(1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Madame de Lambert et madame Necker. » pp. 217-239
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(1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Madame de Lambert et madame Necker. » pp. 217-239

Madame de Lambert et madame Necker.

J’avais depuis longtemps l’idée de réunir ces deux femmes d’esprit qui eurent un salon si littéraire, l’une au commencement, l’autre à la fin du xviiie  siècle, et de rapprocher leurs deux profils dans un même médaillon. Elles ont de commun un goût prononcé pour l’esprit, et pour la raison relevée d’un certain tour distingué, concis et neuf, qu’il ne tient qu’aux personnes peu bienveillantes de confondre avec le recherché et le précieux. Chez toutes deux la morale domine ; la bienséance et le devoir règlent les mœurs et le ton, Mme de Lambert, au milieu du débordement de la Régence, ouvre chez elle un asile à la conversation, au badinage ingénieux, aux discussions sérieuses : Fontenelle préside ce cercle délicat et poli, où il est honorable d’être reçu. Mme Necker, née loin de Paris, arrivant de la Suisse française dont elle était l’honneur, n’eût rien tant désiré que de rencontrer à Paris un salon exactement pareil à celui de Mme de Lambert, c’est-à-dire où l’esprit trouvât son compte et où rien de respectable ne fût blessé. C’était la forme et le cadre qui lui eût convenu le plus naturellement. Obligée d’en passer par les habitudes beaucoup plus mélangées du jour et d’ouvrir sa maison à presque tout ce qui était célèbre dans le monde à divers titres, elle y introduisit du moins le plus d’ordre, le plus d’organisation possible ; elle fit elle-même ses choix d’admiration particulière et d’estime : Buffon tint auprès d’elle le même rang à peu près que Fontenelle tenait chez Mme de Lambert. Mais ces rapports, que je ne fais qu’indiquer, se dessineront mieux par une étude précise des deux caractères ; aujourd’hui je veux simplement montrer ce qu’étaient au juste Mme de Lambert et son monde.

On ne sait rien ou presque rien des soixante premières années de Mme de Lambert. Elle mourut en 1733 à l’âge de quatre-vingt-six ans, dit-on, ce qui la fait naître vers 1647. Elle se nommait Anne-Thérèse de Marguenat23 de Courcelles. Son père, maître des comptes, était de Troyes, et le nom de Courcelles est celui d’un petit fief qu’il possédait tout près de cette ville. Elle perdit son père en bas âge. La mère de Mme de Lambert, fille d’un riche bourgeois de Paris, était une franche coquette, qui a mérité d’avoir son historiette des plus scandaleuses chez Tallemant des Réaux. Elle était beaucoup plus occupée des Brancas, des Miossens, du chevalier de Grammont, et de tout ce que la Cour avait de jeunes seigneurs aimables, que de son honnête homme de mari, lequel avait la tête faible et finit même par être tenu enfermé dans une chambre comme hébété. Cette historiette de Tallemant donne fort à penser (pour tout dire) sur les droits du bonhomme Courcelles à la paternité réelle, et il ne serait pas sûr ici d’aller conclure trop vite du père à l’enfant, quand même il y paraîtrait plus de ressemblance. Dès ce temps-là, Bachaumont s’éprit de Mme de Courcelles. Quand le mari fut mort, il vécut quelques années avec elle, puis l’épousa. Ce Bachaumont était le compagnon même de Chapelle dans son fameux Voyage, un homme de plaisir et de beaucoup d’esprit. On dit qu’il s’affectionna fort à sa belle-fille. Quelle put être l’influence du monde de son beau-père sur la jeune personne, on le suppose aisément, mais on est réduit à le deviner. Fontenelle nous dit que, dès ce temps-là,

elle se dérobait souvent aux plaisirs de son âge, pour aller lire en son particulier, et qu’elle s’accoutuma de son propre mouvement à faire de petits extraits de ce qui la frappait le plus. C’étaient déjà ou des réflexions fines sur le cœur humain, ou des tours d’expression ingénieux, mais le plus souvent des réflexions.

Pour moi, cette vie désordonnée et affichée de la mère de Mme de Lambert me dénote un autre genre d’influence qui s’est vue souvent en pareil cas, et qui peut s’appeler l’influence par les contraires. Combien de fois la vue d’une mère légère et inconsidérée n’a-t-elle pas jeté une fille judicieuse et sensée dans un ordre de réflexions plutôt exactes et sévères ! Tout semble indiquer que ce fut là l’effet que produisit sur Mme de Lambert le mauvais exemple de sa mère. Une âme faible se fût laissé gagner et eût suivi cet exemple : une âme délicate et forte se le tourna en morale et en leçon ; elle prit noblement sa revanche dans le bien. Mme de Lambert, toute sa vie, se fit une loi de respecter d’autant plus la bienséance, qu’elle l’avait vue offensée davantage autour d’elle dans son enfance ; elle se proposa pour objet principal et pour but de toute sa conduite la considération et l’honneur.

Il paraît qu’elle était, du côté paternel, héritière de biens considérables. Mariée en 1666 au marquis de Lambert, officier de mérite qui devint plus tard lieutenant-général, et dont le père l’avait été, elle entra dans un monde plus conforme à ses instincts élevés, et elle ne garda de son premier entourage que le goût très vif des choses de l’esprit. On peut voir, dans les Avis qu’on a d’elle d’une mère à son fils, quel haut sentiment elle avait de l’honneur militaire, et à quel point elle épousa cette religion de loyauté, de dévouement et de sacrifice :

Je regrette tous les jours, dit-elle à son fils, de n’avoir pas vu votre grand-père. Au bien que j’en ai ouï dire, personne n’avait plus que lui les qualités éminentes et le talent de la guerre. Il s’était acquis une telle estime et une telle autorité dans l’armée, qu’avec dix mille hommes il faisait plus que les autres avec vingt.

Un jour, au siège devant Gravelines, les maréchaux de Gassion et de La Meilleraye, qui commandaient, avaient eu querelle, et leur démêlé allait jusqu’à partager l’armée : leurs troupes étaient près d’en venir aux mains lorsque le marquis de Lambert, alors simple maréchal de camp, se jeta entre les deux partis et ordonna aux troupes, de la part du roi, de s’arrêter : « Il leur défendit de reconnaître ces généraux pour leurs chefs. Les troupes lui obéirent : les maréchaux de La Meilleraye et de Gassion furent obligés de se retirer. Le roi a su cette action, dit Mme de Lambert, et en a parlé plus d’une fois avec estime. » C’est par de tels exemples qu’en entrant dans sa nouvelle famille elle élevait son cœur et qu’elle tâchait ensuite de nourrir celui de ses enfants. Ce qui lui restait de Bachaumont après cela, et des habitudes de sa première éducation, n’était que pour la culture et la politesse de l’esprit. Parmi les mots et les idées qui reviennent le plus souvent sous sa plume quand elle se mit à écrire, je distingue surtout les mots mœurs, innocence et gloire.

Insistant sur ce principe d’émulation et de noble zèle, elle est allée jusqu’à dire à son fils :

On ne peut avoir trop d’ardeur de s’élever, ni soutenir ses désirs d’espérances trop flatteuses. Il faut par de grands objets donner un grand ébranlement à l’âme, sans quoi elle ne se mettrait point en mouvement… Rien ne convient moins à un jeune homme qu’une certaine modestie, qui lui fait croire qu’il n’est pas capable de grandes choses. Cette modestie est une langueur de l’âme, qui l’empêche de prendre l’essor et de se porter avec rapidité vers la gloire.

On croit entendre à l’avance un conseil de Vauvenargues à quelque jeune ami, dans la bouche de cette mère issue d’une bourgeoisie riche et licencieuse. C’est ainsi que les âmes énergiques se retrempent précisément par où d’autres se relâchent et se corrompent. L’excellent M. Droz, jugeant les écrits de Mme de Lambert24, était frappé de ce qu’une telle morale, qui prêche ouvertement l’ambition, renferme de dangereux et même d’absurde : je lui en demande bien pardon, Mme de Lambert savait qu’à la date où elle écrivait, le, danger pour cette jeunesse guerrière était bien plutôt dans le trop de dissolution et de mollesse. Fénelon, jugeant ces mêmes Avis de Mme de Lambert à son fils, disait :

L’honneur, la probité la plus pure, la connaissance du cœur des hommes, règnent dans ce discours… Je ne serais peut-être pas tout à fait d’accord avec elle sur toute l’ambition qu’elle demande de lui ; mais nous nous raccommoderions bientôt sur toutes les vertus par lesquelles elle veut que cette ambition soit soutenue et modérée. »

Mme de Lambert perdit son mari en 1686 ; elle l’avait accompagné deux années auparavant à Luxembourg, quand il avait été nommé gouverneur de cette province, et, dans ce pays nouvellement conquis, elle l’avait aidé à se concilier les cœurs : « Il avait la main légère, dit-elle, et ne gouvernait que par amour, et jamais par autorité. » Elle avait consacré tout son bien personnel, qui était considérable, à l’avancement de la fortune de son mari et à une honorable représentation. Lui mort, elle s’occupa avec suite des intérêts de ses enfants, très compromis dans des procès longs et cruels, qu’elle eut à soutenir contre sa propre famille : « Il y a si peu de grandes fortunes innocentes, que je pardonne à vos pères, écrit-elle à son fils, de ne vous en avoir point laissé. J’ai fait ce que j’ai pu pour mettre quelque ordre à nos affaires, où l’on ne laisse aux femmes que la gloire de l’économie. » Ce regret du rôle secondaire auquel sont réduites les femmes, percera plus d’une fois chez Mme de Lambert. Elle eut l’habileté de gagner ses procès, de conquérir en quelque sorte son bien et celui de ses enfants, et c’est alors qu’elle se livra à ses goûts, en établissant à Paris une maison qui rassemblait des gens de lettres, des gens du monde, et qui, insensiblement, se trouva l’une des premières et la plus en vue vers la date de 1710-1733, durant plus de vingt ans.25

J’ai dit une autre fois comment avaient fini les derniers salons du xviie  siècle, celui de Mme de La Sablière, celui de Ninon. Si l’on voulait faire une histoire régulière des salons du xviiie  siècle, il faudrait commencer par celui de Mme de Lambert. Vers le même temps, un peu après toutefois, viendrait celui de Mme de Tencin, puis celui de Mme Geoffrin, de Mme Du Deffand : on arriverait ainsi jusqu’à Mme Necker. Mais Mme de Lambert incontestablement commence et donne le ton à l’époque nouvelle. Quelques témoignages particuliers nous mettront à même d’en juger pertinemment et presque comme si nous y avions été admis :

Je viens de faire une perte bien sensible en Mme la marquise de Lambert, morte à l’âge de quatre-vingt-six ans, écrivait le marquis d’Argenson (1733). Il y avait quinze ans que j’étais de ses amis particuliers et qu’elle m’avait fait l’honneur de m’attirer chez elle. Sa maison était honorable pour ceux qui y étaient admis. J’y allais régulièrement dîner les mercredis, qui étaient un de ses jours. Le soir, il y avait cercle ; on y raisonnait sans qu’il y fût plus question de cartes qu’au fameux hôtel de Rambouillet, tant célébré par Voiture et Balzac. Elle était riche, faisait un bon et aimable usage de ses richesses, du bien à ses amis, et surtout aux malheureux. Élève de Bachaumont, n’ayant jamais fréquenté que les gens du monde et du plus bel esprit, elle ne connut d’autre passion qu’une tendresse constante et presque platonicienne.

D’Argenson ajoute qu’elle l’avait voulu persuader de se mettre sur les rangs pour l’Académie française. Elle l’assurait du suffrage de ses amis, qui étaient fort nombreux dans cette compagnie : « On a même essayé de tourner en ridicule, dit-il, ce qui est une chose très réelle : c’est que l’on n’était guère reçu à l’Académie que l’on ne fût présenté chez elle et par elle. Il est certain qu’elle a bien fait la moitié de nos académiciens actuels. »

Cette influence des salons sur l’Académie française, et l’importance que reprend cette compagnie, sont un des caractères propres qui signalent l’avènement du xviiie  siècle. L’Académie française n’eut pas, en effet, une importance égale dans tous les moments de son existence. Elle fut très considérable à ses origines et dans les premiers temps de son institution : le monde et la littérature, malgré quelques révoltes çà et là, reconnurent en elle la régulatrice de la langue et du bel usage, et même un tribunal souverain du goût. Mais, trente ans environ après sa fondation, lorsqu’une jeune et hardie littérature se fut produite sous Louis XIV, que les Boileau et les Racine, les Molière et les La Fontaine eurent véritablement régénéré les lettres françaises et la poésie, l’Académie se trouva un peu arriérée et surannée, et elle resta telle, plus ou moins, durant les trente-cinq dernières années du siècle. Il est d’usage de vivre longtemps, à l’Académie ; c’est là une habitude qui ne s’est pas perdue, et qui, jointe à tant d’autres avantages, ne laisse pas d’avoir son prix. Mais il résulta de cette longévité académique que, dans la seconde moitié du xviie  siècle, l’Académie ne se renouvela point aussi vite que le public l’aurait pu souhaiter. Boileau et La Fontaine attendirent longtemps avant d’être de l’Académie ; et, lors même qu’ils en furent, il y restait beaucoup de gens de l’ancien goût, et il s’en glissait déjà quelques-uns d’un goût nouveau, lequel n’était pas le plus pur. Fontenelle en fut de très bonne heure ; son influence croissante, combinée à celle de La Motte et des autres amis de Mme de Lambert, contribua à donner à l’Académie française quelque chose de ce caractère philosophique qui allait y devenir très sensible durant le xviiie  siècle, et y relever ce que le rôle grammatical ou purement littéraire aurait eu désormais d’insuffisant.

Mais nous en sommes au salon de Mme de Lambert. En voyant les gens de lettres si assidus chez elle, et Messieurs de l’Académie y dîner deux fois par semaine, ses envieux ne manquèrent pas de l’accuser de tenir bureau d’esprit :

C’était, dit Fontenelle, à un petit nombre d’exceptions près, la seule maison qui se fût préservée de la maladie épidémique du jeu, la seule où l’on se trouvât pour se parler raisonnablement les uns les autres, et même avec esprit selon l’occasion. Aussi, ceux qui avaient leurs raisons pour trouver mauvais qu’il y eût encore de la conversation quelque part, lançaient-ils, quand ils le pouvaient, quelques traits malins contre la maison de Mme de Lambert.

Elle n’était pas insensible à ces traits, car elle tenait avant tout à l’opinion. Je retrouve quelques-uns des mêmes reproches, non pas chez un ennemi, mais sous la plume d’un ami, M. de La Rivière, le même qui fut le gendre de Bussy-Rabutin, et qui s’était retiré, dans sa vieillesse, à la maison de l’Institution de l’Oratoire. C’était un homme d’assez d’esprit, d’une littérature facile et assez ornée, mais qui, vers la fin, s’était jeté dans une dévotion méticuleuse. Il nous présente en dix endroits de ses lettres Mme de Lambert sous un jour assez particulier :

C’était, dit-il, ma plus ancienne amie, et ma contemporaine… Elle était née avec beaucoup d’esprit : elle le cultivait par une lecture assidue ; mais le plus beau fleuron de sa couronne était une noble et lumineuse simplicité dont, à soixante ans, elle s’avisa de se dédire. (Ailleurs, il dit : Il lui prit une tranchée de bel esprit… C’est un mal qui la frappa tout d’un coup et dont elle est morte incurable.) Elle se livra au public, elle s’associa à Messieurs de l’Académie, et établit chez elle un bureau d’esprit. Je n’oubliai rien pour lui sauver le ridicule attaché à la profession de bel esprit, surtout parmi les femmes ; je ne pus la persuader. Comme je suis né simple par goût et peut-être par nécessité, je ne voulus point paraître complice d’un tel travers et je pris congé d’elle. J’ai été vingt-cinq ans sans entrer dans sa maison, hors une fois que j’allai la voir pour la préparer à son voyage de l’éternité (c’est-à-dire pour la faire confesser)… Elle m’a pourtant conservé son estime et son amitié jusqu’à la fin… Elle venait me voir et m’écrivait de temps en temps : mes réponses tiraient toujours sur sa conscience.

On voit que le rigorisme entre pour beaucoup dans ce jugement de M. de La Rivière. On est tenté de se demander si c’est Mme de Lambert qui a été tout d’un coup saisie de la maladie de bel esprit à soixante ans, et si ce n’est pas plutôt lui qui a été pris d’un redoublement de sévérité et de scrupule. Quoi qu’il en soit, il est bon à entendre sur elle, et il fait sans s’en douter l’éloge de Mme de Lambert, en remarquant que, malgré toutes les critiques un peu rudes qu’il lui adressait, elle lui conserva toujours son amitié et son indulgence.

Ce même M. de La Rivière, tout humble qu’il est devenu, a grand soin de se souvenir que, du temps que Mme de Lambert écrivait ses Avis à son fils et à sa fille, elle y fut aidée par quelqu’un de ses amis qui n’est autre que lui-même. Il lui avait suggéré quelques sentiments et pensées, dont elle a voulu faire, dit-il, des pierres précieuses et des « diamants à facettes ». Mais c’est précisément cette expression nette, courte et neuve, qui fait aujourd’hui la distinction et le prix de ces conseils maternels de Mme de Lambert. C’est souvent bien pensé, mais c’est encore mieux dit.

Ses petits écrits parurent de son vivant et d’abord sans sa participation, bien que, par le soin extrême de rédaction qu’elle y avait mis, elle semble avoir eu en vue le public. Elle avait prêté ses manuscrits à des amis qui furent indiscrets, selon l’usage. Les conseils à son fils parurent pour la première fois en 1726 dans les Mémoires de littérature du père Desmolets, sous le titre de Lettre d’une dame à son fils sur la vraie gloire. Les Avis à sa fille allaient aussi paraître sans sa permission, lorsqu’elle se décida à donner une édition des deux opuscules en 1728. Mais ce fut bien pis quand le manuscrit de ses Réflexions sur les femmes, ouvrage plus hardi et qui était de nature à provoquer les railleurs, fut tombé aux mains d’un libraire et commença à circuler dans le public ; elle racheta vite toute l’édition ou ce qui en restait, mais sans pouvoir empêcher qu’on ne la réimprimât à l’étranger. Il lui fallut prendre désormais son parti de la louange et de la critique, et devenir auteur à ses risques et périls, avec tous les honneurs de la guerre.

Les Avis d’une mère à son fils, qui s’adressent à un jeune homme déjà lancé dans la carrière, à un colonel de vingt-quatre ans, et que je suppose écrits vers 1701, sont d’une grande élévation de pensée et d’un tour piquant. J’ai dit que la gloire est le but ouvertement proposé par le moraliste, qui, en ceci, est plus antique que moderne et plus d’accord avec Plutarque qu’avec l’Évangile. La religion y est, pour la première fois, définie à la manière du xviiie  siècle, et on y sent déjà comme un accent avant-coureur de Jean-Jacques :

Au-dessus de tous ces devoirs (civils et humains), dit la mère à son fils, est le culte que vous devez à l’Être suprême. La religion est un commerce établi entre Dieu et les hommes, par la grâce de Dieu aux hommes, et par le culte des hommes à Dieu. Les âmes élevées ont pour Dieu des sentiments et un culte à part, qui ne ressemble point à celui du peuple : tout part du cœur et va à Dieu.

Elle s’élève contre le libertinage à la mode parmi les jeunes gens. Ce mot de libertinage, dans la langue du xviie  siècle, signifie toujours la licence de l’esprit dans les matières de foi, et c’est encore dans ce sens que le prend Mme de Lambert :

La plupart des jeunes gens croient aujourd’hui se distinguer en prenant un air de libertinage qui les décrie auprès des personnes raisonnables. C’est un air qui ne prouve pas la supériorité de l’esprit, mais le dérèglement du cœur. On n’attaque point la religion quand on n’a point intérêt de l’attaquer. Rien ne rend plus heureux que d’avoir l’esprit persuadé et le cœur touché : cela est bon pour tous les temps. Ceux mêmes qui ne sont pas assez heureux pour croire comme ils doivent, se soumettent à la religion établie : ils savent que ce qui s’appelle préjugé tient un grand rang dans le monde, et qu’il faut le respecter.

Ailleurs, dans un petit Traité de la vieillesse, elle parlera de la dévotion, non pas comme d’un faible, mais comme d’un soutien à mesure qu’on avance en âge : « C’est un sentiment décent et le seul nécessaire… La dévotion est un sentiment décent dans les femmes, et convenable à tous les sexes. » Cette manière d’envisager la religion est irréprochable au point de vue social et moral ; mais le vrai chrétien demande davantage, et je conçois que le digne M. de La Rivière n’ait pas été entièrement satisfait, à cet égard, des dispositions de son amie.

Il dit quelque part d’elle assez ingénument, en parlant de sa dernière maladie : « Elle tomba malade ; elle avait quatre-vingt-six ans ; la peur me prit, j’allai la voir pour la faire confesser. Elle poussa jusqu’au bout la maladie de l’esprit, car elle choisit pour confesseur l’abbé Couet, qui avait beaucoup d’esprit et qui était connu pour tel. » Mme de Lambert, qui ne se séparait pas volontiers de sa raison et de sa pensée, même dans ces choses de religion, a trouvé de belles paroles à la fin de ce même Traité de la vieillesse, lorsqu’elle a dit :

Enfin, les choses sont en repos, lorsqu’elles sont à leur place : la place du cœur de l’homme est le cœur de Dieu. Lorsque nous sommes dans sa main, et que notre volonté est soumise à la sienne, nos inquiétudes cessent… Il n’y a point d’asile plus sûr pour l’homme, que l’amour et la crainte de Dieu.

On ne saurait mieux dire, ni penser plus dignement. Ici l’idée de religion s’agrandit ; elle n’est plus un simple sentiment décent, mais la plus haute des convenances humaines, la fin et le terme des devoirs. Malgré cette belle parole finale26, il nous est pourtant très sensible que la religion de Mme de Lambert est plutôt une forme élevée de l’esprit qu’une source intérieure et habituelle jaillissant du cœur, ou qu’une révélation positive. Elle parle de l’Être suprême ; elle est capable de s’y élever, ou même de s’y reposer : mais, quoi qu’il en soit, ce n’est déjà plus la religion du xviie  siècle, et Fénelon, après avoir lu Mme de Lambert, eut besoin sur ce point d’être plus indulgent que ne l’aurait certes été Bossuet.

Nous continuons de noter en elle ces signes précurseurs qui marquent la transition à un âge nouveau. Elle recommande constamment à son fils de viser haut en toute chose, et en même temps de s’attacher à la réalité et non à l’apparence : « Que vos liaisons soient avec des personnes au-dessus de vous : par là vous vous accoutumez au respect et à la politesse. Avec ses égaux on se néglige ; l’esprit s’assoupit. » Voilà une remarque fine et juste. Mais cette supériorité, continue-t-elle, ne doit pas se mesurer sur le rang seul, car il y a des grandeurs réelles et personnelles, et des grandeurs d’institution. On ne doit aux unes qu’un respect extérieur : « On doit de l’estime et un respect de sentiment au mérite. Quand de concert la fortune et la vertu ont mis un homme en place, c’est un double empire, et qui exige une double soumission. » Mais que cette rencontre est rare ! De loin les favoris de la fortune en imposent : « La renommée exagère leur mérite, et la flatterie les déifie. Approchez d’eux, vous ne trouverez que des hommes. Qu’on trouve de peuple à la Cour ! » Ce qu’elle dit là à son fils, elle le redira à sa fille. Elle veut qu’elle aussi, pour être heureuse, elle apprenne à penser sainement, à penser différemment du peuple sur ce qui s’appelle morale et bonheur de la vie : « J’appelle peuple, ajoute-t-elle, tout ce qui pense bassement et communément : la Cour en est remplie. »

Ces réflexions philosophiques, qui, plus tard, passeront aisément à la déclamation et à l’excès, percent déjà à l’état d’analyse très distincte chez Mme de Lambert. Le mot d’humanité revient souvent sous sa plume : « L’humanité, dit-elle à son fils, souffre de l’extrême différence que la fortune a mise d’un homme à un autre. C’est le mérite qui doit vous séparer du peuple, et non la dignité ni l’orgueil. » Elle le lui redit en plus d’un endroit. Ceux qui sont au-dessus de lui, elle lui recommande de les juger par ce qu’ils sont en réalité, et non par la montre : « Mais ne perdons point de vue un nombre infini de malheureux qui sont au-dessous. Vous ne devez qu’au hasard la différence qu’il y a de vous à eux. » Elle redit le même conseil à sa fille : « Accoutumez-vous à avoir de la bonté et de l’humanité pour vos domestiques. Un ancien dit qu’il faut les regarder comme des amis malheureux… Songez que l’humanité et le christianisme égalent tout. » Le temps, évidemment, approche où de toutes part on parlera humanité et égalité ; elle a été des premières à s’occuper de ces choses, à les pressentir et à les nommer avant que Louis XIV eût disparu.

Elle est aussi l’un des premiers moralistes qui, au sortir du xviie  siècle, soient revenus à l’idée très peu janséniste que le cœur humain est assez naturellement droit, et que la conscience, si on sait la consulter, est le meilleur témoin et le meilleur juge : « Par le mot conscience, j’entends, dit-elle à son fils, ce sentiment intérieur d’un honneur délicat, qui vous assure que vous n’avez rien à vous reprocher. » Elle donne, à sa manière, le signal que Vauvenargues, à son tour, reprendra, et qui, aux mains de Jean-Jacques, deviendra un instrument de révolution universelle.

On trouve chez Mme de Lambert quelques pensées qu’on croirait qu’elle a d’avance empruntées aux moralistes qui l’ont suivie. On dirait qu’elle se ressouvient de ce même Vauvenargues qui pourtant n’est venu qu’après, quand elle dit : « Je vous exhorterai bien plus, mon fils, à travailler sur votre cœur qu’à perfectionner votre esprit : la vraie grandeur de l’homme est dans le cœur. » D’un autre côté, si elle devance ses successeurs sur quelques points, elle répète ses devanciers sur quelques autres, et il ne serait pas difficile de retrouver dans son texte des pensées toutes pures de Pascal, de La Bruyère et de La Rochefoucauld27. Elle ressemble en ceci au vieux moraliste Charron qui se contente de bien exprimer les pensées et de les joindre ensemble, de quelque part qu’elles lui viennent, pourvu qu’il les trouve justes et à son gré.

Dès ce premier écrit adressé à son fils, on distingue aisément en elle et on lui reconnaît des qualités mâles, fières et fines, une manière de voir qui suppose beaucoup de discernement et d’analyse, et une manière de dire qui sort toujours du commun. Le seul défaut de ces conseils à la lecture, c’est de ne laisser aucun point de repos ; la trame est toute serrée et toujours tendue. Elle-même nous dit son secret en parlant à sa fille : « Contez peu ; narrez d’une manière fine et serrée : que ce que vous direz soit neuf, ou que le tour en soit nouveau. » C’est cette nouveauté qui paraissait du néologisme à quelques honnêtes contemporains, et qui faisait accuser Mme de Lambert de prétention. Pour nous, qui sommes moins susceptibles, et que ces nouveautés d’il y a cent ans effleurent à peine et certainement ne scandalisent plus, nous reconnaîtrons que son style est tout rempli de mots très heureux, d’une acception nette et vive. Elle dira, par exemple, à propos des amis et du soin qu’il faut prendre en les choisissant : « Il faut songer de plus que nos amis nous caractérisent : on nous cherche dans eux… » Elle a de ces mots courts, mais d’un beau style, d’un style antique et comme latin. Elle dira en définissant toujours l’amitié, et les qualités qu’elle exige, et les vices de cœur qu’elle exclut : « Les avares ne connaissent point un si noble sentiment ; la véritable amitié est opulente. » Elle dira encore, en recommandant à son fils de se méfier des plaisirs : « Se livrer à la volupté, c’est se dégrader. Le plus sûr serait de ne pas s’apprivoiser avec elle. Il semble que l’âme du voluptueux lui soit à charge. » Et à sa fille, sur le même sujet, et dans une recommandation pareille : « Fuyez les spectacles, les représentations passionnées. Il ne faut point voir ce qu’on ne veut point sentir. La musique, la poésie, tout cela est du train de la volupté. » Je me plais à relever les expressions énergiques ou gracieuses, qui sont de la langue du xviie  siècle, et qui, en même temps, tiennent déjà à celle du xviiie par la parfaite précision et l’exacte propriété. Il est des expressions moins marquées et plus douces, et qu’elle place d’une manière charmante : « Faites, écrit-elle à son fils, que vos études coulent dans vos mœurs, et que tout le profit de vos lectures se tourne en vertu… » — « Parmi le tumulte du monde, ayez, mon fils, lui dit-elle encore, quelque ami sûr qui fasse couler dans votre âme les paroles de la vérité. » Et enfin (car elle affectionne cette expression), dans son petit Traité de l’amitié : « Que les heures sont légères, s’écrie-t-elle, qu’elles sont coulantes avec ce qu’on aime ! »

Elle n’est pas toujours aussi heureuse dans la nouveauté des expressions, et la recherche s’y fait plus d’une fois sentir. Parlant de son ami La Motte, et pour caractériser la facilité de ses dons naturels, elle dira : « Ces âmes à génie, si l’on peut parler ainsi, n’ont besoin d’aucun secours étranger. » Le comparant pour ses qualités de fabuliste à La Fontaine, et répondant à ceux qui ont sacrifié l’un à l’autre : « Ils ont cru, dit-elle, qu’il n’y avait pour la fable que le simple et le naïf de M. de La Fontaine ; le fin, le délicat et le pensé de M. de La Motte leur ont échappé. » Le pensé de M. de La Motte est curieux et bien trouvé, mais cela sent la manière. De même ailleurs, conseillant à sa fille une méthode dans le chagrin, et qui consiste à l’analyser, à le décomposer : « Examinez ce qui fait votre peine, écartez tout le faux qui l’entoure et tous les ajoutés de l’imagination, et vous verrez souvent que ce n’est rien. » Les ajoutés de l’imagination ! Toutes ces expressions que je souligne sont d’une langue ingénieuse, mais mince, et qui est sujette à se raffiner.

Son défaut le plus sensible à la longue est d’affecter continuellement l’analyse, d’aimer les phrases à plusieurs membres et à compartiments, qui forcent l’esprit à saisir des rapports complexes. Elle fait travailler ceux qui la lisent. À un endroit elle définira, par exemple, toutes les vertus d’après leur degré d’opposition avec l’amour-propre : « Tous les vices favorisent l’amour-propre, et toutes les vertus s’accordent à le combattre : la valeur l’expose, la modestie l’abaisse, la générosité le dépouille, la modération le mécontente, et le zèle du bien public l’immole. » C’est merveilleusement bien dit ; mais, du temps de Mme de Lambert, il ne fallait pas un grand nombre de ces phrases-là pour fatiguer quiconque n’était pas né à l’avance avec un esprit de forme psychologique et quelque peu doctrinaire.

On appelait cela du précieux et un retour à l’hôtel Rambouillet : on pourrait dire aussi bien que c’était déjà dans le sens et dans le goût du salon de Mme Necker. Mme de Lambert marque à mes yeux le terme moyen entre ces deux salons ; elle est à mi-chemin, et elle regarde déjà du côté du plus moderne.

Les idées qu’elle a exprimées sur le rôle et la condition des femmes sont faites par moments pour surprendre, tout en inspirant une grande estime pour l’auteur. Mme de Lambert, comme Mlle de Scudéry, pense que rien n’est si mal entendu que l’éducation qu’on donne aux jeunes personnes : « On les destine à plaire ; on ne leur donne des leçons que pour les agréments. » Elle, au contraire, fille d’une mère telle que nous l’avons dite, elle a senti de bonne heure le besoin qu’ont les femmes d’être raisonnables et d’être fortifiées contre leurs passions. Elle veut qu’une femme sache penser. Elle se méfie de la partie sensible : « Rien n’est plus opposé au bonheur qu’une imagination délicate, vive et trop allumée. » Les vertus d’éclat ne sont point le partage des femmes : elle paraît en souffrir un peu en le remarquant, ainsi que du « néant, dit-elle, où les hommes ont voulu nous réduire ». Il faut donc que les femmes se résignent aux vertus paisibles, et ces vertus sont difficiles « parce que la gloire n’aide pas à les pratiquer ». Les conseils que Mme de Lambert donne à sa fille sont remarquables surtout par une extrême intelligence de tous les côtés tendres et vulnérables du sexe, et par une crainte extrême qui lui fait appeler à son aide toutes les précautions et toutes les ressources. On dirait que cette femme, qui a attendu jusqu’à soixante ans pour faire parler d’elle, a jusque-là étouffé bien des luttes, bien des révoltes, et qu’elle a beaucoup combattu. C’est pour elle avant tout, c’est pour s’aguerrir et se réformer elle-même, qu’elle a écrit ces prudents Avis avant de les faire passer à ses enfants. On avait dit, dans la préface d’une traduction anglaise de ses Œuvres, qu’en écrivant sur les femmes elle avait donné son apologie. Elle répondait fièrement : « Je n’ai jamais eu besoin d’en faire. » On ajoutait qu’elle avait trahi par là une âme tendre et sensible : « Je ne m’en défends pas, répondait-elle ; il n’est plus question que de savoir l’usage que j’en ai su faire. »

Cet usage est assez indiqué par ces conseils mêmes, si finement démêlés et si fermement définis : elle éleva son cœur, elle prémunit sa raison, elle évita les occasions et les périls ; elle ménagea ses goûts, et prit sur sa sensibilité pour la rendre durable et aussi longue que la plus longue vie :

Quand nous avons le cœur sain, pensait-elle, nous tirons parti de tout, et tout se tourne en plaisirs… On se gâte le goût par les divertissements ; on s’accoutume tellement aux plaisirs ardents qu’on ne peut se rabattre sur les simples. Il faut craindre ces grands ébranlements de l’âme, qui préparent l’ennui et le dégoût.

Elle a dit d’excellentes choses sur cette modération et cette tempérance des âmes saines, — de ces choses qui ne peuvent avoir été trouvées que par une âme vive qui a en partie triomphé d’elle-même. On croit sentir en plus d’un de ses conseils un commencement d’aveu et comme une expérience arrêtée à temps :

Il y a à chaque dérèglement du cœur une peine et une honte attachées qui vous sollicitent à le quitter.

Ce ne sont pas toujours les fautes qui nous perdent, c’est la manière de se conduire après les avoir faites.

La passion s’augmente par les retours qu’on fait sur soi : l’oubli est la seule sûreté qu’on puisse prendre contre l’amour.

Et tant d’autres pensées pour lesquelles Mme de Lambert mériterait d’être nommée le La Bruyère des femmes. Elle partage cet honneur avec Mme de Staal de Launay.

On pourrait refaire, en y rêvant bien, une Mme de Lambert jeune, prudente, et d’une tendresse contenue. Je ne sais rien de son visage, et ceux qui ont écrit d’elle dans sa vieillesse ont oublié de nous en parler. Mais comme elle avait eu une mère fort jolie, et qu’elle avait une fille à qui elle pouvait dire : « Vous n’êtes pas née sans agréments », il est à croire qu’elle n’avait pas été elle-même sans quelque grâce. Sa sagesse n’en a que plus de prix.

Dans les Réflexions proprement dites qu’elle a données sur les femmes et qui sont distinctes des Avis à sa fille, elle s’est émancipée un peu. Elle s’en prend hardiment à Molière, au sujet du ridicule qu’il a jeté sur les femmes savantes. Elle montre que, depuis qu’on les a raillées sur cette prétention à l’esprit, les femmes ont mis la débauche à la place du savoir : « Lorsqu’elles se sont vues attaquées sur des amusements innocents, elles ont compris que, honte pour honte, il fallait choisir celle qui leur rendait davantage, et elles se sont livrées au plaisir. » Ce petit écrit de Mme de Lambert ; où plus d’une idée serait à discuter, ne doit point se séparer des circonstances qui l’inspirèrent : il fut composé pour venger et revendiquer dans son sexe l’honnête et solide emploi de l’esprit en présence des orgies de la Régence. Ce sont « mes débauches d’esprit », disait Mme de Lambert. À la vue de la duchesse de Berry, fille du Régent, et de ses débauches grossières, elle se rejetait en idée jusqu’à Julie, duchesse de Montausier.

Mme de Lambert préférait à ces femmes éhontées de la Régence jusqu’à la docte Mme Dacier elle-même, en qui elle voyait une autorité en l’honneur du sexe : « Elle a su associer, disait-elle, l’érudition et les bienséances ; car à présent on a déplacé la pudeur, la honte n’est plus pour les vices, et les femmes ne rougissent plus que du savoir. » Dans la querelle qui s’éleva entre cette docte personne et La Motte au sujet d’Homère, Mme de Lambert, tout en penchant du côté de son ami, plus poli et plus délicat, essaya d’introduire la balance et d’amener entre eux un raccommodement qui se fit un peu plus tard par l’intervention de M. de Valincour. Mme de Lambert aurait bien voulu ravir à celui-ci l’honneur de cet arbitrage, et pouvoir donner chez elle aux deux parties ce fameux dîner de réconciliation, dont un spirituel convive a dit : « On but à la santé d’Homère, et tout se passa bien. »

Quand la duchesse du Maine était à Paris, elle venait volontiers aux mardis de Mme de Lambert, et c’était alors un surcroît de frais de bel esprit et un assaut d’inventions galantes. On a tout un volume dans les Œuvres de La Motte sur ces riens de société. Les mardis ordinaires, la conversation chez Mme de Lambert était plus sérieuse et plus unie, bien que toujours très aiguisée. Le marquis de Sainte-Aulaire, au sortir des raffinements de la petite cour de Sceaux, excédé de cette dépense d’esprit, s’écriait assez gaiement :

Je suis las de l’esprit, il me met en courroux,
        Il me renverse la cervelle :
Lambert, je viens chercher un asile chez vous
        Entre La Motte et Fontenelle.

Voilà le naturel étrangement placé, dira-t-on, et entre deux singuliers voisins. Mais tout est relatif, et, quand on suffoque de chaleur, quelques degrés de moins d’une chambre à l’autre font aussitôt l’effet du plus frais printemps. — Ajoutons que M. de Sainte-Aulaire était chez lui dans le salon de Mme de Lambert : car si, comme on l’a dit, « elle ne connut d’autre passion qu’une tendresse constante et presque platonicienne », il en fut l’objet.

Entre tant d’hommes d’esprit qui venaient chez elle, et parmi lesquels je citerai encore Mairan, l’abbé de Montgault, l’abbé de Choisy, l’abbé de Bragelonne, le père Buffier, le président Hénault, Mme de Lambert avait fait un second choix de préférence dans la personne de M. de Sacy, le traducteur élégant de Pline le Jeune, et en qui elle voyait la réunion de toutes les vertus et de tous les agréments, les mœurs et les grâces. Le commerce de ses autres amis lui était agréable, mais celui de M. de Sacy lui était nécessaire. Plus de quarante ans après, d’Alembert, écrivant dans ses Éloges académiques celui de M. de Sacy, y traçait un tableau touchant de cette amitié qui l’unissait à Mme de Lambert, et, en le faisant, il se représentait à lui-même, par une allusion sensible, sa liaison de cœur avec Mlle de Lespinasse qu’il venait de perdre.

La conclusion littéraire sur Mme de Lambert, sur cette personne de mérite, si délicate à la fois et si bien-pensante, et qui fit de ses qualités et de sa fortune un si noble usage, a été donnée dès longtemps par un de ses autres amis que j’ai déjà nommé, le judicieux marquis d’Argenson :

Ses ouvrages, écrivait-il, contiennent un cours complet de la morale la plus parfaite à l’usage du monde et du temps présent. Quelque affectation de précieux s’y mêle ; mais que de belles pensées, que de sentiments délicats ! Comme elle parle bien des devoirs des femmes, de l’amitié, de la vieillesse, de la différence entre la considération et la réputation ! C’est un livre à relire toujours.

Je n’ai fait en tout ceci que nommer Mme Necker, inscrire son nom à côté et en regard de celui de Mme de Lambert, pour marquer dès à présent mon dessein et ouvrir une vue. Je viendrai avec détail un autre jour à cette seconde figure, et j’aurai encore affaire, dans un exemple plus piquant qu’on ne le suppose, à l’honnêteté, à la morale et au culte de l’esprit.