(1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Œuvres de Voiture. Lettres et poésies, nouvelle édition revue, augmentée et annotée par M. Ubicini. 2 vol. in-18 (Paris, Charpentier). » pp. 192-209
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(1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Œuvres de Voiture. Lettres et poésies, nouvelle édition revue, augmentée et annotée par M. Ubicini. 2 vol. in-18 (Paris, Charpentier). » pp. 192-209

Œuvres de Voiture. Lettres et poésies,
nouvelle édition revue, augmentée et annotée par M. Ubicini
2 vol. in-18 (Paris, Charpentier).

II n’aurait pas été juste que la curiosité littéraire qui se reporte en tous sens vers le passé, et qui ne laisse aucun nom d’autrefois dans la négligence et dans l’oubli, n’arrivât point jusqu’à Voiture, cette renommée longtemps réputée la plus charmante ; son moment devait revenir, et il est venu. Voici une édition aussi complète qu’on le peut désirer de ses lettres et de ses vers ; on y trouve surtout des éclaircissements dont on a besoin à chaque pas. M. Ubicini, qui s’est fait connaître avec distinction dans les dernières années par des études et des travaux d’un ordre différent, avait de longue main fréquenté Voiture et noué une étroite connaissance avec lui ; il avait préparé les matériaux de l’édition qu’il vient de donner, et il l’a fait précéder d’une notice vive, spirituelle, dans laquelle il juge son auteur avec goût, sans l’exagérer et sans en être ébloui, et d’un ton tout à fait aisé. Voiture y est vu dans son vrai jour ; sa mesure y est très bien prise, et son rôle parfaitement présenté. Ce rôle ne saurait se séparer du souvenir et de la représentation fidèle de la société où il a vécu. À la différence de tant d’hommes distingués et d’écrivains de renom qui, ayant eu une partie de leur fortune viagère, en ont une autre partie durable et immortelle, Voiture a tout mis en viager : il n’a été qu’un charme et une merveillle de société ; il a voulu plaire et il y a réussi, mais il s’y est consumé tout entier ; et aujourd’hui, lorsqu’on veut ressaisir en lui l’écrivain ou le poète, on a besoin d’un effort pour être juste, pour ne pas lui appliquer notre propre goût, nos propres idées d’agrément, et pour remettre en jeu et dans leur à-propos ces choses légères.

Voiture était né l’esprit le plus fin et le plus délicat, formé par la nature pour la compagnie la plus choisie, pour en être l’enfant gâté et les délices : il fut quelque temps avant de rencontrer ce doux climat auquel il était destiné. Il naquit à Amiens en 1598, aux limites des deux siècles. Son père, qui était un marchand de vin en gros suivant la Cour, et fort connu des grands, lui fit donner la meilleure éducation : Voiture étudia à Paris, au collège de Boncourt, et de là il alla faire son droit à l’université d’Orléans. De bonne heure on parla de lui pour ses vers, pour ses lettres ; une lettre surtout qu’il adressa à Mme de Saintot en lui envoyant le Roland furieux traduit par Rosset (« Madame, voici sans doute la plus belle aventure que Roland ait jamais eue, etc. ») courut et commença à le mettre en réputation. Malgré l’amitié de M. d’Avaux, son ancien condisciple, avec qui il avait renoué un commerce familier, il ne brillait encore que dans les cercles bourgeois, lorsque M. de Chaudebonne, l’ayant un jour rencontré dans une maison, lui dit : « Monsieur, vous êtes un trop galant homme pour demeurer dans la bourgeoisie ; il faut que je vous en tire. » Par lui Voiture fut présenté chez la marquise de Rambouillet, l’oracle du mérite et de la politesse, et dès ce moment il entra dans sa vraie sphère ; il n’eût plus qu’à suivre sa vocation, qui était d’être le bel esprit à la mode dans une société d’élite. Il n’avait que vingt-sept ans (4625), Il s’est peint à nous petit, « la taille de deux ou trois doigts au-dessous de la médiocre, la tête assez belle, (ses portraits nous la montrent même très belle), les yeux doux, mais un peu égarés, et le visage assez niais ». Ailleurs il parle encore de cette mine « entre douce et niaise » et de ses sourcils joints.

Il eût de bonne heure les cheveux grisonnants, et sa complexion résista peu à cette continuelle fatigue de plaire. Il n’y eût que trop de succès. L’esprit et la grâce qui animaient ce petit corps, l’étincelle qui en jaillissait à la première rencontre, la hardiesse et l’aisance, le don de l’à-propos, un soin vif entrecoupé parfois d’un air de rêverie et rehaussé d’un grain de caprice, faisaient de lui la personne la plus agréable et la mieux accueillie, et en particulier, auprès des femmes et des grands.

C’était le moment où Balzac, de quatre ans plus âgé que Voiture, atteignait par la publication de ses lettres (1624) à cette haute réputation d’éloquence et de beau style qu’il conserva et maintint pendant toute sa vie. Voiture, en homme d’esprit (et il avait bien autrement d’esprit proprement dit que Balzac, qui avait principalement du talent), ne songea point à lutter avec lui : il laissa ce provincial superbe et solennel croire qu’il régnait de sa maison d’Angoulême sur l’empire des lettres ; il lui rendit même hommage : quant à lui, il ne se piqua que de bien vivre, de vivre le plus agréablement, de conquérir la faveur des plus grands et des plus belles, et, tout en s’amusant à tous les étages, de s’épanouir par son côté précieux au centre de la vraie urbanité dans la plus douce lumière. Il ne publia rien de son vivant ; il ne disposa rien pour l’avenir ; heureux de jouir à l’instant même, il mit une négligence de galant homme à assurer le sort futur de ses œuvres, et il sembla ne viser qu’à une gloire, à faire que ceux qui l’avaient connu et goûté dissent après lui : « Il n’y a eu, il n’y aura jamais qu’un Voiture. »

La livrée qu’avait l’esprit en son temps, il la prit, il la donna aux autres en renchérissant, et se contentant de la marquer d’un tour unique qui était le sien. Il n’essaya pas de lutter contre les abus du goût ; il n’avait rien en lui du réformateur ni du critique : ce n’était qu’un courtisan enjoué et sans fadeur. Il naviguait à fleur d’eau sur les courants du jour, s’amusant à y suivre ou à y précéder les autres, et à y faire mille jeux ; déroulant ses flatteries, dérobant ses malices. Ce ne sont chez lui que plaisanteries de société et de coterie, tours de force subtils dont on ne sait d’abord que dire quand on le lit aujourd’hui, et qu’on n’est pas très sûr d’entendre à moins d’être initié. Et par exemple, une des premières lettres est à Mlle de Bourbon (depuis duchesse de Longueville) ; elle était indisposée, et on lui avait envoyé Voiture pour la divertir : mais il était en rêverie ce jour là, où elle était difficile à distraire : elle dit qu’il y avait fort mal réussi et qu’il n’avait jamais été si peu plaisant. Là-dessus grande colère de ces dames, de Mme et de Mlle de Rambouillet et de leurs amies, qui le veulent punir d’avoir si mal répondu à leur attente en une telle occasion. Mais laissons-le parler :

Mademoiselle, écrit-il à Mlle de Bourbon, je fus berné vendredi après dîner pour ce que je ne vous avais pas fait rire dans le temps que l’on m’avait donné pour cela ; et Mme de Rambouillet en donna l’arrêt à la requête de Mlle  sa fille et de Mlle Paulet. Elles en avaient remis l’exécution au retour de Mme  la Princesse et de vous ; mais elles s’avisèrent depuis de ne pas différer plus longtemps, et qu’il ne fallait pas remettre des supplices à une saison qui devait être toute destinée à la joie. J’eus beau crier et me défendre, la couverture fut apportée, et quatre des plus forts hommes du monde furent choisis pour cela. Ce que je puis vous dire, mademoiselle, c’est que jamais personne ne fut si haut que moi, et que je ne croyais pas que la Fortune me dût jamais tant élever. À tous coups ils me perdaient de vue et m’envoyaient plus haut que les aigles ne peuvent monter, etc.

Suit toute une histoire burlesque de ce supplice à la Sancho-Pança, où s’entremêlent de fins compliments pour celle à qui il écrit ; on appelait cette lettre la lettre de la berne, elle était fameuse en son temps. Il n’y manque qu’une petite note, pour nous très nécessaire. Voiture a-t-il été réellement berné, c’est-à-dire lancé sur une couverture, ce qui serait à la rigueur possible, ces sortes de mystifications et de plaisanteries étant assez fréquentes alors dans cette haute société ? ou bien n’est-ce là de sa part qu’une folle invention et un badinage ? La lettre est tellement tournée qu’on ne sait si c’est une pure métaphore ou une simple hyperbole, et s’il y a eu commencement d’exécution.

Avec lui, à tout instant, il en est ainsi. Il n’y a rien de plus particulier, de plus approprié à l’heure et à la minute présente que la conversation et le genre de plaisanterie qui y circule. Cela ne se transmet pas et ne s’écrit jamais que très imparfaitement. Ce qu’on a à faire en lisant aujourd’hui Voiture, ce n’est donc pas tant de chercher si ce qu’il dit est pour nous réellement plaisant, c’est plutôt de se figurer par lui quel pouvait être le tour d’esprit et d’amusement en vogue dans cette société ingénieuse, recherchée et souverainement élégante, de qui date chez nous l’établissement continu de la société polie. On le devine très bien en s’y prêtant un peu. Cet esprit de Voiture et de son monde n’était pas seulement un esprit de riposte et de trait, c’était aussi un esprit inventif, et qui se mettait en frais d’imagination pour divertir et pour plaire avec abondance et récidive. On entrevoit des parties montées, improvisées, de vraies petites scènes, qui variaient à l’infini cette vie de loisir, ces journées de promenades et d’entretiens. On jouait aux muses, on jouait aux grâces et aux nymphes. On avait des plaisanteries qui duraient des années, on en avait qui ne servaient qu’un jour. On inventait des motifs à aimables querelles, on se créait des tournois. L’esprit de Voiture était toujours en action et en mouvement comme pour un théâtre de société. Mlle de Rambouillet avait-elle témoigné son admiration pour le roi de Suède Gustave-Adolphe, on se mettait à lui faire la guerre de ce qu’elle était éprise de lui, et Voiture, saisissant ce beau prétexte du roi de Suède, faisait travestir cinq ou six hommes en Suédois, lesquels arrivaient un jour en carrosse à la porte de l’hôtel de Rambouillet et présentaient à Mlle de Rambouillet, comme de la part du conquérant, son portrait avec une lettre : « Mademoiselle, voici le lion du Nord et ce conquérant dont le nom a fait tant de bruit dans le monde qui vient mettre à vos pieds les trophées de l’Allemagne, et qui, après avoir défait Tilly, etc., etc. » Une autre fois Voiture, alors en voyage, écrivait de Nancy à Mme de Rambouillet, sous le nom de Callot, en lui envoyant un recueil de ce graveur. Une autre fois, jouant sur le nom de lionne qu’on donnait à Mlle Paulet à cause de la couleur de ses cheveux, il écrivait de Ceuta en Afrique (où réellement il était alors), et signait « Léonard, gouverneur des lions du roi de Maroc ». Au duc d’Enghien, après le passage du Rhin, il écrit la fameuse lettre de la carpe à son compère le brochet. Sarazin, dans sa jolie pièce de la pompe funèbre, a pu présenter les exploits d’esprit de Voiture en une suite d’épisodes et de chapitres distincts comme ceux d’un roman. En tout cela on trouve le même art, le même talent de société déguisé, métamorphosé en cent façons, et jaloux de tirer d’un rien tout ce qui peut donner à une familiarité d’habitude le piquant de la diversité et de l’imprévu. Cette vie oisive eût paru trop longue et trop monotone si le travestissement ne l’avait sans cesse renouvelée. On brodait ingénieusement tous les thèmes ; on filait en mille nuances le bel esprit.

Voiture suffisait à tout, mais il n’allait pas au-delà et pensait guère à nous autres gens du lendemain, ni à la postérité. Il avait d’ailleurs lui-même ses passions et ses entraînements. Très libertin, très joueur, un peu duelliste même, il avait ses propres penchants, auxquels il avait joint par vanité quelques-uns des défauts à la mode. On peut dire de lui qu’il jouait franc jeu tous les jeux de son temps, et, naissance à part, tous ces beaux seigneurs avec qui il vivait l’eussent avoué pour un des leurs. Il eut aussi, au milieu de sa vie délicieuse, ses difficultés et ses traverses. Attaché à Monsieur (Gaston, frère du roi) en qualité d’introducteur des ambassadeurs, il dut suivre par fidélité son maître dans quelques-unes de ses équipées et de ses folles aventures. C’est ainsi qu’on le voit à Bruxelles, puis dans le midi de la France, et bientôt à Madrid, chargé d’une mission secrète pour son prince pendant les années 1632-1633. Cet homme, qui « passait sa vie entre dix ou douze personnes, en cinq ou six rues et deux ou trois maisons », et qui ne pouvait souffrir un vent coulis dans le cabinet de Mme de Rambouillet, s’en va courir par monts et par vaux, et jusque par-delà les colonnes d’Hercule. Au milieu des légèretés (qu’il continue d’écrire aux beautés de sa connaissance, on entrevoit là cependant un Voiture plus sérieux que celui qu’on s’imagine d’ordinaire, et M. Ubicini a eu raison de remarquer que si de Voiture on connaît aujourd’hui l’écrivain bel esprit, le négociateur politique est encore à retrouver.

Dans sa correspondance de cette époque, il est un passage entre autres qui m’a frappé par le caractère de philosophie et d’élévation qui y est empreint. Il écrit à M. de Puylaurens, le favori de Gaston, et qui plus tard paiera de sa liberté et de sa vie le malheur ou le tort de n’avoir point répondu aux intentions de Richelieu. Puylaurens, en s’engageant à ce degré dans le parti de Monsieur et en s’attachant coûte que coûte à sa fortune, ne se fait aucune illusion, et en face de Richelieu, ce grande adversaire, il présage ce qui d’un moment à l’autre l’attend. Il n’en témoigne rien toutefois, et n’en a pas moins l’air de marcher sur des roses. Voiture, dans une lettre fort belle et qui porte plus que d’habitude un cachet de vérité, lui dit :

(De Madrid, 8 juin 1633.)… Ceux qui occupent des places comme la vôtre sont d’ordinaire traités comme les dieux ; plusieurs les craignent, tous leur sacrifient, mais il y en a peu qui les aiment, et ils trouvent plus aisément des adorateurs que des amis. Pour moi, monsieur, je vous ai toujours considéré vous-même, séparé de ce qui n’en est pas. Je vois des choses en vous plus éclatantes que votre fortune, et des qualités avec lesquelles vous ne sauriez jamais être un homme ordinaire. Vous jugerez que je dis ceci avec beaucoup de connaissance, si vous vous souvenez de l’entretien que j’eus l’honneur d’avoir avec vous dans cette prairie de Chirac où, m’ayant ouvert votre cœur, je vis tant de résolution, de force et de générosité, que vous achevâtes de gagner le mien. Je connus alors que vous aviez de si saines opinions de tout ce qui a accoutumé à tromper les hommes, que les choses qu’ils considéraient le plus en vous étaient celles que vous y estimez le moins, et que personne ne juge d’un tiers avec moins de passion que vous jugez de vous-même. Je vous avoue, monsieur, qu’en ce temps-là, vous voyant tous les jours marcher sur des précipices avec une contenance gaie et assurée, et ne jugeant pas que la constance pût aller jusque-là, je trouvais quelque sujet de croire que vous ne les aperceviez pas tous. Mais vous m’apprîtes qu’il n’y avait rien en votre personne ni à l’entour que vous ne connussiez avec une clarté merveilleuse, et que voyant à deux pas de vous la prison et la mort, et tant d’autres accidents qui vous menaçaient, et, d’autre côté, les honneurs, la gloire et les plus hautes récompenses, vous regardiez tout cela sans agitation et voyiez des raisons de ne pas trop envier les unes et de ne point craindre les autres. Je fus étonné qu’un homme nourri toute sa vie entre les bras de la Fortune sût tous les secrets de la philosophie, et que vous eussiez acquis de la sagesse en un lieu où tous les hommes la perdent. Dès ce moment, monsieur, je vous mis au nombre de trois ou quatre personnes que j’aime et que j’honore sur tout le reste du monde…

De telles paroles s’ajoutent bien au peu que nous en apprend l’histoire, pour laisser en nous l’idée de M. de Puylaurens comme n’étant ni un factieux ni un favori vulgaire.

Dans le même temps, Voiture voyait souvent à Madrid le comte duc d’Olivarès et gagnait son amitié ; car il est à remarquer à son honneur que cet homme si chéri du beau sexe ne sut guère moins réussir auprès des hommes considérables, guerriers et ministres, pourvu qu’ils aimassent l’esprit. Il a plus tard esquissé, sans le terminer, un éloge du comte duc dans lequel on lit cette magnifique définition de la monarchie espagnole : « Celui-ci, au rebours (des ministres précédents plus favorisés), a toujours cheminé avec un vent contraire : parmi les ténèbres, et lorsque le ciel était couvert de toutes parts, il a tenu sa route au milieu des bancs et des écueils, et durant la tempête et l’orage il a eu à conduire ce grand vaisseau dont la proue est dans l’océan Atlantique et la poupe dans la mer des Indes. »

Mais ce n’est là qu’un trait de talent et une belle image, comme l’écrivain doué d’une imagination poétique peut en trouver. La véritable pièce historique de Voiture est sa lettre écrite en 1636 après son retour en France, à l’occasion de la reprise de Corbie sur les Espagnols, qui s’en étaient emparés quelques mois auparavant ; il y embrasse d’un coup d’œil sensé et supérieur tout l’ensemble de la politique du cardinal de Richelieu, et, se mettant au-dessus des misères et des animosités contemporaines, il en fait à bout portant un jugement tout pareil à celui qu’a confirmé la postérité. Quels que fussent les motifs de Voiture en composant cette pièce, et quoiqu’il ait pu avoir intérêt à faire par là sa paix particulière (s’il en avait eu besoin) avec le cardinal, il n’est pas douteux qu’il exprime ce qu’il pense et l’on n’écrit pas de la sorte, avec cette simplicité et cette fermeté, sans être convaincu. Il faut citer quelque chose de ces pages, qui égalent sur ce grand sujet ce qu’on a pu dire de mieux :

Je ne suis pas de ceux, dit-il, qui, ayant dessein, comme vous dites, de convertir des éloges en brevets, font des miracles de toutes les actions de M. le cardinal, portent ses louanges au-delà de ce que peuvent et doivent aller celles des hommes, et, à force de vouloir trop faire croire de bien de lui, n’en disent que des choses incroyables ; mais aussi n’ai-je pas cette basse malignité de haïr un homme à cause qu’il est au-dessus des autres, et je ne me laisse pas non plus emporter aux affections ni aux haines publiques, que je sais être quasi toujours fort injustes. Je le considère avec un jugement que la passion ne fait pencher ni d’un côté ni d’autre, et je le vois des mêmes yeux dont la postérité le verra. Mais lorsque, dans deux cents ans, ceux qui viendront après nous liront en notre histoire que le cardinal de Richelieu a démoli La Rochelle et abattu l’hérésie, et que, par un seul traité, comme par un coup de rets, il a pris trente ou quarante de ses villes pour une fois ; lorsqu’ils apprendront que, du temps de son ministère, les Anglais ont été battus et chassés, Pignerol conquis, Casal secouru, toute la Lorraine jointe à cette couronne, la plus grande partie de l’Alsace mise sous notre pouvoir, les Espagnols défaits à Veillane et à Avein, et qu’ils verront que, tant qu’il a présidé à nos affaires, la France n’a pas un voisin sur lequel elle n’ait gagné des places ou des batailles : s’ils ont quelque goutte de sang français dans les veines, quelque amour pour la gloire de leur pays, pourront-ils lire ces choses sans s’affectionner à lui ? Et, à votre avis, l’aimeront-ils ou l’estimeront-ils moins, à cause que de son temps les rentes sur l’hôtel de ville se seront payées un peu plus tard, ou que l’on aura mis quelques nouveaux officiers dans la chambre des comptes ? Toutes les grandes choses coûtent beaucoup : les grands efforts abattent, et les puissants remèdes affaiblissent. Mais si l’on doit regarder les États comme immortels, y considérer les commodités à venir comme présentes, comptons combien cet homme, que l’on a dit qui a ruiné la France, lui a épargné de millions par la seule prise de La Rochelle, laquelle d’ici à deux mille ans, dans toutes les minorités des rois, dans tous les mécontentements des grands et toutes les occasions de révoltes, n’eut pas manqué de se rebeller et nous eût obligés à une éternelle dépense.

Ainsi il y avait un homme de grand sens dans Voiture ; il y avait peut-être, sous l’homme aimable et sous l’ingénieux badin, un homme sérieux qui n’a pas eu le temps ni les occasions de se dégager. Quoiqu’il en soit, il a eu un singulier bonheur, puisqu’en ne songeant qu’à vivre dans le présent il a su enchâsser son nom dans un moment brillant de la société française et dans cette guirlande des noms de Mme de Longueville, de Mme de Rambouillet et de Mme de Sablé, et que par cette lettre sur Corbie il a scellé une de ses pages dans le marbre même de la statue du grand Armand.

Cela dit, n’insistons plus sur le sérieux de Voiture, et laissons-le revenir à ses jeux, à ses folâtreries, à toutes ses gentillesses raffinées et galantes ; coquet, friand, fripon, dameret, aussi gâté que Ver-Vert, aussi lascif que le moineau de Lesbie.

Dans sa correspondance, les dernières lettres en date ne sont pas les moins bonnes ; elles font une suite ; elles sont adressées à l’un de ses aimables patrons, M. d’Avaux, alors plénipotentiaire à Munster, et dont il était le commis et l’ami. Tous deux, le diplomate et l’écrivain, ils font assaut d’esprit, de citations ; les souvenirs classiques leur reviennent ; leurs lettres en sont toutes parsemées, et jusqu’à l’indiscrétion. Voiture s’y fait un peu trop le commentateur enthousiaste de ce qu’ils s’écrivent mutuellement :

Ma lettre, lui dit-il, et les deux que j’ai reçues de vous, me font souvenir de ces trois lignes que Protogène et Appelle firent à l’envi l’un de l’autre. La première que vous m’avez envoyée était admirable et digne d’un grand ouvrier ; celle que j’ai faite dessus n’était pas non plus de mauvaise main ; mais cette dernière que vous venez de lirer, ultima linea rerum est, elle est au-delà de toutes choses, et pour moi je n’oserais plus jamais faire un trait après cela.

C’est donc spirituel, mais on y sent le métier. Les lettres de M. d’Avaux, dit-on, sont les meilleures, et je le crois d’après les échantillons. Elles sont d’ailleurs restées manuscrites et dans les papiers de Conrart ; je regrette que dans l’édition présente on n’en ait pas inséré une ou deux au moins, en entier, pour donner l’exacte mesure des deux jouteurs. Mais on conçoit très bien cette supériorité de M. d’Avaux sur son ami ; les esprits sérieux et nourris de choses solides, s’ils viennent à se détendre, l’emportent sur les esprits légers qui ont passé leur vie à voltiger sur des pointes d’aiguilles et à enfler des bulles de savon. M. d’Avaux insinuait dans ses lettres quelques conseils de sagesse à Voiture, et il lui rappelait à l’oreille ses dix lustres presque accomplis. Voiture regimbait vivement à ce chiffre malhonnête ; il était trop tard pour lui de recevoir et de pratiquer de si utiles conseils.

Il mourut l’année suivante (1648), à cinquante ans ; il disparut à temps avant la Fronde : « Ce fut son dernier trait d’esprit », M. Ubicini l’a très bien noté. On ne se le figure pas, en effet, dans ce conflit où tous ceux qu’il louait le plus se combattirent et, qui pis est, se vilipendèrent. Il n’y eût pas eu de position plus fausse que la sienne entre Mme de Longueville qui était sa divinité, M. le prince qui était son héros, et le cardinal Mazarin qu’il appelait son Jules César. Avec toute son adresse, il n’aurait jamais pu s’en démêler.

Parmi les divers portraits qu’on fit de lui depuis sa mort, il en est un qui est peu connu et qui mérite d’être cité, parce qu’on l’y représente sous un jour assez particulier dans ses relations auprès des femmes et comme pratiquant un art raffiné de fatuité. Au tome VIe du Grand Cyrus, Mlle de Scudéry parlant des amants qui se sont attachés à une certaine princesse Parthénie (qui n’est autre que Mme de Sablé), après en avoir décrit deux qui étaient de qualité, ajoute :

Le troisième était un homme d’assez basse naissance, nommé Callicrate, qui par son esprit en était venu au point qu’il allait du pair avec tout ce qu’il y avait de grand à Paphos, et parmi les hommes et parmi les dames. Il écrivait en prose et en vers fort agréablement, et d’une manière si galante et si peu commune, qu’on pouvait presque dire qu’il l’avait inventée : du moins suis-je bien que je n’ai jamais rien vu qu’il ait pu imiter, et je pense même pouvoir dire que personne ne l’imitera jamais qu’imparfaitement ; car enfin, d’une bagatelle il en faisait une agréable lettre, et si les Phrygiens disent vrai lorsqu’ils assurent que tout ce que Midas touchait devenait or, il est encore plus vrai de dire que tout ce qui passait dans l’esprit de Callicrate devenait diamant, étant certain que du sujet le plus stérile, le plus bas et le moins galant, il en tirait quelque chose de brillant et d’agréable. Sa conversation était aussi très divertissante à certains jours et à certaines heures ; mais elle était fort inégale, et il y en avait d’autres où il n’ennuyait guère moins que la plupart du monde l’ennuyait lui-même. En effet, il avait une délicatesse dans l’esprit qui pouvait quelquefois plutôt se nommer caprice que délicatesse, tant elle était excessive. Sa personne n’était pas extrêmement bien faite : cependant il faisait profession ouverte de galanterie, mais d’une galanterie universelle, puisqu’il est vrai que l’on peut dire qu’il a aimé des personnes de toute sorte de conditions. Il avait pourtant une qualité dangereuse pour un amant, étant certain qu’il n’aimait pas moins à faire croire où il était aimé qu’à l’être.

Et ce dernier trait de vanité artificieuse va se démontrer dans toute l’histoire à laquelle le personnage de Callicrate est mêlé. Mlle de Scudéry nous le peint capable, en matière galante, de petites noirceurs et de fourberies : par exemple, faisant un mystère affecté de lettres qu’il recevait de la princesse pour qu’on crut qu’elles disaient plus qu’il n’y en avait ; faisant de grands apprêts de voyage pour donner à croire qu’il allait passer chez la princesse, à la campagne, un temps d’amoureuse retraite, tandis qu’il se cachait à 205 quelque distance de là chez un de ses amis. Et cependant il a tant d’esprit que Mlle de Scudéry conclut en lui pardonnant :

Callicrate mourut peu de temps après cette fourbe, extrêmement regretté de tous ceux qui l’avaient connu, et même de celles qu’il avait le plus cruellement trompées, tant il est vrai que les rares qualités de son esprit faisaient excuser je ne sais quelle maligne vanité dont son âme était remplie. La belle Parthénie le plaignit aussi comme les autres, quelque sujet de plainte qu’il lui eût donné.

On dirait que, selon l’usage des romanciers, mêlant plusieurs personnes en une, Mlle de Scudéry ait ici prêté à la princesse Parthénie quelques-uns des griefs qu’avait contre Voiture Mlle Paulet.

On a comparé Voiture, et de son temps et depuis, à bien des écrivains et des poètes célèbres, à Horace, à Catulle, à Lucien, à Voltaire, à Delille, à d’autres encore. Essayons un peu de quelques-uns de ces divers noms comme de pierres de touche pour éprouver ses qualités et pour achever de nous le définir.

Horace ! il faut courir vite sur ce nom quand on parle de Voiture, de peur d’être trop sévère à celui-ci. Pourtant on ne peut s’empêcher de remarquer que si Boileau avait ajouté à ses talents de poète et à sa finesse de critique les grâces et le monde de Voiture, son art de vivre sur un pied de familiarité avec les plus grands et de jouer sans cesse avec eux sans s’oublier, il eût mieux ressemblé à Horace. D’ailleurs Voiture n’avait d’Horace ni la justesse morale, ni l’élévation, ni le noble souci de l’immortalité et ce qui fait qu’on a droit à chanter son Exegi monumentum, rien de solide, ni même cette libéralité d’âme qui achève le goût, et qui fait qu’Horace, par exemple, en toute occasion, a parlé si honorablement de son père : Voiture, on le sait, était embarrassé du sien30.

Avec Catulle, on est plus à l’aise pour lui comparer Voiture, qui évidemment a songé quelquefois à l’imiter. Mais quelle distance encore ! Catulle, au milieu de ses jolis hendécasyllabes et de ses mordants badinages, est un poète profond, un poète sérieux ayant le culte de son art. Il a eu, en parlant de Lesbie, des accents d’une simplicité brûlante et passionnée, et il est au comble de la perfection (Fénelon l’a dit) quand il fait parler son désespoir. Il a sur la mort d’un frère des accents d’une sensibilité tendre et douloureuse. Peintre d’Ariane, il a trouvé de grandes images et des jets d’antique et immortelle beauté. Voiture n’avait rien de passionné ; il en contait à toutes les femmes, mais on doute qu’il ait jamais aimé une seule fois avec ardeur et avec flamme. Sa poésie passait presque toute en compliments et en dragées de société. Mlle de Rambouillet disait des douceurs que répandait Voiture en conversant ou en écrivant des lettres : « C’est toute poésie. » II était trop paresseux, trop insoucieux de l’avenir, pour travailler ses vers : ayant eu à copier je ne sais quelle de ses pièces qu’on lui avait demandée en Angleterre, il dit « que ce sont les seuls vers que jamais il ait écrits deux fois. » J’admets qu’il se vante un peu, mais cette affectation de négligence équivaut à la négligence même. Après cela il faut dire de Voiture ce qu’a dit Voltaire : « On a de lui de très jolis vers, mais en petit nombre. » Ces jolis vers, c’est d’abord son fameux sonnet : « Il faut finir mes jours en l’amour d’Uranie… » On y sent une certaine tendresse volupteuse et passagère. Ce sont les vers improvisés à la reine Anne d’Autriche dans une promenade à Ruel :

Je pensais que la destinée
Après tant d’injustes malheurs…

C’est surtout l’épître à M. le prince, après son retour d’Allemagne où il avait failli mourir de maladie (1645), pièce charmante, philosophique et de la plus douce veine. Joignez-y quelques chansons et rondeaux. Voiture a cela d’original comme poète, qu’il rompt la lignée majestueuse de Malherbe et s’en revient au xvie  siècle, au premier xvie  siècle, à celui des Marot, des Brodeau. Entre l’ode élevée et le genre burlesque alors en vogue, il tient sa route aisée et il continue en français la poésie véritablement légère.

Il devance donc à quelques égards Voltaire, et leurs noms se peuvent rapprocher ; mais ce n’est qu’en un ou deux points qu’est leur rencontre. Voltaire sérieux sous ses badinages, ou du moins passionné pour ou contre certaines idées et certaines institutions sociales, y mettant à tout instant la main comme l’enfant imprudent et terrible, mais parfois aussi comme l’ami de l’humanité, ne saurait être ramené et diminué jusqu’à Voiture, qui n’a jamais épousé dans sa vie aucune cause, et qui n’a été que le héros de la bagatelle. Voiture avait dans la volupté, pratiquée comme il l’entendait, un principe de sagesse relative et d’indifférence. Son ambition était du côté des femmes ; celle de Voltaire était partout ailleurs. Avec les princes et les grands, bien que d’abord excellent à s’y produire et à gagner une faveur brillante, Voltaire excédait tôt ou tard la mesure et s’attirait de fâcheux retours ; ce que Voiture eut le tact d’éviter. Toutefois on sait que ce dernier avait aussi ses saillies et ses velléités d’émancipation et d’incartades. Le prince de Condé disait de lui : « Si Voiture était de notre condition, on ne le pourrait souffrir. » Si Voiture était venu un siècle plus tard, on ne peut trop dire ce qu’il aurait fait, et de quel côté se serait tournée cette vocation décidée de réussir et de plaire. Nos passions et nos désirs taillent en nous, selon le temps et l’occurrence, plus d’une figure et d’un personnage. Qu’aurait été Voiture venu au xviiie  siècle, et à qui eût-il ressemblé ? c’est là une question sur laquelle la conjecture est ouverte, et où il y a de quoi rêver. Aurait-il été un président Hénault beaucoup plus vif, un Gresset plus durable, un abbé Galiani mitigé et de meilleur ton ? À coup sûr, c’était bien plus qu’un Moncrif que Voiture. Mais je ne puis même alors, et même les conditions sociales, les excitations d’alentour étant si changées, me décider à faire de lui un autre Voltaire. Seulement, le bruit de ses succès charmants eût quelquefois de loin alarmé Voltaire.

Il m’est arrivé autrefois de rapprocher la destinée et la fortune de l’abbé Delille (dans sa première moitié) de celle de Voiture : tous deux coquets, brillants, sémillants, adorés, idoles et un peu victimes de la mode. Là s’arrête la ressemblance. Voiture me semble avoir eu plus d’étoffe que l’aimable abbé, si grand versificateur et resté un si espiègle enfant. Voiture vu de loin ne nous paraît pas aujourd’hui plus sérieux que Delille, mais il est capable de l’êtreu ; il l’a été sans doute dans ses négociations. Il n’avait pas un meilleur goût, mais un goût qui, mieux entouré ou portant sur de grands sujets, aurait pu devenir meilleur, et il l’a prouvé. Delille n’eût jamais écrit ni pensé la belle page sur le cardinal de Richelieu. Concluons qu’il n’y a eu qu’un Voiture.

Entre Balzac et lui je n’ai fait qu’effleurer le parallèle ; il est curieux d’y mieux entrer : c’est un chapitre à part et qui mérite d’être traité en soi.