(1874) Premiers lundis. Tome II « E. Lerminier. Lettres philosophiques adressées à un Berlinois »
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(1874) Premiers lundis. Tome II « E. Lerminier. Lettres philosophiques adressées à un Berlinois »

E. Lerminier.
Lettres philosophiques adressées à un Berlinois

Dans les six dernières années de la Restauration, après l’épuisement des générations aux prises dès 1815, après la mauvaise réussite des tentatives violentes de la jeunesse et le triomphe indéfini d’un pouvoir hypocrite et corrupteur, il s’était formé, à la fois par désespoir du présent et par besoin d’espérance lointaine à l’horizon, une école de philosophie politique qui avait entrepris la réforme et l’émancipation du pays au moyen des idées ; c’est-à-dire en répandant toutes sortes de connaissances, d’études et de théories propres à féconder l’avenir. Cette tâche était noble et courageuse. L’école dont nous parlons (si on peut appeler du nom école la réunion assez nombreuse et peu homogène qui se groupa autour de quelques principes communs), réussit plus vite qu’on ne l’aurait osé croire d’abord, à se fonder une influence grave, salutaire, incontestable. En philosophie, en littérature, en critique, elle modifia efficacement les esprits ; en politique proprement dite, elle fut moins ferme et d’une allure plus honnête qu’entraînante. Bref, quand la dynastie parjure suscita contre elle par un coup insensé tout ce que le pays recélait de vigueur cachée et d’amertume dans ses reins et dans ses entrailles, il y avait en France un groupe d’hommes jeunes, professant en philosophie, en histoire, en littérature, en politique théorique, certaines doctrines réfléchies, certaines solutions déjà accréditées ; ces solutions, ces doctrines, ces hommes, se trouvèrent subitement mis à l’épreuve des choses, et confrontés, pour ainsi dire, à l’instant même, avec un résultat imprévu, immense, avec une révolution. Mais, par malheur, aussitôt le premier éclair d’éblouissement passé, la comparaison ne tourna pas à l’avantage du moins des doctrines ; il apparut clairement qu’elles n’avaient pas la portée et la consistance qu’on leur avait attribuées. Ce qui semblait si puissant et fécond, tant qu’on était sur la rive droite du fleuve, devint tout d’un coup stérile dès qu’on fut porté sur la rive gauche. Il s’agissait de poursuivre sur le nouveau terrain désormais sans limites, ce qu’on avait entamé à l’autre bord au milieu des difficultés et des obstacles de tout genre ; on ne le fit pas. Ce dernier et vieux bras du grand fleuve de la légitimité, qui semblait peu guéable et qu’on essayait depuis longtemps de tourner ou de saigner de mille manières, parce qu’il gênait à chaque pas le développement social, avait été brusquement franchi par un accident sublime, par un miracle de l’audace populaire. Mais les hommes d’élite que ce brave peuple avait pris sur ses épaules, et qu’il avait déposés à pied sec sur l’autre bord, ces hommes eurent peur, après coup, pour la plupart, de l’étrange et cavalière façon dont ils avaient traversé. Chez quelques-uns, la secousse avait été si violente que les doctrines qui commençaient à prendre corps dans leur cerveau s’étaient brisées en chemin. Ils s’arrêtèrent donc à l’endroit juste où on les déposa, et dès le 7 août ils s’y étaient cantonnés, proclamant hautement, les uns (c’étaient les plus effrayés) que le pays d’au-delà était semé de périls, peuplé d’animaux féroces et d’anthropophages ; les autres (c’étaient les plus hébétés) que par cela seul qu’on avait passé de la rive droite à la rive gauche, on était nécessairement, et tout d’abord, en pays de Cocagne. Quant au jeune groupe dont nous voulons parler, et qui se comporta, sinon plus sagement, du moins avec plus d’esprit et de décence, le fait principal qui le concerne, c’est qu’il se dispersa à l’instant, et que l’ensemble des idées qui avaient l’air de se tenir pour un bon nombre d’années encore, s’éparpilla en un clin d’œil comme le plus vain des nuages. D’honorables exceptions individuelles ont protesté, il est vrai, contre cette abjuration soudaine des idées et du progrès ; nous n’avons à nous arrêter ici qu’à M. Lerminier, qui est à coup sûr la plus éclatante de ces exceptions, et la plus fructueuse en bons et publics résultats.

Depuis deux ans, sans entrer dans la lice de la politique proprement dite, ce jeune philosophe et publiciste a labouré en tous sens, et avec une infatigable ardeur, le champ des idées sociales, du développement historique de l’humanité et de sa destinée probable au xixe  siècle. Ces graves et viriles préoccupations, s’appuyant sur une base d’études de plus en plus élargie, l’ont guidé jusque dans son passage à travers des systèmes prématurés, mais grandioses, et aujourd’hui elles font l’éloquence et l’âme de son enseignement. Les maîtres célèbres, qui, dans ces dernières années, avaient convoqué une avide jeunesse autour de leurs chaires retentissantes, ayant jugé convenable de se taire tous ensemble, M. Lerminier s’est emparé, pour sa bonne part, de cet empire vacant ; il n’a fléchi ni bronché un seul instant sous la tâche immense. Par lui, les grandes phases de l’histoire des nations, les monuments de leurs lois, la série des législateurs et des philosophes, tout ce que le travail continu des siècles a apporté d’indestructibles matériaux à l’édifice du nôtre ; par lui, tout ce fortifiant spectacle n’a cessé de se dérouler aux regards des jeunes intelligences que la vue seule du présent pouvait décourager ou irriter outre mesure : leur devancier à peine de dix ans, l’ardent professeur les a constamment échauffées pour la science et pour l’avenir. Des personnes difficiles, qui souffrent impatiemment ce qui s’élève, ce qui retentit et menace de se prolonger, ont demandé d’abord quelle théorie précise, définitive, complètement nouvelle, M. Lerminier mettait en avant : ces personnes lui auraient conseillé volontiers d’enfermer son dernier mot dans sa première phrase. Grâce à Dieu, M. Lerminier n’est nullement tenu de répondre à une objection d’une telle exigence. Que fait-il en effet ? Il avance, il se développe, il compose son dessein ; il agrandit chaque jour l’horizon distinct de ses observations et y jette des lumières inattendues ; il rallie sur sa route tous les résultats mémorables qu’y ont déposés les penseurs, les réformateurs, dont il consulte et interprète la sagesse. De Moïse à Hegel, l’espace ne manque pas : M. Lerminier en a déjà parcouru une bonne longueur ; il est, pour quelques années encore, sur une ligne de travaux historiques, qui aboutissent de toute nécessité à une théorie plus ou moins formelle, dont au reste la tendance, les principes et de nombreuses parties s’aperçoivent aisément. Ce qui est certain, c’est qu’avec une intrépide et généreuse espérance, M. Lerminier a gouverné jusqu’ici dans la seule direction et sur le seul océan où se puissent faire désormais les découvertes philosophiques et sociales.

à part le mérite du fond et cette opiniâtreté d’étude et de recherche dont, bien jeune encore, rien ne l’a jamais détourné, M. Lerminier porte dans son enseignement un don trop invincible et trop naturel pour qu’on en puisse faire abstraction quand on parle de lui : c’est une faculté de parole, une puissance d’enthousiasme et d’images, un génie d’improvisation, entraînant, éblouissant, exubérant, qui me fait croire, en certains endroits, à ce qu’on nous rapporte des merveilles un peu vagabondes de l’éloquence irlandaise ; de la gravité toutefois, un grand art, des illustrations de pensée empruntées à propos à d’augustes poètes ; et puis un geste assuré, rhythmique, un front brillant où le travail intérieur se reflète, et, comme on le disait excellemment sous Louis XIV, une physionomie solaire et une heureuse représentation.

Les Lettres Berlinoises que M. Lerminier recueille en ce moment n’ont rien à faire avec l’orateur ; ce n’est pas un livre qui succède à des improvisations sur le même sujet, et l’on y rencontre tout directement l’écrivain. « Voici, dit l’auteur, quelques Lettres familières sur des sujets importants. J’ai cru qu’on pouvait écrire simplement des choses graves. Il ne faut pas chercher ici la rigueur d’un développement systématique : je cause en liberté, je n’enseigne pas. Peut-être, après avoir parcouru ces Lettres, pensera-t-on qu’elles se rattachent à des études commencées, à un dessein général que je demande au temps la permission de poursuivre. » Les Lettres Berlinoises sont un dernier travail critique, un relevé analytique et pittoresque de la situation générale de la France après juillet, un hardi règlement de compte avec les hommes et les choses du passé, un déblaiement, en un mot, de ces débris sous lesquels nous sommes un peu plus écrasés qu’il ne conviendrait à des vainqueurs. La pensée inspiratrice de l’écrivain, ç’a été le besoin de venger la France, aux yeux de l’Allemagne éclairée, des calomnies de ceux qui la disaient méchante, des lâchetés de ceux qui la faisaient petite. Dans sa revue de la société, au premier plan, se rencontraient la philosophie éclectique de la Restauration et la politique doctrinaire, l’une déjà morte, l’autre toujours vivace. M. Lerminier les a vivement abordées, et prises, pour ainsi dire, corps à corps dans la personne de leurs trois représentants essentiels, MM. Royer-Collard, Cousin et Guizot. Les coups qu’il a portés, non pas au talent éminent de ces hommes, mais à l’influence prolongée, à l’importance absolue de leurs doctrines, n’ont pas été perdus pour beaucoup d’esprits et ont hâté le désabusement de plusieurs, en même temps que la vieille admiration des autres s’en est émue. Il y a eu sans doute de la polémique acérée et une ironie assez vive dans certaines portions de ces jugements individuels, du moins en ce qui concerne les deux premiers. Mais, à part quelques traits accessoires qu’il aurait pu s’interdire dans l’originalité de sa verve, M. Lerminier, qui n’était pas tenu à être surtout bienveillant, n’a franchi ni l’équité stricte ni la convenance d’usage avec les gens qu’on se donne pour adversaires. Son style, au reste, la liberté de ses tours, sa nouveauté et son éclat d’expression, l’acception excellente et parfaitement française des mots qu’il emploie et qu’il découvre presque, au sein de la langue du xviie  siècle, ces qualités si rares, et que M. Lerminier unit à tant d’autres, ne ressortent nulle part plus évidemment chez lui que dans cette attaque portée à deux hommes qui sont deux maîtres en vrai style.

Ayant ainsi rangé de côté la politique et l’éclectisme de la Restauration, M. Lerminier passe outre ; renouant étroitement avec la philosophie du xviiie  siècle et avec la Révolution française, seules origines fécondes et génératrices pour notre âge, il se pose en plein les problèmes sociaux qui, voilés durant quinze ans d’un rideau fleurdelisé de théâtre, ont été de nouveau démasqués par les trois jours. Il énumère les solutions hâtives qu’on a tentées, et s’arrête particulièrement sur le Saint-Simonisme, dont la courte destinée aura laissé bien des semences. Le généreux effort de M. de La Mennais l’occupe ensuite ; il en apprécie et en honore la grandeur ; mais c’est du seul côté de l’indépendance et de la raison humaine, qu’il place (bien que le point prochain soit encore indéterminé) le centre de mouvement des forces de l’avenir. Après s’être incliné, et avoir levé un instant, puis baissé l’épée devant l’individualité brillante et aventureuse de M. de Chateaubriand, le jeune écrivain arrive à l’homme le plus constant et le plus uni des temps modernes, à celui dont l’individualité solennelle, depuis cinquante ans, consiste à exprimer la patiente et invariable pensée de la démocratie victorieuse. « Si la France ne le comptait pas parmi ses citoyens, si M. de La Fayette était anglais ou américain, on ne manquerait pas de raisonnements et de raisonneurs pour établir que jamais un caractère si persévérant et si droit n’aurait pu s’élever et grandir en France, pays de la mobilité, terre toujours remuée et toujours ébranlée. Malheureusement le lieu commun se trouve ici déconcerté. » Il ne le sera pas moins, pense M. Lerminier, en ce qui concerne la démocratie elle-même et la République inévitable où nous tendons. Cette démocratie française se montrera avant tout calme, intelligente, civilisatrice, souverainement ingénieuse par ses arts et par son génie ; elle pratiquera la clémence et la gloire. Le peuple de juillet n’ira pas calquer trait pour trait l’Amérique, pas plus qu’il ne s’en est tenu au babil satirique d’Athènes.

Cet avenir encourageant de notre patrie et de la société européenne tout entière, il est devant nous ; bien des pièges et des tracasseries encore, bien des platitudes bourgeoises nous en séparent ; mais il n’est plus donné à aucune puissance de nous le voiler. C’est à l’intelligence et au travail des générations qui surviennent d’y pousser vigoureusement et sans violence, de mener à bien l’œuvre tant de fois coupée et toujours reprise. à chaque halte nouvelle, de nouvelles questions surgissent et se dessinent. Le but est marqué ; l’égalité, loi de la société future, est acquise ; on s’essaie encore, et l’on hésite autour du problème de l’association. Des guides comme M. Lerminier sont d’une utilité inappréciable pour mettre la jeunesse dans les vraies voies, pour la diriger de front aux difficultés sérieuses qu’il importe de vaincre. Quand on entend les hommes renommés par l’étendue de leur savoir et de leur esprit épuiser les sophismes de la logique et mille fausses lueurs détournées de l’histoire, au service d’une négation cynique de tout progrès social, il y a plaisir à contempler un esprit ardent qui, l’œil sur un but magnifique et lointain, ne ménage aucune étude, aucune indication empruntée aux philosophies et aux révolutions du passé, pour diminuer l’intervalle qui reste à franchir, pour tenter d’ajouter une arche de plus à ce pont majestueux où l’humanité s’avance.