(1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Volney. Étude sur sa vie et sur ses œuvres, par M. Eugène Berger. 1852. — II. (Fin.) » pp. 411-433
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(1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Volney. Étude sur sa vie et sur ses œuvres, par M. Eugène Berger. 1852. — II. (Fin.) » pp. 411-433

II. (Fin.)

Les Ruines, ou Méditation sur les révolutions des empires, parurent en août 1791. Cette publication coïncidait avec l’achèvement de la Constitution de 91 et avec le rapport de Thouret. Volney, dans son voyage de Syrie et dans ses excursions au désert, avait été extrêmement frappé des ruines de Palmyre, qui avaient été comme découvertes trente ans auparavant, ou du moins annoncées pour la première fois à l’Europe, par des voyageurs anglais. Ces ruines, qui ne paraissent pas remonter à une très haute antiquité, et qui datent surtout de l’époque romaine, étaient dans ce demi-état de conservation et de désordre qui plaît à la rêverie et qui prête à la perspective. C’est là, c’est devant cette enfilade de colonnes encore debout et de fûts renversés que Volney établit son voyageur ou plutôt s’établit lui-même comme une espèce d’Ossian arabe ou turc, méditant après le coucher du soleil sur les vicissitudes des empires : « Je m’assis sur le tronc d’une colonne ; et là, le coude appuyé sur le genou, la tête soutenue sur la main, tantôt portant mes regards sur le désert, tantôt les fixant sur les ruines, je m’abandonnai à une rêverie profonde. » La gravure qui était en tête du volume, et qui a été souvent reproduite depuis, représente le voyageur dans cette pose un peu solennelle. Mais à quoi. Va-t-il penser ? par quel chemin son esprit va-t-il passer en un instant de la ville de Zénobie à la nuit du 4 Août et à l’anniversaire du 14 Juillet ? Un Génie l’y aidera.

Un Génie, ou plutôt « un Fantôme blanchâtre enveloppé d’une draperie immense, tel que l’on peint les spectres sortant des tombeaux ». Entendant le solitaire mélancolique accuser hautement la fatalité et le sort de tous les maux, qui affligent tour à tour les diverses nations, il l’en reprendra au nom de ces ruines et lui dira d’y lire les leçons qu’elles présentent : « Et vous, témoins de vingt siècles divers, temples saints ! tombeaux vénérables ! murs jadis glorieux, paraissez dans la cause de la nature même ! Venez au tribunal d’un sain entendement déposer contre une accusation injuste ! » Franchement, on comprend peu, si le Génie ne l’expliquait ensuite, quelles peuvent être ces leçons qui sortent si visiblement des ruines, sinon une leçon d’humilité profonde :

À mon retour d’Asie, écrivait Servius Sulpicius à Cicéron qu’il voulait consoler de la mort de sa fille, comme je faisais voile d’Égine vers Mégare, je me mis à considérer les contrées qui étaient de toutes parts à l’en tour. Derrière moi était Égine ; devant, Mégare ; à droite le Pirée, à gauche Corinthe, toutes villes qui avaient été dans un temps si florissantes, et qui maintenant, renversées et détruites, sont gisantes devant nos yeux. Et je commençai alors à penser en moi-même : Eh quoi ! nous autres, pauvres petits hommes (homunculi), nous nous révoltons si quelqu’un des nôtres nous est enlevé de mort naturelle ou violente, nous dont la vie doit être si courte, tandis que les cadavres de tant de villes gisent à terre dans un si petit espace ! Ne sauras-tu donc pas te mettre à la raison, Servius, et te souvenir que tu es né homme !

Voilà l’éternelle morale qui avant et depuis Salomon, jusqu’à Sophocle, jusqu’à Cicéron, jusqu’à nous tous, se peut tirer du spectacle changeant des choses humaines, et il semble que, sauf le rajeunissement de l’expression, toujours possible à une âme sincère, les ruines de la ville de Zénobie, dévastée à la suite d’une guerre par l’empereur Aurélien, n’étaient guère de nature à inspirer d’autres pensées. Mais le xviiie  siècle, dans son ambition, ne se contente point de si peu ; Sieyès, dans un de ses rares moments d’épanchement, disait : « La politique est une science que je crois avoir achevée. » Et quant à la morale, plus d’un philosophe du temps eût été plus loin et eût dit : « Je crois l’avoir à la fois achevée et inventée. »

Piqué par les reproches du Génie et enhardi par sa présence, le voyageur s’ouvre donc à lui ; il veut savoir « par quels mobiles s’élèvent et s’abaissent les empires ; de quelles causes naissent la prospérité et les malheurs des nations ; sur quels principes enfin doivent s’établir la paix des sociétés et le bonheur des hommes. » Ici les ruines de Palmyre s’oublient : le Génie enlève le voyageur dans les airs, lui montre la terre sous ses pieds, lui déroule l’immensité des lieux et des temps, et commence à sa manière toute une histoire de l’humanité et du principe des choses, de l’origine des sociétés, le tout sous forme abstraite et en style analytique, avec un mélange de versets dans le genre du Coran. Rien de plus fatigué, de plus monotone, de plus faux comme littérature et comme art. « Quand la puissance secrète qui anime l’univers forma le globe que l’homme habite, elle imprima aux êtres qui le composent des propriétés essentielles qui devinrent la règle de leurs mouvements individuels, le lien de leurs rapports réciproques… » C’est ainsi que s’exprime ce Génie, qui n’est pas un de ceux des Mille et Une Nuits. Le Génie analyse l’amour de soi dans toutes ses transformations, découvre que les maux des sociétés viennent des désirs effrénés, de la Cupidité, fille et compagne de l’Ignorance, etc. Tous ces mots que je souligne et des milliers d’autres sont soulignés dans l’original, afin de contracter un sens profond que le lecteur pourrait oublier d’y découvrir. L’histoire entière des peuples est présentée comme un vaste quiproquo et une fausse route prolongée qui ne doit se rectifier que lorsque les hommes seront éclairés et sages ; et comme le néophyte, effrayé de ce spectacle universel d’erreurs, se met à désespérer de nouveau et à se lamenter, le Génie le rassure une seconde fois et lui démontre que ce règne de la sagesse et de la raison va enfin venir ; que, par la loi de la sensibilité, l’homme tend aussi invinciblement à se rendre heureux que le feu à monter, que la pierre à graviter, que l’eau à se niveler ; qu’à force d’expérience, il s’éclairera ; qu’à force d’erreurs, il se redressera ; qu’il deviendra sage et bon, parce qu’il est de son intérêt de l’être ; que tout sera fait quand on comprendra que la morale est une science physique, etc. Et ici toute la Révolution de 89 et ses principales scènes apparaissent dans le lointain du panorama. L’Assemblée constituante y est saluée la première assemblée d’hommes raisonnables : on a la séance du Jeu de paume, la nuit du 4 Août, résumées en manière d’allégorie, et vues dans une sorte de lanterne magique abstraite. Mais ce qui a donné à ce livre, qui n’est aujourd’hui qu’ennuyeux, sa réputation et son attrait auprès de quelques esprits, ce sont les derniers chapitres où, dans une assemblée générale des peuples, s’agite et se plaide contradictoirement la cause des diverses croyances religieuses. Volney, qui professe en bien des endroits qu’il n’y a rien de plus sage que le doute, va ici beaucoup plus loin ; il explique, comme s’il le savait de science certaine, l’origine, selon lui astronomique, des religions ; il raconte les mystères des temps primitifs comme s’il y avait assisté. Lui, ou son orateur du groupe des sages, dira sans rire après une explication théorique des plus hasardées : « Telle est la chaîne des idées que l’esprit humain avait déjà parcourue à une époque antérieure aux récits positifs de l’histoire. » Qu’en sait-il ? et comment concilier tant de confiance avec tant d’incrédulité ? Au point de vue de la composition littéraire, cette convocation générale des peuples, où ne manquent ni le Lapon, ni le Samoyède, ni le Tongouze, désignés chacun par des épithètes qui veulent être homériques, est bizarre et sans goût : on plaide et l’on dispute devant je ne sais quel autel de l’union et de la paix ; il y a le groupe des amis de la vérité qui a son orateur, et un certain groupe des hommes simples et sauvages qui parle tout à la fois : c’est ce dernier groupe qui a les honneurs de la conclusion, et qui coupe court à la dispute universelle, en disant de ne croire qu’à ce qu’on voit et à ce qu’on sent par sensation directe. Ce livre, commencé par le spectacle des ruines de Palmyre, aboutit à un Catéchisme de la loi naturelle annoncé dans le dernier chapitre, et publié ou promulgué deux ans plus tard, en 1793 : « Maintenant que le genre humain grandit, observe l’auteur, il est temps de lui parler raison. » La morale y est présentée comme « une science physique et géométrique, soumise aux règles et au calcul des autres sciences exactes ». Elle est toute déduite des mêmes principes que l’hygiène. Ce qu’il y avait de vrai dans Franklin est poussé ici au faux par la rigueur de la déduction, et ne se tempère par aucun attrait. Si Volney a voulu réaliser le contraire du persuasif, il a réussi.

Je n’ai point à discuter le fond des choses : il suffit que la majorité des hommes en ces matières sente autrement que Volney pour que sa manière de voir, qui tend à s’imposer, soit fausse moralement. Quant aux religions, sans aller plus avant, il n’a pas moins manqué à la vérité sociale. Il dit qu’il a vu les hommes sous les diverses religions rester les mêmes et obéir à leurs intérêts, à leurs passions : il ne se demande pas si les hommes ne s’y abandonneraient pas bien davantage en étant absolument destitués de cet ordre de lois. À ne considérer les religions qu’au moral et comme des vêtements nécessaires à la nudité humaine, comment croyait-il que l’homme pouvait subitement s’en passer ? Dans la formation des religions Volney ne conçoit que l’imposture, l’hypocrisie ; il ne voit, comme il l’a dit dans son Histoire de Samuel, qu’un homme plus subtil et plus madré que la multitude, et qui lui en impose. Il méconnaît la sainteté, la vénération qui fait partie de l’âme humaine, toute cette race d’hommes pieux qui se personnifie, même en dehors du christianisme, dans les noms des Xénophon et des Numa. Il ne se dit jamais avec la douce sagesse que devrait avoir un homme qui a médité sur la montagne et qui a vécu au désert : « Les vieilles religions sont comme les vieux arbres : il y a des milliers de familles innocentes d’oiseaux qui y font leurs nids47. »

Au reste, il y a dans tout ceci à faire la part du siècle et du moment ; elle est immense. Il y a à faire aussi celle de l’esprit de l’homme et de sa nature. Ce respect et cette intelligence qu’il n’a point de la chose religieuse et sacrée, Volney ne l’aura pas davantage dans l’ordre littéraire : il est savant, il est érudit, mais de ce côté non plus il n’a pas le culte, il n’a pas le sentiment respectueux et délicat. Dans le cours d’histoire qu’il professa aux Écoles normales après la Terreur (1795), s’élevant avec raison contre l’abus qu’on a fait des études grecques et romaines, il va pourtant jusqu’à l’excès quand il dit :

Oui, plus j’ai étudié l’Antiquité et ses gouvernements si vantés, plus j’ai conçu que celui des Mamelouks d’Égypte et du dey d’Alger ne différaient point essentiellement de ceux de Sparte et de Rome, et qu’il ne manque à ces Grecs et à ces Romains tant prônés que le nom de Huns et de Vandales pour nous en retracer tous les caractères.

Il méconnaît le côté héroïque et moral de l’antiquité, si bien compris par Montesquieu. Dans son voyage aux États-Unis, étudiant les sauvages, il leur compare à tout instant les Grecs, ceux d’Homère, passe encore, mais aussi ceux de Sophocle et d’Euripide : « Les tragédies de Sophocle et d’Euripide me peignent presque littéralement, dit-il, les opinions des hommes rouges sur la nécessité, sur la fatalité, sur la misère de la condition humaine, et sur la dureté du Destin aveugle. » Volney, même quand il atteint la ligne juste, exagère toujours en la creusant trop ou en la dépouillant de ce qui l’accompagne. Il peut y avoir du rapport pour le fond du dogme entre le Destin des Grecs et celui des Peaux-Rouges d’Amérique ; mais, certes, de ces chœurs harmonieux de Sophocle il sort, il s’élève une moralité magnifique et sublime qui repousse tout rapprochement et qui ne permet une comparaison si étroite qu’à des esprits athées en littérature : j’appelle ainsi des esprits qui ôtent toujours à toutes choses la beauté intérieure, le mens divinior, le charme qui les revêt intimement et qui, en partie, les constitue.

Volney, parmi tous les auteurs de l’Antiquité, a fait choix pour son auteur favori d’Hérodote ; c’est qu’il voit en lui « le plus consciencieux des voyageurs anciens ». D’ailleurs, il n’a aucun goût sensible pour les écrivains éloquents ou les poètes ; il cite une fois, sur « la crainte qui serait la cause première des religions (Primus in orbe Deos, etc.) », un mot de Pétrone ou de Stace, qu’il attribue par mégarde à Lucrèce : jamais il ne lui arrive de citer Virgile, Horace, un vers d’Homère, ce qui fait la douceur habituelle de ceux qui ont pratiqué ces sentiers de l’Antiquité ; il ne fleurit jamais son chemin d’un souvenir : avec des connaissances si approfondies et si particulières, il n’a pas plus la religion de la Grèce que celle de Sion.

Le talent qui se trouve au début dans quelques pages des Ruines se ressent de cette disposition fondamentale ; il y a du nombre, une certaine emphase grandiose, mais nulle légèreté et nul éclat, aucun regard de la muse. C’est terne, fatigué, pompeux, monotone, sonore et sourd à la fois. Au moral, combien il y a plus de vérité, même pour le philosophe, dans deux mots de Pascal où éclate le cri du cœur ! et, s’il s’agit d’art, combien plus de lumière et de mélancolique reflet en quelques pages de Chateaubriand !

Je visitai d’abord, dit René, les peuples qui ne sont plus : je m’en allai m’asseyant sur les débris de Rome et de la Grèce, pays de forte et d’ingénieuse mémoire… Je méditai sur ces monuments dans tous les accidents et à toutes les heures de la journée. Tantôt ce même soleil qui avait vu jeter les fondements de ces cités se couchait majestueusement à mes yeux sur leurs ruines ; tantôt la lune se levant dans un ciel pur, entre deux urnes cinéraires à moitié brisées, me montrait les pâles tombeaux. Souvent, aux rayons de cet astre qui alimente les rêveries, j’ai cru voir le Génie des souvenirs, assis tout pensif à mes côtés.

On peut remarquer de la coquetterie sans doute et de l’arrangement dans cette rêverie qui n’oublie rien, dans cette lune qui se lève tout exprès entre deux urnes cinéraires ; ce n’est pas du grand art primitif, c’est de l’art moderne selon Canova. Mais il y a de la séduction, de l’éclat, et comme la caresse flatteuse du rayon. Dans ces études que je poursuis sur les écrivains du règne de Louis XVI (Barthélemy, Necker, Volney), j’aboutis souvent au nom de Chateaubriand, et je le fais avec intention : c’est, en effet, pour avoir repris plus tard avec bonheur ce que d’autres avaient pressenti et en partie manqué, c’est pour avoir trouvé et fondu sous ses pinceaux ce que des devanciers qui semblent quelquefois ses adversaires avaient cherché avec peine, que Chateaubriand a eu ce prompt succès. En même temps qu’il ouvrait sa voie propre, il a été pour eux tous, par plus d’un côté, l’héritier habile et brillant.

Pendant l’année 1792, Volney, je l’ai dit, tenta en Corse une entreprise industrielle et coloniale ; il allait y chercher la paix agricole, il y rencontra des discordes, des haines et des guerres domestiques, exaspérées encore par le contrecoup de la Révolution française et fomentées par les intrigues de Paoli. Il revint en France dans les premiers mois de 1793. Ses principes ne lui permettaient point de dépasser la ligne d’opinion des Girondins ; il marchait et il s’arrêta avec eux. N’étant pas engagé directement dans la lutte, il échappa à la mort commune, et en fut quitte pour dix mois de détention dont il fut délivré peu après le 9 Thermidor. Il était allé dans le Midi et à Nice quand il reçut, à la fin de l’année 1794, sa nomination à l’une des places de professeur des Écoles normales. Il se rendit à l’instant à Paris et fit pendant deux mois des leçons d’histoire, qui ont été recueillies.

Ces Leçons, très ingénieuses et très inattendues, ont cela de remarquable qu’elles sont plutôt contre que pour l’histoire. Elles en placent si haut les conditions de certitude qu’elles ne réussissent guère qu’à établir le doute. Volney porte jusque dans l’étude des faits un peu de ce dédain qu’ont les hommes qui pensent pour ceux qui racontent. Là encore il exagère à force de disséquer et d’analyser. Il voudrait une certitude comme 2 et 2 font 4 : il est clair qu’il ne l’obtiendra pas. De même qu’il diminue tant qu’il peut les probabilités de l’histoire, si on le laissait faire et s’il l’osait il en nierait l’utilité, ou du moins il soutiendrait que, telle qu’elle a été transmise jusqu’ici, elle a été plutôt nuisible qu’utile. Parlant des auteurs de mémoires personnels, il a un morceau très vif contre Jean-Jacques Rousseau et Les Confessions, qu’il estime un livre dangereux et funeste :

S’il existait, s’écrie-t-il, un livre où un homme regardé comme vertueux, et presque érigé en patron de secte, se fût peint comme très malheureux ; si cet homme, confessant sa vie, citait de lui un grand nombre de traits d’avilissement, d’infidélité, d’ingratitude ; s’il nous donnait de lui l’idée d’un caractère chagrin, orgueilleux, jaloux ; si, non content de révéler ses fautes qui lui appartiennent, il révélait celles d’autrui qui ne lui appartiennent pas ; si cet homme, doué d’ailleurs de talent comme orateur et comme écrivain, avait acquis une autorité comme philosophe ; s’il n’avait usé de l’un et de l’autre que pour prêcher l’ignorance et ramener l’homme à l’état de brute, et si une secte renouvelée d’Omar ou du Vieux de la Montagne se fût saisie de son nom pour appuyer son nouveau Coran et jeter un manteau de vertu sur la personne du crime, peut-être serait-il difficile, dans cette trop véridique histoire, de trouver un coin d’utilité…

Volney, en parlant de la sorte, obéissait à ses premières impressions contre Rousseau, prises dans le monde de d’Holbach ; il parlait aussi avec la conviction d’un homme qui venait de voir l’abus que des fanatiques avaient fait du nom et des doctrines de Rousseau pendant la Révolution, et tout récemment pendant la Terreur. Les événements dont il a été témoin et victime ont, en effet, modifié Volney ; ses opinions ne se sont point brisées, elles se sont émoussées cependant. Il est désormais plus humble, plus circonspect ; il se méfie de ce désir de savoir et de ce besoin de croire, lesquels, combinés dans la jeunesse avec le besoin d’aimer, peuvent se prendre à des idoles et à de faux prophètes : et Rousseau, selon lui, a été un faux prophète. Les Grecs et les Romains aussi le préoccupent beaucoup ; il leur en veut de l’imitation violente qu’on en a faite, de ce soudain fanatisme qui a saisi toute une génération et qui tend à reproduire les haines farouches des anciennes nationalités. Ici il redevient pacifique, modéré, disciple de Franklin, et un philosophe de la société d’Auteuil. Il a des paroles de tolérance et d’intelligence universelle qu’il n’a pas toujours pratiquées, et qu’il lui arrivera d’oublier encore :

C’est pour ne connaître, dit-il, que soi et les siens qu’on est opiniâtre ; c’est pour n’avoir vu que son clocher qu’on est intolérant, parce que l’opiniâtreté et l’intolérance ne sont que les fruits d’un égoïsme ignorant, et que quand on a vu beaucoup d’hommes, quand on a comparé beaucoup d’opinions, on s’aperçoit que chaque homme a son prix, que chaque opinion a ses raisons, et l’on émousse les angles tranchants d’une vanité neuve pour rouler doucement dans le torrent de la société.

Tout ceci redevient prudent et sage ; et, en terminant ses leçons, il a un beau mouvement contre la Terreur, une péroraison humaine et presque éloquente :

De modernes Lycurgues nous ont parlé de pain et de fer. Le fer des piques ne produit que du sang : le pain ne s’acquiert qu’avec la charrue… On a voulu nous éblouir de la gloire des combats : malheur aux peuples qui remplissent les pages de l’histoire ! tels que les héros dramatiques, ils payent leur célébrité du prix de leur bonheur.

Mais cet homme, en réalité très peu classique, et qui est déjà de la société industrielle future, donne un peu dans son exagération habituelle quand il ajoute : « Ah ! cessons d’admirer les anciens qui nous ont peu appris en morale et rien en économie politique, seuls résultats vraiment utiles de l’histoire. » Il définit le gouvernement « une banque d’assurance, à la conservation de laquelle chacun est intéressé, en raison des actions qu’il y possède, et que ceux qui n’y en ont aucune peuvent désirer naturellement de briser ». S’élevant contre les Casca et les Brutus de club ou de carrefour dont la race foisonnait alors, il dit énergiquement : « On tue les hommes, on ne tue point les choses, ni les circonstances dont ils sont le produit. » Il semble pressentir par avance que le moment approche où l’on aura besoin d’un César. Se reportant aux jours affreux de la veille et ne prévoyant guère de jours sereins pour le lendemain, il abjure en quelque sorte cette doctrine de perfectibilité dont il s’était fait un moment l’apôtre :

Ainsi, dit-il en terminant, ainsi, sous des noms divers, un même fanatisme ravage les nations ; les acteurs changent sur la scène, les passions ne changent pas, et l’histoire n’est que la rotation d’un même cercle de calamités et d’erreurs. Plus on la lit, plus on la médite, et plus on s’aperçoit de la vérité de cette assertion ; en sorte que, considérant combien la conduite des nations et des gouvernements, dans des circonstances analogues, se ressemble, et combien la série de ces circonstances suit un ordre généalogique ressemblant, je suis de plus en plus porté à croire que les affaires humaines sont gouvernées par un mouvement automatique et machinal, dont le moteur réside dans l’organisation physique de l’espèce.

Conclusion décourageante ! triste et sombre vue mécanique à laquelle il reviendra plus d’une fois, qui sera sa doctrine politique finale, et qui peut servir à nous faire mesurer le chemin qu’avait parcouru en deux années l’auteur des Ruines.

À cette heure pourtant, à cette date de l’an III, Volney était au sommet de la considération et du crédit. Le côté faux de certaines de ses opinions choquait peu alors ; son mérite réel et positif était dans tout son jour. Son Voyage d’Égypte et de Syrie avait rang d’un ouvrage classique, et l’auteur était consulté en toute question comme le type du voyageur par excellence. Le gouvernement s’adressait à lui pour établir un ordre méthodique de questions à l’usage des autres voyageurs ou des agents qu’il entretenait dans les divers pays. Volney lui-même fut ressaisi du désir des voyages, et dans le courant de l’an III, prévoyant pour la France des secousses nouvelles, il s’embarqua au Havre pour aller visiter les États-Unis d’Amérique, c’est-à-dire ce qu’il y avait de plus opposé en tout aux peuples et aux pays d’Orient. Je le laisse parler lui-même le plus que je peux ; c’est le meilleur moyen de le faire connaître, car on le lit bien peu aujourd’hui :

Lorsqu’en 1783, écrit-il, je partais de Marseille, c’était de plein gré, avec cette alacrité, cette confiance en autrui et en soi qu’inspire la jeunesse : je quittais gaiement un pays d’abondance et de paix pour aller vivre dans un pays de barbarie et de misère, sans autre motif que d’employer le temps d’une jeunesse inquiète et active à me procurer des connaissances d’un genre neuf, et à embellir, par elles, le reste de ma vie d’une auréole de considération et d’estime.

Dans l’an III, au contraire (en 1795), lorsque je m’embarquais au Havre, c’était avec le dégoût et l’indifférence que donnent le spectacle et l’expérience de l’injustice et de la persécution. Triste du passé, soucieux de l’avenir, j’allais avec défiance chez un peuple libre, voir si un ami sincère de cette liberté profanée trouverait pour sa vieillesse un asile de paix dont l’Europe ne lui offrait plus l’espérance.

Pendant deux années, il visita successivement presque toutes les parties des États-Unis, appliquant sa méthode d’étude et de voyages, commençant par le climat et par les circonstances physiques pour base fixe, et n’arrivant qu’ensuite aux lois, aux habitants et aux mœurs. Bien qu’il ne se fît pas plus d’illusion comme observateur dans le Nouveau Monde que dans l’Ancien, et qu’il vît les hommes tels qu’ils étaient, il songeait pourtant par moments à s’établir sur quelque point de cette contrée hospitalière, lorsque des difficultés imprévues l’avertirent que l’Europe était encore pour lui une patrie plus sûre et meilleure. Volney, ami de Jefferson et de l’école de Franklin, se trouva avoir contre lui John Adams, élu président en 1797 ; on le rendit suspect comme Français, comme agent supposé du Directoire ; et, dans le même temps, un savant chimiste qui se mêlait ardemment de théologie, le  Priestley, le dénonçait, pour le livre des Ruines, comme coupable d’incrédulité. Volney, que ce délit des Ruines avait déjà fait noter en Corse comme entaché d’hérésie, répondit à Priestley par une lettre écrite de ce ton modéré et sage qui nous revient assez naturellement dès que nous sommes accusés. Il prétend (ce qui n’est pas) que le livre des Ruines « respire en général cet esprit de doute et d’incertitude qui lui paraît le plus convenable à la faiblesse de l’entendement humain ». Le livre des Ruines, au contraire, est plein d’un dogmatisme négatif et d’affirmations scientifiques de tout genre. Volney, dans sa défense, ajoute avec plus de raison, en faisant allusion aux variations de croyances dont le docteur Priestley savait quelque chose :

Si, comme il est vrai, l’expérience d’autrui et la nôtre nous apprennent chaque jour que ce qui nous a paru vrai dans un temps nous semble ensuite prouvé faux dans un autre, comment pouvons-nous attribuer à nos jugements cette confiance aveugle et présomptueuse qui poursuit de tant de haine ceux d’autrui ?

De ces tracasseries de plus d’un genre qui menaçaient de devenir une persécution, Volney conclut que les États-Unis n’étaient pas un lieu privilégié de paix, et il s’en revint en France en 1798.

Il ne publia qu’en 1803 l’ouvrage intitulé Tableau du climat et du sol des États-Unis d’Amérique, ouvrage utile, et même réputé excellent en son genre, mais incomplet, où la partie morale, celle des institutions, est totalement mise de côté, et où il n’est question que de géographie physique. À l’époque où Volney publia cette première partie, restée la seule, il était malade, découragé, et il aurait eu peu de liberté pour discuter les questions politiques qui devaient fournir la seconde partie du tableau. Ce livre de Volney est de ceux qui se lisent moins qu’ils ne s’étudient : la partie intéressante pour le lecteur ordinaire se trouve rejetée dans les notes et les Éclaircissements. Il y donne de curieux renseignements sur la colonie française de Gallipolis et sur une autre dite du Poste-Vincennes : la différence de caractère du colon américain et du colon français y est tracée d’une manière frappante et sévère, et dans deux portraits caractéristiques qui seraient dignes d’Aristote. Je les citerais s’ils n’étaient trop à notre désavantage et sans compensation. Le trait distinctif du colon français qui, jusque sur les confins du désert, sent le besoin de voisiner et de causer, y est vivement saisi : « En plusieurs endroits, ayant demandé à quelle distance était le colon le plus écarté : Il est dans le désert, me répondait-on, avec les ours, à une lieue de toute habitation, sans avoir personne avec qui causer. »

Il y a aussi dans les Éclaircissements un chapitre curieux sur les sauvages ; en nous décrivant leurs mœurs et leurs habitudes, Volney ne perd pas l’occasion de revenir à la charge contre Rousseau et contre son paradoxe de parti pris en faveur de la vie de nature ; il donne la preuve de ce parti pris par des anecdotes qu’il savait d’original, et notamment par celle de la fameuse conversation de Jean-Jacques avec Diderot à Vincennes : « Et cet homme aujourd’hui, ajoute-t-il, trouve des sectateurs tellement voisins du fanatisme, qu’ils enverraient volontiers à Vincennes ceux qui n’admirent pas Les Confessions ! » Volney, dans une note, lance également un trait à Chateaubriand, qu’il appelle un « auteur préconisé », et il relève une invraisemblance dans Atala. Pour suivre le procédé que j’ai déjà appliqué au premier Voyage de Volney, j’extrairai de son Voyage aux États-Unis une page, la plus marquante à mon gré, et qui rend bien le genre de mérite que j’ai précédemment signalé en lui, la rectitude et la perfection du dessin physique. Voici donc un tableau général et en raccourci de l’aspect et du sol des États-Unis à la date où Volney les a visités, en 1797 ; pas un mot n’est à perdre ni à négliger :

Telle est, en résumé, dit-il, la physionomie générale du territoire des États-Unis : une forêt continentale presque universelle ; cinq grands lacs au nord ; à l’ouest, de vastes prairies ; dans le centre, une chaîne de montagnes dont les sillons courent parallèlement au rivage de la mer, à une distance de 20 à 50 lieues, versant à l’est et à l’ouest des fleuves d’un cours plus long, d’un lit plus large, d’un volume d’eau plus considérable que dans notre Europe ; la plupart de ces fleuves ayant des cascades ou chutes depuis 20 jusqu’à 140 pieds de hauteur, des embouchures spacieuses comme des golfes ; dans les plages du Sud, des marécages continus pendant plus de 100 lieues ; dans les parties du Nord, des neiges pendant quatre et cinq mois de l’année ; sur une côte de 300 lieues, dix à douze villes toutes construites en briques ou en planches peintes de diverses couleurs, contenant depuis 10 jusqu’à 60 000 âmes ; autour de ces villes, des fermes bâties de troncs d’arbres, environnées de quelques champs de blé, de tabac ou de maïs, couverts encore la plupart de troncs d’arbres debout, brûlés ou écorcés ; ces champs séparés par des barrières de branches d’arbres au lieu de haies ; ces maisons et ces champs encaissés, pour ainsi dire, dans les massifs de la forêt qui les englobe ; diminuant de nombre et d’étendue à mesure qu’ils s’y avancent, et finissant par n’y paraître du haut de quelques sommets que de petits carrés d’échiquier bruns ou jaunâtres, inscrits dans un fond de verdure : ajoutez un ciel capricieux et bourru, un air tour à tour très humide ou très sec, très brumeux ou très serein, très chaud ou très froid, si variable qu’un même jour offrira les frimas de Norvège, le soleil d’Afrique, les quatre saisons de l’année ; et vous aurez le tableau physique et sommaire des États-Unis.

Cette page me paraît le beau idéal dans le genre de la statistique48.

C’est ici que la vie de Volney serait très intéressante historiquement si nous la savions en détail et s’il avait songé à l’écrire. L’expédition d’Égypte se fit, et, bien qu’il ne fût point au nombre des savants qui s’y joignirent, son nom se trouve inséparablement associé au leur. Ils étaient les premiers à le réclamer pour convive et à titre de confrère dans les réunions du retour. On raconte qu’un jour Marmont, gouverneur d’Alexandrie, eut l’idée d’envoyer quelque présent de fruits et de vivres à l’amiral anglais qui était en vue et qui bloquait la mer. Il voulait obtenir de lui de laisser arriver des journaux de France dont on était privé depuis longtemps. L’amiral y consentit, et, dans ces journaux qui arrivèrent, on lut des articles de Volney qui étaient dans le sens prochain de l’avenir. Il serait curieux de retrouver ces articles qui apportèrent, dit-on, consolation et espérance. Après le retour d’Égypte, Volney se trouve un des plus actifs parmi ceux qui concoururent au 18 Brumaire ; il fut quelque temps de l’intimité du général Bonaparte et du Premier consul. J’ai autrefois entendu raconter à Lemercier que Volney poussait loin alors l’attention et la déférence pour le jeune général. Après le dîner, pendant que celui-ci causait vivement et tenait à la main sa tasse de café trop chaude, Volney, tout en l’écoutant, la lui prenait, la posait sur la cheminée, la touchait de temps en temps ou l’approchait de sa joue pour s’assurer du degré de chaleur, et la lui vendait quand elle était à point : Bonaparte, dans sa conversation rapide, ne s’était pas aperçu du manège, dont plus d’un assistant avait souri. Cette petite scène d’après-dîner, dont Lemercier avait été témoin à la Malmaison, eut plus tard, dans la scène de la rupture, une contrepartie bien différente. Les opinions religieuses furent le point d’achoppement. Les idées de Volney, en général, n’avaient pas changé, elles étaient seulement rentrées, mais sur ce point essentiel elles étaient fixes et incurables. À l’époque du Concordat, Volney sentit le vieil homme, l’homme des Ruines, se soulever en lui, et il le laissa voir avec aigreur. « La France veut une religion », lui dit un jour le consul : Volney ne comprit pas ce mot simple et vrai ; il y répondit d’une manière irritante, faite pour enflammer la colère, et toute amitié cessa49.

Il était sénateur pendant le Consulat, et il continua de l’être avec l’Empire ; une démission qu’il avait envoyée ne fut point acceptée, et il s’accommoda très bien de garder son siège bientôt doté, blasonné et anobli. Pour parler de ces choses en toute précision, il nous faudrait des détails biographiques qui n’ont point été donnés. À partir de ces années, Volney, souffrant et affaibli de santé, légèrement intimidé et découragé d’esprit, se réfugie de plus en plus dans l’étude austère et dans la vie de cabinet. Il était de ce qu’on appelait la société d’Auteuil, avec Tracy et Cabanis, ses collègues au Sénat ; il habitait, rue de La Rochefoucauld, une maison aujourd’hui possédée par M. Dureau de La Malle, et il y avait fait mettre cette inscription philosophique, qui semblait protester à demi contre ces honneurs que pourtant il ne répudiait pas :

en 1802
le voyageur volney devenu sénateur,
peu confiant dans la fortune,
a bâti cette petite maison plus grande que ses désirs.

Plus tard, quand il eut vendu cette maison à M. Dureau de La Malle, un jour qu’il allait se rendre à une séance du Sénat, faisant avec le nouveau possesseur le tour du jardin, il aperçut un vieux râteau qui avait été oublié par mégarde ; il le prit sous son bras et l’emporta. Ces détails, s’ajoutant au reste, peignent l’homme.

Je parlerai peu de ses derniers travaux, consacrés presque uniquement à l’ancienne chronologie, et à une méthode de simplification pour l’étude des langues orientales. Il y a une certaine éclipse, qui est célèbre sous le nom d’éclipse de Thalès parce qu’elle fut prédite par ce philosophe. Survenue au fort d’une bataille entre les Lydiens et les Mèdes, elle causa, au dire d’Hérodote, une obscurité si grande que les combattants, effrayés, mirent bas les armes, et que les deux rois aux prises se réconcilièrent. Il est clair (en prenant pour exactes au pied de la lettre les paroles d’Hérodote) que, si l’on pouvait fixer avec précision par l’astronomie la date de cette éclipse, on aurait un point fixe pour classer bien des événements de l’empire des Mèdes. Volney se consuma autour de cette éclipse, à laquelle il croyait pouvoir assigner une date que l’illustre géomètre Laplace n’admettait pas. Delambre regardait la question débattue comme insoluble. Le bibliothécaire de l’Empereur, M. Barbier, à qui Volney avait adressé son mémoire, l’envoya à Napoléon, qui était alors à Schönbrunn, après Wagram. Volney, dans une lettre écrite de sa campagne de Sarcelles-sous-Écouen (10 octobre 1809), s’inquiète un peu de l’effet de cet envoi qui tombait au milieu de si grandes choses50.

Il poursuivit ces études de pure chronologie et trouvait évidemment plaisir à ces questions épineuses. Il ne cessa également, jusqu’à la fin de sa vie, de s’occuper d’une méthode qui avait pour objet d’écrire toutes les langues orientales au moyen d’un même alphabet, de l’alphabet européen. Au lieu de laisser ces langues ce qu’elles sont, de les prendre historiquement et par groupes, et de respecter leur génie, leur physionomie distincte, il veut les traiter un peu comme il a fait les religions, et les faire passer sous le joug d’une unité artificielle qui les dépouille et les dénature. Cette simplification systématique de Volney est encore une idée de l’an III, et qui marque une vue exagérée et fausse. Elle est rejetée aujourd’hui par tous les savants, et le prix académique qu’il a fondé dans ce but doit être chaque fois interprété plus largement et détourné de son objet primitif pour pouvoir être décerné. L’homme positif, pour s’être opiniâtré à ses procédés mécaniques d’analyse, est allé cette fois manifestement jusqu’à la chimère.

Nous touchons, ce me semble, dans tous les sens la tendance prononcée et les limites de cet esprit net et vigoureux. Ses dernières années paraissent avoir été assez heureuses. La Restauration le maintint à la Chambre des pairs. Il s’était marié à une personne de sa famille, beaucoup plus jeune que lui, et qui entourait de soins sa vieillesse. Il mourut le 25 avril 1820, en son hôtel, rue de Vaugirard, à l’âge de soixante-trois ans51. Son compatriote Bodin, qui, au tome II de ses Recherches sur l’Anjou, l’a jugé au moral bien sévèrement, cite de lui des lettres de vieillard assez agréables et assez souriantes. À quelqu’un qui, vivant à la campagne, regrettait la ville, Volney racontait une anecdote de Diderot, qui avait au château de Meudon une jolie chambre où il n’allait jamais, et qui répondait un jour à Delille en refusant de la lui céder :

« Mon cher abbé, écoutez-moi ; nous avons tous une chimère que nous plaçons loin de nous ; si nous y mettons la main, elle se loge ailleurs ; je ne vais point à Meudon, mais je me dis chaque jour : J’irai demain ; si je ne l’avais plus, je serais malheureux. »

— Vous, Monsieur, qui vivez à la campagne, continue Volney, vous avez placé votre chimère à la ville ; mais que l’exemple de Diderot vous serve. D’après ce que vous me dites de votre vie si douce, de vos jours si pleins, si courts, même en hiver, de votre souci à l’idée du moindre voyage, prenez bien garde à ce que vous ferez. Pour un avenir chimérique, sacrifier un présent certain et doux ! La ville n’a-t-elle pas aussi ses inconvénients ? Aurez-vous toutes ces douceurs de chaque jour, de chaque heure, cet exercice réglé que vous avez ? Aurez-vous un seul domestique fidèle, attentif ? C’est ici la pierre philosophale ; tandis qu’à la campagne il reste de la moralité, et qu’en faisant un bon sort de son vivant, on peut trouver serviteur d’attache…

On pourrait arrêter ici le philosophe et lui demander pourquoi il y a à la campagne un fonds restant de moralité plutôt qu’à la ville, et si cela ne tient pas précisément à ce qu’il a voulu détruire. Mais laissons-le poursuivre et nous raconter avec plus d’abandon que nous ne lui en avons jamais vu, qu’il n’est plus comme autrefois l’homme exact, esclave de ses projets une fois arrêtés :

Ceci me rappelle encore un singulier Hollandais, jadis ambassadeur au Japon, et que j’ai connu à Paris, Titsing ; il me disait en février : « Je partirai le 6 septembre prochain, à sept heures du matin, pour aller voir ma sœur à Amsterdam ; j’arriverai le 12, à quatre heures. » Si cela manquait de demi-heure, il était malheureux. J’ai un peu été de cette étoffe, jadis ; j’étais un homme précis : j’en suis bien revenu. Les projets sont à mon ordre, je ne suis plus au leur. Chaque année, quand l’hiver m’attriste, je parle d’aller en Provence, et, quand je songe au départ, je m’enfonce dans mon grand fauteuil, et je fais plus grand feu pour remplacer le soleil. La bonne chose que d’être en un bon chez soi… Usons de chaque jour sans trop de prévoyance du lendemain. La prudence est bien quelque chose dans la vie ; mais combien le hasard n’y est-il pas davantage ! « Je suis le plus jeune du Sénat, me disait Fargue, je ferai, je ferai, etc., etc. » ; nous l’enterrions dix jours après. Moi, j’ai compté mourir chaque année de 1802 à 1805, et me voilà en 1819. À la Providence ! prêt à tout.

Volney, content de ne pas mourir et s’enfonçant dans son fauteuil, s’appliquait aussi le mot de Franklin, qui disait en les voyant, Cabanis et lui, tous deux jeunes alors et pleins d’ardeur : « À cet âge, l’âme est en dehors ; au mien elle est en dedans, elle regarde par la fenêtre le bruit des passants sans prendre part à leurs querelles. »

Volney, qui n’était point orateur et qui avait l’organe assez faible, causait bien dans un salon ; il parlait comme il écrivait, avec la même netteté, et cela coulait de source ; on aimait à l’écouter. — Son honneur durable, si on le dégage de tout ce qui a mérité de périr en lui, sera d’avoir été un excellent voyageur, d’avoir bien vu tout ce qu’il a vu, de l’avoir souvent rendu avec une exactitude si parfaite que l’art d’écrire ne se distingue pas chez lui de l’art d’observer, et une fois au moins, dans son tableau de la Syrie, d’avoir le premier offert un modèle de la manière dont chaque partie de la terre devrait être étudiée et décrite. C’est l’éloge que lui accorde le littérateur le plus judicieux et le plus fin de la même école, je veux dire Daunou.