assurée que la loi vous est parvenue, et que vous comptez également les Français parmi vos frères.

 

Le ministre de l’intérieur de la République française,
Roland.

* * *

À M. Gille, publiciste allemand.
LOI
Qui confère le titre de citoyen français à plusieurs étrangers.

 

Du 26 août 1792, l’an quatrième de la liberté, l’Assemblée Nationale, considérant que les hommes qui, par leurs écrits et par leur courage, ont servi la cause de la liberté et préparé l’affranchissement des peuples, ne peuvent être regardés comme étrangers par une nation que ses lumières et son courage ont rendue libre ;

Considérant que, si cinq ans de domicile en France suffisent pour obtenir, à un étranger, le titre de citoyen français, ce titre est bien plus justement dû à ceux qui, quel que soit le sol qu’ils habitent, ont consacré leurs bras et leurs vieilles à défendre la cause des peuples contre le despotisme des rois, à bannir les préjugés de la terre et à reculer les bornes des connaissances humaines ;

Considérant que, s’il n’est pas permis d’espérer que les hommes ne forment un jour, devant la loi comme devant la nature, qu’une seule famille, une seule association, les amis de la liberté, de la fraternité universelle n’en doivent pas être moins chers à une nation qui a proclamé sa renonciation à toutes conquêtes et son désir de fraterniser avec tous les peuples ;

Considérant, enfin, qu’au moment où une Convention Nationale va fixer les destinées de la France, et préparer peut-être celles du genre humain, il appartient à un peuple généreux et libre d’appeler toutes les lumières et de déférer le droit de concourir à ce grand acte de raison, à des hommes qui par leurs senti-mens, leurs écrits et leur courage s’en sont montrés si éminemment dignes ;

Déclare déférer le titre de citoyen français au docteur Joseph Priestley, à Thomas Payne, à Jérémie Bentham, à William Wilberforce, à Thomas Clarkson, à Jacques Mackintosh, à David Williams, à N. Gorani, à Anacharsis Cloots, à Corneille Pauw, à Joachim-Henri Campe, à N. Pestalozzi, à Georges Washington, à Jean Hamilton, à N. Madison, à Fr. Klopstock, et à Thadée Kosciusko.

Du même jour,

Un membre demande que le sieur Gille, publiciste allemand, soit compris dans la liste de ceux à qui l’Assemblée vient d’accorder le titre de citoyen français. Cette demande est adoptée.

Au nom de la nation, le conseil exécutif provisoire mande et ordonne à tous les corps administratifs et tribunaux, que les présentes ils fassent consigner dans leurs registres, lire, publier et afficher dans leurs départements et ressorts respectifs, et exécuter comme loi. En foi de quoi nous avons signé ces présentes, auxquelles nous avons fait apposer le sceau de l’État. À Paris, le sixième jour du mois de septembre mil sept cent quatre-vingt-douze, l’an quatrième de la liberté.

Signé Clavière ; contresigné Danton, et scellées du sceau de l’État.

 

Certifié conforme à l’original,
Danton.

S. S.

Nous donnons ici, ainsi que nous l’avons annoncé p. 190, le Rhin allemand de Becker, dans les deux langues, et les réponses, si différentes, d’Alfred de Musset et de Lamartine. Cette dernière est intitulée la Marseillaise de la Paix.

Der deutsche Rhein

Sie sollen ihn nicht haben,
Den freien deutschen Rhein,
Ob sie wie gier’ge Raben
Sich heiser darnach schrein,

So lang’ er ruhig wallend
Sein grünes Kleid noch trägt,
So lang’ ein Ruder schallend
In seine Woge schlägt !

Sie sollen ihn nicht haben,
Den freien deutschen Rhein,
So lang sich Herzen laben
An seinem Feuerwein ;

So lang’ in seinem Strome
Noch fest die Felsen stehn,
So lang’ sich hohe Dome
In seinem Spiegel sehn !

Sie sollen ihn nicht haben,
Den freien deutschen Rhein,
So lang’ dort kühne Knaben
Um schlanke Dirnen frein ;

So lang’ die Flosse hebet
Ein Fisch auf seinem Grund,
So lang’ ein Lied noch lebet
In seiner Sänger Mund !

Sie sollen ihn nicht haben,
Den freien deutschen Rhein,
Bis seine Fluth begraben
Des letzten Manns Gebein !

Nicolaus Becker. 1840.

* * *

Le Rhin allemand.

 

Ils ne l’auront pas, le libre Rhin allemand, quoiqu’ils s’égosillent à le réclamer, comme des corbeaux avides.

Aussi longtemps qu’il marchera paisible, revêtu de sa robe verte, aussi longtemps qu’une rame frappera ses flots.

Ils ne l’auront pas, le libre Rhin allemand, aussi longtemps que son vin généreux ranimera nos cœurs.

Aussi longtemps que les rochers résisteront à son torrent ; aussi longtemps que les hautes cathédrales se refléteront dans son miroir.

Ils ne l’auront pas, le libre Rhin allemand, aussi longtemps que les hardis jeunes-gens y courtiseront les sveltes jeunes-filles.

Aussi longtemps que dans ses profondeurs un poisson se soulèvera sur ses nageoires ; aussi longtemps qu’un chant animera la bouche de ses chanteurs.

Ils ne l’auront pas, le libre Rhin allemand, jusqu’à ce que ses flots aient enseveli les ossements du dernier homme !

* * *

Le Rhin allemand.
Réponse à la chanson de Becker.

Nous l’avons eu, votre Rhin allemand.
      Il a tenu dans notre verre.
      Un couplet, qu’on s’en va chantant,
      Efface-t-il la trace altière
Des pieds de nos chevaux, marqués dans votre sang ?

Nous l’avons eu, votre Rhin allemand.
      Son sein porte une plaie ouverte,
      Du jour où Condé triomphant
      A déchiré sa robe verte.
Où le père a passé, passera bien l’enfant.

Nous l’avons eu, votre Rhin allemand.
      Que faisaient vos vertus germaines
      Quand notre César tout puissant
      De son ombre couvrait vos plaines ?
Où donc est-il tombé ce dernier ossement ?

Nous l’avons eu, votre Rhin allemand.
      Si vous oubliez votre histoire,
      Vos jeunes-filles sûrement,
      Ont mieux gardé notre mémoire ;
Elles nous ont versé votre petit vin blanc.

S’il est à vous, votre Rhin allemand,
      Lavez-y donc votre livrée ;
      Mais parlez-en moins fièrement.
      Combien, au jour de la curée,
Étiez-vous de corbeaux contre l’aigle expirant ?

Qu’il coule en paix, votre Rhin allemand,
      Que vos cathédrales gothiques
      S’y reflètent modestement ;
      Mais craignez que vos airs bachiques ?
Ne réveillent les morts de leur repos sanglant.
Alfred de Musset.
1841.
* * *

La Marseillaise de la paix.

Roule, libre et superbe entre tes larges rives,
Rhin ! Nil de l’Occident ! coupe des nations !
Et des peuples assis qui boivent tes eaux vives,
Emporte les défis et les ambitions !

Il ne tachera plus le cristal de ton onde,
Le sang rouge du Franc, le sang bleu du Germain ;
Ils ne crouleront plus sous le caisson qui gronde,
Ces ponts qu’un peuple à l’autre étend comme une main !
Les bombes et l’obus, arc en ciel des batailles,
Ne viendront plus s’éteindre en sifflant sur tes bords ;
L’enfant ne verra plus, du haut de tes murailles,
Flotter ces poitrails blonds qui perdent leurs entrailles,
      Ni sortir des flots ces bras morts !

Roule, libre et limpide en répétant l’image
De tes vieux forts verdis sous leurs lierres épais,
Qui froncent tes rochers, comme un dernier nuage
Fronce encor les sourcils sur un visage en paix.

Ces navires vivants dont la vapeur est l’âme
Déploieront sur ton cours la crinière du feu ;
L’écume à coups pressés jaillira sous la rame,
La fumée en courant lèchera ton ciel bleu.
Le chant des passagers que ton doux roulis berce,
Des sept langues d’Europe étourdira tes flots
Les uns tendant leurs mains avides de commerce,
Les autres allant voir, aux monts où Dieu te verse,
      Dans quel nid le fleuve est éclos !

Roule, libre et béni ! ce Dieu qui fond la voûte
Où la coupe du gland pourrait te contenir,
Ne grossit pas ainsi ta merveilleuse goutte
Pour diviser ses fils, mais pour les réunir !

Pourquoi nous disputer la montagne ou la plaine ?
Notre tente est légère, un vent va l’enlever ;
La table où nous rompons le pain est encor pleine,
Que la mort, par nos noms, nous dit de nous lever !
Quand le sillon finit, le soc le multiplie ;
Aucun œil du soleil ne tarit les rayons ;
Sous le flot des épis la terre inculte plie ;
Le linceul, pour couvrir la race ensevelie,
      Manque-t-il donc aux nations ?

Roule, libre et splendide à travers nos ruines,
Fleuve d’Arminius, du Gaulois, du Germain !
Charlemagne et César, campés sur tes collines,
T’ont bu, sans t’épuiser, dans le creux de leur main !

Et pourquoi nous haïr et mettre entre les races
Ces bornes ou ces eaux qu’abhorre l’œil de Dieu ?
De frontières au Ciel voyons-nous quelques traces ?
Sa voûte a-t-elle un mur, une borne, un milieu ?

Nations ! mot pompeux pour dire barbarie !
L’amour s’arrête-t-il où s’arrêtent vos pas ?
Déchirez ces drapeaux ; une autre voix vous crie ;
L’égoïsme et la haine ont seuls une patrie,
      La fraternité n’en a pas !

Roule, libre et royal, entre nous tous, ô fleuve !
Et ne t’informe pas, dans ton cours fécondant,
Si ceux que ton flot porte ou que ton urne abreuve
Regardent sur tes bords l’Aurore ou l’Occident !

Ce ne sont plus des mers, des degrés, des rivières,
Qui bornent l’héritage entre l’humanité ;
Les bornes des esprits sont leurs seules frontières,
Le monde, en s’éclairant, s’élève à l’unité.
Ma patrie est partout où rayonne la France,
Où sa langue répand ses décrets obéis !
Chacun est du climat de son intelligence,
Je suis concitoyen de tout homme qui pense :
      La vérité, c’est mon pays !

Roule, libre et paisible, entre ces fortes races,
Dont ton flot frémissant trempa l’âme et l’acier ;
Et que leur vieux courroux, dans le lit que tu traces,
Fonde au soleil du siècle avec l’eau du glacier !

Vivent les nobles fils de la grave Allemagne !
Le sang-froid de leur front couvre un foyer ardent ;
Chevaliers tombés rois des mains de Charlemagne,
Leurs chefs sont les Nestors des conseils d’Occident !
Leur langue a les grands plis du manteau d’une reine ;
La pensée y descend dans un vague profond ;
Leur cœur sûr est semblable au puits de la sirène,
Où tout ce que l’on jette, amour, bienfait ou haine,
      Ne remonte jamais du fond.

Roule, libre et fidèle, entre tes nobles arches,
Ô fleuve féodal, calme, mais indompté !
Verdis le sceptre aimé de tes rois patriarches ;
Le joug que l’on choisit est encor liberté !

Et vivent ces essaims de la ruche de France !
Avant-garde de Dieu, qui devancent ses pas !
Comme des voyageurs qui vivent d’espérance,
Ils vont semant la terre et ne moissonnent pas
Le sol qu’ils ont touché germe fécond et libre ;
Ils sauvent sans salaire, ils blessent sans remord ;
Fiers enfants, de leur cœur l’impatiente fibre
Est la corde de l’arc où toujours leur main vibre,
      Pour lancer l’idée ou la mort !

Roule, libre, et bénis ces deux sangs dans ta course ;
Souviens-toi pour eux tous de la main d’où tu sors :
L’aigle et le fier taureau boivent l’onde à ta source ;
Que l’homme approche l’homme, et qu’il boive aux deux bords !

Amis, voyez là-bas ! — La terre est grande et plane !
L’Orient délaissé s’y déroule au soleil !
L’espace y lasse en vain la lente caravane,
La solitude y dort son immense sommeil !
Là, des peuples taris ont laissé leurs lits vides ;
Là, d’empires poudreux les sillons sont couverts ;
Là, comme un stylet d’or, l’ombre des pyramides
Mesure l’heure morte à des sables livides,
      Sur le cadran nu des déserts !

Roule, libre, à ces mers où va mourir l’Euphrate,
Des artères du globe enlace le réseau ;
Rends l’herbe et la toison à cette glèbe ingrate :
Les hommes sont un peuple et les fleuves une eau !

Débordement armé des nations trop pleines,
Au souffle de l’Aurore envolés les premiers,
Jetons les blonds essaims des familles humaines
Autour des nœuds du cèdre et du tronc des palmiers !
Allons, comme Joseph, comme ses onze frères,
Vers le limon du Nil que labourait Apis,
Trouvant de leur sillon les moissons trop légères,
S’en allèrent jadis aux terres étrangères,
      Et revinrent courbés d’épis !

Roule, libre, et descends des Alpes étoilées
L’arbre pyramidal pour nous tailler nos mâts,
Et le chanvre et le lin de tes grasses vallées ;
Tes sapins sont les ponts qui joignent les climats !

Allons-y, mais sans perdre un frère dans la marche,
Sans vendre à l’oppresseur un peuple gémissant,
Sans montrer au retour au Dieu du patriarche,
Au lieu d’un fils qu’il aime, une robe de sang !
Rapportons-en le blé, l’or, la laine et soie,
Avec la liberté, fruit qui germe en tout lieu !
Et tissons de repos, d’alliance et de joie
L’étendard sympathique où le monde déploie
      L’unité, ce blason de Dieu !…

Roule, libre, et grossis tes ondes printanières
Pour écumer d’ivresse autour de tes roseaux ;
Et que les sept couleurs qui teignent nos bannières,
Arc-en-ciel de la paix, serpentent dans tes eaux !

Lamartine.