XXII. Philosophie politique24
I
Ce n’est pas la brièveté du livre de M. de Beauverger qui nous déplaît et même qui nous étonne. S’il peut paraître étrange à quelques personnes, et qui sait ? légèrement audacieux, de faire un tableau bis-torique de tous les progrès de la philosophie depuis qu’elle existe dans un petit volume, assez propret, de 292 pages, ah ! certainement ce n’est pas à nous ! Nous savons trop, pour nous en étonner, à quel ironique piquet de chèvre Dieu a attaché l’esprit humain, et ce qu’il lui donne de cette corde au bout de laquelle l’homme passe son temps à rêver l’infini ! Pour montrer cela, il ne suffit que de quelques pages. Il fut des artistes en Italie qui ont su faire tenir un monde d’événements et de figures sur le diamètre d’un noyau de cerise, ciselé de la pointe d’un canif.
Nous croyons ce tour de force et de finesse beaucoup plus embarrassant que de concentrer en quelques pages les progrès de la philosophie, — politique ou autre. La « spirale » de Goëthe est une plaisanterie. Ce n’est qu’un tire-bouchon, et encore pour la longueur, car un tire-bouchon débouche quelque chose, et nous voudrions bien savoir quel flacon de vérités essentielles la philosophie a jamais débouché ! Quand Goëthe ne pensait pas à « sa spirale », il disait honnêtement : « Si je voulais consigner par écrit la somme de ce qui a quelque valeur dans les sciences dont je me suis occupé toute ma vie, ce manuscrit serait si mince que vous pourriez l’emporter sous une enveloppe de lettre. »
Toute l’histoire de la philosophie, qui en était, peut donc tenir sur une carte à jouer. Il ne s’agit que de l’y faire tenir.
Et ce n’est point difficile, quand on a la tête nette et qu’on ne se laisse pas envahir et entamer par la niaiserie des phrases et des livres. Si, dans toute littérature, il y a de l’inutile et du superflu, il y en a surtout, en philosophie, dans des proportions effroyables. Là les hommes ne font guère que des échos, des échos qui brouillent le son, en le répétant. Voulez-vous en juger ? prenez seulement le dictionnaire de Bayle, l’histoire de la philosophie de Brucker et le vocabulaire de Tennemann, et vous verrez quelle masse de rêveurs inutiles, de cracheurs dans les puits pour faire des ronds, se trouvent mêlés, pour l’encombrement de nos mémoires, aux quelques noms et aux quelques idées, très rares, très clairsemées, et pour les raisons providentielles les plus hautes, qui ont réellement allongé la corde de l’esprit humain et un peu étendu de la circonférence de ses efforts ! Vous verrez qu’il n’y a pas pour l’homme de quoi prendre des airs si vainqueurs. Pénélope sans Ulysse, qui, dans l’oisiveté du cœur et de l’action, fait et défait éternellement sa tapisserie, la Philosophie n’a rien mis dans le monde qui n’y fût sans elle ; et si elle n’en a rien ôté des vérités qu’elle n’a pas faites, elle en a du moins beaucoup faussé, et son mérite, quand elle en eut, fut de redresser ses voies fausses et d’admettre enfin ce qu’elle avait d’abord repoussé. Voilà pourquoi les historiens qui s’occupent d’elle peuvent être à la fois humbles et concis.
M. de Beauverger a été concis, mais a-t-il été humble ?… La Philosophie dont il s’occupe dans son livre n’est pas cette philosophie générale — qui a seule le droit de porter ce nom absolu de Philosophie — et qui a pour prétention de donner la loi de tous les phénomènes. C’est une philosophie spéciale et appliquée, et c’est une raison de plus pour l’historien d’être très modeste, car, de toutes les tentatives de la philosophie pour résoudre l’universalité des problèmes, c’est la plus vaine et la plus cruellement traitée par les faits. L’Histoire l’atteste à toutes ses pages ; les faits ont toujours plus ou moins foulé aux pieds toutes les philosophies politiques. Modeste, sans doute, en son propre nom, M. de Beauverger croit trop à la philosophie, pour l’être quand il parle d’elle. Il a le respect de cette « science mixte (comme il dit, hélas !) qui rattache les créations et les devoirs de la politique aux opérations de la logique et des principes universels »
; mais plus tard peut-être aura-t-il le mépris de toute cette logomachie. M. de Beauverger nous fait l’effet d’un esprit ouvert, — trop ouvert pour le moment, — mais sensé et qui se refermera naturellement à bien des idées qu’il accepte. La vie intellectuelle ressemble à la vie morale. On ouvrait, on tendait beaucoup sa main dans la jeunesse ; on la ferme et on la retire en vieillissant. Progrès amer !
« Personne ne croit, nous dit M. de Beauverger dans sa préface, que la politique spéculative n’ait pas d’influence sur la destinée des empires et qu’il n’y ait pas d’enseignement à retirer de ses travaux. »
Personne ne le croit, en effet ; seulement il s’agit de savoir quelle fut cette influence, si elle était nécessaire, si elle a été bonne ou funeste et si tous ses travaux valaient plus ou moins, de la part des esprits qui dominent ces sujets, que les deux lignes de résumé qui pouvaient être l’ouvrage de M. de Beauverger et qui, malheureusement, ne le sont pas. Le livre actuel de M. de Beauverger est comme le pressentiment d’un autre ouvrage qu’il fera ou ne fera pas plus tard, mais qui serait, à coup sûr, s’il le faisait dans l’esprit des notes qu’il publie, un de ces livres grossissants comme on en a tant publié, et qui, sous le nom d’histoire d’une philosophie quelconque, tendent à surfaire l’action de toute philosophie. Or, ce n’est point d’ouvrages pareils que nous avons besoin▶ à cette heure. Ce qu’il nous faut plutôt ce sont des livres qui prennent exactement la mesure de toute philosophie, en la diminuant.
II
En effet, depuis Aristote jusqu’à saint Thomas d’Aquin et depuis saint Thomas d’Aquin jusqu’à Kant, que nous prenons pour une date et non pour le grand homme qu’on dit, cherchez par quels noms et quelles œuvres l’auteur du Tableau des progrès de la philosophie politique a comblé le vide d’un si long espace, mais l’a comblé sans le remplir ! Il ne s’agit pas ici, bien entendu, des talents du gymnaste intellectuel que l’on appelle un philosophe, ni même de la dorure de bec de la Gloire, qui répète parfois et crie des noms, comme les perroquets, sans rien y comprendre, mais il s’agit des hommes qui représentent pour les avoir réellement exprimées le petit nombre de vérités nécessaires à la vie et à l’honneur de l’esprit humain. Eh bien ! franchement, que trouverez-vous, sinon un tourbillon d’atomes, une poussière d’intelligences que le vent de leur temps a soulevées, mais qu’il faut laisser maintenant tranquilles au fond de leurs cercueils ! Dans l’antiquité, M. de Beauverger nous cite Platon, Xénophon, Polybe, Cicéron, saint Augustin ; — mais Platon n’est qu’un poëte, et saint Augustin est un prêtre chrétien, ce qui est tout le contraire d’un philosophe. Or Xénophon, Polybe, Cicéron, pèsent assez peu en philosophie. Au moyen âge, qu’est-ce que Buridan, Gilles de Rome, Henri de Gand, Marsile de Padoue ? Qu’est-ce même à la Renaissance que ce Machiavel dont on ne peut dire encore tout à l’heure si, dans son Traité du Prince, il a parlé sérieusement ou s’il a raillé ? Luther et Calvin sont des fondateurs de religion, des bâtisseurs d’église contre Rome. Ils comptent comme prêtres et non comme philosophes, mais qu’est-ce que Languet et Hotman ? Qu’est-ce que Althusius et Boshorn ? qu’est-ce même que Grotius ? qu’est-ce que Bynkershœk, ce nom qui n’est plus coassé que dans les écoles ? Voici Bacon et Descartes, il est vrai, voici Spinosa, mais le néant revient : qu’est-ce que Thomas Smith et Thomas Morus, et Sidney, et Nedham, et Milton, Milton, comme philosophe ? qu’est-ce qu’Harrington et son Oceana ? qu’est-ce que Howell et sa Dendrologie ? qu’est-ce que Hobbes, l’enfant robuste de son système ? qu’est-ce que Ramsay ? Nous arrivons au dix-huitième siècle, dont la philosophie n’est plus qu’une négation, une critique de philosophie, qui finit et se renouvelle dans Turgot, Condorcet, Herder, Kant, et M. de Beauverger nous dit : Sieyès. M. de Beauverger a pour Sieyès une admiration très logique et que l’on comprend très bien, venant d’un homme qui croit que la philosophie politique est une des grandes inventions de l’esprit humain, car Sieyès est l’expression la plus concentrée, la plus immobile et la plus dure de la philosophie politique. Certes, quand on descend d’une pareille chaîne d’esprits et qu’on va d’Aristote à… Sieyès, à travers le christianisme qui de toutes les manières fut une révélation, on se demande ce qui aurait manqué à l’humanité, devenue chrétienne, quand elle n’aurait pas eu, pour tracasser ses annales, tous ces gaillards-là !
Elle serait allée son train tout de même ! Elle aurait, au fond, à peu de chose près, la même histoire, et ce sillage de quelques erreurs de plus ou de moins n’aurait guère altéré ou changé le miroir de cette mer immense. Et même quand les grands noms, — et vous, venez de voir si on peut les compter, — quand les noms dignes de leur bruit auraient manqué aussi comme les autres, croit-on que c’eût été un si grand tort de vérité, fait à la terre ? La terre n’a pas déjà tant ◀besoin de philosophie ! L’homme en fait comme il s’agite ! parce qu’il est une créature de passage, d’inquiétude et d’orgueil, qui veut savoir pour ne pas se soumettre ; mais sa triple vie morale, sociale, intellectuelle, ne dépend pas de si peu que cela ! Ce qu’il lui faut de vérité pour vivre et de lumière pour l’éclairer, il les trouve dans la tradition et dans l’histoire.
Qu’est-ce que toutes les philosophies du monde ont ajouté aux traditions de la vérité primitive et à celle qui les résume toutes, — à la doctrine de Jésus-Christ ? L’erreur, l’adroite erreur de l’auteur des Progrès de la philosophie politique, est d’avoir confondu avec les philosophes les hommes qui ont développé et appliqué à leur façon les idées et les enseignements de l’Église, mais ces hommes, nous les réclamons ; ils n’appartiennent pas à son système.
Qu’il prenne, s’il veut, Fénelon, l’auteur du Télémaque et le précepteur du duc de Bourgogne, mais qu’il ne mette la main ni sur Suarez, ni sur Bellarmin, ni sur Bossuet lui-même, car Bossuet, comme saint Augustin, n’a pas cessé d’être un évêque, et sa politique n’est point tirée de l’ordre philosophique, mais de l’Écriture Sainte. De pareils hommes ne peuvent s’atteler, ni de gré ni de force, au joug d’un système qui regarde comme un progrès l’esprit politique du dix-huitième siècle, et qui le glorifie dans ce Quinze-Vingt de sa propre pensée, laissé par le dédain de Bonaparte, accroupi dans les ténèbres de sa constitution impossible, — l’abbé Sieyès.
III
Médiocre et triste résultat ! La foi en ces choses que la Philosophie travaille à la main, — les Constitutions, — a incliné M. de Beauverger à une admiration compromettante, parfaitement indigne d’un esprit qui a souvent de la critique et de justes appréciations.
C’est que M. de Beauverger, — il faut bien le dire, — est un homme du dix-huitième siècle. Il l’est, à la vérité, avec les réserves que font les honnêtes gens dans ce temps-ci, mais il l’est, nonobstant, de sentiment, d’idées, de rêveries. L’abstraction lui voile, à toute minute, la réalité. S’il est à genoux de fondation, devant un si pauvre homme que Sieyès, on ne peut plus dire sa position devant Montesquieu, et on le conçoit. Montesquieu n’est pas seulement l’homme d’une constitution comme Sieyès ; il l’est de toutes les constitutions possibles qu’il explique et détaille dans son Esprit des Lois, comme des mécanismes qu’on démonte, pour en faire mieux comprendre le jeu. Du reste, dans sa conception politique, l’auteur du Tableau historique des progrès n’a pas dépassé Montesquieu. Il s’arrête à la notion vague de liberté qui suffisait à tous les esprits soi-disant politiques du dix-huitième siècle, et qu’il définit aujourd’hui, à la dernière page de son livre « la liberté par les institutions »
. « L’utopie, nous dit-il, tourne, depuis deux mille ans, dans le même cercle sans rien produire »
, comme si l’utopie n’était pas essentiellement de la philosophie politique ! et il ajoute, par une opposition qu’il est difficile de comprendre : « La philosophie politique ne vogue pas sans boussole sur cette mer des destinées où Dieu lui apparaît comme pôle et la vraie liberté pour port. » Mais l’utopie aussi a parlé ce langage. Elle l’a parlé quand elle a manqué de tempérament ou de bravoure. Elle est restée aussi, comme une sage petite fille, les yeux baissés et les mains jointes sur sa ceinture, dans cette idée prude ou hypocrite d’une vraie liberté, et elle a mis Dieu par-dessus, mais quel Dieu ? Voilà le nœud de toute l’affaire. Le Dieu de M. de Beauverger ne serait-il que le Dieu du Vicaire savoyard de Jean-Jacques, et parmi tant de libertés fausses, qu’elle est donc sa vraie liberté ?…
IV
C’est là ce que le livre de M. de Beauverger n’a pas dit. Fadeurs et fadaises ! Disons, nous, quelque chose que les esprits, impatients de netteté et de consistance, puissent au moins saisir. Il n’y a que deux économiques en présence ici-bas, celle de la tradition et celle des rêveurs, et, dès leur a priori, elles s’opposent. L’économique de la tradition place la richesse dans le monde en germe et dans le ciel en fleur. L’économique des rêveurs la met, elle, dans l’action illimitée de l’homme et dans la disposition des trois règnes de la nature. De là leurs conceptions si diverses ! Fataliste au premier chef et au second inconséquente, l’économique des rêveurs a encore ceci de particulièrement absurde, qu’elle croit au bonheur absolu sur la terre et qu’elle pose l’obligation stricte pour les gouvernements de le réaliser. Ainsi, d’une part, l’idée que l’homme-fonction doit le bonheur à l’homme individuel, et d’autre part, l’idée de ce bonheur que vous pouvez faire définir au plus modeste et qui n’en sera pas moins toujours un inventaire de Dieu, supérieur de tout à l’aurea mediocritas d’Horace, voilà la double source d’où sont sorties toutes les utopies, toutes les révolutions, toutes les démences, et cela, dans tous les temps, mais plus particulièrement dans les temps modernes, où la personnalité humaine a pris de si monstrueuses dilatations.
Or, rien de plus radicalement faux que ces idées. Nul ne doit le bonheur à personne. Quand l’homme dit : Je ferai ton bonheur, il dit une fatuité. Le bonheur est la dette de chacun à soi-même et nul n’en dispose que soi seul. L’ordre universel le renferme par le libre arbitre ; il est au fond de nos consciences, dans l’exercice de nos vertus ; mais la fonction terrestre ne doit que l’ordre matériel, l’ordre dans les rues, mais elle nous le doit à tout prix, et si nous confondons notre dette, à nous, avec la sienne, tous les sophismes vont se redresser avec fureur. Il n’y a qu’un bon gouvernement qui soit possible dans la nature même des choses, qu’un seul, quels que soient les climats, les caractères, les idées, il ne nous doit pas le bonheur cependant, c’est ce que les philosophies politiques en dehors des idées chrétiennes n’ont pas compris, et ce que celle de M. de Beauverger, s’il en avait une à lui, — car il n’en a point, — ne comprendrait pas davantage. Toutes les philosophies politiques, sans exception, n’ont jamais compris que le bonheur ici-bas est restreint, relatif, chétif et borné, et qu’il ne dépend que de l’usage fait par chacun de nous de ses facultés. Elles parlent toutes du bonheur des peuples ! Elles s’abreuvent à cet abreuvoir. Aveugle méconnaissance de la réalité humaine ! Aucune de ces orgueilleuses philosophies n’a su prévoir que la postulation éternelle de l’impossible devait aboutir au déchaînement de tous les tocsins et que l’Envie, cette hôtesse de nos cœurs, aurait toujours le prétexte de la satisfaction des esprits sages pour justifier ses horribles animosités.
Eh bien ! c’était là une idée, c’était là un criterium dont on pouvait partir, puisqu’on s’occupait d’une histoire de la philosophie politique ! Si une telle pensée, par exemple, s’était emparée de l’esprit de l’auteur du Tableau historique des progrès et qu’il eût examiné à sa lumière les doctrines et les hommes dont il fait la revue dans son livre, ses appréciations auraient à l’instant même revêtu un caractère d’originalité et de profondeur qu’elles n’ont pas. Ce titre même de Tableau des progrès de la philosophie politique aurait contracté le mordant d’une ironie, et n’en serait ainsi que mieux entré dans les esprits. En effet, avec ce point de vue des deux économiques d’ici-bas, qui simplifie tout en embrassant, par leur côté le plus général, tous les philosophes et toutes les philosophies, la preuve eût été suffisamment faite du peu de progrès que la Philosophie est réellement en droit de compter. En dehors du christianisme, ces progrès sont nuls, et dans le cercle du christianisme, il ne peut pas y avoir progrès, puisqu’il y a vérité. Le christianisme progressif est une expression des temps modernes, injurieuse dans sa bienveillance, et ne tendant à rien moins qu’à la négation du christianisme qui est absolu, puisqu’il est divin. Malheureusement, c’est le christianisme, purement et sévèrement entendu, qui manque à M. de Beauverger. Il n’est qu’un philosophe de demi-teinte, de deuxième ou troisième degré, — nous le voulons bien, — mais il faut être quelque chose de plus qu’un philosophe, même en taille-douce, pour juger la philosophie, et par la raison qu’il faut être toujours supérieur à ce que l’on juge pour le bien juger !