Le vers libre
Je voudrais ici, sans m’attarder à des questions de technique, telles que la succession ou l’entrecroisement des Rimes féminines et masculines, la Consonne d’appui obligatoire, l’Hiatus proscrit sous couleur d’euphonie et autres entraves un peu byzantines, exposer quelques notions simples à propos du vers libre. J’écarterai les problèmes de quantité et les considérations métaphysiques, et je ne parlerai que du rythme, prétendant qu’il suffit à rendre l’émotion lyrique et qu’il peut obtenir son maximum d’intensité dans des strophes comprenant un nombre variable de vers, ceux-ci étant formés d’un nombre variable de syllabes — au gré de l’individu-poète délivré des influences et des Règles.
I
Certes, il y a eu, selon les poétiques désormais périmées, de beaux poèmes, imprégnés d’émotion, savamment rythmés, mais peut-être n’en existe-t-il pas un seul qui ne contienne des vers faibles et des chevilles. Pourquoi ? Parce que les exigences de la Rime riche d’une part, la nécessité d’un nombre uniforme de syllabes d’autre part, nuisaient à la libre expansion du rythme. La Règle étouffait cet enfant fou, le vers, d’un carcan qui pour être en or et rehaussé de joailleries merveilleuses n’en était pas moins un carcan.
De là, les raffinements les plus extraordinaires : après la Rime riche, on a voulu la Rime rare ; et toutes les gentillesses exotiques imaginables s’implantèrent comme des panaches de roi nègre au derrière du pauvre Alexandrin. — De là, un étrange abus du Sonnet dont on fit une sorte de monstre tour à tour tableau, statue, orfèvrerie, quinquaille, appelant cet éloge : « Comme c’est bien fait ! » — Ah ! le jour où ce gamin génial de Verlaine mit un sonnet la tête en bas ! ce jour-là, la première bombe éclata dans le temple de la Règle. Quelle débâcle de Parnassiens : les uns en sont restés pétrifiés, les autres se sont réveillés journalistes… De là encore, une superstition et une erreur technique. La première, le vers « bien frappé », le vers proverbe, le vers qu’on répète, le vers que les critiques enchâssent dans la monture en chrysocale de leurs articles et qui suffirait volontiers, selon eux, à jauger un poète. C’est un travers éminemment national. La seconde repose sur une assertion assez téméraire, à savoir que levers appelle forcément un second vers rimant avec lui et sans lequel il ne peut être complet.
On pourrait ajouter : de là le culte étrange voué par quelques-uns à l’Alexandrin devenu le type, le parangon, l’étalon, la Fleur sacrée auprès de laquelle les autres vers moins favorisés en syllabes ne sont que pariétaires et folles herbes.
Ce grand amour de l’Alexandrin s’explique : il était le vers qui renfermait le plus de syllabes. Resserrés par trop ailleurs, retenus aux octrois de la Rime vexatoire, traqués aux carrefours de la Succession Régulière, relevant des tribunaux de la Tradition, condamnés à la sportule du nombre réglementaire de syllabes, les poètes trouvaient par l’Alexandrin un simulacre de liberté.
L’Alexandrin peut être, il est vrai, un vers excellent : délivré de ses entraves, il s’accommode fort au récit et au dialogue dramatique, mais, en principe, il ne possède aucune supériorité rythmique ou autre sur les vers de mètres différents. Un bon Alexandrin vaut mieux qu’un mauvais vers de dix syllabes — et réciproquement. Rien de plus, car il n’existe pas d’Alexandrin idéal, passant dans les rêves des poètes, dieu suprême de l’Art, orchestre, mot synthétique, geste solennel résumant toutes les phrases et tous les poèmes, sorte de syllabe Om dont certains parlent, les yeux en extase, la voix tremblante, avec des airs de Bouddha contemplant son nombril.
Or, la seule unité rationnelle est la strophe et le seul guide pour le poète est le rythme, non pas un rythme appris, garrotté par mille règles que d’autres inventèrent, mais un rythme personnel, qu’il doit trouver en lui-même, après avoir écarté les préjugés métaphysiques et culbuté les barrières que lui opposaient les Dictionnaires de Rimes et les Traités de Versification, les Arts poétiques et l’Autorité des Maîtres.
II
Cependant, lorsque les Maîtres et les Aînés vous prêchent, selon une Science suffisante et en des termes gros de discipulat, résumés par ce vers qui doit être de Boileau, que :
Pour savoir son métier, il faut l’avoir appris,
lorsqu’ils vous engagent à piocher les auteurs, écoutez-les — sous bénéfice d’inventaire. Ne prêtez qu’une oreille négligente aux conversations débordantes d’enthousiasme sur tel poète réputé mais défunt et généralement terminées par cette phrase : « C’est notre Précurseur à tous. » Ne protestez pas, gardez le silence, pensez à autre chose, faites mentalement quelques vers. Mais une fois rentré chez vous, prenez « l’auteur » à piocher, lisez le tranquillement, sans vous inquiéter de chercher à la page tant « cette strophe où il y a un quatrain si remarquable, mais une rime si faible ; ce sonnet si stupéfiant de difficulté vaincue, beau comme un prince Hindou caparaçonné des gemmes les plus coruscantes de Lahore et de Bedjapour, et qui entre dans un Olympe de marbre tandis que hurlent des trompettes de Walküre »
. Vous trouverez peut-être que ce sonnet amalgame bien des motifs de
différentes catégories ; peut-être le qualifierez-vous de rastaquouère sur le Parnasse — j’entends celui d’Apollon ; peut-être le trouverez-vous parfait et bien à sa place dans le livre. En tout cas, vous vous serez fait une opinion personnelle — libre.
Et puis si ces vers sont vraiment beaux, ils vous doreront l’âme d’une lueur d’aube : on ne lit jamais trop de beaux vers.
Quant à savoir son métier, oui, il faut le savoir et à fond, mais pas comme ils l’entendent.
III
Je voudrais rencontrer une brute, un être primitif et sensitif frissonnant aux frissons de la forêt, rêveur à cause du murmure des roseaux frôlés par le vent aux rives des fleuves, illuminé d’un doux rire puéril aux querelles des oiseaux, heureux par la pureté du soleil qui se lève et surtout épris, sans le savoir, de quelque Ève apparue un soir de printemps, au lointain bleu d’une allée, enfuie depuis, Dieu sait vers quels saules. Et je voudrais qu’il eût le don du vers. Je lui dirais : « Mon frère, te voici venu tout seul, tout ignorant, tout pauvre, dans un monde où l’isolement, l’ignorance et la pauvreté sont des caves froides et noires sur lesquelles la Matière repue a bâti son palais. Fatalement tu es voué à l’emprisonnement dans ces caves, en communion de misère avec une foule d’êtres dont les uns sont comme toi beaux efforts et gardent aux yeux une étincelle de la lumière perdue, dont les autres, nés dans le souterrain, du désir de deux misérables, sont rachitiques, lugubres, et ne roulent au fond de leurs yeux que la morne obscurité d’un désespoir séculaire. Là, si tes geôliers s’aperçoivent, par hasard, de la chanson florale que firent éclore en toi la forêt et les fleuves, les oiseaux et le soleil, et cette femme enfuie, ils te tireront quelquefois des ténèbres ; ils te revêtiront d’oripeaux bariolés et tu chanteras pour les divertir. Alors, comme tu es beau, les Hautes Dames te jetteront des bonbons et les Hauts Bandits te feront boire une coupe de vin. Seulement, on se fatiguera bientôt de ta chanson d’enfant, on la trouvera monotone et « par trop nature ». Parce que tu apportes, avec un pan du grand ciel bleu, l’âme des bois fleuris et sonores, parce que tu sens trop bon l’air libre dans ces lourdes salles gorgées de parfums artificiels et qu’éclaire uniquement la morte clarté des lampes, tes Maîtres te prendront en haine ; ils t’enseveliront à jamais au plus profond de la cave sans espoir. Ou bien, supposant que tu seras un agréable valet, ils te poliront, ils te ponceront, ils te châtreront, ils te feront donner de l’Éducation. — Dans ce cas, tu es perdu : tu deviendras l’amuseur du Prêtre et du Mage, du Roi et de la Reine, du Capitaine des Gardes et du Trésorier, du Grand Juge et du Propriétaire… c’est-à-dire la chose du Menteur et du Niais, du Soudard et du Voleur, du Prévaricateur et du Satisfait
« Si par ta propre Volonté — car tu possèdes la volonté — tu échappes à la cave et à l’Éducation, tu te réfugieras dans le monde des poètes. C’est un pays étrange, où règnent le rêve, l’aurore boréale et le ciel étoilé. Les habitants s’isolent le plus possible les uns des autres, et s’efforcent de bâtir leur maison très différente et très éloignée de celle du voisin. Autour de cette maison, ils plantent un petit jardin, et ils jettent les hauts cris si quelqu’un, y avisant des fleurs qui lui plaisent pour leurs nuances et leur parfum, mais à son goût mal disposées, les loue en peu de termes tout en faisant ses réserves sur le style décoratif du jardin. Bien qu’ils s’évitent, en général, très soigneusement, comme ils ont tous plus ou moins reçu de l’Éducation, un penchant baroque les incite, certains jours, à se réunir pour exalter l’un d’entre eux. On vante ses fleurs et ses procédés de culture, on s’enquiert de sa méthode, on l’invite à promulguer des Règles, et, s’il a la faiblesse de céder à ces clameurs flatteuses, on le hisse sur un pavois et on le promène à travers le pays, en chantant à l’unisson des louanges imitées de son style — quitte à le laisser choir au fossé de la route s’il finit par se prendre au sérieux. Cela s’appelle : fonder une École.
« Garde-toi des Écoles, garde-toi des serres où un horticulteur abusé ou malin élève des fleurs quasi artificielles, établit une Tradition — obtient des hybrides, des monstres. À chaque pas, tu les rencontreras, les serres !
« Il y a l’École romane on l’on t’apprendrait à tisser des tapisseries avec de vieilles laines et des ors ternis, où l’on t’imposerait le respect des mythologies défraîchies — ou tu deviendrais un néo-grec douteux et un gracculus véritable.
« Il y a l’école traditionnelle. On y défend la Tradition, on y replante sur leur socle des statues avariées — effondrées. Surtout on y crie raca à l’individualisme. Ce sont de braves gens qui cherchent la Toison d’Or sur le dos des moutons de Panurge.
« Il y a aussi les Catholiques. Tu les repousseras lors même qu’ils mettraient du génie à exalter le Dogme et l’ivresse mystique, car tu n’as pas besoin▶ de Dogme, et ton mysticisme, tu le trouveras en toi, sans le secours des Images et des Bréviaires. Tu écarteras surtout ces autres Catholiques qui marient la Sainte Vierge avec Prométhée : ce sont des Tartarins au Mont-Salvat.
« Ensuite tu te heurteras à maints Symbolistes. Ils sont dangereux. Ils t’expliqueront qu’un poème doit avoir trois sens superposés, chaque sens étant représenté par l’unique symbole élu ; comme si tout vrai poète, de tout temps, n’avait pas érigé, par le fait même qu’il produisait une œuvre d’art, des symboles personnels sans s’inquiéter s’ils avaient trois sens ou vingt-quatre ! Âmes chantournées, ils s’efforcent d’accumuler des voiles précieusement brodés autour d’un vide qu’ils baptisent Isis. Ne t’arrête pas à leurs boniments mystérieux, ne t’effraye pas à cause des airs initiés avec lesquels ils répètent le mot Symbole ; malgré leurs cris, déchire tranquillement les voiles ; dessous, neuf fois sur dix, tu ne trouveras rien.
« Enfin voici ceux qui cueillent les vers comme fleurs de nénuphar sur l’étang de leur cœur. Ils sont doux et bénins ; ils fondent en larmes sur eux-mêmes et sur autrui ; ils maudissent la pensée. Et ils s’écrient :
Le soleil s’est couché derrière l’Institut.
« C’est peut-être traduire à miracle les aspirations d’un cœur néo-chrétien transporté parce que, las du ciel d’or, un vol gris de cigognes s’abattait sur une coupole assez laide. — Mais ce n’est pas un vers.
« Il existe beaucoup d’autres écoles ; il en naît tous les jours de nouvelles. Et tel est le ◀besoin d’aller en troupe, de s’enquérir des Systèmes et des Procédés que l’Éducation développa chez les poètes, qu’ils perdent ou dilapident le plus pur de leur être, qu’ils étouffent la voix innée en eux pour psalmodier à l’imitation d’un Maître. Puis les Écoles se querellent entre elles : on voit pousser comme chiendent les Manifestes et les Professions de Foi, les Préfaces augurales et les Déclarations au nom de l’Art.
« Cependant les autres, les Repus dans leurs palais qui craignent et qui haïssent les poètes autant qu’ils craignent et qu’ils haïssent leurs ensevelis, se réjouissent de ces dissensions. Ils rient aux coups et aux blessures et au fiel répandu ; ils se disent : “Les poètes se chamaillent entre eux, ils nous laisseront tranquilles.”
« Fuis, fuis donc tous ces cénacles bourdonnants, n’écoute même pas trop les conseils que je pourrais te donner. Moi aussi, j’ai subi l’Éducation, moi aussi j’ai prôné les Dogmes et suivi les Écoles. Ne retiens de mes paroles que les notions simples, acceptées librement par ta conscience quand ta raison t’aura démontré qu’elles sont justes.
« Alors apprends ton métier, travaille, cherche ton rythme aux empires profonds de ton âme, avec patience, avec acharnement. Sache qu’il est, ce rythme, changeant et multiforme, qu’aujourd’hui il veut chanter la mélopée de la forêt frémissante ou la cantilène des roseaux penchés aux rives des fleuves, que demain il sera l’ode d’amour parce que l’Ève revenue aura noué autour de ton cou ses bras frais comme des fleurs et sinueux comme des serpents ou bien l’hymne reconnaissant quand le pur baiser du soleil naissant lavera ton front des terreurs nocturnes. Et lorsque tu l’auras trouvé, lorsque tu auras écarté les Apparences et les Prestiges qui en défendent l’approche, il jaillira éperdu, en strophes heureuses et variées, où sonneront tous les timbres, où éclatera toute la vie.
« Car le rythme, c’est la vie elle-même. Va, suis-le, il est l’enfant nouveau qui dira ton âme à toi et la dira librement, se moquant de la Rime riche et de la Rime rare, du nombre et de la quantité des syllabes et des choses « bien faites » et de tout cela qu’inventèrent les Maîtres et les Habiles. »
IV
« Or, sais-tu ce qui arrivera ? — Tes frères les poètes te honniront.
« Plusieurs viendront et te diront : “Oui, mais Untel a su allier les audaces aujourd’hui nécessaires avec le respect de la Tradition : ses vers libres sont déférents à l’Alexandrin.” D’autres te diront encore : “Moi, je pense qu’il ne faut pas dépasser douze syllabes ; vous êtes une exception à ne pas suivre ; le vers libre doit se limiter.”
« Ah ! les pauvres êtres mi-partis ! Si tu m’en crois, tu leur riras au nez.
« Et puis, que t’importe : tu auras produit une œuvre, l’œuvre qu’une société vraie admettrait pour ta contribution au labeur commun, puisque tu auras créé de la vie à ton image. Tu seras un esprit libre usant librement d’un moyen personnel d’expression, hormis toute Éducation et toute Tradition — tu feras ce que tu voudras. »