XCVe entretien.
Alfred de Vigny (2e partie)
I
Vigny fut exalté. Voici comment il parle lui-même de cette soirée. Nous la voyons se renouveler encore aujourd’hui.
LES REPRESENTATIONS DU DRAME
joué le 12 février 1835 à la Comédie-Française.
« Ce n’est pas à moi qu’il appartient de parler du succès de ce drame ; il a été au-delà des espérances les plus exagérées de ceux qui voulaient bien le souhaiter. Malgré la conscience qu’on ne peut s’empêcher d’avoir de ce qu’il y a de passager dans l’éclat du théâtre, il y a aussi quelque chose de grand, de grave et presque religieux dans cette alliance contractée avec l’assemblée dont on est entendu, et c’est une solennelle récompense des fatigues de l’esprit. — Aussi serait-il injuste de ne pas nommer les interprètes à qui l’on a confié ses idées dans un livre qui sera plus durable que les représentations du drame qu’il renferme. Pour moi, j’ai toujours pensé que l’on ne saurait rendre trop hautement justice aux acteurs, eux dont l’art difficile s’unit à celui du poète dramatique, et complète son œuvre. — Ils parlent, ils combattent pour lui, et offrent leur poitrine aux coups qu’il va recevoir, peut-être ; ils vont à la conquête de la gloire solide qu’il conserve, et n’ont pour eux que celle d’un moment. Séparés du monde qui leur est bien sévère, leurs travaux sont perpétuels, et leur triomphe va peu au-delà de leur existence. Comment ne pas constater le souvenir des efforts qu’ils font tous, et ne pas écrire ce que signerait chacun de ces spectateurs qui les applaudissent avec ivresse ?
« Jamais aucune pièce de théâtre ne fut mieux jouée, je crois, que ne l’a été celle-ci, et le mérite en est grand ; car, derrière le drame écrit, il y a comme un second drame que l’écriture n’atteint pas, et que n’expriment pas les paroles. Ce drame repose dans le mystérieux amour de Chatterton et de Kitty Bell ; cet amour qui se devine toujours et ne se dit jamais ; cet amour de deux êtres si purs qu’ils n’oseront jamais se parler, ni rester seuls qu’au moment de la mort, amour qui n’a pour expression que de timides regards, pour message qu’une Bible, pour messagers que deux enfants, pour caresses que la trace des lèvres et des larmes que ces fronts innocents portent de la jeune mère au jeune poète ; amour que le quaker repousse toujours d’une main tremblante et gronde d’une voix attendrie. Ces rigueurs paternelles, ces tendresses voilées, ont été exprimées et nuancées avec une perfection rare et un goût exquis. Assez d’autres se chargeront de juger et de critiquer les acteurs ; moi je me plais à dire ce qu’ils avaient à vaincre, et en quoi ils ont réussi.
« L’onction et la sérénité d’une vie sainte et courageuse, la douce gravité du quaker, la profondeur de sa prudence, la chaleur passionnée de ses sympathies et de ses prières, tout ce qu’il y a de sacré et de puissant dans son intervention paternelle, a été parfaitement exprimé par le talent savant et expérimenté de M. Joanny. Ses cheveux blancs, son aspect vénérable et bon, ajoutaient à son habileté consommée la naïveté d’une réalisation complète.
« Un homme très jeune encore, M. Geffroy, a accepté et hardiment abordé les difficultés sans nombre d’un rôle qui, à lui seul, est la pièce entière. Il a dignement porté ce fardeau, regardé comme pesant par les plus savants acteurs. Avec une haute intelligence il a fait comprendre la fierté de Chatterton dans sa lutte perpétuelle, opposée à la candeur juvénile de son caractère ; la profondeur de ses douleurs et de ses travaux, en contraste avec la douceur paisible de ses penchants ; son accablement, chaque fois que le rocher qu’il roule retombe sur lui pour l’écraser ; sa dernière indignation et sa résolution subite de mourir, et par-dessus tous ces traits, exprimés avec un talent souple, fort et plein d’avenir, l’élévation de sa joie lorsque enfin il a délivré son âme et la sent libre de retourner dans sa véritable patrie.
« Entre ces deux personnages s’est montrée, dans toute la pureté idéale de sa forme, Kitty Bell, l’une des rêveries de Stello. On savait quelle tragédienne on allait revoir dans Mme Dorval ; mais avait-on prévu cette grâce poétique avec laquelle elle a dessiné la femme nouvelle qu’elle a voulu devenir ? Je ne le crois pas. Sans cesse elle fait naître le souvenir des Vierges maternelles de Raphaël et des plus beaux tableaux de la Charité ; — sans efforts elle est posée comme elles ; comme elles aussi, elle porte, elle emmène, elle assied ses enfants, qui ne semblent jamais pouvoir être séparés de leur gracieuse mère ; offrant ainsi aux peintres des groupes dignes de leur étude, et qui ne semblent pas étudiés. Ici sa voix est tendre jusque dans la douleur et le désespoir ; sa parole lente et mélancolique est celle de l’abandon et de la pitié ; ses gestes, ceux de la dévotion bienfaisante ; ses regards ne cessent de demander grâce au ciel pour l’infortune ; ses mains sont toujours prêtes à se croiser pour la prière ; on sent que les élans de son cœur, contenus par le devoir, lui vont être mortels aussitôt que l’amour et la terreur l’auront vaincue. Rien n’est innocent et doux comme ses ruses et ses coquetteries naïves pour obtenir que le quaker lui parle de Chatterton. Elle est bonne et modeste jusqu’à ce qu’elle soit surprenante d’énergie, de tragique grandeur et d’inspirations imprévues, quand l’effroi fait enfin sortir au dehors tout le cœur d’une femme et d’une amante. Elle est poétique dans tous les détails de ce rôle qu’elle caresse avec amour, et dans son ensemble qu’elle paraît avoir composé avec prédilection, montrant enfin sur la scène française le talent le plus accompli dont le théâtre se puisse enorgueillir.
« Ainsi ont été représentés les trois grands caractères sur lesquels repose le drame. Trois autres personnages, dont les premiers sont les victimes, ont été rendus avec une rare vérité. John Bell est bien l’égoïste, le calculateur bourru ; bas avec les grands, insolent avec les petits. Le lord-maire est bien le protecteur empesé, sot, confiant en lui-même, et ces deux rôles sont largement joués. Lord Talbot, bruyant, insupportable et obligeant sans bonté, a été représenté avec élégance, ainsi que ses amis importuns.
« J’avais désiré et j’ai obtenu que cet ensemble offrît l’aspect sévère et simple d’un tableau flamand, et j’ai pu ainsi faire sortir quelques vérités morales du sein d’une famille grave et honnête ; agiter une question sociale, et en faire découler les idées de ces lèvres qui doivent les trouver sans effort, les faisant naître du sentiment profond de leur position dans la vie.
« Cette porte est ouverte à présent, et le peuple le plus impatient a écouté les plus longs développements philosophiques et lyriques.
« Essayons à l’avenir de tirer la scène du dédain où sa futilité l’ensevelirait infailliblement en peu de temps. Les hommes sérieux et les familles honorables qui s’en éloignent pourront revenir à cette tribune et à cette chaire, si l’on y trouve des pensées et des sentiments dignes de graves réflexions. »
II
Un autre amour était caché sous cet amour de Chatterton pour Kitty Bell… Mme Dorval était l’idéal de M. de Vigny et du public. Cet amour avait vraisemblablement ajouté son pathétique au pathétique de la situation. Tout fut complet, excepté la morale, dans cette œuvre. On aurait en vain parlé raison à ce public, on aurait en vain représenté à cet enthousiasme socialiste que la société ne doit à personne, et surtout à un enfant de dix-huit ans comme Chatterton, que le prix réel de ses services, et non le prix auquel il évalue ses rêves ; qu’il n’y a rien d’humiliant dans un emploi servile bien rétribué, quand cet emploi, qui est celui des dix-neuf vingtièmes de la population, est honorable ; que le cri de haine contre la société étayée ainsi est le cri d’un fou qui veut avoir raison contre la nature des choses, et que le suicide à dix-huit ans par impatience est l’acte d’un frénétique. Tout cela fût tombé à froid devant la chaleureuse émotion de M. de Vigny. Ah ! combien depuis ne s’est-il pas accusé d’avoir plaidé cette cause absurde contre laquelle il s’est armé avec moi et les bons esprits en 1848 ! Il avait senti, il n’avait pas pensé. La pensée et le sentiment ne se mirent d’accord en lui qu’à l’épreuve ; et il ne se pardonna cette glorieuse faute qu’après l’avoir courageusement expiée. Les grands poètes doivent surveiller leur sujet. Werther avait fait des suicides de fantaisie, Chatterton fit des suicides de scepticisme.
III
Ainsi, poète lyrique de premier ordre dans Moïse, poète dramatique de première sensibilité dans Chatterton, romancier de première conception dans Cinq-Mars, il ne manquait à M. de Vigny qu’un sujet fécond pour être philosophe de première vérité. Il le chercha, et il le trouva dans notre civilisation française de la dernière année de nos révolutions. Le sujet était neuf et prodigieusement difficile. Le titre seul l’exprimait, mais l’exprimait mal : Servitude et Grandeur militaires. C’était le sujet de l’armée. Servitude ? il n’y en a point dans le dévouement nécessaire à son pays ou à son roi. Grandeur ? il n’y en a point dans l’obéissance volontaire aux crimes d’un peuple ou d’un homme. Discipline et Honneur : c’était le véritable titre. M. de Vigny le sentit à la fin de son livre, mais c’était trop précis et trop étroit pour le grandiose de sa conception. Il s’arrêta au premier.
IV
L’armée française est un mystère pour un pays qui doit être fort et qui veut être libre. Fort ? c’est être un. Libre ? c’est être délibérant : entre ces deux mots qui expriment la France, il y a opposition organique. On ne peut être à la fois discipliné comme un couvent et libre comme un sénat. Il faut un terme qui concilie ces deux nécessités de notre territoire et de notre caractère. Nécessité d’être fort, prêt à tout, dans une nation méditerranéenne, circonscrite par trois millions de soldats ou de matelots, aux ordres absolus des huit puissances militaires qui nous menacent en Europe, à toute heure : qui peut nier cette évidence ? C’est un fait ; nous n’y pouvons rien ; Dieu et la force des choses nous ont donné la France ainsi constituée. Toutes les constitutions, toutes les déclamations, n’y changent rien ; nous changerons cent fois de gouvernement, nous ne changerons point de nature. Les pays les plus libres subiront toujours la dictature de leur situation géographique ; de là, la nécessité d’être un, pour prendre les armes à propos et vite, et pour agir et réagir, soit pour la guerre offensive, soit pour la guerre défensive, avec l’ensemble et la vigueur d’un seul homme. La loi exceptionnelle à toutes les lois, la loi militaire ou la discipline, est donc la loi, la loi la plus sacrée parce qu’elle est la loi vitale de la France. Or, c’est la loi qui fait la servitude volontaire, selon l’expression de M. de Vigny. Ce n’est pas la loi qui fait les hommes délibérants et libres. Cette loi du caractère français ne vient qu’après, si elle peut venir. Le secret de nos oscillations perpétuelles entre la servitude nécessaire et la liberté impossible n’est que dans cette balance incessante entre la discipline de l’armée et l’âme révolutionnaire de la nation.
Je pourrais ajouter ici ce qui a échappé à M. de Vigny, c’est que l’armée forte et dictatoriale de la France lui est aussi énergiquement commandée, depuis quelques années, pour les garanties intérieures de la société industrielle au dedans, que par ses ennemis au dehors. Une nation qui compte dans sa population active sept millions d’ouvriers, trois cent mille seulement dans sa capitale ; une nation où deux ou trois millions de ces ouvriers, jeunes, vigoureux, impressionnables, facilement émus, ou séditieux, peuvent être tous les jours, par l’industrie nouvelle des chemins de fer, transportés en masse désordonnée dans cette capitale ou sur un point quelconque du territoire, pour y imposer leur volonté indisciplinée, souveraine, irresponsable, a besoin▶, sous peine de mort, d’une armée nombreuse, puissante, obéissante, pour contrebalancer cette foule du mont Aventin. Autrement, la servitude militaire serait bien promptement déplacée, et, pour n’avoir pas voulu de l’esclavage momentané et discipliné de l’armée, nous aurions à perpétuité l’esclavage cent fois pire du prolétaire, l’armée des factions, des passions, des insurrections, le mal sans remède, la fin turbulente des sociétés, le désordre à domicile.
C’est ce que le bon sens français a merveilleusement compris en 1793, en 1830, en 1848 surtout.
Aussi remarquez avec quel ensemble et quelle promptitude l’armée et ses généraux se sont ralliés comme un seul homme à la république qui leur répugnait, et aux hommes de ce gouvernement qu’ils ne connaissaient pas, même de nom. L’armée d’Alger, de quatre-vingt mille hommes, sous les ordres directs des princes de la maison d’Orléans, n’a pas même eu une hésitation d’une heure. Elle a remis son épée au premier commissaire nommé par nous, et a laissé partir avec regret, mais avec dignité, ses princes. Elle avait cependant beau jeu pour leur rester fidèle ; réunie en masses, debout sur un sol séparé de nous par la mer, elle n’avait qu’à se grouper sous son drapeau et défier, l’arme à la main, nos envoyés et nos escadres ; c’était la longue impunité de la sédition militaire !
En France, avant que la fumée du coup de feu du matin entre l’armée du roi et les combattants du peuple fût dissipée, le général Bugeaud, déjà soumis par la discipline et le patriotisme à la cause qu’il combattait quelques heures plus tôt, m’écrivait pour me dire qu’il se retirait dans ses foyers, mais que, le jour où l’on aurait ◀besoin▶ de lui pour la patrie, il était à la république. Je lui répondais que je comptais sur lui pour commander l’armée du Rhin. Le général Cavaignac, influencé par une lettre de sa mère, inspirée par moi, qui l’avait sollicité au nom du pays, partait trois mois après d’Alger, et venait accepter de nos mains le commandement de l’armée que nous avions un moment écartée de Paris pour éviter la corruption ou les rixes, mais que nous faisions rentrer bataillon par bataillon pour défendre la société menacée. Le général Subervie, brave soldat et brave citoyen mal récompensé et calomnié par des ambitions obscures, prenait le ministère de la guerre ; La Moricière, le bras en écharpe d’une balle du peuple, venait à l’Hôtel-de-Ville quatre heures après le combat et prenait le commandement de Paris ; le général Pélissier, le commandement des vingt mille hommes de gardes mobiles, évoqués dans la nuit par moi-même pour opposer en eux à la force désordonnée de la révolution la force infaillible de la discipline ; Bedeau, de même. Vous n’auriez pas trouvé dans l’état-major de la république, armée ou flotte, un nom qui ne fût pas la veille dans l’état-major de la royauté ; pas un chef, pas un régiment, ne firent défaut à la patrie. Le gouvernement n’eut qu’un souci, leur assigner les postes les plus périlleux ; ils étaient la France. Notre désir était la paix d’abord pour ne pas donner deux accès de fièvre à l’Europe à la fois. Mais, grâce à l’armée, reportée par nous à cinq cent mille hommes, nous étions prêts à la guerre comme à la paix. L’honneur en revient à M. Garnier-Pagès et à M. Duclerc, ces deux économes de la patrie, ces Colbert et ces Louvois de la république, qui surent réveiller courageusement le patriotisme de l’argent pour sauver l’argent lui-même en le forçant à acheter du fer.
En trois mois, l’armée, entraînée par la nation, couvrait la France à Paris et partout. Voilà l’instinct des peuples, voilà la loi des lois, l’unité de l’armée et sa discipline.
On me dira avec raison : « Mais cette loi, en sauvant le sol de l’étranger, compromit la liberté des citoyens à l’intérieur. » C’est vrai ; je n’ai rien à répondre, de tristes événements confirmeraient l’objection. Un avantage est toujours balancé par un danger, ce danger est aussi évident que cet avantage ; choisissons le moindre : vaut-il mieux que le sol soit perdu avec la grande race qu’il porte ? Vaut-il mieux que cette race s’expose de temps en temps à perdre sa liberté par une dictature de son armée ? En d’autres termes : vaut-il mieux vivre désarmés devant l’Europe ou désarmés devant soi-même ? Que le patriotisme, la première vertu des nations, réponde.
D’ailleurs le joug de l’armée se brise et rend la liberté relative au peuple après une éclipse d’une certaine durée ; rien n’est éternel, surtout en France. Le pays se retrouvera libre, grâce à l’armée. Il n’y a donc pas à hésiter entre les services et les dangers de l’armée en France. S’il faut que quelque chose soit exposé, il vaut indubitablement mieux que ce soit un mode de gouvernement de la France que la France elle-même.
V
Pendant que je me suis trouvé, malgré moi, presque dictateur en France, et chargé de fonder de bonne foi le gouvernement républicain de mon pays, je me suis presque tous les jours posé cette redoutable question : « Faut-il dissoudre l’armée (ce qui nous était possible) ? et, une fois dissoute, comment la recomposer pour qu’elle préserve à la fois le territoire et la liberté ? »
Ma première pensée fut, non pas de la réduire, c’eût été trahir la patrie, mais de la faire plus départementale que nationale, c’est-à-dire de la diviser organiquement en quelques grands corps recrutés dans certaines zones départementales du pays, y résidant toujours sous l’influence de l’opinion locale et sous le commandement de généraux pris, autant que possible, dans les mêmes provinces, de peur que l’ascendant naturel d’un Auguste popularisé par le nom de César ne pût disposer de l’armée entière et rétablir l’empire, œuvre des soldats, au lieu de la république ou de la monarchie tempérée, œuvre des citoyens. — Les raisons que je me donnais à moi-même pour cette organisation de nos forces étaient puissantes. Une considération m’arrêta : je savais bien que le parti républicain extrême, tout-puissant alors, me seconderait, et que nous l’emporterions aisément dans les conseils. Mais que devenait l’unité de l’armée ? Et sans l’unité que devenaient la force et la discipline ? — J’y renonçai avec regret, et je préférai consciencieusement laisser courir à la France les hasards césariens, qui, de trois choses, en sauvaient deux, le sol et l’armée, et qui ne laissaient qu’une troisième chose en souffrance, la liberté intérieure. Ai-je bien ou mal raisonné ? Le temps nous le dira.
VI
C’est là la question que M. de Vigny, homme de lettres, résolut de traiter à fond par le sentiment dans son beau livre de Servitude et Grandeur militaires. Il ne se déguise rien de l’abaissement des caractères individuels de l’armée, d’un côté ; de la beauté des dévouements, de l’autre. Mais, en homme d’État français, il finit par se prononcer comme moi pour le dévouement, c’est-à-dire pour l’armée. Il le fit épiquement, c’est-à-dire en récits successifs et dramatiques tels que ceux dont nous allons vous donner l’exemple dans les deux citations suivantes. Ne m’accusez pas de leur longueur. On n’abrége pas l’émotion, on n’analyse pas une larme.
VII
Il allait seul à cheval de Paris à Lille. — Il pleuvait.
« En examinant avec attention cette raie jaune de la route, dit-il, j’y remarquai, à un quart d’heure environ, un petit point noir qui marchait. Cela me fit plaisir, c’était quelqu’un. Je n’en détournai plus les yeux. Je vis que ce point noir allait comme moi dans la direction de Lille, et qu’il allait en zigzag, ce qui annonçait une marche pénible. Je hâtai le pas et je gagnai du terrain sur cet objet, qui s’allongea un peu et grossit à ma vue. Je repris le trot sur un sol plus ferme et je crus reconnaître une sorte de petite voiture noire. J’avais faim, j’espérai que c’était la voiture d’une cantinière, et, considérant mon pauvre cheval comme une chaloupe, je lui fis faire force de rames pour arriver à cette île fortunée, dans cette mer où il s’enfonçait jusqu’au ventre quelquefois.
« À une centaine de pas, je vins à distinguer clairement une petite charrette de bois blanc, couverte de trois cercles et d’une toile cirée noire. Cela ressemblait à un petit berceau posé sur deux roues. Les roues s’embourbaient jusqu’à l’essieu ; un petit mulet qui les tirait était péniblement conduit par un homme à pied qui tenait la bride. Je m’approchai de lui et le considérai attentivement.
« C’était un homme d’environ cinquante ans, à moustaches blanches, fort et grand, le dos voûté à la manière des vieux officiers d’infanterie qui ont porté le sac. Il en avait l’uniforme, et l’on entrevoyait une épaulette de chef de bataillon sous un petit manteau bleu court et usé. Il avait un visage endurci mais bon, comme à l’armée il y en a tant. Il me regarda de côté sous ses gros sourcils noirs, et tira lestement de sa charrette un fusil qu’il arma, en passant de l’autre côté de son mulet, dont il se faisait un rempart. Ayant vu sa cocarde blanche, je me contentai de montrer la manche de mon habit rouge, et il remit son fusil dans la charrette, en disant :
« — Ah ! c’est différent, je vous prenais pour un de ces lapins qui courent après nous. Voulez-vous boire la goutte ?
« — Volontiers, dis-je en m’approchant, il y a vingt-quatre heures que je n’ai bu.
« Il avait à son cou une noix de coco, très bien sculptée, arrangée en flacon, avec un goulot d’argent, et dont il semblait tirer assez de vanité. Il me la passa, et j’y bus un peu de mauvais vin blanc avec beaucoup de plaisir ; je lui rendis le coco.
« — À la santé du roi ! dit-il en buvant ; il m’a fait officier de la Légion d’honneur, il est juste que je le suive jusqu’à la frontière. Par exemple, comme je n’ai que mon épaulette pour vivre, je reprendrai mon bataillon après, c’est mon devoir.
« En parlant ainsi comme à lui-même, il remit en marche son petit mulet, en disant que nous n’avions pas de temps à perdre ; et comme j’étais de son avis, je me remis en chemin à deux pas de lui. Je le regardais toujours sans questionner, n’ayant jamais aimé la bavarde indiscrétion assez fréquente parmi nous.
« Nous allâmes sans rien dire durant un quart de lieue environ. Comme il s’arrêtait alors pour faire reposer son pauvre petit mulet, qui me faisait peine à voir, je m’arrêtai aussi et je tâchai d’exprimer l’eau qui remplissait mes bottes à l’écuyère, comme deux réservoirs où j’aurais eu les jambes trempées.
« — Vos bottes commencent à vous tenir aux pieds, dit-il.
« Il y a quatre nuits que je ne les ai quittées, lui dis-je.
« — Bah ! dans huit jours vous n’y penserez plus, reprit-il avec sa voix enrouée ; c’est quelque chose que d’être seul, allez, dans des temps comme ceux où nous vivons. Savez-vous ce que j’ai là-dedans ?
« — Non, lui dis-je.
« — C’est une femme.
« Je dis : — Ah ! — sans trop d’étonnement, et je me remis en marche tranquillement, au pas. Il me suivit.
« — Cette mauvaise brouette-là ne m’a pas coûté bien cher, reprit-il, ni le mulet non plus ; mais c’est tout ce qu’il me faut, quoique ce chemin-là soit un ruban de queue un peu long.
« Je lui offris de monter mon cheval quand il serait fatigué ; et, comme je ne lui parlais que gravement et avec simplicité de son équipage, dont il craignait le ridicule, il se mit à son aise tout à coup, et, s’approchant de mon étrier, me frappa sur le genou en me disant :
« — Eh bien ! vous êtes un bon enfant, quoique dans les Rouges.
« Je sentis dans son accent amer, en désignant ainsi les quatre Compagnies-Rouges, combien de préventions haineuses avaient données à l’armée le luxe et les grades de ces corps d’officiers.
« — Cependant, ajouta-t-il, je n’accepterai pas votre offre, vu que je ne sais pas monter à cheval et que ce n’est pas mon affaire, à moi.
« — Mais, commandant, les officiers supérieurs comme vous y sont obligés.
« — Bah ! une fois par an, à l’inspection, et encore sur un cheval de louage. Moi, j’ai toujours été marin, et depuis fantassin ; je ne connais pas l’équitation.
« Il fit vingt pas en me regardant de côté de temps à autre, comme s’attendant à une question ; et, comme il ne venait pas un mot, il poursuivit :
« — Vous n’êtes pas curieux, par exemple ! cela devrait vous étonner, ce que je dis là.
« — Je m’étonne bien peu, dis-je.
« — Oh ! cependant, si je vous contais comment j’ai quitté la mer, nous verrions.
« — Hé bien, repris-je, pourquoi n’essayez-vous pas ? cela vous réchauffera, et cela me fera oublier que la pluie m’entre dans le dos et ne s’arrête qu’à mes talons.
« Le bon chef de bataillon s’apprêta solennellement à parler, avec un plaisir d’enfant. Il rajusta sur sa tête le schako couvert de toile cirée, et il donna ce coup d’épaule que personne ne peut se représenter s’il n’a servi dans l’infanterie, ce coup d’épaule que donne le fantassin à son sac pour le hausser et alléger un moment son poids ; c’est une habitude du soldat qui, lorsqu’il devient officier, devient un tic. Après ce geste convulsif, il but encore un peu de vin dans son coco, donna un coup de pied d’encouragement dans le ventre du petit mulet, et commença.
VIII
« — Vous saurez d’abord, mon enfant, que je suis né à Brest ; j’ai commencé par être enfant de troupe, gagnant ma demi-ration et mon demi-prêt dès l’âge de neuf ans, mon père étant soldat aux gardes. Mais comme j’aimais la mer, une belle nuit, pendant que j’étais à Brest, je me cachai à fond de cale d’un bâtiment marchand qui partait pour les Indes ; on ne m’aperçut qu’en pleine mer, et le capitaine aima mieux me faire mousse que de me jeter à l’eau. Quand vint la Révolution, j’avais fait du chemin, et j’étais à mon tour devenu capitaine d’un petit bâtiment marchand assez propre, ayant écumé la mer pendant quinze ans. Comme l’ex-marine royale, vieille bonne marine, ma foi ! se trouva tout à coup dépeuplée d’officiers, on prit des capitaines dans la marine marchande. J’avais eu quelques affaires de flibustiers que je pourrai vous dire plus tard : on me donna le commandement d’un brick de guerre nommé le Marat.
« Le 28 fructidor 1797, je reçus ordre d’appareiller pour Cayenne. Je devais y conduire soixante soldats et un déporté qui restait des cent quatre-vingt-treize que la frégate la Décade avait pris à bord quelques jours auparavant. J’avais ordre de traiter cet individu avec ménagement, et la première lettre du Directoire en renfermait une seconde, scellée de trois cachets rouges, au milieu desquels il y en avait un démesuré. J’avais défense d’ouvrir cette lettre avant le premier degré de latitude nord, du vingt-sept au vingt-huitième de longitude, c’est-à-dire près de passer la ligne.
« Cette grande lettre avait une figure toute particulière. Elle était longue, et fermée de si près que je ne pus rien lire entre les angles ni à travers l’enveloppe. Je ne suis pas superstitieux, mais elle me fit peur, cette lettre. Je la mis dans ma chambre, sous le verre d’une mauvaise petite pendule anglaise clouée au-dessus de mon lit. Ce lit-là était un vrai lit de marin comme vous savez qu’ils sont. Mais je ne sais, moi, ce que je dis : vous avez tout au plus seize ans, vous ne pouvez pas avoir vu ça.
« La chambre d’une reine ne peut pas être aussi proprement rangée que celle d’un marin, soit dit sans vouloir nous vanter. Chaque chose a sa petite place et son petit clou. Rien ne remue. Le bâtiment peut rouler tant qu’il veut sans rien déranger. Les meubles sont faits selon la forme du vaisseau et de la petite chambre qu’on a. Mon lit était un coffre. Quand on l’ouvrait, j’y couchais ; quand on le fermait, c’était mon sofa et j’y fumais ma pipe. Quelquefois c’était ma table, alors on s’asseyait sur deux petits tonneaux qui étaient dans la chambre. Mon parquet était ciré et frotté comme de l’acajou, et brillant comme un bijou : un vrai miroir ! Oh ! c’était une jolie petite chambre ! Et mon brick avait bien son prix aussi. On s’y amusait souvent d’une fière façon, et le voyage commença cette fois assez agréablement, si ce n’était… Mais n’anticipons pas.
« Nous avions un joli vent nord-nord-ouest, et j’étais occupé à mettre cette lettre sous le verre de ma pendule, quand mon déporté entra dans ma chambre ; il tenait par la main une belle petite de dix-sept ans environ. Lui me dit qu’il en avait dix-neuf ; beau garçon, quoiqu’un peu pâle, et trop blanc pour un homme. C’était un homme cependant, et un homme qui se comporta dans l’occasion mieux que bien des anciens n’auraient fait : vous allez le voir. Il tenait sa petite femme sous le bras ; elle était fraîche et gaie comme un enfant. Ils avaient l’air de deux tourtereaux. Ça me faisait plaisir à voir, moi. Je leur dis :
« — Eh bien, mes enfants ! vous venez faire visite au vieux capitaine ; c’est gentil à vous. Je vous emmène un peu loin ; mais tant mieux, nous aurons le temps de nous connaître. Je suis fâché de recevoir madame sans mon habit ; mais c’est que je cloue cette grande coquine de lettre. Si vous vouliez m’aider un peu ?
« Ça faisait vraiment de bons petits enfants. Le petit mari prit le marteau, et la petite femme les clous, et ils me les passaient à mesure que je les demandais ; et elle me disait : À droite ! à gauche ! capitaine ! tout en riant, parce que le tangage faisait ballotter la pendule. Je l’entends encore d’ici avec sa petite voix : À gauche ! à droite ! capitaine ! Elle se moquait de moi. — Ah ! je dis, petite méchante ! je vous ferai gronder par votre mari, allez. — Alors elle lui sauta au cou et l’embrassa. Ils étaient vraiment gentils, et la connaissance se fit comme ça. Nous fûmes tout de suite bons amis.
« Ce fut aussi une jolie traversée. J’eus toujours un temps fait exprès. Comme je n’avais jamais eu que des visages noirs à mon bord, je faisais venir à ma table, tous les jours, mes deux petits amoureux. Cela m’égayait. Quand nous avions mangé le biscuit et le poisson, la petite femme et le mari restaient à se regarder comme s’ils ne s’étaient jamais vus. Alors je me mettais à rire de tout mon cœur et me moquais d’eux. Ils riaient aussi avec moi. Vous auriez ri de nous voir comme trois imbéciles, ne sachant ce que nous avions. C’est que c’était vraiment plaisant de les voir s’aimer comme ça ! Ils se trouvaient bien partout ; ils trouvaient bon tout ce qu’on leur donnait. Cependant ils étaient à la ration comme nous tous ; j’y ajoutais seulement un peu d’eau-de-vie suédoise quand ils dînaient avec moi, mais un petit verre, pour tenir mon rang. Ils couchaient dans un hamac, où le vaisseau les roulait comme ces deux poires que j’ai là dans mon mouchoir mouillé. Ils étaient alertes et contents. Je faisais comme vous, je ne questionnais pas. Qu’avais-je ◀besoin▶ de savoir leur nom et leurs affaires, moi, passeur d’eau ? Je les portais de l’autre côté de la mer, comme j’aurais porté deux oiseaux de paradis.
« J’avais fini, après un mois, par les regarder comme mes enfants. Tout le jour, quand je les appelais, ils venaient s’asseoir auprès de moi. Le jeune homme écrivait sur ma table, c’est-à-dire sur mon lit ; et, quand je voulais, il m’aidait à faire mon point : il le sut bientôt faire aussi bien que moi ; j’en étais quelquefois tout interdit. La jeune femme s’asseyait sur un petit baril et se mettait à coudre.
« Un jour qu’ils étaient posés comme cela, je leur dis :
« — Savez-vous, mes petits amis, que nous faisons un tableau de famille comme nous voilà ? Je ne veux pas vous interroger, mais probablement vous n’avez pas plus d’argent qu’il ne vous en faut, et vous êtes joliment délicats tous deux pour bêcher et piocher comme font les déportés à Cayenne. C’est un vilain pays, de tout mon cœur, je vous le dis ; mais moi, qui suis une vieille peau de loup desséchée au soleil, j’y vivrais comme un seigneur. Si vous aviez, comme il me semble (sans vouloir vous interroger), tant soit peu d’amitié pour moi, je quitterais assez volontiers mon vieux brick, qui n’est plus qu’un sabot à présent, et je m’établirais là avec vous, si cela vous convient. Moi, je n’ai pas plus de famille qu’un chien, cela m’ennuie ; vous me feriez une petite société. Je vous aiderais à bien des choses ; et j’ai amassé une bonne pacotille de contrebande assez honnête, dont nous vivrions, et que je vous laisserais lorsque je viendrais à tourner l’œil, comme on dit poliment.
« Ils restèrent tout ébahis à se regarder, ayant l’air de croire que je ne disais pas vrai ; et la petite courut, comme elle faisait toujours, se jeter au cou de l’autre, et s’asseoir sur ses genoux, toute rouge et en pleurant. Il la serra bien fort dans ses bras, et je vis aussi des larmes dans ses yeux ; il me tendit la main et devint plus pâle qu’à l’ordinaire. Elle lui parlait bas, et ses grands cheveux blonds s’en allèrent sur son épaule ; son chignon s’était défait comme un câble qui se déroule tout à coup, parce qu’elle était vive comme un poisson : ces cheveux-là, si vous les aviez vus ! c’était comme de l’or. Comme ils continuaient à se parler bas, le jeune homme lui baisant le front de temps en temps, elle pleurant, cela m’impatienta.
« — Hé bien, ça vous va-t-il ? leur dis-je à la fin.
« — Mais… mais, capitaine, vous êtes bien bon, dit le mari ; mais c’est que… vous ne pouvez pas vivre avec des déportés, et… Il baissa les yeux.
« — Moi, dis-je, je ne sais pas ce que vous avez fait pour être déportés, mais vous me direz ça un jour, ou pas du tout, si vous voulez. Vous ne m’avez pas l’air d’avoir la conscience bien lourde, et je suis bien sûr que j’en ai fait bien d’autres que vous dans ma vie, allez, pauvres innocents ! Par exemple, tant que vous serez sous ma garde, je ne vous lâcherai pas, il ne faut pas vous y attendre ; je vous couperais plutôt le cou comme à deux pigeons. Mais, une fois l’épaulette de côté, je ne connais plus ni amiral ni rien du tout.
« — C’est que, reprit-il en secouant tristement sa tête brune, quoique un peu poudrée, comme cela se faisait encore à l’époque, c’est que je crois qu’il serait dangereux pour vous, capitaine, d’avoir l’air de nous connaître. Nous rions parce que nous sommes jeunes ; nous avons l’air heureux, parce que nous nous aimons ; mais j’ai de vilains moments quand je pense à l’avenir, et je ne sais pas ce que deviendra ma pauvre Laure.
« Il serra de nouveau la tête de la jeune femme sur sa poitrine :
« — C’était bien là ce que je devais dire au capitaine ; n’est-ce pas, mon enfant, que vous auriez dit la même chose ?
« Je pris ma pipe et je me levai, parce que je commençais à me sentir les yeux un peu mouillés, et que ça ne me va pas, à moi.
« — Allons ! allons ! dis-je, ça s’éclaircira par la suite. Si le tabac incommode madame, son absence est nécessaire.
« Elle se leva, le visage tout en feu et tout humide de larmes, comme un enfant qu’on a grondé.
« — D’ailleurs, me dit-elle en regardant ma pendule, vous n’y pensez pas, vous autres ; et la lettre !
« Je sentis quelque chose qui me fit de l’effet. J’eus comme une douleur aux cheveux quand elle me dit cela.
« — Pardieu ! je n’y pensais plus, moi, dis-je. Ah ! par exemple, voilà une belle affaire ! Si nous avions passé le premier degré de latitude nord, il ne me resterait plus qu’à me jeter à l’eau. — Faut-il que j’aie du bonheur, pour que cette enfant-là m’ait rappelé la grande coquine de lettre !
« Je regardai vite ma carte marine, et quand je vis que nous en avions encore pour une semaine au moins, j’eus la tête soulagée, mais pas le cœur, sans savoir pourquoi.
« — C’est que le Directoire ne badine pas pour l’article obéissance ! dis-je. Allons, je suis au courant cette fois-ci encore. Le temps a filé si vite que j’avais tout à fait oublié cela.
« Eh bien, monsieur, nous restâmes tous trois le nez en l’air à regarder cette lettre, comme si elle allait nous parler. Ce qui me frappa beaucoup, c’est que le soleil, qui glissait par la claire-voie, éclairait le verre de la pendule et faisait paraître le grand cachet rouge, et les autres petits, comme les traits d’un visage au milieu du feu.
« — Ne dirait-on pas que les yeux lui sortent de la tête ? leur dis-je pour les amuser.
« — Oh ! mon ami, dit la jeune femme, cela ressemble à des taches de sang.
« — Bah ! bah ! dit son mari en la prenant sous le bras, vous vous trompez, Laure ; cela ressemble au billet de faire part d’un mariage. Venez vous reposer, venez ; pourquoi cette lettre vous occupe-t-elle ?
« Ils se sauvèrent comme si un revenant les avait suivis, et montèrent sur le pont. Je restai seul avec cette grande lettre, et je me souviens qu’en fumant ma pipe je la regardais toujours, comme si ses yeux rouges avaient attaché les miens, en les humant comme font les yeux de serpent. Sa grande figure pâle, son troisième cachet, plus grand que les yeux, tout ouvert, tout béant comme une gueule de loup… cela me mit de mauvaise humeur ; je pris mon habit et je l’accrochai à la pendule, pour ne plus voir ni l’heure ni la chienne de lettre.
« J’allai achever ma pipe sur le pont. J’y restai jusqu’à la nuit.
« Nous étions alors à la hauteur des îles du cap Vert. Le Marat filait, vent en poupe, ses dix nœuds sans se gêner. La nuit était la plus belle que j’aie vue de ma vie près du tropique. La lune se levait à l’horizon, large comme un soleil ; la mer la coupait en deux, et devenait toute blanche comme une nappe de neige couverte de petits diamants. Je regardais cela en fumant, assis sur mon banc. L’officier de quart et les matelots ne disaient rien et regardaient comme moi l’ombre du brick sur l’eau. J’étais content de ne rien entendre. J’aime le silence et l’ordre, moi. J’avais défendu tous les bruits et tous les feux. J’entrevis cependant une petite ligne rouge presque sous mes pieds. Je me serais bien mis en colère tout de suite ; mais comme c’était chez mes petits déportés, je voulus m’assurer de ce qu’on faisait avant de me fâcher. Je n’eus que la peine de me baisser, je pus voir, par le grand panneau, dans la petite chambre, et je regardai.
« La jeune femme était à genoux et faisait ses prières. Il y avait une petite lampe qui l’éclairait. Elle était en chemise ; je voyais d’en haut ses épaules nues, ses petits pieds nus, et ses grands cheveux blonds tout épars. Je pensai à me retirer, mais je me dis : — Bah ! un vieux soldat, qu’est-ce que ça fait ? Et je restai à voir.
« Son mari était assis sur une petite malle, la tête sur ses mains, et la regardait prier. Elle leva la tête en haut comme au ciel, et je vis ses grands yeux bleus mouillés comme ceux d’une Madelaine. Pendant qu’elle priait, il prenait le bout de ses longs cheveux et les baisait sans faire de bruit. Quand elle eut fini, elle fit un signe de croix en souriant avec l’air d’aller au paradis. Je vis qu’il faisait comme elle un signe de croix, mais comme s’il en avait honte. Au fait, pour un homme, c’est singulier !
« Elle se leva debout, l’embrassa, et s’étendit la première dans son hamac, où il la jeta sans rien dire, comme on couche un enfant dans une balançoire. Il faisait une chaleur étouffante : elle se sentait bercée avec plaisir par le mouvement du navire et paraissait déjà commencer à s’endormir. Ses petits pieds blancs étaient croisés et élevés au niveau de sa tête, et tout son corps enveloppé de sa longue chemise blanche. C’était un amour, quoi !
« — Mon ami, dit-elle en dormant à moitié, n’avez-vous pas sommeil ? il est bien tard, sais-tu ?
« Il restait toujours le front sur ses mains sans répondre. Cela l’inquiéta un peu, la bonne petite, et elle passa sa jolie tête hors du hamac, comme un oiseau hors de son nid, et le regarda la bouche entrouverte, n’osant plus parler.
« Enfin il lui dit :
« — Eh, ma chère Laure ! à mesure que nous avançons vers l’Amérique, je ne puis m’empêcher de devenir plus triste. Je ne sais pourquoi, il me paraît que le temps le plus heureux de notre vie aura été celui de la traversée.
« — Cela me semble aussi, dit-elle ; je voudrais n’arriver jamais.
« Il la regarda en joignant les mains avec un transport que vous ne pouvez pas vous figurer.
« — Et cependant, mon ange, vous pleurez toujours en priant Dieu, dit-il ; cela m’afflige beaucoup, parce que je sais bien ceux à qui vous pensez, et je crois que vous avez regret de ce que vous avez fait.
« — Moi, du regret ! dit-elle avec un air bien peiné ; moi, du regret de t’avoir suivi, mon ami ! Crois-tu que, pour t’avoir appartenu si peu, je t’aie moins aimé ? N’est-on pas une femme, ne sait-on pas ses devoirs à dix-sept ans ? Ma mère et mes sœurs n’ont-elles pas dit que c’était mon devoir de vous suivre à la Guyane ? N’ont-elles pas dit que je ne faisais là rien de surprenant ? Je m’étonne seulement que vous en ayez été touché, mon ami ; tout cela est naturel. Et à présent je ne sais comment vous pouvez croire que je regrette rien, quand je suis avec vous pour vous aider à vivre, ou pour mourir avec vous si vous mourez.
« Elle disait tout ça d’une voix si douce qu’on aurait cru que c’était une musique. J’en étais tout ému et je dis :
« — Bonne petite femme, va !
« Le jeune homme se mit à soupirer en frappant du pied et en baisant une jolie main et un bras nu qu’elle lui tendait.
« — Oh ! Laurette ! ma Laurette ! disait-il, quand je pense que si nous avions retardé de quatre jours notre mariage, on m’arrêtait seul et je partais tout seul, je ne puis me pardonner.
« Alors la belle petite pencha hors du hamac ses deux beaux bras blancs, nus jusqu’aux épaules, et lui caressa le front, les cheveux et les yeux, en lui prenant la tête comme pour l’emporter et le cacher dans sa poitrine. Elle sourit comme un enfant, et lui dit une quantité de petites choses de femme, comme moi je n’avais jamais rien entendu de pareil. Elle lui fermait la bouche avec ses doigts pour parler toute seule. Elle disait, en jouant et en prenant ses longs cheveux comme un mouchoir pour lui essuyer les yeux :
« — Est-ce que ce n’est pas bien mieux d’avoir avec toi une femme qui t’aime, dis, mon ami ? Je suis bien contente, moi, d’aller à Cayenne ; je verrai des sauvages, des cocotiers comme ceux de Paul et Virginie, n’est-ce pas ? Nous planterons chacun le nôtre. Nous verrons qui sera le meilleur jardinier. Nous nous ferons une petite case pour nous deux. Je travaillerai toute la journée et toute la nuit, si tu veux. Je suis forte ; tiens, regarde mes bras ; — tiens, je pourrais presque te soulever. Ne te moque pas de moi ; je sais très bien broder d’ailleurs ; et n’y a-t-il pas une ville quelque part par là où il faille des brodeuses ? Je donnerai des leçons de dessin et de musique si l’on veut aussi ; et si l’on y sait lire, tu écriras, toi.
« Je me souviens que le pauvre garçon fut si désespéré qu’il jeta un grand cri lorsqu’elle dit cela.
« — Écrire ! — criait-il, — écrire !
« Et il se prit la main droite avec la gauche en la serrant au poignet.
« — Ah ! écrire ! pourquoi ai-je jamais su écrire ! Écrire ! mais c’est le métier d’un fou !… J’ai cru à leur liberté de la presse ! — Où avais-je l’esprit ? Eh ! pourquoi faire ? pour imprimer cinq ou six pauvres idées assez médiocres, lues seulement par ceux qui les aiment, jetées au feu par ceux qui les haïssent, ne servant rien qu’à nous faire persécuter ! Moi, encore passe ; mais toi, bel ange, devenue femme depuis quatre jours à peine ! qu’avais-tu fait ? Explique-moi, je te prie, comment je t’ai permis d’être bonne à ce point de me suivre ici ? Sais-tu seulement où tu es, pauvre petite ? Et où tu vas, le sais-tu ? Bientôt, mon enfant, vous serez à seize cents lieues de votre mère et de vos sœurs… et pour moi ! tout cela pour moi !
« Elle cacha sa tête un moment dans le hamac ; et moi d’en haut je vis qu’elle pleurait ; mais lui d’en bas ne voyait pas son visage ; et quand elle le sortit de la toile, c’était en souriant pour lui donner de la gaieté.
« — Au fait, nous ne sommes pas riches à présent, dit-elle en riant aux éclats ; tiens, regarde ma bourse, je n’ai plus qu’un louis tout seul. Et toi ?
« Il se mit à rire aussi comme un enfant :
« — Ma foi, moi, j’avais encore un écu, mais je l’ai donné au petit garçon qui a porté ta malle.
« — Ah, bah ! qu’est-ce que ça fait ? dit-elle en faisant claquer ses petits doigts blancs comme des castagnettes ; on n’est jamais plus gai que lorsqu’on n’a rien ; et n’ai-je pas en réserve les deux bagues de diamants que ma mère m’a données ? cela est bon partout et pour tout, n’est-ce pas ? Quand tu le voudras nous les vendrons. D’ailleurs, je crois que le bonhomme de capitaine ne dit pas toutes ses bonnes intentions pour nous, et qu’il sait bien ce qu’il y a dans la lettre. C’est sûrement une recommandation pour nous au gouverneur de Cayenne.
« — Peut-être, dit-il ; qui sait ?
« — N’est-ce pas ? reprit sa petite femme ; tu es si bon que je suis sûre que le gouvernement t’a exilé pour un peu de temps, mais ne t’en veut pas.
« Elle avait dit cela si bien ! m’appelant le bonhomme de capitaine, que j’en fus tout remué et tout attendri ; et je me réjouis même, dans le cœur, de ce qu’elle avait peut-être deviné juste sur la lettre cachetée. Ils commençaient encore à s’embrasser ; je frappai du pied vivement pour les faire finir.
« Je leur criai :
« — Eh ! dites donc, mes petits amis ! on a l’ordre d’éteindre tous les feux du bâtiment. Soufflez-moi votre lampe, s’il vous plaît.
« Ils soufflèrent la lampe, et je les entendis rire en jasant tout bas dans l’ombre comme des écoliers. Je me remis à me promener seul sur mon tillac en fumant ma pipe. Toutes les étoiles du tropique étaient à leur poste, larges comme de petites lunes. Je les regardai en respirant un air qui sentait frais et bon.
« Je me disais que certainement ces bons petits avaient deviné la vérité, et j’en étais tout ragaillardi. Il y avait bien à parier qu’un des cinq directeurs s’était ravisé et me les recommandait ; je ne m’expliquais pas bien pourquoi, parce qu’il y a des affaires d’État que je n’ai jamais comprises, moi ; mais enfin je croyais cela, et, sans savoir pourquoi, j’étais content.
« Je descendis dans ma chambre, et j’allai regarder la lettre sous mon vieil uniforme. Elle avait une autre figure ; il me sembla qu’elle riait, et ses cachets paraissaient couleur de rose. Je ne doutai plus de sa bonté, et je lui fis un petit signe d’amitié.
« Malgré cela, je remis mon habit dessus ; elle m’ennuyait.
« Nous ne pensâmes plus du tout à la regarder pendant quelques jours, et nous étions gais ; mais, quand nous approchâmes du premier degré de latitude, nous commençâmes à ne plus parler.
« Un beau matin je m’éveillai assez étonné de ne sentir aucun mouvement dans le bâtiment. À vrai dire, je ne dors jamais que d’un œil, comme on dit, et, le roulis me manquant, j’ouvris les deux yeux. Nous étions tombés dans un calme plat, et c’était sous le 1° de latitude nord, au 27° de longitude. Je mis le nez sur le pont : la mer était lisse comme une jatte d’huile ; toutes les voiles ouvertes tombaient collées aux mâts comme des ballons vides. Je dis tout de suite : — J’aurai le temps de te lire, va ! en regardant de travers du côté de la lettre. — J’attendis jusqu’au soir, au coucher du soleil. Cependant il fallait bien en venir là : j’ouvris la pendule, et j’en tirai vivement l’ordre cacheté. — Eh bien ! mon cher, je le tenais à la main depuis un quart d’heure que je ne pouvais pas encore lire. Enfin je me dis : — C’est par trop fort ! et je brisai les trois cachets d’un coup de pouce ; et le grand cachet rouge, je le broyai en poussière. — Après avoir lu, je me frottai les yeux, croyant m’être trompé.
« Je relus la lettre tout entière ; je la relus encore ; je recommençai en la prenant par la dernière ligne, et remontant à la première. Je n’y croyais pas. Mes jambes flageolaient un peu sous moi, je m’assis ; j’avais un certain tremblement sur la peau du visage ; je me frottai un peu les joues avec du rhum, je m’en mis dans le creux des mains, je me faisais pitié à moi-même d’être si bête que cela ; mais ce fut l’affaire d’un moment ; je montai prendre l’air.
« Laurette était ce jour-là si jolie, que je ne voulus pas m’approcher d’elle : elle avait une petite robe blanche toute simple, les bras nus jusqu’au col, et ses grands cheveux tombants comme elle les portait toujours. Elle s’amusait à tremper dans la mer son autre robe au bout d’une corde, et riait en cherchant à arrêter les goémons, plantes marines semblables à des grappes de raisin, et qui flottent sur les eaux des Tropiques.
« — Viens donc voir les raisins ! viens donc vite ! criait-elle ; et son ami s’appuyait sur elle, et se penchait, et ne regardait pas l’eau, parce qu’il la regardait d’un air tout attendri.
« Je fis signe à ce jeune homme de venir me parler sur le gaillard d’arrière. Elle se retourna. Je ne sais quelle figure j’avais, mais elle laissa tomber sa corde ; elle le prit violemment par le bras, et lui dit :
« — Oh ! n’y va pas, il est tout pâle.
« Cela se pouvait bien ; il y avait de quoi pâlir. Il vint cependant près de moi sur le gaillard ; elle nous regardait, appuyée contre le grand mât. Nous nous promenâmes longtemps de long en large sans rien dire. Je fumai un cigare que je trouvais amer, et je le crachai dans l’eau. Il me suivait de l’œil ; je lui pris le bras ; j’étouffais, ma foi ! ma parole d’honneur ! j’étouffais.
« — Ah çà ! lui dis-je enfin, contez-moi donc, mon petit ami, contez-moi un peu votre histoire. Que diable avez-vous donc fait à ces chiens d’avocats qui sont là comme cinq morceaux de roi ? Il paraît qu’ils vous en veulent fièrement ! C’est drôle !
« Il haussa les épaules en penchant la tête (avec un air si doux, le pauvre garçon !) et me dit :
« — Oh ! mon Dieu ! capitaine, pas grand-chose, allez : trois couplets de vaudeville sur le Directoire, voilà tout.
« — Pas possible ! dis-je.
« — Oh ! mon Dieu, si ! Les couplets n’étaient même pas trop bons. J’ai été arrêté le 15 fructidor et conduit à la Force ; jugé le 16, et condamné à mort d’abord, et puis à la déportation par bienveillance.
« — C’est drôle ! dis-je. Les directeurs sont des camarades bien susceptibles ; car cette lettre que vous savez me donne l’ordre de vous fusiller.
« Il ne répondit pas, et sourit en faisant une assez bonne contenance pour un jeune homme de dix-neuf ans. Il regarda seulement sa femme, et s’essuya le front, d’où tombaient des gouttes de sueur. J’en avais autant au moins sur la figure, moi, et d’autres gouttes aux yeux.
« Je repris :
« — Il paraît que ces citoyens-là n’ont pas voulu faire votre affaire sur terre, ils ont pensé qu’ici çà ne paraîtrait pas tant. Mais pour moi c’est fort triste ; car vous avez beau être un bon enfant, je ne peux pas m’en dispenser ; l’arrêt de mort est là en règle, et l’ordre d’exécution signé, parafé, scellé ; il n’y manque rien.
« Il me salua très poliment en rougissant.
« Je ne demande rien, capitaine, dit-il avec une voix aussi douce que de coutume ; je serais désolé de vous faire manquer à vos devoirs. Je voudrais seulement parler un peu à Laure, et vous prier de la protéger dans le cas où elle me survivrait, ce que je ne crois pas.
« — Oh ! pour cela, c’est juste, lui dis-je, mon garçon ; si cela ne vous déplaît pas, je la conduirai à sa famille à mon retour en France, et je ne la quitterai que quand elle ne voudra plus me voir. Mais, à mon sens, vous pouvez vous flatter qu’elle ne reviendra pas de ce coup-là ; pauvre petite femme !
« Il me prit les deux mains, les serra et me dit :
« — Mon brave capitaine, vous souffrez plus que moi de ce qu’il vous reste à faire, je le sens bien ; mais qu’y pouvons-nous ? Je compte sur vous pour lui conserver le peu qui m’appartient, pour la protéger, pour veiller à ce qu’elle reçoive ce que sa vieille mère pourrait lui laisser, n’est-ce pas ? pour garantir sa vie, son honneur, n’est-ce pas ? et aussi pour qu’on ménage toujours sa santé. — Tenez, ajouta-t-il plus bas, j’ai à vous dire qu’elle est très délicate ; elle a souvent la poitrine affectée jusqu’à s’évanouir plusieurs fois par jour ; il faut qu’elle se couvre bien toujours. Enfin vous remplacerez son père, sa mère et moi autant que possible, n’est-il pas vrai ? Si elle pouvait conserver les bagues que sa mère lui a données, cela me ferait bien plaisir. Mais, si on a ◀besoin▶ de les vendre pour elle, il le faudra bien. Ma pauvre Laurette ! voyez comme elle est belle !
« Comme ça commençait à devenir par trop tendre, cela m’ennuya, et je me mis à froncer le sourcil ; je lui avais parlé d’un air gai pour ne pas m’affaiblir ; mais je n’y tenais plus : — Enfin, suffit, lui dis-je, entre braves gens on s’entend de reste. Allez lui parler, et dépêchons-nous.
« Je lui serrai la main en ami ; et comme il ne quittait pas la mienne et me regardait avec un air singulier.
« — Ah çà ! si j’ai un conseil à vous donner, ajoutai-je, c’est de ne pas parler de ça. Nous arrangerons la chose sans qu’elle s’y attende, ni vous non plus, soyez tranquille ; ça me regarde.
« — Ah ! c’est différent, dit-il, je ne savais pas… cela vaut mieux en effet. D’ailleurs, les adieux ! les adieux, cela affaiblit.
« — Oui, oui, lui dis-je, ne soyez pas enfant, ça vaut mieux. Ne l’embrassez pas, mon ami, ne l’embrassez pas, si vous pouvez, ou vous êtes perdu.
« Je lui donnai encore une bonne poignée de main, et je le laissai aller. Oh ! c’était dur pour moi tout cela.
« Il me parut qu’il gardait, ma foi ! bien le secret ; car ils se promenèrent, bras dessus bras dessous, pendant un quart d’heure, et ils revinrent, au bord de l’eau, reprendre la corde et la robe qu’un des mousses avait repêchées.
« La nuit vint tout à coup. C’était le moment que j’avais résolu de prendre. Mais ce moment a duré pour moi jusqu’au jour où nous sommes, et je le traînerai toute ma vie comme un boulet.
* * *
« Ici le vieux commandant fut forcé de s’arrêter. Je me gardai de parler, de peur de détourner ses idées ; il reprit en frappant sa poitrine :
* * *
« — Ce moment-là, je vous le dis, je ne peux pas encore le comprendre. Je sentis la colère me prendre aux cheveux, et en même temps je ne sais quoi me faisait obéir et me poussait en avant. J’appelai les officiers, et je dis à l’un d’eux ;
« — Allons, un canot à la mer… puisque à présent nous sommes des bourreaux ! Vous y mettrez cette femme, et vous l’emmènerez au large, jusqu’à ce que vous entendiez des coups de fusil. Alors vous reviendrez. — Obéir à un morceau de papier ! car ce n’était que cela enfin ! Il fallait qu’il y eût quelque chose dans l’air qui me poussât. J’entrevis de loin ce jeune homme… oh ! c’était affreux à voir !… s’agenouiller devant sa Laurette, et lui baiser les genoux et les pieds. N’est-ce pas que vous trouvez que j’étais bien malheureux ?…
« Je criai comme un fou : — Séparez-les ! nous sommes tous des scélérats ! — Séparez-les… La pauvre République est un corps mort ! Directeurs, Directoire, c’en est la vermine ! Je quitte la mer ! Je ne crains pas tous vos avocats ; qu’on leur dise ce que je dis, qu’est-ce que ça me fait ? Ah ! je me souciais d’eux en effet ! J’aurais voulu les tenir, je les aurais fait fusiller tous les cinq, les coquins ! Oh ! je l’aurais fait ; je me souciais de la vie comme de l’eau qui tombe là, tenez… Je m’en souciais bien !… une vie comme la mienne… Ah ! bien oui ! pauvre vie… va !…
* * *
« Et la voix du commandant s’éteignit peu à peu et devint aussi incertaine que ses paroles ; et il marcha en se mordant les lèvres et en fronçant le sourcil dans une distraction terrible et farouche. Il avait de petits mouvements convulsifs et donnait à son mulet des coups du fourreau de son épée, comme s’il eût voulu le tuer. Ce qui m’étonna, ce fut de voir la peau jaune de sa figure devenir d’un rouge foncé. Il défit et entrouvrit violemment son habit sur la poitrine, la découvrant au vent et à la pluie. Nous continuâmes ainsi à marcher dans un grand silence. Je vis bien qu’il ne parlerait plus de lui-même, et qu’il fallait me résoudre à questionner.
« — Je comprends bien, lui dis-je, comme s’il eût fini son histoire, qu’après une aventure aussi cruelle on prenne son métier en horreur.
« — Oh ! le métier ; êtes-vous fou ? me dit-il brusquement, ce n’est pas le métier ! Jamais le capitaine d’un bâtiment ne sera obligé d’être un bourreau, sinon quand viendront des gouvernements d’assassins et de voleurs, qui profiteront de l’habitude qu’a un pauvre homme d’obéir aveuglément, d’obéir toujours, d’obéir comme une malheureuse mécanique, malgré son cœur.
« En même temps il tira de sa poche un mouchoir rouge dans lequel il se mit à pleurer comme un enfant. Je m’arrêtai un moment comme pour arranger mon étrier, et, restant derrière la charrette, je marchai quelque temps à la suite, sentant qu’il serait humilié si je voyais trop clairement ses larmes abondantes.
« J’avais deviné juste, car, au bout d’un quart d’heure environ, il vint aussi derrière son pauvre équipage, et me demanda si je n’avais pas de rasoirs dans mon porte-manteau ; à quoi je lui répondis simplement que, n’ayant pas encore de barbe, cela m’était fort inutile. Mais il n’y tenait pas, c’était pour parler d’autre chose. Je m’aperçus cependant avec plaisir qu’il revenait à son histoire, car il me dit tout à coup :
« — Vous n’avez jamais vu de vaisseau de votre vie, n’est-ce pas ?
« — Je n’en ai vu, dis-je, qu’au panorama de Paris, et je ne me fie pas beaucoup à la science maritime que j’en ai tirée.
« — Vous ne savez pas, par conséquent, ce que c’est que le bossoir ?
« — Je ne m’en doute pas, dis-je.
« — C’est une espèce de terrasse de poutres qui sort de l’avant du navire, et d’où l’on jette l’ancre en mer. Quand on fusille un homme, on le fait placer là ordinairement, ajouta-t-il plus bas.
« — Ah ! je comprends, parce qu’il tombe de là dans la mer.
« Il ne répondit pas, et se mit à décrire toutes les sortes de canots que peut porter un brick, et leur position dans le bâtiment ; et puis, sans ordre dans ses idées, il continua son récit avec cet air affecté d’insouciance que de longs services donnent infailliblement, parce qu’il faut montrer à ses inférieurs le mépris du danger, le mépris des hommes, le mépris de la vie, le mépris de la mort et le mépris de soi-même ; et tout cela cache, sous une dure enveloppe, presque toujours une sensibilité profonde. — La dureté de l’homme de guerre est comme un masque de fer sur un noble visage, comme un cachot de pierre qui renferme un prisonnier royal.
* * *
« — Ces embarcations tiennent six hommes, reprit-il. Ils s’y jetèrent et emportèrent Laure avec eux, sans qu’elle eût le temps de crier et de parler. Oh ! voici une chose dont aucun honnête homme ne peut se consoler quand il en est cause. On a beau dire, on n’oublie pas une chose pareille !… Ah ! quel temps il fait ! — Quel diable m’a poussé à raconter ça ! quand je raconte cela, je ne peux plus m’arrêter, c’est fini. C’est une histoire qui me grise comme le vin de Jurançon. — Ah ! quel temps il fait ! — Mon manteau est traversé.
« Je vous parlais, je crois, encore de cette petite Laurette ! — La pauvre femme ! — Qu’il y a des gens maladroits dans le monde ! l’officier fut assez sot pour conduire le canot en avant du brick. Après cela, il est vrai de dire qu’on ne peut pas tout prévoir. Moi, je comptais sur la nuit pour cacher l’affaire, et je ne pensais pas à la lumière des douze fusils faisant feu à la fois. Et, ma foi ! du canot elle vit son mari tomber à la mer, fusillé.
« S’il y a un Dieu là-haut, il sait comment arriva ce que je vais vous dire ; moi, je ne le sais pas, mais on l’a vu et entendu comme je vous vois et vous entends. Au moment du feu, elle porta la main à sa tête comme si une balle l’avait frappée au front, et s’assit dans le canot sans s’évanouir, sans crier, sans parler, et revint au brick quand on voulut et comme on voulut. J’allai à elle, je lui parlai longtemps et le mieux que je pus. Elle avait l’air de m’écouter et me regardait en face, en se frottant le front. Elle ne comprenait pas, et elle avait le front rouge et le visage tout pâle. Elle tremblait de tous ses membres comme ayant peur de tout le monde. Ça lui est resté. Elle est encore de même, la pauvre petite ! idiote, ou comme imbécile, ou folle, comme vous voudrez. Jamais on n’en a tiré une parole, si ce n’est quand elle dit qu’on lui ôte ce qu’elle a dans la tête.
« De ce moment-là je devins aussi triste qu’elle, et je sentis quelque chose en moi qui me disait : Reste devant elle jusqu’à la fin de tes jours, et garde-la ; je l’ai fait. Quand je revins en France, je demandai à passer avec mon grade dans les troupes de terre, ayant pris la mer en haine parce que j’y avais jeté du sang innocent. Je cherchai la famille de Laure. Sa mère était morte. Ses sœurs, à qui je la conduisis folle, n’en voulurent pas, et m’offrirent de la mettre à Charenton. Je leur tournai le dos, et je la gardai avec moi.
« — Ah ! mon Dieu ! si vous voulez la voir, mon camarade, il ne tient qu’à vous. — Serait-elle là-dedans ? lui dis-je. — Certainement ! tenez ! attendez. — Hô ! hô ! la mule…
IX
« Et il arrêta son pauvre mulet, qui me parut charmé que j’eusse fait cette question. En même temps il souleva la toile cirée de sa petite charrette, comme pour arranger la paille qui la remplissait presque, et je vis quelque chose de bien douloureux. Je vis deux yeux bleus, démesurés de grandeur, admirables de forme, sortant d’une tête pâle, amaigrie et longue, inondée de cheveux blonds, tout plats. Je ne vis en vérité que ces deux yeux, qui étaient tout dans cette pauvre femme, car le reste était mort. Son front était rouge ; ses joues creuses et blanches avaient des pommettes bleuâtres ; elle était accroupie au milieu de la paille, si bien qu’on en voyait à peine sortir ses deux genoux, sur lesquels elle jouait aux dominos toute seule. Elle nous regarda un moment, trembla longtemps, me sourit un peu, et se remit à jouer. Il me parut qu’elle s’appliquait à comprendre comment sa main droite battrait sa main gauche.
« — Voyez-vous, il y a un mois qu’elle joue cette partie-là, me dit le chef de bataillon ; demain, ce sera peut-être un autre jeu qui durera longtemps. C’est drôle, hein ?
« En même temps il se mit à replacer la toile cirée de son schako, que la pluie avait un peu dérangée.
« — Pauvre Laurette ! dis-je, tu as perdu pour toujours, va.
« J’approchai mon cheval de la charrette, et je lui tendis la main ; elle me donna la sienne machinalement, et en souriant avec beaucoup de douceur. Je remarquai avec étonnement qu’elle avait à ses longs doigts deux bagues de diamants ; je pensai que c’étaient encore les bagues de sa mère, et je me demandai comment la misère les avait laissées là. Pour un monde entier je n’en aurais pas fait l’observation au commandant ; mais, comme il me suivait des yeux, et voyait les miens arrêtés sur les doigts de Laure, il me dit avec un certain air d’orgueil :
« — Ce sont d’assez gros diamants, n’est-ce pas ? Ils pourraient avoir leur prix dans l’occasion, mais je n’ai pas voulu qu’elle s’en séparât, la pauvre enfant. Quand on y touche, elle pleure, elle ne les quitte pas. Du reste, elle ne se plaint jamais, et elle peut coudre de temps en temps. J’ai tenu parole à son pauvre petit mari, et, en vérité, je ne me repens pas. Je ne l’ai jamais quittée, et j’ai dit partout que c’était ma fille qui était folle. On a respecté ça. À l’armée tout s’arrange mieux qu’on ne le croit à Paris, allez ! — Elle a fait toutes les guerres de l’Empereur avec moi, et je l’ai toujours tirée d’affaire. Je la tenais toujours chaudement. Avec de la paille et une petite voiture, ce n’est jamais impossible. Elle avait une tenue assez soignée, et moi, étant chef de bataillon, avec une bonne paye, ma pension de la Légion d’honneur et le mois Napoléon, dont la solde était double, dans le temps, j’étais tout à fait au courant de mon affaire, et elle ne me gênait pas. Au contraire, ses enfantillages faisaient rire quelquefois les officiers du 7e léger.
« Alors il s’approcha d’elle et lui frappa sur l’épaule, comme il eût fait à son petit mulet.
« — Eh bien, ma fille ! dis donc, parle donc un peu au lieutenant qui est là ; voyons, un petit signe de tête.
« Elle se remit à ses dominos.
« — Oh ! dit-il, c’est qu’elle est un peu farouche aujourd’hui, parce qu’il pleut. Cependant elle ne s’enrhume jamais. Les fous, ça n’est jamais malade, c’est commode de ce côté-là. À la Bérésina et dans toute la retraite de Moscou, elle allait nu-tête. — Allons, ma fille, joue toujours, va, ne t’inquiète pas de nous ; fais ta volonté, va, Laurette !
« Elle lui prit la main qu’il appuyait sur son épaule, une grosse main noire et ridée ; elle la porta timidement à ses lèvres et la baisa comme une pauvre esclave. Je me sentis le cœur serré par ce baiser, et je tournai bride violemment.
« — Voulons-nous continuer notre marche, commandant ? lui dis-je ; la nuit viendra avant que nous soyons à Béthune.
« Le commandant racla soigneusement avec le bout de son sabre la boue jaune qui chargeait ses bottes ; ensuite il monta sur le marchepied de la charrette, ramena sur la tête de Laure le capuchon de drap d’un petit manteau qu’elle avait. Il ôta sa cravate de soie noire et la mit autour du cou de sa fille adoptive ; après quoi il donna le coup de pied au mulet, fit son mouvement d’épaule et dit : — En route, mauvaise troupe ! — Et nous repartîmes.
« La pluie tombait toujours tristement ; le ciel gris et la terre grise s’étendaient sans fin ; une sorte de lumière terne, un pâle soleil, tout mouillé, s’abaissait derrière de grands moulins qui ne tournaient pas. Nous retombâmes dans un grand silence.
« Je regardais mon vieux commandant ; il marchait à grands pas, avec une vigueur toujours soutenue, tandis que son mulet n’en pouvait plus, et que mon cheval même commençait à baisser la tête. Ce brave homme ôtait de temps à autre son schako pour essuyer son front chauve et quelques cheveux gris de sa tête, ou ses gros sourcils, ou ses moustaches blanches, d’où tombait la pluie. Il ne s’inquiétait pas de l’effet qu’avait pu faire sur moi son récit. Il ne s’était fait ni meilleur ni plus mauvais qu’il n’était. Il n’avait pas daigné se dessiner. Il ne pensait pas à lui-même, et au bout d’un quart d’heure il entama, sur le même ton, une histoire bien plus longue sur une campagne du maréchal Masséna, où il avait formé son bataillon en carré contre je ne sais quelle cavalerie. Je ne l’écoutai pas, quoiqu’il s’échauffât pour me démontrer la supériorité du fantassin sur le cavalier.
« La nuit vint, nous n’allions pas vite. La boue devenait plus épaisse et plus profonde. Rien sur la route et rien au bout. Nous nous arrêtâmes au pied d’un arbre mort, le seul arbre du chemin. Il donna d’abord ses soins à son mulet, comme moi à mon cheval. Ensuite il regarda dans la charrette, comme une mère dans le berceau de son enfant. Je l’entendais qui disait : — Allons, ma fille, mets cette redingote sur tes pieds, et tâche de dormir. — Allons, c’est bien ! elle n’a pas une goutte de pluie. — Ah ! diable ! elle a cassé ma montre, que je lui avais laissée au cou ! — Oh ! ma pauvre montre d’argent ! — Allons, c’est égal ; mon enfant, tâche de dormir. Voilà le beau temps qui va venir bientôt. — C’est drôle ! elle a toujours la fièvre ; les folles sont comme ça. Tiens, voilà du chocolat pour toi, mon enfant.
« Il appuya la charrette à l’arbre, et nous nous assîmes sous les roues, à l’abri de l’éternelle ondée, partageant un petit pain à lui et un à moi ; mauvais souper.
« — Je suis fâché que nous n’ayons que ça, dit-il ; mais ça vaut mieux que du cheval cuit sous la cendre avec de la poudre dessus, en manière de sel, comme on en mangeait en Russie. La pauvre petite femme, il faut bien que je lui donne ce que j’ai de mieux ; vous voyez que je la mets toujours à part. Elle ne peut pas souffrir le voisinage d’un homme depuis l’affaire de la lettre. Je suis vieux, et elle a l’air de croire que je suis son père ; malgré cela, elle m’étranglerait si je voulais l’embrasser seulement sur le front. L’éducation leur laisse toujours quelque chose, à ce qu’il paraît, car je ne l’ai jamais vue oublier de se cacher comme une religieuse. — C’est drôle, hein ?
« Comme il parlait d’elle de cette manière, nous l’entendîmes soupirer et dire : Ôtez ce plomb ! ôtez-moi ce plomb ! Je me levai, il me fit rasseoir.
« — Restez, restez, me dit-il, ce n’est rien ; elle dit ça toute sa vie, parce qu’elle croit toujours sentir une balle dans sa tête. Ça ne l’empêche pas de faire tout ce qu’on lui dit, et cela avec beaucoup de douceur.
« Je me tus, en l’écoutant avec tristesse. Je me mis à calculer que, de 1797 à 1815, où nous étions, dix-huit années s’étaient ainsi passées pour cet homme. — Je demeurai longtemps en silence à côté de lui, cherchant à me rendre compte de ce caractère et de cette destinée. Ensuite, à propos de rien, je lui donnai une poignée de main pleine d’enthousiasme. Il en fut étonné.
« — Vous êtes un digne homme, lui dis-je. Il me répondit :
« — Eh ! pourquoi donc ? Est-ce à cause de cette pauvre femme ?… Vous sentez bien, mon enfant, que c’était un devoir. Il y a longtemps que j’ai fait abnégation.
« Et il me parla encore de Masséna.
« Le lendemain, au jour, nous arrivâmes à Béthune, petite ville laide et fortifiée, où l’on dirait que les remparts, en resserrant leur cercle, ont pressé les maisons l’une sur l’autre. Tout y était en confusion, c’était le moment d’une alerte. Les habitants commençaient à retirer les drapeaux blancs des fenêtres, et à coudre les trois couleurs dans leurs maisons. Les tambours battaient la générale ; les trompettes sonnaient à cheval, par ordre de M. le duc de Berry. Les longues charrettes picardes portaient les Cent-Suisses et leurs bagages ; les canons des Gardes du Corps courant aux remparts, les voitures des princes, les escadrons des Compagnies-Rouges se formant, encombraient la ville. La vue des Gendarmes du roi et des Mousquetaires me fit oublier mon vieux compagnon de route. Je joignis ma compagnie, et je perdis dans la foule la petite charrette et ses pauvres habitants. À mon grand regret, c’était pour toujours que je les perdais.
« Ce fut la première fois de ma vie que je lus au fond d’un vrai cœur de soldat. Cette rencontre me révéla une nature d’homme qui m’était inconnue, et que le pays connaît mal et ne traite pas bien ; je la plaçai dès lors très haut dans mon estime. J’ai souvent cherché depuis autour de moi quelque homme semblable à celui-là et capable de cette abnégation de soi-même entière et insouciante. Or, durant quatorze années que j’ai vécu dans l’armée, ce n’est qu’en elle, et surtout dans les rangs dédaignés et pauvres de l’infanterie, que j’ai retrouvé ces hommes de caractère antique, poussant le sentiment du devoir jusqu’à ses dernières conséquences, n’ayant ni remords de l’obéissance ni honte de la pauvreté, simples de mœurs et de langage, fiers de la gloire du pays, et insouciants de la leur propre, s’enfermant avec plaisir dans leur obscurité, et partageant avec les malheureux le pain noir qu’ils payent de leur sang.
« J’ignorai longtemps ce qu’était devenu ce pauvre chef de bataillon, d’autant plus qu’il ne m’avait pas dit son nom, et je ne le lui avais pas demandé. Un jour cependant, au milieu de 1825, je crois, un vieux capitaine d’infanterie de ligne à qui je le décrivis, en attendant la parade, me dit :
« — Eh ! pardieu, mon cher, je l’ai connu, le pauvre diable ! C’était un brave homme ; il a été descendu par un boulet à Waterloo. Il avait en effet laissé aux bagages une espèce de fille folle que nous menâmes à l’hôpital d’Amiens, en allant à l’armée de la Loire, et qui y mourut, furieuse, au bout de trois jours.
« — Je le crois bien, dis-je ; elle n’avait plus son père nourricier !
« — Ah ! bah ! père ! qu’est-ce que vous dites donc ? ajouta-t-il d’un air qu’il voulait rendre fin et licencieux.
« — Je dis qu’on bat le rappel, repris-je en sortant. Et moi aussi, j’ai fait abnégation. »
Qui n’a pleuré ? qui n’a senti ici jusqu’au fond des entrailles l’horrible obéissance de ce soldat qui a remis sa volonté dans celle de son chef, à qui son chef commande un véritable crime qui tue deux êtres en un, et qui se voit obligé d’obéir en mer, et quand l’ordre ne peut plus être discuté ? — On me répond : Il pouvait déchirer l’ordre et mourir lui-même. C’est vrai, mais quelle est la constitution d’armée qui suppose dans chaque soldat un Brutus ?
X
Le livre continue ainsi de catastrophe en catastrophe. Nous ne dirons qu’un mot de la dernière. C’est le récit de la mort d’un brave et modeste officier de la garde royale, tué de sang-froid sur un pont par un de ces étourdis d’enfants de Paris, sans savoir pourquoi il tue. L’étourderie brutale est le caractère de ces enfants de la rue qui n’ont d’autre morale que leur instinct railleur à tout prix, et qui se croient des héros parce qu’ils ont entendu dire qu’il suffisait pour cela de tuer ou d’être tué. Le récit est touchant, nous vous conseillons de le lire et de le faire lire à ce peuple plus inconsidéré que cruel.
XI
Il conclut qu’à défaut de vertu divine, il reste à la société une belle vertu humaine, l’honneur, cette vertu inconséquente qui cherche sa récompense en soi-même, et qui vit d’illusion. Ces considérations sont très belles ; les voici : à défaut de la vertu réelle qui descend de Dieu, et qui remonte à lui, l’honneur est un semblant de vertu, une échelle du néant posée contre le vide, et conduisant au vide et au néant. Mais l’ombre d’une si belle chose que la vertu est encore belle. La société ne pouvant vivre que de vertu, l’honneur lui en masque l’absence ; il faut la respecter comme l’illusion d’une chose divine ; c’est la vertu de l’armée, à qui on n’en enseigne pas d’autre.
« Ce n’est pas sans dessein que j’ai essayé de tourner les regards de l’armée vers cette grandeur passive, qui repose toute dans l’abnégation et la résignation. Jamais elle ne peut être comparable en éclat à la grandeur de l’action où se développent largement d’énergiques facultés ; mais elle sera longtemps la seule à laquelle puisse prétendre l’homme armé, car il est armé presque inutilement aujourd’hui. Les grandeurs éblouissantes des conquérants sont peut-être éteintes pour toujours. Leur éclat passé s’affaiblit, je le répète, à mesure que s’accroît, dans les esprits, le dédain de la guerre, et, dans les cœurs, le dégoût de ses cruautés froides. Les armées permanentes embarrassent leurs maîtres. Chaque souverain regarde son armée tristement ; ce colosse assis à ses pieds, immobile et muet, le gêne et l’épouvante ; il n’en sait que faire, et craint qu’il ne se tourne contre lui. Il le voit dévoré d’ardeur et ne pouvant se mouvoir. Le ◀besoin▶ d’une circulation impossible ne cesse de tourmenter le sang de ce grand corps, ce sang qui ne se répand pas et bouillonne sans cesse. De temps à autre, des bruits de grandes guerres s’élèvent et grondent comme un tonnerre éloigné ; mais ces nuages impuissants s’évanouissent, ces bombes se perdent en grains de sable, en traités, en protocoles, que sais-je ! — La philosophie a heureusement rapetissé la guerre ; les négociations la remplacent ; la mécanique achèvera de l’annuler par ses inventions.
« Mais en attendant que le monde, encore enfant, se délivre de ce jouet féroce, en attendant cet accomplissement bien lent, qui me semble infaillible, le soldat, l’homme des armées, a ◀besoin▶ d’être consolé de la rigueur de sa condition. Il sent que la patrie, qui l’aimait à cause des gloires dont il la couronnait, commence à le dédaigner pour son oisiveté, ou le haïr à cause des guerres civiles dans lesquelles on l’emploie à frapper sa mère. — Ce gladiateur, qui n’a plus même les applaudissements du cirque, a ◀besoin▶ de prendre confiance en lui-même, et nous avons ◀besoin de le plaindre pour lui rendre justice, parce que, je l’ai dit, il est aveugle et muet ; jeté où l’on veut qu’il aille, en combattant aujourd’hui telle cocarde, il se demande s’il ne la mettra pas demain à son chapeau.
« Quelle idée le soutiendra, si ce n’est celle du devoir et de la parole jurée ? Et dans les incertitudes de sa route, dans ses scrupules et ses rapports pesants, quel sentiment doit l’enflammer et peut l’exalter dans nos jours de froideur et de découragement ?
« Que nous reste-t-il de sacré ?
« Dans le naufrage universel des croyances, quels débris où se puissent rattacher encore les mains généreuses ? Hors l’amour du bien-être et du luxe d’un jour, rien ne se voit à la surface de l’abîme. On croirait que l’égoïsme a tout submergé ; ceux même qui cherchent à sauver les âmes et qui plongent avec courage se sentent prêts à être engloutis. Les chefs des partis politiques prennent aujourd’hui le catholicisme comme un mot d’ordre et un drapeau ; mais quelle foi ont-ils dans ses merveilles, et comment suivent-ils sa loi dans leur vie ? — Les artistes le mettent en lumière comme une précieuse médaille, et se plongent dans ses dogmes comme dans une source épique de poésie ; mais combien y en a-t-il qui se mettent à genoux dans l’église qu’ils décorent ? — Beaucoup de philosophes embrassent sa cause et la plaident, comme des avocats généreux celle d’un client pauvre et délaissé ; leurs écrits et leurs paroles aiment à s’empreindre de ses couleurs et de ses formes, leurs livres aiment à s’orner de ses dorures gothiques, leur travail entier se plaît à faire serpenter, autour de la croix, le labyrinthe habile de leurs arguments ; mais il est rare que cette croix soit à leur côté dans la solitude. — Les hommes de guerre combattent et meurent sans presque se souvenir de Dieu. Notre siècle sait qu’il est ainsi, voudrait être autrement et ne le peut pas. Il se considère d’un œil morne, et aucun autre n’a mieux senti combien est malheureux un siècle qui se voit.
« À ces signes funestes, quelques étrangers nous ont crus tombés dans un état semblable à celui du Bas-Empire, et des hommes graves se sont demandé si le caractère national n’allait pas se perdre pour toujours. Mais ceux qui ont su nous voir de plus près ont remarqué ce caractère de mâle détermination qui survit en nous à tout ce que le frottement des sophismes a usé déplorablement. Les actions viriles n’ont rien perdu, en France, de leur vigueur antique. Une prompte résolution gouverne des sacrifices aussi grands, aussi entiers que jamais. Plus froidement calculés, les combats s’exécutent avec une violence savante. — La moindre pensée produit des actes aussi grands que jadis la foi la plus fervente. Parmi nous, les croyances sont faibles, mais l’homme est fort. Chaque fléau trouve cent Belzunces. La jeunesse actuelle ne cesse de défier la mort par devoir ou par caprice, avec un sourire de Spartiate, sourire d’autant plus grave que tous ne croient pas au festin des dieux.
« Oui, j’ai cru apercevoir sur cette sombre mer un point qui m’a paru solide. Je l’ai vu d’abord avec incertitude, et, dans le premier moment, je n’y ai pas cru. J’ai craint de l’examiner, et j’ai longtemps détourné de lui mes yeux. Ensuite, parce que j’étais tourmenté du souvenir de cette première vue, je suis revenu malgré moi à ce point visible, mais incertain. Je l’ai approché, j’en ai fait le tour, j’ai vu sous lui et au-dessus de lui, j’y ai posé la main, je l’ai trouvé assez fort pour servir d’appui dans la tourmente, et j’ai été rassuré.
« Ce n’est pas une foi neuve, un culte de nouvelle invention, une pensée confuse ; c’est un sentiment né avec nous, indépendant des temps, des lieux, et même des religions ; un sentiment fier, inflexible, un instinct d’une incomparable beauté, qui n’a trouvé que dans les temps modernes un nom digne de lui, mais qui déjà produisait de sublimes grandeurs dans l’antiquité, et la fécondait comme ces beaux fleuves qui, dans leur source et leurs premiers détours, n’ont pas encore d’appellation. Cette foi, qui me semble rester à tous encore et régner en souveraine dans les armées, est celle de l’honneur.
« Je ne vois point qu’elle se soit affaiblie et que rien l’ait usée. Ce n’est point une idole, c’est, pour la plupart des hommes, un dieu et un dieu autour duquel bien des dieux supérieurs sont tombés. La chute de tous leurs temples n’a pas ébranlé sa statue.
« Une vitalité indéfinissable anime cette vertu bizarre, orgueilleuse, qui se tient debout au milieu de tous nos vices, s’accordant même avec eux au point de s’accroître de leur énergie. — Tandis que toutes les vertus semblent descendre du ciel pour nous donner la main et nous élever, celle-ci paraît venir de nous-mêmes et tendre à monter jusqu’au ciel. — C’est une vertu tout humaine que l’on peut croire née de la terre, sans palme céleste après la mort ; c’est la vertu de la vie.
« Telle qu’elle est, son culte, interprété de manières diverses, est toujours incontesté. C’est une Religion mâle, sans symbole et sans images, sans dogme et sans cérémonie, dont les lois ne sont écrites nulle part ; — et comment se fait-il que tous les hommes aient le sentiment de sa sérieuse puissance ? Les hommes actuels, les hommes de l’heure où j’écris sont sceptiques et ironiques pour toute chose hors pour elle. Chacun devient grave lorsque son nom est prononcé. — Ceci n’est point théorie, mais observation. — L’homme, au nom d’Honneur, sent remuer quelque chose en lui qui est comme une part de lui-même, et cette secousse réveille toutes les forces de son orgueil et de son énergie primitive. Une fermeté invincible le soutient contre tous et contre lui-même à cette pensée de veiller sur ce tabernacle pur, qui est dans sa poitrine comme un second cœur où siègerait un dieu. De là lui viennent des consolations intérieures d’autant plus belles, qu’il en ignore la source et la raison véritables ; de là aussi des révélations soudaines du Vrai, du Beau, du Juste ; de là une lumière qui va devant lui.
« L’Honneur, c’est la conscience, mais la conscience exaltée. — C’est le respect de soi-même et de la beauté de sa vie porté jusqu’à la passion la plus ardente. Je ne vois, il est vrai, nulle unité dans son principe ; et toutes les fois que l’on a entrepris de le définir, on s’est perdu dans les termes ; mais je ne vois pas qu’on ait été plus précis dans la définition de Dieu. Cela prouve-t-il contre une existence que l’on sent universellement ?
« C’est peut-être là le plus grand mérite de l’Honneur, d’être si puissant et toujours beau, quelle que soit sa source !… Tantôt il porte l’homme à ne pas survivre à un affront, tantôt à le soutenir avec un éclat et une grandeur qui le réparent et en effacent la souillure. En d’autres temps il invente de grandes entreprises, des luttes magnifiques et persévérantes, des sacrifices inouïs lentement accomplis et plus beaux par leur patience et leur obscurité que les élans d’un enthousiasme subit, ou d’une violente indignation ; il produit des actes de bienfaisance que l’évangélique charité ne surpassa jamais ; il a des tolérances merveilleuses, de délicates bontés, des indulgences divines et de sublimes pardons. Toujours et partout il maintient dans toute sa beauté la dignité personnelle de l’homme.
« L’Honneur, c’est la pudeur virile.
« La honte de manquer de cela est tout pour nous. C’est la chose sacrée que cette chose inexprimable !
« Pesez ce que vaut, parmi nous, cette expression populaire, universelle, décisive et simple cependant : — Donner sa parole d’honneur.
« Voilà que la parole humaine cesse d’être l’expression des idées seulement, elle devient la parole par excellence, la parole sacrée entre toutes les paroles, comme si elle était née avec le premier mot qu’ait dit la langue de l’homme ; et comme si, après elle, il n’y avait plus un mot digne d’être prononcé, elle devient la promesse de l’homme à l’homme, bénie par tous les peuples ; elle devient le serment même, parce que vous y ajoutez le mot : Honneur.
« Dès lors, chacun a sa parole et s’y attache comme à sa vie. Le joueur a la sienne, l’estime sacrée, et la garde ; dans le désordre des passions, elle est donnée, reçue, et, toute profane qu’elle est, on la tient saintement. Cette parole est belle partout, et partout consacrée. Ce principe, que l’on peut croire inné, auquel rien n’oblige que l’assentiment intérieur de tous, n’est-il pas surtout d’une souveraine beauté lorsqu’il est exercé par l’homme de guerre ?
« La parole, qui trop souvent n’est qu’un mot pour l’homme de haute politique, devient un fait terrible pour l’homme d’armes ; ce que l’un dit légèrement ou avec perfidie, l’autre l’écrit sur la poussière avec son sang, et c’est pour cela qu’il est honoré de tous, par-dessus tous, et que beaucoup doivent baisser les yeux devant lui.
« Puisse, dans ses nouvelles phases, la plus pure des Religions ne pas tenter de nier ou d’étouffer ce sentiment de l’Honneur qui veille en nous comme une dernière lampe dans un temple dévasté ! qu’elle se l’approprie plutôt, et qu’elle l’unisse à ses splendeurs en la posant, comme une lueur de plus, sur son autel, qu’elle veut rajeunir. C’est là une œuvre divine à faire. — Pour moi, frappé de ce signe heureux, je n’ai voulu et ne pouvais faire qu’une œuvre bien humble et tout humaine, et constater simplement ce que j’ai cru voir de vivant encore en nous. — Gardons-nous de dire de ce dieu antique de l’Honneur que c’est un faux dieu, car la pierre de son autel est peut-être celle du Dieu inconnu. L’aimant magique de cette pierre attire et attache les cœurs d’acier, les cœurs des forts. — Dites si cela n’est pas, vous, vous mes braves compagnons, vous à qui j’ai fait ces récits, ô nouvelle légion Thébaine, vous dont la tête se fit écraser sur cette pierre du Serment, dites-le, vous tous, Saints et Martyrs de la religion de l’Honneur. »
Écrit à Paris, 20 août 1835.
XII
Là s’arrêtent les œuvres imprimées de M. de Vigny.
Il en reçut la récompense en 1845, par sa nomination à l’Académie française. Cette journée fut empoisonnée pour lui par le discours ironique, railleur, malveillant, d’un homme illustre, chargé par l’Académie de lui répondre.
Ce discours ressemble aux sifflets de l’insulteur public des Romains, qui perçait à travers les acclamations du triomphe. Je n’y étais pas ; mais, en le lisant, je ne reconnus ni l’insulteur ni l’insulté. La seule réponse de M. de Vigny fut le silence. Je fus révolté en le lisant : eût-on à se plaindre d’un collègue, il y a des jours de bonheur et de joie qu’il ne faut pas corrompre d’une injure, surtout quand on ne peut pas être relevé. Mais M. de Vigny n’avait certainement donné à personne le droit d’une vengeance, pas même d’une rancune. Je n’ai jamais su de quoi pouvait venir ce caprice d’acrimonie qui donnait le droit de douter de la bonté de cœur de ce vieillard. « Vous êtes un homme de bien que j’ai toujours voulu prendre pour un homme d’État, parce que la fortune, maîtresse des destinées, vous a fait naître illustre, riche et beau. Vous n’avez jamais rien écrit que quelques pages à vingt ans, pour flatter le despotisme dont la faveur donnait des emplois et de l’or. Mais, académiquement, vous êtes trop fier de votre néant, pour que je puisse vous répondre par des critiques. Où les prendrais-je ? Le néant n’a pas de rival, et la critique ne mord pas sur rien. Je suis réduit au silence ! Ce n’est pas tout d’avoir la physionomie d’un homme agréable, il faut encore avoir l’âme d’un héros ou la parole d’un orateur : sans cela, il faut être poli si l’on ne tient pas à être juste ! »
M. le directeur ne fut ni poli ni juste. Il a dû se repentir bien des fois avant sa mort de ce mauvais coup de langue à deux tranchants envers un homme d’honneur d’autant plus facile à asphyxier de faux éloges qu’il était incapable de comprendre deux sens dans une parole. C’était la loyauté même, poussée jusqu’à la naïveté. Il se serait cru déshonoré de comprendre ce qu’il se sentait incapable de dire.
XIII
Il perdit son admirable mère vers 1837. Elle était souffrante et infirme depuis plusieurs années ; il ne quittait ni sa maison ni son chevet, dans la rue des Écuries-d’Artois, où il est mort lui-même. Elle était sa société et son souci, comme si, au lieu d’être sa mère, elle eût été son enfant. Aucun soin ne lui coûtait pour elle ; il était jaloux de ceux qu’il ne lui rendait pas. Elle mourut en le bénissant.
XIV
Quelques années avant cette perte, il avait épousé, à Pau, Mlle Lydia Bunbury. C’était une jeune Anglaise, d’une candeur et d’une bonté modestes, qui lui assurait le bonheur ; elle lui promettait aussi un jour une immense fortune.
Il jouit assez longtemps de cette fortune en espérance. Ses rêves d’or lui permettaient toutes les illusions de la bienfaisance. La perte irréparable d’un procès lui enleva tout. Il ne s’occupa qu’à consoler lui-même sa jeune femme.
Son angélique bonté, qui l’attacha à elle, lui tint lieu de tout ; il n’avait point de dettes qui l’obligeassent à se dévouer à des créanciers ; il avait des amis. Il avait l’estime et la gloire modeste de ses travaux auprès d’une épouse digne de son cœur ; il fut pour elle ce qu’il avait été pour sa mère. Il la soigna malade jusqu’à la veille de sa propre mort. Elle connaissait toutes ses vertus, elle l’adorait : il l’aimait lui-même comme un enfant infirme. Il n’avait qu’une crainte, en se sentant atteint lui-même dans son principe de vie, c’était de mourir avant elle, et de la léguer à des mains étrangères. C’était comme une lutte de cœur à qui mourrait le premier. Quand elle fut morte, il y a quelques mois, il se sentit soulagé de son principal souci. Il attendit patiemment sa propre fin, qui ne pouvait tarder beaucoup.
J’ai compris, par moi-même, ce soulagement du cœur, quand Dieu daigne se charger du dépôt sacré que vous craignez de laisser après vous, sans affection et sans providence, ici-bas.
Que les âmes railleuses fassent une ironie de cette consolation du désespéré ; Dieu qui la donne les juge : il suffit.
XV
On a dit (et je le crois vrai) que M. de Vigny, libre désormais de ses préférences politiques, avait nourri l’espérance d’être appelé au rôle de gouverneur du Prince impérial. On a attribué à cette arrière-pensée sa présence à Compiègne pendant les fêtes de l’empire. L’année dernière, il n’était pas courtisan, mais il pouvait aspirer tout bas à un rôle historique. Je lui en parlai un jour chez moi, tête à tête, sans approbation ni blâme. Il ne nia ni ne confirma ce bruit ; il me jura seulement qu’on ne lui avait jamais fait à ce sujet aucune ouverture. J’ignore sa pensée secrète à cet égard ; le rôle était grand, et il était libre.
Ses opinions politiques étaient au fond monarchiques, mais ses mœurs, aristocratiques avant tout. La monarchie légitime pour le pays, pour lui une belle carrière militaire couronnée par une haute dignité et un grade illustre sous une maison royale de son choix, c’était l’idéal de sa vie. 1830 avait tout renversé en lui. Il m’avait su gré de m’être retiré alors et d’avoir sacrifié toute ambition à l’honneur de mes affections.
Quand 1848 m’appela sur une autre scène inattendue, il ne me blâma pas, il me calomnia encore moins ; il ne cessa pas d’être à mes côtés pour me donner applaudissement, courage et conseil. — « Vous faites, me disait-il souvent, ce qu’il y a de mieux à faire : la république actuellement peut seule nous réunir et nous sauver. Marchez et combattez les excès, la France est avec vous ! »
XVI
Quand j’eus fini mon rôle, il quitta lui-même Paris et se retira quatre ans de suite dans sa retraite féodale de Touraine, mettant les forêts entre lui et le tumulte menaçant des élections, des ambitions, des dissensions civiles qui nous menacèrent tous. Il ne revint à Paris qu’après le coup d’État qu’il ne m’appartient pas de caractériser aujourd’hui. La monarchie de ses pères écartée, il ne lui restait que l’empire. Il était trop honnête homme et trop patriote pour chercher dans le socialisme un appui ou une vengeance. Il se repentait de l’avoir flatté et encouragé littérairement dans Chatterton, ce toast de vin de Champagne, au dessert d’une utopie mal conçue et malfaisante ; il le redoutait pour la société comme la mort. République comme moi, empire comme Napoléon, celui qui le délivrerait de ce cauchemar des prolétaires était son idole. Il voulait un sauveur à tout prix, même au prix du parlementarisme, qu’il n’estimait pas plus que moi. Son honneur ne lui imposait pas les mêmes réserves. Il ne cacha point ses inclinations vers l’empire.
Il avait connu à Londres le jeune Napoléon sans lui donner ni encouragement ni
promesses. Il ne voulait pas lui-même placer un obstacle de plus sur la route d’une
restauration que son père avait ramenée de l’exil. Il se conduisit en homme d’honneur,
et resta neutre
entre la fortune possible et sa fortune arriérée. À son
retour, le coup d’État avait prononcé ; il se décida pour Napoléon. C’était le sauveur
pour lui : il ne protesta pas contre ce qu’il appelait le salut. Il se déclara
impérialiste modéré ; cela ne l’empêcha pas de me voir, et cela ne m’empêcha pas de
l’aimer. J’avais vu d’assez haut les choses pour ne pas accuser légèrement les hommes.
Nous avions été amis depuis le premier jour, nous devions l’être jusqu’au dernier ! Nous
le fûmes. De grandes catastrophes venant de me frapper, je quittai Paris en m’informant
de lui et en lui envoyant mes adieux. J’appris qu’il était mieux, et peu de jours après
je lus la nouvelle de sa belle et douce mort dans les journaux.
Nulli flebilior !
Que la France se souvienne qu’elle a perdu en lui un grand écrivain, un grand homme de bien, mais surtout le plus galant homme du siècle.
Adieu, mon cher Vigny ! vous voilà arrivé, quoique plus jeune que moi, devant Celui qui nous crée et qui nous juge, dans ce monde où toutes nos petites passions meurent avant nous, où nous ne serons appréciés ni par nos amis ni par nos ennemis, mais sur le type éternel du bien ou du mal que nous avons fait ! Vous n’avez fait que du bien ! Je vous tends la main d’ici-bas, tendez-moi la vôtre de là-haut. Il n’y a plus d’hommes où vous êtes, il n’y a que l’Être infiniment bon. Vous êtes bon, allez à lui !
Lamartine.