Madame Récamier
I
Souvenirs et Correspondance tirés des papiers de Madame Récamier [I-II].
Je vous donne ces deux volumes comme la plus fameuse des déceptions ! Si ce n’est pas une spéculation qui se sait, c’est une mystification qui s’ignore. On avait tout d’abord parlé de Mémoires, mais dans ces Souvenirs il n’y a guère qu’une dizaine de pages ébauchées de ces Mémoires projetés par Madame Récamier, et que cette main charmante, qui n’aimait pas à écrire, et qui avait bien raison, n’écrivit jamais.
À ces Souvenirs, qui ne sont pas d’elle, mais sur elle, on a, il est vrai, mêlé des lettres, et je suis bien sûr que ce ne sont pas les plus curieuses de la collection, celles-là, par exemple, qui exprimèrent avec le plus d’éloquence les sentiments que cette femme délicieuse et vertueuse sut, à ce qu’il paraît, toujours désespérer. Ce sont les lettres qu’on peut montrer à tout le monde sans inconvénient, les lettres blanches, les innocents billets du matin ou du soir, qui n’ont rien de piquant, pas même la manière dont ils sont tournés ! L’éditeur anonyme de ce portefeuille de Madame Récamier, trié et surveillé, l’éditeur qui fait la main pieuse, déposant, de nuit, des fleurs sur un tombeau, nous raconte tout ce qui lui plaît sans mettre hardiment, en se nommant, comme il y était tenu, le poids de sa moralité et de son autorité en tête des récits qu’il nous donne et qu’il faudrait appeler, car c’est là leur vrai titre : Souvenirs sur Madame Récamier, par une personne qui l’a bien connue, mais qui n’a pas voulu y mettre son nom. Seulement, avec ou sans nom d’éditeur, il n’en reste pas moins incroyable qu’un livre sur Madame Récamier ne soit pas plus intéressant que ces deux volumes !
Songez donc ! Madame Récamier ! cette femme d’un nom sans pareil parmi les femmes qui furent célèbres ! Un miracle de beauté, de vertu, de bonté, de pitié, de pureté et de charme, et non pas seulement pour son temps, mais pour tous les temps ! Madame Récamier, dont tous les contemporains les plus renommés ont été amoureux, mais comme les vers luisants les ont d’une étoile ! dont tous les Mémoires ont parlé comme d’un phénomène, et qui, comme une étoile, est presque restée un mystère, quel magique appeau pour la curiosité publique ! Sur ce nom seul de Madame Récamier, toute l’Europe courra lire ces deux volumes, si la Critique n’avertit pas… et toute l’Europe sera attrapée. Elle courra à ces deux volumes comme elle courait chez Madame Récamier, dans le temps que cette attirante femme vivait, mais elle en reviendra… moins contente !
D’abord, avant tout, elle y cherchera Madame Récamier et elle ne l’y trouvera pas ; car on peut écrire deux volumes et même trois sur quelqu’un sans nous le montrer vivant, parlant, agissant, dévoilé et compréhensible. Le tout n’est pas de phraser d’une manière plus ou moins convenable sur des faits plus ou moins connus. Même des faits inconnus, et, par cela, d’un intérêt qu’on peut évaluer, ne suffisent pas pour nous montrer dans sa vérité nuancée et profonde, — dans toute sa vérité morale et historique, — la personne qu’on a suppléée dans des Souvenirs qu’elle n’écrivit pas, et il n’y a pas d’ailleurs de ces faits inconnus dans le livre que voici.
Lorsque Saint-Simon ou Dangeau, ou Madame de Motteville, ou n’importe quel faiseur de Mémoires, écrivent les souvenirs de leur vie, ils se révèlent eux-mêmes, de cela seul qu’ils écrivent en leur propre nom. La parole, qui a été donnée à l’homme pour cacher sa pensée, a dit un impudent menteur, trahit, au contraire, toujours l’homme, et il n’a pas besoin▶ de se raconter pour se dire : il se dit en parlant de tout. Madame Récamier aurait donc écrit ces deux volumes que je l’y verrais, essayât-elle de s’y dérober. Mais quand un autre se substitue à elle dans l’expression de souvenirs personnels, et qui n’ont d’autre valeur peut-être que parce qu’ils sont personnels, cet autre — fût-ce une femme, plus flexible qu’un homme pour cette interprétation si délicate et si difficile, — devrait prouver qu’il peut aborder une difficulté si grande en montrant qu’il a profondément compris la personne dont il prend la place, et il doit au moins la peindre ressemblante pour avoir le droit de la remplacer.
Mais, ici, rien de pareil. Ici, Madame Récamier n’est pas remplacée, parce qu’elle n’est pas peinte, parce que la personne qui tient le dé pour elle dans ce livre de Souvenirs n’a pas plus pénétré cette femme et ne l’a pas plus reproduite que ne l’aurait fait la première venue qui sait écrire quatre lignes de narration française, dans cette société myope de regard et effacée de langage qu’on appelle la bonne compagnie ; parce qu’enfin sur cette femme, dont la supériorité fait l’originalité la plus rare et la plus exquise, on n’a eu à dire que des banalités élégantes, qui roulent sur tous les parquets depuis qu’il y a au monde des parquets !
Le portrait moral qui se dégage de tout cela n’individualise pas plus Madame Récamier que son portrait physique par lequel commencent ces Souvenirs. Il faut le citer pour donner une idée de cette correcte et insignifiante manière, qui ne manque absolument que… de tout, en croyant ne rien oublier. « Elle avait une taille souple et élégante, des épaules de la plus admirable forme, une bouche petite et vermeille, des bras charmants… des cheveux châtains naturellement bouclés, le nez délicat et régulier mais bien français, — (comme la narration) ; — une physionomie pleine de candeur et quelquefois de malice, et que l’expression de la bonté rendait — (malgré la malice ?) — irrésistiblement attrayante ; la tête la mieux attachée, etc., etc. »
Ah ! l’on peut aller longtemps ainsi, on ne rejoindra pas l’enchanteresse disparue !
Ce portrait, fait d’expressions abstraites, excepté la bouche vermeille et les cheveux châtains, nous donne certainement une jolie femme, abstraite aussi ; mais en quoi cela fait-il Madame Récamier ? Les gens du monde croient avoir tout dit quand ils ont dit : « Elle était charmante », ou : « elle était vertueuse », ou : « elle avait une grâce infinie ». Mais, quand on ne grasseye ou qu’on ne zézaie plus ces fadeurs et qu’on se mêle d’écrire, il faut dire quel était ce charme, quelle était cette vertu, quelle était cette grâce, qui faisaient de Madame Récamier : « Madame Récamier », parmi tous les charmes, toutes les grâces et toutes les vertus ! Il fallait montrer que parmi ces Souvenirs, le plus grand de tous, c’était, à qui ose parler pour elle, le souvenir qu’elle a dû laisser !
II
Oui ! c’était une originalité, et, quoique ce mot-là puisse paraître singulier appliqué à une femme d’une telle harmonie et de nuances si délicatement fondues, c’était une adorable originalité qui se détachait en douceur, en finesse, en immatérialité, sur la société la plus éclatante, la plus physique et la plus militaire qui ait peut-être jamais existé. Madame Récamier, la modeste Madame Récamier, qui n’eut jamais rien de superbe, même dans sa beauté, forme le contraste le plus hardi, le plus étonnant et le plus facile à apercevoir avec les mœurs, les attitudes et les passions de son époque.
Fétides sous le Directoire, mais tonifiées et bonifiées par la gloire, ces mœurs étaient telles encore que Napoléon, ce génie romain, ce grand pater familias de son empire, avait ◀besoin▶ de toutes ses impériales sévérités pour ramener aux vertus de la famille ses généraux mal disciplinés à ces vertus, mais dont c’était la seule indiscipline… Eh bien, au plus brûlant et au plus entraînant de ces mœurs qui avaient en tout l’emportement de la mêlée et de la victoire, voilà qu’apparut cet être étrange et ravissant, et alors, comme depuis, si chastement inviolable, que, malgré toutes les qualités qui éveillent l’envie, jamais la calomnie n’eut le courage d’envoyer même sur ses pieds immaculés une gouttelette de boue.
Or, cet être inouï n’était pas une femme préservée par l’amour ardent d’un mari ou par ces tendresses des enfants qui suffisent aux mères : ce n’était ni une mère, ni même une épouse, quoiqu’elle fût mariée, mais une mariée dont les circonstances les plus exceptionnelles avaient fait une Édith mondaine, une Édith dont la sainteté n’expliquait pas, comme pour l’autre, la virginale pureté. Cette pureté en Madame Récamier, qu’elle conserva et qui le lui rendit, cette pureté était en elle comme le cours du sang et le mouvement des yeux, comme tout ce qu’il y a de plus involontaire, et faisait d’elle le Génie, sous la forme la plus parfaite, de ces sentiments qui n’ont pas de sexe parce qu’ils sont plus divins que les autres : la Bonté, la Pitié, l’Amitié… L’amitié était, en effet, pour l’âme de Madame Récamier, la limite de la passion humaine, et jamais elle ne la dépassa pour entrer dans un sentiment plus troublé.
Aussi dévouée que l’amour, mais bien plus désintéressée, l’amitié de Madame Récamier inspirait des jalousies qu’elle ne partageait pas et qu’elle finissait par faire y ivre tranquillement les unes avec les autres, dans la paix qui s’exhalait d’elle. Cette fée de douceur irrésistible transformait jusqu’à l’amour, la bête indomptable, et la vanité dans l’amour, sentiment bien plus tigre encore. Elle faisait bien plus, elle désarmait les femmes, ces amies armées dont on a dit : qu’elles s’aiment avec un pistolet toujours chargé sur le cœur. Elle en eut qui naquirent uniquement de son charme, de cette féconde amabilité qui n’était pas l’esprit, — car, ne vous y trompez pas ! elle n’était pas spirituelle, — mais qui était moins et plus que l’esprit, qui était le tact de l’âme à travers la grâce corporelle.
Ainsi elle fut aimée de cette ardente Madame de Staël, qui lui écrivait : « J’embrasse avec respect votre charmant visage »
, mais elle le fut jusque des femmes dont les maris l’adoraient (malgré elle, à la vérité), et qui n’avaient pas un inépuisable cœur à verser surtout comme Madame de Staël. Vraie supériorité de femme que chacun sentit et que personne ne jugea, parce qu’elle charmait trop ceux qui se mêlèrent à sa vie, elle n’était peut-être pas plus belle qu’elle n’était spirituelle, cette femme à qui Canova n’avait qu’à poser une couronne sur les cheveux pour en faire la Béatrice du Dante, et que tous ils ont dite si belle, dans une si grande unanimité d’illusion, que cela équivaut à une réalité pour l’Histoire. Elle n’était probablement que ce que doit être l’idéal de la femme, simplement quelque chose de blanc et de mystérieusement lumineux, comme la robe et les perles qu’elle aimait à porter ! L’idéal de la femme n’est peut-être ni la beauté splendide, ni le feu de l’esprit, ce diamant du front, ni le feu de l’amour, cet autre diamant de la poitrine, mais un peu de bonté dans un peu de grâce, et en voilà assez pour le ravissement de l’humanité !
Or, ce n’était pas un peu, mais beaucoup qu’elle avait de l’une et de l’autre. C’était la compassion la plus étendue, qui couvrait tout de ses belles larmes, jusqu’aux choses les plus dignes de mépris. Vivant après une Révolution qui avait fait des maux affreux, elle s’interposa souvent entre les derniers coups de cette hache et les écarta de bien des têtes. Elle avait entre les partis qui, de son temps, n’avaient pas déposé les armes, l’attitude de la Sabine dans le tableau de son contemporain David. Elle étendait entre eux des bras tout-puissants de faiblesse, des bras délicats plus forts que la force et plus beaux que la beauté, de ces bras comme, depuis, nous n’en avons plus vu qu’à Rachel ! À cette époque, les services qu’elle rendit furent immenses. Elle qui n’avait ◀besoin que de son sourire pour consoler, elle ne s’en tenait pas au sourire.
« Faites votre métier de noblesse et de générosité »
, lui écrivait un jour Benjamin Constant, qui lui demandait quelque chose. Ballanche disait d’elle : « C’est une Antigone dont on a voulu faire une Armide, mais à travers l’Armide l’Antigone reparaît toujours ! »
Elle a tant fait penser aux anges les hommes de sa génération, dont ce n’était pas, comme on sait, la préoccupation habituelle, que c’est depuis elle que ce mot d’ange a été insupportablement appliqué à toutes les femmes et est devenu un lieu commun dans la langue de l’amour. Et défait, elle n’était pas seulement l’Ange qui console des souffrances du cœur et des malheurs réels, c’était aussi la sœur de charité des amours-propres. Personne ne faisait plus vite et d’une main plus douce Une ligature à ces vanités qui s’en vont tachant tout de leur vilain sang empoisonné, et n’en fermait mieux la blessure. Enfin, toujours, toujours, elle approchait la grâce si près de la vertu, que son ami Mathieu de Montmorency, qui était un saint, lui, ne cessait de lui répéter : « Ah ! vous avez si peu à faire pour être une sainte ! Pourquoi ne le seriez-vous pas ?… »
III
Souvenirs et Correspondance tirés des papiers de Madame Récamier [III-IV].
Telle fut, sans vieillir, jusqu’à sa dernière heure, cette Madame Récamier dont la médaille, le buste, le portrait, sont peut-être impossibles à faire ; car la grâce est une ondoyance et le mouvement ne se fixe pas. Quand il est fixé, il n’est plus ! Telle elle était, cette femme de grâce immortelle, charmante en cheveux blancs et aveugle comme quand elle avait ses cheveux châtains et ses yeux, couleur de ses pensées, et dont j’aurais voulu retrouver au moins le profil perdu dans ces Souvenirs sans mémoire. Il n’y est point. Je l’y cherche encore. Vaporeuse et insaisissable figure ! Elle était bien le contraire de l’Empereur, cette Reine de l’Empire qui le partagea avec lui ; car elle a régné à sa manière comme l’Empereur lui-même. Comme femme, elle a régné, de même qu’il a régné comme homme, mais lui, l’Empereur, sa grandeur et sa beauté sont arrêtées, précises, positives comme son génie ; tandis qu’elle, Madame Récamier, c’est tout ce qui est puissant aussi, mais ce qu’il est impossible d’arrêter et de préciser. On a dit de l’Empereur qu’il aimantait de son âme l’âme de ses armées ! Madame Récamier aimantait aussi de la sienne celle de ses soldats, — de ces cœurs qui servaient sous elle ! Elle les inspirait. Pour ceux qui avaient du génie, car elle a été aimée à tous les degrés de l’intelligence, elle fut la Muse, la Muse dont le silence écoute et allume l’éloquence, sur les lèvres qui parlent, avec l’attention du regard. Elle ne causait pas comme Madame de Staël. Un joli détail que je trouve noyé dans ces Souvenirs, qui ne sont pas brillants s’ils sont limpides, et que je veux sauver, c’est qu’il lui fallait le masque du bal masqué pour bien causer, à cette Pudeur pour qui le masque était de l’ombre, tandis que son amie Madame de Staël, au contraire, étouffait là-dessous d’une apoplexie de génie !
Maîtresse de maison comme il est bien probable qu’on n’en verra plus, Madame Récamier n’avait pas la stupide égalité de la bienveillance qui, pour la plèbe des salons, égalitaire comme toutes les plèbes, est l’amabilité suprême. Non ! elle hiérarchisait par le sourire. Elle entendait les distinctions comme le génie politique lui-même. Je l’ai dit, elle savait régner, et Napoléon, qui n’aimait pas qu’on régnât sans lui, le savait bien. Il souffrait impatiemment de ce charme qu’il ressentait et qui eût entortillé les plus forts. Aussi y eut-il un jour, dit l’Histoire, où ce bronze fut jaloux de cette fleur.
Mais tout cela qui est dit n’est pas montré dans ces Souvenirs, qui s’en reviennent de l’Abbaye-au-Bois comme on s’en revient de Pontoise. Il n’y a pas, dans ces Souvenirs, que Madame Récamier d’absente. La société qu’elle a fait vivre, qu’elle a animée, qu’elle a consolée, qu’elle a écoutée, cette société qui fut toute l’Europe pendant une moitié de siècle, n’est pas là davantage. Des noms qu’on cite ne sont pas une société.
J’ai déjà parlé de cette Correspondance dont on a dû ne nous donner que la partie insignifiante, je veux le croire au moins pour l’honneur des gens qui l’ont signée. Eh bien, excepté quelques lettres de cet enragé de vieillir et de mourir qu’on appelle Chateaubriand, et qui est le saule pleureur d’avant sa tombe, excepté plusieurs de ces lettres, dont les meilleures furent publiées dans le Congrès de Vérone, et une ou deux venant d’autres mains, il n’y a rien qu’on puisse citer comme dépassant le niveau épistolaire de tout le monde, et c’est à se demander si c’est vraiment là la plus grande société du monde dans son intimité. Qui le croirait ? Tous ces gens-là, dont quelques-uns sont officiellement des génies dans leurs livres, et quelques autres des esprits de la plus brillante fumée de réputation, n’ont plus qu’une élégance uniforme et une politesse effacée dans leurs lettres.
En plus de la moitié d’un siècle et à tous tant qu’ils sont, — et ils sont nombreux, — ils ne disent pas un seul mot profond, piquant ou inattendu, sur quelqu’un ou sur quelque chose. J’ai bien compté et j’en suis sûr ! Excepté le mot du duc de Doudeauville, en parlant d’une femme dont le nez était exorbitant : « Je vous conseille de la ménager, car, si vous la fâchiez, elle vous le passerait au travers du corps ! »
, qui n’est, après tout, qu’un mot gai, il n’y a pas un seul trait qu’on puisse retenir, et pourtant cette haute société, dont l’âme peut être usée, se venge à vivre sur la plaisanterie et sur la finesse d’aperçu. Nous imputons donc nettement à l’éditeur l’aridité et le sans-intérêt de son livre, et nous lui adressons ce dilemme : — S’il avait mieux que ce qu’il nous donne dans le portefeuille où il a puisé, pourquoi ne l’a-t-il pas donné de préférence, et s’il n’avait pas mieux, pourquoi s’est-il décidé à publier des choses dont la plupart sont si mortelles à la réputation de l’esprit français ?
Eh bien, je m’en vais vous le dire, pourquoi, car, pour être ennuyé, il ne faut pas être dupe : c’est que ces choses-là font à l’éditeur l’effet d’être très intéressantes, très importantes, absolument comme les détails que Garat nous donnait sur Suard, et que personne ne lit plus, paraissaient très importants au pauvre Garat ! Ou je me trompe fort, d’ailleurs, ou l’éditeur anonyme a vécu avec la société de son portefeuille et elle a pour lui l’intérêt de tous les milieux où l’on a vécu.
Et puis, il y a la magie des noms ! des noms comme ceux de Chateaubriand, de Montmorency, de Noailles, de Devonshire, de Benjamin Constant, de Ballanche ; et de tant d’autres plus ou moins illustres, pour telle ou telle raison, et que je ne puis écrire ici. De pareils noms doivent agir sur l’imagination d’un éditeur… et qui sait ? peut-être aussi sur l’imagination des critiques ; car il y aura des critiques qui n’oseront jamais dire que ce livre n’est pas d’un intérêt dévorant et qu’il n’ajoute rien à la gloire de personne, pas même à celle de la femme pour laquelle il a été écrit, et qui pouvait très bien, sans que pour cela on l’oubliât, se passer d’un si vide hommage !
IV
Il en est de même pour la Correspondance, continuée par Madame Lenormant, et qui nous fait trop toucher, dans des lettres extrêmement médiocres, Madame Récamier, cette fleur idéale de Madame Récamier, qui, après de pareilles lettres, ne sera toujours pas la fleur qui chante !
Cette forme légère que nous avions dans l’esprit comme une peinture d’Herculanum, vient d’y tomber en poussière au souffle de ces lettres, papotage de toutes les femmes du monde qui disent : « C’est charmant ! » à propos de tout, et filent leur éternelle phrase convenable. Cette Correspondance de Madame Récamier fait descendre la Déesse de son nuage et la met à pied sur la terre.
Si encore on voyait le pied, qui était joli, on se consolerait peut-être, mais le pied n’est plus ; la grâce, la beauté, la figure de la femme qui faisait croire qu’elle était spirituelle à tous les hommes qu’elle grisait avec un sourire, ont disparu, et il reste ça pour en donner l’idée. Vrai Dieu ! comme dit le comte Ory, ce n’est pas suffisant ! Il n’y a, d’ailleurs, dans le volume de Madame Lenormant, que quatre à cinq lettres de Madame Récamier, et déchirées à l’endroit même où elles allaient peut-être devenir quelque chose. Petite attrape-minette ! Madame Lenormant, qui veut des lettres à tout prix, s’imagine que des lettres à Madame Récamier sont des lettres de Madame Récamier, Il y a Récamier sur l’adresse, on mettra Récamier sur la couverture, et le trébuchet auquel les niais se prendront est tout prêt… Empressés, affriandés, ils chercheront Madame Récamier dans ce paquet de lettres, et ils trouveront, à leur grand dam, Camille Jordan, le philosophe, Madame de Boigne (pas Madame de Staël !), Adrien et Mathieu de Montmorency, Lémontey (qui n’y est pas assez), toute une société, enfin, de gens très comme il faut, mais qui n’ont sur rien une idée nouvelle, et qui ne savent que geindre entre eux parce que Napoléon envoyait Madame de Staël à Coppet, vivre en millionnaire dans le plus pittoresque pays d’Europe, quand elle tenait à épigrammatiser contre l’Empire sur le bord de son ruisseau de la rue du Bac. D’aucun de ces gens-là, comme de Madame Récamier d’ailleurs, il n’y a pas un mot qu’on puisse retenir, un mot vivant, qui dérange leur excellent ton, mais qui intéresse ou amuse, ce qui est le dernier degré de l’intérêt. On dirait, quoiqu’ils soient jeunes tous, des momies qui se font des politesses et des mamours du fond de leurs bandelettes. Soyons brusque ! Tout cela est horriblement ennuyeux… et très peu Récamier, de la Récamier qu’on rêve comme une poésie perdue, et qui cesse même d’être Récamier du tout, car, à moitié du volume, voilà que cela devient Jean-Jacques Ampère, — un autre ami de cette ribambelle d’amis que Madame Lenormant nous donne comme des prolongements de Madame Récamier.
V
Nous, nous ne les prenons pas comme tels. Pour nous, Madame Récamier, vue dans Jean-Jacques Ampère, dans le père Ballanche., ce Platon-Jocrisse, « qui ne donne pour rivale à Madame Récamier que l’humanité »
, dit Madame Lenormant avec une jocrisserie égale à la sienne, dans Camille Jordan et tous les autres de cette nichée, revêt de singulières apparences. Ce n’est plus guères cette fameuse Madame Récamier, cette resplendissante et suave, et suave quoique resplendissante Madame Récamier, qui était peut-être une chimère, un sphinx, un être fabuleux ; car nous ne la trouvons nulle part, ni dans le premier volume de Madame Lenormant, ni dans le second de ces Lettres, qui ne sont que des lettres mortes, et de ces Souvenirs, qui ne sont que des fantômes de souvenirs, — qui ont la pâleur et l’indéterminé flottant des fantômes ! Ces Souvenirs, Madame Lenormant s’est donné beaucoup de peine pour les raviver, mais elle n’a ni la puissance de révocation ni celle de la vie. Je ne vois nulle part, dans ces deux vagues et confuses publications, le portrait que j’aurais voulu, — le portrait net, précis, essuyé de tout rêve et de toute rêverie, d’une matérialité vivante, qui crochèterait la pensée de la force de sa réalité et l’empêcherait d’errer jamais sur le compte de ce beau visage que les hommes ne reverront plus ; car le Léonard de Vinci de cette Joconde du xixe
siècle, qu’aurait pu être Chateaubriand qui ne l’a pas été, ne viendra jamais. Madame Lenormant était mieux placée que personne pour nous le donner, mais pour cela il fallait une main inspirée ! Madame Lenormant n’est pas capable d’aborder ce portrait, qui ne serait point ressemblant s’il n’était pas un chef-d’œuvre. Madame Lenormant n’est, en somme, que la Phlippote de la société de l’Abbaye-au-Bois, qui, comme la Phlippote de Madame Pernelle, porte la lanterne devant eux tous et les reconduit ainsi à leur dernière demeure, — la tombe.
Elle n’est ni un artiste, ni un écrivain.
Comme écrivain, voici de son style : « La mort— dit-elle— a fauché la plupart de ces débris de l’Abbaye-au-Bois. »
Il y a certainement du bas-bleu dans la femme qui écrit comme cela, qui a la tyrannie de ces images, mais elle a du bas-bleu en taille-douce, en nuances lilas, comme une femme de professeur qui a toujours vécu avec des professeurs et qui est teinte de ce qu’ils ont déteint sur elle. Elle n’écrirait pas même de ces phrases-là si elle ne s’y croyait obligée par des motifs de famille. Elle est nièce, et elle n’est qu’une nièce en littérature : c’est sa position dans le monde, et dans la littérature, sa spécialité.
Seulement, nous qui ne sommes pas neveu, et qui, quand nous le serions, n’admettrions pas le népotisme en littérature, nous disons à Madame Lenormant qu’elle a fait une publication mauvaise et de tout point mauvaise, absolument inutile. Et que dis-je, inutile ?… allant contre l’intérêt de cette tante célèbre, dont elle vient de si fort tracasser les petits papiers ! Nous croyons, nous, et nous soutenons, que des publications semblables, qui promettent par le titre ce qu’elles ne tiennent pas par le livre, ne sont ni plus sauvées, ni plus excusées, ni plus couvertes par les plus attendrissantes intentions que par les avidités de bruit ou d’argent les mieux calculées. On n’a pas le droit, dans quelque hypothèse qu’on se place, de jeter sur la place une somme de livres ennuyeux qui, au fond, ne sont pas des livres, et qu’on n’y aurait jamais lancés si on n’avait pas trouvé dans quelque coin les brouillons des lettres écrites autrefois par ceux dont on a hérité. Si ces lettres pétillaient d’esprit ou de renseignements inconnus, à la bonne heure ! Qui s’est plaint de la publication des lettres d’Eugénie de Guérin, par exemple, dans lesquelles un génie nouveau d’expression s’est révélé avec un éclat si profond et si doux ? Qui se plaindrait de la publication des lettres de Rivarol et de Chamfort, si on en trouvait ? car la puissance de conversation qu’ils avaient serait une garantie certaine de leur puissance épistolaire. Les grands causeurs doivent être de forts ou de charmants épistoliers. Mais des lettres comme celles de Sainte-Beuve à la Princesse ou comme celles de Madame Récamier à ses amis, et qui ne sont une bonne fortune ni pour elle, ni pour ses amis, ni pour nous, de pareilles lettres doivent rester lettres closes. Il n’y a d’intérêts qui tiennent ici que deux seuls intérêts pour que la chose reste morale : c’est l’intérêt de réputation de celui qui a écrit les lettres, et l’intérêt de jouissance intellectuelle de celui qui les lira. Hors de cela, il n’y a plus rien, et, légataire universel ou nièce, dans la question, ce m’est tout un !