I — Une science d’autrefois : la phytognomonique
Jean-Baptiste Porta, Napolitain, fut un grand homme. Il inventa la chambre noire, écrivit des comédies qui eurent de l’influence sur l’évolution du théâtre italien, et créa, sur la fin de sa vie et du seizième siècle, une science nouvelle, d’une remarquable ingénuité, la Phytognomonique.
Cette science a des rapports avec l’homœopathie et le similia similibus curantur ; elle en a aussi avec l’opothérapie, dont M. Brown-Séquard trouva le principe, et M. Landouzy, le nom. De ces trois méthodes thérapeutiques, celle de Porta est de beaucoup la plus vaste, la plus pittoresque et la plus chimérique. L’idée de manger des όρχείς pour se refaire de particulières forces, c’est bien du Porta, mais diminué. Porta conseillait tout à la fois, pour la guérison des organes, les animaux et jes plantes présentant des formes analogues. Les plantes, d’ailleurs, ont sa préférence. C’était moins barbare et peut-être aussi efficace. Il remplaçait volontiers les όρχείς par les racines d’orchidées.
Il n’est rien d’impossible aux forces cachées dans les plantes, et cependant la plupart de ces forces nous sont inconnues. Tel est le thème qu’il va surtout développer dans sa Phythognomonica 1. Les anciens, dit-il, signalent des plantes qui congèlent l’eau, forcent les lions à se coucher, allument des incendies, font deviner l’avenir, font rire tant et plus qu’on ne veut, dessèchent, jetées dedans, les étangs, arrêtent l’élan d’une armée, et cent autres merveilles. Nous y chercherons des vertus plus modestes. Les animaux nous en donnent l’exemple, — car le cerf connaît une herbe qui, mangée, fait tomber de son corps la flèche du chasseur ; avec la chélidoine, l’hirondelle sait guérir les yeux malades de ses petits ; mordues par un serpent, les tortues se soignent avec la sarriette ; la belette, blessée par un rat, se traite avec de la rue. Malades, les cigognes emploient l’origan, et la chèvre, le lierre. L’anguille, aveuglée d’avoir passé l’hiver dans la vase, s’ouvre, au moyen de fenouil, les yeux, et ranime, en la frottant aux piquants du genévrier, la sensibilité de sa peau engourdie. Le dragon soigne ses malaises printaniers avec de la laitue sauvage. Prémuni par de l’artichaut, le cerf pâture impunément les herbes vénéneuses. Les palombes, les merles et les perdrix se purgent annuellement avec des feuilles de laurier, et les colombes, les tourterelles et les gallinacées, avec de la pariétaire ; c’est aussi d’une variété de pariétaire que font usage les canards, les oies et les autres volatiles aquatiques ; les grues se servent du jonc des marais.
Tant de beaux exemples ne sont-ils pas pour encourager l’homme à considérer les plantes de très près et les interroger sur leurs vertus secrètes ? On y découvre bientôt un merveilleux parallélisme avec l’organisation animale. Il est des plantes chaudes, il en est d’humides, de sèches, de froides. Il en est de très grandes et de très petites, de faibles et de robustes. Les unes ont des parties en cœur, en langue, en mains, en oreilles ; les autres en cheveux, en yeux, en nez ; d’autres encore sont de petits hommes tout façonnés en la forme adamique. Ne verra-t-on pas en cela de providentielles destinations ? Il faudrait être bien obtus.
D’ailleurs les chasseurs, les pasteurs, les familiers de la nature confirment ces idées ; tous savent que la feuille en forme de cœur guérit les infirmités du cœur. Si un mouton a la langue malade, il lui faut appliquer des feuilles aiguës, de véritables langues naturelles, telles la bourrache ou la renouée.
Porta est intelligent, instruit et bon observateur. Encore qu’il cultive une science fantastique, il lui cherche un solide terrain. Sa formule, que les plantes, et de même espèce, changent d’aspect selon leur habitat, climat et sol, n’est pas erronée ; c’est une des bases de l’idée transformiste. Porta la pose nettement, en ajoutant, ce qui semble beaucoup moins véridique, que les propriétés médicinales d’un végétal changent avec la nourriture que lui a donnée le sol. On peut dire toutefois qu’elles varient en intensité, et c’est déjà important. Nous savons cela par quotidienne expérience : il est des cafés qui engageraient presque au sommeil. La physiologie végétale de Porta est tout extérieure. Ce qui le guide, c’est uniquement l’aspect de la plante et, en somme, de son temps on ne pouvait guère avoir d’autres règles que cela et l’usage empirique.
Les dessins qu’il donne de la plante brute et de la plante cultivée ne sont pas sans une certaine exactitude assez ingénieuse. Voici deux plantes. L’une est de montagne, exposée au soleil et au vent, née d’un sol rugueux : sa peau est âpre, ratatinée ; sa tige, courte et contour née, noueuse, maigre, généralement épineuse ; ses feuilles sont petites, poilues, découpées, anguleuses, à nervures très apparentes ; ses fleurs, grêles, pâles ; ses racines brèves et fortes, son fruit exigu, pierreux, âpre, mais de suc puissant, mais sec et chaud au goût.
Voyez au contraire la plante fille d’un sol gras, uni, née sous un ciel indulgent, soumise à la culture : voici qu’elle péri son aspect hirsute et sauvage, qu’elle s’adoucit, qu’elle vit pour ainsi dire humainement. La tige svelte rit d’une beauté succulente ; elle s’allonge, elle se redresse, les épines se résorbent, les nœuds s’effacent et voici une peau nette et claire ; les branches s’élargissent, arrondissent les angles de leurs ramilles ; la chair paraît pleine de veines et de nerfs en activité ; les fleurs saturées de couleurs resplendissent, et voici le fruit à la saveur humide, riche de toutes ses valeurs. Croire que deux végétaux si dissemblables, quoique frères, possèdent les mêmes propriétés, Porta s’y refuse : l’âme de la plante, dit-il, se modifie à mesure que se modifie son corps, car il en est de la plante comme de l’animal.
Leurs similitudes ont de tout temps frappé les philosophes. La plante et l’animal sont formés des mêmes parties différenciées, pourvues chacune d’un office particulier : ni l’oreille ne peut servir à voir, ni l’œil à entendre, ni les mains à marcher, ni les pieds à saisir. Il en est de même chez les plantes ; les racines sont les pieds sur lesquels elles s’appuient ; puis vient la tige, pareille au tronc ; puis les rameaux, ces bras, et les ramilles qui figurent la main et ses doigts. Dans l’ensemble ne retrouvons-nous pas la peau, la chair, l’os et la moelle ? Bien plus, il y a des animaux dont les os sont sans moelle, comme le lion, il y a de pareils arbres, ou sans moëlle ou qui en sont presque privés, l’olivier, le buis. Les plantes à épines, quelquefois très longues, ne font-elles point penser aux animaux à cornes, à griffes ? Les cheveux règlent l’humidité nécessaire au crâne ; n’en est-il pas de même des frondaisons de l’arbre ? Pareillement, feuilles et cheveux sont une condition de beauté ou chez l’homme ou chez les plantes.
Enfin n’y a-t-il point similitude parfaite dans les appareils générateurs de la plante et de l’animal ? La plante ne porte jamais de fruits avant d’avoir fleuri, ni la femme avant d’avoir versé son sang. La chair de l’arbre, comme celle de l’homme, est sillonnée de veines et de nerfs ; les parties vitales qui reçoivent la nourriture la digèrent, et en rejettent l’inutile. La bouche de l’arbre, ce sont ses racines. On a dit que les racines sont le cœur de l’arbre, car, si elles meurent, l’arbre meurt aussitôt. En tous cas, elles sont l’organe capital. Anaxagore rangeait les plantes parmi les animaux ; Démocrite leur accordait les sentiments de douleur et de volonté, les disait tristes à la chute de leurs feuilles, joyeuses à leur renouveau ; et Empédocle pensait qu’elles se livrent à la conjonction sexuelle. Il est d’ailleurs constant que les palmiers sont de sexes différents, et que, pour avoir des produits, il faut planter côte à côte un mâle et une femelle ; il en est de même pour les pistachiers, où la femelle doit toujours être placée de telle sorte que le vent passe d’abord sur le mâle. Pythagore allait même jusqu’à estimer, et avec lui plusieurs anciens philosophes, qu’un violent amour saisit parfois deux palmiers, qu’on les voit frémir de désir, et demeurer inconsolables de ne pouvoir se joindre. Des cultivateurs, qui ont reconnu cela, vont de l’un à l’autre, caressant l’arbre désiré des mains qui ont caressé l’arbre qui désire, déterminant ainsi une grande stimulation qui favorise l’amour. Alors, ayant détaché les fleurs mâles, ils les secouent sur la tête de la femelle passionnée, laquelle, amante heureuse, s’ouvre toute à ce don qui va la rendre féconde.
On ne peut pousser plus loin les preuves du sentiment chez les végétaux. Aussi Porta s’arrête, après cette belle description poétique, pour s’engager dans les recherches d’érudition mythologiques, où il est inutile de le suivre. Nous arrivons aux chapitres où il montre que les plantes, construites sur le même plan que l’homme, possèdent de plus, selon leurs espèces, des similitudes particulières, dont l’emploi thérapeutique est tout indiqué. C’est bien le principe de l’opothérapie. Les plantes laiteuses augmentent le lait ; les plantes charnues développent la chair ; la pulmonaire guérira les poumons ; les plantes femelles s’appliquent aux femmes et les mâles, aux hommes.
Sur ce dernier point se greffent d’assez curieuses remarques. Porta distribue les sexes dans le inonde végétal de la manière la plus singulière. Il les détermine par l’apparence. Les arbres mâles, dit-il, se reconnaissent à leur taille plus élevée, leur tige plus sèche, leurs rameaux épais, forts, ligneux, nerveux, noueux, à leur coloration vive, à leur fruit rare, d’âpre saveur, odorant, tardif, ayant garde quelque chose de sauvage. L’arbre femelle, au contraire, est court, gras, à fibres lâches, au fruit abondant, pulpeux, inodore et de saveur fade ; il pousse très vite et vieillit de même. Le genre mâle conçoit presque toujours dans le genre femelle, mais le genre femelle conçoit toujours en lui-même ; et cela, parmi les animaux comme parmi les plantes : la plupart des animaux femelles conçoivent sans mâle et le lièvre est alternativement mâle et femelle. On voit assez souvent la même mutation parmi les arbres, ce qui se reconnaît à leur aspect. Il y a des chênes, des hêtres, des cerisiers mâles et des femelles. Le cerisier mâle porte des fruits très amers. Mais, seul, le palmier, comme le constate Pline, a des sexes bien marqués ; dans les autres arbres, cela est fort incertain, changeant et capricieux. On fera cependant son possible pour s’y reconnaître, car l’application d’une plante à un sexe adverse pourrait être fâcheuse — ainsi l’aristoloche, bonne aux maladies des femmes, n’a pas sur les mâles la moindre prise.
Nous avons dit déjà que, des plantes comme des animaux, leurs vertus se modifient selon les régions qui les nourrissent. C’est un principe qu’a posé Vitruve, et qui n’est pas contesté. La terre les modifie, mais aussi la qualité de l’air. Les fruits, selon les régions, changent d’odeur, de couleur, de suc, de grosseur et même de forme. Nulle part, le myrte n’est aussi odorant qu’en Egypte. En Perse, la pêche est vénéneuse. La ciguë de Suse n’est pas un poison et dans beaucoup d’endroits l’ellébore noir est sans force, alors que celle de l’Œta et du Parnasse est douée d’une grande puissance. L’iris est meilleur en Illyrie qu’en Macédoine, et en Thrace il n’a aucune odeur. Le chou d’Egypte est si amer qu’il en est immangeable, mais en Italie, et surtout à Naples, sa saveur est des plus suaves. Les sols sableux donnent des poires pierreuses. C’est au point qu’en des lieux très abondants en pierres tout arbre devient pierre, racines, tronc, branches, feuilles, fleurs et fruits.
Il en va de même pour les animaux, dont les aliments, dont l’eau changent la couleur et les qualités. Aristote cite des animaux prenant leur couleur de celle de l’eau ; tels ceux qui habitent les sources du Céphise, du Mêlas, les environs de Laodicée, l’île de Clazomène ; blancs, ils y deviennent gris, bruns et même noirs. Le Scamandre rend les troupeaux roux et les eaux de l’Ecosse font que la laine des moutons devient fauve. En Macédoine, quand on veut avoir des bœufs blancs, on les fait boire à l’Aliacmon, et à l’Axios, si on les veut noirs ou roux.
Modifiées par le sol, les eaux, le climat, les plantes, acquièrent souvent des propriétés très particulières, et c’est ce qu’il faut bien connaître avant d’en faire usage. Il arrive aussi que les plantes réagissent les unes sur les autres. L’éléatique2 naissant dans les vignes rend le vin si diurétique qu’il creuse le ventre de tous ceux qui en boivent, tandis que les vignes où a poussé la mandragore donnent un vin soporifique, les vignes mêlées de mercuriale au vin âpre et celles mêlées de lupin, un vin amer. L’ail poussé dans les céréales communique son goût à la farine et au pain, comme il arrive en France et en Brabant. La rue est un poison violent aux environs de l’Aliacmon en Macédoine, parce que le pays est plein de vipères. Les plantes qui poussent en des terrains minéraux empruntent aux divers métaux des vertus spéciales, comme de congeler le mercure, ce qui n’excite pas une médiocre admiration. Dans la Germanie citérieure, en deçà du Danube, on voit des vignes dont les feuilles et les vrilles sont revêtues d’or, et le crocus des monts Phlégréens, nourri de vapeurs sulfureuses, se, montre teint des couleurs dorées les plus brillantes.
On peut obtenir cela artificiellement : les plantes se modifieront selon les aliments que vous fournirez à leurs racines. On peut aussi agir par les graines. Macérée dans du lait et du miel, la semence de concombre produira des fruits aux sucs les plus doux. Pour obtenir un vin purgatif, il suffit de déchausser les vignes et d’entourer le pied des ceps d’un paquet d’ellébore noir. On obtient pareillement des prunes laxatives en arrosant les racines du prunier avec de l’eau où auront bouilli des coloquintes. On connaît aussi l’art de rendre vénéneux, par d’analogues procédés, les fruits de la vigne et ceux du figuier3.
Les animaux donnent de pareils exemples. Les enfants sucent avec le lait le caractère de leur nourrice. On mêle au lait des jeunes chiens du sang de fauve pour les rendre meilleurs chasseurs. Les Arcadiens n’usent pas de médicaments, mais seulement du lait des troupeaux auxquels ils font paître des plantes médicinales, vaciet, scammonée, ellébore, mercuriale. Les serpents qui se nourrissent de baume ne sont pas vénéneux, le baume étant l’antidote du venin. Le miel est propice ou vénéneux, selon les fleurs dont les abeilles se nourrissent. Celui qui est fait avec les fleurs du rhododendron détermine la folie. En Sardaigne, il est empoisonné, et en Colchique d’une horrible amertume. Tiré du buis, il régularise le ventre et provoque un flux si les abeilles ont mangé des baies d’if. Les perdrix de Cyrrha qui se nourrissent d’ail sentent l’ail. La pressure de lièvre est excellente pour coaguler le lait, parce qu’il mange beaucoup d’herbes laiteuses telles que la laitue sylvestre. Quand on frotte de concombre sauvage les racines d’une vigne, les oiseaux, en respecteront les raisins. Le laurier guérit de la pierre, mais aussi, mêlé à une coupe de vin, le sang d’un bouc nourri pendant huit jours de baies de laurier. Pour les hydropiques, c’est le sang d’un bouc nourri de lentisque qui sera favorable ; pour les malades du foie, le sang d’une chèvre nourrie de lierre. Enfin, l’on connaît l’histoire de cette femme donnée à Alexandre par le roi des Indes et qui, saturée du venin des serpents depuis son enfance, était devenue de la nature des serpents. Elle tuait un hommed’une seule morsure et pareillement en se livrant à lui.
Averti par Aristote, Alexandre sut s’en abstenir.
L’influence du sol, du climat, de la culture est si grande qu’elle transmute les espèces. On voit le blé, le lin se changer en ivraie, en roseaux en épautre, ce qui arrive lorsqu’une forte chaleur coïncide avec beaucoup d’humidité. L’avoine n’est qu’un froment dégénéré ; l’orge et l’épautre se muent facilement en avoine. Le basilic exposé au soleil se change en serpolet, sa feuille s’étant durcie sous la sécheresse ; il peut également devenir de la menthe.
Quand les graines vieillissent, elles changent de nature et l’on voit les graines de chou donner des raves, et réciproquement. Les animaux éprouvent de pareilles mutations : de la teigne naît la chenille, et de la chenille le papillon.
Tout cela bien connu, on étudiera les propriétés médicinales des plantes en se référant à leur composition, leur nature, leur couleur, leur forme, leur habitat, leur stabilité. Tout d’abord, on se guidera sur le principe ubi malum, ibi remedium. Ainsi le trop de vin énivre, mais l’ébriété est abolie par une coupe de vin dans lequel on a mis un peu de la sève qui bout à la blessure des ceps entaillés ; le vin aigre fait le même effet. Les prunes stimulent le ventre, mais la racine de prunier bouillie dans du vin produit l’effet contraire. Le sang des femmes fait des taches que : leur urine seule peut effacer. Le melon diminue l’appétit vénérien, mais sa semence l’augmente, de sorte qu’il ne faut point manger l’un sans l’autre. Le fruit de l’ellébore produit de terribles vomissements, mais sa moëlle les calme. Mêlé aux aliments, le sel provoque la soif ; absorbé seul, il calme la soif et la faim. Les plantes épineuses abolissent toujours par une de leurs parties les blessures qu’elles ont faites, et généralement c’est la racine. La vipère écrasée, ou sa tête seule, appliquée sur la blessure qu’elle a faite, la guérit aussitôt, et il un est de même de tous les serpents. Une pierre maintenue sur le pubis fait sortir toutes celles que l’on peut avoir dans la vessie. L’odeur d’une bête brûlée fait fuir toutes les bêtes de la même espèce : ainsi se débarrasse-t-on des scorpions, des fourmis, des sauterelles, des chenilles et autres semblables vermines. Tenu dans la main gauche, le lézard excite les désirs vénériens ; tenu dans la droite, il les réfréné. On pourrait multiplier de tels exemples.
Les plantes d’une certaine couleur guérissent les maladies qui affectent l’homme d’une couleur analogue : ainsi les fleurs jaunes sont les remèdes de la jaunisse, chassent la bile et sont bonnes pour le foie. Souvent, la contemplation de la couleur suffit à amener la guérison. Porta lui-même en a fait maintes fois l’expérience. Ne voit-on pas le rouge troubler véhémentement les bœufs, les taureaux et les veaux ? Toutes les similitudes sont valables. Les fleurs très pâles sont mortelles, en ce qu’elles imitent les pâleurs de la mort. Les rouges augmentent le sang ou le tonifient. Les laiteuses augmentent le lait et toutes les sécrétions analogues. Les larmes des arbres gommeux ou résineux sont bonnes aux fluxions des yeux. Les plantes charnues rendent les hommes charnus, et les plantes osseuses augmentent la force des os. Il y a pareillement des plantes cartilagineuses, des plantes nerveuses, qui rendent d’analogues offices. Quant aux plantes qui ressemblent à des cheveux, comme les capillaires, leur fonction est évidente.
Des fleurs semblent tout à fait des yeux (fig. 1), avec la pupille, le regard : l’aster, l’anthemis, la joubarbe, l’aconit, le souci, la scorsonère, et bien d’autres ; elles sont bonnes pour les yeux. L’hieracia, ou laitue sauvage, est employée par les éperviers pour s’éclaircir la vue, comme son nom l’indique. Elle a la même propriété pour les humains, ainsi que l’aunée. L’aurone, l’anémone et le pavot ciment les inflammations des paupières. La scabieuse est propre à faire fondre les taies.
La fumée de plumes de paon incinérées nettoie les yeux chassieux.
Enfin, serré dans la main, l’onyx appelé belioculus (œil de chat) clarifie singulièrement la vision.
Les fleurs, les fruits, les racines en forme de dents régnent sur la denture, une telle similitude ne s’expliquant que par la volonté de la nature de venir en aide aux hommes. Au premier rang est la grenade, dont le fruit ouvert montre de véritables dents (fig. 2) ; elle est bonne à raffermir les gencives et assurer les dents ébranlées. La pomme de pin semble toute composée d’incisives : en infusion, mêlée à des aiguilles du même arbre, elle calme les maux de dents. Il en est de même de la racine de dentaire ou cardamine, comme le montre sa forme. Calcinées et réduites en poudre, les dents de la plupart des carnassiers, loup, chien, lion, hyène, ainsi que celles de quelques poissons, ont d’analogues effets. Le sanglier, l’hippopotame, l’éléphant ont de puissantes dents extérieures : on se sert de la cervelle de ces animaux, dont on frotte les gencives des petits enfants, et cela facilite singulièrement la dentition. Il y a des plantes qui affectent la forme d’une main, par la disposition soit de leurs fleurs, comme une variété de dactyle4, soit de leurs racines, elles valent pour la goutte de la main et douleurs semblables (fig. 3). Il en est de même du ricin, dont la feuille se divise en cinq parties.
On peut aussi pour les maladies des articulations s’adresser aux plantes à nœuds, l’olivier, le pin sauvage, certains roseaux, certaines graminées ; la salsepareille noueuse calme les douleurs de la goutte, ainsi que les racines de l’iris et aussi la férule. Il faut choisir les parties noueuses de ces diverses plantes, celles où les tiges bifurquent, celles où se renflent les nœuds des jointures.
Le citron représente assez, bien la figure du cœur humain, dont il est propre à stimuler les forces. Les deux racines de l’anthore5 semblent deux petits cœurs, ainsi que celles de la valériane : elle a guérissent les cardiaques, non seulement en infusion, mais par la simple aspiration de leur odeur. La persée6, l’arbre, très agréable à Isis et cher à l’Egypte, produit des fruits en forme de cœur, ses feuilles ressemblant à des langues. En Perse, ses fruits sont mortels, leur suc arrêtant aussitôt le cœur ; mais, en Egypte, ils deviennent bienfaisants et leur effet est tout contraire. Ils ont même des propriétés morales : mangés par des époux en querelle, ils les réconcilient aussitôt. Les feuilles du pain de coucou ou alléluia7, découpées en forme de cœur, sont comportatives du cœur. Le coing est pour le cœur un remède merveilleux, à cause de sa figure. Le sang des animaux qui ont un gros cœur, comme l’hyène, le cerf, l’hyène, la panthère, la belette, est favorable au cœur de l’homme : on le tire de la veine de l’oreille et on le prend à la dose de trois gouttes dans deux hémines8 d’eau. De plus, le cerf a dans le cœur un os qui est un remède admirable à toutes les maladies du cœur. L’ivoire de l’éléphant, lequel a deux cœurs, est très roboratif.
Les graines et fruits entourés de plusieurs membranes ou involucres sont très favorables à la matrice et à ses fonctions, à cause de leur similitude avec un utérus gravide. Telles sont les graines de l’aristoloche, du cyclamen ; telles sont les noix, les châtaignes ; telles encore les racines de l’ail et de l’arum. Les animaux nous donnent l’exemple de recourir à ces plantes ; la biche et la jument ayant mis bas, la chèvre, la vache, la chienne, la chatte dévorent aussitôt les secondines ; il est bon à la femme d’agir de même en ayant recours aux plantes que la Providence semble avoir créées pour cet usage. Il est une pierre, nommée pierre d’aigle, qui en renferme une autre que l’on entend sonner quand on l’agite. Merveilleux symbole de l’être qui contient un autre être ! Cette pierre a la vertu de maintenir l’enfant jusqu’au moment voulu ; ensuite elle l’attire : aussi l’attache-t-on au bras gauche de la femme enceinte ; au moment des douleurs, on la passe à la cuisse gauche ; il faut l’enlever, dès que le travail est accompli, parce que, ne pouvant plus attirer à soi le contenu de l’utérus, elle agirait sur l’utérus lui-même. L’expérience m’a enseigné, dit-il, l’utilité de cette pratique. La pierre d’aigle a également pouvoir sur les végétaux. Attachée à la aime d’un arbre, elle empêche les fruits de tomber prématurément. Fixée au tronc, elle permet aux fruits mûrs de se détacher, quand la main les sollicite.
Les plantes ne représentent pas seulement des parties du corps humain ; il en est beaucoup qui figurent des parties d’animaux ou des animaux tout entiers. Leurs vertus sont multiples et diverses. Celles qui ont de frappants rapports de forme avec les langoustes et les scorpions en guérissent les morsures (fig. 4). Trois variétés d’aconit signalées par Pline, par Dioscoride, par Théophraste, présentent des racines ayant cette ressemblance très marquée ; on augmente leur puissance en leur adjoignant l’ellébore blanc. Les racines de glaïeul, noires, rondes, portant des fibrilles qui rappellent les pattes du scorpion, possèdent les mêmes propriétés. La bistorte, la serpentaire, la colubrine, la scorsonnaire, le chiendent, la corne-de-cerf, sont les antidotes des morsures de serpent ; il en est de même des plantes dont les tiges ou les feuilles sont tachées comme une peau de serpent, ainsi, parmi bien d’autres, une variété d’arum.
Les abeilles, guêpes, mouches, papillons sont des insectes infiniment féconds ; durant l’été, ils emplissent l’air. Porta estime donc que les fleurs qui affectent la forme de ces insectes doivent être d’excellents adjuvants à la fécondation. Et il cite le haricot, le pois, donnant la figure du papillon, et deux orchidées figurant l’abeille et la mouche (fig. 5).
Les orchidées d’ailleurs sont, parmi les plantes chères à Vénus, celles que la nature a façonnées le plus diligemment pour venir en aide à la procréation. Les instruments de cet acte sont le scrotum, les testicules et les vulves ; aussi les plantes qui en portent la figure sur leurs racines, leurs fruits, leurs feuilles sont-elles confortatives et génératrices. La germination de la fève, du pois, du lupin montre une excroissance en forme de verge, mais c’est la fève qui possède les plus certaines vertus aphrodisiaques, et c’est pour cela que Pythagore, qui détestait la prodigalité vénérienne, en a défendu l’usage. Le gland, pour l’image que figure sa capsule, est un remède assuré pour diverses maladies du pénis. C’est, de plus, mêlé aux autres mets, un aliment des plus nourrissants, des plus roboratifs. Pythagore le prohibait, tout comme la fève et pour le même motif.
Maintenant, voici les plantes dont nous avons déjà parlé et dont les racines figurent les testicules ; elles sont connues sous le nom populaire de satyrion, ce qui indique clairement leurs effets. Les orchidées sont de plusieurs sortes. Les unes ont un double bulbe surmonté de fibrilles semblables à la végétation du pubis et dont l’intérieur est rempli d’un suc pareil à l’albumine de l’œuf. En Thessalie, les femmes les absorbent broyées dans du lait de chèvre, pour s’exciter à l’amour. Il y a une variété de ce satyrion, lequel il suffit de tenir à la main, en buvant du vin, pour ressentir de vifs appétits vénériens : il est rouge, sa peau est très mince et l’intérieur en est tout blanc. Du double bulbe du glaïeul, dont l’un est plus petit, c’est le plus gros seul qui a de la valeur : il se prend dans du vin. Dans du vin aussi, ceux de l’asphodèle, ou bien dans du miel. Il en va de même du safran, de l’ail, de l’oignon, du poireau9, Le poireau et l’oignon, quand il est jeune, conviennent au scrotum ; pour le poireau cela est même passé en proverbe. On dit également que les radis sont valables pour Vénus, ainsi que le panais, le navet, et quelques autres racines de même sorte.
Quelques plantes, quelques animaux figurent assez bien un pubis : le panicaut porte autour de ses racines des feuilles laineuses ; ces racines, assaisonnées de sucre ou de miel, déterminent une grande salacité. Il en est de même, à un degré moindre, des racines floconneuses du pas-de-lion. La coquille nommée peigne, parce qu’elle se réfère au pénil10 féminin, possède les mêmes propriétés.
Le busard a trois testicules, ce qui indique sa puissance vénérienne : faites-le cuire dans une décoction de miel et vous aurez un aliment qui donnera au plus infirme des forces immédiates. Les lièvres sont, comme le dit Archelaüs, des deux sexes ; ils peuvent dans le même moment féconder et être fécondés : aussi leurs vulves et leurs testicules provoquent-ils avec force à la double opération de l’amour. Desséchés et pulvérisés, les puissants testicules des cerfs assurent une fécondation voluptueuse ; il en est de même de ceux de quelques oiseaux : coqs, perdrix, palombes, et des quadrupèdes ayant un os pénial11 : loup, renard, chien, belette. On cite aussi les œufs parmi les aliments vénériens.
Il faut noter la prodigieuse puissance génératrice des perdrix. Elle est telle que les mâles peuvent féconder leurs femelles par leur souffle ou même par l’air qu’ils remuent en planant au-dessus d’elles, ou encore en leur faisant seulement entendre leur voix. Les mâles se livrent d’ardents combats pour la possession des femelles, mais le vaincu subit d’abord le caprice vénérien du vainqueur. Les œufs de perdrix sont un véritable philtre, amatorium poculum. Ce que nous venons de dire des perdrix est également vrai de la caille. Des onctions de graisse de caille où on a mêlé un peu d’ellébore sont d’une merveilleuse vertu pour la génération.
Il y a bien d’autres secrets de même sorte : on se borne aux plus curieux. Notons encore, cependant, que les plantes stériles ou fertiles rendent les hommes ou stériles ou fertiles. Les unes empêchent la conception, et les autres la favorisent. Réduites en cendres, la racine du chou et celle du tamarin provoquent l’avortement : des effets pareils sont obtenus par les corymbes du lierre en infusion, ou les fleurs de la mandragore, du cyclamen, du saule, du thym, de la menthe. Quant au cresson, il est mortel pour les femmes enceintes. Le plantain, la roquette, la moutarde ont des effets contraires, ainsi que toutes ces plantes auxquelles les Grecs donnaient le nom de πολόδπερμς les Latins, celui de millegrana. Mais les plus aptes à assurer la conception sont celles qui, comme par exemple le chêne, se montrent riches de végétations variées, glands, galles, guy, verrues, excroissances, champignons (fig. 6). C’est le plus bel exemple de fécondité naturelle que l’on connaisse. On sait déjà les propriétés du gland : toutes les autres végétations du chêne sont de même valeur, et jusqu’au miel que l’on recueille parfois sur les feuilles de cet arbre puissant.
Il y a dans la nature des plantes particulièrement belles, surtout parleurs fleurs. Elles ont la propriété de favoriser la génération de beaux enfants. Au premier rang est le dattier, le plus beau des arbres, dit Homère. Puis viennent le laurier, le myrte, l’olivier et ces autres arbres qui refusent de se laisser dépouiller de leurs feuilles par l’hiver. L’hélianthe, le safran sont de fort belles fleurs. Macérées dans du vin de palme, elles donnent une liqueur dont il suffît de se frotter la peau pour garder l’apparence d’une éternelle jeunesse : c’était le secret des mages et des rois de Perse. Pour procréer de beaux enfants, les époux doivent boire du vin de palme dans lequel ont macéré des graines de pin, pilées avec du miel, du safran et de la myrrhe. Solon ne voulait pas que l’épouse vînt au lit conjugal sans avoir mangé une pomme de coing, et il recommandait qu’elle s’en nourrît dans sa grossesse d’avoir afin des enfants beaux et sains. La chair du lièvre, qui est un des animaux les plus beaux12, a des effets pareils. Quand on a mangé du lièvre, dit Martial, on est beau pendant sept jours. Voici encore, parmi cent autres, quelques propositions de Porta que l’on citera sans exemples :
Les plantes qui percent ou brisent les rochers (les saxifrages) valent pour briser les calculs ou les dents.
Les plantes d’été valent pour les maladies d’été et celles d’hiver pour les maladies d’hiver.
Les plantes qui fleurissent longtemps sont bonnes pour les longues maladies.
Les plantes à feuilles persistantes valent pour les maladies qui viennent en toute saison.
Les plantes vineuses portent à l’ébriété et les plantes aqueuses en détournent.
Les herbes et les animaux voraces favorisent la digestion.
Les plantes jaunes sont joviales (influence de Jupiter) et les plantes rouges, martiales (influence de Mars).
Les fleurs qui affectent l’image du soleil ont quelque chose de sa puissance. Quant aux plantes en forme de lune, elles sont nécessairement lunaires. En voici trois (fig. 7), la linaire, ou monnaie du pape, le sené et une plante dont je ne connais que le nom populaire italien, sferra di cavallo, vieux fer à cheval. Les plantes lunaires influencent diversement les femmes dans leurs moments critiques. L’effet de la monnaie du pape est incertain, bien que sa forme lunaire soit très marquée.
Telle est la botanique, telle est la médecine de Porta. Des commentaires n’y sont pas bien nécessaires.
Je ne pense pas : en effet, qu’une telle thérapeutique stimule le moindre doute dans l’esprit le plus naïf. Notre Codex, encore hospitalier à la corne de cerf râpée, n’a pas gardé trace de la médecine de Porta, et la récente opothérapie est tout de même un peu moins déraisonnable. Mais, qui sait ? Les remèdes de la phytognomonique guérissaient peut-être. Il en est de la médecine comme de la religion : il suffît d’y croire pour en tirer du soulagement. La raison trouve parfois dans la déraison un appréciable secours et le poison même devient peut-être roboratif, quand on y voit un baume. Voilà, en tous cas, un bel exemple de science chimérique : mon exemplaire de la Phytognomonica est annoté çà et là, et plein de mots soulignés par une plume attentive.
II — Philosophie naturelle
La génération spontanée
Après trente ans de silence, le célèbre adversaire de Pasteur, M. CharIton Bastian, reprend la parole, et M. de Varigny vient de traduire de l’anglais son curieux plaidoyer. Allons-nous cette fois nous laisser convaincre ? La question, malheureusement, n’est pas seulement scientifique, elle est nationale. Dans le monde scientifique anglais, les opinions sont partagées ; dans le nôtre, l’opinion est unanime. De même que les Anglais seront les derniers darwinistes, les Français seront les derniers pasteuriens. Songez, si l’on allait prendre Pasteur en défaut ? Je crains bien que, pas plus aujourd’hui qu’en 1877, M. Bastian ne trouve de juges. L’Institut Pasteur s’est prononcé par le dédain. Il hausse les épaules, en la personne de M. Roux et de ses collaborateurs. Pasteur est tenu par eux pour impeccable. Cependant ils ne souhaitent pas qu’on refasse ses expériences, ils souhaitent encore moins que M. Bastian refasse les siennes sous le contrôle d’une commission sans préjugés. Je sais bien que la théorie pasteurienne a fait ses preuves dans la pratique, mais la question est plus haute : il s’agit de savoir si, dans certaines conditions, la vie organisée naît spontanément, s’il est possible de contredire l’ancien aphorisme de Harvey, omne vivum ex ovo, tout être vivant est né d’un œuf, si la vie, en somme, a été créée une fois pour toutes ou si sa création est continue. J’emploie le mot créé pour sa commodité et sans aucunement songer à un Dieu créateur. Dieu est également compatible ou, si l’on préfère, incompatible avec les deux théories. D’aucuns, cependant, pensent que Dieu s’arrange mieux d’une création unique que d’une création continue et l’on dit que Pasteur, très imprégné comme philosophe, de religiosité chrétienne, était de cet avis. Il n’aurait pas été fâché d’être considéré comme le définitif vainqueur du matérialisme, et c’est bien ce rôle qu’on lui attribue en effet dans les milieux spiritualistes. Il faut toutefois reconnaître, et personne ne le conteste guère en France, que ses expériences furent conduites, au point de vue scientifique, d’une façon impeccable. Si elles avaient donné un résultat contraire, il l’aurait accepté avec une loyauté parfaite.
Aucune raison, d’ailleurs, ne se présente qui puisse faire croire que l’attitude de M. Bastian n’est pas également désintéressée. Reste à savoir si ses expériences furent bien faites. Mais c’est une recherche qu’on n’ose entreprendre. La science française se conduit aujourd’hui comme une épouse prudente, qui aime autant ne pas trop surveiller son mari de peur de constater des faits regrettables. Si M. Bastian avait raison, si les bactéries et les bacilles se développaient spontanément dans les milieux les plus divers, et même après stérilisation minutieuse et définitive, toute une partie de la science serait à refaire, et-une telle perspective n’est pas très gaie. L’hostilité que rencontrent les théories si neuves, si hardies, si radicales de M. Quinton n’ont pas davantage une autre cause. Mais que c’est naturel ! Mettez-vous à la place d’un bon savant sexagénaire, qui verrait détruire en trois semaines la science à laquelle il a consacré sa vie, dans laquelle il a gagné les honneurs, sinon la fortune, dans laquelle il est un maître ! Si l’homme est un animal très ancien, antérieur aux carnassiers, aux herbivores, aux oiseaux, c’est-à-dire à presque tous les vertébrés supérieurs, que reste-t-il de notre classique histoire naturelle, que reste-t-il de Darwin qui prouvait si bien que l’homme résume en lui le reste de la nature ? Je ne fais aucune comparaison entre M. Quinton et M. Bastian. Le savant anglais, s’il a raison, n’apporte que du vieux-neuf. La génération spontanée est la plus ancienne théorie, ou plutôt croyance scientifique connue. Les Grecs, et à leur tête Epicure et Aristote, n’en ont jamais douté. C’est d’ailleurs resté une croyance populaire. Tous les paysans vous diront que les cloportes naissent spontanément dans le bois pourri, et toutes les ménagères savent que la saleté engendre la vermine. Qu’à plus forte raison il en soit de même pour les organismes invisibles, cela est tout indiqué. M. Bastian, s’il triomphait, gênerait bien des savants, mais il rassurerait bien des ignorants. La théorie de Pasteur, du seul point de vue philosophique, est bien plus raisonnable et bien plus belle.
De nouveaux organismes, nous dit M. Bastian, naissent, constamment à la vie ; ils sont d’abord immobiles, puis peu à peu acquièrent le mouvement. Quels sont ces organismes ? Il en nomme quelques-uns, et, chose curieuse, ce sont toujours les mêmes, bactéries ou baciles connus, classés, catalogués. Voilà une objection grave, car si la vue naît au hasard, et perpétuellement, sous la forme d’organismes microscopiques, il n’y a aucune raison pour que cela soit toujours les mêmes, il n’y a aucune raison pour que le développement de celle vie rudimentaire ne prenne pas des formes inattendues. M. Bastian a essayé de répondre à cette objection dont il a bien senti l’importance et il dit tout le contraire de ce que je viens d’exprimer : « Il n’y a aucune raison pour qu’un organisme nouveau ne prenne pas une forme connue. » Cela ne paraîtra pas sérieux, car il faudrait au moins que, sur une partie des cas, ou trouvât, mêlées aux formes connues, des formes inconnues. Or, cela n’arrive jamais. M. Bastian, qui est un fort distingué microbiologiste, reconnaît et nomme à mesure qu’ils apparaissent dans ses ampoules, les microcoques, les streptocoques, les staphylocoques, et l’on ne peut s’empêcher de se dire, dans l’hypothèse de M. Bastian, que la nature vraiment manque d’imagination. On se demande aussi pour quoi ces divers êtres en coque étant doués, comme on le sait, d’une si fâcheuse puissance de reproduction la nature se mettrait en peine d’en créer de nouveaux. Non, vraiment, on ne voit pas la nécessité d’en ajouter un seul aux quatre cents milliards de microbes qui pullulent avec entrain sur la muqueuse intestinale d’un individu bien portant !
Mais, je le répète, rien ne prévaut contre les faits, et il serait bon de contrôler les expériences de M. Bastian. Comme la raison ne s’oppose nullement à l’idée de création continue, il serait sage de rechercher s’il ne naît pas vraiment parfois un organisme nouveau. Cela est possible, — et il est possible qu’il y ait un rapport entre telle maladie nouvelle et tel microbe de création récente. D’autre part, il ne faut pas recommencer, avec nos grands savants modernes, le culte d’Aristote, tel qu’il a sévi si fâcheusement au moyen âge. Le maître a parlé, magister dixit, cela n’est plus une devise qui nous convienne. M. Bastian demande des experts ; qu’on lui en donne.
La naissance de l’intelligence
L’homme n’est pas le seul animal intelligent, quoiqu’il le soit infiniment plus que n’importe quel autre animal. Il est hors de doute que tous les mammifères ont une intelligence analogue à la nôtre, quoique plus bornée. Ce point ne peut donner lieu à aucune contestation sérieuse et nous sommes loin de la doctrine de Descartes, qui considérait comme de pures machines tous les animaux, même ceux qui nous étonnent chaque jour par leur aptitude à apprendre, par leur attention à bien faire, leur passion à deviner nos désirs.
S’il ne faut pas croire toutes les merveilles que les amis des chiens, des chats, des singes, des éléphants rapportent de leurs favoris, il ne faut pas, non plus, se montrer trop sceptique à cet égard. Nous prêtons beaucoup à nos animaux familiers, mais il est certain qu’ils donnent quelque chose en retour. Il en est de même de certains mammifères sauvages. Le renard, le loup sont pleins d’initiative. Ils ont des ruses coutumières, mais souvent ils inventent. Leur spontanéité fit souvent l’admiration des chasseurs obligés de lutter avec eux de présence d’esprit. Et pourtant, ni le renard, ni le loup, ni la loutre, ni le glouton, cette grosse martre des régions glacées, n’ont été à l’école de l’homme. Leur intelligence est originale et ne doit rien qu’à elle-même et à l’hérédité. On peut, à ce point de vue, placer les oiseaux sur le même plan que les mammifères supérieurs. L’intelligence du corbeau est remarquable et celle du perroquet a quelque chose de malicieux, d’ironique, qui surprend. Avec ces diverses espèces animales et quelques autres, mais qui nous sont moins familières, l’homme peut s’entendre et esquisser des commencements de raisonnements. En est-il de même avec les vertébrés inférieurs, batraciens, reptiles, poissons ? Non, assurément, et pourtant de patients observateurs ont trouvé dans cette catégorie animale des lueurs certaines d’intelligence. Si cette faculté ne se manifeste pas chez eux avec plus de feu, c’est précisément, sans doute, à cause de la basse température de leur sang. Ils vivent une vie ralentie. Certains serpents, cependant, se laissent domestiquer, reconnaissent leur maître, leur maison ; en telles parties du Brésil, le boa se comporte comme un véritable chat. Le crocodile même, malgré sa réputation déplorable, ou du moins l’alligator, est capable de familiarité et d’attachement. Enfin, il n’est pas jusqu’au poisson qui ne puisse vaincre parfois son naturel craintif et contracter de nouvelles habitudes, comme ces carpes privées qui viennent quasiment vous manger dans la main.
Or, quelle est la caractéristique commune de tous ces animaux, du poisson et du lézard à l’homme et à l’oiseau ? C’est le cerveau. Il est donc permis de dire que les formes supérieures de l’intelligence sont liées à l’existence du cerveau, organe central où les sensations viennent réagir les unes sur les autres, où elles peuvent s’inscrire, afin de revivre sous l’influence d’une sensation nouvelle, ou même spontanément, c’est-à-dire sans excitation venue de l’extérieur.
Quand il n’y a pas de cerveau, les sensations peuvent difficilement se fixer et devenir de la mémoire. Le système nerveux ne peut en retenir qu’une très petite partie et tout est toujours à recommencer. L’animal ne peut acquérir d’expérience ou l’acquiert qu’une expérience rudimentaire, limitée à ses besoins▶ strictement vitaux.
C’est le cas des invertébrés à système nerveux, lesquels peuvent encore, à ce point de vue de l’intelligence, se diviser en deux grandes classes, ceux qui n’ont que des sensations lumineuses diffuser et ceux qui, grâce à l’organisation de l’œil, ont des choses une vision exacte et directe. L’œil parfait ne se rencontre pas avant les articulés : crustacés, insectes, ni avant les mollusques supérieurs : céphalopodes. Le crabe, la fourmi, la pieuvre peuvent être pris, chacun dans leur ordre, comme le type des animaux inférieurs où, par le jeu de la vision, commence à s’élaborer, sinon l’intelligence proprement dite, du moins une sorte de « psychisme » qui en est le prodrôme ou l’aurore. L’œil est, en effet, de tous les sens, celui qui nous donne du monde extérieur la connaissance la plus exacte et surtout la plus variée. On conçoit donc que son apparition, en multipliant chez l’animal et en clarifiant les sensations, en favorise par cela même les combinaisons et détermine cette sensibilité complexe qui est la racine même de l’intelligence. L’exemple des fourmis, des abeilles, des termites, montre en effet assez nettement que la matière vivante a pu acquérir sans cerveau un genre d’activité qui simule l’intelligence et peut-être l’égale ; mais c’est une intelligence murée, sans rayonnement, toute mécanique, dont nous voyons les mouvements, dont nous ne pouvons pénétrer le principe.
Laissons donc les insectes « dits intelligents » pour remonter encore plus loin, aux plus primitifs de tous les êtres, à ceux qui ne sont vraiment qui des machines très délicates, à ceux qui ne sont guère sensibles qu’aux grands phénomènes naturels : lumière, gravitation, sécheresse, humidité, abondance ou rareté de l’oxygène. Ce sont les polypes, les vers, les animaux attachés comme des plantes et dont le type est l’anémone de mer. Ces sortes d’animaux ne diffèrent pas extrêmement, quant aux réactions, de leurs frères du monde végétal. S’ils sont attirés ou repoussés par la lumière, c’est invinciblement, comme une plante. Mais ce ne sont pas des plantes. La matière dont ils sont composés est use matière sensibilisée à l’extrême et qui a déjà la propriété de garder les empreintes des excitations qu’elle reçoit. Peu à peu, à mesure que s’ébauche le système nerveux, l’excitation mécanique devient sensation et, à la longue, il se forme des combinaisons de sensation. Dès lors, l’animal n’est plus soumis à de purs tropismes, c’est-à-dire à des mouvements invincibles, et il peut, en de certaines limites, choisir entre quelques activités possibles.
L’origine de l’intelligence serait donc dans les mouvements purement mécaniques de la matière vivante sous l’influence des agents extérieurs. De cela, on trouverait peut-être la preuve dans le fait que l’activité du plus intelligent des animaux est demeurée en grande partie automatique. La part de la volonté est minime dans notre vie : nous gardons en nous la trace profonde de l’automatisme originaire. Mais il est bien grave de parler d’origines. Le plus rudimentaire des animaux, l’amibe, a derrière lui un passé d’une étendue formidable, immensurable, et, chose des plus curieuses, cette humble amibe, cette gelée informe, est faite d’une matière qui, par sa composition, se rapproche de la matière cérébrale !
Tout cela reste fort obscur. M. Georges Bohn, qui a mis de grandes clartés dans cette nuit, n’a pu la dissiper entièrement. Son livre, que j’ai essayé d’analyser à très grandes lignes, la Naissance de l’intelligence, n’en est pas moins une œuvre maîtresse. C’est d’ailleurs la première de ce genre, et le seul livre où l’on trouve, sur ce sujet, îles faits précis méthodiquement étudiés.
Alfred Giard et la biologie
Si la science était aussi aimée et pratiquée qu’elle est vantée et admirée de loin, la mort d’Alfred Giard, qui n’a pas été sentie comme elle aurait dû l’être, eût causé en France en émoi très profond. Il était en effet, dans toute la force des termes, à la fois le savant et le maître, celui qui travailla beaucoup moins pour lui que pour la science, celui qui, à l’imitation de Socrate, fait de sa vie, de ses labeurs, de ses discours, un continuel enseignement.
C’est grâce à cette méthode et par ses soins que la France est devenue un des foyers les plus actifs pour l’étude des sciences biologiques. Mais il a fait plus encore, il a introduit une philosophie dans la biologie, il a compris et enseigné que tous les faits de vie sont solidaires les uns des autres, que les animaux, depuis les minuscules jusqu’aux vertébrés, doivent être observés et étudiés dans leur milieu même et considérés, non pas comme des produits isolés de la force créatrice, mais comme liés à un ensemble dont toutes les parties réagissent les unes sur les autres. Fondant en une seule doctrine les idées de Lamarck et celles de Darwin, il admettait également le principe des sélections, naturelle et sexuelle, et l’influence des milieux, presque négligée par Darwin ; mais il donnait la première place à Lamarck, qui, selon lui, avait découvert les facteurs primaires de l’évolution des êtres organisés.
Ce fut le sujet de ses premières et mémorables leçons à la Sorbonne, lorsqu’il montra, au grand scandale des naturalistes attardés, que l’être vivant est en grande partie, pour son développement, à la merci des agents extérieurs, chaleur, climat, lumière, électricité, salure de l’eau, humidité de l’air, etc., etc. A ceux qui en étaient restés aux idées de Cuvier sur l’immutabilité des espèces il montrait facilement qu’elles se modifient, non seulement au cours des âges, mais sous nos yeux mêmes et que pour cela un simple changement d’habitat était suffisant. A la vérité, les modifications spécifiques que l’on constate entre une espèce marine et une espèce fluviale, par exemple, portent sur l’extérieur plus que sur l’intérieur, la composition du plasma sanguin restant dans les deux cas sensiblement la même, mais Giard n’avait point, pour la thèse qu’il défendait, à se préoccuper des phénomènes de constance interne. Ces phénomènes, d’ailleurs, s’ils sont vraiment universels, loin de s’opposer à l’idée d’évolution, lui donnent, comme je l’ai exposé déjà13 une base et une raison d’être.
Au moment des premières leçons de Giard, cette question n’avait pas été soulevée et il s’agissait alors et de libérer la science de quelques principes surannés qui la retenaient sur place et de lui en donner de nouveaux, capables, au contraire, d’assurer sa marche en avant. Constater des faits n’est pas tout, il faut les expliquer, ou du moins montrer quelle est leur corrélation avec les faits voisins. C’est ce qu’il a parfaitement noté lui-même dans un de ses rares écrits, l’exposé de ses titres scientifiques. Il reconnaît la grande importance des faits biologiques, même des plus futiles en apparence, dans leur extrême minutie, mais il veut que ces faits servent à éveiller dans les esprits des idées : et des conceptions scientifiques.
« Pour Giard, a dit un de ses meilleurs disciples, M. Georges Bohn, les recherches de zoologie et d’anatomie ne sont pas seulement un simple emmagasinement de faits nouveaux : elles fournissent la base solide sur laquelle doivent s’édifier les considérations philosophiques, couronnement de la science. » Aussi, Alfred Giard ne refusa-t-il jamais de conclure, différent en cela de tant d’autres savants qui ont collectionné les faits scientifiques à peu près comme les enfants qui emplissent leurs poches, sur la plage, de galets et de coquillages. Et non seulement il voulut donner à ses multiples études une conclusion, mais il la donna aussi hardie, aussi dangereuse que possible. Pendant longtemps, Giard fut persécuté et persiflé, par les gens bien pensants, pour ses opinions philosophiques. L’étude de la création, étude qu’il avait poussée à des limites inconnues, ne lui avait pas montré le créateur. Il faisait, pour parler nettement, profession d’athéisme et de matérialisme. Le monde n’était, pour lui, qui le connaissait bien, qu’un amas de matière, tantôt inerte, tantôt sensible, passant d’un état à l’autre par une suite de modifications lentes, mais sans que l’on vît jamais intervenir ni une volonté extérieure, ni un principe immatériel. Je ne sais même s’il s’inquiéta jamais beaucoup de la question des origines. C’était un positiviste. Il constatait des faits, en tirait de légitimes déductions, mais ne franchissait pas, dans ses raisonnements, les limites de la science. Il n’aimait les hypothèses que très provisoires, et déjà largement autorisées par l’expérience.
Parmi les études originales menées à bien par Alfred Giard, il faut citer celles qui portèrent sur les animaux parasites, c’est-à-dire ceux qui vivent sur un autre animal et à ses dépens. Il y a les parasites internes et les parasites externes ; l’homme ne connaît que trop, par sa propre expérience, ces deux sortes de vilaines bêtes, et même une troisième sorte que l’on peut appeler sous-cutanée, et une quatrième, la trichine, qui est intra-musculaire. Ces différents parasites déterminent chez l’homme des affections plus ou moins graves, quelquefois très bénignes, quelquefois mortelles. Chez les animaux inférieurs, principalement chez les crustacés, l’abondance des parasites produit un phénomène singulier que Giard a appelé la « castration parasitaire ». Par ce terme, il entendait l’ensemble des modifications produites par un parasite, animal ou végétal, sur l’appareil générateur de son hôte et sur les parties de l’organisme en relation indirecte avec cet appareil.
Les modifications, ajoute M. Bohn, à qui j’emprunte ces indications, peuvent aller depuis les simples troubles de la fonction génératrice jusqu’à la stérilité complète. Il arrive même que la castration soit directe, c’est-à-dire que le parasite se substitue plus ou moins à la glande génitale, en lui empruntant et sa forme et sa couleur. Dans ce cas, les caractères sexuels secondaires, c’est-à-dire extérieurs, de l’animal « parasité » se trouvent modifiés, renversés, le mâle prenant l’aspect d’une femelle, et la femelle la tournure d’un mâle. Le crabe mâle, par exemple, verra ses fortes pinces diminuer de taille et sa queue étroite s’élargir pour abriter, non pas des œufs, puisqu’il ne pondra pas, mais les parasites eux-mêmes, agents de cette fantastique transformation. Chez les abeilles andrènes, les femelles en proie à des parasites perdent les brosses de leurs pattes, cessent de récolter le pollen, comme le font leurs sœurs normales, et ne visitent plus les fleurs que pour leur compte personnel. Les oiseaux eux-mêmes seraient parfois victimes d’un commencement de « castration parasitaire », du moins les femelles, qui prennent alors toutes les apparences et tous les instincts d’un mâle. Car, l’instinct propre à chaque sexe se modifie également sous cette curieuse influence, et Giard a vu des crabes mâles manifester pour leurs parasites une véritable tendresse maternelle. L’abeille vulgaire loge souvent près de sa bouche un petit insecte parasite qu’elle nourrit avec le plus grand soin. Flaubert conte dans une de ses lettres qu’un mendiant de Rouen, affligé d’un vers solitaire, traitait cet animal comme un frère siamois, lui parlait, le consultait sur sa nourriture, sa boisson, avait fini par être le véritable esclave de son parasite. Je ne sais si Giard a connu cette anecdote. Peut-être eut-il jugé qu’elle rentre plutôt parmi les phénomènes d’hallucination. On n’attend pas que je puisse, en quelques pages, donner une idée complète de la valeur d’Alfred Giard et de ses travaux très variés. Je m’arrête ici, heureux d’avoir pu porter un témoignage de personnelle admiration en faveur d’un grand savant qui fut aussi le meilleur des maîtres. Je n’oublierai jamais l’accueil chaleureux qu’il voulut bien faire, il y a quelques années, à mes premiers essais de philosophie scientifique14, lesquels devaient beaucoup, d’ailleurs, à sa science et à sa méthode.
La saison des amours
La science, qui s’occupe de tout, s’est occupée de la saison des amours. Avec beaucoup de gravité, elle a confirmé les dires des poètes, qu’on aurait pu croire plus aventureux. C’est maintenant bien établi, par des statistiques, par des mesures, par des enquêtes variées : la saison des amours, c’est le printemps. Cette découverte, qui n’étonnera personne, sera bien accueillie, Les hommes y verront la preuve que la science n’est pas toujours aussi rébarbative que sa réputation.
La question, cependant, est moins frivole qu’elle en a l’air. Il s’agit de savoir si la passion n’obéit pas à des rythmes, tantôt mensuels, tantôt saisonniers, tantôt annuels. On sait que les animaux sauvages ne se recherchent en général qu’une seule fois par an et généralement au printemps. Domestiqués, les animaux ont souvent plusieurs saisons. Enfin, on dit que le chien, au moins dans quelques variétés, est apte à faire l’amour en tout temps. Les oiseaux, en volière obéiraient aussi à des caprices15. De ces faits, on pourrait assez bien conclure qu’il y a un rapport entre la fréquence du rapprochement chez les animaux et la certitude de la nourriture assurée abondamment d’un bout de l’année à l’autre. C’est que la nourriture est, pour les animaux sauvages, la seule, la grande question. Ils ne se déplacent guère que pour aller chercher leur pâture, qu’elle soit de l’herbe, qu’elle soit une proie vivante. Si la nourriture leur manque, ils n’ont pas, comme l’homme, même dans une civilisation très rudimentaire, à attendre de secours de la part de leurs semblables mieux pourvus. Dans l’état d’animalité, il faut se pourvoir soi-même ou mourir, exception faite pour quelques groupes d’animaux sociaux qui récoltent, mangent et épargnent en commun, abeilles, fourmis ou termites.
Prenons un herbivore sauvage. L’hiver venu, le pâturage devient rare, et, dans certaines régions, il disparaît tout à fait. Il y a là une saison de famine qui peut durer plusieurs mois. Est-ce le moment de songer aux amours ? Mais voici le printemps, l’herbe reverdit, à mesure que le froid décroît, et à la disette succède bientôt l’abondance.
Avec l’abondance, la plénitude corporelle revient bientôt. Il ne tarde même pas à se manifester un surcroît de forces, qui demandent à être dépensées. Que faire par les beaux jours, en foulant la prairie que l’on vient de tondre, à moins de rendre à la nature ces forces que l’on a récupérées, grâce à sa générosité ? Le printemps est pour l’animal sauvage la saison idéale des amours, c’est-à-dire la saison nécessaire16. Il n’en est pas de même pour l’homme, surtout pour l’homme civilisé, dont la nourriture est indépendante des saisons. Mais il n’y a pas très longtemps, relativement à son ancienneté sur la terre, que l’homme ne dépend plus des saisons pour manger à sa faim, et il est tout naturel qu’il reste encore, en une certaine mesure, assujetti à de primordiales habitudes physiologiques.
L’homme est très ancien. Il y a même aujourd’hui une tendance parmi les biologistes à le considérer comme un des plus anciens parmi les mammifères supérieurs. Loin qu’il descende des grands singes, orangs, gibbons, chimpanzés, il est à peu près prouvé qu’une telle descendance est manifestement impossible. Le chimpanzé est peut-être un homme dégénéré, ou, si l’on veut, évolué, mais l’homme ne saurait être considéré comme un chimpanzé perfectionné. Extrêmement ancien, l’homme a donc subi profondément, tant qu’il vécut à l’état sauvage ou demi-sauvage, les influences cosmiques, et sa physiologie en reste imprégnée, quoique, grâce à la civilisation, à un bien moindre degré que les autres physiologies animales. Quelques dizaines de siècles de vie sociale n’ont pu effacer des centaines de siècles de vie purement animale ou de vie soumise du moins à tous les rythmes de la nature. C’est pour cela qu’il reste en lui quelques traces de ses primitives amours saisonnières.
Elles sont assez peu apparentes dans nos civilisations européennes, mais il est avéré qu’en beaucoup de régions de l’Afrique, et même de l’Asie, il y a, pour la masse humaine, deux saisons d’amours très marquées, le printemps, d’abord, et ensuite l’automne. Ce sont à ces époques de l’année de véritables ruées animales. Les individus les plus tranquilles semblent saisis alors d’une véritable folie érotique, les hommes allant jusqu’au bout de leurs désirs, femmes et filles se livrant à qui les attaque. Le moment de fureur passé, les mœurs reprennent leur train normal et, chose curieuse, les femmes, qui viennent de se comporter en bacchantes, marquent une grande réserve vis-à-vis des hommes.
La Grèce et Rome ont connu ces orgies saisonnières. Les Rosalia, fête du printemps, dont la trace se conserve dans nos fêtes de Pâques, les bacchanales du mois d’octobre étaient, pour le peuple romain, l’occasion de tous les débordements. Il y avait aussi les Brumalia, fête de l’extrême automne. Reculée d’année en année, elle se fixa à l’époque où nous célébrons la Noël, qui n’en est que la continuation sous un nom nouveau. Au moyen âge, et cela dura, en certains pays, jusqu’au seizième siècle, le caractère érotique des grandes fêtes de printemps et d’automne était très marqué. En plusieurs régions de la France, les fêtes des feux de la Saint-Jean sont toujours liées à des idées d’amour. C’est le moment des fiançailles, et de fiançailles qui sont presque toujours beaucoup plus que des promesses.
Il n’en est pas moins certain que l’homme civilisé échappe de plus en plus à l’antique influence des saisons. Il la subit encore, mais non plus en masse. L’amour se mêle toujours à nos fêtes printanières, mais avec une certaine discrétion. Et puis, si le printemps est la saison traditionnelle des amours, on ne voit pas bien que les trois autres saisons lui cèdent beaucoup sous ce rapport. Cependant, les chaleurs de l’été sont, pour le mâle humain, malgré les apparences et les exceptions, la saison de la moindre aptitude à l’amour physique. Et c’est le contraire pour la femme civilisée sensible, surtout au bord de la mer, aux suggestions de la demi-nudité. Dans les grandes villes, la vraie saison des amours est peut-être l’hiver ; mais les grandes villes ne sont presque plus dans la nature. Ce sont des serres, qui se rient des saisons et donnent en janvier du lilas et des roses. Les vrais lilas et les vraies roses, on les cueille dans les simples jardins qui ne connaissent d’autre chaleur que celle du soleil. Pourquoi ne continuerions-nous pas à céder aux vieux rythmes de la nature ? Pourquoi les cœurs ne fleuriraient-ils pas en même temps que les fleurs ? Nous aurons beau faire, nous ne serons jamais plus sages que la nature. Obéissons-lui avec tranquillité, surtout quand elle nous donne des ordres aussi faciles à suivre.
Apologie du cannibalisme
La science vient de réhabiliter les anthropophages. Elle ne s’est pas mise pour cela disons-le, au point de vue moral. Ses considérants sont d’ordre purement physiologique. On a souvent attribué le cannibalisme au défaut, chez certaines tribus de nourriture animale, par la rareté des bêtes domestiques ou sauvages, On y a vu aussi, soit un geste de vengeance, soit un acte de gourmandise. Aucune de ces suppositions n’est tout à fait inexacte, mais aucune ne donne la cause fondamentale du cannibalisme. Cette coutume (désagréable surtout pour ceux qui sont mangés) a très probablement, comme d’autres usages moins fâcheux, une origine magique.
Manger d’un homme, c’est s’approprier une partie de la force de cet homme, c’est augmenter sa vie en absorbant une vie humaine toute formée. Plusieurs religions anciennes avaient adopté cet usage, en substituant à la manducation de l’homme la manducation de l’animal, totem ou dieu de la tribu. Après avoir été mangé par ses fidèles, auxquels Il avait communiqué quelque chose de sa divinité, le dieu ressuscitait tout naturellement, en attendant le prochain sacrifice annuel la communion symbolique des fidèles de Mithra, celle des disciples de Jésus, deux religions contemporaine ?, n’est point basée sur un autre principe. « La chair et le sang », disent formellement les chrétiens, ou du moins ceux qui ont conservé la vraie tradition primitive. Il est d’ailleurs certain que, par un phénomène assez curieux d’auto-suggestion, la communion eucharistique fortifie singulièrement le moral des croyants et qu’elle va même jusqu’à relever leurs forces corporelles. L’Indien cannibale, en savourant la cervelle de son ennemi vaincu, éprouvait un bien-être analogue. Seulement, explique-t-on maintenant, tout n’était pas illusion dans la satisfaction de l’anthropophage. En effet, la viande humaine qu’il dévorait s’assimilait plus facilement à son organisme humain. Manger de son semblable, c’est absorber une nourriture spécifique et, si l’on peut dire, idéale. On sait d’ailleurs que les sérums agissent avec plus d’efficacité s’ils proviennent d’un animal de la même espèce.
On a fait de régulières expériences avec des grenouilles. A poids égal, et quoique la viande de boucherie soit beaucoup plus nourrissante, la chair de grenouille a, bien mieux que du veau ou du mouton, entretenu et même augmenté le poids des batraciens. M. de Varigny a conté cette histoire avec autant de science que d’esprit, et il conclut que cela réhabilite l’anthropophagie, du moins théoriquement. Je n’ose ajouter que ce genre d’alimentation, similia similibus, conviendrait admirablement aux estomacs fatigués ou délicats, aux tuberculeux qui ont ◀besoin▶ d’assimilations abondantes et rapides, aux petits mangeurs, à tous ceux auxquels un travail sédentaire et appliqué défend les nourritures lourdes et de digestion lente.
Pour avoir des résultats encore plus favorables, il faudrait même tenir compte des races, des variétés. Ainsi les Japonais auraient beaucoup plus d’avantage à se manger entre eux qu’à manger des Russes. J’espère qu’on me dispensera d’exemples plus familiers et aussi qu’on voudra bien ne pas prendre mes conseils tout à fait à la lettre, comme le fit, naguère, une lectrice qui, troublée par l’exposé de la théorie de la mutation brusque, m’écrivait ne pouvoir admettre que le premier homme fût né, en une nuit, ainsi qu’un champignon17. Je l’ai rassurée, tout en réfléchissant sur le langer des métaphores et des analogies.
C’est en se livrant à la méditation des analogies naturelles que Jean-Baptiste Porta, savant napolitain du seizième siècle, avait imaginé une sorte d’anthropophagie symbolique appliquée à la guérison des maladies et à l’hygiène générale18. Le principe de Porta était bien l’anthropophagie, mais comme il ne voulut pas donner à ses contemporains de mauvais conseils, il tourna la difficulté par un procédé ingénu. On se souvient peut-être qu’il y a quelques années Brown-Séquard et Landouzy imaginèrent l’opothérapie. Il y a sans doute encore dans le commerce un sérum destiné à fortifier les fonctions génératrices et qui est fabriqué avec des parties d’organes générateurs. Porta, plus simplement, disait : Mangez des racines d’orchidées, lesquelles ressemblent à des testicules ; vous ne pouvez manquer d’y trouver une agréable révigoration. La nature, qui ne fait rien en vain, n’a point ordonné sans but ce simulacre végétal. Mangez et procréez. Il disait encore guérir les maux de tête en faisant manger des noix, parce que les noix épluchées ont figure de petites cervelles.
Voilà une anthropophagie bien innocente. La manducation même n’était pas toujours nécessaire. La bourrache, l’aster, l’aconit, la pâquerette ressemblent, si l’on veut bien, à des yeux. Donc elles guériront, en infusion, les maux d’yeux. Dans le même cas il est bon de brûler des plumes de paon, lesquelles sont couvertes d’yeux. Il suffira même, pour s’éclaircir la vision, de bien, serrer dans sa main une pierre d’onyx, laquelle est appelée également œil de chat. Un bon et vrai cannibale, pour se fortifier la cervelle, picore la cervelle de sa victime ; on voit quel progrès représente la méthode ingénue de Porta. Celle de M. Brown-Séquard était plus naturaliste. Ajoutons-y celle des grenouilles pour représenter le cannibalisme intégral et continu. Cela nous donnera quatre systèmes, probablement aussi chimériques les uns que les autres.
J’ai exposé consciencieusement les expériences rapportées par M. de Varigny et j’ai feint d’admirer leurs résultats, mais je ne crois guère au principe. Si les grenouilles profitent mieux de la chair de grenouille que de la chair de veau, c’est sans doute question d’habitude. Elles ont plus souvent l’occasion de dépecer une grenouille morte ou blessée que de goûter à la longe de veau ou au gigot de mouton. Or, il n’est plus douteux que l’habitude ne joue son rôle dans les mystères de l’alimentation. Une nourriture coutumière s’assimilera toujours mieux qu’une nourriture insolite, quelles que soient ses qualités. D’autre part, on ne voit pas que les gens qui mangent deux fois par semaine de la cervelle de mouton se fortifient particulièrement les lobes cérébraux. On objectera à cela que le mouton est un animal sans génie. C’est exact, mais, toute réflexion faite, je déconseille l’opothérapie et je déréhabilite l’anthropophagie. Contre la méthode de Porta, au contraire, je n’ai pas de sérieuses objections. Il y a des médications plus dangereuses et moins spirituelles.
Après nouvel examen de la question, M. de Varigny se rangera peut-être à mon avis. Et puis a-t-il songé aux affreuses conséquences de son apologie inconsidérée ? Que dirait le juge des brousses et des lianes du Congo à l’indigène surpris à faire rôtir un blanc, et qui, tirant de son pagne l’article de M. de Varigny, répondrait : « Je me conforme aux dernières découvertes de la science. » Oui, je le demande, quelle tête ferait l’honorable magistrat ?
La fin du transformisme ?
M. Félix Le Dantec, dont l’œuvre scientifique est si hautement appréciée, termine par ces mots une étude qu’il vient de publier sur l’Intelligence et les Instincts : « C’est pour moi une grande douleur de voir méconnaître le transformisme au moment où je croyais qu’il avait conquis le monde. » Ce sentiment fait beaucoup d’honneur à M. Le Dantec, dont il montre la sincérité et l’ardeur scientifique. M. Le Dantec n’est pas de ceux qui se servent de la science comme d’une échelle pour grimper aux honneurs et aux postes fructueux. Et loin de s’en servir, il la sert, au contraire, avec une passion désintéressée. Sachant tout cela, ce n’est pas sans émotion que j’ai lu la phrase que je viens de citer. Le savant voit, non pas méconnues, mais écartées du moins pour un temps, les théories sur lesquelles il avait basé tous ses travaux et auxquelles il pensait avoir assuré une fermeté nouvelle. Au moment où il croyait n’avoir plus qu’à donner la dernière main à son œuvre, il lui faut rentrer dans la lutte, dans les contradictions, peut-être dans la polémique. Lamarck, en de pareilles circonstances, se laissa écraser par Cuvier, en silence et doutant peut-être de lui-même. M. Le Dantec ne fera pas comme son maître. Il est plus combatif. Il défendra ses opinions jusqu’au bout. Aussi bien la situation n’est pas la même : De Vries, dont se réclament les mutationnistes, n’est pas Cuvier, et les transformistes sont encore très puissants et très nombreux, quoi qu’ils commencent à se faire rares dans les nouvelles générations scientifiques.
Le transformisme, rappelons-le, est la doctrine qui fait descendre les espèces animales les unes des autres, par une suite de transformations continues, imperceptibles une à une : dans ce système, le monde animal peut être comparé à un immense édifice lentement construit et dont l’homme est le Couronnement ; les espèces disparues en étaient les échafaudages. Le mutationnisme, d’apparence moins philosophique, fait une plus grande place au hasard. Selon cette hypothèse, les espèces animales ou végétales sont nées par mutation brusque : le monde est alors une forêt ou un jardin où plantes et champignons poussent à l’improviste en une nuit, en quelques jours. Cela satisfait moins que le premier système la raison raisonnante, mais cela ne la choque pas à l’excès, quoi que dise M. Le Dantec, car le hasard obéit, lui aussi, à la logique. Quelles que soient les surprises que nous ménage la nature, elles ne peuvent être incohérentes. Tout phénomène a ses raisons, visibles ou secrètes.
Mais ces considérations ne sont pas, je le sais, des arguments scientifiques. Il en est d’autres. Le principal est que si le transformisme se démontre avec une extrême facilité pour ce qui regarde les espèces disparues et les temps antédiluviens ou paléontologiques, il échoue complètement quand il s’agit des espèces vivantes. Il est impossible de déduire l’homme, et ses frères ou cousins, les primates, des mammifères que la classification place immédiatement avant lui. On connaît la vieille explication de notre appendice, qui ne serait que le témoin d’un organe intestinal complet et utile chez les ruminants, atrophié et inutile chez l’homme. C’est une plaisanterie indigne, à laquelle l’ostéologie s’oppose absolument19. Tous les zoologistes savent que ce qui se perd ne se récupère jamais. Il est donc impossible que les dix doigts des sauriens, des batraciens et des plus anciens mammifères, s’étant perdus dans les fissipèdes et les solipèdes (bœufs, cerfs, chevaux, etc.), se retrouvent miraculeusement dans l’homme. Il suffit au ◀besoin▶ de quelques promenades à la galerie ostéologique du Muséum pour se guérir de ces idées malsaines. L’homme, dont les dix doigts affirment péremptoirement l’antiquité extrême, est un primate monstrueux né, par mutation brusque, du milieu des autres, primates. M. Bohn, dans la Naissance de l’intelligence, a fort bien résumé ; sans d’ailleurs en prendre la responsabilité, l’opinion des mutationnistes à ce sujet :
« Une dernière révolution psychique, dont l’importance n’est pas niable, est celle qui est marquée par l’apparition de l’homme à la surface de la terre. Cette apparition est entourée de bien des mystères. Je n’ai pas la prétention de résoudre un problème dont se sont emparées les passions humaines. Voici simplement une des opinions récentes : la Terre était peuplée, d’une multitude de mammifères quand l’homme est apparu, par mutation brusque, avec un cerveau hypertrophié, sorte de monstre dont la pensée allait dominer l’animalité. Nous voilà loin de l’opinion répandue par les vulgarisateurs du darwinisme : l’homme descend du singe. La science actuelle a prouvé que c’était là une erreur scientifique, et voilà qu’on va jusqu’à dire que les singes sont des hommes animalisés. »
Ajoutons la phrase suivante :
« Il y a un hiatus entre l’intelligence des animaux et l’intelligence humaine ; je ne crois pas que nous soyons prêts à combler cet hiatus. »
Voilà ce qui, dans le livre de M. G. Bohn, a causé la grande douleur de M. Le Dantec, qui a protesté, et, je le reconnais très volontiers, en termes magnifiquement indignés. Il avait cependant prévu, dans son livre sur la Crise du Transformisme, la possibilité d’une telle explication de l’origine du cerveau humain, mais, ce qui l’étonne au plus haut point, c’est que M. Bohn, tout en citant, non sans complaisance, cette opinion subversive, se réclame néanmoins, pour tout le reste, de Lamarck, comme M. Le Dantec lui-même. Est-ce donc que M. Le Dantec considérerait la Philosophie zoologique de Lamarck telle qu’une nouvelle Bible ? Sans doute, Lamarck a créé la biologie, le mot et la chose, mais il n’a pas résolu toutes les questions ; il a posé des principes plutôt que donné des solutions précises, et il avait trop d’esprit philosophique pour prétendre que ces principes fussent intangibles.
Le transformisme, théorie de la modification continue des formes, explique beaucoup de choses ; mais il échoue devant les grandes révolutions zoologiques et il faut bien tenter des efforts dans de nouvelles directions. Si le cerveau de l’homme, peut-on dire encore, était le produit logique d’une évolution lente, pourquoi d’autres espèces animales, plus anciennes que l’homme, selon les transformistes, n’auraient-elle a pas, elles aussi, acquis un cerveau analogue ? On essaie de montrer que certains cerveaux d’animaux supérieurs sont voisins comme qualité de certains cerveaux humains inférieurs, et l’on arrive ainsi à quelques résultats d’apparence. D’apparence seulement : l’hiatus ne se comble jamais. L’animal le plus intelligent reste un animal, et l’homme le plus primitif invente le feu, la flèche, le canot. Le feu ! Si un animal inventait le feu, il trouverait tout le reste. Jamais le grand singe qui, dans les nuits froides d’Afrique, approche des feux laissés par les indigènes, n’eut l’idée d’y pousser un morceau de bois20. Mais la mutation, qui a donné l’homme, peut donner un homme nouveau.
Nous ne sommes les maîtres du monde que parce que nous sommes les seuls maîtres possibles. L’homme est un hasard, à la merci d’un autre hasard. Mais il a une belle avance. Que M. Le Dantec se console en songeant que les théories ne changent rien aux faits. Quelle que soit l’origine du cerveau humain, servons-nous-en de notre mieux pour apprendre et pour comprendre.
Le génie de Lamarck
Élu membre de l’Académie des sciences vers la fin de l’année 1808, François Arago fut présenté à l’empereur par la délégation coutumière à laquelle s’étaient joints plusieurs académiciens qui désiraient lui offrir leurs dernières publications. Parmi ceux-ci était Lamarck.
« Ce n’était pas, dit Arago, qui raconte cette anecdote dans son Histoire de ma jeunesse, un nouveau venu ; c’était un naturaliste connu par de belles et importantes découvertes, c’était M. Lamarck, enfin. Le vieillard présenté un livre à Napoléon : Qu’est-ce que cela ? dit celui-ci. C’est votre absurde météorologie, c’est cet ouvrage dans lequel vous faites concurrence à Mathieu Laensberg, cet annuaire qui déshonore vos vieux jours ; faites de l’histoire naturelle et je recevrai vos productions avec plaisir. Ce volume, je ne le prends que par considération pour vos cheveux blancs. Tenez ! Et il passe le livre à un aide de camp. Le pauvre M. Lamarck qui, à la fin de chacune des paroles brusques et offensantes de l’empereur, essayait inutilement de dire : C’est un livre d’histoire naturelle que je vous présentent la faiblesse de fondre en larmes. »
L’ouvrage que Napoléon traitait avec ce dédain était la Philosophie zoologique, c’est-à-dire le livre même dont le Muséum d’histoire naturelle vient de fêter le centenaire en inaugurant un monument à la gloire du fondateur de la biologie.
Tout le monde connaît le titre de l’ouvrage capital de Buffon : les Epoques de la Nature. Lamarck vint et supprima cette idée d’époques, de cataclysmes, de déluges, pour la remplacer par l’idée de continuité des actions naturelles. Rien de soudain. Une espèce est la suite d’une autre espèce, comme un terrain géologique est la suite d’un autre terrain. Rien ne se crée, tout se transforme. Quelques philosophes avaient entrevu cette notion, mais il restait à la faire sortir des hypothèses, à la formuler scientifiquement, à lui assigner une base et des en lises. Ce fut l’œuvre de Lamarck. Il ne faut, cependant, chercher dans la Philosophie zoologique ni la précision minutieuse de Darwin, ni l’audacieuse affirmation de Haeckel. Le génie de Lamarck, encore que nourri de faits scientifiques et des plus variés, est surtout intuitif. Il sait beaucoup, mais il devine encore plus. Il voit et en même temps il prévoit. Le titre de son livre n’est point pris au hasard : Lamarck n’a fait et n’a voulu faire qu’une philosophie de la nature. Son idée maîtresse est celle de l’adaptation qui consiste pour lui, comme l’a bien compris Haeckel, dans une relation entre la modification lente et constante du monde extérieur et un changement correspondant dans les activités et, par suite, dans les formes des organismes. De là l’importance donnée aux habitudes et au défaut d’exercice des organes. Le milieu nécessite des activités, et ces activités créent, renforcent ou détruisent les organes qui leur sont nécessaires ou inutiles. Pour arriver avec ce principe à la transformation des espèces anciennes en espèces nouvelles, il faut encore admettre un facteur d’une importance énorme, l’hérédité des caractères acquis. Il ne suffit pas, en effet, qu’un individu acquière les rudiments d’une activité nouvelle, il est nécessaire qu’il les puisse transmettre par la génération à ses descendants. Le milieu crée le ◀besoin▶, le ◀besoin▶ crée l’organe et l’hérédité le consolide.
La théorie est très belle et très logique, mais que vaut-elle dans la réalité ? Il est difficile de le dire exactement, car l’on trouverait sans doute autant de faits pour l’appuyer que pour la contredire. Elle est d’ailleurs très difficile à vérifier. Qui peut dire que c’est le milieu marécageux qui a créé la membrane des palmipèdes ? Cela semble logique, mais ceci ne sera jamais qu’une vue de l’esprit. On voit des hyménoptères, de la famille des guêpes, se livrer, selon leurs espèces et avec les mêmes organes, les uns à la chasse, les autres à la récolte du miel, les autres au creusement du bois ou de la terre dure. En aucun cas, le milieu ni le ◀besoin▶ n’ont créé d’organes. Le scarabée bousier malaxe et roule sa boule avec les mêmes pattes dont ne font rien ou un tout autre usage tels de ses congénères chasseurs ou simplement flâneurs. La nature est pleine de contradictions. Ni le ◀besoin▶, peut-être, ne crée l’organe, ni l’organe ne crée le ◀besoin▶. Il y a autre chose. Le maître des animaux et le maître de l’homme n’est pas extérieur, mais intérieur. C’est le système nerveux, c’est le cerveau21. Là est probablement le principe de toute transformation importante. L’adaptation ne vient qu’après et n’est qu’un résultat ; et non une cause de modification.
L’idée de mutation brusque devait nécessairement être tout à fait étrangère à Lamarck. Il ne faut pas cependant la considérer comme incompatible avec ses théories. La mutation peut en effet se considérer comme l’explosion de modifications virtuelles ou d’aptitudes latentes, lentement accumulées. Il semble bien que beaucoup des espèces nouvelles créées par l’homme, animales ou végétales, soient nées par mutation. Cela n’infirme pas la théorie, mais seulement le mécanisme du transformisme. Plusieurs mutationnistes l’ont bien compris et sont demeurés lamarckiens.
Veut-on maintenant un résumé synthétique des idées de Lamarck ? On peut le demander à Lamarck lui-même. Ecoutons-le :
« Les divisions systématiques, classes, ordres, familles, genres et espèces, ainsi que leurs dénominations, sont une œuvre purement artificielle de l’homme. Les espèces ne sont pas toutes contemporaines ; elles sont descendues les unes des autres et ne possèdent qu’une fixité relative et temporaire ; les variétés engendrent des espèces. La diversité des conditions de la vie influe, en les modifiant, sur l’organisation la forme générale, les organes de l’animal ; on en peut dire autant de l’usage ou du défaut d’usage des organes, tout d’abord des animaux et les plantes les plus simples ont été produits, puis les êtres doués d’une organisation plus complexe. L’évolution géologique du globe et son peuplement organique ont eu lieu d’une manière continue et n’ont pas été interrompue par des révolutions violentes. La vie n’est qu’un phénomène physique. Tous les phénomènes vitaux sont dus à des causes mécaniques, soit physiques soit chimiques, ayant leur raison d’être dans la constitution de la matière organique. Les animaux et les plantes les plus rudimentaires, placés eu plus bas degré de l’échelle organique, sont nés et unissent encore aujourd’hui par génération spontanée. Tous les corps vivants ou organismes de la nature sont soumis aux mêmes lois que les corps privés de vie ou organiques. Les idées et les autres manifestations de l’esprit sont de simples phénomènes de mouvement qui se produisent dans le système nerveux central. »
J’ai tenu à transcrire ici cette page admirable qui est comme le programme de toute philosophie scientifique. L’homme qui l’écrivit en 1809 peut être considéré comme un des grands libérateurs de la pensée. Lamarck nous donne encore cette leçon que, s’il n’y a pas de philosophie sans base scientifique, il n’y a pas non plus de science sans philosophie. Considérons avec émotion et avec reconnaissance le nom et l’œuvre de Jean-Baptiste de Monet de Lamarck, né en 1744 en Picardie et mort à Paris en 1829, après avoir vécu, travaillé et souffert pour la science et pour la liberté de la pensée.
III — Religion et sociologie
Histoire des religions
Il n’existait pas encore, du moins en langue française, d’histoire générale des religions. L’ouvrage, connu sous ce titre, de M. Chantepie de La Saussaie, est en effet fallacieux. Il comprend toutes les religions, sauf celle-là même qui nous intéresse. Protestant et respectueux, l’auteur a décidé que le christianisme n’est pas une religion ordinaire. Les autres sont fausses et le christianisme est véritable ; les autres sont naturelles et le christianisme est surnaturel. Jupiter descendant de l’Olympe et y remontant, fable ridicule ! Le fils de Jehovah descendant du ciel et y remontant à son tour, miracle, vérité éternelle ! Des esprits ainsi faits sont mal qualifiés, il me semble, pour rédiger une histoire, même partielle, des religions. Quant à la prétention de considérer à part le christianisme, elle est absolument antiscientifique.
Le christianisme est une religion comme les autres, ni plus neuve, ni plus usée. Elle ne contient aucun dogme, aucun rite, qui ne se retrouve, avec un esprit analogue ou différent, dans une autre religion plus ancienne ou contemporaine. Si elle a triomphé, cela ne tient nullement à sa supériorité philosophique ou morale. Les causes de son succès furent toutes politiques. Constantin hésita longtemps entre Mithra, dieu alors fort populaire, et Jésus, pas encore universellement estimé. Renan l’avait déjà très bien vu : il s’en fallut de peu que le monde ne devînt mithriaque ou mithraïste, au lieu de devenir chrétien. Les deux religions se ressemblaient d’ailleurs beaucoup. Tertullien en était si troublé qu’il attribuait cela aux artifices du diable. Le mithraïsme, en effet, comportait le baptême, la communion, les jeûnes ; Mithra était, comme Jésus, le médiateur entre Dieu et les hommes, dont il assurait le salut par un sacrifice ; Tertullien appelle sacrements différents rites d’initiation mithriaque, parmi lesquels le scandalisait surtout le rite de la consécration du pain et du vin. Les mithriaques avaient une morale impérative, identique à la morale chrétienne, et ils croyaient à la vie future, au paradis. Les deux religions ont donc une source commune, mais qui n’est pas connue d’une façon précise. Elles se rattachent à une des vieilles religions de l’Asie dont les caractères essentiels étaient le sacrifice et la communion. On peut aussi faire remarquer que les religions anciennes ou primitives, autant que nous les connaissons, comportent presque toujours le sacrifice du dieu, sa mise à mort et le repas de communion des fidèles avec le corps divin représenté symboliquement ou même réellement, si le dieu de la tribu est un animal. Les rites du sacrifice et de la communion, bases mêmes du christianisme, ont donc une filiation très certaine. Quant à l’origine même de cette pratique, il faut la chercher dans la magie. En mangeant d’un animal, d’un héros ou d’un dieu, on s’approprie les qualités de la victime.
Mais je m’aperçois que je suis entré dans le vif du sujet sans nommer l’ouvrage même qui est en cause. Il s’agit d’un gros petit livre de M. Salomon Reinach, intitulé : Orpheus, histoire générale des religions22. Ce livre est gros, parce qu’il comporte, en plus de six cents pages, une matière énorme, et il est petit parce qu’il a été imprimé en petit format, sur du papier extrêmement mince, celui-là même dont les Anglais se servent pour ces « Bibles de poche », dont ils inondent le monde, qui n’en veut plus. Aussi bien peut-on considérer le livre de M. Reinach comme une petite bible qui, mieux que l’autre, nous conte l’origine et la destinée de la pensée religieuse. Il l’a intitulé Orpheus, parce qu’Orphée était, chez les Grecs, non seulement le chantre suprême, le musicien de toutes les harmonies, mais aussi, et par excellence, le théologien, l’interprète de la pensée des dieux. C’est encore ainsi que le comprenaient les premiers écrivains chrétiens qui le croyaient élève de Moïse. Orphée charmant les animaux au son de sa lyre est la seule figuration mythologique que l’on rencontre parmi les peintures des catacombes. Abrité sous ce beau nom, encore vénéré par les poètes et familier aux musiciens, M. S. Reinach a écrit un ouvrage très solide et très hardi. Il y a fait preuve à la fois d’une érudition vaste et précise et d’une liberté d’esprit absolue. Il y a aussi du Voltaire dans M. Reinach, et il s’est laissé aller assez souvent à la cruauté d’une ironie qui ne s’exerce pas sans motif. C’est peut-être le seul ton sur lequel il soit possible de parler des religions, surtout des religions modernes, bien connues historiquement.
Cependant, on peut craindre que ce ton n’éveille des idées de polémique et ne semble donner à telle religion une valeur excessive. Sans doute, M. Reinach a incorporé le christianisme parmi les religions qui dominent encore le monde. Cependant, il n’a pu échapper à une certaine partialité, puisqu’il m’a concédé près de la moitié de son ouvrage. C’est excessif, parce que l’importance du christianisme est en partie illusoire, parce que, au contraire de l’Islamisme, il n’a presque pas eu d’influence sur les mœurs, que son histoire se confond très souvent avec l’histoire politique et que l’évolution de la pensée humaine s’est faite malgré lui, contre lui, et que si la religion fut toujours pour le peuple un paganisme, le paganisme fut presque toujours, en Europe, la religion des esprits supérieurs. Pourquoi surtout mener ce tableau du christianisme jusqu’à l’affaire Dreyfus, qui ne fut pas uniquement confessionnelle ? Et puis, M. S. Reinach a trop étudié le christianisme dans les livres, et surtout dans les livres d’histoire. Faisant du folklore un usage même excessif pour clarifier l’origine des religions, pourquoi n’en suit-il pas l’influence dans le développement des pratiques et même des dogmes ? L’Immaculée Conception a un peu plus d’importance dans l’histoire des croyances religieuses qu’une erreur judiciaire, plus à sa place dans l’histoire politique ou dans les procès célèbres.
Tel qu’il est, ce manuel, dont le succès a été très grand, mérite l’attention et même, jusqu’à un certain point, l’admiration. Le judaïsme y est traité avec soin et le chapitre des origines du christianisme est, dans son raccourci, un modèle de netteté et de précision.
Sur l’origine générale des religions, tout le monde ne sera pas d’accord avec l’auteur. La religion n’est-elle vraiment qu’un ensemble de scrupules, c’est-à-dire de tabous ? N’y a-t-il point autre chose, soit antérieur, soit contemporain ? Même si on ajoute l’animisme, cela donne-t-il toute la religion ? Le primus in orbe deos fecit timor peut se rattacher à l’animisme, mais il ne faut pas le négliger. La terreur religieuse n’est pas un vain mot : le tonnerre jette le chien dans les jambes de son maître, et le chien n’a pas d’imagination. L’homme eut toujours de l’imagination et il a construit ses religions comme ses contes de revenants. Religions et contes fantastiques, c’est du délire systématisé. L’origine des religions est dans l’imagination de l’homme, c’est-à-dire dans sa sensibilité, dans son soubresaut à l’orage qui éclate, à la foudre qui tombe, chocs qui se continuent et s’amplifient en délires logiques. En somme, je donnerais aux religions une origine parement biologique. C’est dans la physiologie humaine qu’il faut chercher la naissance du fait religieux. Ensuite seulement, on arriverait aux explications intellectuelles, parmi lesquelles le tabou semble, en effet, tenir une grande place. Mais le tabou ne se comprend que comme conséquence d’un état d’esprit déjà religieux. Il ne peut être primordial.
Les religions, au moment où nous croyons les saisir sous leurs formes les plus rudimentaires, sont déjà d’une antiquité immémoriale. Il en est de même pour le langage, sans lequel on ne conçoit pas l’homme, pas plus que l’on ne conçoit l’oiseau sans ailes. L’aptérix n’est pas un oiseau. Alors, origine des religions est une expression un peu ambitieuse. Bien plus, les religions les plus anciennes historiquement nous apparaissent toutes formées, aussi compliquées, même, que le catholicisme d’aujourd’hui. Si loin que l’on remonte, on trouve l’homme d’aujourd’hui, la religion d’aujourd’hui, l’art d’aujourd’hui sous toutes ses complications. Quant à la préhistoire, elle n’apporte rien qui puisse signaler bien clairement l’état des religions à ces époques. On conjecture, on transporte aux temps magdaléens l’état d’esprit australien ou polynésien ou amérindien. Ce n’est qu’une méthode. Il n’est pas certain qu’elle soit bonne. Le grand schéma semble plutôt être un éventail qu’une corde à nœuds. Nous ne sommes plus aux temps naïfs du darwinisme où l’on écrivait sérieusement : « Nous possédons aussi, au coin interne de l’œil, un petit repli rose qui n’est autre qu’un restant de la troisième paupière des oiseaux23. » Peut-être que d’arguer du tabou et du totem pour expliquer nos religions blanches, c’est faire état du petit repli rose.
Les plus anciennes religions que nous connaissions sont les religions égyptiennes. Or, M. Reinach résume ainsi le premier paragraphe de ce chapitre : « Complexité des phénomènes religieux en Egypte. « Et c’est bien cela. Aux origines historiques, nous trouvons toujours, non la simplicité, mais la complexité. Et c’est tout à fait d’accord avec la nouvelle philosophie qui s’élabore. Au commencement, dit le darwinisme, était la simplicité, « le complexe dérive du simple24 ». Je propose le thème contraire : « La nature marche vers la simplification. Le plus complexe est toujours le plus ancien, et le plus simple le plus récent. » Ce principe, sans doute, ne peut être pris au sens absolu, il se heurterait à des contradictions, très apparentes sinon très réelles ; mais il aurait toujours sur le précédent la supériorité de ne pas se heurter au bon sens. En tout cas, la complexité doit être conçue comme une limite, et cette limite semble, dans beaucoup d’ordres, avoir été atteinte en des temps très anciens.
Dans l’ordre religieux ou métaphysique, la dépression est régulière : pluralisme, dualisme, monisme. Les conceptions de l’esprit humain tendent donc à la simplicité25 et cela est visible dans toutes les religions qui évoluent. Aujourd’hui même, le catholicisme, sous l’influence de la théologie protestante et surtout de la philosophie scientifique, est en train de préparer le rejet du miracle et des saints, pour ne conserver que le grand miracle d’une religion révélée et le culte d’un dieu incarné26. Cela ne vaudra pas notre religion, plus belle pour les amateurs, parce que ce qu’ils goûtent le plus dans le phénomène religieux, c’est sa complexité, ses bourgeonnements infinis, mais cela concordera avec les exigences simplificatrices qui tourmentent en ce moment l’humanité (pacifisme universel, langue internationale, collectivisme, etc.).
Un essai sur l’origine des religions ne peut être qu’un essai de philosophie. Celui de M. S. Reinach a une valeur que je n’entends certes pas abolir en lui opposant quelques objections. Nulle opinion n’est jamais tout à fait victorieuse, même quand elle peut mettre en bataille des armées de faits. Du moins les faits sont un solide point d’appui. J’ai déjà signalé les chapitres de l’Orpheus qui seront le moins contestés par les esprits libres. Ce sont également ceux qui le seront le plus par les fidèles et ces si nombreux demi-fidèles qui ont pu se libérer de la lettre, mais non de l’esprit du christianisme en son ensemble ce livre, agréable à lire à cause de sa clarté, est d’une bonne science et presque toujours d’une tenue parfaite. Point de pédantisme. Un récit ou des exposés que d’abondantes bibliographies authentiquent. Pas plus que des religions enfin, l’auteur n’est dupe des philosophies. Il a très bien vu, par exemple, ce qu’il y a de captieux dans celle de Comte, devenue d’ailleurs le manuel de tout réactionnaire un peu sérieux, car il y a le réactionnaire conscient comme il y a le prolétaire conscient, deux bêtes également apocalyptiques. Il a aussi le bon goût de ne pas nier le rôle provisoirement civilisateur de certaines religions, et, faisant la part du fanatisme, de faire aussi celui du bienfait religieux. Mais cette ère s’achève, si elle n’est déjà révolue. Il s’agit maintenant de regarder en face et sans peur la face de la Gorgone. Quand on n’en a pas peur, c’est elle qui se pétrifie. A plus d’un timide, d’ailleurs, la tête d’Orpheus servira de bouclier.
Les castes de l’Inde
On parle beaucoup, depuis quelques années, dans les milieux politiques, et surtout socialistes, des classes, de la lutte des classes. A entendre certains théoriciens, il y aurait en Europe et dans les pays de civilisation européenne deux classes : celle des non-possédants, ouvriers, commis, travailleurs de toutes sortes ; celle des possédants, propriétaires, rentiers, industriels ou commerçants. En fait et à un moment donné, c’est exact. Les deux classes existent, dressées, aujourd’hui comme hier, en face l’une de l’autre. Mais d’hier à aujourd’hui, leur composition a varié dans une petite mesure : tel qui était employé est devenu patron ; tel qui était ouvrier est devenu entrepreneur ; tel qui était valet de ferme est devenu fermier. Et réciproquement, il y a eu des déchéances.
Sans doute, ces mouvements, considérés dans l’ensemble d’un pays, sont minimes ; ils sont suffisants pour démontrer que les classes ne sont pas étanches ; ils le sont aussi pour permettre de différencier sûrement, et à première vue, la classe de la caste.
Ces réflexions préliminaires me sont inspirées par un très intéressant ouvrage que M. Bouglé vient de publier sur le Régime des castes 27. Ce mot, invinciblement, nous conduit dans L’Inde. Les castes n’ont atteint que parmi les populations de l’Hindoustan leur développement complet, mais on en trouve des traces dans quelques autres civilisations, anciennes ou modernes.
En quoi consiste la caste ? Quels sont les éléments essentiels qui la déterminent ? Voici d’abord l’idée de métier héréditaire : Dans la corporation des bouchers, tous les bouchers doivent être fils de boucher. Bien plus, le fils d’un boucher n’a pas même l’idée qu’il puisse exercer une autre profession que la profession paternelle. Tous les métiers lui sont fermés, hormis un seul, et il l’accepte comme il accepte son nom, comme il accepte sa constitution physique et morale. Dans le régime de la caste, on naît boucher, forgeron ou prêtre, comme on naît brun ou blond, pacifique ou querelleur, agile ou boiteux. Il y a encore quelque chose de plus ; c’est que l’héritier d’un métier soit fier d’exercer ce métier, même si ce métier est parmi les moins nobles. Pour lui, tout membre d’une autre caste, d’une autre corporation, sera un être impur, lui fera éprouver un sentiment de répugnance physique. On ne se marie qu’à l’intérieur de sa caste. Enfin il y a entre les castes une hiérarchie parfaitement établie. Les unes ont tels privilèges ; les autres ont d’autres privilèges. Les dernières n’en ont plus aucun. La justice traite différemment chaque caste ; elles sont inégales devant l’impôt. M. Bouglé résume par ces trois mots les trois tendances que l’on découvre dans les castes : répulsion, hiérarchie, spécialisation héréditaire. Je crois qu’il est sage aussi d’insister sur un point que l’orientaliste Senart a bien mis en lumière, d’après les observations mêmes des administrateurs anglais. Au point de vue social et politique, la caste, c’est la division, l’envie, la haine, la jalousie, la défiance entre voisins. Le régime indéracinable des castes rend la bonne administration de l’Inde un problème presque insoluble. Il est déjà difficile de gouverner un pays où il y a deux classes antagonistes ; que faire en un pays où les seuls paysans se divisent en quarante castes ennemies les unes des autres, ennemies jusqu’au mépris, jusqu’au vomissement, ennemies au point de mourir de faim plutôt que d’accepter une poignée de riz préparé par des membres d’une autre caste !
La spécialisation des métiers, leur division à l’extrême, est poussée dans l’Inde à un degré qui confine à la folie. Rien, dans nos civilisations pourtant si compliquées, ne peut en donner une idée. Ainsi il y a quatorze castes de pêcheurs qui se reconnaissent à la forme de leurs instruments, à la sorte de poissons qu’ils pêchent. Supposons que le pêcheur de goujons n’ait pas le droit de pêcher des ablettes, ou que le pêcheur à la ligne dormante ne puisse jamais se servir de la ligne volante. Il y a une caste de potiers qui travaille debout, fabrique de grands vases ; il y en a une autre qui n’en fait que de petits, mais qui travaille assise. Le coolie qui porte les fardeaux sur sa tête refuse de charger sur ses épaules. On sait qu’un Européen, dans l’Inde, doit se munir au moins d’une douzaine de domestiques. Celui qui a le droit de toucher la laine brossera votre vêtement de drap ; celui qui ne saurait toucher que les produits végétaux brossera votre vêtement de toile, et il en faut encore un autre pour les chaussures de cuir. On devine un principe dans ces menus faits, et un principe qui pourrait peut-être faire comprendre l’origine des castes : un homme ne doit remplir qu’une seule fonction, exécuter qu’un même travail ; il doit faire toujours la même chose, afin de permettre à ses frères de faire, eux aussi, toujours la même chose. Il y a une règle analogue en Chine, où il est convenu que le seul travail que puisse exécuter un animal ou une machine est celui qui est impossible à l’homme. La densité de la population a dû faire édicter de telles lois, écrites ou de pure coutume. Avec ce système, chacun vit très mal, très petitement, mais chacun vit. En bornant l’activité des plus forts, on arrive à faire subsister les faibles. C’est assurément le plus mauvais moyen que l’on puisse employer, mais c’est un moyen, le seul peut-être qui fût à la portée d’une civilisation élémentaire28.
Aux deux extrémités de l’échelle des castes dans l’Inde, il y a les parias, en bas, et les brahmanes, en haut. Un voyageur, du dix-huitième siècle, qui fait encore autorité en ces matières, l’abbé Dubois décrit ainsi la condition du paria : « Il ne leur est pas permis de cultiver la terre pour leur propre compte. Obligés de se louer aux autres tribus, leurs maîtres peuvent les battre quand ils le veulent sans qu’ils puissent demander de réparation. Les aliments dont ils font leur nourriture sont de qualité repoussante ; ils disputent les débris aux chiens. » Il y a des régions où on ne leur permet même pas de se construire des huttes. Ceux de la caste de Naïr ont, s’ils les rencontrent sur leur chemin, le droit de les tuer. Ainsi, ils sont au-dessous des bêtes, car on connaît le respect des Hindous pour la vie des animaux.
Les brahmanes, au contraire, s’avancent dans la vie comme des rois heureux et incontestés. Tout, leur appartient. On voit de pauvres gens vendre leurs femmes et leurs enfants pour leur faire les présents qu’ils exigent ; et les pauvres gens trouvent cela tout naturel. Les brahmanes vivent aux dépens des autres castes. Ils ne donnent jamais rien et ils reçoivent de toutes mains. Ils paraissent beaucoup plus nombreux qu’ils ne le sont, parce qu’ils passent tout leur temps à se promener pendant que les autres travaillent. « Les villages ne semblent peuplés que de brahmanes », dit Victor Jacquemont ; c’est qu’ils restent à la maison et que les autres sont aux champs. Les brahmanes ne paient jamais rien, ni leur nourriture, ni leurs plaisirs ; leur égoïsme est extrême. Ils vivent avec la conviction que tout leur est dû, et cette conviction est parfaitement légitime, puisque les droits que leur assure leur état sont, d’un bout à l’autre du pays, absolument incontestés.
« Entre ces deux degrés extrêmes, dit M. Bouglé, la multitude des castes s’étage, chacune très occupée à tenir son rang et à ne pas laisser usurper ses prérogatives. » Ainsi, lors du dernier recensement, ce fut toute une affaire pour les employés anglais d’inscrire les castes à leur rang exact. Pour déterminer ce rang, il faut naturellement s’en rapporter aux Hindous eux-mêmes. Il s’agit en effet de tenir compte de la pureté du sang, de la fidélité au métier traditionnel, de l’abstention des aliments interdits. Il y a aussi un autre point à considérer : les relations de la caste avec les brahmanes. Selon l’empressement ou l’hésitation que marquent les brahmanes à accepter des présents ou des aliments offerts par une caste, cette caste a un rang plus ou moins haut. On range très bas la caste que les brahmanes repoussent, même chargés des dons les plus tentants. Là encore ce sont les brahmanes qui font la loi. En bien des cas, cependant, la hiérarchie reste incertaine. La place d’une caste varie suivant les régions.
Ajoutons qu’il n’y a aucun rapport entre la richesse d’une caste et le degré d’honneur qu’on lui accorde. Des castes pauvres sont placées dans la hiérarchie bien au-dessus de telle caste riche. On voit ainsi des artisans demeurer socialement bien supérieurs aux riches marchands pour lesquels ils travaillent. Ces artisans ont même le droit de manifester leur mépris pour ces marchands et ils en usent. « L’administration française, soucieuse de l’égalité, m’a raconté un ancien magistrat du Pondichéry, avait promu chef de chantier un paria assez intelligent. Il ne put jamais se faire obéir et d’ailleurs il se montrait des plus humbles vis-à-vis des ouvriers appartenant à des castes supérieures ; il avait l’air de leur demander pardon. On dut transiger avec l’esprit hindou et composer avec les mœurs de ce singulier pays. »
Les Européens inspirent à tous les Hindous un dégoût profond, non pas tant un dégoût moral qu’un dégoût physique. Tel brahmane instruit, tel pandit, qui aura du plaisir à s’entretenir avec un savant d’Europe, s’empressera, l’entretien fini, d’aller se laver des pieds à la tête. Un voyageur, qui avait de bonnes relations avec un brahmane, s’étonnait de recevoir toujours sa visite à une heure fort matinale. Il finit par découvrir que le brahmane avait choisi l’heure qui précède le moment du bain, afin de n’être pas obligé de faire deux fois ses ablutions, afin de se purifier en une fois des souillures ordinaires et des souillures particulières contractées en la compagnie de l’impur Européen.
Si un brahmane consent à parler à un étranger, il ne voudrait, sous aucun prétexte, manger avec lui. L’idée de se servir d’ustensiles de table déjà maniés par des Européens le fait frémir d’horreur. Il préférerait mourir que de boire dans un verre souillé par les lèvres d’un « mleccha ». Ce n’est aucunement haine de race ; ce n’est pas non plus répugnance particulière pour des hommes d’une autre religion. Les Hindous traitent l’Européen comme ils traiteraient un Hindou d’une autre caste. Nous sommes pour eux, sans doute, des sortes de sunris qui ont réussi par ruse à acquérir l’argent et le pouvoir, mais qui n’en restent pas moins, comme les riches sunris hindous, des membres d’une caste impure.
En principe, dans l’Inde, les brahmanes mis à part comme supérieurs et les parias comme inférieurs à tous les hommes, chaque caste est pure pour elle-même et impure pour les autres castes. Chaque caste éprouve pour toutes les autres une répugnance à la fois physique, religieuse et sociale. Cela sera plus ou moins marqué selon les degrés de la hiérarchie où se trouvent respectivement les deux castes en présence, cela sera plus accentué dans les campagnes que dans les villes, où le coudoiement est quotidien ; mais rien n’effacera jamais entièrement cette horreur singulière que le forgeron éprouve pour le boucher, le charpentier, pour le maçon ou le barbier, aussi bien pour té riche joaillier que pour le misérable tisserand. « On eut beaucoup de peine, dit M. Bouglé, à établir à Calcuta une canalisation d’eau ; comment les gens de castes différentes pourraient-ils se servir du même robinet ? » Voilà un scrupule qui montre à la fois la profondeur et la puérilité des répulsions entre castes. Il est vrai qu’il s’agit de l’eau, qui lave toute souillure, mais à condition qu’elle soit pure. Or, si le robinet a été touché par une main souillée, l’eau sera-t-elle encore pure ? il serait curieux de connaître les raisonnements par lesquels les Anglais réussirent à convaincre ces pauvres gens, si étroitement captifs de leurs pauvres idées.
Comment se souille un homme pur ? De bien des manières, par tous les sens, par le contact direct, mais aussi par la vue et même par la seule présence. Comme jadis chez nous les lépreux, on oblige parfois les parias à porter des clochettes, afin d’être averti à temps, et de pouvoir se mettre en garde contre une rencontre si néfaste. En certaines régions, on les force d’aller nus, afin de n’être pas frôlé par leurs vêtements flottants. Les tchandalas ne sont guère moins redoutés que les parias. Si elle a regardé par mégarde un de ces êtres souillés, une jeune fille doit aller aussitôt se laver les yeux. Les castes impures souillent les castes pures à des distances diverses pour chacune d’elles et qui semblent varier, on a pris la peine d’en faire le calcul, de vingt à soixante pas. Dangereux à trente pas, un tchandala ne le serait plus à cinquante, tandis qu’à soixante pas, et peut-être davantage, un paria demeure redoutable. Les promenades ne doivent pas être une sinécure dans ce singulier pays ; il faut posséder un coup d’œil sûr et diligent. Encore, que de fois doit-on être trompé, quand il s’agit d’une caste qui n’est pas tenue de porter une marque extérieure. On raconte l’histoire d’un brahmane, terrifié d’avoir fait route, sans le savoir, avec un tchandala, ne sachant comment effacer promptement une souillure si grave, et se répandant, tout égaré, en imprécations terribles.
Les missionnaires chrétiens, qui ont réussi à convertir çà et là quelques villages, n’ont pu vaincre l’esprit de caste. Le code égalitaire de Jésus a capitulé devant les lois de Manou. Anglicans, capucins ou jésuites, ils ont dû se résigner à des temples ou des églises à compartiments. En aucun cas, les parias ne sont tolérés dans le gros des fidèles et ils communient après tout le monde. Je pense, à vrai dire, qu’il en est un peu de même parmi nous. Nos églises ont leurs parias ; je ne vois guère, à nos saintes tables mondaines, la pauvresse en haillons venir s’agenouiller près de l’élégante grande dame. Ce serait un scandale, et il n’en faut pas dans la maison du Seigneur. Huysmans prétendait avoir lu sur un écriteau, à une porte de l’église Saint-Leu : les pauvres n’entrent pas ici. Je pense aussi à ce vieux hobereau, dont les Goncourt nous ont raconté qu’il ne communiait jamais que dans sa propre chapelle, avec des hosties timbrées à ses armes. Un jour de grande fête, elles manquèrent et le bon aumônier s’en aperçut trop tard. Il se hasarda tout de même à donner à son maître le bon dieu, non sans confession, mais sans armoiries, disant pour pallier son audace : « Allons, monsieur le baron, à la fortune du pot ! »
Mais revenons à l’Inde. Ce que redoutent le plus les membres d’une caste, c’est de partager leurs aliments avec les membres d’une autre caste. Rien, et c’est une idée qui, bien comprise, serait juste, n’est plus facile à souiller que la nourriture. Le regard, et nous rentrons aussitôt dans l’absurde, suffit pour cela. On s’accorde même à dire que, si un paria jetait les yeux sur les ustensiles d’une cuisine, ils devraient être remplacés. Jacquemont, qui voyagea dans l’Inde avec une escorte de cipayes, remarquait que chaque homme se faisait une cuisine particulière et mangeait à part ; c’est qu’ils étaient tous de castes différentes. Quand on entend parler de la famine dans l’Inde, il faut penser aux castes. En tout autre pays, il suffirait de distribuer des vivres. Dans l’Inde, il faut que les vivres soient distribués aux différentes castes par des castes de qui les affamés peuvent sans souillure recevoir des aliments. J’engage ceux qui traitent de temps en temps de la famine dans l’Inde à lire avec soin le livre de M. Bouglé. Cela les guérira sans doute de s’occuper de la question ; elle est encore épineuse, en effet, pour les administrateurs anglais eux-mêmes.
Les règles touchant le mariage semblent plus sévères encore peut-être que celles qui concernent la nourriture. Cependant, elles ont été moins observées ; l’amour ou l’intérêt matériel ont assez souvent été vainqueurs de la crainte de la souillure. De tout temps, les mariages impurs ont été nombreux, malgré la déchéance qu’ils entraînent presque toujours. Reste le principe qu’on ne doit se marier que dans l’intérieur de sa caste. Il est observé par tous les Hindous soucieux de garder leur rang ; aussi peut-on dire, malgré les dérogations, qu’il est le fondement même de la vie sociale dans l’Inde. Les règles du mariage hindou sont d’ailleurs extrêmement compliquées. Il s’en faut que le mariage soit toujours licite même à l’intérieur des castes. Beaucoup de castes supérieures sont subdivisées en gotras ; or, les membres d’une même gotra ne peuvent s’épouser. Mais il n’y a, dans la question, qu’une chose importante à retenir, c’est, comme le dit M. Bouglé, « la rigueur de la règle générale qui isole les castes et les ferme éternellement l’une à l’autre ».
J’espère que, d’après le tableau, très succinct, que je viens de faire des castes et de leurs relations mutuelles, on peut se faire une idée de la société hindoue, surtout quand on a un peu observé la vie contemporaine et que l’on connaît un peu l’histoire des mœurs européennes. Cette société apparaîtra formée d’une quantité de petites sociétés fermées les unes aux autres ou n’ayant guère entre elles que des rapports ou de soumission ou de répulsion. Y a-t-il quelques rapports entre cet état social et le nôtre ? On peut, avec de la bonne volonté, en découvrir, mais ils sont superficiels. Ce n’est d’ailleurs pas une question que je veuille examiner ici. Elle est trop vaste. J’en vois quelques détails, mais l’ensemble m’échappe. Tout ce que je me permettrai de dire, c’est que si les castes sont inconnues en France ou très vaguement délimitées, l’esprit de caste n’y est pas tout à fait inconnu.
Les paradis
Il ne faut pas confondre la notion de paradis avec la notion de vie future, à la fois plus simple et plus ancienne.
En un mot, la notion de paradis est la notion de vie future à laquelle s’est agrégée une idée de justice ou, tout au moins, une idée sentimentale. La notion de vie future est très ancienne, peut-être aussi ancienne que la conscience humaine. Ce ne fut pas d’abord une notion positive et distincte ; ce ne fut pas une création de l’imagination ou du désir. L’homme primitif conçoit la vie future par impuissance à concevoir la mort. Il sait évidemment ce qu’est la mort matérielle, mais sa logique trop pauvre n’arrive pas à unir l’idée de mort et l’idée de cessation de vie. Cela a l’air absurde, et cependant cela est, et cependant nous-mêmes, hommes de ce siècle, et nullement primitifs, nous considérons encore ces notions comme insoumises à des rapports logiques. Pour nous, pour un très grand nombre d’entre nous, comme pour l’Australien ou l’Esquimau, les morts ne sont pas morts. Ils sont morts, mais sans l’être ; ils ne vivent plus, mais ils vivent toujours. Une telle croyance représente seulement l’incapacité de saisir la réalité. Il ne faut, pour y adhérer, nul effort intellectuel. Loin d’être un signe d’évolution, elle est un signe de primitivité. Cependant, les civilisés y ont, à une époque incertaine, mais assez éloignée, joint l’idée de justice, ou de réparation, ou de bonheur, ce qui donne le paradis.
Dans les plus anciennes conceptions de la vie future, les morts continuent, sous terre : ou en de lointaines îles, une vie exactement semblable à celle qu’ils menaient de leur vivant. Riches ou pauvres sur terre, ils le sont sous la terre, pareillement : guerriers, ils font la guerre ; chasseurs, ils chassent ; pêcheurs, ils pêchent, car le monde invisible qui les a recueillis est un double exact du monde visible. C’est son ombre, non pas l’ombre que fait le soleil, mais le reflet des choses, tel qu’il se voit dans l’eau calme. Cette conception, qui est encore celle de beaucoup de non-civilisés, était celle des Grecs et on sait comme Scarron l’a spirituellement raillée.
Tout près de l’ombre d’un rocherJ’aperçus l’ombre d’un cocherQui, tenant l’ombre d’une brosseNettoyait l’ombre d’un carrosse.
Les Grecs prenaient plus au sérieux que Scarron leur vie future tout en ombres, au moins dans les temps primitifs. Ils se résignaient difficilement à la nécessité de cette vie inconsistante, dont on ne voyait la fin que dans la destruction générale des choses. Ils n’aimaient ni à en parler, ni à en écrire ; aussi les notions sur les enfers grecs sont-elles assez imprécises et souvent contradictoires. De bonne heure ils s’en servirent comme d’une machine satirique, imaginant pour les méchants des supplices, tels que ceux de Tantale, de Sysiphe, des Danaïdes, d’Ixion, mais jamais ils n’y incorporèrent l’idée de réparation ou de récompense. Leur vie future ne comportait, en principe, que l’ennui ; la douleur y était réservée à quelques grands criminels ou à des victimes de la colère des dieux ; un sentiment de mesure et de bon sens leur avait évité d’y incorporer l’idée de béatitude, si singulière, d’ailleurs, et si étrangère à toute réalité. Cette idée, cependant, devait naître un jour : ce ne furent pas, comme on le croit souvent, les chrétiens qui l’inventèrent.
Mais je m’aperçois que je n’ai pas encore nommé le livre qui me suggère ces réflexions. C’est un ouvrage de M. Sageret, bien connu par ses savantes recherches sur l’histoire des sciences dans l’antiquité. M. Sageret s’est délassé de travaux très absorbants, en étudiant les Paradis laïques 29, c’est-à-dire les différentes conceptions du bonheur futur mais uniquement terrestre, qui attend les hommes selon les théories de Fourier, d’Emile Zola ou d’Anatole France. Avant d’aborder l’examen de ces paradis qui veulent être réels et matériels,
Tout bonheur que la main n’atteint pas n’est qu’un rêve,
M. Sageret fait une allusion, mais trop brève, à mon gré, aux paradis célestes et à leurs origines. C’est ainsi qu’il ne nous dit pas à quelle époque l’idée de bonheur entra, chez les Grecs, dans l’idée de vie future. Je le regrette d’autant que je n’ai pas sur la question des notions extrêmement précises. Je crois cependant que l’idée d’une vie éternelle, éternellement heureuse, fut élaborée dans les sociétés secrètes religieuses qui naquirent pendant les dernières belles années de la civilisation grecque. Le bonheur éternel, tel était la suprême confidence des affiliés aux mystères d’Isis, et telle fut aussi la raison du succès de ces associations mystiques, qui servirent de modèles, non pas aux premiers chrétiens, mais aux chrétiens de la seconde et de la troisième génération.
Le judaïsme ignorait jusqu’à l’idée de la vie future, ou du moins cette idée y était demeurée très vague. Il n’y avait pour les juifs, après la mort, qu’une sorte de néant sombre qu’ils appelaient le Schéol. Tous, bons ou mauvais, descendaient dans ces ténèbres extérieures, où il ne se passait rien, où ne régnait que la nuit ; eux seuls, parmi les peuples anciens, semblent n’avoir eu aucune préoccupation de l’au-delà. C’est que leur paradis était uniquement terrestre. Sortis du paradis des bords de l’Euphrate, ils attendaient patiemment la venue du Messie, qui leur rendrait ce premier paradis, jadis échappé à leurs imprudents parents. La conception des premiers chrétiens fut exactement la conception juive, et les évangiles en témoignent avec une indiscutable naïveté. Jésus, le messie des chrétiens, devait venir sur les nuées enflammées de l’Orient, avec une grande puissance et une grande majesté, et il devait y avoir des anges jouant de la trompette, dit le bon saint Luc, et d’autres qui, d’une voix éclatante, auraient rassemblé les élus des quatre vents de la terre, depuis une extrémité du ciel jusqu’à l’autre extrémité. Et toutes ers belles choses, prédites par le Christ lui-même, devaient arriver avant la disparition de la génération contemporaine de saint Luc. Or, rien n’étant arrivé, ni nuées rutilantes, ni anges, ni trompettes, ni messie, les chrétiens, à l’imitation des Bacchants et des Isiaques, jugèrent prudent de placer dans la vie future le bonheur que celle-ci leur refusait. Ainsi naquit notre paradis. Mais il y a longtemps, il est vieux, et on songe à le faire redescendre sur terre.
Ce qui caractérise en effet les paradis modernes, c’est qu’ils sont terrestres. Ils s’opposent à la fois à la conception de la béatitude céleste et à l’idée d’âge d’or. Le christianisme, religion très complète, possède à la fois le paradis terrestre, situé au premier âge du monde, et le paradis céleste, région indéfinie où Dieu habite et où ses élus iront le rejoindre. Les utopistes philosophiques n’ont retenu de ces deux paradis que le premier, et ils l’ont mis dans le futur au lieu du passé. Il ne faut pas les confondre avec les apôtres du progrès continu, lesquels, s’ils se laissent aussi aller à l’utopie, le font du moins avec logique, les améliorations matérielles dans la vie des hommes et des peuples, l’adoucissement des mœurs, la prépondérance de l’esprit scientifique leur donnant raison dans la plupart des cas. Les utopistes ne procèdent pas de Condorcet, dont la doctrine ne peut être que féconde, malgré bien des points critiquables, par la confiance qu’elle inspire aux hommes dans leur propre destinée ; ils ont une lignée plus lointaine : ils descendent tout droit du seigneur Jehovah, lequel, d’un seul coup de baguette, fît surgir sur les bords désolés de l’Euphrate le lieu de délices appelé Eden. Fourier ne demandait pas beaucoup plus de temps que l’habile Jéhovah pour transformer la France, d’abord, ensuite le monde entier en un immense et merveilleux paradis.
Il était d’ailleurs fermement convaincu de la vérité absolue du proverbe : « Aide-toi et le ciel t’aidera. » Fourier, dans l’œuvre de régénération, devait faire son possible, établir l’harmonie entre les humains, organiser les travaux et les plaisirs ou plutôt transformer le travail même en plaisir, mais il ne pouvait aller au-delà, il ne pouvait, par exemple, malgré toute sa bonne volonté, doter la terre de quatre lunes ou faire régner un printemps perpétuel. Ces dernières tâches, il les réservait à Dieu, et Dieu, avouait-il non sans orgueil, avait accepté la commission. Le moyen employé par le Dieu de Fourier, Dieu d’une complaisance infinie, pour répartir une douce chaleur sur tous les points du globe, n’est autre que le redressement de l’axe des pôles. Alors les glaces éternelles fondent et « le fluide boréal forme l’acide citrique boréal qui, combiné avec le sel, donne à l’eau de mer un goût de limonade ». Cela favorise grandement la navigation ; plus de crainte de mourir de soif en contemplant l’immensité liquide ! Saturne possède un anneau lumineux et plusieurs lunes ; le créateur concède à la terre d’identiques avantages. Enfin, l’homme sera, par les mêmes soins, pourvu d’une belle queue, longue et flexible, terminée par un œil, ce qui augmentera beaucoup ses facultés d’attention et d’observation ; il aura de plus un appendice mystérieux et invisible, mais d’une utilité rare, « la trompe anormale », au moyen de quoi il percevra les fluides éthérés et entrera en communication avec les habitants des astres.
Tout cela, dit fort bien M. Sageret, justifie la réputation de folie qu’on faisait à Fourier et jette la suspicion sur son œuvre entière. J’y verrais aussi assez volontiers un excès d’optimisme, une foi extrêmement naïve en la bonté de Dieu, le sentiment vif de l’imperfection de la création. Comme organisateur, Fourier montrera encore beaucoup de naïveté, une confiance enfantine dans la docilité des hommes, mais, comme psychologue, il est loin d’être sot, et son analyse des passions n’est point sans valeur.
Fourier naquit à Besançon en 1772. Son père était drapier et lui-même exerça divers commerces. Un petit fait détermina, dans cette âme simple, la vocation de philanthrope. Au cours d’un voyage, il constata que les pommes de table, qui coûtaient dix sous pièce à Paris, se vendaient en Normandie deux sous la douzaine. Quel impôt prélevait l’intermédiaire ! Il conçut aussitôt l’association comme le seul moyen de détruire cet abus et de faire régner l’ordre dans la société. Il se mit au travail et en 1809 il pouvait faire imprimer à Leipzig son ouvrage capital, la Théorie des quatre mouvements. Le principe de Fourier s’oppose nettement à celui des moralistes vulgaires : « Le bonheur, dit-il, consiste à avoir beaucoup de passions et beaucoup de moyens de les satisfaire. » Il est certain que la multiplicité des désirs, et c’est le sens que donne Fourier au mot passions, surexcite l’activité humaine dans tous les sens. Des hommes qui ne désireraient rien que la satisfaction de leurs ◀besoins▶ élémentaires n’auraient, ces ◀besoins▶ satisfaits, aucun motif d’agir ; comme des animaux repus, ils se coucheraient et dormiraient. Fourier admet tous les désirs, tous les mobiles d’action, toutes les tendances, et prétend que si les passions sont souvent malfaisantes, c’est qu’elles s’exercent dans une société désharmonisée. Elles seront toutes également bienfaisantes, au contraire, dans la société fouriériste, dont le nom est harmonie. Il les divise en trois catégories, selon leurs rapports avec le monde matériel, avec les individus, avec la société. C’est dans l’examen des passions de la troisième catégorie que Fourier déploie toute son originalité.
Il les range sous trois vocables imaginés par lui et nous présente la composite, la cabaliste et la papillonne.
« La composite est l’enthousiasme collectif elle décuple nos forces dans le travail commun, elle régit l’âme des foules ; toute réunion libre, spontanée, est un effet de la composite. »
A cette passion, éminemment sociale, s’oppose sa cabaliste, qui engendre les rivalités, les luttes, les intrigues. Fourier, loin de la bannir, en tire profit. Il l’utilise comme le principe même de la concurrence ; elle joue dans son état idéal le rôle que peut jouer, dans un état réel, une opposition active et intelligente ; elle empêche le pouvoir de s’endormir.
Vient enfin la papillonne, qui ne s’attache définitivement à aucun groupe, qui veut goûter à tout, jouir de tout, de toutes les idées comme de tous les plaisirs ; elle est à la fois ironique et conciliatrice.
De ces trois passions et des autres, auxquelles Fourier laisse leur nom, se forme une sorte de prisme de douze couleurs, dont les reflets, en société nouvelle, se fondent en une magnifique harmonie. Mais comment les hommes vont-ils pouvoir exercer ces diverses passions sans danger pour l’ordre social ? C’est impossible dans la civilisation actuelle. Ce sera très facile dans la civilisation phalanstérienne, et Fourier fonde le phalanstère.
Le phalanstère n’est autre chose qu’un palais immense, un château merveilleux entouré des plus beaux jardins, des plus riches cultures. Chaque famille y possède un appartement complet, mais profite de toutes les économies et de tous les bienfaits de services communs merveilleusement organisés et dont chaque phalanstérien est l’un des ouvriers volontaires. Les femmes, qui aiment la cuisine ou la couture, donnent quelques instants par jour à ces besognes et tout se trouve fait à point. Tout travail est choisi : celui-là jardine, dont c’est le goût ; cet autre laboure, cet autre est charpentier, ou peintre, ou musicien. Chacun, ne se livrant qu’à des besognes de prédilection, les accomplit avec joie et l’harmonie règne. Fourier à même prévu les travaux salissants et répugnants il en charge des enfants groupés en « petites hordes », et qui les exécutent en jouant, par manière de partie de plaisir. C’est une solution amusante, le mécanisme moderne serait venu heureusement au secours de Fourier.
La société fouriériste, si elle avait pu se constituer, aurait été formée en somme de communautés coopératives. Le fouriérisme se comprend comme un socialisme communal poussé à ses dernières limites et basé, non sur la loi rigide, mais sur des libres choix groupés selon les affinités naturelles. Pourquoi, disait Fourier, cinq cents ménagères qui s’en vont le matin, avec cinq cents petits cabas, chercher cinq cents petits pot-au-feu, qui vont cuire dans cinq cents petites marmites ? Le fouriérisme est la doctrine de la grande marmite, du pot-au-feu monstre. C’est en cela qu’elle a encore, malgré ses insuccès pratiques, un intérêt social. On a élevé des phalanstères, qui n’ont point réussi, mais le principe du phalanstère, l’association, est devenu un principe singulièrement vivant. Je recommande l’étude de M. Sageret sur les transformations et les survivances du fouriérisme ; on y trouvera bien des sujets d’étude et de réflexion. Imaginez des paradis, utopistes ! Il en restera toujours quelque chose.
Ruskin, esthéticien et socialiste
La connaissance de Ruskin n’a pénétré que très lentement dans le goût français. On multiplie les traductions, les recueils d’essais ou de pages choisies sans réussir à nous faire bien sentir la richesse de sentiment, l’originalité d’intelligence de cet homme multiple, spontané et illogique. Mais voici que l’on nous offre sa Vie, racontée par Frédéric Harrison, et soudain tout s’éclaire ; la grotte mystérieuse s’illumine et resplendit.
Ruskin peut être considéré comme le type du génie pur et simple. Sa précocité fut extraordinaire. A quatre ans, il écrit des lettres correctes et parfaitement raisonnées, Déjà il regarde la nature, jouit de ses beautés, exprime des préférences. On fait son portrait et il réclame comme fond de tableau des montagnes bleues, les montagnes qu’il a vues en Ecosse, à Perth. A sept ans, il rédige de petites compositions illustrées de croquis dans l’une d’elles il fait un rapprochement entre les phénomènes électriques observés sur les montagnes et l’apparition de la sorcière des Alpes au milieu de l’arc-en-ciel, dans le Manfred de Byron. Ce morceau, qui a été publié, n’est dénué ni d’intérêt scientifique ni d’expression littéraire ; il y a une description de nuages fort remarquable et que réussiraient peu d’écrivains expérimentés. Dans le même temps, il écrit ses premiers vers, et ils sont charmante et même tout empreints d’originalité. La vision est personnelle et l’expression pittoresque :
« Ces petites sources qui suintent des rochers. — Qui s’échappent des fissures, comme le renard de son terrier ; — Ce ruisseau argenté qui s’en va en babillant — Avec une douce musique de danse… » Il prit, dès l’âge de sept ans, l’habitude de tenir son journal, qu’il remplissait surtout de descriptions des lieux qu’il visitait, sa famille se livrant à de fréquents déplacements.
John Ruskin débuta comme auteur à l’âge de quinze ans, dans le Magazine of Natural History de l’éditeur Loudon. A ce moment, il s’occupe de questions scientifiques, étudie les couches géologiques du Mont-Blanc, les causes de la couleur des eaux du Rhin. Deux ans plus tard, dans des pages qui ont été conservées manuscrites, il prend la défense du peintre Turner, que l’on avait vivement attaqué dans la presse, et ce morceau remarquable ne diffère que fort peu, pour la manière, des écrits qui devaient faire la gloire de Ruskin. Enfin, à dix-sept ans, il donnait déjà une si haute opinion de ses talents que l’éditeur Loudon écrivait à son père :
« Votre fils est certainement le génie naturel le plus extraordinaire que j’aie eu la bonne fortune de rencontrer et je ne puis que m’enorgueillir à la pensée que, plus tard, lorsque vous et moi aurons disparu, on constatera dans l’histoire littéraire de votre fils que son premier article fut publié dans le Magazine of Natural History de l’éditeur Loudon. »
Cette lettre est émouvante. Il n’est pas donné à tous de deviner le génie, et Loudon doit être nommé quand on parle des débuts de Ruskin.
L’année même où on lui prédisait si véridiquement sa gloire, le jeune Ruskin devint amoureux et ne sut pas se faire aimer. Son intelligence, sa grâce, son éloquence ne lui servirent de rien, et il fut très malheureux. Jamais, du reste, Ruskin ne sut se faire aimer. Toutes ses amours échouèrent, même celui qui aboutit à son mariage, bientôt rompu par un divorce ou plutôt un procès en nullité, auquel il ne mit aucun obstacle. En creusant un peu sous les réticences de son biographe, Frédéric Harrison, on arrive à découvrir que le mariage ne fut pas consommé et l’on se demande si Ruskin n’était pas atteint de quelque imperfection secrète. Cela expliquerait assez bien son inquiétude, son irritabilité. Jamais cet homme, qui voulut faire régner la paix dans le monde social, ne jouit lui-même de la paix véritable, du bonheur qui suit l’accomplissement des désirs profonds de la nature.
C’est peut-être aussi cette absence de paix qui fît de lui un réformateur si ardent. Il chercha pour tous les hommes le bonheur qu’il ne pouvait trouver pour lui, et, déçu dans ses amours, il répandit sur les esclaves de l’industrie moderne les trésors inemployés de sa sensibilité. Mais, avant de s’attaquer à la question sociale, il voulut d’abord réformer la peinture, l’architecture, l’art tout entier ; avant de se battre avec Bentham et avec Ricardo, il se mesura avec les préjugés artistiques et réussit, dans une certaine mesure, à les vaincre.
On ne peut pas dire que l’art lui fut révélé par Turner. L’art fut révélé à Ruskin par la nature elle-même, et il ne fit jamais une distinction bien nette entre l’art et la nature. La nature est belle, l’art sera beau qui rendra la nature telle qu’elle est, avec ses caprices, ses violences, ses nonchalances, avec ses lois. Il aima Turner, parce que Turner transpose sur ses toiles des visions directes de la nature, à peu près comme notre magnifique Claude Monet, quoique peut-être avec encore plus de fougue et plus d’éclat. Ruskin se moque des paysages composés, mesurés, équilibrés, tels que nous ne pouvons tout de même que les admirer dans Poussin, ou Claude Lorrain. Il a horreur de l’art limité, il veut tout, tel que cela vient : « Les arbres, les rivières, la mer, les nuages, les montagnes dans leurs détails, sous toutes leurs couleurs et sous tous leurs aspects. » C’est plus que le romantisme, c’est l’impressionnisme.
Nous pouvons trouver étrange que cet amant de la nature réprouvât le nu, et nous sommes prêts à rejeter cette contradiction sur son éducation religieuse, sur ce puritanisme écossais dont il ne put jamais se dépouiller, et il y aurait beaucoup de vérité dans cette appréciation. Mais je crois que l’on peut soutenir aussi que Ruskin, en rejetant le nu, restait fidèle à ses principes : toute la nature et rien que la nature. Le nu est en effet totalement absent de la nature européenne, de la nature qu’ont sous les yeux les peintres européens.
L’artiste qui nous représente des baigneuses nues, des jeunes femmes étendues sans voiles sur l’herbe fraîche, sur l’herbe des prairies normandes ou poitevines, compose une œuvre arbitraire, un tableau qu’il faut, pour le voir dans la réalité, arranger d’avance30. Assurément si le nu disparaissait de l’art, l’art y perdrait la plus grande partie de ses charmes, mais il faut convenir que l’art du nu est de l’art d’atelier et que la nature, notre nature telle que nous la vivons, n’en présente pas le spectacle direct. La logique est pour Ruskin : le nu dans les paysages est une aberration, surtout ce nu de papier blanc par quoi les peintres pensent nous subjuguer.
Ruskin avait exposé ses premières théories, ou plutôt ses premiers enthousiasmes, dans le livre intitulé : les Peintres modernes. Les poètes, toutefois, y firent meilleur accueil que les artistes : ils reconnurent un des leurs, tandis que les peintres méconnaissaient une critique dont les arguments étaient d’ordre poétique plutôt que d’ordre technique. La semence n’était point perdue, cependant, puisque c’est du verbe de Ruskin que devait naître plus tard l’impressionnisme, dont la peinture fut à jamais révolutionnée. Conscient de la valeur et de la portée de son œuvre, il ne s’attarda pas à la défendre contre de vaines attaques. Peu d’années après paraissaient les Sept Lampes de l’architecture, où, parmi beaucoup de paradoxes et de divagations, il posait quelques nouveaux principes dont le plus fécond est qu’un monument doit paraître ce qu’il est et montrer clairement sa destination. Presque personne ne conteste plus cela maintenant, mais presque personne ne sait encore le mettre en pratique.
Il est également bien difficile de « construire des monuments qui reflètent la vie, le caractère, les passions et les croyances d’un peuple ». Et puis, les monuments durent et les peuples évoluent. Les cathédrales romanes et gothiques sont toujours belles, quoiqu’elles ne reflètent plus ni notre vie, ni notre caractère, ni nos passions, ni nos croyances. Le principe ruskinien justifierait Louis XIV d’avoir songé à abattre Notre-Dame pour la remplacer par quelque Saint-Sulpice. Que représentait Notre-Dame en un temps où le mot gothique signifiait grossier et barbare ? Mais les Sept Lampes contenaient autre chose que beaucoup d’utopies et quelques vérités, elles contenaient en germe les réformes sociales que Ruskin allait bientôt tenter d’imposer au monde.
En 1854, Frédéric Maurice fonda, à Londres, le Collège des ouvriers, institution toujours prospère et dont nos Universités populaires peuvent donner une idée. Le but du Collège était, en effet, dit M. Harrison, non seulement d’offrir aux travailleurs le genre d’instruction réservé jusqu’alors aux classes riches, mais d’amener entre ces classes et les classes ouvrières un rapprochement basé sur cette camaraderie scolaire ou universitaire, si solide et si durable chez les Anglais. Les fondateurs du Collège des ouvriers, s’ils étaient socialistes, étaient chrétiens encore plus, et ils firent entendre à leurs cours du soir presque autant de sermons que de leçons. C’est peut-être ce qui séduisit Ruskin, encore très attaché aux croyances religieuses, et il consentit à donner son concours à l’œuvre et à y enseigner le dessin. Bientôt, il se prit d’affection pour cet auditoire tout neuf, devant lequel il osait se laisser aller à la spontanéité de ses improvisations, et les cours de dessin devinrent, sans perdre entièrement leur but technique, des causeries sur toutes sortes de sujets. Ruskin, en effet, ne fut jamais très maître de l’enchaînement de ses idées : un mot, une image l’aiguillaient vers un souvenir, et il racontait soit un voyage en Italie, soit une ascension dans les Alpes. Les cours de Ruskin, qui furent l’un des éléments de succès du Collège des ouvriers, avaient donc fait pénétrer le grand écrivain d’art dans un monde nouveau et inattendu. Or, on ne fréquente pas, quand ou est intelligent, un monde différent du sien sans être amené, par les différences même que l’on constate, à beaucoup réfléchir. Ruskin réfléchit beaucoup, et le résultat de ses réflexions fut un petit traité d’économie politique où, sans beaucoup de science, sans une connaissance très précise des systèmes, il n’en porta pas moins des coups mortels à la doctrine utilitaire de Ricardo.
Les économistes orthodoxes de ce temps-là ne considéraient pas les ouvriers autrement que comme des machines un peu moins disciplinées que les machines de fer ou d’acier. On trouvait très juste qu’un travailleur d’usine restât seize heures de suite penché sur son métier ou rivé à son marteau. On ne considérait qu’une chose : le résultat ; et si l’ouvrier demandait à se reposer, on lui montrait, avec un hypocrite patriotisme, les efforts de l’étranger pour submerger l’industrie nationale. Je crois que l’on se sert encore un peu de cet argument fallacieux, mais il y a soixante ans on en abusait avec une audace vraiment impudente. L’ouvrier ne devait être qu’un outil à fabriquer de la richesse, de la patriotique richesse. De lui-même, de son individualité, de son droit à la vie, à l’aisance, à la jouissance du progrès dont il était la main, il n’était jamais question. Si Ruskin ne fut pas le premier à ressentir l’absurdité de cet état de choses, il fut le premier a en ressentir l’injustice. Chez lui, ce fut le sentiment qui parla, bien plus que la logique. Les autres disputaient, Ruskin s’indigna. Il demanda pour les ouvriers le droit à la vie, le droit à la beauté, le droit au loisir, et voici en quels termes admirables il formulait son idée :
« La seule richesse, c’est la vie, la vie avec toutes ses facultés d’amour, de joie et d’admiration. Cette contrée est la plus riche qui nourrit le plus grand nombre d’êtres humains, nobles et heureux. »
Il est difficile de dire si Ruskin comprit bien toute la portée philosophique et sociale d’une telle déclaration. Ce qui ferait croire qu’il n’en vit pas les conséquences logiques, lesquelles sont extrêmement révolutionnaires, c’est que, sans en poursuivre l’application pratique dans la société même, il tenta d’en réaliser l’idée à côté de la société, par une construction utopique, la Compagnie de Saint-Georges, imitation, probablement inconsciente, du phalanstère de Fourier, mais selon des idées plutôt monacales que sociales. Les pensées les plus généreuses de Ruskin sont presque toujours gâtées par des songeries mystiques qui en détruisent peu à peu toute la valeur réelle. Aussi était-il particulièrement inapte à l’action. Lui-même ne pouvait tirer de ses idées aucun résultat pratique. Si elles ont fructifié, c’est grâce à ses amis et à ses disciples, grâce à ceux qui ont osé choisir quelques fleurs seulement dans le vaste et très riche jardin qu’il cultivait et surtout agrandissait sans cesse.
Le socialisme de Ruskin est trop mêlé. C’est tantôt celui des rêveurs du moyen âge, tantôt celui des rêveurs du dix-neuvième siècle, qui n’en diffèrent pas beaucoup. Je n’exposerai pas son utopie, elle est vraiment trop chimérique et très incoordonnée. Il voit plutôt le mal qu’il ne voit le remède, mais quand il voit le mal, il le note en termes inoubliables :
« Un Etat moderne ressemble à un bateau dont le pont a l’aspect d’une galère de Cléopâtre, mais dont l’entrepont est un hôpital d’esclaves. »
Lui-même se rendait compte de son impuissance pratique, et il disait mélancoliquement des réformateurs que la moitié de leurs efforts se trompe de but et que « quelques-uns même font plus de mal que de bien ». Mais il eut heureusement des heures de confiance, et non sans raison, car la partie sage des rêveries de Ruskin appartient maintenant, sinon encore au domaine de l’action, du moins au domaine de la raison.
« Quoique Ruskin ne soit pas socialiste, dit M. Harrison, il y a dans toutes ses théories sociales cet élément de l’ascendance de l’Etat ou de la Société sur l’individu, de la prééminence des buts moraux sur les buts matériels et pratiques, de la nécessité d’une organisation du travail et d’un contrôle moral et spirituel sur l’étroit intérêt individuel, toutes choses qui sont le fondement et même l’essence du socialisme. »
Je laisse cette opinion à M. Harrison, tout en constatant qu’il est parfaitement exact que Ruskin a formulé quelques-unes des idées sociales les plus en faveur aujourd’hui près des hommes éclairés :
« Que la prospérité économique doit être subordonnée au bien-être du plus grand nombre, que la richesse doit être équitablement répartie ; que la santé et le bonheur des producteurs a vraiment peu plus d’importance que l’accumulation des capitaux. »
Son appel, dit M. Harrison, en faveur de l’organisation industrielle, ses plaidoyers pour la suppression des établissements insalubres et pour la restriction de tous les abus antisociaux apparaissent comme des vérités banales. Il en est de même de ce qu’il disait sur les retraites des vieillards, sur les logements ouvriers, les Ecoles normales et techniques, sur l’assistance aux ouvriers sans travail, sur les lois de prévoyance et de retraite, sur les restrictions au droit de propriété. Mais pourquoi faut-il qu’il ait aussi réprouvé « ces hommes qui ne craignent pas d’empoisonner de vapeurs de tabac la brise printanière d’un matin de mai » ? Cela confirme ce que j’ai déjà insinué, que Ruskin a un peu protesté au hasard, et sans bien consulter la raison, contre tout ce qui blessait sa sensibilité. Ruskin est un primitif. Son anathème contre le tabac fait penser aux crimes énumérés par le Zend-Avesta, et dont le plus grand est de laisser traîner à terre des rognures d’ongles ou de cheveux. Pas plus que Zoroastre (ou Zarathoustra), Ruskin n’avait le sens des relativités. Tous les prophètes, et Ruskin fut un prophète, vivent dans l’absolu.
Telle est, trop brièvement résumée, la carrière du grand Anglais John Ruskin. Toutes les branches de l’art se ressentent toujours de son heureuse intervention esthétique et la vie sociale du monde du travail lui doit l’idée de quelques améliorations très importantes. Le monde entier doit connaître le nom de Ruskin, mais l’Angleterre doit le vénérer, car il a rénové en elle le sens de la justice sociale et le sens de la justesse artistique.
IV — Psychologie
Eusapia Palladino
On sait qu’Eusapia Paladino ou Palladino, selon, paraît-il, une meilleure orthographe, est un médium célèbre, auquel on attribue, depuis une trentaine d’années, un pouvoir mystérieux, une sorte de ténébreuse maîtrise sur les forces naturelles et les propriétés élémentaires de la matière. Ce qui a le plus frappé les observateurs, c’est la puissance qui lui permettrait de briser pour quelques instants les lois de la pesanteur, de maintenir et même de faire cheminer en l’air un objet d’un certain poids, tel qu’un tabouret ou une petite table. Le savant Curie était émerveillé de tels phénomènes et n’y pouvait déceler nulle fraude. Mais n’évoquons point les morts. Voici le témoignage, d’un groupe important d’observateurs désintéresses membres de l’Institut général psychologique. Pendant quatre ans, de 1906 à 1908, des savants, tous très au-dessus du soupçon de connivence ou de complaisance, ont soumis les actes extraordinaires d’Eusapia à un contrôle très sévère ; ils ont même employé des instruments inscripteurs que nulle suggestion, certes, ne saurait influencer, et ils ont constaté des faits dont l’explication n’est pas possible avec les principes dont la science dépose actuellement. L’un des expérimentateurs, M. Courtier a été chargé du rapport, qui vient de paraître. M. Courtier est très sceptique, ou, du moins, ce qui vaut mieux, très prudent, très circonspect : je ne le suis pas moins, j’espère, surtout en ces matières. On peut donc croire que je n’exagérerai rien et que j’analyserai fidèlement les parties principales du rapport. C’est un demi-volume, avec les planches photographiques et les discussions finales de près de deux cents pages. Tous les éléments y sont rassemblés qui permettent de se faire, sur ce sujet délicat, une opinion raisonnée et raisonnable. J’ajouterai qu’il ne doit venir à l’idée de personne que ces phénomènes obscurs puissent avoir la moindre connexion avec ce que les esprits simples appellent l’au-delà. Il ne s’agit point de surnaturel. Il ne saurait être question d’esprits, de monde astral, d’incarnations. Ces idées n’existent pas pour moi. Les phénomènes palladiniques, s’ils sont avérés, ne peuvent être d’un autre ordre, que les phénomènes électriques ou radioactifs. Aucune sensibilité n’en doit être troublée. Nous sommes dans un laboratoire, et non au sabbat.
Je laisse provisoirement de côté les coups frappés, les gonflements de rideaux et de la robe d’Eusapia, les apparitions de figures et de mains, toutes ces choses prêtant à la suggestion et étant, par leur nature même, rebelles à l’enregistrement mécanique. Retenons d’abord les mouvements sans contact et les phénomènes de lévitation. Ce sont les plus avérés et les mieux contrôlés. Voici l’analyse d’une séance de l’année 1906 :
« 9 h. 58. La table est soulevée, les quatre pieds à environ 30 centimètres du sol, et elle reste, en l’air sept secondes. Eusapia n’avait qu’une main sur la table ; la bougie placée sous la table permettait le contrôle des genoux, qui n’ont pas bougé. — 10 h. La table est soulevée des quatre pieds à une hauteur d’environ 25 centimètres et reste en l’air quatre secondes, M. Curie touchant seul la table, la main d’Eusapia étant sur la sienne. Eusapia a geint et a paru faire un grand effort. Le contrôle était excellent, grâce à la bougie placée sous la table. » Même phénomène dans des conditions encore plus sévères en 1906 : « Eusapia demande que personne ne touche à la table, M. Curie lui tient la main gauche et M. Courtier la main droite. M. Youriévitch tient sous la table les deux pieds d’Eusapia. La table est soulevée des quatre pieds dans ces conditions de contrôle. »
Si l’on ajoute que de telles expériences furent répétées maintes fois au cours de quatre années consécutives, avec des contrôleurs différents, dans des endroits variés, inconnus du médium, il semblera difficile de ne pas les admettre. Pour rassurer notre raison, nous pouvons fort bien n’y voir, provisoirement, qu’un phénomène analogue à ceux que donne l’électro-aimant : au lieu de fils de cuivre gaînés de soie, nous avons un système nerveux d’une puissance spéciale, voilà tout.
C’est ainsi qu’il faut prendre également l’histoire des promenades que fit en l’air le petit guéridon blanc. Eusapia le faisait reculer et revenir au simple commandement de sa voix, puis monter en l’air et décrire des courbes. Voici une séance où il se trouve encore que le principal témoin est M. Curie.
« Le guéridon, placé à gauche d’Eusapia, à 50 centimètres environ de sa chaise, est complètement soulevé, alors que les pieds d’Eusapia sont attachés aux pieds de sa chaise par des lacets et que ses poignets sont attachés aux poignets des contrôleurs. Arrivé dans son ascension à la hauteur des épaules de M. Curie, il est retourné les pieds en l’air, puis posé, plateau contre plateau, sur la table. Le mouvement n’a pas été rapide, mais comme attentivement guidé. » Ce qui est étonnant, dit M. Curie, c’est la précision avec laquelle le guéridon arrive sans toucher personne ; il a fait une jolie courbe en venant se poser sur la table, mais il ne m’a pas touché du tout. »
Une autre fois, Eusapia dit à M. d’Arsonval de soulever le petit guéridon. Il le trouve très lourd. Elle le touche un instant de son coude et prie M. d’Arsonval de le soulever à nouveau. Il n’y peut parvenir. « On le croirait cloué au parquet », dit-il. Eusapia pose encore une fois son coude sur le guéridon et M. d’Arsonval le soulève sans difficulté. Quelques instants après, elle dit au guéridon : « Sois léger », et M. d’Arsonval le trouve en effet extrêmement léger.
Evidemment, ces derniers faits, s’ils n’étaient contés par des gens sérieux, seraient vite traités de fables.Faut-il y voir des réalités, ou des phénomènes de suggestion ? Je ne tranche pas la question. Elle ne m’effraie point particulièrement, d’ailleurs. Il n’en est pas tout à fait de même des contacts de mains invisibles éprouvés plusieurs fois par les expérimentateurs réunis autour d’Eusapia.
Pendant que les contrôleurs maintiennent sévèrement les mains d’Eusapia, M. d’Arsonval perçoit un contact à la tempe, Mme Curie sent un doigt qui la touche dans le dos ; à d’autres assistants, hi main tire les cheveux, les oreilles, défait leur nœud de cravate, relire la chaise où ils étaient assis. M. Youviévitch, privé brusquement de son siège, est même tombé et s’est fait mal. Mais voici qu’elle touche M. Langevin à la hanche. Il est peut-être temps de cesser le jeu. M. Branly cherche à arrêter cette main capricieuse et qui devient indiscrète. Elle fuit, elle fond dans l’air. Il faut dire que ces attouchements n’ont lieu que devant une cabine fermée par un rideau, et que les invisibles mains font amener et gonfler le rideau quand elles s’agitent. Il y a là un dispositif assez obscur. Je ne me représente pas très bien la scène, et je n’insiste pas, non plus que sur les apparitions de figures lumineuses, Eusapia étant attachée, mais seule, dans sa cabine. J’ai peur qu’en ce moment nous ne soyons entrés dans la jonglerie. Eusapia, d’ailleurs, est familière avec toutes les fraudes, et on l’a plusieurs fois prise sur le fait. Elle fraude par vanité, par paresse, pour donner une plus haute idée d’elle-même, pour épargner ses forces fluidiques.
Il faut donc, après avoir exposé les faits qui semblent affirmer qu’Eusapia Palladino est douée-d’un pouvoir magnétique particulier, leur opposer les supercheries bien constatées auxquelles le médium s’est livré plus d’une fois ; il faut également faire état des distractions qui peuvent troubler les contrôleurs et encourager involontairement ces fraudes. Tout d’abord, les savants qui se sont chargés du contrôle n’ont pas tous une égale possession d’eux-mêmes et ne sont pas tous pareillement capables d’une attention soutenue. Quelques-uns entrent en séance bien décidés à ne point s’écarter du système de Descartes, qui est le doute méthodique, mais, au premier phénomène qui les surprend, leur esprit perd pied et s’enfonce dans la crédulité. L’œil est notre meilleur instrument de connaissance, mais c’est aussi le plus fragile, celui qui subit le plus facilement les illusions. La demi-obscurité dans laquelle se passent les séances favorise la duperie, et l’on voit, non ce qui se produit réellement, mais ce qui est annoncé comme devant se produire. Dans l’Inde, en pleine lumière, des escamoteurs, avec un appareil rudimentaire, semblent provoquer de merveilleux phénomènes et ne font en réalité rien que de soumettre les spectateurs aux magies de l’illusion. Un de leurs tours consiste à lancer en l’air une balle qui ne retombe pas. Les spectateurs voient la balle monter, et pourtant le geste a été fait à vide : la balle est restée sous la couverture où le jongleur serre ses menus instruments. Il paraît que les gens simples ou seulement inattentifs y sont toujours pris. Mais de prudents observateurs s’y trompent également ; certains d’avance qu’ils vont voir monter la balle, ils la voient, car toute leur attention se porte sur le second fait : la voir redescendre. Eusapia use assurément de ce procédé. Elle provoque volontiers les conversations, les discussions, et c’est le moment où elle fait ses meilleurs tours, où elle s’écrie, par exemple, qu’un tabouret vient de lui échapper des mains et reste suspendu en l’air. On regarde : c’est vrai. Cependant, un assistant ayant pris à ce moment même une photographie instantanée, grâce à un soudain éclairage électrique, on s’aperçut plus tard, en examinant l’épreuve, que le tabouret suspendu en l’air était en réalité accroché au chignon d’Eusapia, qui avait encore le bras dressé, comme si elle venait de disposer elle-même l’objet avec beaucoup de soin. A cela, les partisans de l’authenticité des phénomènes répondent qu’Eusapia, quoique plus toute jeune, est espiègle, qu’elle ne fraude que pour s’amuser et que ces supercheries n’entachent en rien la vérité d’une quantité d’autres faits bien contrôlés. N’importe, cela laisse un doute.
M. Courtier l’a fort bien noté dans son rapport, les contrôleurs se trouvent près du médium dans un état de « division de l’attention » fort contraire à la vraie sérénité d’esprit. Il faut, d’une part, qu’ils maintiennent les mains et les genoux du médium ; il faut, de l’autre, qu’ilsobservent les phénomènes. Si leur attention se porte toute sur les phénomènes, leurs mains se desserrent ; et s’ils s’astreignent à bien toujours tenir les membres du médium, ils ne pourront pas toujours noter avec la précision nécessaire les conditions dans lesquelles s’accomplissent des phénomènes presque toujours instantanés et fugitifs. Eusapia possède particulièrement, paraît-il, l’art de dégager ses mains de celles des contrôleurs. Il est arrivé qu’un assistant s’aperçoive qu’un des contrôleurs, au lieu de tenir la main d’Eusapia, tient celle de son associé, dans le contrôle, cependant que l’associé, de son autre main, tient solidement la main du premier contrôleur. Cet assistant perspicace était M. Sollier, un psychologue très sceptique et très sévère, deux qualités qui ont souvent manque aux contrôleurs d’Eusapia. Mais avouons que c’est une scène d’un bon comique : les deux gendarmes se tenant mutuellement aux poignets, cependant que, les mains libres et agiles, le prisonnier narquois fouille dans leurs poches, leur fait leur montre, leur bouse, leur tire la moustache, leur chatouille le menton et, les paumes vivement frottées d’une parcelle de phosphore dissimulée sous l’ongle, agite à leurs yeux ébahis de superbes mains lumineuses ! Inutile d’ajouter que ces belles expériences se passent dans une nuit presque complète. Nouveau motif de doute, ainsi que l’ont prouvé les yeux de chat de M. Sollier.
Voici une anecdote qui en dit long sur la légèreté de certains observateurs. A la séance où l’Institut psychologique discuta le rapport de M. Courtier, l’un des membres, M. Favre affirma le fait suivant. Un soir qu’il se trouvait seul avec le médium dans le bureau du secrétaire, Eusapia se mit à faire des sortes de passes magnétiques des deux côtés du verre du bec de gaz, sans le toucher aucunement et le verre, mal serré dans les griffes, allait et venait, suivant les mouvements des mains. Comme M. Favre attribuait à ce phénomène, qui était accompagné d’un bruit particulier venant du verre, une probabilité de 80 à 90 %, M. Courtier lui demanda, peut-être sans malice : « Le bec de gaz était-il allumé ? » Et M. Favre de répondre : « Je ne puis le dire, je ne me souviens pas… » Et voilà, n’est-ce pas une observation dans laquelle on peut avoir pleine confiance ?
Il y a un cheveu, c’est le cas de le dire, dans les petites manœuvres de ce genre auxquelles se livre volontiers Eusapia, et il est apparu un jour, tout lumineux, aux yeux de M. Otto Lund, car c’était un cheveu d’argent. Dans une médiocre lumière, avec un cheveu, on obtient les plus curieux déplacements, à petite distance, d’objets légers. On peut même, par ce moyen, et un médium réussissait ce tour admirablement, faire tenir une canne debout, sans appui visible, entre ses jambes. Il suffit de coller à chacun de ses genoux les deux extrémités d’un long cheveu, qui arrêtera la canne prête à choir. Ne pas manquer d’agiter lentement les mains au-dessus de l’objet, de multiplier les passes. C’est ainsi que l’on devient sorcier.
On allongerait à l’Infini le chapitre des fraudes ; on montrerait, par exemple, qu’il n’est pas très difficile de soulever une table avec les genoux écartés et pressés contre les montants, opération que l’on a vu faire à Eusapia ; on raconterait que des voiles pareils à ceux qui entourent les prétendues apparitions provoquées par le médium ont été retrouvés aux pieds d’Eusapia, qui les avait laissé tomber par distraction. Mais s’il ne semble pas, et je suis encore là de l’avis de M. Courtier, que les fraudes puissent expliquer tout, il n’en est pas moins vrai qu’une fraude découverte permet d’en supposer dix autres demeurées occultes. « Est-ce notre faute, dit M. Courtier, si des fraudes dûment constatées risquent de jeter la suspicion sur tous les phénomènes ? » Demeurons donc dans l’état critique. Attendons. Puisque ces études sont à la mode, la certitude ne saurait tarder à être atteinte, soit positive, soit négative. Plusieurs médiums vont être mis à l’étude, l’un, Miller, dont on s’occupe beaucoup en ce moment à Paris, l’autre, un Polonais du nom de Janck. Attendons et sans fièvre. Cela n’en vaut peut-être pas la peine.
L’art de voir
Mon voyage dépeintVous sera d’un plaisir extrême.Je dirai : J’étais là ; telle chose m’advint !Vous y croirez être vous-même.
Hélas ! aurait répondu l’amoureux pigeon, s’il avait suivi les cours de M. Ciaparède, professeur de psychologie à l’Université de Genève, hélas ! quelle foi pourrai-je donner à votre témoignage ? Vous me raconterez ce qui vous passera par la tête et je n’aurai pas même la consolation, pour prix de votre absence, de connaître vos véritables aventures ! Mais La Fontaine n’a point pensé à cela. De son temps, on croyait à la valeur d’un témoignage rendu de bonne foi. Un témoin oculaire inspirait toute confiance. On s’inclinait, muet, devant l’honnête homme qui disait : « J’étais là ; telle chose m’advint. » Et cela continue. Cependant, en de certains milieux, on commence à montrer un peu moins de confiance. On a observé, on a réfléchi, et l’on est arrivé à cette conclusion que la plupart des hommes racontent beaucoup moins ce qu’ils ont vu que ce qu’ils ont cru voir, lis répètent beaucoup moins ce qu’ils ont entendu que ce qu’ils ont cru entendre. Douze personnes ayant assisté à un accident en feront douze récits différents où, du moins, qui ne concorderont pas exactement. Bien mieux, sur les douze, il y en aura un, peut-être, qui n’aura rien vu du tout et un autre qui aura vu tout le contraire de ce qu’ont vu ses compagnons.
J’ai fait à ce sujet beaucoup d’observations, l’une d’elles est que, si par hasard j’ai eu une connaissance directe et précise d’un événement raconté par un journal, le récit du journal sera très souvent en contradiction avec les faits qui me sont personnellement connus. Une autre observation est que, chaque fois que j’ai lu la description d’un lieu qui m’est familier, cette description m’a semblé, dans presque tous les cas, inexacte, incomplète, en somme fausse. Huysmans était un observateur méticuleux ; il avait, plus que personne, le don de voir et de bien voir les choses ; son œil aigu fouillait et vrillait les hommes et les choses. De plus, il avait la passion de l’exactitude et il faisait des courses dans Paris pour aller vérifier la couleur d’une porte ou la hauteur d’une maison. Il aurait considéré comme une sorte de crime littéraire de décrire ce qu’il n’avait vu, de ses propres yeux vu. Eh bien ! cet homme à l’œil miraculeux me disait un jour, en parlant de la Bièvre, petite rivière qui coulait encore à ciel ouvert, il y a quelques années, entre les fortifications et le Jardin des Plantes : « C’est là qu’on voit les derniers peupliers de Paris. » Ce vieux Parisien, qui aimait les bords de la Seine, n’avait jamais vu les peupliers, dont quelques-uns sont des merveilles, comme au Pont Royal, qui la bordent sur presque tout son parcours. L’an passé, entre gens sérieux, ou Parisiens et du quartier, nous dissociâmes le point de savoir combien d’arches forment le pont des Saints-Pères, On peut passer tous les jours sur un pont et ignorer le nombre de ses arches, mais l’un de nous, qui avouait avoir regardé ce pont, de la berge ou du quai, peut-être mille fois en sa vie, ne put nous tirer d’embarras. J’ai connu un bibliothécaire qui faisait ses délices des Mémoires de Casanova et qui estropiait son nom, l’appelant toujours, et avec emphase, Casanova de Seignalt, au lieu de Seingalt, qui est le nom exact. Je publie régulièrement dans la même revue, depuis une dizaine d’années, une chronique sous le titre d’Epilogues : un de mes amis, collaborateur de la même revue, m’a dit ou écrit dix fois : « J’ai lu vos derniers Episodes… »
Cela rappelle l’historien anglais Fronde, dont le docteur Gustave Le Bon nous entretenait récemment, en traitant de cette même question du témoignage. Froude avait le génie de voir les choses à l’envers. On en donne un curieux exemple ; c’est la description qu’il fait de la ville d’Adélaïde, en Australie : « Je vis, dit-il, à nos pieds, dans la plaine traversée par un fleuve, une ville de cent cinquante nulle habitants, dont pas un n’a jamais connu, et ne connaîtra jamais, la moindre inquiétude au sujet du retour régulier de ses trois repas par jour. » Or, Adélaïde est bâtie sur une hauteur et, à l’époque où Froude la visita, sa population, de moitié moins nombreuse qu’il ne dit, était en proie à une terrible famine. Et voilà le témoignage d’un homme grave, à la réputation européenne, l’un des historiens anglais les plus estimés par ceux qui ne l’ont pas lu.
« Si Froude eût vécu quelques siècles plus tôt, ajoute M. Le Bon, toutes ses affirmations auraient été tenues pour des documents précieux, puisqu’ils émanaient d’un témoin oculaire dont il n’y avait aucune raison de suspecter la bonne foi. Que d’histoires très sérieuses sont écrites avec des éléments aussi peu sérieux ! »
Jules Simon s’étonnait « que tant d’honnêtes gens se contredisent entre eux, en racontant des faits dont ils ont été les témoins. Je retrouve à chaque pas ce spectacle effrayant. Ce dont l’homme est le moins sûr, c’est de son propre esprit. Il n’est pas sûr de ses yeux : c’est que ses yeux et sa mémoire sont en lutte avec son imagination. Il croit voir, il croit se souvenir, et il invente. »
C’est ce qui nous explique ces récits anciens et modernes, et même contemporains, de miracles, d’apparitions, d’événements merveilleux souvent certifiés par un très grand nombre de témoins. Le nombre des témoins ne signifie rien, ni leur honnêteté, ni leur bonne foi. Au contraire, la bonne foi, en matière de témoignage, est un élément suspect. Il vaut beaucoup mieux avoir affaire à la mauvaise foi, qui se décèle toujours par quelque maladresse. Saint Paul atteste que le Christ ressuscité a été vu par plus de cinq cents personnes ; or, c’est même une question maintenant de savoir s’il exista jamais un personnage nommé Jésus et surnommé le Christ. Des milliers et des milliers de personnes, au moyen âge et plus tard encore, ont vu le diable et, dit M. Le Bon, si le témoignage unanime pouvait être considéré comme prouvant quelque chose, on pourrait dire que le diable est le personnage dont l’existence est le mieux démontrée. Grégoire de Tours, historien d’une bonne foi évidente, a assisté dans sa vie à des centaines de miracles qu’il décrit complaisamment. Il les a vus, il les a contrôlés : or, la plupart sont de pures extravagances, inadmissibles, de nos jours, même par la plus obtuse des dévotes. L’histoire contemporaine, les débats judiciaires nous prouvent à chaque instant l’inanité des témoignages. Lors de la catastrophe du Liban, coulé en plein jour par un abordage, il fut impossible d’apprendre de l’équipage survivant si le capitaine était ou n’était pas sur sa passerelle au moment de l’accident. Les uns l’avaient vu, les autres juraient qu’il n’y était pas. En tel procès criminel, il s’agit de reconnaître un personnage entrevu, et on y arrive, mais en influençant les témoins, en les mettant sur la piste probable ou sur celle que la justice désire leur voir suivre. D’après les expériences de M. Claparède, un personnage entrevu, si on laisse les témoins libres, n’est guère reconnu que par une personne sur quatre, et encore avec des hésitations.
Les vrais bons observateurs sont très rares. Napoléon prétendait reconnaître tout visage qu’il avait vu une fois. Cela est devenu légendaire, mais ce n’est pas très exact. Il brouillait tous les noms. Un jour, il distingue dans une députation une figure qu’il croit reconnaître. C’était un savant alors connu, nommé Ameilhon. Le dialogue suivant s’engage : « N’êtes-vous pas Ancillon ? — Oui, sire, Ameilhon. — Bibliothécaire de Sainte-Geneviève ? — Oui, sire, de l’Arsenal. — Continuateur de l’Histoire de l’Empire Ottoman ? — Oui, sire, de l’Histoire du Bas Empire. » Après cela, Ameillon, ravi de l’honneur, s’en allait, disant partout avec emphase : « L’empereur est étonnant. Il sait tout. » Nous pourrions dire, à notre tour : les hommes sont étonnants ; ils croient qu’il suffit d’avoir été témoin d’un fait pour être sûr de ce fait ! C’est bien plus compliqué que cela, la certitude est difficile à acquérir.
Rien n’est plus difficile que ce qui est trop facile. Personne ne s’imaginera qu’il peut jouer du violon sans l’avoir appris ; et s’il se l’imaginait, d’ailleurs, la moindre tentative calmerait vite sa prétention. Mais voir, quoi de plus simple ? Il ne s’agit que d’ouvrir les yeux. « J’ai vu, vous dira un témoin dont on conteste le récit ; me prenez-vous pour un halluciné ? » Précisément, ou bien pour un distrait, selon les cas. En effet, les hommes, quand il s’agit de voir, ont deux tendances. La première est la tendance hallucinée : ils voient ce qu’ils désirent voir, ce qui leur est utile, ce qu’il leur est agréable de voir. La seconde est la tendance distraite : ils ne voient pas ce qu’ils ne désirent pas voir, ce qui leur est inutile ou désagréable.
La grande règle, celle à laquelle on peut ramener presque tout, c’est la règle de l’utilité. Des gens de métier visitaient l’Exposition universelle. Ils regardaient, ils passaient, ils n’avaient pas vu. Plus loin, ils regardaient encore et cette fois s’arrêtaient ; ils avaient vu une machine qui pouvait leur être utile dans leur métier particulier. Nous ne voyons pas ce qui nous est indifférent. L’image glisse, pâlit, meurt, avant d’avoir eu le temps de se fixer et nous ne faisons aucun effort pour la retenir.
J’ai connu un fonctionnaire colonial qui a fait le tour du monde, qui a séjourné des années dans nos différentes colonies d’Afrique, d’Asie et d’Amérique. On est tenté parfois de l’interroger. Mais il ne sait que répondre. Uniquement préoccupé d’avancement et d’affaires de famille, il n’a réellement rien vu. De Singapour, la ville étrange dont un jeune écrivain, M. Cassel, nous a rapporté des impressions grisantes, magiques, ce brave homme me disait : « Jolie ville, quelques maisons à l’européenne. » J’ai fait beaucoup de questions, dans ma vie, je n’ai jamais reçu de réponse aussi bête. Mais je reconnais que les questions sont toujours indiscrètes. Demander à quelqu’un ce qu’il a vu, c’est le mettre à la torture. Il pêche à la ligue dans sa mémoire et ne retire rien. Alors, il essaie d’inventer, et c’est misérable. De là, pour les touristes, la grande utilité des guides, des Conty, des Joanne et des Baedecker. Sans ces livres, ils n’auraient rien vu, et sans eux ils ne se souviendraient de rien. Qu’ai-je vu à Rome ? Ils ouvrent à la page marquée. « Rome, Rome ? disait un bonnetier que sa femme avait entraîné en Italie, ah ! je me souviens : c’est là que j’ai acheté ce si mauvais gilet de flanelle. »
A côté de ceux qui ne voient rien ou presque rien, il y a ceux qui voient de travers ou à l’envers, qui se laissent guider beaucoup moins par leurs yeux que par leur sensibilité, qui croient qu’une chose existe parce qu’il leur a semblé en avoir reçu l’impression. Quiconque a dirigé un service, disait un inspecteur des télégraphes, a pu constater combien les rapports que l’on reçoit sont souvent peu exacts, combien il est nécessaire de contrôler les affirmations des agents sur les faits où ils ont été acteurs ou spectateurs. La narration d’un fait qui vient de se produire repose sur les impressions reçues bien plus que sur l’observation. Au bout de quelques jours, l’imagination est rentrée en jeu et elle achève de cristalliser la conviction. A ce moment-là, s’il y a eu une erreur initiale, elle est devenue indéracinable. Cela explique toutes ces contestations entre le public et les agents administratifs. Chacun est de bonne foi, mais chacun a vu le fait sous un jour différent, celui de son intérêt particulier, l’un mettant son amour-propre à faire respecter la loi ou la règle, l’autre ne songeant qu’à les violer ou à les tourner. Si l’affaire va aux tribunaux, le juge, dont la tendance autoritaire est très forte, donne presque toujours raison à l’agent légal. Il est cependant à peu près certain que l’agent n’est pas croyable plus d’une fois sur deux, en moyenne. Encore cette proportion est peut-être fort exagérée31.
Par une disposition particulière, il y a, à l’Université de Genève, une grande fenêtre donnant sur un couloir intérieur, à gauche en entrant vis-à-vis de la loge du concierge. Un jour, M. Claparède interrogea cinquante-quatre étudiants sur l’existence de cette fenêtre, devant laquelle ils passent tous les jours. Sait-on combien affirmèrent catégoriquement que cette fenêtre n’existe pas ? Quarante-quatre ! Consterné, M. Claparède déclare qu’un tel témoignage collectif est déconcertant et décourageant. Qui ne serait de son avis ? Qui ne pense avec effroi, après cela, à tous ces procès criminels, où la condamnation est obtenue grâce à des témoignages ? M. Claparède en conclut qu’un seul témoignage peut avoir raison contre des témoignages bien concordants. L’unanimité elle-même doit être contrôlée sévèrement, et il ajoute, ce qui concorde avec mes propres idées sur la question : « On en vient à se demander si ce n’est pas la règle que de méconnaître les objets sans intérêt qui nous entourent, et si ce n’est pas par hasard seulement, et à titre d’exception, que ces objets ; laissent une trace sur la plaque sensible de notre mémoire ? » Hasard, certainement, ou plaque particulièrement sensible. Si, en effet, notre œil fonctionne mécaniquement, à peu près comme un objectif photographique, nous sommes obligés, pour ne pas encombrer les magasins de notre mémoire, de faire un choix parmi les images que nous y classons. En cela, un instinct nous guide, quoique pas toujours infaillible, et nous avertit des images utiles à la conservation ou à la défense de notre vie.
Sans l’éducation, sans les habitudes civilisées, qui augmentent constamment le nombre de nos ◀besoins▶ dans tous les genres, nous n’aurions ◀besoin▶, comme les animaux, de ne retenir qu’un très petit nombre d’images.
La vie des animaux se meut dans un cercle assez étroit et il n’est aucun de leurs actes qui ne soit régi par l’utilité. Les hommes aussi obéissent à l’utile, mais leur imagination agrandit singulièrement ce champ de l’utilité, et ils se trouvent obligés, rien que pour vivre, d’ouvrir leur mémoire à un très grand nombre d’images qui laissent les animaux absolument indifférents. Nous voyons sur une table à la fois les plats, les viandes, les fleurs, les verres et tout le reste ; le chienne voit que les viandes ; les fleurs qui nous sont agréables, l’agencement général qui nous séduit, le laissent parfaitement insensible. Il y a aussi des choses dont la vue nous laisse insensible : celles qui ne sont ni belles ni laides, ni utiles, ni nuisibles, ni bonnes ni mauvaises, tout ce qui ne vaut pas la peine d’être qualifié, tout ce qui est neutre pour nos sens ou pour notre imagination. Si alors on nous demande de témoigner sur l’existence de ces objets, sur la réalité de ces faits qui ne nous causent ni peine ni plaisir et que, pour cela, nous avons négligé de conserver dans notre mémoire, nous serons très embarrassés.
En général, quand on nous interroge, nous avons une tendance à affirmer le fait que nous jugeons probable et à nier le fait qui nous semble improbable. Ainsi, dans l’exemple de la fenêtre, cette fenêtre, ouvrant sur un couloir, a semblé aux étudiants questionnés tout à fait improbable, la chose étant inutile, absurde même.
En second lieu, et ceci est très important, nous avons dans l’esprit une série de types de faits auxquels nous rapportons invinciblement les faits nouveaux dont nous venons à être les témoins. Si, par exemple, nous sommes en principe assurés que tout accident d’automobile incombe aux conducteurs de ces voitures, nous admettrons difficilement même, si nous l’avons vu de nos yeux, l’accident né par la faute de la victime. Ce sera le contraire pour le chauffeur : pour lui, la victime a toujours tort. C’est déraisonnable. Mais si, pour nous, le chauffeur a toujours tort, c’est également déraisonnable. Dans les deux cas, les images seront déformées et si nous sommes interrogés, nous répondrons par des mensonges de très bonne foi : « Cela est ainsi, parce que cela doit être ainsi. » M. Claparède va même jusqu’à admettre que des témoignages indépendants les uns des autres peuvent être erronés, même s’ils concordent. Je suis de son avis, car il est tout à fait normal que le même intérêt ou la même absence d’intérêt guident inconsciemment des témoins d’origine ou de condition différentes. Tous les anciens explorateurs des Iles Kerguelen n’y ont vu que des terres stériles et inhabitables. Or, ces temps derniers, une colonie de Navrais et de Norvégiens s’y est établie qui trouve le pays rude, mais sain et fort propre, non seulement à la pêche, mais aussi au pâturage32.
Il résulte de tout cela que nos yeux sont incertains. Deux personnes regardent à la même pendule et n’énoncent la même heure qu’à deux ou trois minutes près. L’une a une tendance à retarder, l’autre à avancer les aiguilles. N’en profitons pas pour jouer avec trop de confiance le rôle de la troisième personne qui veut mettre ici deux premières d’accord ; il pourrait nous arriver de nous tromper à notre tour. Et puis, dans la vie courante, nous avons moins ◀besoin▶ de certitude que d’une certaine approximation vers la certitude. Apprenons à voir, mais sans regarder les choses et les hommes de trop près : ils sont plus jolis de loin.
Le physique et le moral
On a un peu exagéré, ces dernières années, l’état de dépendance dans lequel se trouve le moral par rapport au physique, l’âme ou l’ensemble de nos facultés par rapport au système nerveux. Il semble certain qu’un déséquilibre physique, même très accentué, ne s’oppose nullement au développement de l’intelligence la mieux pondérée. Le spectacle n’est pas absolument rare d’un cerveau malade et d’un esprit sain. Cette pathologie paradoxale s’affirme si l’on examine la vie de certains grands écrivains. On en voit qui furent ainsi désharmonisés et dont l’œuvre est toute sagesse et toute harmonie.
Il y a un poète français dont l’œuvre signifie méthode, pureté, grâce, pondération, perfection ; c’est Jean Racine. Or, il appartenait à une famille de névropathes, de mystiques exaltés et lui-même, sur ses dernières années, n’échappa point aux pires exagérations de la dévotion la plus extravagante. Il allait jusqu’à imaginer des processions dans l’intérieur de sa maison. Il portait la croix et toute sa famille, tous ses gens, femme, garçon, fidèles, domestiques, le suivaient le long des escaliers et de chambre en chambre, en chantant des litanies et des cantiques. Qui reconnaîtrait dans ce maniaque l’auteur de Bérénice, de Phèdre, d’Athalie ?
Nul homme plus que Gœthe ne semble, à le juger par ses écrits, harmonieux et pondéré ? Il n’en était pas moins soumis à de véritables crises impulsives. Sa raison, il est vrai, les dominait souvent, mais il ne travaillait pas toujours selon son gré : il se sentait emporté vers telles ou telles idées avec une violence irrésistible. Son père était un peu maniaque et fort eut été. C’était un homme d’apparence robuste : taciturne et opiniâtre, il ne prenait jamais aucun plaisir, étant fort avare, et travaillait sans relâche, quoique riche, aux travaux des champs. Venu à la ville, il essaya de s’instruire un peu et n’y parvint que très difficilement. Cette mauvaise hérédité fut heureusement compensée par sa mère, personne gaie, intelligente et spirituelle, mais il en résulta, dans le grand poète, un état qui le faisait ressembler tantôt à son père, tantôt à sa mère. On le voyait tour à tour expansif ou taciturne, replié en lui-même ou plein d’une charmante gaîté. Gœthe avait une sœur d’un caractère tout à fait anormal. Elle ne se plaisait que seule et n’aima jamais rien ni personne. Lui-même fut d’abord d’un névrosisme exagéré. Pendant longtemps, il éprouva des accès de la colère la plus violente suivie bientôt d’un état de complet affaissement. En avançant en âge, il se montra au contraire d’une parfaite égalité d’humeur. Il arriva même à un état d’indifférence affective tellement prononcé qu’il est difficile de ne pas y voir quelque chose de singulier. On connaît, par exemple, l’anecdote de la mort de sa femme. Il était allé faire une promenade en voiture avec elle et son secrétaire Eckermann. Or, elle mourut subitement pendant la promenade, et Gœthe ne trouva rien autre chose à dire à son compagnon consterné que ceci : « On va être bien étonné à la maison. » Je ne sais qui a dit que la caractéristique de Gœthe était un égoïsme monstrueux. C’est possible, mais il est possible aussi que l’égoïsme soit nécessaire à un Gœthe, comme à un Victor Hugo.
Une autre œuvre où se lit la sagesse, l’harmonie, la modération, l’impartialité, c’est celle de Flaubert, et cependant on sait que Flaubert était épileptique et doué en même temps, du caractère le plus violent. C’était avec une sorte de fureur qu’il exposait ses convictions littéraires. A d’autres moments, il semblait atteint d’une mélancolie profonde. Sa misanthropie avait quelque chose de maladif. Et quant à sa laborieuse méthode de travail elle témoigne de la difficulté qu’il éprouvait à coordonner ses idées et à trouver l’expression définitive. Le résultat était une sorte de perfection plastique, et l’on demeure surpris que ce grand barbare, vulgaire et entêté, ait produit une œuvre si calme, si noble et si belle. Oui, cette littérature admirable est sortie d’un cerveau profondément malade, d’un cerveau atteint de cette grande névrose que les anciens avaient appelée le tremblement de terre de l’homme. Maxime du Camp a donné des crises de Flaubert un tableau douloureux :
« Bien souvent, impuissant et consterné, j’ai assisté à ces crises qui étaient formidables. Elles se produisaient de la même façon et précédées des mêmes phénomènes. Tout à coup, sans motifs appréciables, Gustave levait la tête et devenait très pâle. Il avait senti l’aura. Son regard était plein d’angoisse. Il disait : j’ai une flamme dans l’œil gauche. Puis, quelques secondes après : j’ai une flamme dans l’œil droit ; tout me semble couleur d’or. Cet état singulier se prolongeait quelquefois pendant plusieurs minutes, puis son visage pâlissait encore plus et prenait une expression désespérée. Rapidement, il marchait, il courait vers son lit, s’y étendait morne, sinistre, comme s’il était couché vivant dans le cercueil ; puis il s’écriait : Je tiens les guides, voici le roulier, j’entends les grelots ! Ah ! je vois la lanterne de l’auberge ! Alors, il poussait une plainte dont l’accent déchirant vibre encore dans mon oreille et la convulsion le soulevait. A ce paroxysme, où tout l’être entrait en trépidation, succédaient invariablement un sommeil profond et une courbature qui durait plusieurs jours. »
Qu’on relise après cela Madame Bovary. Je suis de plus en plus persuadé que le genre de rapports qu’il y a nécessairement entre un homme et son œuvre nous est absolument inconnu. Si c’est un rapport de ressemblance, il y a bien des exceptions ; si c’est un rapport de contraste, il faudrait l’expliquer. Dans les deux hypothèses, la filiation demeure également obscure, et, je le répète, il serait peut-être sage, jusqu’à nouvel ordre, de considérer séparément l’homme et l’œuvre, de ne pas mêler, comme on le fait trop souvent maintenant, la physiologie et la critique littéraire. Le cerveau, après tant de recherches, d’études et d’analyses, demeure toujours un monde fermé.
Alfred de Musset était-il également épileptique ? Cela n’est nullement prouvé, mais il avait des hallucinations, il était sujet au phénomène que l’on a appelé autoscopie et que Gœthe éprouva également ; c’est-à-dire que parfois, en se promenant, il se voyait lui-même comme on se voit dans un miroir. Il a fait plusieurs allusions à ce phénomène de dédoublement, à ce personnage qui lui ressemblait comme un frère. Or, il est bien certain que ce grave symptôme de détraquement cérébral ne se retrouve pas dans les œuvres du poète. La fantaisie de Musset n’a jamais un caractère morbide ; elle est de la gaminerie, et non pas de l’extravagance. Il avait une tendance à se conduire en enfant gâté ; il fut aussi un enfant vicieux, mais qui garde toujours beaucoup de candeur, comme le prouve l’honnête sentimentalité de son théâtre. Mais il n’était pas seulement halluciné ; il était aussi alcoolique. Quelques-uns de ses poèmes d’amour les plus touchants sont sortis d’une bouteille d’absinthe, comme les contes les plus sagaces et les plus logiques d’Edgar Poe sont sortis d’une bouteille d’eau-de-vie.
Qu’est-ce donc que le déséquilibre des écrivains, si ce déséquilibre se traduit par des œuvres harmonieuses et raisonnables ? Les comparaisons ne prouvent rien, mais cela ne fait-il pas songer à ces arbres noueux et rachitiques qui produisent des fruits particulièrement savoureux ?
Restons en là. Les conditions de la naissance des œuvres littéraires nous sont encore à peu près inconnues. Un fait est certain, c’est qu’un homme intelligent, bien équilibré de corps et d’esprit, instruit, laborieux, peut fort bien n’avoir aucun talent littéraire, tandis qu’un autre homme, d’une intelligence capricante, quasi ignorant, paresseux, déséquilibré de santé physique et morale, produira des œuvres magnifiques, pures, d’une belle logique, d’une noble harmonie. Un autre fait est également certain, c’est qu’il ne suffit pas d’être déséquilibré pour avoir du talent ou du génie. Ni la santé ni la maladie ne semblent avoir d’influence réelle bien marquée sur la qualité de la production littéraire. Et cependant, troisième fait encore bien certain, presque tous les hommes de génie ou ie grand talent sont, en quelque mesure, en état de déséquilibre.
La vérité est peut-être que le déséquilibre est général et que personne n’y échappe.
La passion du jeu
Depuis qu’il y a des littératures, et cela remonte déjà à un nombre respectable de siècles, on a raisonné et déraisonné sur l’amour et sur le jeu. Il est donc difficile de trouver du nouveau à propos de ces passions. Si quelqu’un le tente, avec une apparence de succès, il faudra lui en tenir compte et examiner avec soin la valeur de son apport. Aujourd’hui, il s’agit du jeu, dont MM. Danville et Sollier viennent d’étudier quelques cas extrêmes33. Le jeu est partout et comporte tous les degrés. Nous voyons jouer presque tous les animaux, j’entends le jeu qui se termine par la victoire ou la défaite. Le cheval prend réellement part aux courses, où il semble qu’il ne soit qu’un instrument ; des courses de chevaux sans cavaliers, comme cela se pratique peut-être encore à Rome, montrent cela très nettement. Dans ce cas, ils manifestent même de véritables âmes de jockeys, bousculant leurs concurrents, leur coupant la route. Cela se passe encore ainsi dans les courses de lévriers, maintenant à la mode en Angleterre, avec, en plus, le coup de dent comminatoire. Le chien vulgaire, surtout quand il est jeune, aime les parties de jeu ; il sait fort bien se plier aux règles, les invente parfois lui-même et tient beaucoup à gagner à son tour. Les enfants mettent souvent aux jeux une telle ardeur qu’il faut les surveiller ; de nerveuses petites filles y prennent parfois une véritable fièvre. Rien donc de plus normal que le jeu, et même dans ses excès. Les excès, cependant, où il pousse l’homme, dépassent la mesure, car l’intelligence a fait de l’animal humain un être qui dépasse sans cesse la mesure : c’est la caractéristique de son génie.
Le jeu tel que l’homme le pratique est une passion où se mêlent les éléments les plus divers et les plus contradictoires. Voici quatre personnes autour d’une table de jeu et chacune d’elles en manipulant les cartes, obéit peut-être à un mobile différent. La première veut tout simplement gagner pour gagner, sans arrière-pensée ; la seconde cherche dans le jeu le plaisir également désintéressé de l’aventure ; la troisième n’y voit qu’une excitation agréable analogue à celle que procure le vin ; la quatrième, enfin, n’est mue que par l’espoir du gain. Quoi que l’on croie généralement, surtout lorsque l’on n’est pas joueur, ce dernier mobile n’est pas beaucoup plus fréquent que les autres. Enfin, le jeu ne sera souvent qu’une distraction, un passe-temps, la ressource de personnes qui n’ont rien à se dire. Dans ce cas, l’élément émotif disparaît presque entièrement ; le jeu ne mérite presque plus son nom.
Je crois fort juste de considérer dans beaucoup de cas le jeu comme un simple mode d’excitation, analogue au tabac et à l’alcool, avec lesquels il est d’ailleurs fréquemment associé. Il n’est jamais, même en ce dernier cas, tout à fait dénué d’espoir de gain, et on peut dire d’une manière générale que, s’il y a, dans chaque joueur, un mobile prédominant, il participe encore, plus ou moins, à tous les autres. Le joueur est rarement un être simple. Je parle du joueur passionné et non du vulgaire professionnel, dont le gain, obtenu par tous les moyens, est naturellement le seul et unique but.
Le joueur le plus curieux est celui pour qui le jeu est une sorte de ◀besoin▶ vital. Content de gagner, il n’est pas extrêmement contristé par la perte, et même n’est pas toujours sans y trouver une âpre émotion. On peut le comparer à ces amoureux qui, heureux d’être aimés, éprouvent aussi à être bafoués un certain plaisir douloureux. C’est de l’amour triste, mais c’est encore de l’amour, et cela vaut mieux que rien pour ces fanatiques de l’émotion. Chez certains sujets, ce ◀besoin▶ d’émotion est si violent qu’il veut se satisfaire malgré tous les obstacles, en dépit de toutes les souffrances. Tel joueur ne prend réellement conscience de lui-même qu’au centre de la partie de jeu. C’est à ce moment qu’il se réveille. Le reste de sa vie n’est que somnambulisme. D’autres, au contraire, ont assez de ressort pour mener une existence en partie double : la moitié des heures au jeu, l’autre aux affaires normales. Tel cet auteur dramatique qui, pendant les mêmes années, se ruina au jeu et acquit la célébrité par plusieurs succès.
Il ne lui restait plus que quelques billets de mille francs à la place de plusieurs centaines, quand une nuit, au poker, il eut une suite de gains énormes. Il les employa à fonder une écurie de courses. A ce moment, il jouait donc simultanément au cercle et sur les hippodromes. Or, pendant ce temps, il composa et depuis il a continué d’écrire de nombreuses pièces, affirmant un talent que lui reconnut volontiers la critique, une lucidité d’esprit applaudie par le public, un art persistant dont la faveur lui permet aujourd’hui encore de repérer les pertes que le jeu occasionne à ce passionné impénitent. »
Mais quand la folie du jeu se développe dans des organismes d’une nervosité extrême, déjà maladive, ses effets peuvent devenir terribles. L’homme semble, comme disaient les anciens, la proie d’une fatalité qui ne lui laisse aucun moyen de contrôle sur lui-même. M. Grasset explique que, dans de tels cas, c’est le psychisme inférieur qui agit exclusivement ou à peu près. Cela revient au même. L’homme est perdu. C’est le joueur des mélodrames dont le suicide est le dernier acte d’énergie.
Après cela, on tombe dans la pathologie pure et simple. Il y a, et c’est la partie neuve de l’étude que j’ai signalée, des crises de munie du jeu analogues à des crises d’hystérie, d’épilepsie ou d’automatisme ambulatoire. Le malade, un beau jour, se met à jouer, comme il entrerait en convulsions, et il joue tant que dure son excitation maniaque. Naturellement, en de telles circonstances, il perd tout ce qu’il veut, comme disent les joueurs. Un partenaire de ce genre est une bonne fortune pour les habitués du cercle où il s’échoue. Mais il s’agit là, heureusement, d’accidents fort rares. On peut même se demander si ces sortes de crises ont des rapports nécessaires avec la passion du jeu. Il semble plutôt que le jeu n’y joue qu’un rôle de hasard et qu’elles auraient fort bien pu s’exercer sur n’importe quelle autre matière. Le jeu, pour ces variétés d’épileptiques, n’aurait été qu’un dérivatif.
L’accident
A la suite du malheur arrivé sur le Latouche-Tréville, des injonctions furent de toutes parts lancées au gouvernement. Les gens hargneux le « mirent en demeure » et les gens calmes le « prièrent » d’étudier les moyens d’éviter le retour de semblables catastrophes. Je copie cette dernière formule dans une délibération aux termes les plus modérés. Elle part d’un bon sentiment, et pourtant elle fait sourire, malgré que le sujet soit douloureux, par sa naïveté. Car s’il y a des faits contre lesquels le gouvernement, quel qu’il soit, demeure impuissant, c’est bien d’abord ceux de cet ordre. Ils échappent, en effet, à la prévoyance humaine, puisque, par définition même, ils sont l’imprévu, ils sont l’Accident.
L’accident donc étant ce que l’on ne peut prévoirai n’y a aucun moyen d’y parer que les moyens généraux d’ordre et de régularité. Or, l’ordre et la régularité régnent nécessairement à bord d’un vaisseau-école de canonnerie. Il est impossible qu’il en soit autrement, puisqu’on y vit au milieu d’un péril constant et qui ne peut être conjuré que par l’ordre le plus sévère, la régularité la plus minutieuse. On y tire le canon, à peu près tous les jours. Trois cents jours passent : rien ne se produit que ce qui est prévu. Voici le trois cent unième jour : c’est le jour de l’imprévu, c’est l’accident. L’accident arrive ou n’arrive pas. On sait qu’il peut arriver, mais on ne sait pas s’il arrivera. L’accident est l’accident ; il est imprévisible. Ces deux trains, pendant des années et des années, se sont croisés pacifiquement dans la petite gare qui les attend, comme on attend l’apparition des astres en un point du ciel. La mécanique des chemins de fer égale en précision la mécanique céleste. Cependant une planète en rencontre une autre, et il s’en suit une mise en miettes, dont les miettes sont les étoiles filantes qui nous tombent parfois des nues. Cependant, les deux trains entrent l’un dans l’autre, et il s’élève des cris, des flammes et de la fumée. C’est l’accident. La terre périra peut-être de se cogner à une planète dévoyée, et tous ceux qui prennent le train ne reviennent pas. Il y a en a un sur cent mille, sur un million, qui est tombé en route aux pièges de l’accident. L’amiral Dumont d’Urville avait fait plusieurs fois le tour du monde, avait échappé aux tempêtes les plus redoutables. Il revient des régions antarctiques, prend pour Versailles un train qui déraille, et on le trouve mort sens les décombres enflammés. Bien des catastrophes ont suivi celle-là sur les chemins de fer du monde entier. On a multiplié les règlements, on a tout prévu, on a pris des précautions qui semblent folles à force d’être sages, on a établi un mécanisme d’une justesse prodigieuse et qui frappe d’admiration, quand on le connaît bien : mais on n’a pas supprimé l’accident, parce que l’accident est inaccessible, parce qu’il plane et ricane au-dessus des prévisions humaines. On dirait qu’il a une volonté, qu’il choisit son heure, qu’il ne se laisse jamais tomber qu’au bon moment, choisissant sa proie. Non, il obéit, lui aussi, à la loi universelle qui régit les rapports des choses entre elles. Ce pont en fer qui craque et se brise, sa destinée était écrite dans le minerai d’où il est sorti, dans le creuset où il fut fondu, et encore avant cela, dans les éléments géologiques dont le minerai de fer fut formé, dans les gaz qui emplissaient l’espace avant la naissance même de la terre, dans la nébuleuse originelle, dans le mouvement éternel des atomes primordiaux. La paille qui a fait fléchir la poudre d’acier a sa place, son rang et sa nécessité dans l’ordre universel qui régit les mondes.
En vérité, les conseils généraux peuvent prendre contre l’accident les plus patriotiques délibérations, l’accident se rit de leur sagesse. Il compte sur son nom pour continuer ses méfaits. Parler de lui, même pour le maudire, c’est le justifier. Dire qu’on le supprimera, c’est affirmer plus fortement la nécessité de son existence. Il est, et on ne peut le détruire, parce que en même temps qu’il est, il n’est pas. Quand nous parlons de lui, nous en parlons au passé ou au futur. L’accident n’est jamais une chose présente : il a été et il sera, mais il ne sera jamais, dans l’avenir, ce qu’il a été dans le passé. Il vient de se manifester dans une étoupille et notre naïveté fait que nous surveillerons les étoupilles. Mais l’accident, qui tient à son nom, ne se manifestera plus dans les étoupilles. En effet, une série d’accidents de même nature n’est pas une série d’accidents. L’accident ne vient pas par série. Sa nature l’oblige à être isolé, unique en son genre. Dès que l’on connaît sa cause, il change de cause. On le cherche au jeu du disque qui a mal fonctionné ; il se réfugie dans la tête du mécanicien qu’il fait tourner à droite, quand c’est la gauche qui réclamait son attention.
Supprimer l’accident ! Rêverie indigne même de l’optimisme d’un Pangloss. Nous le cultivons au contraire et nous lui apprêtons chaque jour de nouveaux moyens de se manifester. Après ceux de l’automobile, qui commencent à nous paraître légitimes et qui ne méritent presque plus le nom d’accidents, voici ceux de l’aéroplane dont la complaisante Amérique vient d’ouvrir la liste. Il est probable qu’elle sera longue. Les ballons dirigeables font déjà bonne figure, malgré leur récence, dans la nomenclature. L’Allemagne s’y distingue, mais ce n’est point, malheureusement, la seule supériorité qu’elle ait sur nous. Tant de machines en mouvement, tant de mines creusées jusqu’aux abîmes, tant d’appareils de destruction imaginés et essayés par tous les Etats, assurent à l’accident un avenir incomparable. Plus la machine est précise et plus l’accident nous étonne. Il nous semble qu’il y a des mécanismes si beaux et d’une marche si assurée, si fière, que rien ne saurait les détourner de leur chemin. Mais l’accident est là, qui guette, tout prêt à rabattre leur orgueil et le nôtre. La machine est d’autant plus vulnérable qu’elle est plus compliquée. Une science admirable a réglé ses mouvements, des rapports des roues, les réactions des ressorts ; elle a même créé le rouage de secours ou le taquet d’arrêt ; mais ayant tout prévu, quelque chose est resté eu dehors du cercle des prévisions : la bête indomptable et cruelle qui s’appelle l’Accident.
Je ne prêche pas le fatalisme. Je ne dis pas, comme les musulmans : « C’était écrit ! » Mais je ne puis pas dire non plus : « Cela aurait pu ne pas arriver. » Tout ce qui arrive, arrive nécessairement, au de la de toute science, de toute sagesse, de tout calcul, de toute combinaison, il y a ce qui ne peut être su, ce qui ne peut, être vu, ce qui ne peut être calculé. Après l’accident, le mieux à faire c’est de continuer le mouvement interrompu, selon les règles générales de l’ordre. Il faut aussi ne pas avoir peur, car la caractéristique de l’accident est, non seulement la soudaineté, mais aussi la rareté. Quand l’accident est advenu, on a la certitude, presque mathématique, que le péril est loin dans le futur. En effet, un accident qui se renouvellerait à brefs intervalles ne serait plus un accident. Ce serait un fait dépendant d’une cause permanente qu’il serait possible de prévoir et de contrecarrer. L’accident, au contraire, et je le répète, est imprévisible.
Quand tout est en ordre, il faut donc marcher gans crainte, et traiter l’accident futur, quoiqu’il soit possible, comme s’il était impossible. C’est d’ailleurs ce que nous faisons au cours de la vie, — et si nous ne le faisions pas, pourrions-nous vivre ?
L’ami des bêtes
L’ami des bêtes aime les bêtes. C’est sa profession. Entendons cependant qu’il aime certaines bêtes, et que celles qu’il aime, il ne les aime pas toutes de la même manière. De plus, on conviendra qu’il en est quelques-unes qu’il déteste, tout comme le commun des hommes ; il en est d’autres, beaucoup d’autres, une infinité d’autres qui lui sont indifférentes, parce qu’il ne les connaît pas. Cette dernière proposition est conforme à la définition sixième de Spinoza, dans la troisième partie de son Ethique : « L’amour est un sentiment de joie accompagné de l’idée de sa cause extérieure. » Or, nous ne pouvons avoir l’idée d’une cause extérieure que nous ignorons. Donc, l’ami des bêtes, qui n’a jamais vu d’ornithorynque que dans les images, ne peut aimer cet animal rare.
L’ami des bêtes, encore qu’il déborde d’amour, n’a qu’une sympathie des plus modérées pour la plupart des insectes, et parmi les insectes, il en est qui lui inspirent, à juste titre, une profonde aversion. Il aurait un certain plaisir à converser avec les abeilles ou avec les papillons ; seulement, les papillons ne se laissent pas approcher et les abeilles, qui n’ont pas de temps à perdre, ne sont pas toujours de bonne humeur. Quand il est encore enfant, l’ami des bêtes élève des chenilles dans une boîte percée de trous ; seulement, il les laisse généralement mourir de faim et ainsi il perd la seule occasion que lui offrirait la vie de prouver sa tendresse pour les lépidoptères. Il est cependant un pays où les insectes ont de vrais amis. C’est l’Inde. Là, les pieux brahmanes se voilent la bouche pour ne pas avaler, par inadvertance, un moucheron, car le moucheron leur est sacré comme toutes les autres bêtes. C’est pourquoi ils s’offrent volontiers en pâture aux parasites que nous redoutons le plus. Cette charité, l’ami des bêtes de nos climats ne la pratique jamais qu’involontairement ; néanmoins, quand cela lui arrive, il se plaint moins que les autres hommes ; l’ami des bêtes supporte avec patience les petites misères de son métier.
Que dirons-nous des poissons ? Courteline nous affirme bien qu’il y a de douces liaisons entre pêcheurs et goujons ; s’il fallait l’en croire, il en aurait connu un qui répondait à l’appel de son nom et venait manger, dans la main de son ami, le vermisseau ou la miette de pain. Mais Courteline manque d’autorité. Est-il même membre de la Société protectrice des animaux ? Nous avons toutes sortes de raisons pour en douter. L’ami des bêtes choisit donc rarement ses amis parmi les poissons ; ils sont trop froids. Des femmes ont du goût pour les couleuvres, surtout pour celles qui sont enrichies de diamants, mais ces goûts excentriques ou coûteux ne renirent pas dans notre sujet. Il nous faut également négliger les charmeurs de serpents. Ce sont des industriels qui songent beaucoup plus à gagner un peu d’argent qu’à faire le bonheur de leurs vipères, auxquelles ils ont même eu la barbarie d’arracher leurs précieux crochets. Passons. L’ami des bêtes n’aime pas qu’on fasse du mal aux animaux.
Il reste deux classes zoologiques, et ce sont les plus importantes, parmi lesquelles l’ami des bêtes choisit généralement l’objet de sa passion : les mammifères et les oiseaux. L’une et l’autre ont leurs partisans, mais il est rare que l’ami des serins soit également l’ami des chats. Il faut opter. Cela désole bien des cœurs sensibles, mais on n’a pas encore trouvé le moyen d’amener les félins à contempler avec froideur la cage aux oiseaux. Il faut donc considérer séparément le poil et la plume. L’ami des oiseaux n’aime pas tous les oiseaux, ou du moins il ne les aime pas tous de la même manière, principe que nous avons posé au début de cette étude comme une vérité fondamentale, et sans laquelle il est impossible de rien comprendre à une question que nous avons entrepris de traiter, enfin ! avec une impartialité académique. L’ami des oiseaux aime les perroquets sur leur perchoir, les serins, les veuves et les capucins dans leurs cages respectives, les canards aux olives et les poulets à la fricassée. L’idée sacrilège d’une brochette de canaris le fait pâlir d’effroi, mais il ne conçoit les cailles que bardées de lard et vêtues d’une feuille de vigne. Il met les perdrix aux choux et les magnifiques cardinaux derrière un treillis doré qui s’harmonise à merveille avec la pourpre de leur plumage. L’ami des oiseaux connaît l’art des nuances et des accords. Il sait que l’alouette réclame le pâté et l’hirondelle la liberté des espaces. J’aime les amis des oiseaux. Le dernier que je vis picorait un confit d’oie, en dialoguant avec son perroquet, dont il tâchait, en vain, d’imiter l’accent pittoresque.
Evidemment, cet excellent ami des oiseaux se serait trouvé mal si vous lui aviez parlé de manger un confit de perroquet en dialoguant avec une oie. Mais qui sait ? Peut-être qu’aux pays des perroquets ce sont les perroquets que l’on plume et les oies qui font les belles ? La langue française, qui a beaucoup d’esprit, a prévu ces deux manières d’aimer les oiseaux. Elle dit : « Il aime le pigeon » ; elle dit aussi : « Il aime les pigeons », et cela signifie des choses différentes. Quand on connaît la grammaire, on ne s’étonne de rien ; c’est ce que je fais.
L’amour que les amis des bêtes portent aux mammifères est du même ordre que celui qu’ils déversent sur des oiseaux, mais il est plus vaste et plus profond. Il s’étend, d’abord sur l’espèce canine tout entière, ce qui permet au sentiment de s’allonger à l’infini. C’est un beau clavier que celui qui va du molosse danois au petit havane que l’on met dans son manchon. Cependant, aimer tous les chiens serait banal. Il y a des variétés à la mode ; autant il serait peu décent d’aimer un mâtin ou un briquet, autant il est honorable de brûler d’amour pour un colley ou un lévrier russe. En principe, tous les chiens sont sacrés, comme dans l’Inde toutes les vaches, mais il y a des degrés dans le sacramentel, et il faut savoir faire des choix élégants et distingués. L’ami des chiens n’y manque pas.
L’ami des chats s’exerce dans un champ moins ample ; il en est généralement réduit à opter entre l’angora et le chat de gouttière, mais il se rattrape sur la robe : le fauve est le plus beau, mais l’hermine fait des passions, ou le noir diabolique, ou même les gris tigré. Les anciens Egyptiens avaient des chats, mais ils leur préféraient la panthère, qu’ils savaient dresser et amadouer. Alors cela valait la peine d’être l’ami des bêtes ; nos dressages sont plus modestes. J’ai cependant vu un renard suivre son maître ; mais c’est très rare. Le renard est indocile, même quand une agrafe d’argent l’enchaîne au cou d’une femme. C’est sous cette forme que l’ami des chats et des chiens préfère avoir des relations avec les mammifères sauvages, loups et ours, loutres et martres. Si c’est un herbivore, l’amour ne s’arrête pas à la peau ; les moutons, qui aimeraient à être caressés, eux aussi, en savent quelque chose. Les chevaux inspirent des affections généralement financières ; rien de plus violent, rien de plus dévoué que la passion, d’un paysan pour le poulain qu’il espère vendre à la prochaine foire un joli sac d’écus. Quant aux jeunes veaux que l’on rencontre dans les salons, nous n’en dirons rien : ils appartiennent généralement à l’espèce humaine.
De tout cela, il appert que l’ami des bêtes ressemble beaucoup au reste des hommes. Ses sentiments sont régis par l’utilité. Il aime les bêtes qu’il lui est profitable d’aimer, et il les aime sous la forme qui lui donne le plus de plaisir. Cet homme tendre n’est ni plus ni moins féroce que ses congénères ; ami des bêtes, sans doute, mais qui souffre fort bien que l’on châtre, pour qu’ils engraissent mieux, les fils du taureau et les fils du bélier. Ne réveillez pas son chat ; il vous ferait de la morale : « Il ne faut pas, dirait-il, tourmenter les animaux. Vous n’êtes donc pas un ami des bêtes ? »
Les livres sur l’amour
Quand on écrit sur l’amour, on ne devrait pas, il me semble, choisir un titre absolu, un titre qui fasse croire que l’on va préciser des règles, établir des lois. Voici ce qui conviendrait le mieux : « De l’amour, tel que je le sens ou tel que je le comprends. » En effet, de tels livres sont beaucoup moins de la psychologie désintéressée que des confessions, et cela explique pourquoi ils n’acquièrent presque jamais la réputation du premier coup. Ils suivent les vicissitudes de l’auteur lui-même, ajoutent quelquefois à une célébrité, mais ne la créent jamais.
Du plus connu des essais sur l’amour, de celui de Stendhal, il fallut vingt ans pour écouler une édition, et le livre de Sénancourt sur le même sujet, quoique d’une grande valeur philosophique, est à peu près inconnu. Il y a presque autant de formes de l’amour qu’il y a d’individus humains, mâles et femelles. Sans doute, en tous les cas, le but est le même, mais les sentiers font des détours différents. C’est pourquoi chacun a son sentiment sur l’amour, et même son opinion plus ou moins bien raison née. Le plus universel des penchants est aussi le plus personnel, et c’est en nous que se trouve le meilleur livre que l’on puisse nous proposer sur l’amour. Tous ceux qui ont l’habitude d’écrire récriraient s’ils l’osaient, et ceux dont ce n’est pas le métier d’écrire le lisent, quand, ils regardent en eux-mêmes.
Bien présomptueux est donc celui qui prétend nous apprendre du nouveau sur un tel sujet ! En sait-il même autant que nous ? Accordons-lui qu’il en sait autant ; il n’en sait pas davantage en tous cas. Il sait ce qu’il a éprouvé, ce qu’il a déduit de ses sensations et de ses réflexions, mais il ne sait point comment son voisin réagit sous les mêmes chocs, et il y a tout à parier qu’il va nous parler une langue, que nous ne comprenons guère. L’amour, c’est de la sensibilité, et la sensibilité est rigoureusement personnelle. C’est elle qui fait les individus, crée les différences entre humains. Sans elle, et s’ils n’avaient que la raison, tous les hommes, agiraient et penseraient de même, et ce serait fort monotone et tout à fait gris : la sensibilité vient colorer nos activités, nos pensées et en faire quelque chose d’unique, de parfaitement distinct : le moi. Le moi est une sensibilité irréductible à toute autre sensibilité.
Il est donc bien imprudent d’écrire sur l’amour, et aussi bien impudent. Si l’on n’est pas sincère, on ne peut dire que des bêtises, et si l’on est sincère, c’est comme si l’on mettait à nu sa physiologie. Un livre sur l’amour est un livre d’aveux. C’est une confession psychologique et un rapport médical. Et ceci me semble d’autant plus véridique que l’on n’écrit jamais sur l’amour en état de santé parfaite. Il faut pour cela être malade de corps ou de sentiment, éprouver des troubles physiques ou psychologiques. Un homme parfaitement sain, jeune, fort et joyeux, fait l’amour et n’écrit pas sur l’amour ; il ne lit pas non plus de livres écrits sur l’amour. Le sujet l’intéresse comme action, et non comme dissertation.
Mais de ce fait qu’il faut être au moins un peu malade pour écrire sur l’amour, il s’ensuit que tous les livres de ce genre sont des livres tristes, cyniques ou désenchantés. Les traités de l’amour sont rédigés avec des regrets, des désillusions, de la rage, de la mélancolie, de la rancune, de la haine, jamais avec de l’amour. Ce sont des réquisitoires, jamais des plaidoyers, encore moins de sages résumés où se trouveraient équitablement réunis les arguments du pour et du contre. Je sais bien que c’est cependant le but des auteurs et leur illusion d’être équitables, mais c’est presque toujours au-dessus de leurs forces, parce que leur sensibilité est malade et qu’on ne peut regarder l’amour du point de vue de la raison, sans se laisser plus ou moins dominer par sa sensibilité. Ils ne pourraient avoir qu’une clientèle, celles des amants malheureux, mais on n’y trouve jamais ni la description exacte de la sorte d’amour dont on souffre ni aucun conseil approprié au mai dont on voudrait guérir. L’expérience a vérifié cette proposition, mais elle ressort logiquement du principe posé plus haut, qu’en écrivant sur l’amour on n’écrit jamais que sur l’amour tel qu’on le sent soi-même, tel qu’on l’a éprouvé ou tel qu’on désire l’éprouver.
Les livres sur l’amour sont nécessairement et ingénument égoïstes. L’auteur ne manque jamais d’ériger en principe absolu sa manière personnelle d’être heureux ou malheureux. Sa sensibilité propre devient la sensibilité universelle et si, par exemple, il est triste après l’acte d’amour, il ne manque pas d’en conclure qu’il en est de même de tous les hommes. Il y a un dicton célèbre sur ce sujet et qu’on ne cite jamais qu’en latin pour ce qu’il est un peu brutal. Il est absurde et ne saurait convenir qu’aux systèmes nerveux affaiblis, aux débiles. Le coq chante joyeusement après l’acte d’amour et je pense que beaucoup d’hommes sont coqs sur ce point. Telle est la valeur des aphorismes sur l’amour. Ils sont presque toujours mélancoliques, et cela ressort nécessairement du principe posé plus haut, que les livres d’amour ne peuvent guère être écrits que par des désenchantés. Quand on se sent triste, c’est-à-dire las et un peu déçu à ce moment suprême, on est mûr pour écrire sur l’amour.
Cela n’empêche pas que l’on ne puisse, en de tels traités, aphoristiques ou méthodiques, logiques ou décousus, faire preuve de talent, d’ingéniosité, de philosophie. Sénancour et Stendhal l’ont bien prouvé et, encore qu’une bonne partie de leurs propositions soit fort contestable, il serait vraiment dommage qu’ils eussent gardé pour eux-mêmes leurs idées ou leurs sentiments.
Je rie sais si on en dira de même un jour de M. Etienne Key, qui vient, lui aussi, d’intituler froidement un petit livre : De l’Amour. En tous cas, l’ouvrage, qui se compose d’une suite de pensées et d’une dissertation philosophique sur le sujet éternel, est d’une belle qualité littéraire. La note dominante, et, si on a suivi mon raisonnement, c’est inévitable, est le pessimisme. Il a une tendance à considérer la femme comme une araignée dont l’homme est la mouche, et par conséquent à croire que l’accord est impossible entre les deux bêtes. C’est le point de vue commun, celui auquel on n’échappe pas facilement ; mais cela n’a pas d’importance, puisque ces sortes de livres se lisent presque toujours avec l’esprit de contradiction. Il ne faut leur demander que d’éveiller notre réflexion, que de nous suggérer de nouvelles vues.
Un livre sur l’amour avec lequel nous serions d’accord tout le long des pages serait nul. Ces livres, ne valant que par la sincérité, ne doivent jamais entraîner notre adhésion totale. Plus ils choquent notre sensibilité et plus ils ont de valeur réelle. M. Rey dit, par exemple :
« Les amants heureux restent inférieurs aux autres. Les satisfaits ne sont-ils pas toujours des médiocres ? »
Certes, je ne puis accepter cela. Ma philosophie du bonheur s’y oppose absolument. Mais je veux bien en conclure que l’auteur ne se range point parmi les amants heureux, qu’il n’est point satisfait de l’existence et qu’il méprise la joie de vivre. Cela m’aidera à comprendre le reste du livre et son pessimisme m’en paraîtra plus logique et plus ingénu. C’est d’après cet esprit qu’il faut lire les confessions et les livres sur l’amour, qui sont des confessions involontaires.
La douleur
Deux femmes viennent de s’unir pour écrire un livre sur la douleur, sur les deux douleurs, la douleur physique et la douleur morale. L’une s’appelle Ioteyko et l’autre Stefanowska, toutes les deux docteurs en médecine, l’une chef de laboratoire à l’Université de Bruxelles, l’autre chargée de cours à l’Université de Genève. Cette collaboration féminine pour l’étude d’un sujet grave et « douloureux » serait déjà un motif d’attention, mais que ces deux femmes soient toutes deux médecins et toutes deux professeurs d’Université, voilà qui mérite décidément de nous retenir, d’autant plus que le livre, feuilleté, apparaît bien construit et soigneusement écrit. Une lecture attentive confirme ces impressions premières. Laissons-nous donc guider par ces deux savantes femmes dans les mystères de la douleur34.
On ne les accusera pas de paradoxe pour avoir admis les deux grandes catégories de la douleur, la douleur physique et la douleur morale. Mais il ne faudrait pas croire qu’elles voient entre les deux un abîme. C’est avec raison qu’elles disent qu’il n’y a pas de douleur physique sans élément moral, et pas de douleur morale sans élément physique. Le sujet de leur étude est spécialement la douleur physique, mais elles ont dû présenter un historique de la question, et c’est ce qui m’arrêtera tout d’abord. La douleur a beaucoup inspirées poètes, les moralistes, les philosophes, et elle leur a fait dire, hélas ! force sottises. Personne n’a presque échappé à la contagion. Depuis le christianisme, principalement, la douleur a été glorifiée avec enthousiasme. On s’est ingénié à y trouver la source de toutes les vertus et de toutes les noblesses. Ce sentiment est parfaitement exprimé dans cette pensée de Balzac : « La douleur ennoblit les personnes les plus vulgaires. » Le voici, dans Gœthe, sous une forme philosophique : « Ce qui fait la conscience de l’homme, c’est la douleur. » Les poètes, cependant, se sont distingués dans ce concert. Voici Alfred de Musset :
Rien ne nous rend si grand qu’une grande douleur.
Voici Victor Hugo :
Moi, la douleur m’éprouve et mes chants viennent d’elle.
J’aime par-dessus tout cette pensée d’un inconnu : « La douleur est l’un des principaux stimulants de la vie. » George Sand, avec une grande naïveté, réserve aux femmes l’ennoblissement ou l’embellissement par la douleur : « La douleur, dit-elle, n’embellit que le cœur de la femme. » Pourquoi cet acharnement à vanter les mérites d’un mal, du plus grand mal, du seul mal, en somme, qui atteigne l’homme ? C’est ce qu’il est très difficile de comprendre. On ne voit pas bien la noblesse que peut retirer une femme de la perte de sa beauté ou un homme de la perte de sa fortune.
A-t-on voulu parler des douleurs de sentiment ? C’est assez probable. Mais on ne voit pas non plus en quoi on devient plus beau, meilleur, plus noble, pour avoir perdu un être cher, pour avoir été trompé par sa femme, trahi par son ami. La conséquence immédiate, et parfois lointaine, de la douleur morale est la dépression, la diminution de force. C’est ce qu’a constaté presque seul entre les anciens écrivains, Bossuet : « La douleur, dit-il, abat à la fin et rend l’âme paresseuse. » Rien de plus exact. Une douleur morale où l’on se complaît, ou dont on n’arrive pas à se dégager, corrompt toutes les activités humaines. Son effet est pareil à celui des grandes maladies qui vous laissent en un insurmontable état de langueur. Or, si la noblesse, la vertu et la beauté sont quelque part, elles sont dans ta force, dans l’activité, dans l’harmonie. Loin de faire, comme dit Gœthe, la conscience de l’homme, la douleur engourdit chez l’homme à la fois la sensibilité et l’intelligence. La douleur morale est le plus grand malheur qui puisse nous frapper, car elle est celui qui est le plus difficile à vaincre, par cela même que sa seule présence suffit à paralyser nos forces.
Méfions-nous de ces dangereux aphorismes où la résignation chrétienne se dissimule sous les apparences de l’exaltation romantique. Je trouve entièrement faux ce mot de J.-J. Rousseau ; « L’homme qui ne connaîtrait pas la douleur ne connaîtrait ni l’attendrissement de l’humanité, ni la douceur de la commisération. » D’abord l’homme qui n’a jamais connu la douleur est un mythe, une abstraction philosophique. Ensuite, cette connaissance a trop souvent pour résultat un endurcissement singulier. Autant le bonheur est expansif et généreux, autant la douleur est avare et taciturne.
Jean-Jacques le prouva lui-même en fuyant ses amis dans ses moments de douleur et d’affaissement, en ne trouvant l’inspiration que pendant les périodes heureuses qu’il a si bien décrites dans ses Confessions. Villiers de l’Isle-Adam, si riche en paradoxes où la vérité se dissimulait parfois, prétendait que le premier des Rothschild avait pour principe de ne fréquenter que des gens heureux, et c’est ainsi qu’il fit sa fortune. Il y a un trou entre les deux faits, mais il est facile de le combler. Il suffit d’y jeter les mots que je viens d’écrire un peu plus haut : « Le bonheur est expansif et généreux. »
La douleur morale ne va jamais sans un élément physique qui peut même, dans les premiers moments, prendre une réelle acuité. A une mauvaise nouvelle on peut éprouver des sensations de constriction, d’étouffement, d’étourdissement. Cela peut aller jusqu’à la perte de connaissance, jusqu’à l’attaque d’apoplexie, jusqu’à la mort soudaine. Si l’on évite ou si l’on surmonte ces premiers accidents, il s’en suivra parfois une sorte de longue convalescence, un état de vie ralentie. La douleur physique, au contraire, j’entends la douleur même, et non la maladie, dès qu’elle a cessé, laisse le patient dans un état de bien-être, de joie. C’est peut-être que la douleur physique entretient l’homme, dans l’optimisme, dans l’espérance, et que sa cessation donne l’impression d’un désir accompli. La douleur morale, au contraire, nous absorbe, nous ôte l’espoir et le désir même de l’espoir. De là sa gravité. Une femme qui a perdu son enfant souffre et ne peut même envisager, sans une souffrance plus grande, le moment où elle ne souffrira plus.
C’est peut-être le douloureux spectacle de cet état qui a fait parler de la noblesse de la douleur. Et assurément, la mère inconsolable est, de tous les êtres humains, celui avec lequel nous sympathisons par le sentiment le plus spontané. Mais il est impossible de croire, avec les poètes, qu’une telle affliction devienne jamais pour celle qui l’éprouve un « bienfait », ni qu’elle puisse la transformer en un « stimulant de la vie ». Il y a tout à parier qu’elle sera très longtemps malheureuse, qu’elle le sera toujours, peut-être, car il est, comme on l’a si bien dit, « des douleurs qui ne nous laissent la vie que pour nous défendre à jamais d’en jouir ».
Cette constatation désolante s’applique aussi bien à la douleur physique qu’à la douleur morale ; mais, dans ce dernier cas, elle prend une couleur encore plus tragique, il semble, car la sensibilité est attaquée directement. Dans la douleur morale, il y a toujours comme un voile, comme une ouate, entre la cause et le fait même de la souffrance. Dans la douleur physique, le coup est brutal ; il est ressenti sans aucun intermédiaire.
Nous la ressentons, nous et tous les animaux supérieurs, parce que nous avons, parmi notre système nerveux des nerfs « dolorifiques ». Ainsi, selon la vieille plaisanterie moliéresque, l’opium fait dormir parce qu’il y a en lui une vertu dormitive. En physiologie, comme dans toutes les sciences, il y a des faits qu’il faut se borner à constater. La douleur est de ceux-là. Cependant, on s’est demandé si elle n’avait pas une importance biologique, si, au lieu d’être, comme le dit Mantegazza, une erreur de la nature, elle n’était pas, au contraire, une marque de prévoyance, un avertissement, cruel mais salutaire, d’avoir à fuir le danger.
Il y a une objection à cette manière de voir, qui a été développée par M. Richet, c’est que l’avertissement que donne la douleur vient généralement un peu tard, quand la destruction du tissu est accomplie, quand le mal est irréparable. D’ailleurs, beaucoup d’animaux, chez lesquels on ne peut soupçonner le souvenir de la douleur, évitent très bien, sans cet avis préalable, par pur instinct de conservation, le mal qui résulterait pour eux de tel ou tel contact. On oublie trop, quand on parle de ces questions, que l’homme et les animaux sont construits sur le même plan et ne s’expliquent que les uns par les autres. Un chien et un homme ressentent tout à coup une vive douleur interne. C’est un cancer qui se dévoile. A quoi bon la douleur, puisque, selon l’ordre naturel le mal est non seulement sans remède, mais sans rémission. Cette douleur peut cependant être utile à l’homme, puisqu’il pourra dès lors recourir à la thérapeutique. Mais on ne croira pas que la nature ait inventé la douleur pour avertir l’homme qu’il ferait bien d’aller consulter son médecin. Mettons que l’homme se sert de la douleur présente pour éviter une plus grande douleur future, mais ne mêlons pas à cette invention de l’intelligence humaine les grandes lois biologiques.
La douleur est un fait, voilà tout. Elle n’est d’ailleurs pas un fait absolument général et son intensité, pour une même cause, est très variable, non seulement dans les différentes espèces animales, mais à l’intérieur d’une même espèce. On a dit qu’il n’y avait pas de maladies, mais seulement des malades. Il n’y a pas de douleur, il y a des êtres qui la ressentent à des degrés divers. Ici encore, nous pouvons prendre la nature en flagrant délit d’injustice. Elle n’inflige pas les mêmes maux à tous les hommes, elle en réserve d’épouvantables pour quelques-uns et de très bénins pour quelques autres. De plus, dans chacune de ces catégories, elle augmente ou diminue, selon des caprices, la sensibilité à la douleur. Cependant, s’il y a des différences individuelles dans l’étiage de cette sensibilité, il y a quelques lois générales.
On admet que la sensibilité à la douleur diminue avec l’âge, en même temps que diminue la sensibilité au plaisir. C’est logique, mais à quel degré de l’échelle faut-il placer le chiffre maximum de la sensibilité ? Dans l’enfance, répondent les physiologistes qui ont fait des enquêtes à ce sujet. Et même, plus les enfants sont jeunes, plus ils seraient sensibles. On obtient ces résultats en soumettant la sensibilité au contrôle d’instruments spéciaux, appelés algomètres, esthésiomètres, etc. ; mais si ces instruments peuvent mesurer la sensibilité, peuvent-ils mesurer la douleur, qui est un fait de conscience et une question d’appréciation ? Il reste toujours dans ces expériences, en tout cas, un point douteux, celui de la sincérité des enfants. On serait tenté cependant d’y ajouter quelque crédit, en constatant que les plus intelligents se sont montrés les plus sensibles.
En effet, dans ses jeux ordinaires, l’enfant intelligent est porté, pour la gloriole, à se vanter de son insensibilité. Il y a parmi les enfants de petits Mucius Scœvola.
Les petites filles seraient plus sensibles encore que les petits garçons, et voilà les doutes qui me reprennent, car, au contraire des garçons, les filles ont une tendance à grossir leurs sensations et à faire montre d’une sensibilité exagérée.
Je croirais volontiers que, chez les deux sexes, la sensibilité à la douleur atteint son maximum à l’âge, assez variable, où s’exalte la sensibilité au plaisir. L’expérience et l’observation, me semblent des instruments que l’algésimètre le plus perfectionné ne saurait faire oublier tout à fait. C’est ce qu’a reconnu d’ailleurs un physiologiste italien, Ottolonghi, en mesurant à son tour la sensibilité dolorifique avec un nouvel instrument, la faradimètre. Voici ses conclusions, après un examen de quatre cents sujets d’âge, de condition, de sexe différents ; elles diffèrent singulièrement de celles que je viens de combattre et semblent assez conformes au bon sens et à la logique générale :
« Dans le jeune âge, la sensibilité à la douleur est peu développée chez les deux sexes. Elle croît graduellement jusqu’à vingt-quatre ans, âge où elle atteint son maximum. »
Voici donc un homme et une femme à l’époque où leur sensibilité est la plus exquise. Lequel l’emporte, c’est-à-dire lequel a le triste privilège, compensé, il est vrai, par le privilège opposé, de ressentir la douleur selon sa plus haute intensité ? Il y a là une querelle, toujours aiguë, entre les physiologistes, qui n’ont pas réussi à mettre d’accord, sur ce point, ni leurs algomètres, ni leurs esthésiomètres. Remarquons d’ailleurs que l’on ne peut faire d’expériences qu’au sujet de douleurs insignifiantes, de piqûres, par exemple. Ainsi les femmes seraient plus sensibles que les hommes à une piqûre à la nuque. Mais la finesse de la peau explique cela très bien, et franchement la science nous apprend là bien peu de chose.
Il semble constant que la femme résiste mieux à la douleur que l’homme. Il est donc assez raisonnable de dire qu’elle la ressent moins vivement. Je sais bien que, là encore, l’algésimètre vient me contredire, mais je commence à m’y habituer, ayant d’ailleurs toujours pour moi les expériences d’Ottolonghi, ainsi que les observations de plusieurs physiologistes éminents, tels que Féré, Havelock-Ellis, Sergi, qui ont particulièrement étudié la femme.
Du reste, c’est ainsi que j’interprète dans tous les cas le fait de la résistance à la douleur. Les races qui résistent particulièrement à la souffrance sont celles où la sensibilité physique est le moins développée, et personne alors ne le conteste. Il n’est pas douteux non plus, d’une façon générale, que l’aptitude à la douleur ne croisse avec la civilisation, et, dans l’intérieur même de la civilisation, avec les habitudes de bien-être et surtout d’oisiveté. Si le paysan et l’ouvrier sont, moins que le rentier, sensibles à la douleur, c’est souvent parce qu’ils n’ont pas le temps de souffrir, il arrive aussi que l’exercice de l’intelligence avive, par ricochet, la sensibilité et l’aptitude à souffrir, mais cela est loin d’être général, et il y a des intellectuels d’une insensibilité rare.
Enfin, le grand principe est qu’il n’existe chez l’homme, comme le dit Lucas-Championnière, aucune égalité devant la douleur. Chacun s’en tire comme il peut, et généralement assez mai. Il y a bien les anesthésiques, mais plus on est sensible à la douleur, moins on est sensible aux anesthésiques. La nature reste injuste jusqu’au bout. Espérons que l’homme, un jour, lui fera entendre raison.
Essai sur l’ennui
L’ennui ! Mot terrible et justement redouté ! Que de remèdes l’homme n’a-t-il pas inventés contre ce mal, remèdes, hélas ! souvent plus ennuyeux encore que l’ennui même. Leur nom général est « plaisirs », qu’il ne faut pas confondre avec « plaisir ».
Le plaisir est un fait, quoique rare ; les plaisirs, quoique abondants et communs, sont une recherche, et presque toujours vaine. Quand on réussit à opposer au géant Ennui l’armée des nains Plaisirs, le géant étouffe les nains en quelques gestes et reprend sa pose lassée. L’ennui, à vrai dire, est invincible. On naît ennuyé comme on naît jovial. Cependant, à côté de cet ennui fondamental, dont certains humains sont victimes et que l’ancienne médecine appelait hypocondrie, il y a diverses variétés d’ennuis qui tiennent aux circonstances de la vie et par conséquent peuvent n’avoir qu’une existence passagère. Ils ont une cause occasionnelle, prêts à disparaître avec la cause elle-même.
Ces ennuis secondaires prennent différents noms, mélancolie, nostalgie, tristesse, mais leur classement est assez difficile, parce qu’ils se modifient à l’infini selon les sensibilités, selon les lieux, selon les âges et même selon les siècles. Il fut une manière d’être mélancolique, qui n’est plus la nôtre. Lamartine allait se promener dans les cimetières et exaltait sa mélancolie par la vue de toutes ces tombes, par la vision de toutes ces poussières qui avaient vécu. Cette forme est romantique et des plus démodées. Elle était d’origine anglaise et d’essence chrétienne. La crise se terminait toujours par l’aveu d’un espoir en Dieu, par un appel aux futures joies du paradis. Quelques sensibilités d’aujourd’hui, froissées par certaines cruautés de notre système social, ne se consolent qu’en imaginant, dans les siècles à venir, une société parfaite. Ces deux mélancolies sont assez différentes, quoique leurs crises aient des dénouements analogues et pareillement naïfs. L’âge répand sur nos mélancolies des teintes très diverses. Le jeune homme est mélancolique pour n’avoir pas assez vécu, et l’homme de cinquante ans, pour avoir trop vécu, mais le second surmonte son mal bien plus facilement. Il a appris, et c’est précisément ce que le jeune homme ne saurait savoir, qu’il faut demander très peu à la vie, et que si on lui fait des demandes raisonnables, elle les accorde presque toujours. Le jeune homme demande tout ; c’est pourquoi il n’obtient presque rien. Mais on peut dire cependant que si l’impatience du jeune homme lui est fatale, elle est bonne, au contraire, pour la société qu’elle secoue dans son apathie. Ce sont les jeunes gens déçus qui, par désespoir, font des résolutions ; or, les révolutions sont essentiellement favorables au maintien de l’énergie vitale, quelles empêchent de s’atrophier, tandis que l’esprit conservateur mène fatalement à la paralysie et à la mort.
Chez la femme, qui est tout sexe, tota femma sexus, disait le vieil adage, la mélancolie, est toujours en relation avec la sensibilité amoureuse. Comme elle ne trouve son équilibre que dans l’amour, quand cet appui lui manque, elle passe ses jours dans un état plus ou moins accentué de tristesse ou du moins d’inquiétude. Il faut dire que beaucoup d’hommes sont femmes sur ce point et que beaucoup de femmes résistent à la tyrannie de leur sexe. Elles sont très souvent d’une humeur plus enjouée, plus égale ; leurs accès de mélancolie sont moins profonds, moins durables, plus facilement résolus. Les hommes, et les plus graves, gardent toute leur vie quelques traits du caractère de l’enfant, et c’est même cela qui engendre la sociabilité ; cette persistance est bien plus nette encore chez la femme, d’où sa tendance à rejeter plus vite les voiles de la mélancolie et à sourire, ce qui est sa vraie nature et un de ses plaisirs. Les femmes sont souvent malheureuses, mais rarement mélancoliques, surtout à quelque profondeur. Elles peuvent avoir de soudaines crises de désespoir, et c’est alors qu’elles veulent se tuer, mais bien peu, si on les conserve à la vie, tentent un nouveau suicide. Les tristesses de l’homme sont plus tenaces et plus dominatrices.
Une des variétés de l’ennui les plus répandues, surtout, dirait-on, depuis un siècle, c’est la nostalgie. Le mot n’a pas un sens très précis, car on décrit sous ce nom, aussi bien le désir du connu que le désir de l’inconnu. Si l’on voulait donc garder au mot nostalgie son sens le plus ancien, regret de la maison natale, regret du pays, on désignerait la nostalgie de l’inconnu par cette expression un peu vulgaire, mais juste et claire, « le désir d’être ailleurs ».
Deux jeunes écrivains toulousains, MM. Estève et Gaudion, ont décrit ce mal et quelques autres du même ordre dans leur récente étude, d’un rare intérêt, les Héritages du romantisme. Il sévit beaucoup sur les poètes, surtout, eu effet, depuis les grandes rêveries romantiques, depuis Chateaubriand et Victor Hugo ; mais il est beaucoup plus ancien ; de tout temps les imaginations des hommes furent sollicitées par les pays lointains ou seulement différents de leur terre natale. Physiologiquement, c’est un ennui né d’un ◀besoin▶ de déplacement insatisfait. Il a encore ceci de particulier que la satisfaction ne le guérit pas. Les voyages les plus extravagants sont des remèdes médiocres à ce ◀besoin▶ d’être ailleurs, toujours ailleurs. Ceux qui partent n’éprouvent pas plus de contentement que ceux qui restent, et tels, qui auraient vu le monde entier, garderaient en leur cœur troublé le désir d’un monde inconnu. Cet état d’esprit a été admirablement noté par le plus divin de nos poètes, peut-être, Stéphane Mallarmé, dans son court poème, Brise marine.
La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres.Fuir ! Là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivresD’être parmi l’écume inconnue et les cieux.
Rien ne retiendra le voyageur,
Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux.
Ni la clarté de sa lampe, ni la jeune femme allaitant son enfant :
Je partirai ! Steamer balançant ta mâture,Lève l’ancre pour une exotique nature !
Mais le poète ne partira pas, il le sait, et c’est pour rompre le réseau de sa mélancolie qu’il écrit son poème. Le touriste, à sa place, serait parti, serait revenu et reparti, et aurait peut-être encore été plus malheureux que le poète, Les voyages, en effet, n’apportent aux ennuyés que des ennuis nouveaux :
« Il voyagea, dit Flaubert, il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues. »
Il y a enfin une dernière forme de l’ennui, et c’est sans doute la plus grave, parce que c’est la plus folle. MM. Estève et Gaudion l’appellent le mal de l’au-delà, mais elle me semble plutôt se confondre avec le dégoût général de la vie. Sans doute, Huysmans, qui a été fortement atteint de ce mal, a fini par porter ses désirs vers l’au-delà chrétien, mais cette conclusion n’est pas nécessaire, car bien des incroyants ont ressenti cette douleur de vivre, sans jamais avoir été tentés de chercher leur guérison dans les chimères religieuses. Ainsi Léopardi, le poète athée, qui a décrit ainsi l’ennui grandiose où se déroula sa brève et mélancolique existence : « Imaginer les mondes infinis, l’univers infini, et sentir que nos désirs seraient encore plus grands qu’un tel univers. »
Cet ennui n’est pas à la portée de tout le monde, mais ceux que nous pouvons éprouver, si médiocres soient-ils, n’en sont pas moins de redoutables maux. Comme ils sont incurables, le mieux est d’essayer de les supporter. On s’habitue à l’ennui et même, si paradoxal que cela semble, on y peut trouver une sorte de bonheur résigné. Soyons certains que Léopardi a tiré de son ennui de rares satisfactions intellectuelles.
Éloge du plaisir
De même qu’il y a des hommes pour qui la vie est décolorée, l’horizon restreint, les gestes pénibles, il en est d’autres dont la vie est une lumière, un infini, une joie. Non seulement ils ignorent l’ennui, mais les mille ennuis de l’existence passent sur eux sans déflorer leur jovialité. Poussé à l’extrême, ce type est déplaisant. On y voit des signes de légèreté, d’incapacité à sentir le sérieux de la vie, et ce n’est pas toujours vrai. La jovialité n’est souvent qu’une apparence, et on a vu tel bon vivant finir au bout d’une corde. Cependant, prenons le personnage à un état moins avancé, au moment où il ne mérite que ce compliment banal : c’est une heureuse nature. Eh bien, je n’hésite pas à le déclarer, les heureuses natures sont les véritables modèles de l’humanité. Ce sont elles qu’il faut considérer quand on veut établir la philosophie du plaisir. A ces mots, j’en ai peur, des sourcils se froncent. Des idées basses s’agitent dans les cerveaux, qui vont sortir en objections presque grossières. Le plaisir est en effet peu estimé des moralistes. Ils ne conçoivent ce mot que comme un appel aux appétits les plus humbles. Vous les entendrez exalter les idées de devoir, de solidarité, de sacrifice, mais jamais, dans leurs propos, l’idée de plaisir ne tiendra la moindre place. Selon leurs habitudes d’esprit, une telle idée est une idée choquante et même dégradante. Une philosophie du plaisir ! Mais c’est manquer d’idéal. Répondons sans peur : le plaisir peut fort bien être un idéal, et très favorable au développement et à la grandeur de l’humanité.
C’est l’avis du docteur A van Lint, qui vient de publier un livre intitulé bravement : le Plaisir, un idéal moderne. Son livre n’est pas long, car le sujet n’a pas de littérature. Depuis le christianisme, à part Montaigne, Saint-Evremond et Helvélius, on ne s’est guère occupé du-plaisir que pour le réprouver, et les poètes mêmes, si abondants sur la douleur, et si éloquents, ont traité le plaisir avec un certain dédain. Assurément, il y a eu en ces dernières années, une réaction en faveur de la vie et de son épanouissement, la joie a été chantée avec une ferveur religieuse, trop religieuse, peut-être, mais pas avec assez d’éclat pour faire encore oublier les mélancolies baudelairiennes ou verlainiennes. Baudelaire parlait à la douleur comme à une compagne trop fidèle et un peu turbulente :
Sois sage, ô ma douleur, et tiens toi plus tranquille.
Quel est le poète qui fut jamais aussi familier avec la joie ?
Donc, notre philosophe a été bref. Je dirai aussi qu’il a été timide. Il est vrai qu’il écrit dans un pays, la Belgique, où l’opium religieux assoupit la pensée. Sachons-lui gré d’avoir posé quelques principes. Les maîtres de la philosophie française contemporaine n’ont pas encore osé en faire autant. Ils sont occupés à chercher les fondements de la morale, et quand ils commenceront à bâtir, les matériaux de leur palais se seront effrités et mangés aux vers.
En dehors de quelques commandements naturels, d’essence biologique, et nécessaires à la substruction de toute société, la vieille morale est désuète comme le vieux catéchisme dont elle est la sœur cadette. Il ne s’agit plus d’obéir sans comprendre à un code de prescriptions arbitraires. Il s’agit d’être heureux, et c’est assez difficile pour mériter quelque attention. « Le plaisir, dit M. van Lint, est la conscience de ce qui favorise la vie » et, en d’autres termes, moins abstraits, « la sensation accompagnant toute manifestation vitale favorable à la vie ».
Il ne faut donc, puisque la vie en dépend, mépriser aucune des fonctions physiologiques. Respirer, manger, dormir, voilà les actes indispensables et où nous trouvons parfois quelque plaisir, quand ils sont accomplis en de bonnes conditions. Mais il est peu agréable de respirer au fond d’un trou, d’avaler de médiocres nourritures ou de dormir sur un banc. Une philosophie pratique du plaisir nous enseignerait à tirer de ces humbles fonctions toute, la satisfaction qu’elles peuvent comporter. La sensation élémentaire de la vie, la simple conscience d’exister, ne devrait-elle pas être la base de tout plaisir ? Cependant, nous ne l’éprouvons guère que par contraste, après uns maladie, après un danger. Il y aurait là matière à une branche nouvelle de l’éducation, mais pour avoir un sentiment agréable de la vie, un bon équilibre corporel est nécessaire. On retrouve alors le précepte d’Epicure, la modération. L’existence toute nue est un bonheur pour le Napolitain, parce qu’il est infiniment sobre, étant infiniment paresseux. Le travail engendre des ◀besoins▶ qui corrompent la santé. L’ouvrier achète souvent un peu cher le droit de manger, et surtout de boire. Son véritable intérêt vital serait de travailler peu afin de n’avoir ◀besoin▶ que d’une réfection modérée, afin d’user moins son organisme, afin d’en jouir avec plus de modération, et, par conséquent, avec plus de conscience. Une activité désordonnée est peut-être, pour la généralité des hommes, plus repréhensible encore que la paresse. Mais notre genre de civilisation ne nous permet pas encore de chercher le bonheur dans la modération antique, et ces idées sont prématurées. Pourtant, il est visible qu’il y a chez les nouvelles générations une tendance générale au repos, un souhait du loisir. Cette tendance est même assez accentuée en Angleterre, où la semaine n’a plus que cinq jours, et les jours seulement huit heures. Décadence, disent certains. Peut-être aurore.
Les sens proprement dits sont également loin de nous donner tout le plaisir que nous en pourrions retirer. L’œil ? Qui sait voir et qui sait vraiment jouir de sa vue ? Presque personne, et d’ailleurs les hommes, tournant dans un petit cercle, regardent toujours les mêmes choses et finissent par ne même plus les voir, chevaux de manège. L’oreille ? La musique est rare, qui vaut d’être écoutée. Les plaisirs de l’oreille ne sont guère que d’entendre des paroles, mais c’est plutôt un plaisir de sentiment ou d’intelligence. L’odorat, dans la vie quotidienne, est plus souvent offensé que flatté. Les fleurs sont fugitives, les parfums chers ou médiocres. Il en est de même du goût. D’abord, le tabac et l’alcool l’ont fortement émoussé chez un grand nombre d’humains : ensuite, les nourritures où il pourrait s’exercer ne sont vraiment agréables qu’en temps d’appétit, ce qui prouve bien que le goût, tout seul, n’est encore presque rien, ou n’est plus qu’un sens endormi. Il est inutile de parler du tact, qui n’a jamais donné que des plaisirs bien vagues, et encore à quelques raffinés, à des maniaques. Reste le sens génésique, dont il est admis que tous les hommes sont également pourvus. Mais c’est, je pense, une erreur. Là aussi, il y a une échelle de nuances, puisqu’il y a des chastes et des voluptueux. On peut également ajouter, sans, j’espère, blesser la pudeur, que le commun des hommes, même voluptueux, n’en tire pas tout l’agrément possible. Ceux qui connaissent un peu les mœurs des Japonais me comprendront.
Il résulte de tout cela qu’en fait de plaisir l’homme a surtout cultivé le plaisir artificiel, celui qui ne résulte pas de l’exercice élémentaire de ses sens ou de ses fonctions physiologiques. La philosophie du plaisir est à faire, mais il faudrait peut-être en ordonner d’abord la science.
Helvétius et la philosophie du bonheur
« M. Helvétius, dans sa jeunesse, dit Chamfort, était beau comme l’amour. Un soir qu’il était assis au foyer et fort tranquille, quoique auprès de Mlle Gaussin, un célèbre financier vint dire à l’oreille de cette actrice, assez haut pour qu’Helvétius l’entendît : « Mademoiselle, vous serait-il agréable d’accepter six cents louis en échange de quelques complaisances ? — Monsieur, répondit-elle, assez haut pour être entendue aussi et en montrant Helvétius, je vous en donnerai deux cents si vous voulez venir chez moi demain matin avec cette figure-là. »
Helvétius ne se contenta point d’être très beau. Il fut aussi très sage, très riche et très heureux.
Aucun mortel, peut-être, ne reçut tant de présents des dieux, dont le plus rare était encore Mme Helvétius, une des femmes les plus charmantes et les plus spirituelles du dix-huitième siècle. Comme son mari, elle était très belle, si belle qu’on s’arrêtait, frappé d’admiration, pour la contempler. Il y a, à ce propos, toujours dans Chamfort une bien jolie anecdote :
« M. de Fontenelle, âgé de quatre-vingt-dix-sept ans, venant de dire à Mme Helvétius, jeune, belle et nouvelle mariée, mille choses aimables et galantes passa devant elle pour se mettre à table, ne l’ayant pas aperçue. « Voyez, lui dit Mme Helvétius, le cas que je dois faire de vos galanteries ; vous passez devant moi sans me regarder. Madame, dit le vieillard, si je vous eusse regardée, je n’aurais pas passé. »
Le bonheur est souvent égoïste. C’est même une question de savoir si un certain égoïsme n’est point nécessaire pour conquérir un certain bonheur. Helvétius donna un démenti péremptoire à ces idées chagrines. Heureux lui-même, il n’eut qu’une passion : le bonheur de l’humanité. Il se rendit compte, en observant les hommes, que le désir naturel d’être heureux, que chacun de nous porte en soi, est contrarié par mille préjugés, dont Im plus terribles sont les préjugés religieux, et il se disposa à les combattre de toutes ses forces M. Albert Keim, l’homme de France qui connaît le mieux Helvétius, vient de republier des notes inédites, écrites de la main du philosophe35 ; or, la première de toutes est ainsi rédigée :
« Préjugés. Sont à l’esprit ce que les ministres sont aux rois. Ceux-ci défendent à leurs concurrents l’approche des rois, et de même les préjugés empêchent les vérités de parvenir jusqu’à l’esprit, de peur de perdre l’empire qu’ils usurpent sur lui. »
Un des préjugés les plus répandus est qu’il est impossible d’atteindre le bonheur ; comme cela ne nous empêche pas de le désirer, une telle idée corrompt la vie et la rend souvent insupportable. Les prêtres ont cru remédier à cela en inventant une seconde vie, où l’homme qui aura consenti à être bien malheureux dans la première trouvera enfin une sorte de bonheur équivoque et peu fait pour tenter un homme intelligent. Le peuple, cependant, s’y laisse prendre et accepte, en vue des récompenses futures, les plus dures corvées de la vie présente. Ainsi se perpétue un esclavage affreux, car il est bien évident que tout cela n’est que duperie et imposture. Qui veut goûter au bonheur, si ce mot n’est pas un rêve, doit s’y prendre dès cette vie, l’autre n’étant qu’une chimère, lucrative pour le seul clergé. Mais comment être heureux ? Par la vertu ? Bien, qu’est-ce que la vertu ?
« La vertu, répond Helvétius, n’est que la sagesse qui fait accorder la passion avec la raison et le plaisir avec le devoir. »
Il assigne dans la vie une grande place aux plaisirs, aux passions ; mais il ne, les considère pas seulement comme des éléments du bonheur, il en fait des sources d’activité. L’homme cherche instinctivement le plaisir. Quand il l’a éprouvé, s’il le perd, il travaillera de toutes ses forces pour le conquérir à nouveau. Toutes les formes du plaisir sont donc fort bien conciliables avec la vertu. Qui sait si le plaisir pris avec une sage modération n’est point la vertu elle-même ? Et il ose cette maxime, qui fera peut-être peur : On n’est jamais coupable alors qu’on est heureux 36. Helvétius, qui était un homme très doux et très bon, est souvent dans ses écrits d’une hardiesse téméraire. Ses notes intimes sont violentes, passionnées, brutales même. Il y parle de l’amour en termes d’une magnifique franchise, et on sent bien que c’est principalement dans l’exercice de cette vertu aimable qu’il trouva le bonheur.
Je ne fais pas du tout ici une étude sur Helvétius, sur l’un des plus adroits démolisseurs de l’ancien régime ; je parcours un cahier de notes secrètes, d’abord imprimé à quelques exemplaires et dont la lecture révélera à la fois un ingénieux philosophe et le plus fougueux des poètes. Il est, sur l’amour, inépuisable ; il est tour à tencore une minuteour tendre, subtil, passionné, délirant. Ses accès de délire sont d’une belle franchise ; la plupart de ses pensées sont jolies et bien séduisantes : « Chaque instant de plaisir est un présent des dieux. »
Ce vers, que l’on admirerait et qui serait célèbre, si on l’avait trouvé dans André Chénier, est-il bien d’Helvétius ? se demande M. Albert Keim. C’est une question à poser aux érudits de l’Intermédiaire, qui ont lu tous les vieux auteurs ; je le considère en attendant comme bien caractéristique de la philosophie et de la poésie de l’auteur du Bonheur. On ne peut rien imaginer de plus païen, de plus doucement antichrétien. Et l’antichristianisme, c’est le vrai fonds de la philosophie d’Helvétius. Il dépasse un peu la mesure, quand il ajoute : « Le plaisir est le seul emploi de la vie. » L’ardeur de ce jeune homme est excessive. Lui-même saura et dira bientôt que la vie comporte quelques autres occupations, celle, par exemple, de composer une philosophie.
Sa seconde devise sera : « Tour à tour Minerve et Vénus », ce qui est la sagesse même ; il s’appliquera à cueillir à la fois « les fruits de la raison et les fruits du plaisir ». Sans cesse, il revient sur la volupté, dont les images le poursuivent : « Qui prend tous les plaisirs en prend encore bien peu. » L’amour est pour lui la passion la plus noble parce qu’elle est la passion féconde, la mère de la vie. C’est ce qui lui fait dire : « Il n’est point d’ailleurs sans une certaine mélancolie secrète », car, il le constate : « La fleur que l’on cueille est prête à se faner. »
Veut-on le voir dans son rôle de philosophe grave ? Il dira, comme s’il prévoyait la guerre à la science, en laquelle on a vu de nos jours se distinguer les Veuillot et les Brunetière : « Il y a des choses sur lesquelles on doit étendre le voile du scepticisme ; mais, en fait de science, il faudrait, pour avoir le droit d’être sceptique, savoir tout ce que l’esprit humain peut savoir : on pourrait alors se permettre de dire que la science n’est rien. » Comme les positivistes modernes, comme Renan, c’est M. Keim qui le fait remarquer, Helvétius avait la plus grande confiance dans la science. Il célèbre sans cesse les conquêtes de l’intelligence humaine, il croit au progrès, à la transformation de la société par l’esprit scientifique. Aussi attaqua-t-il avec force la thèse de Rousseau sur les méfaits de la civilisation. Pourtant, on sent parfois en lui un peu de découragement, et il avouera : « Presque toutes les vues philosophiques ne servent à rien. Non qu’elles ne soient excellentes, mais parce qu’il y a trop peu de gens qui puissent les comprendre. »
Le nombre des gens qui peuvent comprendre Helvétius a beaucoup augmenté, et d’ailleurs cela n’est point si difficile qu’il le croyait ; il n’y faut qu’un peu de sens commun. C’est bon signe pour notre santé intellectuelle que l’on remette Helvétius à la mode. Demain, ce sera d’Holbach, sera d’Alembert, ce sera Tracy, le maître de Stendhal, tous ces philosophes du dix-huitième siècle, si simples, si clairs, si humains. L’absurde métaphysique allemande les a annihilés pendant soixante ans, mais il semble que les jours de leur revanche soient arrivés. La sèche notion du devoir abstrait selon Kant a fait son temps. On commence à comprendre que le premier devoir de l’homme est d’être heureux. Sinon, à quoi bon la vie ?
V — Rêveries
Les couleurs de la vie
C’était jadis une coutume, en telles provinces, en Normandie, par exemple, ou en Bretagne, de vouer les enfants au bleu. Le vœu était limité à un certain nombre d’années, sept, quatorze ou vingt et un, probablement à cause des vertus aussi considérables que mystérieuses du nombre sept. Le plus souvent on s’arrêtait à ce dernier chiffre, âge de raison, dit l’Eglise, qui ne met jamais trop tôt ; à son gré, la main sur les consciences et sur les volontés. C’était charmant, pour les petites filles, quoique un peu monotone ; c’était, au contraire, bien gênant pour les petits garçons. Mais il paraît que cela préservait des maladies de l’enfance, que cela attirait sur le « voué », la protection des dieux je veux dire de la Vierge et de la cour céleste. Les personnages divins, habitant le ciel, qui est bleu, étaient en effet vus en bleu par l’imagination populaire, et adopter leur couleur, prendre leur livrée, c’était se mettre à l’abri sous leur puissance, c’était se concilier leurs bonnes grâces.
Des femmes, par un symbolisme analogue, mais beaucoup plus compliqué et plus varié, élisent souvent une couleur et y ramènent autant que possible, autant que le permet la mode, tous les éléments de leur toilette. Il est fort difficile de deviner le motif de leur choix. Elles-mêmes ne savent trop que dire. Souvent elles croient avoir choisi la couleur ou la nuance qui fait le meilleur cadre à leur teint ou qui s’harmonise le plus franchement au ton de leur chevelure. Mais souvent elles s’égarent. Celles qui aiment le bleu vif seraient bien plus jolies avec du vert très pâle ou du rose foncé, par exemple, Elles en conviennent, mais pour la forme : une force secrète les maintient dans la couleur qu’elles ont voulue par instinct, couleur sous laquelle elles vivront, sous laquelle elles connaîtront l’amour et toutes les joies et toutes les larmes de la vie.
Non seulement les femmes, les hommes ont une couleur. Nous avons l’air de la choisir. C’est la nature qui nous l’impose, c’est elle qui nous voue à la nuance qui sera notre atmosphère préférée.
Tel qui ne sera jamais bien, gai entre des tentures rouges s’épanouira dans le vert ou dans le jaune. Les astrologues disent que nous sommes dominés par une planète dont l’influence régie notre destinée. Ce n’est pas très facile à comprendre. Personne ne niera, au contraire, le rôle des couleurs dans la vie. Cette femme aurait-elle déchaîné la passion qui fait son bonheur si sa robe, ce soir-là, avait été rose et non mauve ? Qui le sait ? Il faut si peu de chose pour charmer l’œil et si peu de chose pour le chagriner. Une fausse note et le concert qui nous enlevait nous fait rire. Le nez de Cléopâtre, dit Pascal, s’il eût été plus court, la face du monde était changée. Moi je crois que Cléopâtre était plutôt, comme Didon, selon le mot de Scarron, « un peu camuse, à l’Africaine ». C’est peut-être la nuance heureuse de sa tunique, l’harmonieux ton de son péplum qui vainquirent Antoine et le couchèrent aux pieds de la reine d’Egypte. L’histoire, qui bavarde souvent si mal à propos, est muette sur cette question capitale. Cependant, si j’avais à écrire la vie de Cléopâtre, je récrirais en vert, en vert Nil, bien entendu, et personne, je pense, ne serait assez effronté pour me contredire.
Ecrire des vies ou des contes en telle ou telle couleur37, c’est ce que j’ai essayé récemment, et cela n’a pas laissé d’être quelquefois assez délicat à ordonner. Il y a des femmes bleues, il y en a de roses, de mauves et de rouges, c’est-à-dire que l’on ne peut guère se les représenter qu’associées avec l’une des couleurs ou de ces nuances. En concevant une vieille fille encore avenante, fort dévote et pourtant de mœurs très équivoques, je n’ai pu la voir qu’en violet. Le conte est violet d’un bout à l’autre, il m’a été impossible d’y introduire une nuance différente ; j’aurais cru commettre une grosse faute d’harmonie. La dame est vouée au violet : la coiffer d’un chapeau bleu ou rose, c’eût été une sorte de sacrilège, dont elle-même aurait été fort effarée. Est-ce pour cela que sa petite vie de vieille fille trouva sur le tard de si heureuses, quoique si perverses journées ? Sans doute, car le violet, qui est sa couleur, est-aussi sa logique, et l’on se trouve toujours bien d’avoir respecté la logique de sa destinée.
Maintenant, je n’ai prétendu, en m’amusant ainsi, ni à réformer l’esthétique, ni à révolutionner les conditions de l’art d’écrire. J’ai joué avec une boîte de pastels, tout simplement, et j’ai aimé les couleurs pour elles-mêmes, une à une, un peu comme le fait le singulier et grand artiste Odilon Redon, dont les fleurs sont si vivantes qu’on veut les respirer.
Nous avons des couleurs préférées. Des goûts et des couleurs… Cet aphorisme n’est point aussi frivole qu’on pourrait le croire. Nietzsche, qui n’était point un esprit badin, le cite volontiers. Il est un argument pour la philosophie individualiste et pour la liberté des opinions. Il est encore un argument, et non moins valable, pour le déterminisme et la philosophie de la nécessité. Car les couleurs que nous aimons, ce n’est point par choix, mais par une secrète sympathie qu’il nous est impossible de raisonner. L’étude des goûts et des couleurs devrait faire partie de la psychologie. Peut-être même y trouverait-on les éléments d’une science nouvelle. Il n’est pas indifférent d’aimer le rouge ou d’aimer le vert.
Le goût du rouge signale la rudesse, et le goût du vert, la douceur du caractère. On sait d’ailleurs que le rouge est un excitant, tandis que le vert engage au repos et à la rêverie. Les ateliers de la maison Lumière, où l’on prépare les plaques photographiques, avaient d’abord des vitraux rouges, mais cela amenait de telles effervescences, les hommes et les femmes commençaient, au bout de quelques heures de rouge, à se regarder avec des yeux si éclatants qu’on dut avoir recours à des vitres d’une nuance pacificatrice. Les hommes des grandes villes, surexcités par le discord des bruits et des couleurs, ne retrouvent un peu de calme qu’au milieu des bois et des prairies et sur le bord de la mer, qui est verte, quand elle n’est point bleue. Le bleu est des plus lénifiants, et c’est grâce à son ciel bleu, sans nul doute, que le Midi peut supporter l’éclat de ses étés, la pourpre de ses automnes.
La couleur a son importance. Avant de nous lier avec un ami, avant d’entreprendre la conquête d’une femme, observez quelles sont leurs couleurs favorites. Songez en même temps à la vôtre, et tâchez de faire d’heureux mélanges. Si vous aimez le rouge, accueillez une pointe de bleu qui peut former un agréable lilas ; et si c’est le bleu qui vous charme, ne repoussez pas le jaune ; ce mélange vous donnera toutes les nuances du vert et assurera la paix de votre vie. Que de malheurs arrivés par les combinaisons maladroites de couleurs ennemies ! Mais surtout craignez le violet. Il n’est point de ton plus perfide ; c’est, parmi les couleurs de la vie, la plus instable et la plus hypocrite.
La chute des jours
Il y a la chute des jours, comme il y a la chute des feuilles. Je ne sais quel vent, venu de l’infini, secoue les années, ces arbres, et en fait tomber, un à un, les jours éperdus et jaunis. Où vont-ils ? Où vont les feuilles éperdues et jaunies ? Au grand laboratoire, sans doute, où la nature travaille aux résurrections annuelles. Elles nous en reviendront aussi vertes et toutes pareilles, en leurs immuables découpures : celles du peuplier, qui sont des cœurs, celles du marronnier, qui sont des mains, celles du platane, qui sont des tridents, celles du saule, qui sont des lances. Mais les jours, qu’en fait-on, quand ils sont tombés, éperdus et jaunis ? Vers quels mondes lointains, inconnus et chimériques, sont-ils emportés à tout jamais ? Car on ne les revoit pas. Il revient des jours nouveaux, feuillage des années, des jours inédits, des jours inattendus, des jours surprenants, des jours que l’on aime et des jours dont on a peur ; mais les jours anciens, ceux qui nous étaient familiers, ceux que nous désirions, ceux que nous attendons, ils ne reviendront pas. Le feuillage de l’année va se renouveler si bien que nous n’y reconnaîtrons plus rien du tout.
Oui, ce sont des jours. Ils ont un commencement et une fin, ils ont de la lumière et de l’ombre, ils naissent de la nuit et vont mourir dans la nuit. Ce sont des jours, sans doute, mais non pas les mêmes. Leurs sourires sont différents et aussi leurs grimaces. Les joies qu’ils nous donnent ne sont pas distribuées avec une moindre avarice, mais elles n’ont ni le même parfum ni la même couleur. N’espérez pas retrouver le sourire qui vous enchanta. Il est mort. Il ne reviendra pas plus sur la figure que vous aimez que ne reviendra le jour qui l’avait vu naître. Mais cette figure que vous aimez, pouvez-vous du moins espérer de la revoir encore la même ? Hélas ! vous en aurez peut-être l’illusion, mais ce ne sera pas vrai, car les jours, au moment qu’ils s’évanouissent dans la nuit, emportent avec eux un peu des visages des hommes comme souvenir. Peut-être qu’avec ces petits morceaux de visage, ils en pétrissent de tout nouveaux et de tout frais, là-bas dans les mondes chimériques, mais cela n’est pas bien sûr.
Non, jamais la même chose, jamais. Lent ou vif, un mouvement qui ne se lasse point entraîne tout dans une farandole dont les deux bouts ne peuvent se rejoindre. L’année s’en va : encore un jour ! Le jour s’en va : encore une heure ! L’heure s’en va : encore une minute ! Inutile. Mais tout cela reviendra, au moins ? Je vous ai déjà dit que non. Pourquoi insister ? Ployez-vous au destin.
On ne traverse pas deux fois le même fleuve, disait le philosophe grec, et si c’est pour les uns une source d’amertume, d’autres y verront un motif d’espoir, Ce sont ceux dont les souvenirs sont faits surtout de mauvaises journées. Qu’ils soient donc contents. Ils ne reverront pas les mêmes, eux non plus. Les larmes coulent et les rires s’égrènent, au même rythme de la vie, pour s’enfoncer ensemble dans l’abîme sans fin.
Rien ne revient, rien ne recommence ; ce n’est jamais la même chose, et pourtant cela semble toujours la même chose. C’est que si les jours ne reviennent pas, il surgit à chaque minute des êtres nouveaux dont ce sera l’office de se créer, au cours de leur vie, les mêmes illusions qui ont accompagné et parfois illuminé la nôtre. Le tissu est éternel ; éternelle, la broderie. Un univers meurt quand nous mourons ; un autre naît quand vient au monde un être nouveau, avec une sensibilité nouvelle. S’il est donc très vrai que rien ne recommence, il est très juste de dire aussi : tout continue. On affirmera sans crainte ceci ou cela, selon que l’on considère l’individu ou l’emmêlement des générations. A ce dernier point de vue, tout coexiste à la fois ; la même cause produit des effets contradictoires, et pourtant logiques. Toutes les couleurs et leurs nuances s’impriment d’un seul coup de presse pour former la merveilleuse image qui s’appelle la vie.
Et il n’y a plus ni commencement ni fin, ni passé ni futur, il n’y a qu’un présent, à la fois stable et fugitif, à la fois multiple et absolu.
C’est l’océan vital auquel nous participons tous, selon nos forces, nos ◀besoins▶ ou nos désirs. Qu’importe, alors, ce que nous appelons la chute des jours ou la chute des feuilles ?
Ni les feuilles ni les jours ne tombent à la fois pour tous les hommes et l’heure qui marque la fin d’une année est aussi celle qui marque la naissance d’une autre année.
Ainsi je rêve, en ces derniers jours de décembre, à la vie qui n’est rien, puisqu’elle meurt sans cesse, et qui est tout, puisqu’elle renaît sans cesse. C’est la goutte d’eau qui s’écoule en même temps qu’elle tombe, mais qu’une autre goutte suit et presse dans sa chute. Nous sommes cela, rien que cela, des gouttes qui se forment, tombent, s’écoulent ; et en de si brèves secondes, nous avons cependant le temps de créer un monde et de le vivre. C’est la noblesse et le mystère de la vie humaine, qu’elle soit si peu de chose et aussi qu’elle soit capable de si grandes choses, car la plus humble est encore très importante, elle est l’un des atomes sans quoi la masse n’aurait ni son poids ni sa forme. Elle a son rôle dans un mouvement universel ; elle est un des éléments de son équilibre et de sa périodicité.
Il faut donc que chacun aime sa vie, même quand elle n’est pas très aimable, car elle est l’unique. C’est un bien qui ne reviendra jamais et que chaque homme, doit ménager et dont il doit jouir avec soin ; c’est un capital, grand ou petit, qui ne se place pas à fonds perdu, comme les arrérages payables pendant l’éternité. La vie est viagère, rien n’est plus certain. Aussi tous les efforts sont respectables qui tendent à améliorer cette possession périssable et qui, à chaque chute d’un jour, a déjà perdu un peu de sa valeur. L’éternité, dont on leurre encore les simples, n’est pas située au-delà de la vie, mais dans la vie même, et partagée entre tous les hommes, entre tous les êtres. Nous n’en détenons chacun qu’un tout petit morceau, mais si précieux qu’il suffit à enrichir les plus pauvres. Mordons avec confiance à ce pain blanc ou noir, et quand la chute des jours semble se précipiter, songeons que les crépuscules sont aussi des aurores.
L’au-delà
On parle beaucoup de l’au-delà, en ces temps présents, peut-être parce qu’on n’y croit plus beaucoup. Il y aussi Eusapia Paladino, dont les gestes, paraît-il, sont propices au mystère. Les guéridons dansent, les tables se soulèvent, les violons jouent tout seuls, et cela met les gens perspicaces sur le chemin de l’au-delà, Huysmans ne s’est pas converti autrement. Il est bien plus facile de troubler la raison humaine que les lois de la pesanteur.
Cependant, qu’est-ce que l’au-delà ? Je ne crois qu’aux pays que je puis situer. Où le mettez-vous ? Les spirites le mettent autour de nous. Voulez-vous causer avec Mme de Montespan ? La voici. Avec Napoléon ? Il accourt. Est-ce saint Antoine, pour un objet perdu ? Rien de plus facile. Les habitants de l’au-delà sont à notre disposition. Ils viennent sans se faire prier et répondent avec douceur. Même, pour prouver que les deux pays se ressemblent beaucoup, ils disent volontiers force bêtises : leur intelligence ne dépasse jamais le niveau de ceux qui les évoquent.
Cet au-delà bénévole et familier n’emporte pas, cependant, le consentement universel. Il faut à l’immense majorité des croyants un au-delà vraiment mystérieux, inaccessible et insondable. Où est-il, celui-là ? Là-bas, là-bas, très loin. — Mais encore ? — Très loin, vous dis-je, plus loin que vous ne sauriez calculer. — Et comment êtes-vous assurés de sa réalité ? — Par la raison même. Il n’est point possible que l’homme meure tout entier. Cela est prouvé par son désir même d’immortalité.
Les premiers chrétiens ne furent nullement embarrassés de situer le ciel. Ils le mirent en haut, par-delà des nuages, dans une région brillante et sereine. Le Christ, par son ascension, leur avait montré le chemin. L’expression nous est restée : monter au ciel. Elle n’a plus aucun sens depuis que l’on sait que la terre tourne sur elle-même, et qu’il n’y a par conséquent, pour nous, dans l’espace, ni haut ni bas. Pour monter à minuit, il faut prendre la direction par laquelle, à midi, on descendrait. Le ciel ne peut donc pas être en haut. Quant à l’enfer, que l’on plaçait à l’intérieur de la terre, n’en parlons pas. Les théologiens d’aujourd’hui font sur l’enfer beaucoup de réserves : ils ont compris que la perspective de cuire éternellement dans une grande marmite n’est pas de nature à exciter dans les masses beaucoup d’enthousiasme religieux. L’au-delà auquel on nous convie est bénin. Ce n’est pas encore le paradis de Mahomet ; c’est celui de Fénelon, une campagne parfumée où les ruisseaux sont de lait, les cailloux de sucre candi, la terre de chocolat. Reste toujours à situer dans l’espace cette céleste confiserie.
D’aucuns ont pensé aux planètes. Mais si elles sont habituées, comme l’espère M. Flammarion, et comme c’est, d’ailleurs, assez probable ? Alors, cherchons plus loin, encore plus loin. Interrogeons les dernières étoiles celles que nos yeux ne voient pas, celles mêmes que les télescopes ne découvriront jamais.
On sait ce qu’elles répondent. Elles répondent qu’elles sont des mondes, des soleils, avec, à l’entour, des terres, les unes vivantes ainsi que la nôtre, les autres mortes ainsi que la lune. L’analogie nous permet de croire que ce que nous ne voyons pas ressemble beaucoup à ce que nous voyons. Si nous étions transportés dans les régions où les gens simples mettent l’au-delà, nous nous tournerions vers la terre et nous dirions sans doute : L’au-delà, c’est là-bas.
Mais il n’y a pas d’au-delà raisonnablement concevable. Le monde entier est sur le même plan et ses parties ne sont limitées par rien. Une immensité dans laquelle tournent des grains de sable, au gré du vent de l’infini.
Au-delà ? Au-delà de quoi ? Il faut savoir ce que l’on dit. Nous sommes des esprits habitués à la précision. Quand un homme du quatorzième siècle songeait à la vie future, il s’en faisait une idée très simple, mais assez nette. Il voyait les bienheureux rangés sur les gradins d’un vaste cirque. Au fond, un orgue qu’un ange fait retentir, et la musique est si belle que tout l’auditoire est dans le ravissement : et en voilà pour l’éternité ! Nous accepterions difficilement aujourd’hui ce paradis à l’usage des habitués des grands concerts. Un peu de variété nous agréerait. Le goût des longs voyages, par exemple, est peu à peu entré dans l’idée que certains se font de la vie bienheureuse. Alors, cela devient un paradis pour « Cook’s tourists ». On fait une excursion aux anneaux de Saturne, comme dans la vie terrestre, on est allé au Nil Blanc ou au Japon. C’est plus loin, mais c’est le même genre.
Les plus ardents voyageurs s’élèvent, en imagination, de soleils en soleils et s’exaltent à l’idée d’une exploration jamais finie et pleine de merveilles toujours renouvelées.
Ces perpétuelles vacances me sembleraient un peu lassantes. Que va-t-on me proposer encore ? Voici les religions et les philosophies modernes, les chrétiens et les spiritualistes qui m’offrent la contemplation de Dieu. Bien, mais Dieu n’est pas plus admirable dans les anneaux de Saturne ou dans Sirius que dans les ailes d’un papillon ou dans les yeux d’une femme. Quoi encore ? Attendez. Vous parlez d’une femme, sans doute de celle que vous aimez ? Voici le paradis de Mahomet, avec ses hourris blanches et grasses, leurs mains toujours parfumées, leurs caresses toujours neuves.
Oui, ceci est plus tentant. Ceci est humain, au moins. Mais les femmes y trouvent-elles aussi des amants à leur gré ? Ce paradis ressemble trop à une ville conquise, où les vainqueurs s’égaient avec les captives. Il ressemble trop, encore, à quelque chose de moins honnête. Au bout d’une heure, j’aurais envie de m’en aller.
Alors, si nous restions sur la terre, tout simplement ? Si nous acceptions avec bravoure la mort de nos rêves, en même temps que la mort de notre corps ? Cet au-delà est décidément bien incertain, bien vague et bien mobile. Je ne crois pas qu’il soit partout, je crois qu’il n’est nulle part que dans nos imaginations enfantines. Né avec nous, il finira au même moment, pour renaître dans notre postérité.
L’au-delà, c’est le lendemain terrestre, tel que nous le léguerons à nos héritiers et tel qu’ils le modifieront par leurs efforts et selon leurs goûts.
Insinuations
La morale esthétique
Peut-être faudrait-il renoncer à ces distinctions : beau et laid, bon et mauvais, bien et mal, etc., et ne considérer dans les actes de la vie que la courbe des mouvements. Ainsi la morale et l’esthétique se confondraient. Déjà les hommes un peu cultivés ne considèrent le sujet d’un tableau que pour juger si le peintre a soumis à une même logique ce sujet lui-même, le dessin qui le fixe, la couleur qui l’unit au milieu vital. Un sujet, en art, ne peut être critiqué que relativement à la destination de l’œuvre et à la manière dont il est traité. Il pourrait en aller de même des actes humains, et ils ne seraient jugés que selon leur opportunité et la qualité de leurs courbes esthétiques.
Il faut agir, il faut remuer ; la vie est une suite de mouvements qui entrelacent des lignes. Cela forme un dessin. Est-il harmonieux ? Voilà toute la question, voilà toute la morale.
Autre point de vue
Pour séparer en morale ce qui est bien de ce qui est mal, il faut des principes fixes, une croyance certaine, — et nous vivons dans le scepticisme. Sans doute, la religion n’est pas vraie, mais l’anti-religion n’est pas vraie non plus : la vérité réside dans un état parfait d’indifférence. Les gouvernements devraient s’astreindre à une neutralité vraiment scientifique et considérer comme légitimes toutes les manifestations, quelles qu’elles soient, de l’intelligence ou du sentiment. L’Etat ne devrait être qu’une providence visible, une police souveraine qui protégerait l’exercice de toutes les activités humaines, en s’opposant seulement aux gestes qui pourraient entraver la plénitude de toutes les libertés, dans tous les genres.
C’est là qu’il faut distinguer, bien que cela ne soit guère scientifique, le corps et l’esprit, la matière sensible et la volonté. Sans aucun doute, les entreprises contre la sensibilité corporelle doivent être réprimées ; mais il n’en est pas de même pour les entreprises contre la sensibilité intellectuelle. Les actes appelés immoraux peuvent être défendus dans la mesure où le conseille la coutume ; les provocations aux actes immoraux doivent être permises. Le seul crime est le crime de violence, Peu importe qu’on ma sollicite par des écrits ou des paroles : le mal ne commence qu’au moment où on m’y plie par la force.
Le mot « Dieu »
Renan l’aimait, le trouvant commode pour résumer tout un ordre d’idées, dont aucune n’est facile à limiter verbalement. Il est indéfinissable ; et d’ailleurs, défini, il perdrait toute sa valeur. Dieu n’est pas tout ce qui est ; Dieu est tout ce qui n’est pas. Voilà la force et le charme de ce mot mystérieux. Dieu est tradition, Dieu est légende, Dieu est folklore, Dieu est conte de fée, Dieu est roman, Dieu est mensonge, Dieu est cloche, Dieu est vitrail, Dieu est religion, Dieu est tout ce qui est absurde, inutile, invisible, intouchable, tout ce qui est néant et tout ce qui symbolisa le néant, Dieu est le nihil in tenebris — et les hommes en ont fait la lumière, la vie et l’amour.
L’argent
Il est difficile de lire sans irritation les vieilles plaisanteries des journalistes et les antiques lamentations des socialistes sur le culte du veau d’or. Railler l’argent, s’indigner contre l’argent est pareillement sot. L’argent n’est rien ; en soi, il ne vaut pas sa puissance est purement symbolique. L’argent est le signe de la liberté. Maudire l’argent, c’est maudire la liberté, c’est maudire la vie, qui est nulle, si elle n’est libre.
La simplicité populaire adore l’argent. Voyez cette pauvre marchande : elle fait le signe de la croix avec la première monnaie qu’elle reçoit le matin. Un Dieu est venu la visiter et la bénir. C’est une communion à la fois mystique et réelle, sous les espèces du métal.
L’argent, qui est la liberté, est aussi la fécondation. C’est le sperme universel sans quoi les sociétés humaines demeurent des matrices vides. Le paganisme, qui savait tout et comprenait tout, ouvre à la pluie d’or d’en haut les cuisses vaincues de Danaé. C’est ce que l’on verrait sur nos monnaies, au lieu d’une insignifiante figurine, si nous étions capables de contempler sans honte ce tableau religieux.
Antinomie
Ce qu’il y a de plus intéressant dans l’homme c’est l’animal humain. Presque tout le reste est folie. Dès qu’il perd contact avec la nature, avec l’humble nature, l’homme divague. C’est cette divagation pourtant que l’on a appelé raison, sagesse, moralité. Et la conduite naturelle que l’homme pourrait tenir, et qu’il tient quelquefois, on la nomme déraison, on la nomme immoralité. Mais, par un reste de logique, cette immoralité que nous dénigrons, nous en faisons l’unique objet de nos rêves, de nos désirs, de nos discours, de nos actes de nos méditations, de nos dissertations, de notre art et de notre science.
Le figurant
Monsieur Tarde, philosophe ingénieux et amer a défini la vie : « La poursuite de l’impossible à travers l’inutile. »
Cela mérite de rester. C’est une des sentences que l’on voudrait dorées sur des marbres au coin des rues.
Il est incontestable qu’en donnant à l’homme une âme immortelle, le christianisme avait donné à la vie une valeur inestimable.
Dépouillé de l’infini, l’homme est redevenu ce qu’il avait toujours été vraiment : un figurant.
Il s’agit à peine de lui : il fait partie de la troupe Humanité ; s’il manque son entrée, on le siffle, et s’il tombe dans la trappe, on habille un autre pantin.
VI — Des pas sur le sable…
Savoir ce que tout le monde sait, c’est ne rien savoir. Le savoir commence là où commence ce que le monde ignore. La vraie science aussi est située au-delà de la science.
J’estime les animaux. Voyez l’écureuil : il se réveille, broute les jeunes pousses, fait l’amour, guette les noisettes, en croque, en cueille dont il emplit son nid, grimpe aux arbres, redescend, bondit, joue ; venu le froid, il s’endort.
— Mais l’homme n’est pas un écureuil !
— L’homme est un écureuil prétentieux,
La postérité, c’est un écolier qui est condamné à apprendre cent vers par cœur. Il en apprend dix, bredouille quelques syllabes du reste : les dix c’est la gloire ; le reste, c’est l’histoire littéraire.
L’athlétisme, cela fait de beaux hommes ; voyez les lutteurs.
La tradition ? sans doute, la tradition. Mais, ne croyez-vous pas qu’il y ait commencement à tout, même à la tradition ?
L’anti-cléricalisme travaille au profit de la secte dissidente. En Angleterre, le radicalisme religieux recrute des catholiques ; en France, il recrute des protestants.
L’homme ne peut pas plus voir le monde qu’un poisson ne voit la rivière.
J’ai écrit bien des fois le mot « Beauté », mais presque jamais sans avoir conscience d’écrire une sottise. Il y a des choses belles, il n’y a pas de Beauté : c’est une expression abrégée. On ne peut la prendre en absolu ; il n’y a pas d’absolu.
La civilisation, c’est la culture de tout ce que le christianisme appelle vice, frivolité, plaisirs, jeux, affaires et choses temporelles, biens de ce monde, etc.
Voilà bientôt deux milliers d’années que le christianisme, jouant avec impudence sur le sens des mots, nous dit : La vie est la mort, la mort est la vie. Il est temps de consulter le dictionnaire.
Dieu a ses courtisans, comme les rois, comme les puissants.
Nietzsche nous éclipse tous, nous qui ayons voulu penser d’après nous-mêmes, avec ingéniosité et avec contradiction. Il a pensé plus fort ; il était d’une nature plus opulente. Mais qu’on n’aille pas chercher dans Nietzsche, tout ce qu’il y a de nietzschéen dans notre littérature, depuis dix ans, car sa grandeur est précisément que sa pensée était pensée à côté de lui-même.
L’observateur est exactement le contraire du sauveteur. L’un se jette à l’eau, à la tête d’un cheval, arrête le bras, etc. ; l’autre regarde comment cela va se passer. L’intervention la plus brave lui semble un peu criminelle.
La politique dépend des hommes d’Etat, à peu près comme le temps dépend des astronomes.
Il y a deux voies pour le prophète : ou annoncer un avenir conforme au passé, — ou se tromper.
Un imbécile ne s’ennuie jamais : il se contemple.
C’est précisément parce qu’il n’y a pas de vérité en soi, absolue, que les hommes peuvent se comprendre. S’il y avait une vérité, il faudrait la connaître : supposez que, pour converser avec sa tendre amie, il fallût avoir appris le calcul infinitésimal ?
Rien ne fait plus de bien pour l’« avancement spirituel », le détachement de la chair, qu’une lecture attentive du « Dictionnaire érotique ».
Les femmes ont des manières de ne pas se donner qui sont plus délicieuses que tout.
La plupart des hommes qui disent du mal des femmes disent du mal d’une seule femme.
Sorti de l’alcôve, le lit impudent s’allonge, se déroule, se répand comme une litière.
Les femmes poussent l’hypocrisie assez loin pour que tous les enfants puissent dire de leur mère, avec conviction : « C’était une sainte. »
Sachez bien que, partout où vous allez dans la vie, Tartufe est sous un tapis et Chérubin dans une armoire.
L’homme de génie peut vivre ignoré ; on reconnaît toujours le sentier qu’il a suivi dans la forêt. C’est un géant qui a passé par là. Les branches sont cassées à une hauteur où ne peuvent atteindre les autres hommes.
Werther a un grand intérêt, parce que Goethe a fait ensuite Faust, Wilhelm Meister et tant d’œuvres, toutes différentes. Le Werther de ceux qui refont quinze et trente fois leur premier livre perd à chaque épreuve nouvelle un peu de sa valeur première ; dès la troisième, il n’est presque plus rien. Mais on ne sait pas d’abord si ce Werther est l’œuvre d’un cerveau ou le produit d’un moule ; c’est pourquoi le premier livre est sacré.
Un critique innommable note quelques-unes des fougueuses incorrections de Verhaeren, quelques unes « entre cent autres ». C’est là, vers la faute, vers la tache, vers la plaie, que le médiocre, comme une mouche, vole avec certitude ; il ne regarde ni les yeux, ni les cheveux, ni les mains, ni la gorge, ai toute la grâce de la femme qui passe ; il regarde la boue dont un manant éclaboussa la robe ; il en jouit ; il voudrait voir la moucheture grandir et dévorer l’étoffe et la chair ; il voudrait que tout fût laid, sale et méprisé comme lui.
L’histoire qu’on nous récite a de singulières contractions : Byzance, nid crevé, repaire de théologiens frénétiques sans idées, sans langue, sans méthode, — et il suffit qu’une douzaine de ces abrutis se répandent par le monde, à la conquête turque, pour régénérer le monde.
« Je suis si frivole que j’aime le style », disait peut-être sans ironie, la marquise de Créqui.
Dialogue, — Dieu ; Qui t’a fait homme ? L’Homme — ; Qui t’a fait Dieu ?
Les religions roulent éperdument sur des questions sexuelles.
Le conseil moral ou immoral n’est suivi que par celui à qui ce conseil était inutile. Les chastes seuls comprennent le : « Soyez chastes » ; les luxurieux seuls le : « Soyez luxurieux ». La valeur de résonnance mentale des mots a été exagérée : le mot n’agit que sur les cellules à son diapason.
Le monde ne pardonnera jamais aux Juifs d’avoir dédaigné la religion qu’ils ont donnée au monde. Il y a là une sorte de trahison intellectuelle qui fait penser à ces marchands suspects qui ne se vêtent pas, ne se nourrissent pas, ne se désaltèrent pas de leur marchandise.
Quand on voudra définir la philosophie du xixe siècle, on s’apercevra qu’il n’a fait que de la théologie.
Une opinion n’est choquante que lorsqu’elle est une conviction.
Rien ne donne la satisfaction du devoir accompli comme une bonne nuit de sommeil, un repas sérieux, une belle passe d’amour.
Qu’est-ce que la vie ? Une suite de sensations ? Qu’est-ce qu’une sensation ? Un souvenir. On ne vit pas. On a vécu. La vie, disait un vieillard, c’est un regret.
Ce qu’il y a de terrible quand on cherche la vérité, c’est qu’on la trouve.
Il y a des choses qu’il faut avoir le courage de ne pas écrire.
Les satires générales sont toujours des mensonges, parce que le sentiment réserve toujours des exceptions.
Posséder la vérité : je songe à ces explorateurs qui ont chez eux un lion apprivoisé, et qui ne dorment que d’un œil.
Les hommes qui vivent avec le plus d’intensité sont souvent ceux qui ont l’air de s’intéresser le moins à la vie.
Avoir un fonds solide de scepticisme, c’est-à-dire la faculté de se reprendre à tout moment, de se retourner, de faire face successivement aux métamorphoses de la vie.
Monter au-dessus de soi-même, pour se regarder.
Apprendre pour apprendre est peut-être aussi grossier que manger pour manger.
C’est singulier : en littérature, quand la forme n’est pas nouvelle, le fond ne l’est pas non plus.
Le nu de l’art contemporain est un nu d’hydrothérapie.
L’art doit être à la mode ou créer la mode.
L’écrit de M. Renan, appelé Vie de Jésus, est un petit roman assez agréable dans l’édition où il n’y a pas de notes au bas des pages. On dirait le Premier des Abencerages rédigé par George Sand sur les notes de Michelet.
Michelet, l’éternel blessé.
L’homme est un animal arrivé, voilà tout.
Un hasard a donné à l’homme l’intelligence. Il en a fait usage : il a inventé la bêtise.
La conscience n’est peut-être que la sensation d’un effort, un état consécutif à un mauvais travail, C’est la lampe qui fume.
La pudeur sexuelle est un progrès sur l’exhibitionnisme des singes.
Sixte disait :
« L’intelligence des femmes, leurs droits, le féminisme, sans doute… Mais moi, mâle, ce qui m’intéresse dans la femme, c’est l’appareil reproducteur. »
La pudeur est la forme délicate de l’hypocrisie.
Une femme pieuse disait des plaisirs de l’amour : « Ce sont les gâteries de la Providence. »
La femme qu’on aime sent toujours bon.
Rien n’amollit la dureté des cœurs chastes comme la certitude du secret.
Les femmes poussent l’esprit d’imitation jusqu’au délire.
— Madame *** dit de vous un mal ! Qu’allez-vous lui faire ?
— La cour. Il y a, contre les femmes, une vengeance unique…
Les…
— Vous l’avez dit.
On s’indigne de la conduite d’Elisabeth à l’égard de Marie Stuart. Il faut lui savoir gré de ne pas l’avoir fait écorcher vive.
— Toutes ces épines ?
Ce sont les hampes des roses que j’ai désarmées ? pour elle.
Les gens qui ont des convictions ne sont pas à mépriser pour cela. C’est une maladie de l’esprit. Mais il est de mauvais goût de la cultiver, de s’en glorifier. On ressemble alors à ces jeunes viveurs qui se parent d’une sensibilité dorsale.
Sixte disait :
« C’est très intéressant, quand une douleur vous a brisé le cœur, d’observer les mouvements — comme ceux des tronçons d’un serpent — des morceaux qui veulent se recoller. »
L’idée que les morts ne sont pas morts revêt, dans le vulgaire, des formes comiques. Je lis dans un roman (1901) : « Madeleine relut cette lettre : Monsieur Piot était mort, le pauvre homme !… Comme il devait avoir froid avec ce vent du nord ! » Les hommes sont bêtes.
Vous avez des doutes ? Sur quoi, sur qui ? Sur Dieu ? Mais c’est bien simple : écrivez-lui. — Je n’ai pas son adresse. — Telle est en effet l’état de la question.
La colère est un moyen de défense, analogue aux diverses sécrétions de guerre des animaux : civette, sèche, scarabée à bombarde, lézard à larmes de sang, etc. Il s’agit de faire peur.
C’est le malheur de ceux qui ne prennent pas parti dans la politique, qu’ils sont également dégoûtés par toutes les factions et qu’ils ont le sentiment de vivre chez des bandits ou chez des fous.
Les socialistes révolutionnaires me font penser à celui qui, ayant un piano désaccordé, dirait : « Brisons ce piano et jetons-en les morceaux au feu ; à la place, nous installerons une harpe éolienne. »
Les pacifistes, de braves gens à genoux, près d’une balance et priant le ciel qu’elle s’incline, non pas selon les lois de la pesanteur, mais selon leurs vœux.
Le christianisme a déjà remporté trois grandes victoires : Constantin, la Réforme, la Révolution. On en attend une quatrième, le Collectivisme, après quoi, il est assez probable que les Forts, en ayant assez d’être brimés, se révolteront contre les Faibles et les réduiront en esclavage, — encore une fois.
C’est beau, un coup d’Etat, cette grande main qui descend dans la nuit.
C’est beau une révolution, cette grande faux qui passe, un matin de soleil.
La propriété est nécessaire ; mais il ne l’est pas qu’elle reste toujours dans les mêmes mains.
Améliorer, embourgeoiser la condition sociale des ouvriers, c’est peut-être créer une race d’esclaves contents de leur sort, une caste de parias confortables.
La pensée fait mal aux reins. On ne peut à la fois porter des fardeaux et des idées.
Un homme avec une trompe d’éléphant, c’est Ganéça, dieu de la science, dans l’Inde : ce n’est pas si mal trouvé.
Sixte disait :
« Ne croire à rien, pas même au métier que l’on pratique, pas même à la main que l’on caresse, aux yeux où l’on se trouble, pas même à soi, surtout pas à soi. »
Le vrai philosophe ne désire pas voir ses idées appliquées. Il sait qu’elles le seraient mal, déformées, médiocrisées. Au ◀besoin▶, même, il s’y opposerait : cela s’est vu.
La modestie est un timide aveu d’orgueil.
Les malades sont toujours optimistes. Peut-être que l’optimisme lui-même est une maladie.
Les prêtres sont d’une grande indulgence pour les péchés secrets des filles et des veuves, les complaisances solitaires qui ne mettent point d’hommes entre la femme et le confesseur. Comme ils la caressent et la choient dans ce chapitre de leurs manuels ! Que de charmants détails, et ce qui se lit entre les lignes, et ce qui se dit à l’oreille ! Mais le mâle est l’ennemi, parce qu’il est l’empreinte.
Le catholicisme laisse nue la beauté païenne, détourne la tête et dit : « Ne la regardez pas, c’est un péché ». Le protestantisme la fourre dans un sac.
En France, l’esprit est tellement à fleur de peau, tellement jaillissant, tellement naturel, qu’il ne fait même pas rire, à peine sourire. Ce qui ferait éclater un Teuton, s’il comprenait, ici, parmi nous, va de soi, est de règle.
Il y a une simulation de l’intelligence, comme il y a une simulation de la vertu.
M… disait : « Des gens ont ◀besoin de beaucoup pour retenir un peu ; à moi, il me suffit d’un peu pour retenir beaucoup. »
Faugère veut que l’on considère avec respect l’amulette de Pascal. Je ne le considère pas avec respect, mais avec un mélange de honte et de terreur.
La science vaut ce que vaut le savant.
Des savants font courir le bruit que la science est impersonnelle. Des savants ? Ils le sont, comme les compagnons maçons sont des architectes.
Dès qu’une idée tombe dans le peuple, elle devient peuple.
Le peuple, c’est tous ceux qui ne comprennent pas. Il y a des ducs parmi le peuple ; il y a des académiciens. Le peuple, c’est très bien composé.
Apprendre à jouir du présent, de l’aujourd’hui, de l’heure, de la minute où nous passons dans ce qui passe.
La poésie, matériellement, c’est la continuité d’un rythme, simple ou complexe, continuité directe ou par reprise. C’est au dixième vers, c’est à la seconde ou à la troisième strophe que s’affirme pleinement le plaisir rythmique.
La vérité est dans les faits et non dans la raison. Les sciences historiques ne peuvent aboutir qu’à prouver la légitimité de ce que fut, de ce qui est, de ce qui sera.
Il n’y a quelquefois pas d’autre moyen de juger d’une opinion politique que de considérer la qualité de ceux qui la professent.
La croyance à la vie future fut un des plus grands actes d’énergie de l’espèce humaine ; mais l’intelligence y a brisé ses forces et en est encore toute dolente.
Le paradis, selon les classes sociales : un salon où l’on est présenté au roi, la cour ; un théâtre où l’on fait, dans les coulisses, connaissance avec les acteurs du destin ; un cirque sans façons où l’on fraternise avec les héros du paillon ; une « société » où l’on chante en chœur les éternels refrains, etc.
Le peuple peut faire des émeutes : des révolutions jamais. Les révolutions viennent toujours d’en haut.
Les mêmes cuistres humanitaires qui méprisent les sacrifices des armées modernes (brutes, esclaves, assassins) bavent à Léonidas et à ses trois cents Spartiates.
Les Monita secreta des Jésuites, c’est l’art de pactiser avec la tyrannie de la conscience moyenne, la conscience des imbéciles.
Quand on parle de réalité, il est bien entendu que cela ne veut pas dire qu’il y ait une réalité en soi, distincte de nos sensations. Le mot s’oppose au mot abstraction.
La loi ne peut pas tenir compte des personnalités des physiologies. Alors, dans la moitié des cas, elle est criminelle et, dans l’autre moitié, imbécile.
L’univers n’a pas de manière d’être. Il a des manières d’être vu, d’être touché, d’être senti.
Il n’y a qu’un autre « grand écrivain » français, qui soit aussi bas que George Sand dans cette catégorie créée par les professeurs, c’est Magdeleine de Scudéry. Il est probable, par surcroît, que les rares lueurs de bon sens aperçues dans les romans de la demoiselle furent posées là par son frère, homme d’esprit, poète de verve.
Que les hommes ne puissent s’assimiler aucune notion qu’à l’état de sentiment, ou enveloppée de sentiment, comme une drogue dans une hostie, on en trouvera une preuve décisive dans l’inefficacité de la morale pure et nue, réduite à des règles intellectuelles, séparée du sentiment qui la rendait alibile, peur, amour, orgueil, religion, ambition, etc.
Quelqu’un écrit : « L’humanité célèbre les conquérants qui l’ont ensanglantée, et elle n’a pas retenu la date de la naissance de quelques-uns de ses plus grands bienfaiteurs intellectuels : Copernic, Colomb », etc. Opposition facile, mais bien légère, car, sans les conquérants, l’humanité, ce serait un tas de petites peuplades sporadiques, sans langues, communes, sans liens d’échanges, etc., quelque chose comme l’humanité du Congo.
Le christianisme a maté la chair comme un resserrement de roches mate un fleuve dans son cours : il a obtenu des chutes, des cascades, des bouillonnements, des tourbillons et beaucoup d’écume.
Descartes écrivait à Balzac : « Je me promène tous les jours à travers un peuple immense, presque aussi tranquillement que vous pouvez le faire dans vos ailées. Les hommes que je rencontre me font la même impression que si je voyais les arbres de vos forêts ouïes troupeaux de vos campagnes. » Toute la faiblesse des métaphysiques est expliquée par ces deux phrases dédaigneuses. Non seulement, pour comprendre quelque chose à la vie, il ne faut pas être indifférent aux hommes, il ne faut pas l’être aux troupeaux, il ne faut pas l’être aux arbres ; il ne faut l’être à rien.
On a voulu, ces temps derniers, réhabiliter M. Homais. C’est tout à l’honneur de Flaubert, car on confond ainsi une création de l’esprit avec un personnage naturel. On a voulu aussi réhabiliter Judas. Ceci ne fait honneur à personne. L’erreur est la même, d’ailleurs, dans les deux cas. On confond les actes ou les paroles avec les mots qui synthétisent ces actes ou ces paroles. Des assassinats se peuvent justifier ; le mot assassinat ne peut changer de signification générale. Judas est Judas et Homais est Homais.
La superstition qui faisait, chez les anciens, regarder comme des signes de la colère divine et immoler les nouveau-nés infirmes, boiteux, aveugles, bossus, etc., était plus heureuse que la sensiblerie religieuse ou scientifique qui les tolère, les élève, en fait des demi-hommes, introduit dans la race des germes éternels de décrépitude.
La pitié n’est peut-être, au fond, que de la lâcheté. Nous n’avons pitié que de nous-mêmes ou de ceux que nous craignons.
La Rochefoucauld fait les hommes plus malins qu’ils ne sont. Il a mis son esprit au service de l’humanité.
Nietzsche stupéfie. Pourquoi ? A bien réfléchir, on verra qu’il n’exprime presque jamais que des vérités de bon sens.
Nietzsche a été un révélateur, au nouveau sens photographique. Le contact de son œuvre a mis au jour les vérités qui sommeillaient dans les esprits.
Le bonheur, comme la richesse, a ses parasites.
On ne demeure pas dans une maison, on demeure en soi-même.
Mettez un cochon dans un palais, il en fera une étable.
M. Bourget croit encore aux duchesses. Quoi d’étonnant ? Il y a bien des gens qui croient aux revenants.
Le vulgaire n’a aucune idée de ce qu’il faut de sensibilité et d’intelligence pour jouir du parfum d’une rose ou du sourire d’une femme.
Sixte disait : « Mon aisance à remuer les idées me dégoûte des idées. Je voudrais faire un travail concret : des vers, de la menuiserie ou de la peinture… »
Sainte-Beuve est trop lettré. Il ne sait pas se mettre nu devant la statue nue : il lui faut des poches d’où sortir un tas de carnets et de papiers.
Une femme a quelquefois pitié des chagrins qu’elle cause sans remords.
A défaut de l’ami attendu, en voici un autre. A défaut de l’amie, voici une autre amie. Illusion : à défaut de l’amie, il n’y a rien.
La petite fille n’attend pas de sa poupée une déclaration de tendresse. Elle l’aime, et voilà tout. C’est ainsi qu’il faut aimer.
« Maintenant que je n’ai plus ni…, ni estomac, ni jambes, je vais me retirer des affaires, et jouir de la vie, enfin ! »
Les classes, la lutte des classes… Sans doute, mais c’est un classement par couleurs, par grandeurs. Ouvrez les êtres. La hiérarchie vraie se fera d’après le contentement de vivre. Cela donnerait bien des surprises.
Le délire de la décoration est poussé à ce point que les acteurs, dit-on, sont fiers du rôle d’un monsieur officier de la Légion d’honneur.
« Un véritable homme de sport, et intelligent avec cela… »
Balzac n’a pas reculé devant le ridicule.
Sixte disait : « Il y a en moi une sorte d’amour de la gloire que je n’ai jamais pu déraciner entièrement. »
Sixte disait : « C’est un grand triomphe pour la religion que la conversion des écrivains et des artistes leur enlève ce terrible talent avec lequel ils séduisaient les hommes. »
J’aime beaucoup à considérer, à l’étal des tripiers, les cervelles de mouton. Nous avons dans la tête une éponge rougeâtre toute pareille et qui pense.
L’amour dispose à la religiosité. J’ai connu un athée qui voulait aller dans une église, le soir, échanger des serments avec sa maîtresse ; elle refusa par scrupule.
Il faut être heureux. On se doit cela, ne serait-ce que par orgueil.
L’intelligence n’est peut-être qu’une maladie, une belle maladie : la perle de l’huître.
En faisant un travail de corrections, fort long et fort ennuyeux, toutes les deux heures, pour me donner du cœur, je lis dix pages des Mémoires d’Outre-Tombe, comme un ouvrier boit un verre de vin.
Sixte disait : « Je ne suis pas du peuple, moi, j’ai une hérédité que je connais. Elle est longue. Mes racines sont là-bas, dans le passé, comme celle des vieux arbres, enfoncées dans la terre profonde… »
Il y a des anticléricaux qui sont vraiment des chrétiens un peu excessifs.
Ces lettres de femmes, du temps que les femmes ne savaient pas l’orthographe !
La composition de l’Académie est en partie ridicule, des académiciens spirituels le disent. Mais celle des académies adverses, rêvées ou réelles, l’est-elle beaucoup moins ?
Le poète qui récite ses vers devant un auditoire, n’est-ce pas tout à fait le rossignol qui dit sa chanson ? Pas tout à fait. L’instinct s’est dévoyé : mimique sexuelle, mais sans emploi. L’utile est devenu le jeu : et c’est toute l’histoire de la civilisation.
— Que de contradictions !
— Eh ! si je chargeais ma voiture tout du même côté, je verserais.
Des gens pleins de morale parlent. Tout ce qu’ils jugent criminel, je le pratique ou je le pense. Et pourtant…
L’altruiste est un égoïste déraisonnable : il voudrait modeler tous les hommes sur sa propre sensibilité.
Aimez-vous les uns les autres. Comme cela, sans se connaître ? Non, non ; un peu de pudeur, un peu de dignité.
Non seulement l’âme n’est pas immortelle, mais il n’y a qu’elle de mortelle. Un homme périt : les éléments de son corps survivent et se transforment ; son esprit disparaît.
Il est honteux d’avoir honte de ses plaisirs.
Être au-dessus de tout. Mépriser tout et aimer tout. Savoir qu’il n’y a rien et que ce rien, pourtant, contient tout.
Mépris biblique de la femme : « Tu ne prendras pas la femme de ton voisin, ni son bœuf, ni son âne. »
Mépris administratif de la femme : Dans notre statistique des douanes, les cheveux de femme sont classés parmi les « dépouilles d’animaux ».
Quand ils étaient exemptés du service militaire, les instituteurs et professeurs étaient fervents patriotes. N’étant plus exempts, ils sont devenus non-patriotes. Quoi de plus humain ? Croit-on que le plus honnête forgeron forgerait avec beaucoup d’entrain les chaînes qui lui seraient destinées ?
Pour être vrai, un roman doit être faux.
Le roman historique. Il y a aussi la peinture historique, l’architecture historique, et, à la mi-carême, le costume historique.
Être impersonnel, c’est être personnel selon un mode particulier : voyez Flaubert. On dirait en jargon : l’objectif est une des formes du subjectif.
Proudhon a dit : « Après les persécuteurs, je ne sais rien de plus haïssable que les martyrs. » N’ayant pas trouvé cela, j’ai du plaisir à le copier.
Dispute des sorciers. L’abbé Roussin, vicaire du schismatique évêque Vilatte, disait : « Quoi qu’ils prétendent, je fais descendre Jésus-Christ sur l’autel, aussi bien que les Romains. »
Rousseau écrivait à la marquise de Créqui, au mois de juillet 1764 : « Quoique je sois trop bon chrétien pour être jamais catholique. » Osez donc, vous autres, retourner le mot et dire : « Je suis trop bon catholique pour être jamais chrétien. »
Vous admirez Polyeucte, les anti-païens qui renversaient les idoles ? Admirez donc aussi les anti-chrétiens qui incendient les églises, ou bien mettons-nous d’accord et disons : « Polyeucte était un de ces anarchistes militants dont aucun état policé ne peut tolérer les dangereuses fredaines. »
Etre vu. L’homme de lettres aime non seulement à être lu, mais à être vu. Heureux d’être seul, il serait plus heureux encore, si l’on savait qu’il est heureux d’être seul, de travailler dans la solitude des nuits, sous sa lampe ; et il serait tout à fait aise, lorsqu’il a clos sa porte, que sa bonne la rouvrît pour un visiteur, qu’elle montrât à l’importun, par l’entrebâillement, l’homme de lettres heureux d’être seul.
L’homme commence par aimer l’amour et finit par aimer une femme.
La femme commence par aimer un homme et finit par aimer l’amour.
Logique. Le 22 octobre 1789, afin de montrer aux yeux la condition misérable des paysans français, l’Assemblée Nationale se fit présenter un « serf du Jura », âgé de cent vingt ans.
De même, Coquerel, dans ses Forçats pour la foi, cite, pour attester la dureté du régime sur les galères du roi, une douzaine de galériens protestants plus que nonagénaires et qui « ramaient » depuis quarante ans.
Et encore, pour attester leur état de persécutés, les catholiques de notre temps, lassés des églises où ils sont libres, se répandent en pèlerinages, en semaines sociales, en congrès, et les évêques, en conciles.
Mot d’un vicaire de campagne à une dévote fort scrupuleuse : « Dieu n’est pas si bête que ça. »
Sainte-Beuve n’a guère compris ses contemporains. Pourquoi ? Il n’est pas le seul. On comprend rarement ses contemporains. Si nous paraissons comprendre les anciens, c’est peut-être qu’il n’y a plus en eux rien à pénétrer, qu’ils ne sont plus que des surfaces. N’y a-t-il pas de quoi rire en voyant, comme je l’ai vu, enfant, faire à M. Deltour, de vieux professeurs ratatinés se frapper le cœur, lever les yeux au ciel et dire : « Oh ! Racine, cet ami de cœur ! Racine ! La passion de Racine ! » Tout n’est peut-être que geste, imitation, ressouvenir, rengain.
— Elle vous oublie
— Moi ?
Les femmes, ça a une âme, une toute petite âme…
Dans l’œuvre de Carrière, trop de Christs, trop de maternités, trop de balivernes religieuses et sociales.
La maternité, c’est beau, tant, qu’on n’y fait pas attention. C’est vulgaire, dès qu’on admire.
Il a connu Claude Bernard, Flaubert, Barbey d’Aurevilly, Goncourt, Manet, Villiers de l’Isle-Adam, Renan, Taine, Pasîeur, Verlaine, Tarde, Mallarmé, Puvis de Chavarmes, Marey, Gauguin, Curie, Berthelot ; il connaît Rodin, Ribot, Renoir, France, Quinton, Monet, Poincaré ; — et il se plaint ! Il crie à la décadence de sa patrie : Ingrat !
Nietzsche a ouvert la porte. Maintenant on entre de plain pied dans le verger dont il fallait, avant lui, escalader les murs.
La morale est un talent de société.
L’excuse du christianisme, ç’a été son impuissance sur la réalité. Il a corrompu l’esprit bien plus que la vie.
Se donner un but : quelle fanfaronnade ! Le but que l’on se donnait, c’est celui que l’on a atteint.
Je suis fâché qu’on ait tant pensé avant moi. J’ai l’air d’un reflet. Mais peut-être aussi que je ferai dire la même chose, un jour, à un autre homme.
Je ne garantis pas qu’aucune de ces notes ne se trouve déjà dans un de ses écrits, ou qu’elle ne figurera pas dans un écrit futur. On les retrouvera même peut-être dans des écrits qui ne seront pas les miens.