Ernest Hello
L’Homme
[I]
Il faut réellement se tenir à quatre pour rendre impartialement justice à ce livre d’Ernest Hello, quand on a passé par la préface de M. Henri Lasserre qui fait porte à ce livre, — porte cochère et même portail !
Qui ne l’a pas lue, ne peut avoir l’idée de cette incroyable préface ; mais le ridicule a ses droits si sacrés en France que, cette idée, nous voulons vous la donner. Ernest Hello a du talent, et même quelquefois plus que du talent ; nous ne nous faisons pas prier pour dire cela. Mais pour en convenir tranquillement après avoir lu cette préface, il faut s’être nettoyé, débarbouillé et essuyé des emphases de M. Lasserre, qui, sous sa garantie personnelle, suffisante et obligatoire, nous présente Ernest Hello comme le plus grand génie qui ait existé depuis les Prophètes de Dieu et de la Bible, qu’il a la bonté de continuer… Mon Dieu, oui ! simplement.
Ô gasconnades de l’amitié ! M. Henri Lasserre porte, à ce qu’il paraît, dans ses sentiments, l’esprit de son pays ; car il est Gascon, et il doit être du département des Landes si j’en juge par la hauteur de ses échasses. Toujours est-il qu’aucun des échassiers connus en fait de style, ni Dubartas, ni Gongora, ni Cyrano de Bergerac, ni aucun des exagérateurs qui ont laissé derrière eux le souvenir de vessies enflées et crevées à force d’être enflées, n’ont empilé à la gloire de personne autant de grands mots vides que M. Henri Lasserre à la gloire de Hello lequel, ma foi ! pouvait bien s’en passer.
Imprudente amitié’, si elle est de bonne foi ! J’aurais eu, moi, l’honneur d’être l’ami de Shakespeare, que je me serais bien gardé de lui faire, de son vivant, une préface pareille à celle que M. Lasserre a faite du vivant de Hello. Mais, bah ! en comparaison de Hello, qu’est-ce que Shakespeare, pour M. Lasserre ?… un petit bonhomme de quatre sous ! — plaisanterie à part, un des hommes composant la douzaine qu’il faut exactement pour faire Hello, et dans laquelle douzaine entrent : La Bruyère, Pascal, Tacite, Shakespeare, Balzac, de Maistre, Molière, et le prophète Isaïe ! Il faut citer ; on ne me croirait pas : « Ni La Bruyère,
— dit doctoralement M. Lasserre, — ni Tacite, ni Pascal, ni Shakespeare (l’y voilà pour son cinquième, le grand Shakespeare !), ni Balzac, n’ont scruté avec cette vigueur dans les abîmes de l’âme humaine ou dans ses détours… il y a en Hello du de Maistre et du Pascal (déjà nommé), et l’écho de la voix d’Isaïe ! »
Et vous croyez qu’il va s’arrêter là, cet emporté de M. Lasserre ? Ah ! bien oui, vous ne le connaissez pas. Écoutez-le ! Il repart : « Il y a en Hello — continue-t-il — des hauteurs que je ne puis mesurer et des abîmes sur le bord desquels le vertige me saisit. (On le voit bien ! en voilà la preuve.) Quand je le lis, il me semble voyager dans un pays de montagne, et quelle montagne ! (Et il la décrit :) Région des aigles, habitacle de la foudre, inaccessibles sommets, gorges béantes et noires, crevasses titanesques descendant jusqu’aux assises de la terre, blocs erratiques, fleuves tombant des cimes inexplorées, végétations énormes, arbres prodigieux baignés par le déluge, et puis, contraste délicieux ! petites fleurs qui refusent d’habiter dans les jardins de l’homme, grands espace ces arides et effrayants, nappes de lave solide, source ces jaillissantes, et, par-dessus tout, immensité, silence, et le je ne sais quoi terrible : tel est Hello ! »
crie-t-il, et tel aussi Lasserre, son cornac Lasserre, sans serre, mais non sans patte, car il donne fort, bien la sienne, comme vous le voyez ! Certainement, il n’y a en France qu’un seul homme qui ait pu parler ainsi
d’un autre homme : c’est M. Vacquerie, louant, quand il vivait, Victor Hugo.
Pauvre Hello ! à la tête de qui on jetait de ces montagnes et de ces blocs erratiques qui vont rester sur sa mémoire ! Pauvre Hello ! qui n’avait pas besoin▶ de tout ce tapage, de toute cette musique enragée, de toutes ces fanfares de Polonais en habit rouge trombonant en l’honneur d’une publication qui se recommande suffisamment d’elle-même ! Hello pouvait se passer très bien de ce Vacquerie qui lui est né dans Lasserre, et qui est bien capable de le compromettre, avec la badauderie transcendante de ses admirations. Il n’était pas tellement Trissotin, Hello, qu’il pût avaler sans grimace des déclarations de génie de cette force, et qu’il se crût sincèrement un Himalaya parce que M. Lasserre lui disait qu’il en était un. Hello ne devait pas être un si vaniteux homme de lettres. C’était un chrétien et presque un chrétien mystique, dont le regard, souvent lucide, ne devait pas perdre sa lucidité quand il se retournait sur lui-même. Il se connaissait bien ! Comment donc a-t-il pu souffrir, avec son talent et sa modestie de chrétien, que l’amitié, spéculant maladroitement pour lui (et son éditeur aussi, qui l’a souffert, et qui aurait dû, lui, être la Spéculation adroite !), ait attaché à la tête de son livre une préface d’un ridicule à le tuer, sur le coup ?…
Fût-il le saint Siméon Stylite des gens de lettres, il ne descendit donc jamais de sa colonne ? Il ne savait donc pas ce qui se passe dans la vie ? Il ne savait donc pas qu’on est solidaire toujours un peu des admirations qu’on inspire, et que si elles sont par trop bêtes, la bonne renommée d’un homme d’esprit peut en mourir ?
II
Elle n’en est pas morte, cependant, de cette fois du moins. Le livre d’Ernest Hello a pu résister à ces admirations dangereuses d’esprits sans critique, entraînés pas leurs sentiments. Ce livre, en effet, s’il n’est pas le chef-d’œuvre d’une douzaine de génies réunis et résumés dans un homme, comme l’affirmerait l’intrépide M. Lasserre, est l’œuvre d’un seul, mais que je n’hésite pas à ranger parmi les esprits supérieurs de ce temps, qui en a si peu. Ernest Hello, mort jeune encore et sans renommée, a plus souffert de son obscurité qu’un homme qui aurait dû avoir la fierté du talent et la résignation du chrétien. Hello, l’auteur d’un livre sur le Style et d’une traduction du livre des Visions de sainte Angèle de Foligno, ainsi que des œuvres choisies de Rusbrock, n’est pas aussi connu qu’il devrait l’être. Mais il l’est pourtant des hommes attentifs aux événements intellectuels
et qui ont l’œil à tout… Pour eux, peut-être il devait planer un jour dans ces hautes sphères de vérité où il pénètre quelquefois, mais par percées ; car l’esprit de Hello procédait comme certains oiseaux qui percent la nue et la traversent, comme s’ils voulaient monter plus haut et percer le ciel. Dans les écrits que nous avons de lui, mêlés, à grandes doses, de lumière et d’ombre, sa supériorité n’existe pas toujours au même degré ; mais quand elle existe, elle est absolue, et nul, parmi les moralistes chrétiens qui retournent le cœur et l’esprit de l’homme dans leurs mains curieuses, n’a montré plus d’acuité que cet homme tyrannisé par ses facultés et préoccupé tellement de voir, que, pour lui, l’absence de seconde vue est le caractère irrémissible de ce qu’il haïssait le plus au monde, — la Médiocrité !
Car il la hait d’une haine infinie et il nous l’a peinte d’un pinceau gaiement implacable, le rire étant la plus cruelle manière d’être implacable ! Il la hait quoique moraliste et quoique chrétien, mais c’est qu’il est un moraliste chrétien d’une espèce très particulière, très passionnée et très ardente… Il brûle de la flamme du bien contre le mal. Qu’y a-t-il de plus chrétien que cela ?… J’ai dit qu’il avait du talent, et ce n’est pas peut-être du talent qu’il faut dire, car c’est plus et c’est moins qu’il a… Le talent, à le bien prendre dans son essence, est quelque chose de continu, de rythmé, d’intégral, qui a je ne sais quelle largeur fluviale, laquelle peut se précipiter ici pour s’alanguir là, mais qui présente toujours une surface étendue, et, à proprement parler, Ernest Hello n’a pas cela. Je ne m’imagine pas qu’il pût s’étendre jamais beaucoup dans un livre, avec le développement limpide et continu qui fait le livre. Mais il a jeté des pages autour de lui, et souvent elles étincellent de génie ! Assurément, je n’ai jamais cru au Prophète inventé par M. Lasserre, mais, dans son genre de composition, Hello est sibyllin. Il procède par feuilles détachées… Il est intuitif et rapide comme l’intuition, et, de fait, qu’y a-t-il de plus rapide, de plus vite passé qu’un regard ?… Il est quelquefois sublime, mais le sublime, non plus, ne dure pas. Le sublime, c’est le coup de foudre. Et quand il ne l’a plus, il roule les nuages d’où la foudre est sortie, mais qui ne la contiennent plus. Enfin, c’est un penseur à bâtons rompus, mais ces bâtons-là sont du cèdre, coupé au sommet du Liban. Seulement, au milieu de tout cela, au milieu de ces pages isolées, de ces percées, de ces pointes, de ces bâtons rompus, il y a, dans Ernest Hello, inexprimée mais intelligible, une unité profonde, — l’unité de foi et de doctrine, qui lui donne cette vertu d’ensemble, de conséquence et de cohésion, sans laquelle un homme n’est jamais rien de plus que la marionnette de son talent ou de son génie !
Eh bien, c’est cette grande unité dans la foi et dans la doctrine, qui fait aussi un livre de ces fragments,
publiés, à différentes époques, dans des journaux qui les emportèrent ! Hello n’a eu que la peine de les rapprocher pour en faire un tout harmonieux et un organisme vivant. Là où La Bruyère, dans ses Caractères, a manqué de l’art des transitions, Hello n’en a pas eu ◀besoin▶, lui, tant l’Homme, qui est le sujet de son livre, en remplit bien toutes les parties, sous les noms divers qu’il leur donne ! C’est l’homme, en effet, que Hello étudie et scrute devant nous ; non pas l’homme d’un temps, mais de tous les temps : l’homme tombé et racheté, l’homme d’avant la Croix et d’après la Croix, — cette Croix qui partage en deux l’histoire du monde ! Évidemment, Ernest Hello étant un des écrivains catholiques les plus convaincus, il ne doit pas être bien étonnant qu’il ait fait un livre éloquent, dans l’esprit du catholicisme. Mais ce qui peut étonner davantage, c’est qu’il ait pu en restant strictement dans la tradition et dans la doctrine, se montrer nonobstant d’une incomparable originalité ! c’est qu’il ait été neuf dans une doctrine qui n’admet pas de nouveautés ! c’est qu’il ait touché aux choses comme jamais main catholique n’y avait touché, et qu’il n’ait pas cessé pour cela d’avoir la main la plus sûrement catholique ! Tour de force dans la profondeur, il ne renverse pas tous les points de vue comme les sophistes turbulents, mais, à force de regarder les choses, il y aperçoit et il y fait voir ce que personne n’y avait vu encore, — formicaléo d’idées, qui en fait
tomber des milliers en creusant. Écoutez-le parler de la tristesse de la poésie légère. Écoutez-le parler de Pascal, sur lequel il semble qu’on ait tout dit, et dont il dit, lui : « Il avait la peur. Mais s’il avait eu la crainte, il aurait eu la joie. » Écoutez-le enfin et surtout parler de l’honneur, qu’il définit : « Promettre et ne pas tenir »
, et laissez-le creuser dans sa définition pour en tirer le plus magnifique fragment de ce livre, qui en a plusieurs de superbes et beaucoup aussi de charmants !
III
Livre tout en style et tout en idées, qui, par sa nature, répugne au compte rendu de la Critique. Un pareil livre, en effet, ne s’analyse pas. On n’analyse pas non plus Vauvenargues, La Rochefoucauld, La Bruyère, qui, eux aussi, comme Hello, écrivirent des pages, — de simples articles, comme nous dirions maintenant, dans notre siècle de journaux. On peut signaler le genre d’esprit qu’ils eurent, leur manière, la moralité plus ou moins élevée, plus ou moins profonde de leur œuvre ; mais quand on a fait cela, tout est fini de la critique qu’on leur doit. J’essayerai pour
tant de faire comprendre Hello, en le leur comparant. De cela seul qu’il est plus chrétien qu’eux, l’auteur de l’Homme est, d’emblée, et par le fond même des choses, supérieur à ces trois moralistes au cœur sec, qui regardent la société du haut de leur moi, et qui n’en ont guères peint que les surfaces. Vauvenargues, La Rochefoucauld et La Bruyère, sont des moralistes de par dehors, mais Hello est un moraliste de par dedans. Une âme souffre à travers ses pages, une âme chrétienne, baptisée, pleine de Dieu, une vraie âme, tandis que dans les pages de La Rochefoucauld, de Vauvenargues et même de La Bruyère, il n’y a que des entéléchies d’Aristote, il y a des esprits et peu d’âme, — quoique, d’entre les trois, le plus jeune, qui sentait palpiter ses vingt ans à travers sa philosophie, ait dit que « les grandes pensées viennent du cœur »
, La Bruyère, le seul chrétien d’entre eux, ne l’était que correctement, comme tous les honnêtes gens de son époque, mais il devait entendre cette religion, dont il admirait l’ordonnance, à peu près comme Le Nôtre entendait ses jardins. Ernest Hello l’aime, lui, cette religion, comme la source de sa vie, comme la moelle de son cerveau, comme le battement de ses artères. La vie chrétienne décuple sa puissance et multiplie en lui les facultés. Elle lui donne particulièrement l’enthousiasme, le Dieu en nous, comme disait l’expression grecque, que ne connurent jamais ni La Rochefoucauld, ni Vauvenargues, ni La Bruyère. Ils
furent des écrivains plus ou moins brillants, plus ou moins habiles, — La Bruyère l’est même somptueusement, écrivain ! — mais ni lui ni les autres ne sont inspirés dans le sens qu’une Critique profonde donne à ce mot, et c’est au contraire le caractère particulier de Hello que cette inspiration qui est Dieu en nous, le mens divinior ! Dès qu’il a son talent, Hello est inspiré, et je dirais presque qu’il est un inspiré ! Il n’a pas vécu pour rien avec la Rose mystique de Foligno. Il n’est pas cette rose, mais il a habité avec elle.
C’est là probablement ce qui a trompé M. Henri Lasserre, ce Fâcheux de l’admiration, qui se tient à la porte du livre avec ses grands coups de chapeau, genre de fâcheux que n’avait pas deviné Molière. Comme il y a vraiment de cette chose spéciale : l’inspiration, dans l’accent de Hello et jusque dans son regard intellectuel, M. Lasserre en a conclu le vrai prophète, le vrai prophète comme Isaïe et Baruch, comme Habacuc et comme Jérémie. Il a trop conclu, ce trop bon Lasserre ! Il a vu positivement, à l’œil nu, la main de Dieu, qui prit Habacuc par les cheveux, se perdre dans les cheveux embroussaillés de Hello, dont on peut dire peut-être ce que madame de Fontenay disait du doux platonicien Joubert : que son âme avait un jour rencontré son corps et qu’elle s’en tirait comme elle pouvait. Hello, à qui M. Lasserre doit trouver la splendeur physique de Moïse, puisque nous sommes dans les prophètes, faisait l’effet, lui, de ne pas s’en tirer du tout.
Mais peu importe. Il se tire très bien d’autre chose. Par exemple, dans ce livre de l’Homme, que voici, il se tire très bien d’une foule de pages que je trouve fort belles. Je ne chicane pas sur le mot : belles de tout point, — de substance, d’émotion, de poésie, de vérité, d’éclair. Il y a toujours, quand il est bien lui, — car, il ne faut pas l’oublier, il est inégal ; il y a des moments où il s’interrompt d’être lui, et où, comme le disait si drôlement Walter Scott, avec sa charmante bonhomie : « le gentilhomme reste sous son nuage »
, — il y a toujours autour de sa phrase inspirée la petite flamme bleue que Virgile a fait frissonner autour des tempes du jeune Iule. Par un procédé qui lui est particulier, ce creuseur d’idées fait briller l’idée en la creusant, comme on fait jeter du feu à la pierre qu’on frappe. Qu’il y en a qui brillent, dans ce livre de l’Homme ! Qu’il y en a qui même y resplendissent ! car resplendir et briller n’est la même chose ni pour Hello, ni pour moi. Il en a marqué la différence dans une phrase sur les femmes, qui les classe d’un seul trait, du reste : « Les femmes aiment ce qui brille, — dit-il, — elles n’aiment pas ce qui resplendit. »
Le livre de l’Homme est partout semé de mots semblables. Il y est dit encore, dans cette manière qui semble celle de Rivarol : « L’art qui songe aux applaudissements abdique. Il met sa couronne sur le front de
la foule. »
C’est grand. Mais voici qui est ingénieux dans sa clarté profonde : « Convention et Fantaisie : La Convention, c’est la Fantaisie de plusieurs. La Fantaisie, c’est la Convention avec soi-même. »
Le charme puissant de ce livre de l’Homme est d’être, par de semblables traits, une suggestion perpétuelle pour le cœur et pour la pensée.
Ernest Hello est, en effet, ce qu’on peut appeler : un suggestif. Il féconde les autres pour leur compte comme il est fécond pour le sien. S’il était moins chrétien, par le fait de la nature de son esprit il irait droit au paradoxe. Il irait là comme une flèche. Mais le Christianisme, qui nous sauve de tout, — qui donne du bon sens à ceux qui n’en ont pas, — l’a sauvé de ce danger du paradoxe, qui tentera toujours les gens d’assez d’esprit pour l’avoir audacieux.
Or, Hello était de ces gens-là. Il avait le paradoxe audacieux et même héroïque. Ce mystique était essentiellement un homme d’esprit, malgré l’air échevelé de prophète que voudrait lui camper son habilleuse, M. Lasserre. C’était un homme d’esprit dans le sens le plus mondain, dans le sens coupant que les Anglais donnent à ce mot-là. Il a souvent cet esprit terrible, comme s’il ne sortait pas de la cellule apaisante d’Angèle, comme s’il ne sentait pas à pleine haleine sa rose de mysticité ! Lisez son grand fragment sur la Médiocrité, dont j’ai parlé déjà, et qu’il haïssait… Elle l’aura fait souffrir, sans doute. Est-ce qu’elle ne nous fait pas toujours souffrir, dans toutes les noblesses de nos âmes ?… Mais lisez surtout le fragment sur Voltaire, Voltaire, que de Maistre, cette perfection de bourreau justicier, avait pourtant si bien exécuté qu’on pouvait ne plus toucher à ce cadavre. L’auteur de l’Homme l’a pris aux mains fumantes et impitoyables de de Maistre, l’a remis debout et l’a réexécuté. Et son exécution est peut-être plus cruelle que celle de de Maistre, car, dans Voltaire, de Maistre n’avait exécuté que le pervers, et lui, Hello, a exécuté l’imbécile… Il paraît qu’au fond de Voltaire, — probablement très au fond, — il y avait un imbécile. Ernest Hello a su l’en extraire. Opération difficile ! Je ne sais pas ce qu’en diront les voltairiens du Siècle, mais ils peuvent se cotiser tous et prendre dix ans pour répondre à Hello, ils n’effaceront pas, à eux tous, ce qu’il a écrit de Voltaire. Il n’y a que le diamant qui coupe le diamant.
IV
Tel est Hello, tel son livre. Aurai-je fait comprendre l’un et l’autre ?… Encore une fois, c’est moins un livre qu’un assemblage de forces vives, qui prouvent qu’il y a un homme sous cet Homme. De son vivant, il eut trop l’impatience de la gloire ; il ne savait pas s’attendre. Mais il n’avait pas ◀besoin▶, pour être sûr de l’avenir, que M. Lasserre le barbouillât en prophète ! Le livre de l’Homme doit attirer tous les esprits qui aiment encore les choses de la pensée. Seulement, il faut en supprimer la préface.
Au nom de Dieu, au nom de Hello, au nom du succès du livre, écartons le fâcheux qui en obstrue le seuil !
Il y a des figures qui empêchent d’entrer.
Physionomie de Saints
V
Le livre d’Ernest Hello intitulé : Physionomies de Saints, n’est pas un livre de l’ordre littéraire accoutumé, mais d’un ordre littéraire spécial, supérieur, transcendant. Malgré le talent dont il éclate, il restera probablement incompréhensible à ceux-là qui cherchent dans l’Histoire des faits à la taille de l’humanité, de ces faits parfaitement incapables de déconcerter le train-train ordinaire de leurs petites facultés. Pour tout ce qui n’est pas, en effet, robustement chrétien, c’est un livre écrasant que ce livre. Les chrétiens seuls, et les chrétiens à foi profonde et enflammée, accepteront avec ferveur ces récits naïfs et incroyablement sublimes. Mais les autres ?… Mais les impies et les raisonneurs ?… Je ne dis pas les raisonnables. — Et, parmi les critiques de fonction, qui, moi excepté, s’occupera de ce livre d’histoire religieuse, trop haut, diront-ils, du côté des chimères, pour que personne prenne la peine de s’élever jusque-là ?… Et pourtant, je l’affirme, rien de plus beau, à quelque point de vue qu’on se mette. Si on a la foi de l’écrivain qui a tracé ces pages, il n’est pas étonnant que ce soit beau, mais si, sans avoir la foi, on a seulement le sentiment poétique et l’imagination grandiose, on admirera certainement encore, et peut-être regrettera-t-on de ne pas croire à ce qui est si beau !
Il s’agit de Saints dans ce livre, tout aussi original de christianisme que de talent ; car, dans ce temps de mœurs incrédules et superficielles, le Christianisme entendu à cette profondeur semble une prodigieuse originalité. Il s’agit de Saints, mais de quelques Saints. Ernest Hello n’est pas un historien au nombre et au détail. Il n’écrit pas la biographie minutieuse et suivie des Saints qu’il groupe dans son livre. Il se contente de ramasser un trait frappant ou plusieurs traits épars de leurs physionomies, opposées aux physionomies des grands hommes qui ne sont pas des Saints. Dans le livre de moraliste chrétien intitulé : l’Homme, où la pénétration allait à fond, d’un trait souvent éblouissant comme une étoile filant dans la
nuit, Hello est monté jusqu’à l’hagiographe. Lui qui n’est pas un religieux dans son cloître, mais à qui le mépris du monde en a bâti un dans son cœur, il n’a pas craint de toucher à des sujets qui auraient épouvanté un esprit moins essuyé que le sien des écumes du siècle. Il s’est rappelé ces mots qu’il a écrits : « La moquerie domine en ce moment la littérature moderne, qui ne s’en doute pas. Cette littérature, qui se croit très libre, est esclave du lecteur qu’elle méprise. Elle craint la moquerie. »
Et il a voulu, lui, montrer qu’il ne la craignait pas ! Il a su braver également le rire édenté des vieux voltairiens et le scepticisme, sans rire, des libres penseurs qui sont sortis de Voltaire. Il n’a pas cauteleusement usé de cette rubrique de l’impartialité moderne, qui est de mettre les faits miraculeux, embarrassants, sous le couvert lâche et traître de la Légende. Mais, comme on prend le taureau par les cornes, quand on n’en a pas peur et qu’on se fie à sa force, il a pris les Saints par leur auréole pour nous les montrer mieux et cela lui a porté bonheur, car il semble qu’il lui soit resté sur les mains de l’or pur de leur auréole !
VI
En cela, il a eu ce qu’il a mérité, Hello. Le surnaturel de sa foi a surnaturalisé son talent. Les choses du ciel ont donné à son genre d’imagination des teintes célestes. D’ailleurs, il n’y a de vraiment beau que les livres braves. Ils ont une netteté de conception, un aplomb d’attitude, une intrépidité de mots, un si fier abordage de toutes choses, que c’est là le plus magnifique de leur beauté. Tel est le livre de Hello. L’auteur a eu l’héroïsme de son sujet à trente endroits où les écrivains de ce temps auraient pris la fuite comme des pleutres, devant ce moulin à vent du ridicule contre lequel ils ne se battent pas ! Ce sont même les Saints les plus ridicules, les plus bas au regard du monde, qu’il a trouvés et qu’il a posés les plus grands à la lumière de Dieu. Le miracle, qui est le signe des Saints (hoc signo vinces), le miracle, qui démonte tant de gens mal en selle, ne le démonte point. Saint Georges n’est pas plus solide sur la sienne… Ce n’est pas l’érudit des petites bêtes. Il n’a pas discuté, chicané, chipoté misérablement avec les textes de l’Histoire, mais il a bu vastement aux sources sacrées, avec la confiance d’Alexandre buvant à cette fameuse coupe qui devait être empoisonnée, et qui ne l’empoisonna pas ! Il n’a point retourné la lorgnette pour voir petit ce qui est grand. Ne pouvant les couper, il n’a pas rabougri les chênes. Il n’a pas diminué les colosses, et, selon l’odieuse et ravalante méthode du xixe siècle, — le siècle bourgeois ! — embourgeoisé les Saints, ce qui est pis, je crois, que de les encanailler. Les Saints d’Ernest Hello ne ressemblent nullement aux Saints juste-milieu d’Augustin et d’Amédée Thierry, ces Iconoclastes tempérés, qui n’en brisent point les grandes images, mais qui les liment… Sous la plume de Hello, ils apparaissent dans leur intégralité complète, surhumaine et splendide, et on ne les chasse pas à coups de bonnet de docteur jusque dans le fond des Légendes, — ces Contes de fées de l’Histoire, auxquels ne croient même pas nos enfants, ces majestueux polissons !
Jamais pareil livre ne fut plus nécessaire. Les Saints s’en allaient comme les rois étaient partis. Ils reculaient de plus en plus dans l’admiration et la préoccupation des hommes. Où était le temps où Voragine faisait les délices émues de plusieurs siècles ?… À dater de la Renaissance, qui passa sur le monde, comme la danse des Morts de l’Antiquité, en y laissant l’empreinte de ses pieds de Satyre, qu’on y voit encore, l’histoire qui avait ravi la foi et l’imagination des populations chrétiennes fut traitée de roman, et
du plus dangereux des romans, par les sages. Au xviie siècle, malgré Louis XIV, moins fort que lui, l’abominable Jansénisme, qui, dans ses tableaux et ses sculptures, changeait jusqu’à l’attitude de Notre-Seigneur sur la croix et faisait — blasphème en action ! — de Jésus-Christ je ne sais quel supplicié étiré et pointu, en lui relevant durement ses bras crucifiés étendus miséricordieusement sur le monde, le Jansénisme dénichait les Saints, comme il disait agréablement, c’est-à-dire les jetait à bas de leurs niches et de leurs autels ! Baillet fut même appelé un dénicheur de Saints par ces tristes-à-pattes affreux, qui trouvaient ce surnom plaisant. Plus tard, Godescard valut mieux que Baillet, mais quelle pâleur et quelle insuffisance encore ! Alors, il se passa dans l’ordre spirituel un fait analogue à celui qui se produisit dans nos églises. Les statues que le Moyen Âge avait coloriées y furent remplacées par les statues qui jouaient le marbre, et, de chaudes et vivantes qu’elles étaient, devinrent blêmes, froides, glacées. C’est ainsi que la tendance à l’effacement s’exprimait. Les Bollandistes, à qui, grâce à Dieu, on revient maintenant, étaient délaissés ou pillés par des écrivains sans valeur qui les affadissaient… Nul homme de génie ou de talent ne se levait pour la gloire des Saints méconnus. L’école protestante et rationaliste de Guizot nous donnait les Thierry, et, je viens de le dire, on sait ce que les Thierry nous ont donné ; on connaît leurs notions sur la grandeur de l’Église ! Montalembert avait fait son vitrail sans naïveté et sans éclat de sainte Élisabeth de Hongrie. Mais nulle part de foi féconde et de grande poésie, quand enfin, sur le tard, deux religieux, le Père Pitra et le Père Lacordaire, retrouvèrent l’accent qu’il faut avoir quand on se mêle de parler des Saints. Lacordaire surtout (rendons-lui cette justice), Lacordaire, dont la tache, restée sur son froc, sera d’avoir trop été un moderne, redevint, en écrivant la Vie de Saint Dominique, un dominicain du xiiie siècle, un dominicain éternel. Sa main, qui tremble quand il se donne une peine si lâche pour raturer l’Inquisition de l’histoire de son Ordre, reprit toute sa fermeté pour glorifier ces deux choses, dérision du monde : — la chasteté virginale d’un moine et les miracles d’un serviteur aimé de Dieu. Mais, moine lui-même, il n’écrivit qu’une chronique de moine dans la langue du xixe siècle, moins faite pour la chronique que pour l’Histoire. Le livre d’Ernest Hello est quelque chose de plus.
En effet, quand on compare la Vie de Saint Dominique à ce livre, qu’elle vous paraît décharnée ! Le P. Lacordaire est, à la vérité, un chroniqueur religieux irréprochable et fidèle, appuyé sur l’Église et ses irréfragables canonisations ; mais le laïque Hello est autrement ardent de foi et superbe d’enthousiasme que ce moine blanc, qui, littérairement, a aux doigts de la rhétorique, et, prélude de l’Académie future, de la rhétorique de Villemain !… Dans sa Vie de Saint Dominique, le P. Lacordaire moulait tout un homme, en s’y reprenant avec la lenteur de l’art qui veut faire ressemblant et de l’amour qui veut qu’on reconnaisse et qu’on adore, tandis que l’auteur de la Physionomie de Saints ébauche du pouce seulement quelques traits, mais partout où le pouce a passé, il est resté de la lumière ! Entre ce merveilleux ébaucheur au fusain de phosphore et l’historien de saint Dominique, qui a voulu représenter en pied l’immense fondateur de son Ordre, quelle différence d’expression ! L’auteur de la Physionomie de Saints a la simplicité charmante des temps naïfs et la profondeur psychologique des vieux temps. Il a la critique, et non pas seulement la critique historique, qui perce la brume des textes emmêlés et contradictoires avec une sagacité puissante, mais jusqu’à la critique littéraire, qui suit dans toutes les nuances du style les nuances de l’âme, de l’écrivain. En ce genre, son chapitre sur François de Sales est un modèle…
Enfin, il a en lui du mystique, car le poète décuplé par le croyant finit par toucher à ce phénomène et à ce mystère qu’on appelle la mysticité. Ce n’est pas, assurément, un mystique à la manière de plusieurs des Saints qu’il décrit ; chez lui, l’esprit ne sort pas de sa sphère par un de ces ravissements, par une de de ces irruptions et de ces trouées en Dieu qu’eurent, par exemple, sainte Thérèse ou Catherine de Sienne. Le surnaturel, auquel il croit avec tant de force, n’a transfiguré que son talent, mais l’homme et l’écrivain sont restés sur leurs bases humaines. Il ne fait pas dans sa Physionomie de Saints ce que l’admirable sœur Emerich fait dans l’histoire de la Passion de Notre-Seigneur. Il n’a pas le sublime honneur d’être un Voyant de l’extase, et l’honneur aussi grand d’être traité avec mépris de visionnaire par les philosophes et les écrivains de son époque, qui trouvent en lui un homme de leur espèce, mais de leur espèce agrandie par la foi et armée par la vérité catholique, et qui, s’il eût vécu, aurait été — comme il l’est, en plusieurs endroits, dans ce livre où il y a tant de choses, — un redoutable combattant contre eux !
VII
Voilà quel est l’Ernest Hello du livre de la Physionomie de Saints. Je disais plus haut qu’il était resté dans ce livre sur ses bases humaines. Ce n’est pas assez dire. Il y reste sur les bases de sa personnalité, — avec le genre particulier d’esprit que nous lui connaissions. Le physionomiste des Saints est le même esprit, le même talent que l’auteur de l’Homme. Il n’a pas changé d’essence. Il ne s’est pas augmenté de facultés. Un ongle de plus n’a pas poussé aux quatre griffes de ce lion. Hello s’est élevé parce que son sujet le portait plus haut, comme l’aile gonflée d’un cygne s’enlève plus aisément dans un éther plus pur… Les Saints étant au-dessus de l’homme, Hello a été au-dessus de ce qu’il est dans l’Homme, avec les mêmes qualités, et, disons-le, les mêmes défauts. Ainsi, la longueur de l’haleine, la composition, la rondeur savante et voulue de cette sphère qu’on nomme la composition, lui manquent toujours. Ses notices, étranges et terrassantes de nouveauté par ce qu’elles contiennent d’aperçus et d’illuminations inattendues, sont d’une rapidité étincelante. C’est une succession d’éclairs. Seulement, comme ici le sujet change en tournant les pages et que toutes ces physionomies de Saints s’entresuivent, l’inconvénient de cette brièveté, de cette percussion d’une lumière incessante et interrompue, n’existe plus au même degré que dans l’Homme, où le sujet demeure immobile sous le regard du lecteur et la plume de l’écrivain qui doit le creuser. Et, d’un autre côté, il y a tant d’ineffables mystères dans la surnaturalité des Saints, qu’il n’est guères possible d’en parler longtemps avec cette manière surprenante et profonde qui fait voir, dans une clarté si soudaine, ce que personne n’avait jusque-là encore vu !
Car tel est le caractère de ce travail, difficile à nommer d’un mot qui en précise l’idée, de ces esquisses en deux coups de pinceau, qui entrent plus vite dans l’esprit que des figures finies longtemps caressées et qui s’y fixent comme des dards. Il y en a trente-deux, dans ce recueil, de ces figures enlevées, pénétrées et surtout pénétrantes. Les unes obscures, presque inconnues d’un monde qui ne s’est pas livré aux études et aux préoccupations religieuses, comme, par exemple, celles de saint Panurphe, de saint Leufroy, de saint Jude, de sainte Gertrude, de saint Goar, etc., et les autres radieuses et populaires pour tout le monde, comme celles de saint Pau], de saint Jean Chrysostôme, de saint Grégoire le Grand, de saint Augustin, de saint Bernard, de sainte Thérèse. Et, de toutes, l’habile physionomiste a fait jaillir le trait, indiscerné jusqu’à lui et saisissant, qu’il découvre aussi bien dans l’ombre que dans la lumière. Même les figures que l’on connaît le mieux, — celles qui ont été cent fois peintes, et qui remplissent si bien de leur grandeur acceptée les annales du monde qu’elles semblent être devenues les lieux communs de l’Histoire, sont pour Ernest Hello des sources de révélations. Lavater voyait dans les visages là où les autres ne voyaient pas… Ernest Hello a de cette divination féconde. C’est le Lavater de la Sainteté, Il arrache d’un regard leur secret aux physionomies historiques et célestes des Saints. Et ce n’est pas tout : il nous les reproduit aussi, en deux traits, ces physionomies, dans des chapitres qui sont de charmantes ou toutes-puissantes miniatures ; car il n’a pas plus ◀besoin d’un grand espace, pour donner la vie à ses Saints, que Fiesole pour donner la vie à ses moines, dans ces petits chefs-d’œuvre de quelques pouces dont il aime parfois à entourer ses tableaux.
VIII
Mais Fiesole notait pas qu’un miniaturiste inspiré, et jusqu’ici Ernest Hello n’était encore que cela. Il l’était, je le veux bien, avec un génie d’expression assez profond pour se passer des proportions de la grande peinture, mais tout de même que, de moraliste chrétien qui ne brasse que l’humanité, il est monté jusqu’à l’hagiographe, qui touche dans ce livre aux choses surnaturelles, pourquoi, un jour, ne se serait-il pas élevé de la miniature historique jusqu’à la grande peinture d’histoire ?… L’Histoire, sur laquelle, dans cette Physionomie de Saints, il a jeté des regards rapides et dont le perçant a fait parfois regretter la rapidité, l’Histoire, dont l’étude accomplit les hommes, après s’être emparée de ses facultés les aurait-elle lâchées et ne les aurait-elles pas, un jour, confisquées toutes à son profit ?… Malheureusement, la mort a emporté l’historien entrevu que nous regrettons. La flamme qu’il avait dans l’esprit, je n’aurais pas voulu la voir passer si vite sur des sujets qu’elle eût pu magnifiquement dévorer. Et pourquoi ne le dirais-je pas ? Malgré tout ce que je reconnais de supérieur et d’étonnant dans son livre, j’attendais plus encore de cet intuitif de regard et de cet artiste de main que des physionomies. Il a touché d’un effleurement de feu trente-deux têtes de Saints qu’il a rendues flamboyantes, mais, puisqu’il aimait les Saints, puisqu’il les comprenait et qu’il savait pénétrer dans les merveilleux arcanes de leurs âmes, quel dommage qu’il n’ait pas pu se consacrer tout entier à leur gloire et qu’il ne l’ait pas vengée des abaissements que leur ont fait subir la philosophie et l’indifférence modernes, qui ne se doutent pas, les malheureuses ! de la petitesse relative des plus grands hommes, quand on les compare à des Saints. Avec le génie hardi que je reconnais à Ernest Hello, — dont l’un des beaux chapitres est consacré à saint Joseph de Cupertino, cet homme inouï, incompréhensible comme le mystère de l’Incarnation lui-même ; car il incarne aussi l’esprit de Dieu et sa puissance miraculeuse dans l’imbécillité, la laideur, la maladresse, le ridicule, la maladie, toutes les humiliations et toutes les hontes et tous les dégoûts de l’humanité, — il y a dans l’histoire de l’Église des sujets tentateurs pour une plume aussi catholiquement osée que la sienne. J’eusse aimé, par exemple, à lui voir entreprendre l’histoire des Stylites, qui paraît au bégueulisme de ce temps impossible à écrire, ne fût-ce que pour la lui voir jeter, après l’avoir écrite, à la face du inonde et de l’orgueil du monde écrasé ! Chateaubriand aurait fait certainement un chef-d’œuvre de sa Vie de Rancé, s’il n’y avait pas tant mêlé de guenilles historiques et littéraires. Ernest Hello était un artiste de la même race que Chateaubriand, mais il avait une foi et une doctrine plus sévères que le grand seigneur du Génie du Christianisme, et voilà pourquoi il me paraît plus propre que Chateaubriand lui-même à écrire la vie des Saints.
Dans son livre, il ne l’a pas écrite, mais il y a touché de manière à nous faire croire qu’il était destiné à récrire. Sa préface, qui est d’un très grand style, nous met au courant des raisons qui l’ont entraîné à publier sa Physionomie de Saints. Il a voulu, dit-il, montrer à un siècle turbulent ceux qu’il appelle les Pacifiques ; et pour dire ces choses tranquilles et immortelles, il a choisi le temps où le monde passe en faisant son fracas… « L’Église — ajoute-t-il — a pour caractère son invincible calme. Ce calme n’est pas la froideur. Elle aime les hommes, mais elle ne se laisse pas séduire par leurs faiblesses. Au milieu des tonnerres et des canons, elle célèbre l’invincible gloire des pacifiques, et elle la célèbre en la chantant. Les montagnes du monde peuvent s’écrouler les unes sur les autres, si c’est, ce jour-là, la fête d’une petite bergère, de sainte Germaine, par exemple, elle célébrera la fête de cette petite bergère avec le calme immuable qui lui vient de l’Éternité. Quelque bruit
que fassent autour d’elle les peuples et les rois, elle n’oubliera pas un de ses mendiants, un de ses martyrs. Les siècles n’y font rien, non plus que les tonnerres. Rien n’endort et rien n’épouvante son invincible mémoire… »
Certes ! voilà qui est bien dit, et Hello a voulu partager avec l’Église un peu de son invincible mémoire, mais il est une raison plus pratique de nous occuper de la vie des Saints, que j’eusse souhaité lui voir nous donner. Sans doute, l’Église se souvient des Saints une fois qu’ils sont faits ! mais il faut en faire à l’Église, mais il faut qu’ils renaissent de l’admiration qu’ils inspirent, et c’est à ceux qui écrivent leur vie de l’inspirer ! Dieu, « qui voit dans la nuit une fourmi noire sur une table noire »
, y voit le resplendissement des Saints dans les ténèbres de leurs vies les plus cachées ; mais le monde imbécile et distrait ne voit rien, si on ne lui montre pas tout… Voilà pourquoi il faut lui montrer les Saints dans des histoires dignes de leurs vies et de leurs âmes. Ils n’ont, eux, ces héros du ciel, jamais eu d’historiens de taille avec leur héroïsme. Ils ont été rapetissés quand ils n’ont pas été trahis. Mais le temps est venu, enfin, d’ôter les Saints des mains des cuistres, et de les restituer au génie à qui ils appartiennent, de par leur incomparable beauté.