Chapitre XI.
De l’ignorance de la langue. — Nécessité d’étendre le
vocabulaire dont on dispose. — Constructions insolites et néologismes
J’ai eu déjà plusieurs fois occasion de parler d’une des causes les plus actives du mauvais style, l’ignorance de la langue. Je ne sais s’il y a aucun obstacle qui s’oppose autant au progrès, quand on essaye d’apprendre à penser et à écrire. Cette ignorance va à un degré incroyable, que ceux-là seuls qui ont interrogé des candidats aux examens peuvent soupçonner.
Jeunes gens et jeunes filles ne peuvent expliquer les mots les plus usuels : la lecture d’une page de français leur laisse une vague et indécise idée dans l’esprit, et s’ils n’en gardent pas un souvenir précis, s’ils ne peuvent à l’instant même la résumer en substance, c’est moins faiblesse de réflexion, légèreté d’attention, gaucherie d’intelligence, l’ignorance du sens des mots qu’ils ont lus.
Et des mots qu’ils comprennent tant mal que bien, combien y en a-t-il qui soient à leur usage ? Le mot leur donne une idée plus ou moins ressemblante de la chose : mais la chose évoquera-t-elle le mot ? Le plus souvent, non. L’association qui lie une idée et une expression ne se fait chez eux que dans un sens, et comprendre l’expression n’entraîne pas la capacité d’exprimer l’idée. Enfermée dans un cercle étroit de mots, l’intelligence est à la gêne, ne peut pas développer ses pensées, et se trouve réduite à de vagues appréhensions, d’indécises tendances, qui ne se précisent pas faute de mots, et qui s’accrochent au hasard aux premières formules que la mémoire fournit.
De là la monotonie et la sécheresse du style, lorsqu’on veut mettre ses idées par écrit ; de là, lorsqu’on veut faire un effort de pensée, de sentiment, d’expression, l’emploi de tours incorrects, de mots barbares ; de là la création de tours et de mots nouveaux, que l’usage n’autorise pas. Soit qu’on ne sache pas faire usage des mots qu’on connaît, soit qu’on n’ait pas les mots eux-mêmes à sa disposition, on se laisse aller à croire que la langue ne peut pas rendre ce qu’on ne sait pas lui faire dire, et l’on crée des tours de phrases et des termes pour le besoin▶ de sa pensée.
Le néologisme, la plupart du temps, ne prouve que l’ignorance de celui qui s’en sert17. Je ne parle pas de ces néologismes nécessaires, qui manifestent la vie même de la langue et lui font suivre par son incessante transformation l’évolution de la pensée : si le progrès des sciences et de l’industrie, les révolutions politiques, sociales, religieuses, économiques, ont fait éclore des idées nouvelles dans le cerveau de l’homme, ont revêtu les idées anciennes d’une forme nouvelle, il est inévitable que bien des choses ne puissent être désignées par les mots anciens, et il serait absurde de s’opposer à l’admission dans le langage de ce qu’on admet dans la pensée. Ce serait un labeur insensé et inutile que de prétendre penser en homme du xixe siècle et parler en homme du xviie .
Mais il faut être très attentif à ne recevoir que les nouveautés nécessaires en fait de langage. Et d’abord, pour ce qui est de la forme des phrases et des lois qui président au groupement des mots, on ne saurait trop respecter la grammaire. On croit trop aisément qu’une incorrection est expressive, parce qu’elle surprend, qu’un barbarisme est pittoresque, parce qu’il arrête l’œil. Sans doute les grammairiens ont compliqué la grammaire ; ils ont inventé mille subtilités, mille chicanes, tout un réseau de lois capricieuses et rigides où l’esprit s’empêtre et qui doublent sans nécessité la difficulté déjà si grande de bien écrire. Mais s’il convient de desserrer un peu ces liens qui étranglent arbitrairement la pensée, on ne doit pas confondra la tyrannie des grammairiens avec l’autorité de la grammaire. Il faut rechercher la correction sans exagération, sans minutie, sans puérilité, respecter ces bonnes et larges règles de la syntaxe qui ont servi, non gêné nos grands écrivains, et qui sont l’image sensible du génie même de la langue. On aime aujourd’hui à défaire ses phrases, à ne plus les construire, à braver l’antique et régulière structure des propositions, à jeter les sujets sans verbes au milieu d’une mer d’épithètes et de compléments, à greffer d’étranges et singulières incidentes sur le tronc des phrases, à faire chevaucher les prépositions les unes sur les autres, à supprimer toutes les articulations des périodes, tous les mots qui liaient les termes expressifs, et les assemblaient selon les exigences de la syntaxe, pour ne laisser subsister que ces termes expressifs, dépositaires de l’impression et du sentiment, qu’on plaque les uns à côté des autres comme des couleurs sur la toile, sans rien qui les assemble ou les sépare, que les seules lois de l’accord et de l’opposition des tons. Ce style plaît, et touche fortement, parce qu’il est à la mode, et parce qu’on sort à peine de la grande rhétorique, des périodes artistement combinées, majestueusement développées, de la phrase ample et oratoire que Rousseau et Chateaubriand avaient su plier à l’expression du pathétique et du pittoresque, et que les plus illustres romantiques ont si adroitement, si puissamment maniée. Il viendra peut-être un jour où nous serons si ignorants de la syntaxe et de la rhétorique, si blasés sur tous les effets du style disloqué et de la phrase impressionniste, qu’un écrivain qui reviendra à la stricte observance des lois grammaticales, qui s’avisera de faire suivre un sujet de son verbe et le verbe de son complément, qui saura employer d’autres temps que l’imparfait, qui donnera un régime direct aux verbes actifs, indirect aux intransitifs, qui se servira des conjonctions et des relatifs, qui renverra les participes et les prépositions à leur ancien office, cet écrivain-là, honnête disciple de Dumarsais et de Marmontel, charmera tout le public par l’éclatante originalité de sa tentative. Et s’il fait correctement une période à deux ou à quatre membres, il étonnera le monde !
Quant au vocabulaire, il faut distinguer entre les sens et les mots nouveaux que la
mode met en vogue, qui tiennent à ce qu’il y a de plus fugitif, de plus léger dans les
mœurs et les idées d’une époque, et les acquisitions définitives du langage, qui
répondent aux mouvements décisifs de l’esprit, et aux transformations réelles de la
société. On doit être très économe de ces expressions de circonstance, destinées à
vivre un jour ou un an, que Joubert appelait langue historique, qui
cessent d’être entendues dès qu’elles ne sont plus employées et qui souvent ne perdent
la vogue que pour tomber dans le ridicule. « Quiconque veut se faire un style
durable, disait très bien Joubert, ne doit en user qu’avec une extrême
sobriété. »
C’est dans la langue commune, héréditaire, vraiment nationale,
langue de nos pères qui sera la langue de nos fils, dans cette partie immuable du
vocabulaire que Pascal a transmise à Racine et que Voltaire a livrée à Chateaubriand,
qu’il faut chercher les expressions qui rendent nos idées. Il ne faut recevoir les
mots du jour que pour parler des choses du jour ; les faits, les sentiments, les
pensées qui n’ont pas de date, doivent se revêtir de mots qui soient de toutes les
époques. Mais il faudrait la connaître, cette langue permanente et nationale, pour
s’en servir, et ce n’est que par ignorance, non par théorie, qu’on préfère souvent
l’argot des salons, des boulevards et des journaux, à la langue de La Bruyère et de
Mme de Sévigné.
Une classe de néologismes qu’on doit proscrire, ce sont les termes qu’on forge pour remplacer les locutions composées dont la langue autrefois se contentait. La recherche d’une brièveté télégraphique, qui compte les lettres et les syllabes, et qui en craint la dépense, a introduit en français beaucoup de barbarismes. Démissionner est venu remplacer donner sa démission ; impressionner a chassé faire impression. En même temps, par un effet contraire, beaucoup de mots s’allongeaient, comme si l’ancien mot, par l’usure et le frottement des siècles, n’avait plus assez de corps, et avait ◀besoin▶ d’être renforcé, ou remplacé par d’autres plus étoffés, plus tangibles. Affectionner quittait son vieux sens de donner de l’affection, pour venir remplacer aimer. Autant que possible, sans trop de pruderie, sans excès de purisme, sans tapage, avec une constante et modeste fermeté, il faut lutter contre ces influences corruptrices de la langue ; il faut tâcher de la conserver, par un emploi judicieux, éclairé, des mots que le xviie siècle et le xviiie vous ont légués, et si parfois la pensée se trouve à l’étroit dans leur vocabulaire, rafraîchir un vieux mot plutôt que d’en fabriquer un tout neuf, recourir à l’archaïsme plutôt qu’au néologisme ; mais, dans l’un et l’autre procédé, user toujours d’une extrême discrétion.
La conclusion de tout ce que je viens de dire est que l’étude de la langue, du vocabulaire est une partie essentielle de l’art d’écrire. C’en doit être la préparation et la base. Et il faut diriger les études de telle sorte que le vocabulaire dont on disposera le jour où l’on aura ◀besoin▶ d’exprimer sa pensée soit aussi ample, aussi riche que possible : l’intelligence même y trouvera son compte. La pensée en sera plus à l’aise pour se mouvoir ; elle aura plus d’agilité, plus de précision, plus d’étendue : tout mot est le signe d’une idée ; apprendre un mot, c’est acquérir la possibilité d’une idée.
La lecture est le meilleur exercice par lequel on puisse enrichir son vocabulaire. Mais il ne suffit plus ici de lire des yeux, ni même de repasser des mots aux choses, des signes aux objets, il faut étudier les mots dans leurs rapports entre eux, dans leurs sens, voir ce qu’ils pourraient exprimer autant que ce qu’ils expriment, rechercher leurs origines et leurs variations, sonder leur profondeur, mesurer leur étendue, profiter en un mot de la rencontre qu’on en fait une fois, pour les connaître intimement, à fond, pour jamais.
L’étude des écrivains du xviie siècle est extrêmement féconde en résultats, pour cette connaissance de la langue que je veux aussi approfondie, aussi vaste que possible. Elle demande beaucoup de délicatesse et d’attention ; car les mots qu’on entend du premier coup, qui sont familiers à première vue, ont eu souvent des sens et des emplois qui diffèrent de leurs sens et de leurs emplois actuels par des nuances fines et presque imperceptibles : rien ne fait mieux connaître la langue française que la comparaison scrupuleuse et le discernement exact de ces différences.
Pour s’habituer à trouver vite et facilement les mots dont on a ◀besoin, pour acquérir la facilité de parler avec propriété, il sera excellent de traduire, par écrit quelquefois, souvent de vive voix, des morceaux d’auteurs anglais ou allemands. En recherchant les termes les plus justes qui répondent aux mots étrangers et aux idées des écrivains, on pénètre plus avant dans le sens des mots français, on en mesure mieux l’énergie et la vertu, et l’on en fait provision en même temps pour le jour où l’on devra exprimer ses propres pensées.
Il faut posséder assez bien sa langue, avoir dans le cerveau un dictionnaire assez complet, pour que l’intelligence puisse concevoir toutes les idées et profiter de l’expérience des siècles, accumulée et déposée dans les mots, sans être obligée de refaire pour son compte l’œuvre des sociétés primitives, où chaque pensée, lentement, péniblement conçue, aboutissait à créer son expression.