Œuvres de Louis XIV.
(6 vol. in-8º. — 1808.)
Sous ce titre impropre d’Œuvres, il
existe six volumes des plus intéressants et des plus authentiques, qu’il serait
plus juste d’intituler Mémoires de Louis XIV ; ils se
composent, en effet, de véritables mémoires de son règne et de ses principales
actions, qu’il avait entrepris d’écrire pour l’instruction de son fils. Le récit
est souvent interrompu par des réflexions morales et royales très judicieuses.
Les six ou sept premières années qui s’écoulèrent depuis la mort du cardinal
Mazarin, et qui constituent la première époque du règne de Louis XIV
(1661-1668), y sont exposées et racontées dans une suite et un détail continu.
Les années suivantes, jusqu’en 1694, y sont représentées par une série de
lettres qui concernent plus spécialement les campagnes et opérations militaires.
Nombre de lettres particulières, se rapportant à toutes les époques du règne, y
sont jointes. Le tout forme un ensemble de documents, de notes, d’instructions
émanées directement du cabinet de Louis XIV, et qui jettent la plus grande
lumière, et sur ses actes mêmes et sur l’esprit qui y a présidé. Un soir, en
1714, le vieux roi près de
sa fin envoya le duc
de Noailles prendre dans son cabinet des papiers écrits de sa main, qu’il
voulait jeter au feu : « il en brûla d’abord plusieurs qui intéressaient
la réputation de différentes personnes ; il allait brûler tout le reste,
notes, mémoires, morceaux de sa composition sur la guerre ou la politique.
Le duc de Noailles le pria instamment de les lui donner, et il obtint cette
grâce »
.
Les originaux, déposés par le duc de Noailles à la Bibliothèque du roi, y ont été conservés ; c’est d’après ces manuscrits que se fit en 1806 la publication des six volumes dont je parle, et auxquels, je ne sais pourquoi, le public n’a jamais rendu la justice ni accordé l’attention qu’ils méritent. Ces volumes se vendent depuis longtemps à vil prix. Il y a bien peu d’années, il en était encore ainsi des neuf tomes des Mémoires authentiques de Napoléon. Quant aux Œuvres du grand Frédéric, il y entre tant de mélange qu’on ne saurait s’étonner que les belles parties historiques, qui en composent le fondl, aient été longtemps perdues dans le fatras littéraire qui les recouvrait à première vue et qui les compromettait. Rien de tel ne se montre dans les Mémoires de Louis XIV, non plus que dans ceux de Napoléon ; c’est de l’histoire toute pure, ce sont les réflexions d’hommes qui parlent de leur art, et le plus grand des arts, celui de régner. Notre légèreté est ainsi faite : la plus frivole des brochures politiques était lue par tout le monde, et bien des esprits distingués et sérieux ne s’inquiétaient pas même de savoir s’il y avait lieu de lire ces écrits attribués aux plus grands noms, et où se vérifie à chaque page la marque de leur génie ou de leur bon sens.
Louis XIV n’avait que du bon sens, mais il en avait beaucoup. L’impression que fait la lecture de ses écrits, et surtout de ceux qui datent de sa jeunesse, est bien propre à redoubler pour lui le respect. Le sourire, que nous ne pouvons retenir à certains endroits où il abonde dans l’idée de sa gloire, expire bientôt sur les lèvres et fait place à un sentiment supérieur quand on sait qu’il faut, après tout, des ressorts à toutes les âmes, et qu’un prince qui douterait de lui-même, un roi sceptique, serait le pire des rois. La roue de l’histoire, qui tourné sans cesse, nous a ramenés au point de vue qu’il faut pour mieux comprendre peut-être ce que c’est qu’une nature royale et souveraine, et de quel usage elle est dans une société : donnons-nous un moment le plaisir de la considérer en Louis XIV dans sa pureté et son exaltation héréditaire, et avant que Mirabeau soit venu.
Louis XIV, dès son enfance, était remarquable par des traits particuliers et des grâces sérieuses qui le distinguaient de tous ceux de son âge. La sage et sensée Mme de Motteville nous a tracé de lui en ces premières années des portraits charmants : dans un bal qui eut lieu chez le cardinal Mazarin,
Le roi, dit-elle, avait un habit de satin noir, en broderie d’or et d’arpent, dont le noir ne paraissait que pour en relever davantage la broderie. Des plumes incarnates et des rubans de la même couleur achevaient sa parure ; mais les beaux traits de son visage, la douceur de ses yeux jointe à leur gravité, la blancheur et la vivacité de son teint, avec ses cheveux qui alors étaient fort blonds, le paraient encore davantage que son habit. Il dansa parfaitement bien, et, quoiqu’il n’eût alors que huit ans, on pouvait dire de lui qu’il était un de ceux de la compagnie qui avaient le meilleur air, et bien assurément le plus de beauté.
Parlant encore de son intimité avec le jeune prince de Galles (depuis Charles II), qui était alors en France :
Le roi, dit-elle, dont la beauté avait des charmes, quoique jeune était déjà grand. Il était grave, et dans ses yeux on voyait un air sérieux, qui marquait sa dignité. Il était même assez prudent pour ne rien dire, de peur de ne pas bien dire.
Vers ce temps (1647), le roi tomba malade de la petite vérole ; sa mère en conçut les plus vives inquiétudes ; il lui en témoignait une tendre et touchante reconnaissance :
Dans cette maladie, le roi parut à ceux qui l’approchaient un prince tout à fait porté à la douceur et à la bonté. Il parlait humainement à ceux qui le servaient : il leur disait des choses spirituelles et obligeantes, et fut docile en tout ce que les médecins désirèrent de lui. La reine en reçut des marques d’amitié qui la touchèrent vivement…
Ces premiers traits étaient essentiels à relever. Un des plus sévères contemporains de Louis XIV, Saint-Simon, qui ne le vit et ne le connut que dans les vingt-deux dernières années de sa vie, au milieu des analyses pénétrantes qu’il a données sur lui dans tous les sens, a dit :
Il était né sage, modéré, secret, maître de ses mouvements et de sa langue. Le croira-t-on ? il était né bon et juste, et Dieu lui avait donné assez pour être un bon roi, et peut-être même un assez grand roi…
Qu’il y eût dans Louis XIV un premier fonds de bonté, de douceur, d’humanité, qui disparut trop souvent dans l’idolâtrie du rang suprême, Saint-Simon le reconnaît et, même en s’en étonnant, nous l’atteste ; Mme de Motteville nous le fait remarquer comme un caractère naturel du roi enfant, et plus d’une parole de Louis XIV, dans les pages sincères de sa jeunesse, nous le confirmera.
Gravité et douceur, tous les contemporains sont d’accord pour noter ces deux
traits apparents, bien que la douceur ait fait place de plus en plus à la
gravité. « J’ai souvent remarqué avec étonnement, dit encore Mme de Motteville, que dans ses jeux et dans ses
divertissements ce prince ne riait guère. »
On a une
lettre par laquelle il demande au duc de Parme
(5 juillet 1661) de lui faire venir un Arlequin pour sa troupe
italienne : il le demande dans les termes du plus grand sérieux, et sans le
moindre petit mot de gaieté. S’il était au bal, s’il dansait, Mme de Sévigné, qui l’observait avec anxiété durant le procès de
Fouquet, lui appliquait des vers du Tasse, d’où il résultait que, jusque dans
les ballets, il avait, comme Godefroy de Bouillon, une physionomie qui prêtait à
la crainte plus encore qu’à l’espérance.
Il était aimable de sa personne, honnête et de facile accès à tout le monde, mais avec un air grand et sérieux qui imprimait le respect et la crainte dans le public, et empêchait ceux qu’il considérait le plus de s’émanciper, même dans le particulier, quoiqu’il fût familier et enjoué avec les dames.
La douceur pourtant, qui se mêlait à ses paroles, nous est singulièrement attestée et dépeinte dans ce beau passage de Bossuet :
Qui veut entendre combien la raison préside dans les Conseils de ce prince, n’a qu’à prêter l’oreille quand il lui plaît d’en expliquer les motifs. Je pourrais ici prendre à témoin les sages ministres des cours étrangères, qui le trouvent aussi convaincant dans ses discours que redoutable par ses armes. La noblesse de ses expressions vient de celle de ses sentiments, et ses paroles précises sont l’image de la justesse qui règne dans ses pensées. Pendant qu’il parle avec tant de force, une douceur surprenante lui ouvre les cœurs et donne je ne sais comment un nouvel éclat à la majesté qu’elle tempère.
Ce serait là l’épigraphe la meilleure à mettre en tête des écrits de Louis XIV, et elle se trouverait en partie justifiée en le lisant.
En commençant à vingt-trois ans à vouloir régner entièrement par lui-même, Louis XIV met au nombre de ses occupations essentielles et de ses devoirs, de noter par écrit ses actions principales, de s’en rendre compte, et d’en faire le sujet d’un enseignement à son fils qui, plus tard, pourra s’y former à l’art de régner. L’idée de gloire, qui est inséparable de Louis XIV, s’y mêle, et, comme l’avenir aura un jour à s’occuper de ses actions, comme la passion et le génie des divers écrivains devront s’y exercer, il veut que son fils trouve là de quoi redresser l’histoire si elle vient à se méprendre.
Louis XIV, peu instruit dans les lettres, et dont la première éducation avait été
fort négligée, avait reçu cette instruction bien supérieure qu’un esprit juste
et droit et qu’un cœur élevé puisent dans les événements où l’on est de bonne
heure en jeu. Mazarin, qui l’avait démêlé dans les dernières années, lui avait
donné en conversant des conseils d’homme d’État, que le jeune homme avait saisis
aussitôt mieux que n’auraient fait bien des esprits réputés plus cultivés et
plus fins. Mazarin avait déclaré à ceux qui paraissaient douter de l’avenir du
jeune roi, « qu’on ne le connaissait pas, et qu’il y avait en lui de
l’étoffe pour faire quatre rois et un honnête homme »
.
Louis XIV a lui-même exposé la première idée qu’il se fit des choses, et cette
première éducation intérieure qui s’opéra graduellement dans son esprit, ses
premiers doutes en vue des difficultés, ses raisons d’attendre et de différer ;
car « préférant, comme il faisait, à toutes choses et à la vie même une
haute réputation, s’il pouvait l’acquérir »
, il comprenait en même
temps « que ses premières démarches ou en jetteraient les fondements, ou
lui en feraient perdre pour jamais jusqu’à l’espérance »
; de sorte
que le seul et même désir de la gloire, qui le poussait, le retenait presque
également :
Je ne laissais pas cependant de m’exercer et de m’éprouver en secret et sans confident, dit-il, raisonnant seul et en moi-même sur tous les événements qui se présentaient ; plein d’espérance et de joie quand je découvrais quelquefois que mes premières pensées étaient les mêmes où s’arrêtaient à la fin les gens habiles et consommés, persuadé au fond que je n’avais point été mis et conservé sur le trône avec une aussi grande passion de bien faire sans en devoir trouver les moyensm.
Mazarin mort, il n’y a plus pour Louis XIV aucun motif de différer :
Je commençai donc à jeter les yeux sur toutes les diverses parties de l’État, et non pas des yeux indifférents, mais des yeux de maître, sensiblement touché de n’en voir pas une qui ne m’invitât et ne me pressât d’y porter la main, mais observant avec soin ce que le temps et la disposition des choses me pouvaient permettre.
Louis XIV, religieux comme il est, croit qu’il est des lumières qui
se proportionnent aux situations, et particulièrement à celle de roi :
« Dieu qui vous a fait roi vous donnera les lumières qui vous sont
nécessaires, tant que vous aurez de bonnes intentions. »
Il croit
qu’un souverain voit naturellement les objets qui se présentent, d’une manière
plus parfaite que le commun des hommes. Une telle conviction est périlleuse, on
le sent : elle va bientôt l’abuser lui-même. Pourtant, réduite et entendue dans
un certain sens, cette idée a sa justesse : « Je ne crains pas de vous
dire, écrit-il pour son fils, que plus la place est élevée, plus elle a
d’objets qu’on ne peut ni voir ni connaître qu’en l’occupant. »
Saint-Simon, que j’oserai ici contredire et réfuter, a dit de Louis XIV :
Né avec un esprit au-dessous du médiocre, mais un esprit capable de se former, de se limer, de se raffiner, d’emprunter d’autrui sans imitation et sans gêne, il profita infiniment d’avoir toute sa vie vécu avec les personnes du monde qui toutes en avaient le plus, et des plus différentes sortes, en hommes et en femmes de tout âge, de tout genre et de tous personnages.
Et il revient plusieurs fois sur cette idée, que Louis XIV n’avait qu’un esprit au-dessous du médiocre, mais qu’il était très capable d’acquérir et de se former, de s’approprier ce qu’il voyait faire aux autres. Il est une chose pourtant que Louis XIV n’eut à emprunter à personne et qui lui est bien originale, ce fut cet état, cette fonction réelle de souverain dont personne alors n’avait l’idée autour de lui, que les troubles de la Fronde avaient laissé dégrader et dépérir dans les esprits, et que Mazarin, même dans la restauration du pouvoir, n’avait que médiocrement relevée dans la révérence publique. Louis XIV en ressentit en lui l’inspiration et en révéla sensiblement à tous le caractère. La nature l’avait désigné pour cela physiquement par un mélange unique de décence et de majesté. Partout où il eût été, on l’eût distingué d’abord et reconnu comme on reconnaît « la reine parmi les abeilles ». Les qualités solides, l’application laborieuse de son esprit, et les sentiments de son cœur, répondirent à ce vœu de la nature et au rôle de la destinée. Plus tard, et bientôt, il l’outrepassera ; mais, à l’origine, il ne fit que le remplir en perfection et dans une justesse grandiose.
Saint-Simon, qui est venu sur la fin du règne et à une époque où l’esprit d’opposition reparaissait, n’a pas assez distingué ce premier moment d’entière et pure originalité royale chez Louis XIV. Son long règne, en effet, commençait fort à lasser les peuples, et l’on aspirait de toutes parts au relâchement. Mais la réponse que l’on peut faire à Saint-Simon, c’est Louis XIV qui va la lui faire, et dans des termes dignes de tous deux :
À peine remarquons-nous, dit ce roi sensé, l’ordre admirable du monde, et le cours si réglé et si utile du soleil, jusqu’à ce que quelque dérèglement des saisons ou quelque désordre apparent dans la machine nous y fasse faire un peu plus de réflexion. Tant que tout prospère dans un État, on peut oublier les biens infinis que produit la royauté, et envier seulement ceux qu’elle possède : l’homme, naturellement ambitieux et orgueilleux, ne trouve jamais en lui-même pourquoi un autre lui doit commander jusqu’à ce que son besoin▶ propre le lui fasse sentir. Mais ce ◀besoin▶ même, aussitôt qu’il a un remède constant et réglé, la coutume le lui rend insensible. Ce sont les accidents extraordinaires qui lui font considérer ce qu’il en retire ordinairement d’utilité, et que, sans le commandement, il serait lui-même la proie du plus fort, il ne trouverait dans le monde ni justice, ni raison, ni assurance pour ce qu’il possède, ni ressource pour ce qu’il avait perdu ; et c’est par là qu’il vient à aimer l’obéissance, autant qu’il aime sa propre vie et sa propre tranquillité.
Voilà ce qu’écrit, ce que dicte Louis XIVn. Saint-Simon nous a raconté très au long deux ou trois audiences qu’il obtint de lui, et nous a rendu au vif l’impression de respect, de soumission et de joie reconnaissante qu’il en avait rapportée. Tout supérieur qu’il est comme observateur, il a senti son maître en l’approchant, et le détail même où il entre à ce sujet nous le prouve. La page que je viens de citer me permet de croire que, si (par impossible) une conversation politique s’était engagée entre eux deux, Louis XIV, d’un ton simple et d’un bon sens facile, aurait gardé encore sur les points essentiels sa supériorité souveraine. Laissons à chacun le nom qui le désigne en propre. Saint-Simon était un grand peintre et un profond moraliste ; Louis XIV fut un roi. Il voulut montrer à toute la terre, et c’est lui qui le dit, qu’il y en avait encore un au monde.
Dans les réformes de tout genre que Louis XIV entreprend de front, pour les
finances, pour la justice, pour les règlements militaires, pour les affaires du
dehors, il ne témoigne pourtant aucun empressement immodéré. Il examine, il
écoute, il consulte ; puis il se décide par lui-même : « la décision a
◀besoin▶ d’un esprit de maître »
. Ce dernier point fut toujours la
grande prétention de Louis XIV : ne pas se laisser gouverner, n’avoir point de
Premier ministre. On a remarqué que
ce fut là une
apparence plus qu’une réalité, et que bientôt, à défaut de Premier ministre, il
eut des premiers commis qui, par art et flatterie, surent lui faire adopter
comme de sa propre impulsion ce qu’eux-mêmes ils désiraient. Mais au début, et
dans les sept ou huit premières années de sa jeunesse, il me semble que
Louis XIV échappe à ce reproche. La forme de son esprit est d’être judicieux et
raisonneur : c’est un esprit positif, qui aime les affaires, qui y trouve de
l’agrément par l’utilité, et qui tient compte des faits dans le plus grand
détail. « Tout homme qui est mal informé, remarque-t-il, ne peut
s’empêcher de mal raisonner. »
Et par une conclusion digne d’un
moraliste, il ajoute finement : « Je crois que quiconque serait bien
averti et bien persuadé de tout ce qui est, ne ferait jamais que ce qu’il
doit. »
Il trouve un plaisir vrai dans l’application et
l’information même ; il jouit de débrouiller ce qui était obscur :
J’ai déjà commencé, écrit-il le soir de l’arrestation de Fouquet, à goûter le plaisir qu’il y a de travailler soi-même aux finances, ayant, dans le peu d’application que j’y ai donné cette après-dînée, remarqué des choses importantes dans lesquelles je ne voyais goutte ; et l’on ne doit pas douter que je ne continue.
Il nous fait sentir à tout moment l’espèce de charme qu’il y a dans
l’exercice du bon sens54. Il
croit que le bon sens, mis à l’épreuve de la pratique et de l’expérience, est le
meilleur conseiller et le plus sûr guide : et il est tenté quelquefois de tenir
pour inutiles les conseils écrits, à commencer
par ceux qu’il donne à son fils ; mais aussitôt il se ravise, et il estime qu’il
est profitable à tout bon esprit d’être mis en garde à l’avance et prémuni
contre les erreurs. Regrettait d’en être venu si tard à l’étude de l’histoire,
il considère que « la connaissance de ces grands événements que le monde
a produits en divers siècles, étant digérée par un esprit solide et
agissant, peut servir à fortifier la raison dans toutes les délibérations
importantes »
. Notez bien cet esprit solide et
agissant, revêtez-le d’éclat et de majesté, voilà la meilleure
définition qui se puisse donner de lui dans sa jeunesse. Son âme toute royale
garde l’équilibre, même dans ses plus grands essors ; ses élévations mêmes ont
quelque chose de modéré dans le principe. Il tend à élever le cœur de son fils,
et non à l’enfler, dit-il : « Si je puis vous expliquer ma pensée, il me
semble que nous devons être en même temps humbles pour nous-mêmes, et fiers
pour la place que nous occupons. »
Quelques-unes de ces pages
premières annoncent des dispositions d’esprit plus étendues et plus variées
qu’il n’a su les tenir55. Il veut que
les princes véritablement habiles sachent se transformer et se renouveler selon
les conjonctures. Il ne suffit pas à un prince, pour être grand, de naître à
propos : « Il y en a plusieurs dans le monde qui ont obtenu la réputation
d’habileté, par le seul avantage qu’ils ont eu de naître en des temps où
l’état général des affaires publiques avait une juste proportion avec leur
humeur. »
Lui, il aspire à mieux, il veut être de ceux qui suffisent
par l’esprit à des situations diverses et même opposées. « Car enfin ce
n’est pas une chose facile que de se transformer à toute heure en la manière
que l’on doit »
, et « la face du monde où nous
vivons est sujette à des révolutions si différentes,
qu’il n’est pas en notre pouvoir d’y garder longtemps les mêmes
mesures »
. En lisant ce passage, il semble que Louis XIV ait
pressenti l’écueil où son orgueil, plus tard, ira échouer. Il n’était pas de ces
esprits qui embrassent le renouvellement des temps, et sa politique finale n’a
été que l’exagération de sa politique première, au milieu de circonstances
générales qui incessamment se modifiaient.
Quand on lit ces notes écrites jour par jour, ces réflexions qu’il tirait de
chaque événement, quand on y joint la lecture des instructions diplomatiques
qu’il adressait dans le même temps à ses ambassadeurs et agents dans les
diverses cours, on ne peut s’empêcher d’admirer, du sein des carrousels et des
fêtes, le caractère appliqué, solide, prudent et tenace de ce jeune ambitieux.
Comme il n’a ni légèreté, ni entraînement ! Comme il raisonne toute chose, comme
il dispute le terrain pied à pied, comme il discute chaque avantage pièce à
pièce ! Comme il possède le secret, cette qualité royale nécessaire au succès
autant qu’à la considération, et dont la seule absence rejette si loin tant
d’hommes politiques : « car les grands parleurs, remarque-t-il, disent
souvent de grandes badineries ! »
Comme, en toute matière, il
préfère le parti le plus lent et le plus sûr ! Mais c’est en matière de traités
surtout qu’il ne croit pas qu’il faille se piquer de diligence :
Celui qui veut y aller trop vite, dit-il, est sujet à faire bien des faux pas. Il n’importe point dans quel temps, mais à quelles conditions une négociation se termine. Il vaut bien mieux achever plus tard les affaires que de les ruiner par la précipitation ; et il arrive même souvent que nous retardons, par notre propre impatience, ce que nous avions voulu trop avancer.
Ce procédé lui réussit à la paix d’Aix-la-Chapelle (1668). Ce jeune roi a ainsi de ces préceptes d’une lenteur préméditée et plus sûre, qui semblent appartenir à Philippe de Commynes et qui sont bien de l’élève de Mazarin.
Je crois trouver un merveilleux rapport entre cette manière de voir et de faire de Louis XIV, et celle des hommes distingués de son temps. Boileau conseillait de remettre vingt fois sur le métier son ouvrage, et il apprenait à Racine à faire difficilement des vers faciles. Louis XIV donne en politique à son fils des préceptes tout pareils et analogues : il lui conseille de retourner un plan vingt fois dans son esprit avant de l’exécuter ; il veut lui apprendre à trouver avec lenteur dans chaque affaire l’expédient facile. De même, dans mainte réflexion morale qu’il entremêle à la politique, Louis XIV se montre un digne contemporain de Nicole et de Bourdaloue.
Jusque dans les affaires de guerre et dans les sièges qu’il entreprend, il se
rend aux difficultés qu’on lui oppose, « persuadé, dit-il, que quelque
envie qu’on ait de se signaler, le plus sûr chemin de la gloire est toujours
celui que montre la raison »
. Je ne dis pas que, dans sa conduite,
il n’ait pas dérogé mainte fois à cette résolution première : il me suffit, pour
le caractériser, qu’il se la soit proposée jusque dans le premier feu de son
ambition.
Quand il se sent une passion principale et dominante, si noble qu’elle soit,
Louis XIV cherche à ne pas écouter qu’elle seule, mais à la contrebalancer par
d’autres qui soient également en vue de l’État : « Il faut
de la variété dans la gloire comme partout ailleurs, et en celle
des princes plus qu’en celle des particuliers ; car qui dit un grand roi,
dit presque tous les talents ensemble de ses plus excellents
sujets. »
Il est des talents où il ne pense point qu’un roi doive
trop exceller ; il lui est
bon et honorable d’y être
surpassé par les autres ; mais il doit les apprécier dans tous. La connaissance
des hommes, le discernement des esprits, et l’application de chacun à l’emploi
auquel il est le plus propre et le plus utile au public, c’est là proprement le
grand art et c’est peut-être le premier talent du souverain. Il est des princes
qui ont raison de craindre de se laisser aborder de trop près et de se
communiquer aux autres : il ne croit pas être de ceux-là, et, sûr qu’il est de
lui-même, et de ne prêter jamais à aucune surprise, il gagne à cette
communication aisée de pénétrer plus à fond ceux à qui il parle, et de connaître
par lui-même les plus honnêtes gens de son royaume.
On a dit que Louis XIV avait rendu la monarchie despotique et asiatique : telle
ne fut jamais sa pensée. Ayant reconnu « que cette liberté, cette
douceur, et pour ainsi dire cette facilité de la monarchie, avait passé les
justes bornes durant sa minorité et dans les troubles de l’État, et qu’elle
était devenue licence, confusion, désordre »
, il crut devoir
retrancher de cet excès en s’attachant toutefois à conserver à la monarchie son
caractère humain et affectueux, à maintenir auprès de lui les personnes de
qualité dans une familiarité honnête, et à rester en
communication avec les peuples par des plaisirs et des spectacles conformes à
leur génie. En cela Louis XIV ne sut réussir qu’à demi ; il força évidemment
dans ses pompes le caractère de la monarchie française, et, en vieillissant, il
en vint à n’être plus en accord avec l’esprit public de la nation. Pourtant il
ne l’entendait pas ainsi dans sa jeunesse.
Il pensait, et il le dit expressément à son fils, que « les empires ne se
conservent que comme ils s’acquièrent, c’est-à-dire par la vigueur, par la
vigilance et par le travail »
. Quand quelque blessure est faite au
corps de l’État, « ce n’est point assez de réparer le mal si l’on
n’ajoute quelque bien qu’on n’avait pas
auparavant »
. Il voudrait que son fils, au lieu de s’arrêter en
chemin, et de regarder autour de lui et au-dessous de lui, ceux qui valent
moins, reportât ses regards plus haut :
Pensez plutôt à ceux qu’on a le plus sujet d’estimer et d’admirer dans les siècles passés, qui d’une fortune particulière ou d’une puissance très médiocre, par la seule force de leur mérite, sont venus à fonder de grands empires, ont passé comme des éclairs d’une partie du monde à l’autre, charmé toute la terre par leurs grandes qualités, et laissé depuis tant de siècles une longue et éternelle mémoire d’eux-mêmes, qui semble, au lieu de se détruire, s’augmenter et se fortifier tous les jours par le temps.
Le malheur des descendants de Louis XIV est de n’avoir pas assez
médité cette pensée. La condition des rois héréditaires allait devenir de plus
en plus pareille à celle des fondateurs d’empires : il fallait presque, pour
conserver désormais, le même génie et le même courage que pour créer et pour
acquérir. Je laisse de côté Louis XV et les lâches indignités de son règne :
mais on peut dire que le caractère bon, honnête, modéré, des respectables
Bourbons qui ont succédé, n’était plus à la hauteur des circonstances ; ils
n’ont pas su remplir le vœu et le conseil de leur grand aïeul. Aussi l’empire
est-il allé à
ceux qui ont passé comme des éclairs d’une
partie du monde à l’autre
.
Si judicieux et sensé que fût en général Louis XIV, si disposé qu’il se montrât à tout prévoir et à tout raisonner, il sentait qu’il y a des moments où, comme roi, il faut absolument risquer et inventer un peu à l’aventure, sous peine de manquer à la sagesse même. La pensée religieuse qui s’y joint dans son esprit ajoute plutôt qu’elle n’ôte à ce que cette maxime royale a de politiquement remarquable ; et c’est en ces parties qu’on reconnaît chez lui le véritable homme de talent dans cet art difficile de régner :
La sagesse, dit-il, veut qu’en certaines rencontres on donne beaucoup au hasard ; la raison elle-même conseille alors de suivre je ne sais quels mouvements ou instincts aveugles, au-dessus de la raison, et qui semblent venir du ciel, connus à tous les hommes, et plus dignes de considération en ceux qu’il a lui-même placés aux premiers rangs. De dire quand il faut s’en défier ou s’y abandonner, personne ne le peut ; ni livres, ni règles, ni expérience ne l’enseignent ; une certaine justesse et une certaine hardiesse d’esprit les font toujours trouver, sans comparaison plus libres en celui qui ne doit de compte de ses actions à personne.
Une certaine justesse et une certaine hardiesse d’esprit : n’admirez-vous pas le choix excellent et la rencontre heureuse de ces paroles, et quelle grande et noble manière il porte naturellement dans ces choses simples ?
Je sais qu’on peut dire que ce texte des Mémoires a été rédigé finalement par un secrétaire, et seulement sur des notes du roi ; mais, quel qu’ait pu être ce secrétaire, Pellisson ou tout autre56, je ne trouve rien dans ces pages qui ne sente d’un bout à l’autre la présence et la dictée du maître. Tout y est simple et digne de celui qui a dit :
On remarque presque toujours quelque différence entre les lettres que nous nous donnons la peine d’écrire nous-mêmes et celles que nos secrétaires les plus habiles écrivent pour nous, découvrant en ces dernières je ne sais quoi de moins naturel, et l’inquiétude d’une plume qui craint éternellement d’en faire trop ou trop peu.
Je ne découvre rien de cette inquiétude, rien de cette rhétorique
ou de cette simplicité affectée dans les pages qui composent les Mémoires historiques de Louis XIV. Tout s’y déroule avec calme et
suite dans une netteté parfaite, et qui répond tout à fait à ce que les
contemporains (Mme de Caylus, Mme de Motteville, Saint-Simon) nous ont dit de cette propriété unique et
de cette noblesse aisée des paroles du roi : « ses discours les plus
communs n’étaient jamais dépourvus d’une naturelle et sensible
majesté
57 »
. Le style de Louis XIV n’a pas cette
brièveté vive et brusque qui caractérise les pages originales de Napoléon, ce
que
Tacite appelle « imperatoria
brevitas »
: ce caractère incisif du conquérant et du
despote, ce rythme court, pressé, saccadé, sous lequel on sent palpiter le génie
de l’action et le démon des batailles, diffère complètement du style plus
tranquille, plus plein et, en quelque sorte, héréditaire de Louis XIVo. Quand ce monarque
s’oublie et se néglige, il a la phrase longue, de ces phrases qui ont été
depuis, l’apanage de la branche cadette et dont on ne voit pas la fin : c’est là
où Louis XIV en vient quand il sommeille. Mais d’ordinaire, et dans le courant
habituel, il est dans la bonne mesure, dans les conditions de l’exacte et juste
milieu de la plus saine des langues. Henri IV, ce premier roi Bourbon, a gardé
dans son style vif quelque chose de guerroyant et de gascon que Louis XIV n’a
plus. Le pitoyable Louis XV, qui ne manquait pas d’esprit et dont on cite
quelques mots piquants, avait dans l’habitude de la conversation des longueurs
sans fin et du rabâchage ; c’était le style bourbonien dans ce qui était déjà
son affaiblissement et son ramollissement. Le seul Louis XIV nous offre ce style
dans toute sa vraie plénitude et sa perfection, et comme dans sa juste et royale
stature.
On a dit de Louis XIV que personne ne contait mieux que lui : « il faisait
un conte mieux qu’homme du monde, et aussi bien un récit »
. Il y
portait « des grâces infinies, un tour noble et fin qu’on n’a vu qu’à
lui »
. On a un échantillon de sa manière de décrire et de peindre,
dans sa lettre écrite de Montargis à Mme de Maintenon sur
l’arrivée en France de la duchesse de Bourgogne ; mais de récit proprement dit
ou de conte, nous n’en avons pas.
Pellisson, qui fut un peu le Fontanes de ce temps-là, et que Louis XIV tira de la
Bastille pour se l’attacher et pour en faire son rhéteur ordinaire, nous a
transmis une Conversation, ou plutôt un discours qu’on
recueillit au
siège devant Lillep, le 23 août 1667, de la bouche même du roi. C’est
un discours sur la gloire et sur les mobiles qui remplissaient l’âme de ce
prince à ce moment. Il s’était exposé à une affaire deux jours auparavant, et,
comme on le lui reprochait, il en donne les raisons avec une solennité naïve. Ce
discours nous livre à nu Louis XIV jeune, dans son premier appareil d’ambition :
« Il me semble, dit-il, qu’on m’ôte de ma gloire quand on en peut
avoir sans moi. »
Ce mot de gloire revient à
chaque instant dans sa bouche, et il finit lui-même par s’en apercevoir :
« Mais il me siérait mal de parler plus longtemps de ma gloire devant
ceux qui en sont témoins. »
Dans cette exaltation et ce commencement
d’apothéose où on le surprend, on le trouve pourtant meilleur et valant mieux
que plus tard : il a quelques mots de sympathie pour les amis, pour les
serviteurs qui s’exposent et se dévouent sous ses yeux : « Il n’y a point
de roi, dit-il, pour peu qu’il ait le cœur bien fait, qui voie tant de
braves gens faire litière de leur vie pour son service, et qui puisse
demeurer les bras croisés. »
C’est pourquoi il s’est décidé à sortir
de la tranchée et à rester exposé au feu à découvert : dans une occasion
surtout, dit-il, « où toutes les apparences sont que l’on verra quelque
belle action, et où ma présence fait tout, j’ai cru que je devais faire voir
en plein jour quelque chose de plus qu’une vaillance enterrée »
.
Louis XIV était peu militaire, et il avait la prétention de l’être ; rien au ◀besoin ne prouverait mieux son faible que cette discussion, cette apologie extraordinaire à laquelle il croit devoir se livrer parce qu’il est allé une fois à la tranchée, et une autre fois un peu plus avant.
Si nous le poussions par ces côtés de gloire vaine, il nous serait trop aisé
aujourd’hui d’être léger et irrévérent à son égard. De temps en temps, dans ses
propres discours, on le voit qui s’arrête et se retourne vers lui-même
pour se congratuler avec raisonnement et réflexion ;
il se prend naturellement comme type et figure du prince accompli ; il se voit
en pied déjà et en attitude devant la postérité. Mais il est plus utile
d’insister sur les ressorts élevés qu’il trouvait dans cette foi et dans cette
conscience royale, ce qui lui faisait dire au milieu des hasards de la
politique : « Mais au moins, quel qu’en soit l’événement, j’aurai
toujours en moi toute la satisfaction que doit avoir une âme généreuse quand elle a contenté sa propre vertu. »
Parlant de ces six volumes de Mémoires au moment où ils parurent, M. de Chateaubriand les a très bien jugés en disant :
Les Mémoires de Louis XIV augmenteront sa renommée : ils ne dévoilent aucune bassesse, ils ne révèlent aucun de ces honteux secrets que le cœur humain cache trop souvent dans ses abîmes. Vu de plus près et dans l’intimité de la vie, Louis XIV ne cesse point d’être Louis le Grand ; on est charmé qu’un si beau buste n’ait point une tête vide, et que l’âme réponde à la noblesse des dehors.
Ce sentiment est celui qui domine à la lecture, et qui triomphe de toutes les critiques et de toutes les restrictions qu’un esprit juste est en droit d’y apporter.
Et, puisqu’il est question cette fois de Louis XIV écrivain et l’un des modèles de la parole, je signalerai de lui en finissant un bienfait direct et qui embrasse tout l’ordre littéraire. Je montrais l’autre jour, j’énumérais les gens de lettres qui se groupaient autour du surintendant Fouquet, et qui florissaient à l’envi sous ses auspices. Si l’on suppose un instant Fouquet restant au pouvoir et s’y établissant, et Louis XIV le laissant faire, on peut très bien distinguer les éléments et l’esprit de la littérature qui aurait prévalu : ç’aurait été une littérature plus libre en tous sens que sous Louis XIV, et le xviiie siècle eût été en partie devancé. On aurait eu La Fontaine sans aucune contrainte, Saint-Évremond, Bussy, les Scarron, les Bachaumont, les Hesnault ; bien des épicuriens et des libertins se seraient glissés sur le premier plan. Cette première littérature du lendemain de la Fronde, et antérieure à Boileau et à Racine, n’étant pas contenue par le regard du maître, se serait développée et de plus en plus émancipée sous un Mécène peu sévère. Elle était toute prête, on la voit déjà ; le libertinage et le bel esprit en auraient été le double écueil ; un fonds de corruption s’y décelait. Le jeune roi vint, et il amena, il suscita avec lui sa jeune littérature ; il mit le correctif à l’ancienne, et, sauf des infractions brillantes, il imprima à l’ensemble des productions de son temps un caractère de solidité, et finalement de moralité, qui est aussi celui qui règne dans ses propres écrits et dans l’habitude de sa pensée3.