(1894) Propos de littérature « Chapitre Ier » pp. 11-22
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(1894) Propos de littérature « Chapitre Ier » pp. 11-22

Chapitre Ier

Philosophie. — Le poème, expansion dans les Formes. Philosophie de MM. de Régnier et Griffin. Morale de ces poètes.

Pour analyser avec justesse un artiste, il importe d’examiner d’abord ce qui fut le mobile de son œuvre — le motif étant toujours un besoin irraisonné d’expansion dans les formes — et, pour un Poète, à quelle occasion il prit la décision redoutable de rompre le silence.

Si je laisse de côté les premiers vers, balbutiements incertains et légers de l’âme qui sourit à elle-même et salue en chantant son éclosion dans la vie, cette occasion me paraît être, pour plusieurs poètes lyriques de cette époque, le sentiment d’une vision nouvelle des choses. J’entends bien que chaque Poète ne crée pas à nouveau l’univers, mais il le crée en partie pour ceux qui savent le lire et le compléter ; il le créerait totalement si son œuvre était l’Œuvre définitive à laquelle toute l’humanité travaille, et il peut même en donner une image complète dans le domaine restreint qu’il s’est choisi, si, en ces justes limites, son œuvre est parfaite. L’important, c’est qu’il le crée pour lui-même, lorsque, par les notions peu à peu acquises, son idée prend corps et se développe, lorsque le monde lui apparaît en sa nouveauté comme un enfant merveilleux de sa pensée.

Alors il semble qu’on découvre ce qu’auparavant personne n’avait aperçu ; on voudrait dire comme Parsifal : « Nie sah ich, nie träumte mir was jetzt ich schau, und was mit Bangen mich erfüllt ». — Cela est exact en ce sens qu’on voit les choses sous une clarté particulière et par conséquent nouvelle, et si l’on est poète, si l’on ressent ce besoin d’expansion dans les formes dont je parlais à l’instant, il semble que la bouche s’ouvre d’elle-même pour crier ce que l’on sait et annoncer au monde son nouvel Évangile.

Il ne faudrait pas ici qu’un facile plaisant voulût rire en feignant une méprise. Cet état d’enthousiasme où l’âme entend soudain le vivant tressaut d’elle-même est une des plus nobles attitudes de l’homme et tout être capable de comprendre la beauté a dû le connaître au moins une fois. Mais le Poète créateur se distingue de cet être en ce qu’il sait contenir ce qui tressaille au fond de lui et l’effuser ensuite en des rythmes et en des plastiques qui s’animeront de son frémissement. Plus tard, — bientôt sans doute — cet enthousiasme sacré ne sera plus aussi spontané en son beau tumulte, mais le Poète le rappellera par volonté et, s’il a appris à fixer les images de la vie aussi bien qu’il les sentit palpiter, s’il est artiste autant qu’il fut poète, alors sera créée l’œuvre qui dira toute sa pensée.

MM. Vielé-Griffin et de Régnier ont dû s’éblouir tous les deux de cette magique surprise, mais chez celui-ci la maturité paraît s’être précocément montrée ; l’artiste a très vite contenu le poète, on l’aperçoit dès les livres du début, et dans les Sites déjà le vers est nombreux, ferme de lignes, enrichi d’élégantes images savamment serties qui annoncent l’harmonie des strophes futures. Au contraire, les premiers écrits de M. Vielé-Griffin manquent d’une direction certaine, on les sent agités de sourds bouillonnements qui hésitent et retombent ; le poète y est inférieur à lui-même par la beauté réalisée, mais il y révèle de plus larges désirs qui longtemps cherchent leur forme définitive et s’illuminent, plus tard, dans la Vie et le Rythme.

S’ils s’orientèrent ainsi vers des directions différentes, ce dut être à cause de la différence même de leur vision1. Tous deux, en face des choses, se trouvèrent idéalistes, mais M. Vielé-Griffin, après quelques tâtonnements, écouta des cantilènes victorieuses dire les paroles de sa pensée, laissa toutes ses idées s’épanouir sans contrainte à la pleine joie du soleil. M. de Régnier, de plus en plus penché vers une grave mélancolie, entendait la voix de la Tristesse lui parler ; parmi les amertumes et les brutalités que lui annonçait la vie, il dut sentir trop frêle son âme nouveau-née et c’est peut-être pour la protéger qu’il voulut l’envelopper dans les plis rigides de son Art.

Je ne puis analyser ici en détails la philosophie qu’on lit à demi exprimée dans les vers de ces deux poètes ; d’abord, parce que précisément elle n’y est qu’à demi exprimée, et en second lieu parce que cette philosophie a trouvé sa forme définitive dans les vers et qu’il faudrait taillader et déchirer de belles strophes pour regarder à la loupe ce qu’il y a dedans. Cependant je voudrais indiquer ce en quoi leurs visions, parties du même point, se distinguent bientôt, et, à cet exposé, ajouter quelques réflexions. La Gardienne de M. de Régnier pourrait s’entretenir ainsi avec l’Yeldis de M. Griffin :

LA GARDIENNE.

Yeldis !

Quand tu partis, frivole, pour ta chevauchée, qu’espérais-tu ?

Le monde est vain, où fuyait ta course échappée.

YELDIS.

Oui, tu dis vrai, ce monde est vain quand il n’existe par moi-même.

LA GARDIENNE.

Et par toi-même encore, n’est-il comme ces ombres fuyantes dont se désole celui qui les a poursuivies ?

Hélas jamais ne les atteignit personne.

YELDIS.

La gloire et la joie sont de les poursuivre.

L’allégresse, c’est la force radieuse de l’acte, son résultat importe peu.

LA GARDIENNE.

Yeldis !

Il n’osait tendre les bras, celui qui te rêva le mieux, celui qui le mieux te devinait, celui qui t’a le mieux aimée…

YELDIS.

Pourquoi vint-il, n’osant vouloir ? Faut-il choyer un songe que l’on ne peut agir ?

Mais celui-là m’a emportée qui leva vers moi ses mains fortes et sut vouloir ce qu’il avait rêvé.

LA GARDIENNE.

Vouloir !

Si nous pouvons vouloir autre chose que nous-même… — nous, les dociles reflets de nos songes.

Ce que je veux, ce que j’attends, c’est de songer.

YELDIS.

Sais-tu ce qu’est l’Amour ?

Un rêve nouveau d’où naissent d’autres rêves.

YELDIS.

En l’ignorant tu le blasphèmes, avec la force qu’il a créée en toi. Tout passe, mais il demeure, sans cesse nouveau et renaissant à chaque effort ; il est ta vie, il est la mienne, et chacun de nos gestes affirme encore sa puissance. Toute la vie se résout en l’Amour et c’est par l’action que nous sommes dans la vie.

LA GARDIENNE.

Mais ne vois-tu qu’hélas la Destinée tient l’une de nos mains ? En vain l’autre s’agiterait lorsqu’un bras inflexible va tantôt la saisir.

Rien n’est, Yeldis, de toutes choses, qu’une idée en sourires on en pleurs.

YELDIS.

Crois en toi-même et prouve-toi par tes actes. Toute la joie est éparse à tes pieds ; qu’importe qu’autour de toi les choses soient vaines, si ton idée de chacune d’elles contient la joie d’un acte où ton être encore va grandir !

LA GARDIENNE.

Toute expansion n’est que douleur, car elle doit demeurer stérile.

Va, fuis l’action, ne recherche que tes songes et regarde en face ton destin contre qui tu ne peux lutter.

YELDIS.

Regarde, toi-même ! partout est l’amour. Incline-toi vers lui et saisis dans chaque chose

Le reflet de la vie où tout espoir rayonne.

LA GARDIENNE.

Non ! un seul être est selon la vie ; sache le connaître : c’est celui qui renonce,

et qui remet ses mains aux mains de son destin.

YELDIS.

Réjouis-toi et sache croire.

LA GARDIENNE.

Plutôt, Yeldis, résignons-nous.

*
*   *

Dans le dialogue qui précède, les mots en italiques sont des vers mêmes de MM. Régnier et Griffin. Il a, je crois, une réalité certaine en ce qui concerne le second de ces poètes ; pour M. de Régnier, son authenticité est au moins probable. On le voit, le παντα ρει d’Héraclite peut être considéré comme la source commune de ces deux philosophies ; il pourrait aboutir aussi à deux sentiments voisins : chez M. Griffin la générosité, par élans, à travers son amour de l’action qui lui fait aimer l’homme ; chez M. de Régnier une certaine pitié de l’homme pour l’homme — et assez puissante chez lui, bien que sous une apparence de réserve un peu dédaigneuse, parce qu’elle se nourrit fortement de son pessimisme. Mais à cela se bornent les ressemblances.

Le principe métaphysique de M. Griffin — s’il l’a bien démêlé, ce dont je ne suis pas sûr, — paraît être l’Énergie qui, à travers le flux des choses, se détermine immédiatement en l’Amour comme l’Amour se concrétise chez l’homme en des actes. Dans le monde des intelligibles l’idée de l’Amour gouverne toutes choses et permane, opposée à ce qui passe ; c’est en elle que se développe le Moi. Le Moi, nettement distingué du monde sensible et du monde des idées, se précise en l’action — elle est à l’idée ce que l’œuvre est au songe — comme il se prouve, grandit et se perpétue par l’Amour. — Si la vie offre de graves motifs à la Douleur elle en offre aussi à la Joie et, en son résultat, doit toujours être saluée comme glorieuse : elle est le miroir de toute activité, la vallée sans fin où se meut la Geste même de l’homme. « Dis-nous que toute vie est belle et vaut de vivre » chante un poème, comme pour compléter le vers de Joies : « la vie est croulante, lustres sur lustres ». — On dirait qu’Empédocle s’unit ici à Héraclite, mais pour une conclusion nouvelle dont la ferme expression fait songer aux écrits d’Emerson.

La suite de pensées et d’impressions qui a conduit M. Vielé-Griffin à cette philosophie, — laquelle est je crois plutôt de sentiment que de raisonnement, — peut nous intéresser au moins autant que cette philosophie elle-même. Quelques pages de vers écrites à l’instant du doute, nous révèlent le drame de son cœur et de son cerveau, et ce drame a été joué en chacun de nous par des acteurs muets qui sont la Crainte et l’Espoir, le généreux désir qui veut, la lâcheté qui hésite devant la vie, et notre faiblesse qui écoute et regarde. Les premiers poèmes de M. Vielé-Griffin montrent comme une défiance des choses, leurs formes extérieures peu-à-peu apprises, puis une recherche encore tâtonnante de leur sens réel qui hâtivement conclut, par des sensations d’infériorité devant elles, à un pessimisme révolté. L’art apparaît alors comme un refuge, le poète s’exile dans les cloîtres du songe.

Mais voici la crise. « Pourquoi créer, pourquoi donner au monde mauvais la plus vierge part de notre âme ? » Faire l’acte de Beauté pour sa simple grandeur, se donner comme donne un prince. Mais l’univers crie par mille voix : « Cesse ton effort ! ton œuvre n’est rien devant l’Immensité ; elle disparaît en l’infini ! » Cependant, à cette objection rigide qui surgit devant tous les chercheurs en quête de leur foi, il faut répondre, car les mélodies intérieures ont de trop pures inflexions ! La vie est à nos pieds ; elle passe, mais l’ensemble de ses apparences subsiste au moins l’espace d’un long instant ; le Poète reporte son idéal dans la vie présente, et sans voir qu’il a passagèrement déchu, il veut créer une Beauté qu’il imagine vivante et mortelle comme il croit vivante et mortelle cette vie. — Il ignore encore, et peut-être l’ignorera-t-il toujours, qu’il n’a lui-même d’autre terme que l’infini ; la Vie, il ne la voit encore que comme une chose relative et concrète. Mais son propre rythme le guide ; et, d’avoir un instant placé son terme dans la Vie, il devine enfin l’ampleur de la Vie, il voit la Vie et la voit éternelle en ses principes d’activité et d’amour. « Crée donc en la vie, tu créeras en l’éternité, et aime, aime la vie qui continuera ton œuvre ».

Ainsi, par des associations d’idées dont j’ai voulu remplir les lacunes, le pessimisme et la révolte du début se sont transfigurés jusqu’à laisser jaillir une conclusion un peu vague mais certes optimiste que, sans vouloir trop prêter à M. Vielé-Griffin, je pourrais achever et formuler ainsi : « La Joie c’est la libre expansion. La Douleur, c’est ce qui t’arrête. Que la vie contienne la Douleur, qu’importe ? Elle est, et tu existes en elle. Aime et agis pour être selon la vie, aime et agis pour être selon toi-même ; aime et agis pour la Joie d’être. »

Pour M. de Régnier rien n’est que les Idées, si j’ai bien lu ses livres. Mais chez lui l’Idée n’est pas considérée ainsi que chez Platon, comme une essence et un archétype, on le voit dès l’abord. Il est plus difficile de distinguer la mesure de ses rapports avec l’homme. Dans maints poèmes, assez obscurs il est vrai, l’Idée paraît seule participer de l’Etre et le moi ne serait donc qu’un moment de l’Idée, vivante émanation du Soi universel. Dans quelques autres, l’Idée semble plus subjective mais obéit pourtant à une fatalité cachée. Le moi n’est perceptible à lui-même que par ses idées et en ses idées ; le moi n’est que le lieu de ses idées et la vie se résout en un songe gouverné par le Destin. L’homme s’agite dans la Joie et dans la Tristesse mais tout effort tenté selon la vie est vain, donc douloureux : il faut ployer la tête et suivre son destin. — Cette philosophie est, il est vrai, trop peu clairement indiquée au long des œuvres de M. de Régnier pour que les lignes précédentes aient une signification autre que probable ; peut-être même ai-je complété ici ce que je devinais de la théorie pour en faire pressentir la consistance. Mais on y voit nettement les idées considérées comme indépendantes du vouloir, la force du Destin et la conclusion : se résigner ; enfin, et surtout, la ligne d’une pensée esthétiquement grande et belle, très propice à une grave poésie lyrique. Un vers de Pindare vient aussi caresser le souvenir : la vie est le songe d’une ombre .

La morale de M. Vielé-Griffin, où le moi, un peu trop aisément confondu avec l’être, chante si haut son hymne de vie, étonne et séduit par sa virilité et son exaltation de la joie. Celle de M. de Régnier se caractérise par son fatalisme ; sa résignation est déprimante parce qu’elle prononce la vanité de tout effort — et pourquoi donc alors l’effort de créer ? Ne devrait-elle pas indiquer au moins le ressort de l’acte qui suscite la beauté ?

Loin de penser comme ce poète, je voudrais affirmer, en théorie de l’Art, cette vérité :

L’âme est en devenir vers elle-même ; à tous les stades de son épanouissement, le moi ne peut être connu que par ses phénomènes, les idées, qui évoluent selon la durée, et le regard direct ou la conscience des spiritualistes n’a pour objet qu’une synthèse d’idées, elle aussi mouvante : nous ne sommes pas les mêmes, au plus profond de nous, dans l’adolescence et dans la vieillesse ; ce n’est point comme on l’a dit le voile qui se déchire ou retombe en lourds plis, ce n’est pas la conscience qui s’obscurcit ou s’éclaire, — c’est notre âme qui s’est renouvelée. Au signe de l’Ange elle s’est surpassée et conquise, ou bien elle a attendu vainement et s’est détournée à la fin, ne se découvrant pas encore. Qui nous dira l’homme mûr dont la vie ne semble un mensonge pour l’enfant qu’il fut ? Et pourtant l’homme n’a point menti. — Dire que toutes choses varient autour du moi intact, c’est dire que les étoiles tournent autour de la terre, que la berge se meut si nous suivons la dérive du fleuve. Mais mouvante toujours et sans cesse changée, l’âme existe en tant que Rythme, en tant que direction vers un but à l’infini, et ce but, — c’est soi-même. Le monde sensible lui apporte des images d’elle-même, car elle ne saisit des choses que ce qui peut l’affecter ; le raisonnement, rapport de plusieurs souvenirs, n’est que la comparaison de divers états de son développement ; tout songe, toute idée, lui révèlent quelqu’un de ses aspects. Or, l’homme tend avant tout à se connaître par sa projection dans la race qui continue son devenir, et c’est par sa projection dans l’œuvre que le moi tend à prendre conscience ; c’est en créant qu’il se crée.

Si l’on veut laisser de côté un illogisme partiel qui peut-être me frappe parce que M. de Régnier n’a pas encore énoncé sa pensée tout entière, il faut dire combien sa philosophie, débilitante pour l’homme, est au contraire féconde pour le poète, car elle lui donne à montrer les plus grandes attitudes morales et plastiques. M. Vielé-Griffin s’éclaire à la haute flamme de la Joie, mais M. de Régnier s’appuie à la stature de la Douleur que la résignation rend encore plus humaine et si la Fatalité n’est plus, dans ses écrits, le geste pétrifiant qui se tendait soudain sur les héros de la tragédie grecque, sa forme lointaine a gagné en mystère ce qu’elle perdait en majesté.

M. Vielé-Griffin montre plus directement les choses ; souvent son vers s’adresse à l’homme en le dévisageant. M. de Régnier, plus éloigné, plus tranquille, dit une parole aussi pénétrante mais sans se montrer jamais : il s’efface derrière les formes qu’il suscite et parle noblement de la tristesse avec une voix venue d’un tel horizon de songe qu’en nous faisant ressentir le poids de sa mélancolie il semble n’avoir jamais courbé le front sous elle.

Cela, qui laisse déjà deviner quelque divergence dans la « méthode d’art » de ces poètes, trouve encore son explication dans leur philosophie. M. Vielé-Griffin chante la lutte, M. de Régnier la contemplation : au moyen-âge le premier eût suivi Saint-Dominique, le second Saint-François d’Assise2.