XLIVe entretien.
Examen critique de l’Histoire de l’Empire, par M. Thiers
I
Voici un grand livre ! le livre du siècle, peut-être le livre de la postérité sur notre époque ! Pourquoi ? C’est que ce livre est un des monuments écrits les plus vastes qui aient jamais été conçus et exécutés par une main d’homme ; c’est que ce livre est une histoire, c’est-à-dire une des œuvres de l’esprit dans laquelle l’ouvrier disparaît le plus dans l’œuvre devant l’immense action de l’humanité qu’il raconte ; c’est qu’un tel livre n’est plus l’auteur, mais le monde, pendant une de ses périodes d’activité de vingt-cinq ans ; c’est que ce livre est le récit de la vie d’un de ces grands acteurs armés du drame des siècles, acteurs nécessaires selon les uns, funestes selon les autres (et je suis au nombre des derniers), mais d’un de ces acteurs, dans tous les cas, qui n’a de parallèle dans l’univers qu’avec Alexandre ou César ; c’est que ce livre remue en passant toutes les questions vitales et morales, de religion, de philosophie, de superstition, de raison, de despotisme, de liberté, de monarchie, de république, de législation, de politique, de diplomatie, de guerre, de nationalité ou de conquête, qui agitent l’esprit du temps et qui agiteront l’esprit de l’avenir jusque dans les profondeurs de la conscience des peuples ; c’est que ce livre est écrit par une des intelligences non complètes (il n’y en a point de complète devant l’énigme divine posée par la Providence, qui a seule le mot des événements), mais par une de ces intelligences les plus lumineuses, les plus précises, les plus studieuses, les plus universelles, et, disons-nous le mot, en le prenant dans le sens honnête, les plus correspondantes à la moyenne des intelligences, dont un écrivain ait jamais été doué par la nature ; c’est que ce livre, enfin, est aussi remarquable par ce qu’il contient que par ce qui lui manque.
Ce qu’il contient, c’est le sens commun transcendant des multitudes compris et rendu avec le génie de la clarté. Ce qu’il lui manque, nous le dirons avec la même franchise et du premier mot, c’est la philosophie, c’est la conscience, c’est la grande politique, c’est le génie de la morale publique dominant le génie de l’ambition, de la conquête et de la fortune.
En un mot, plus bref et plus résumé après réflexion, l’homme est dans cette histoire, Dieu n’y est pas. L’histoire de M. Thiers est un paysage sans ciel.
Un tel livre est peut-être ainsi, et par ce qu’il contient et par ce qui lui manque, le monument le plus propre à fournir à ce Cours de littérature le texte, les développements, les discussions, les admirations, les critiques, les principes et les exemples de nature à vous initier à ce genre de suprême littérature qu’on appelle l’histoire.
II
Qu’est-ce que l’histoire ? C’est la mémoire du genre humain.
C’est aussi la perpétuité de l’individualité humaine ; car c’est le fil continu qui relie entre eux le passé, le présent, l’avenir de l’homme, considéré comme unité collective. Tant que l’histoire n’est pas inventée, il y a des hommes, il n’y a pas d’humanité.
L’individu est tout, la race n’est rien ; la mémoire lui manque ; elle ne sait ni d’où elle vient ni où elle va ; elle n’a pas d’hier, et, n’ayant point d’hier, elle ne sait pas si elle aura un demain. Brûlez toutes les histoires, vous ferez la nuit dans le monde comme si vous éteigniez le soleil : la mémoire est l’œil qui voit ce qui fut.
C’est aussi l’expérience de la race humaine, et par là même c’est une part immense dans la sagesse des nations. Effacez l’histoire, toutes les théories de l’humanité seront neuves ; aucune n’aura été éprouvée par l’épreuve du feu, qui est l’application ; il faudra recommencer à chaque génération ce travail immense et long de l’expérience des siècles qui nous a dotés de tout ce que nous savons sur nous-mêmes. C’est aussi toute la politique, car la politique n’est que le résumé expérimental de l’histoire.
C’est enfin toute la moralité de l’espèce humaine ; car nulle part les vertus et les crimes, vertus et crimes à longue échéance en politique, ne reçoivent une plus lente, mais une plus infaillible rétribution que dans l’histoire.
Si l’on vous disait donc que, de toutes les œuvres écrites de l’esprit humain, il n’y en aurait qu’une à sauver dans un second déluge, nous dirions : Sauvons l’histoire ! c’est autant que sauver l’humanité.
On voit quel respect, et nous disons même quel fanatisme nous professons pour l’histoire, et par conséquent quelle haute idée nous nous faisons d’un historien.
III
Or quelles qualités nous paraissent-elles nécessaires avant tout dans l’écrivain qui ose saisir cette plume de Tacite ?
Ces qualités sont immenses, diverses, rares à rencontrer dans un même homme. C’est sans doute pourquoi il y a tant de poètes, d’orateurs et d’écrivains, et si peu d’historiens transcendants dans les bibliothèques de tous les siècles.
Il faut d’abord, pour écrire, être écrivain, non pas écrivain de génie comme Tacite, ou Machiavel, ou Thucydide, mais écrivain suffisant pour que votre pensée se transmette, sinon avec relief, couleur et vie, dans la pensée de vos lecteurs, du moins avec cette clarté, cette netteté, ce bon ordre de composition et de faits qui représentent sincèrement les hommes et les choses dont vous parlez à l’avenir.
Il faut connaître à fond les hommes, afin de ne pas peindre des fantômes, mais des réalités.
Il faut avoir été initié, soit par la pratique personnelle, soit par la fréquentation intime des hommes d’État, aux secrets de la politique, car c’est de la politique surtout que traite l’histoire. Or la politique a toujours deux aspects souvent très différents : un aspect extérieur, sur lequel le vulgaire juge par les apparences ; un aspect intérieur et intime, sur lequel les hommes d’élite jugent sur les réalités.
Il faut, si l’on écrit surtout l’histoire des pays de liberté, avoir été mêlé aux assemblées populaires, avoir monté aux tribunes, avoir éprouvé la portée de la parole des ministres, des orateurs, des tribuns, des démagogues, sur l’oreille et sur les passions des multitudes ; il faut connaître par quels enthousiasmes, par quels engouements, par quels intérêts et par quelles intrigues se groupent et se dissolvent, dans une assemblée délibérante, les partis qui donnent ou qui retirent la majorité aux gouvernements.
Et il faut, si l’on écrit de la guerre, ou l’avoir faite soi-même, ou l’avoir étudiée jusque dans ses dernières minuties avec les hommes du métier, pour décerner avec justice le blâme ou la gloire dans la défaite ou dans la victoire. Ceci est la partie la plus problématique de l’historien, car la victoire est souvent plus dans l’armée que dans le général ; victoire et hasard sont deux mêmes mots dans la langue des batailles.
Il faut être philosophe, ou tout au moins honnête homme, car toute histoire digne de ce nom doit être un cours de morale en action. Les faits ne sont que des faits, c’est-à-dire des brutalités de la fortune, de la force et du hasard. Le sens moral des faits est dans la moralité historique de l’écrivain. Le mot fameux de Mirabeau : La petite morale tue la grande, est le sophisme d’un ambitieux. Il n’y a pas deux morales, parce qu’il n’y a pas deux consciences dans l’homme ; il n’y en a qu’une. Cette conscience ne change pas de nature en s’appliquant aux grandes choses de la politique ; elle s’agrandit, voilà tout. Au lieu d’embrasser la vie d’un individu, elle embrasse la vie d’un empire. C’est de la vertu à grandes proportions, mais c’est toujours de la vertu, et la plus nécessaire des vertus, puisque c’est la vertu publique.
IV
Il faut enfin que l’historien soit homme d’État, diplomate rompu par la théorie, et s’il se peut par la pratique, à toutes les questions intérieures ou extérieures qui intéressent la dignité, la grandeur honnête et la sécurité de son pays ; car, s’il ne connaît pas ces questions, comment les jugera-t-il bien ou mal servies ou desservies dans les actes diplomatiques, législatifs, militaires, des rois, des empereurs ou des ministres dont il raconte les actes ? Des vues politiques droites, étendues et justes, sont une des qualités indispensables de l’écrivain.
Voilà, selon nous et selon tout le monde, les conditions si rares et si élevées que l’histoire bien faite exige du grand historien. Sans cela vous avez un annaliste, un compilateur d’événements et de dates, mais un historien, non. Son histoire ne sera qu’un registre.
V
Eh bien ! nous le disons sans faveur comme nous le pensons sans partialité, M. Thiers, par une prédestination heureuse pour son pays et pour lui-même, nous paraît avoir été doué par la nature d’abord, par sa vie ensuite, de la plupart de ces qualités natives ou acquises qui doivent constituer l’historien éminent d’une grande page du livre du monde. Nous disons d’avance, avec la même franchise, que ces qualités n’existent pas pour nous dans son premier livre de l’Histoire de la Révolution, livre superficiel et jeune, où rien n’est pesé, où rien n’est approfondi, où rien n’est senti, où rien n’est peint ; espèce d’estampe mal coloriée de l’esprit, des choses, des hommes de la Révolution française, semblable à ces portraits de fantaisie que l’on colporte à la foule sur nos places publiques, et qu’on lui donne pour l’image de ses grands capitaines, de ses grands orateurs ou de ses grands événements.
Mais M. Thiers a prodigieusement grandi depuis ce temps-là. Il est de la race de ces hommes qu’il ne faut pas prendre au premier mot, mais dont il faut attendre le développement intellectuel, politique et moral, développement qui ne s’arrête plus en eux qu’à la mort ; hommes qui grandiraient toujours en intelligence, en sagacité, en talent, si Dieu n’avait pas mis à leur développement les bornes de leur existence ici-bas. Il a eu ensuite toutes les conditions extérieures qui sont nécessaires au rôle d’historien : ministre, orateur, chef de parti assistant à toutes les péripéties du drame de son temps et à celles de son propre drame.
VI
On s’étonnera peut-être de cette appréciation si élevée, sous notre plume, d’un esprit dont nous avons été séparé, pendant toute notre vie politique, par des dissentiments profonds d’opinions ou par des dissensions de situation politique plus irréconciliables encore ; mais deux choses ont toujours dominé en nous ces antipathies fugitives d’opinion ou de parti ; ces deux choses sont l’attrait pour la justesse d’esprit et la passion pour le talent. Or, cette justesse d’esprit et ce talent dans la parole et dans l’action, nous les avons toujours reconnus et aimés même dans nos adversaires. Personne, selon nous, ne les possède de notre temps à un plus haut degré que M. Thiers. Ajoutons, aux motifs de cet attrait involontaire en nous, deux qualités également distinctives de cette riche nature, qualités par lesquelles M. Thiers se dessine entre tous ses contemporains. L’une, c’est la merveilleuse activité d’un esprit dispos, sans lassitude comme sans effort, à qui le mouvement est aussi nécessaire que l’air qu’il respire, et qui, plutôt que de ne pas agir, agirait même avec la légèreté du liège et l’irréflexion de la plume. C’est un esprit grave quand il le faut, mais jamais lourd. C’est aussi le caractère le plus leste et le plus élastique qui ait jamais rebondi d’un pôle à l’autre dans la sphère de la pensée ou de l’action.
La seconde de ces qualités, c’est la cordialité, c’est-à-dire cette ouverture de cœur qui ne sait pas contenir la haine, et qui laisse évaporer la colère après le combat, comme la fumée après le feu sur le champ de bataille. Présomptueux peut-être, mais jamais pédant ; bien supérieur en cela à ces caractères gourmés chez qui la satisfaction d’eux-mêmes est une hostilité envers tout ce qui prime, et qui, ne se sentant pas assez au large dans leur talent réel, croient ajouter, par leur orgueil, à ce qui manque à leur nature. Nous ne voulons pas dire qu’il n’y ait pas une légitime confiance en soi-même dans M. Thiers ; quel est l’homme qui ne s’exagère pas un peu quand il se compare ? mais il y a une bonhomie de supériorité qui est la grâce de la présomption. On la pardonne, parce qu’elle est naïve comme toute grâce et qu’elle n’humilie personne en s’exaltant elle-même.
Cet attrait pour le talent et cet attrait pour la cordialité de caractère sont les deux aimants qui m’ont toujours attiré vers M. Thiers, quoiqu’à la distance de deux pôles qui ne se sont jamais rapprochés.
Ah ! combien n’ai-je pas regretté souvent, en l’écoutant ou en le lisant, que les convenances mutuelles et que le respect extérieur pour nos opinions m’empêchassent d’admirer de plus près une si belle intelligence, et qu’un tel homme vécût à quatre pas de moi sans que je jouisse à satiété de son entretien !
Nous nous croyons donc dans d’excellentes conditions d’impartialité pour étudier avec vous ce livre ; et si le plaisir est déjà un jugement anticipé, nous pouvons laisser préjuger d’avance le nôtre, car nous avons lu cinq fois cette histoire depuis la première page jusqu’au dernier mot, et n’avons jamais fermé le volume qu’avec ce regret et avec ce déboire qu’on éprouve en quittant trop tôt le commerce d’un grand esprit.
VII
Cela dit, voyons d’abord dans quel système historique M. Thiers a écrit son livre. Ce système, il l’expose tout entier lui-même dans un Avertissement de l’Auteur qu’il a inséré dans son douzième volume. On a dit qu’il avait écrit cet Avertissement après coup, dans l’intention mesquine de rabaisser ses rivaux en histoire et de revendiquer pour lui seul le mérite du grand historien, l’intelligence. Nous n’en croyons rien : la jalousie est une petitesse et une gaucherie. Nous n’avons jamais reconnu ni petitesse ni gaucherie dans l’esprit de cet homme d’État et de cet écrivain ; ce ne sont pas là les défauts que ses ennemis eux-mêmes éplucheront dans sa rare nature. D’ailleurs ce système historique, préconisé comme exclusif par M. Thiers dans cet Avertissement, est trop conforme à son individualité intellectuelle pour être en lui une théorie de circonstance. Ce système qui rapporte tout à l’intelligence est l’homme même. Tel historien, telle histoire. Il n’y a pas d’œuvre de l’esprit dans laquelle l’homme se confonde plus avec ce qu’il écrit. Nous croyons donc le système historique de M. Thiers sincère. Nous allons le lui laisser exposer à lui-même, ici, dans de belles pages, et nous vous dirons ensuite dans quelle mesure nous l’approuvons, dans quelle mesure nous le combattons. Lisez d’abord l’Avertissement.
VIII
« Je me suis avec confiance, dit M. Thiers, livré aux travaux historiques dès ma jeunesse, certain que je faisais ce que mon siècle était particulièrement propre à faire. J’ai consacré à écrire l’histoire trente années de ma vie, et je dirai que, même en venant au milieu des affaires publiques, je ne me séparais jamais de mon art, pour ainsi dire.
« Lorsqu’en présence des trônes chancelants, au sein d’assemblées ébranlées par l’accent de tribuns puissants ou menacées par la multitude, il me restait un instant pour la réflexion, je voyais moins tel ou tel individu passager, portant un nom de notre époque, que les éternelles figures de tous les lieux et de tous les temps, qui à Athènes, à Rome, à Florence, avaient agi autrefois comme celles que je voyais se mouvoir sous mes yeux…
« L’observation assidue des hommes et des événements, ou, comme disent les peintres, l’observation de la nature, ne suffit pas ; il faut un certain don pour bien écrire l’histoire. Quel est-il ? Est-ce l’esprit, l’imagination, la critique, l’art de composer, le talent de peindre ? Je répondrai qu’il serait bien désirable d’avoir tous ces dons à la fois, et que toute histoire où se montre une seule de ces qualités rares est une œuvre appréciable et hautement appréciée des générations futures. Je dirai qu’il y a, non pas une, mais vingt manières d’écrire l’histoire, qu’on peut l’écrire comme Thucydide, Xénophon, Polybe, Tite-Live, Salluste, César, Tacite, Commines, Guichardin, Machiavel, Saint-Simon, Frédéric le Grand, Napoléon, et qu’elle est ainsi supérieurement écrite, quoique très diversement. Je ne demanderais au Ciel que d’avoir fait comme le moins éminent de ces historiens pour être assuré d’avoir bien fait et de laisser après moi un souvenir de mon éphémère existence. Chacun d’eux a sa qualité particulière et saillante : tel narre avec une abondance qui entraîne ; tel autre narre sans suite, va par saillies et par bonds, mais, en passant, trace en quelques traits des figures qui ne s’effacent jamais de la mémoire des hommes ; tel autre enfin, moins abondant ou moins habile à peindre, mais plus calme, plus discret, pénètre d’un œil auquel rien n’échappe dans la profondeur des événements humains, et les éclaire d’une éternelle clarté. De quelque manière qu’ils fassent, je le répète, ils ont bien fait. Et pourtant n’y a-t-il pas une qualité essentielle, préférable à toutes les autres, qui doit distinguer l’historien, et qui constitue sa véritable supériorité ? Je le crois, et je dis tout de suite que, dans mon opinion, cette qualité, c’est l’intelligence.
« Je prends ici ce mot dans son acception vulgaire, et, l’appliquant seulement aux sujets les plus divers, je vais tâcher de me faire entendre. On remarque souvent chez un enfant, un ouvrier, un homme d’État, quelque chose qu’on ne qualifie pas d’abord du nom d’esprit, parce que le brillant y manque, mais qu’on appelle l’intelligence, parce que celui qui en paraît doué saisit sur-le-champ ce qu’on lui dit, voit, entend à demi-mot ; comprend, s’il est enfant, ce qu’on lui enseigne ; s’il est ouvrier, l’œuvre qu’on lui donne à exécuter ; s’il est homme d’État, les événements, leurs causes, leurs conséquences ; devine les caractères, leurs penchants, la conduite qu’il faut en attendre, et n’est surpris, embarrassé de rien, quoique souvent affligé de tout. C’est là ce qui s’appelle l’intelligence, et bientôt, à la pratique, cette simple qualité, qui ne vise pas à l’effet, est de plus grande utilité dans la vie que tous les dons de l’esprit, le génie excepté, parce qu’il n’est, après tout, que l’intelligence elle-même, avec l’éclat, la force, l’étendue, la promptitude.
« C’est cette qualité appliquée aux grands objets de l’histoire qui, à mon avis, est la qualité essentielle du narrateur, et qui, lorsqu’elle existe, amène bientôt à sa suite toutes les autres, pourvu qu’au don de la nature on joigne l’expérience, née de la pratique. En effet, avec ce que je nomme l’intelligence on démêle bien le vrai du faux, on ne se laisse pas tromper par les vaines traditions ou les faux bruits de l’histoire ; on a de la critique ; on saisit bien le caractère des hommes et des temps, on n’exagère rien, on ne fait rien de trop grand ou trop petit, on donne à chaque personnage ses traits véritables ; on écarte le fard, de tous les ornements le plus malséant en histoire, on peint juste ; on entre dans les secrets ressorts des choses, on comprend et on fait comprendre comment elles se sont accomplies ; diplomatie, administration, guerre, marine, on met ces objets si divers à la portée de la plupart des esprits, parce qu’on a su les saisir dans leur généralité intelligible à tous ; et, quand on est arrivé ainsi à s’emparer des nombreux éléments dont un vaste récit doit se composer, l’ordre dans lequel il faut les présenter, on le trouve dans l’enchaînement même des événements ; car celui qui a su saisir le lien mystérieux qui les unit, la manière dont ils se sont engendrés les uns les autres, a découvert l’ordre de narration le plus beau, parce que c’est le plus naturel ; et si, de plus, il n’est pas de glace devant les grandes scènes de la vie des nations, il mêle fortement le tout ensemble, le fait succéder avec aisance et vivacité ; il laisse au fleuve du temps sa fluidité, sa puissance, sa grâce même, en ne forçant aucun de ses mouvements, en n’altérant aucun de ses heureux contours ; enfin, dernière et suprême condition, il est équitable, parce que rien ne calme, n’abat les passions comme la connaissance profonde des hommes. Je ne dirai pas qu’elle fait tomber toute sévérité, car ce serait un malheur ; mais, quand on connaît l’humanité et ses faiblesses, quand on sait ce qui la domine et l’entraîne, sans haïr moins le mal, sans aimer moins le bien, on a plus d’indulgence pour l’homme qui s’est laissé aller au mal par les mille entraînements de l’âme humaine, et on n’adore pas moins celui qui, malgré toutes les basses attractions, a su tenir son cœur au niveau du bon, du beau et du grand.
« L’intelligence est donc, selon moi, la faculté heureuse qui, en histoire, enseigne à démêler le vrai du faux, à peindre les hommes avec justesse, à éclaircir les secrets de la politique et de la guerre, à narrer avec un ordre lumineux, à être équitable enfin, en un mot à être un véritable narrateur. L’oserai-je dire ? Presque sans art, l’esprit clairvoyant que j’imagine n’a qu’à céder à ce besoin▶ de conter qui souvent s’empare de nous et nous entraîne à rapporter aux autres les événements qui nous ont touché et il pourra enfanter des chefs-d’œuvre…
« L’intelligence complète des choses en fait sentir la beauté naturelle, et les fait aimer au point de n’y vouloir rien ajouter, rien retrancher, et de chercher exclusivement la perfection de l’art dans leur exacte reproduction… »
« L’histoire, ajoute-t-il, c’est le portrait… Pour les rendre que faut-il ? Les comprendre…
« C’est la profonde intelligence des choses qui conduit à cet amour idolâtre du vrai que les peintres et les sculpteurs appellent l’amour de la nature. Alors on n’y veut rien changer, parce qu’on ne juge rien au-dessus d’elle. En poésie on choisit, on ne change pas la nature ; en histoire on n’a pas même le droit de choisir, on n’a que le droit d’ordonner. Si dans la poésie il faut être vrai, bien plus vrai encore il faut être en histoire. Vous prétendez être intéressant, dramatique, profond, tracer de fiers portraits qui se détachent de votre récit comme d’une toile et se gravent dans la mémoire, ou des scènes qui émeuvent ; eh bien ! tenez pour certain que vous ne serez rien de tout ce que vous prétendez être, que vos récits seront forcés, vos scènes exagérées, et vos portraits de pures académies. Savez-vous pourquoi ? Parce que vous vous serez préoccupé du soin d’être ou dramatique ou peintre. Au contraire, n’ayez qu’un souci, celui d’être exact ; étudiez bien un temps, les personnages qui le remplissent, leurs qualités, leurs vices, leurs altercations, les causes qui les divisent, et puis appliquez-vous à les rendre simplement… Si, pour systématiser vos récits, vous n’avez pas cherché à les grouper arbitrairement, si vous avez bien saisi leur enchaînement naturel, ils auront un entraînement irrésistible, celui d’un fleuve qui coule à travers les campagnes. Il y a sans doute de grands et petits fleuves, des bords tristes ou riants, mesquins ou grandioses. Et pourtant, regardez à toutes les heures du jour, et dites si tout fleuve, rivière ou ruisseau ne coule pas avec une certaine grâce naturelle ; si, à tel moment, en rencontrant tel coteau, en s’enfonçant à l’horizon derrière tel bouquet de bois, il n’a pas son effet heureux et saisissant ? Ainsi vous serez, quel que soit votre sujet, si après une chose vous en faites venir une autre, avec le mouvement facile, et tour à tour paisible ou précipité de la nature.
« Maintenant, après une telle profession de foi, ai-je ◀besoin▶ de dire quelles sont en histoire les conditions du style ? J’énonce tout de suite la condition essentielle, c’est de n’être jamais ni aperçu ni senti. On vient tout récemment d’exposer aux yeux émerveillés du public, parmi les chefs-d’œuvre de l’industrie du siècle, des glaces d’une dimension et d’une pureté extraordinaires, devant lesquelles les Vénitiens du quinzième siècle resteraient confondus, et à travers lesquelles on aperçoit, sans la moindre atténuation de contour ou de couleur, les innombrables objets que renferme le palais de l’Exposition universelle. J’ai entendu des curieux stupéfaits, n’apercevant que le cadre qui entoure ces glaces, se demander ce que faisait là ce cadre magnifique, car ils n’avaient pas aperçu le verre. À peine avertis de leur erreur, ils admiraient le prodige de cette glace si pure. Si, en effet, on voit une glace, c’est qu’elle a un défaut, car son mérite c’est la transparence absolue. »
Et M. Thiers termine par ce beau résumé cette glorification de l’intelligence en faisant de l’intelligence et de la justice une même qualité dans l’historien, ce qui est vrai sans doute pour lui, mais certes pas pour les autres ; car Machiavel était fort intelligent, mais nul ne lui a donné l’éloge d’être juste. La conscience seule peut être juste. Il ajoute :
« Si j’éprouve une sorte de honte à la seule idée d’alléguer un fait inexact, je n’en éprouve pas moins à la seule idée d’une injustice envers les hommes. Quand on a été jugé soi-même, souvent par le premier venu, qui ne connaissait ni les personnages, ni les événements, ni les questions sur lesquelles il prononçait en maître, on ressent autant de honte que de dégoût à devenir, un juge pareil. Lorsque des hommes ont versé leur sang pour un pays souvent bien ingrat, quand d’autres pour ce même pays ont consumé leur vie dans les anxiétés dévorantes de la politique, l’ambition fût-elle l’un de leurs mobiles, prononcer d’un trait de plume sur le mérite de leur sang ou de leurs veilles, sans connaissance des choses, sans souci du vrai, est une sorte d’impiété ! L’injustice pendant la vie, soit ! les flatteurs sont là pour faire la contrepartie des détracteurs, bien que pour les nobles cœurs les inanités de la flatterie ne contrebalancent pas les amertumes de la calomnie ; mais, après la mort, la justice au moins, la justice sans adulation ni dénigrement, la justice, sinon pour celui qui l’attendit sans l’obtenir, au moins pour ses enfants ! Mais qui peut se flatter en histoire de tenir les balances de la justice d’une main tout à fait sûre ? Hélas ! personne, car ce sont les balances de Dieu dans la main des hommes ! »
IX
Cette belle théorie de l’intelligence, comme qualité première et fondamentale de l’historien, est trop sensée pour que nous n’en reconnaissions pas la justesse.
Cependant l’histoire n’est-elle qu’intelligence ? M. Thiers ne le dit pas, mais il fait tellement prédominer ce culte de l’intelligence dans sa théorie, comme l’intelligence prédomine en lui et dans son livre, que cette qualité absorbe évidemment dans son intention toutes les autres. — Raisonnons cependant.
C’est là un système historique excellent pour l’histoire technique.
L’histoire technique est incontestablement le penchant de M. Thiers ; nul ne l’écrivit jamais aussi lumineuse que lui. Ce genre d’histoire a son mérite quand il ne s’agit pour l’historien que de bien regarder et de bien faire voir les faits ; mais regarder ce n’est ni sentir ni juger : le regard n’est pas un sentiment, le regard n’est pas un jugement ; le regard n’est qu’une perception presque indifférente, et, s’il est permis de se servir d’une expression souvent citée depuis que M. Royer-Collard en a enrichi la langue philosophique : Ceci est brutal comme un fait, nous dirions que le regard participe de la brutalité du fait quand il ne s’élève pas au-dessus du fait pour le sentir dans le cœur et pour le juger dans la conscience.
L’intelligence, faculté pour ainsi dire neutre et indifférente, qui suffît à l’histoire technique, ne suffit donc nullement à la grande histoire. L’histoire technique montre seulement les objets ; la grande histoire les montre, les vivifie et les caractérise. Toutes les histoires techniques de l’univers ne donneront pas un atome de moralité à l’espèce humaine. Pour nous servir de la belle et juste comparaison de M. Thiers quand il parle du style et qu’il le compare à une glace, glace d’autant plus parfaite, dit-il, qu’elle se borne à réfléchir avec plus de fidélité les objets, sans les colorier de teintes empruntées à sa propre surface, nous dirons que c’est rabaisser l’intelligence que de l’assimiler à un miroir inerte. Une glace est l’intelligence de la matière. Dans l’ordre matériel, le miroir doit se borner, en effet, à réfléchir et à reproduire avec une fidélité neutre les objets ; mais, dans l’ordre intellectuel et moral, le miroir, qui est l’âme vivante de l’homme, doit non seulement reproduire, il doit penser, il doit sentir, il doit juger ce qu’il reproduit. Ce n’est qu’à cette condition que l’historien est un homme, ce n’est qu’à cette condition qu’il fait penser, sentir, juger son lecteur. Avec l’intelligence seule il est une glace ; avec la pensée, le sentiment, la conscience, le jugement, il est un historien.
Qu’aurait dit Tacite, le plus réellement intelligent des historiens, parce qu’il est le plus ému, le plus passionné et le plus vertueux des hommes, s’il avait lu cette théorie froide de M. Thiers, qui conteste à l’histoire sa passion, sa conscience, son indignation, son enthousiasme, et tout ce que Tacite appelle avec raison l’éloquence du récit ? Tacite aurait cessé d’être Tacite, il aurait brisé sa plume, puisqu’on lui commandait de briser son cœur, sa conscience, son jugement sur le monde romain qu’il raconte, et, à la place du plus éloquent et du plus coloré des historiens, le monde n’aurait eu qu’un nomenclateur technique, un miroir inerte, qui n’aurait pas même eu le droit de haïr la tyrannie, la démence, la servilité, la boue et le sang qu’il aurait réfléchis dans sa métallique et immorale limpidité d’intelligence.
Ce n’est pas là la pensée de M. Thiers, nous le savons bien, mais c’est là où conduirait sa théorie historique de l’intelligence supérieure à tout dans le récit des événements humains. L’intelligence, selon nous, n’est ni supérieure ni inférieure dans l’histoire : elle est nécessaire ; mais l’émotion qui fait sentir, la pensée qui fait réfléchir, et la conscience qui fait juger, ne sont ni plus ni moins nécessaires que l’intelligence. Avec l’intelligence seule vous avez le fait, que M. Thiers semble préférer à tout ; avec l’intelligence, l’émotion, la pensée, la conscience et le talent de bien écrire, vous aurez la grande histoire. Polybe d’un côté ; Tacite de l’autre, choisissez ! Le monde a déjà choisi.
Après ces observations, rendues indispensables par l’avertissement historique de M. Thiers, entrons largement dans l’exposition, dans l’admiration et dans la critique de ce magnifique monument du Consulat et de l’Empire. Ici, comme cela se rencontre souvent en littérature, l’exécution est bien supérieure à la théorie. C’est le système qui parle, tandis que dans l’exécution c’est la nature qui agit. La nature, dans M. Thiers, est bien supérieure au système. Il a fait le système avec sa volonté ; il a fait son histoire avec sa nature.
X
Cependant il y a dans cette belle nature de M. Thiers un élément qu’il se vante d’avoir à un haut degré, un élément dont il s’excuse quelquefois avec habileté, dont il se loue souvent lui-même avec orgueil ; élément qui est, selon nous et selon le bon sens, une bonne condition pour la popularité, une mauvaise condition pour la grande histoire. Cet élément de la nature de M. Thiers, c’est l’excès de nationalisme ; c’est une espèce de patriotisme littéraire qui compte la patrie pour tout et le monde pour peu ; c’est, en conséquence, un engouement irréfléchi de militarisme empanaché, qui, voyant toujours le droit où est la patrie, et la patrie à travers la fumée de tous les champs de bataille, à quelque distance qu’ils soient de nos frontières, s’enivre non comme un historien, mais comme un combattant, de poudre et de gloire, ne voit plus dans la nation qu’une armée, et dans le chef d’armée qu’un maître du monde par droit de discipline et de victoire. On a dit de Buffon qu’il écrivait l’histoire naturelle avec des manchettes ; on dirait presque de M. Thiers qu’il écrit l’histoire nationale avec une plume arrachée au plumet d’un grenadier.
Ce n’est plus là l’histoire morale dont nous parlions tout à l’heure, c’est l’histoire populaire, c’est l’histoire soldatesque, c’est l’histoire écrite sur l’affût d’un canon, au point de vue de la vanité nationale et non au point de vue de la justice universelle ; c’est, selon nous, un point de vue très incomplet. Si, quand il s’agit de défendre ou d’honorer sa patrie, on ne saurait être trop national, il n’en est pas de même quand il s’agit de la juger. On est solidaire du salut de la patrie, on n’est pas solidaire de ses fautes, pas même de ses vanités, encore moins de ses crimes. Dans l’action on doit combattre jusqu’à la mort pour son pays ; dans le jugement historique on ne doit écrire que pour le bon droit, la vérité, la justice. Le patriote a une patrie ; l’historien en a une comme homme, il n’en a point comme historien. Qu’il jouisse avec un légitime orgueil des exploits de ses compatriotes sur le champ de bataille, c’est bien ; mais si ces exploits lui éblouissent les yeux jusqu’à lui faire oublier le droit aussi sacré et la valeur souvent égale des autres peuples, ce n’est plus de l’histoire, c’est de l’injustice patriotique et de la jactance nationale.
Cette faiblesse de M. Thiers pour tout ce qui porte le nom, le cœur, le drapeau français, contribuera sans doute à la vogue militaire de son livre dans son temps et dans son pays ; mais cette noble faiblesse ne contribuera pas, dans l’avenir, à l’universalité d’estime que ce livre mérite et qu’il obtiendra sous d’autres rapports. Le patriotisme militaire du patriote fera qu’on se défiera de l’historien. Un pareil livre, pour être universel et éternel, doit être cosmopolite. L’univers n’est ni français, ni russe, ni anglais, ni espagnol, ni germain ; il est l’univers. L’historien doit cesser d’être exclusivement Français, il doit se faire universel comme son sujet.
Cette même faiblesse de M. Thiers pour la gloire militaire de sa patrie, patrie qu’il ne voit trop souvent que dans ses armées, a dû lui donner de bonne heure une faiblesse enthousiaste pour le chef de ces armées, Napoléon. Ceci peut être une prévention, mais ce n’est pas un malheur. Tout historien doit aimer son héros ; nous ne reprochons pas à M. Thiers d’aimer Napoléon, mais de l’aimer aux dépens de la vérité, de la moralité, de la liberté et de la justice. Nous n’aurons que trop souvent, dans ce commentaire, à montrer combien cet amour pour l’homme du siècle fait pallier à M. Thiers ses fautes, toutes les fois que ses fautes ne finissent pas par un désastre. Le succès ferme trop souvent les yeux de M. Thiers sur les fautes ou sur les attentats des heureux. C’est un écrivain complice de la fortune ; il ne reconnaît le tort que quand le tort est puni par le revers. Cependant il y a aussi de grandes et sévères justices faites par l’historien dans ce livre ; mais ces justices semblent plutôt s’exercer sur l’insuccès que sur l’immoralité des actes. Nous allons justifier ce reproche par beaucoup d’exemples.
Ces observations préliminaires jetées en courant, lisons et admirons.
XI
L’histoire commence en 1799. M. Thiers, avec un bonheur qui pourrait s’appeler également une habileté, esquive la question délicate et controversée du 18 brumaire, cette usurpation à main armée de la force sur le droit, de la violence militaire sur la légitimité nationale. Il suppose son héros absous par le succès, par le consentement tacite de la France, et par la gloire de son consulat et de son empire, pour étouffer le murmure de la conscience publique sous les acclamations de l’armée. M. Thiers se hâte de nous présenter l’attentat accompli et d’écraser d’un odieux mépris le gouvernement de la république modérée sous la Directoire.
M. Thiers, on le voit, applaudit lui-même de l’esprit et du cœur à cet heureux attentat du 18 brumaire. Nous comprenons ses motifs : M. Thiers est, dans tous ses écrits, dans tous ses discours, dans toute sa politique, un révolutionnaire nominal et un monarchiste très décidé. Le 18 brumaire devait donc lui plaire, car c’était de la dictature prélude de la monarchie. Nous ne nions pas la nécessité et la légitimité de la dictature dans certaines occurrences extrêmes de la vie des peuples en révolution, mais ici c’était de la dictature usurpée au lieu de la légitime dictature donnée pour son salut par une nation. C’était une armée arbitrairement personnifiée par un jeune guerrier tirant le sabre du fourreau et disant à la nation, bien ou mal constituée : Effacez-vous, j’entre seul en scène ! La Constitution, c’est moi ! Vous vous appelez le droit, je m’appelle l’audace ; le sabre jugera ! Mais, c’est moi qui tiens le sabre !
XII
Qu’un tel acte et qu’un tel langage fussent louables ou seulement innocents dans un jeune général qui n’avait reçu mandat ni de l’armée ni du peuple, et qui, après avoir reçu son commandement du Directoire et des pouvoirs constitués, séduisait les ambitieux et tournait contre le gouvernement la force que le gouvernement lui avait confiée pour le défendre ; qu’un tel acte et un tel langage fussent louables ou innocents, disons-nous, c’est ce que nous ne voulons pas discuter ici avec M. Thiers ni avec la France. On pourra dire tant qu’on voudra que ce fut un beau fait, mais nul ne sera assez dénué de scrupule pour dire que ce fut un acte honnête et légitime. L’esprit a pu en être ébloui, mais il n’y a pas une conscience qui n’en ait été troublée et inquiétée jusqu’à la fin de ce forfait heureux. Eh bien ! nous ne ferons sur le 18 brumaire qu’une seule observation à M. Thiers ; cette observation est de celles qui lui plaisent : une observation de fait, et non de droit.
Supposez, lui dirons-nous, que Bonaparte, au lieu de violer, le sabre à la main, le 18 brumaire, les pouvoirs, la représentation telle quelle, la constitution libre de son pays, pour saisir la dictature consulaire ; supposez que Bonaparte eût attendu que le prestige croissant de ses talents et le mouvement spontané de l’opinion lui eussent confié le gouvernement à des conditions de force, mais de mesure et de limites dans la force, que serait-il résulté pour la France et pour Bonaparte lui-même de cette origine légale et nationale de son pouvoir ? Il en serait résulté que Bonaparte, fortifié et maintenu tout à la fois par les conditions constitutionnelles imposées à son caractère et à son autorité, aurait été forcé de répondre au pays de ses actes, au lieu de ne répondre qu’à lui-même des caprices et des témérités de son génie ; il en serait résulté que toute la gloire nécessaire à la France aurait été acquise et que la gloire folle lui aurait été épargnée ; il en serait résulté que Marengo et Austerlitz auraient illustré nos armées, mais que Moscou, Leipsick, Waterloo n’auraient pas attristé nos drapeaux et fait envahir notre territoire ; enfin il en serait résulté que la France se serait servie d’un grand homme, au lieu qu’un grand homme se servit jusqu’à l’épuisement et jusqu’à l’asservissement de la France. Tous les excès, toutes les ambitions, toutes les démences de gloire que M. Thiers reproche sévèrement à Napoléon dans les années de décadence de sa fortune auraient été prévenus ou modérés par cette seule combinaison de l’innocence de son pouvoir. L’honnêteté de son origine, un vote au lieu d’un attentat, une loi au lieu d’une épée au 18 brumaire, et toute la destinée de l’Europe, de la France et de l’homme, était changée. M. Thiers voit que nous ne discutons avec lui le 18 brumaire que sur son terrain : le fait, et les conséquences politiques et militaires du fait.
Ceci était nécessaire pour expliquer à M. Thiers que, si Napoléon, dont il absout l’ambition au 18 brumaire, devait se perdre et nous perdre lui-même plus tard, c’était non par faute de génie, mais par faute d’un droit. Un droit, c’est une inviolabilité, mais un droit, c’est une limite. Il limite la fortune, mais aussi il limite la folie. Nous faisons donc un grand reproche moral et politique à M. Thiers d’avoir jeté au début de son histoire un voile d’amnistie et une pluie de lauriers sur la journée du 18 brumaire. Cette faute historique le poursuivra partout dans le cours de son récit. On a beau ensevelir la conscience dans un drapeau de victoire, elle n’est pas tuée, et elle se réveille toujours à toutes les crises de l’existence du soldat qui lui a porté un coup d’épée.
XIII
M. Thiers va de lui-même au-devant de ce reproche dans cette belle page de son premier livre :
« C’est, dit-il, cette partie de notre histoire contemporaine que je vais raconter aujourd’hui. Quinze ans se sont écoulés depuis que je retraçais les annales de notre première révolution. Ces quinze années, je les ai passées au milieu des orages de la vie publique ; j’ai vu s’écouler un trône ancien et s’élever un trône nouveau ; j’ai vu la Révolution française poursuivre son invincible cours. Quoique les spectacles auxquels j’ai assisté m’aient peu surpris, je n’ai pas la prétention de croire que l’expérience des hommes et des affaires n’eût rien à m’apprendre ; j’ai la confiance, au contraire, d’avoir beaucoup appris, et d’être ainsi plus apte, peut-être, à saisir et à exposer les grandes choses que nos pères ont faites pendant ces temps héroïques. Mais je suis certain que l’expérience n’a pas glacé en moi les sentiments généreux de ma jeunesse ; je suis certain d’aimer, comme je les aimais, la liberté et la gloire de la France. »
La gloire, oui ! la liberté, non ! car nous défions un homme sensé de concilier l’amour même très modéré de la liberté avec l’exaltation du despotisme militaire inauguré par la journée de brumaire. Que la France, sortie par sa propre force de la sanguinaire anarchie de 1793, eût ◀besoin▶, pour constituer l’ordre dans la liberté, de concentrer son gouvernement multiple dans une main d’homme d’État, magistrat, soldat ou dictateur, nous le reconnaissons comme M. Thiers ; mais qu’elle eût ◀besoin▶ de se désavouer, de se mépriser, de se bafouer elle-même, en invoquant contre ses pouvoirs légaux le coup d’État d’un soldat, et de lui livrer sa révolution et ses principes de 1789 pour ne retrouver qu’une armée et une contre-révolution sous le sabre, c’est ce que nous ne reconnaîtrons jamais. Une nation et une révolution qui s’organisaient enfin d’un côté, un soldat et une contre-révolution de l’autre, telle était l’option pour la France, la veille de brumaire. M. Thiers se prononce pour le soldat, et il se déclare ami de la liberté ! Qu’il se comprenne lui-même, nous n’en doutons pas ; mais qu’il soit compris par l’avenir, nous en doutons. Évidemment il prend ici son parti, et il jette la révolution modérée, qui commençait ses sages résipiscences, aux pieds d’une réaction antilibérale et militaire, personnifiée dans un soldat. Ce sera le sens de toute son histoire, ce n’est pas le nôtre ; de là d’inévitables dissentiments entre l’esprit de cette histoire et l’esprit de notre commentaire. Nous pensons, nous, comme M. Thiers, que la Révolution, qui avait eu son débordement de démagogie et de sang, devait rentrer dans son lit en se purifiant de toutes ses souillures ; nous pensons comme lui aussi qu’une liberté ne peut se fonder qu’en se modérant et en se donnant à elle-même de sévères limites ; mais nous pensons que la France, déjà corrigée par le spectacle et par le repentir de ses excès, tendait à se donner à elle-même ces institutions et ces limites, et que, la refouler tout à coup jusqu’au-delà des principes sains de 1789, c’était lui faire perdre en un jour tout le terrain franchi en neuf ans de travail, et lui préparer pour l’avenir un second accès de révolution pire que le premier. Voilà, selon nous, le tort du 18 brumaire : il donnait à la France une réaction au lieu d’une modération, et un maître au lieu d’une constitution.
XIV
L’ascendant que le premier Consul Bonaparte prit dès le premier jour de son consulat, non seulement à titre de vainqueur, mais à titre d’administrateur, de négociateur et d’homme d’État, sur ses deux fantômes de collègues, Sieyès et Roger-Ducos, est admirablement analysé dans le premier livre. On sent que M. Thiers a disputé lui-même sur une autre scène l’ascendant que la volonté, le talent, l’éloquence donnent à certains hommes sur des collègues moins résolus à la supériorité. Aucun autre historien ne pouvait pénétrer plus avant dans l’esprit de ces triumvirs si inégaux de brumaire. Le coup d’œil d’un homme expérimenté et habile peut seul sonder le fond de l’ambition et les réticences de l’habileté. Il y a là des scènes de haut comique qui donnent au lecteur la comédie de l’ambition sur une scène encore trempée de sang. Le premier rôle est à Bonaparte, jouant quelquefois l’indifférence philosophique et le dégoût des grandeurs pour menacer le monde d’une éclipse de génie et de force. On sent là un acteur inné, formé par la nature et ayant deviné l’expérience. Son génie et son éloquence sont aussi remarquables dans ses intrigues pour un fauteuil de président et pour les tactiques d’un cabinet que ses manœuvres sur un champ de bataille. Le monde ne pouvait échapper à une telle supériorité, servie par la fortune et par l’infériorité de tous les hommes avec lesquels il avait à se mesurer ; car il faut remarquer que Bonaparte, à l’intérieur, n’avait à se mesurer qu’avec des hommes généralement médiocres, lassés et usés par la Révolution ; l’échafaud, la mort naturelle, les proscriptions avaient fauché la France. La génération des hommes politiques de 1799 était détrempée. Mirabeau, Vergniaud, Cazalès, les monarchistes, les Girondins, les terroristes étaient morts. Une nation n’a pas deux élites de caractères et de talents en dix ans. M. Thiers, selon nous, n’a pas assez remarqué cette circonstance. Bonaparte paraissait d’autant plus grand à cette époque qu’il n’avait à se mesurer avec personne. L’échafaud lui avait fait place.
Le second rôle est Sieyès. — M. Thiers, avec une partialité dont nous ne comprenons pas les motifs, semble donner à ce métaphysicien ténébreux une sorte d’égalité de génie avec son jeune collègue. Le métaphysicien ténébreux, tombé de l’Église dans le régicide, monté de la Terreur dans le Directoire, et retombé du Directoire dans le Consulat, ne mérite pas tant d’honneur. Il avait de l’esprit, mais un esprit inapplicable aux réalités de la politique ; c’était ce qu’on appelle dans les affaires et dans les assemblées publiques un logicien, c’est-à-dire un homme qui vit à son aise dans le monde des idées, sans s’apercevoir que le monde des faits et le monde des idées se heurtent sans cesse et se contredisent nécessairement par la logique brutale des passions et des événements, qui n’obéit point à la logique des écoles. Il n’était point éloquent ; il vivait depuis douze ans sur une brochure qui n’était que le lieu commun de la Révolution. Son prestige était dans son silence. Il avait cédé, jusqu’au vote à mort contre l’infortuné Louis XVI, à la terreur que lui inspirait la Montagne ; il avait donné une tête royale pour sauver la sienne ; il se taisait pour qu’on lui pardonnât de vivre. Il passait pour penser, et il rêvait. Quand Sieyès avait pressenti la chute du Directoire il avait négocié d’avance avec Bonaparte ; il avait masqué plutôt que motivé sa trahison par la prétention de faire adopter au jeune général une constitution arbitraire, compliquée, chimérique, qui n’était que le jeu d’esprit d’un métaphysicien désœuvré. Comment M. Thiers prend-il au sérieux un tel homme ? Comment semble-t-il le présenter à l’histoire comme un rival dangereux au génie de la jeunesse, de la force et du bon sens personnifié dans Bonaparte ? C’est évidemment, selon nous, un jeu de scène pour intéresser le drame. Il fallait ici un prétendu antagoniste au premier Consul pour donner au guerrier d’Égypte le facile honneur des triomphes : M. Thiers a choisi Sieyès. Il raconte avec la plus amusante péripétie de dialogue la lutte inégale entre le fait et le rêve, entre le héros et le logicien. Le logicien cède bientôt au héros. Il s’écrie : Nous avons un maître qui sait tout faire ! Il se résigne à un rôle effacé pourvu qu’il soit lucratif. Bonaparte s’empare de tout le gouvernement et relègue avec un respect comique son collègue dans la préparation silencieuse d’une constitution mort-née. Sieyès en sortira destitué et consolé par une munificence nationale honorifique de la terre de Crosne, récompense de ses silences et compensation de ses chimères.
XV
L’analyse que M. Thiers daigne faire de la constitution de Sieyès est pleine de sens politique et d’expérience anticipée, mais elle est un peu trop étendue ; on n’analyse pas le néant, on souffle sur le rêve, et tout est dit. Cette analyse, cependant, a ce mérite d’être une excellente leçon de politique réelle en opposition avec la politique géométrique et scolastique d’un de ces illuminés du Contrat social qui croient pouvoir appliquer les lois de la mécanique aux intérêts moraux et aux passions des peuples.
Bonaparte s’impatienta, à la fin, de ces puérilités savantes ; il jeta dans un moule improvisé quelques-uns des éléments de la constitution de Sieyès avec quelques éléments empruntés aux constitutions existantes, et il en sortit pour les ◀besoins▶ de la circonstance la Constitution dite de l’an VIII (19 décembre 1799). Un sénat, un corps législatif, un tribunat, un pouvoir exécutif des trois consuls, un conseil d’État, mais surtout un homme investi d’une force d’opinion irrésistible pour faire jouer le mécanisme et pour le déjouer s’il en était gêné dans son omnipotence, voilà toute la Constitution de l’an VIII. Il faut reconnaître qu’à ce moment la France n’en voulait pas d’autre. Elle était dans une de ces périodes de lassitude qui suivent les grandes convulsions ; alors les nations ne s’inquiètent plus comment, mais par qui elles sont gouvernées.
Le premier Consul se choisit pour nouveaux collègues Cambacérès et Lebrun. Ce n’étaient pas des rivaux possibles, c’étaient des complices assurés. M. Thiers affecte de prendre trop au sérieux Cambacérès, homme en qui le ridicule du caractère s’associait par égale portion avec la sagacité de l’esprit, excellent à un rang secondaire, dans l’ombre, mais qui n’aurait jamais existé s’il n’avait été le second d’un grand homme. Quant au troisième consul, Lebrun, c’était un homme de littérature politique et un homme d’affaires administratives d’un passé sans tache et d’une universelle capacité. Bien faire sans rien prétendre était, à tous les rangs et à tous les postes, sa seule ambition.
Le Sénat avait pour attribution de nommer les membres du pouvoir législatif et du tribunat. On remplit le Corps législatif de tous les représentants fatigués des idées de l’Assemblée constituante et à peine revenus des terreurs de la Convention. Ces hommes épuisés et assouplis ne demandaient que le repos et le silence. Il n’y avait plus assez de vie pour qu’il y eût jamais des factieux. Le Tribunat fut composé des hommes plus jeunes qui conservaient plutôt le décorum que la passion de la liberté. Leur opposition, s’il y en avait, s’évaporerait en paroles ; mais ces paroles étaient sans danger en France dans ce moment, car elles étaient sans échos. Rien ne résonnait plus en France que le bruit des armes : c’était l’ère des soldats.
XVI
Le premier ◀besoin▶ d’un gouvernement pacificateur au dedans afin d’être redoutable au dehors était une amnistie aux partis vaincus, une négociation avec les partis encore en armes.
On clôt la liste des émigrés, on prodigue les radiations et les restitutions de domaines non vendus à ceux qui rentrent dans leur patrie. On essaye de traiter avec les chefs vendéens ; on séduit les uns, on dompte les autres : la Vendée s’éteint. M. Thiers, dans une rapide revue de l’Europe passée par un esprit juste et fin, dévoile la scène diplomatique et militaire où son héros va bientôt agir. Bonaparte, pour répondre au vœu du pays, affecte un désir de paix qui ne pouvait pas être dans sa pensée, car il n’était pas dans son intérêt. Il écrit avec ostentation des lettres conciliantes au roi d’Angleterre et à l’empereur d’Allemagne ; en attendant les réponses, il organise le système administratif que nous voyons encore aujourd’hui, système plus simple que parfait, né de lui-même, de la destruction des provinces et de la division en départements, œuvre de l’Assemblée constituante. Enfin il s’établit aux Tuileries avec ses deux collègues, comme pour faire pressentir la monarchie jusque par les murailles. Lebrun y entra ; Cambacérès, plus prévoyant, refusa de s’y installer. « C’est une faute, dit-il à Lebrun, d’aller nous loger aux Tuileries ; cela ne nous convient pas, à nous. Bonaparte
voudra bientôt y loger seul. Mieux vaut n’y pas entrer que d’en sortir ! »
Le lendemain de cet acte d’installation pompeuse, Bonaparte dit à son secrétaire : « Eh bien ! Bourrienne, nous voilà donc aux Tuileries !… Maintenant il faut y rester. »
XVII
Jusque-là, l’histoire de M. Thiers, quoique intéressante et sagement pensée, ne se distingue par aucune qualité de composition ou de style de tout ce qui a été écrit sur cette grande époque. Le véritable mérite transcendant de cet écrivain ne se révèle qu’au point où commencent les grandes affaires, les grandes négociations, les grandes guerres. Aucun historien ancien ou moderne n’a si bien exposé les affaires, si bien démêlé les négociations, si bien compris les campagnes. C’est par excellence l’administrateur, l’ambassadeur, le tacticien dans l’historien. Au feu près, qui ne manque pas à son âme, mais qui manque un peu à son style, c’est l’historien des batailles.
L’Angleterre et l’Autriche avaient éludé les avances de paix faites avec éclat par Bonaparte. C’étaient deux fautes, comme M. Thiers le remarque avec justesse : c’était donner au premier Consul le prétexte de soulever la France contre une coalition qui se déclarait coalition à mort ; c’était, de plus, donner au nouveau chef de la France l’occasion de concentrer son pouvoir et de devenir l’idole des armées et l’arbitre des victoires.
Bonaparte, avec une adresse instinctive que lui commandait sa situation de consul, supérieure à sa situation de général, profita merveilleusement de l’avantage que lui donnaient les dédains de l’Angleterre et les obstinations de l’Autriche. Il conçut un plan de campagne que nous laissons exposer à M. Thiers.
« La France avait deux armées : celle d’Allemagne, portée, par la réunion des armées du Rhin et d’Helvétie, à 130 000 hommes ; celle de Ligurie, réduite à 40 000 au plus. Il y avait dans les troupes de Hollande, de Vendée et de l’intérieur, les éléments épars, éloignés, d’une troisième armée ; mais une habileté administrative supérieure pouvait seule la réunir à temps, et surtout à l’improviste, sur le point où sa présence était nécessaire. Le général Bonaparte imagina d’employer ces divers moyens comme il suit.
« Masséna, avec l’armée de Ligurie, point augmentée, secourue seulement en vivres et en munitions, avait ordre de tenir sur l’Apennin entre Gênes et Nice, et d’y tenir comme aux Thermopyles. L’armée d’Allemagne, sous Moreau, accrue le plus possible, devait faire sur tous les bords du Rhin, de Strasbourg à Bâle, de Bâle à Constance, des démonstrations trompeuses de passage, puis marcher rapidement derrière le rideau que forme ce fleuve, le remonter jusqu’à Schaffhouse, jeter là quatre ponts à la fois, déboucher en masse sur le flanc du maréchal de Kray, le surprendre, le pousser en désordre sur le haut Danube, le gagner de vitesse s’il était possible, le couper de la route de Vienne, l’envelopper peut-être, et lui faire subir l’un de ces désastres mémorables dont il y a eu dans ce siècle plus d’un exemple. Si l’armée de Moreau n’avait pas ce bonheur, elle pouvait toutefois pousser M. de Kray sur Ulm et Ratisbonne, l’obliger ainsi à descendre le Danube, et l’éloigner des Alpes de manière à ce qu’il ne pût jamais y envoyer aucun secours. Cela fait, elle avait ordre de détacher son aile droite vers la Suisse, pour y seconder la périlleuse opération dont le général Bonaparte se réservait l’exécution. La troisième armée, dite de réserve, dont les éléments existaient à peine, devait se former entre Genève et Dijon, et attendre là l’issue des premiers événements, prête à secourir Moreau s’il en avait ◀besoin▶. Mais, si Moreau avait réussi dans une partie au moins de son plan, cette armée de réserve, se portant, sous le général Bonaparte, à Genève, de Genève dans le Valais, donnant la main au détachement tiré de l’armée d’Allemagne, passant ensuite le Saint-Bernard sur les glaces et les neiges, devait, parmi prodige plus grand que celui d’Annibal, tomber en Piémont, prendre par derrière le baron de Mélas occupé devant Gênes, l’envelopper, lui livrer une bataille décisive, et, si elle la gagnait, l’obliger à mettre bas les armes…
« Cette armée du Rhin, poursuit l’historien militaire, quoique portant, comme les autres armées de la République, les haillons de la misère, était superbe. Quelques conscrits lui avaient été envoyés, mais en petit nombre, tout juste assez pour la rajeunir. Elle se composait, en immense majorité, de ces vieux soldats qui, sous les ordres de Pichegru, Kléber, Hoche et Moreau, avaient conquis la Hollande, les rives du Rhin, franchi plusieurs fois ce fleuve et paru même sur le Danube. On n’aurait pu dire sans injustice qu’ils étaient plus braves que ceux de l’armée d’Italie ; mais ils présentaient toutes les qualités de troupes accomplies : ils étaient sages, sobres, disciplinés, instruits et intrépides. Les chefs étaient dignes des soldats. La formation de cette armée en divisions détachées, complètes en toutes armes et agissant en corps séparés, y avait développé au plus haut point le talent des généraux divisionnaires. Ces divisionnaires avaient des mérites égaux, mais divers. C’était Lecourbe, le plus habile des officiers de son temps dans la guerre des montagnes, Lecourbe dont les échos des Alpes répétaient le nom glorieux ; c’était Richepanse, qui joignait à une bravoure audacieuse une intelligence rare, et qui rendit bientôt à Moreau, dans les champs de Hohenlinden, le plus grand service qu’un lieutenant ait jamais rendu à son général ; c’était Saint-Cyr, esprit froid, profond, caractère peu sociable, mais doué de toutes les qualités du général en chef ; c’était enfin ce jeune Ney, qu’un courage héroïque, dirigé par un instinct heureux de la guerre, avait déjà rendu populaire dans toutes les armées de la République. À la tête de ces lieutenants était Moreau, esprit lent, quelquefois indécis, mais solide, et dont les indécisions se terminaient en résolutions sages et fermes quand il était face à face avec le danger. La pratique avait singulièrement formé et étendu son coup d’œil militaire. Mais, tandis que son génie guerrier grandissait chaque jour au milieu des épreuves de la guerre, son caractère civil, faible, livré à toutes les influences, avait succombé déjà et devait succomber encore aux épreuves de la politique, que les âmes fortes et les esprits vraiment élevés peuvent seuls surmonter. Du reste, la malheureuse passion de la jalousie n’avait point encore altéré la pureté de son cœur et corrompu son patriotisme. Par son expérience, son habitude du commandement, sa haute renommée, il était, après le général Bonaparte, le seul homme capable alors de commander à cent mille hommes. »
On pressent ici le jugement sévère que M. Thiers doit porter plus tard sur le général Moreau, le vrai rival en talent militaire et en popularité de Bonaparte. Mais, quelle que soit la faveur que les exploits, les disgrâces de Moreau inspirent jusque-là pour ce Scipion de la République, on ne peut contester la justesse et la vigueur du jugement de M. Thiers sur ce général. Moreau n’était qu’un grand homme de guerre, Bonaparte était un grand homme de guerre et un grand homme de gouvernement. Moreau même avait cessé, depuis le 18 brumaire, d’être irréprochable aux yeux de la vertu, de la liberté et de la République, car il avait participé activement à ce coup d’État de l’armée contre la patrie civile. De son rival Bonaparte avait réussi à se faire un complice ; de là toutes les fatales conséquences qui firent descendre Moreau sans dignité et sans innocence du sommet de l’armée dans les bas-fonds des conspirations avec Georges et Pichegru sur le banc d’un tribunal, et enfin dans les rangs de la coalition armée contre sa patrie. La probité se venge en conduisant pas à pas d’une faute à un crime.
XVIII
Il faut lire ici, sans en retrancher une ligne ou une manœuvre, la campagne de Moreau au-delà du Rhin et le siège de Gênes soutenu par Masséna. Par la puissance de l’esprit et par la puissance de l’étude, de la géographie, de la tactique, M. Thiers comprend tout et fait tout comprendre. Il n’y a pas une marche ou une contremarche dans l’armée de Moreau en Allemagne qu’on ne suive du pas avec l’historien. Il n’y a pas un coup de fusil sur les remparts de Gênes qu’on n’entende retentir à travers ce demi-siècle. C’est là la magie de la vérité dans l’écrivain qui sait la retirer vivante des documents compulsés par la patience. Il ressuscite pour l’éternité tout ce qu’il raconte. Une pareille histoire est l’épopée de la vérité. M. Thiers, qui dénigre la poésie, est un grand poète, d’autant plus grand qu’il fait parler les événements au lieu de parler lui-même. Il n’y a pas de parole aussi éloquente que l’action qui parle. Il est à regretter toutefois que, quand il prend la parole lui-même pour résumer ou pour réfléchir, la pensée soit trop souvent inférieure à l’impression, et que le style, suffisant pour le récit, soit insuffisant pour la majesté de l’histoire ; l’événement y est tout entier, mais le contrecoup de l’événement sur l’âme n’y est pas assez senti ou du moins pas assez sonore. Or le lecteur a souvent ◀besoin▶ que l’écrivain lui arrache le mot ou le cri de la circonstance qui gronde dans la poitrine, mais qui ne peut en sortir faute d’un sublime interprète. C’est ici qu’on regrette un Tacite, ce grand lyrique des grands événements ; mais dès qu’on reprend le récit avec M. Thiers on ne regrette plus rien.
Le passage des Alpes par Bonaparte est beau, mais exagéré. On peut reprocher ici à M. Thiers le défaut contraire à celui que nous lui reprochions plus haut, c’est-à-dire de rapetisser les impressions. Ici il les grandit à dessein très au-dessus des proportions vraies de l’événement. On croirait, à lire ce passage des Alpes par quarante mille hommes et par quelques pièces de canon, dans une saison favorable et sans ennemis pour disputer le chemin, que Bonaparte a frayé le premier la route aux trente conquérants qui, depuis Annibal, César, Charlemagne, ont franchi les Alpes avec des armées trois fois plus nombreuses, des machines de guerre, de la cavalerie, et même des éléphants.
Les Français seuls ont gravi, descendu, regravi et redescendu neuf fois ce rempart soi-disant inaccessible pendant nos guerres pour le Milanais, pour le royaume de Naples et pour le Piémont. Un passage des Alpes est devenu, comme le passage du Rhin, une des opérations militaires les plus banales de la grande guerre. M. Thiers en a fait un prodige de conception et d’exécution, un véritable poème de stratégie. C’est évidemment un poème populaire destiné à faire des Alpes franchies sans obstacles un piédestal dans les nuages à son héros.
Quand on lit ce passage des Alpes dans les Mémoires des généraux sans emphase de Napoléon, et particulièrement dans les Mémoires si exacts de Marmont, on cesse de s’extasier sur une marche bien calculée pour couper en deux l’armée autrichienne en Piémont, mais qui par elle-même ne fut qu’une étape dans la neige fondue. Mais le tableau, quoique de fantaisie, est si pittoresque, si précis, si bien coloré, si dramatique de dessin et de détails, que, même en révoquant en doute sa véracité, on ne peut assez admirer sa perspective. Ici M. Thiers a été peintre de paysage plus que peintre d’histoire. Comme historien il exagère, comme peintre il charme. Il faut lui pardonner : c’est le passage des Alpes peint par Salvator Rosa. Il n’y manque, pour fanatiser l’œil du peuple, que ce général équestre franchissant au galop de son cheval aux jarrets tendus la cime des Alpes, comme dans le portrait de Bonaparte par David.
L’intérêt sérieux et vraiment historique de la campagne ne commence qu’avec les opérations dans la plaine de l’Italie. Soit obscurité dans la topographie quand on ne lit pas la carte sous les yeux ; soit confusion dans les marches et contremarches des Autrichiens et des Français qui précèdent et qui préparent la bataille de Marengo ; soit incohérence de cette bataille elle-même, qui ne fut qu’un hasard et une intempestivité pour le vainqueur, la campagne et la bataille de Marengo ne répondent pas dans le récit à la grandeur des résultats. Malgré la partialité de M. Thiers pour attribuer aux combinaisons de son héros ce qui fut l’effet de la valeur et de la fortune, on voit clairement que Bonaparte fut surpris là où il espérait surprendre ; que la bataille, complétement perdue le matin, fut gagnée le soir par Desaix et Kellermann, et que la victoire se donna d’elle-même à la fin du jour au lieu d’avoir été conquise par le génie du général. Son nom était si populaire alors qu’il en usurpa peu à peu toute la gloire, et que la France la lui concéda par habitude ; mais l’histoire vraie ne la lui concédera pas si exclusivement. On voit par les bulletins successifs qu’il écrivit lui-même, qu’il corrigea après coup, qu’il effaça pour les corriger encore, tous les efforts qu’il eut à faire pour dérouter la gloire des noms de Desaix et de Kellermann, afin de la revendiquer toute sur lui-même. Les Mémoires de Marmont et de Bourrienne sont curieux sur ces variations des bulletins du général de Marengo reprenant laborieusement avec la plume ce qu’il avait ce jour-là compromis par l’épée.
Mais ce qui était bien à lui c’était la campagne. Or la victoire n’était que le dénouement de la campagne. La gloire de la journée lui sera justement contestée, la gloire de l’expédition lui appartiendra toujours.
XIX
Le retour du premier Consul en France est décrit avec l’enthousiasme de la victoire. Bonaparte n’y rapportait pas seulement un laurier, il y rapportait l’Italie. Avec un art de composition magistral, M. Thiers ne s’arrête qu’un instant à considérer les effets de la bataille de Marengo sur l’opinion de la France ; il reporte le regard et la pensée sur l’Allemagne. Moreau y accomplit avec moins de promptitude, mais avec plus de science et de certitude, le second acte de la campagne de 1800.
Pendant que les triomphes de Moreau amènent à Paris les négociateurs de l’Autriche pour traiter de la paix à la faveur d’une suspension d’armes, l’historien traverse en esprit la Méditerranée et nous transporte en Égypte, abandonnée à son sort par Bonaparte.
De même que l’historien a évité de juger le 18 brumaire au point de vue du devoir civil et de l’honneur militaire, de même il prend ici le départ furtif de Bonaparte d’Alexandrie pour un fait accompli. Il peint seulement de traits profonds la consternation et l’oscillation de l’armée d’Égypte le lendemain de l’évasion de son général en chef. Un historien plus sévère aurait discuté avec lui-même et avec ses lecteurs la moralité d’un pareil abandon de ses troupes par celui qui avait mission de les guider et de les sauver. Il était trop évident que Bonaparte seul pouvait organiser et défendre sa conquête, que son départ laisserait l’expédition à la merci des dissensions intestines, du découragement et des Anglais, et que Bonaparte se déchargeait ainsi sur ses compagnons d’armes d’une responsabilité qui pèserait désormais sur le hasard.
Ces considérations n’échappent pas toutes à M. Thiers lui-même. Sa vive intelligence se colore, comme on va le voir, des impressions de l’armée ; mais on va voir aussi qu’il les atténue en jetant sur cet abandon le prétexte complaisant du patriotisme et de la grande ambition. Qu’on lise les belles pages suivantes :
« Cette nouvelle causa dans l’armée une surprise douloureuse. On ne voulait d’abord pas y ajouter foi ; le général Duga, commandant à Rosette, la fit démentir, n’y croyant pas lui-même et craignant le mauvais effet qu’elle pouvait produire. Cependant le doute devint bientôt impossible, et Kléber fut officiellement proclamé successeur du général Bonaparte. Officiers et soldats furent consternés. Il avait fallu l’ascendant qu’exerçait sur eux le vainqueur de l’Italie pour les entraîner à sa suite dans des contrées lointaines et inconnues ; il fallait tout son ascendant pour les y retenir. C’est une passion que le regret de la patrie, et qui devient violente quand la distance, la nouveauté des lieux, des craintes fondées sur la possibilité du retour viennent l’irriter encore. Souvent, en Égypte, cette passion éclatait en murmures, quelquefois même en suicides ; mais la présence du général en chef, son langage, son activité incessante faisaient évanouir ces noires vapeurs. Sachant toujours s’occuper lui-même et occuper les autres, il captivait au plus haut point les esprits, et ne laissait pas naître ou dissipait autour de lui des ennuis qui n’entraient jamais dans son âme. On se disait bien quelquefois qu’on ne reverrait plus la France, qu’on ne pourrait plus franchir la Méditerranée, maintenant surtout que la flotte avait été détruite à Aboukir ; mais le général Bonaparte était là ; avec lui on pouvait aller en tous lieux, retrouver le chemin de la patrie ou se faire une patrie nouvelle. Lui parti, tout changeait de face. Aussi la nouvelle de son départ fut-elle un coup de foudre. On qualifia ce départ des expressions les plus injurieuses. On ne s’expliquait pas ce mouvement irrésistible de patriotisme et d’ambition qui, à la nouvelle des désastres de la République, l’avait entraîné à retourner en France. On ne voyait que l’abandon où il laissait la malheureuse armée qui avait eu assez de confiance en son génie pour le suivre. On se disait qu’il avait donc reconnu l’imprudence de cette entreprise, l’impossibilité de la faire réussir, puisqu’il s’enfuyait, abandonnant à d’autres ce qui lui semblait désormais inexécutable. Mais se sauver seul, en laissant au-delà des mers ceux qu’il avait ainsi compromis, était une cruauté, une lâcheté même, prétendaient certains détracteurs ; car il en a toujours eu, et très près de sa personne, même aux époques les plus brillantes de sa carrière !
« Kléber n’aimait pas le général Bonaparte et supportait son ascendant avec une sorte d’impatience. S’il se contenait en sa présence, il s’en dédommageait ailleurs par des propos inconvenants. Frondeur et fantasque, Kléber avait désiré ardemment prendre part à l’expédition d’Égypte pour sortir de l’état de disgrâce dans lequel on l’avait laissé vivre sous le Directoire ; et maintenant il en était aux regrets d’avoir quitté les bords du Rhin pour ceux du Nil. Il le laissait voir avec une faiblesse indigne de son caractère. Cet homme, si grand dans le danger, s’abandonnait lui-même comme aurait pu le faire le dernier des soldats. Le commandement en chef ne le consolait pas de la nécessité de rester en Égypte, car il n’aimait pas à commander. Poussant au déchaînement contre le général Bonaparte, il commit la faute, qu’on devrait appeler criminelle si des actes héroïques ne l’avaient réparée, de contribuer lui-même à produire dans l’armée un entraînement qui fut bientôt général. À son exemple tout le monde se mit à dire qu’on ne pouvait plus rester en Égypte et qu’il fallait à tout prix revenir en France. D’autres sentiments se mêlèrent à cette passion du retour pour altérer l’esprit de l’armée et y faire naître les plus fâcheuses dispositions.
« Une vieille rivalité divisait alors et divisa longtemps encore les officiers sortis des armées du Rhin et d’Italie. Ils se jalousaient les uns les autres ; ils avaient la prétention de faire la guerre autrement, et de la faire mieux, et, bien que cette rivalité fût contenue par la présence du général Bonaparte, elle était au fond la cause principale de la diversité de leurs jugements. Tout ce qui était venu des armées du Rhin montrait peu de penchant pour l’expédition d’Égypte ; au contraire les officiers originaires de l’armée d’Italie, quoique fort tristes de se voir si loin de la France, étaient favorables à cette expédition, parce qu’elle était l’œuvre de leur général en chef. Après le départ de celui-ci toute retenue disparut. On se rangea tumultueusement autour de Kléber, et on répéta tout haut avec lui ce qui, du reste, commençait à être dans toutes les âmes, que la conquête de l’Égypte était une entreprise insensée à laquelle il fallait renoncer le plus tôt possible. Cet avis rencontra néanmoins des contradicteurs ; quelques généraux, tels que Lanusse, Menou, Davout, Desaix surtout, osèrent montrer d’autres sentiments. Dès lors on vit deux partis : l’un s’appela le parti coloniste ; l’autre, le parti anticoloniste. Malheureusement Desaix était absent ; il achevait la conquête de la haute Égypte, où il livrait de beaux combats et administrait avec une grande sagesse. Son influence ne pouvait donc pas être opposée à celle de Kléber. Pour comble de malheur, il ne devait pas rester en Égypte. Le général Bonaparte, voulant l’avoir auprès de sa personne, avait commis la faute de ne pas le nommer commandant en chef et lui avait laissé l’ordre de revenir très prochainement en Europe. Desaix, dont le nom était universellement chéri et respecté dans l’armée, dont les talents administratifs égalaient les talents militaires, aurait parfaitement gouverné la colonie et se serait garanti de toutes les faiblesses auxquelles se livra Kléber, du moins pour un moment.
« Cependant Kléber était le plus populaire des généraux parmi les soldats. Son nom fut accueilli par eux avec une entière confiance, et les consola un peu de la perte du général illustre qui venait de les quitter. »
XX
La révolte du Caire, la bataille d’Héliopolis, la seconde conquête de l’Égypte en trente-cinq jours par Kléber, sont au nombre des plus belles pages historiques qui aient été écrites en aucune langue. M. Thiers rachète ici, par une glorieuse justice rendue à Kléber, les partialités de son premier jugement. On ne peut nier cependant, en étudiant la nature forte, mais revêche, de ce grand soldat, que ce ne fût une de ces natures plus propres à obéir qu’à commander, hommes qui rachètent sans cesse l’obéissance par le murmure et qui embarrassent autant qu’ils servent les chefs dont ils sont les instruments. M. Thiers, homme d’action, déteste ces caractères, et il a raison ; ce sont quelquefois les moyens, plus souvent les obstacles des grandes choses. Les ministères, les assemblées en sont aussi pleines en France que les armées. La France est frondeuse, et le génie est nécessairement impérieux.
L’assassinat de Kléber par un fanatique de religion et de patriotisme livra l’Égypte à la décadence et à l’anarchie des conseils. Desaix succombe à Marengo le même jour et à la même heure que Kléber succombe au Caire. M. Thiers trouve dans la coïncidence de destinée l’occasion d’un de ces parallèles de Plutarque qui sont le reflet d’un caractère sur l’autre et qui les expliquent tous les deux. Ce parallèle, plus rapide que ceux de Plutarque, n’interrompt pas l’histoire, il l’accentue. L’historien, et c’est un des éloges qu’on lui doit, court à travers le siècle avec la rapidité des événements.
« Kléber était le plus bel homme de l’armée. Sa grande taille, sa noble figure où respirait toute la fierté de son âme, sa bravoure à la fois audacieuse et calme, son intelligence prompte et sûre, en faisaient sur les champs de bataille le plus imposant des capitaines. Son esprit était brillant, original, mais inculte. Il lisait sans cesse, et exclusivement, Plutarque et Quinte-Curce ; il y cherchait l’aliment des grandes âmes, l’histoire des héros de l’antiquité. Il était capricieux, indocile et frondeur. On avait dit de lui qu’il ne voulait ni commander ni obéir, et c’était vrai. Il obéit sous le général Bonaparte, mais en murmurant ; il commanda quelquefois, mais sous le nom d’autrui, sous le général Jourdan, par exemple, prenant par une sorte d’inspiration le commandement au milieu du feu, l’exerçant en homme de guerre supérieur, et, après la victoire, rentrant dans son rôle de lieutenant, qu’il préférait à tout autre. Kléber était licencieux dans ses mœurs et son langage, mais intègre, désintéressé comme on l’était alors ; car la conquête du monde n’avait pas encore corrompu les caractères.
« Desaix était presque en tout le contraire. Simple, timide, même un peu gauche, la figure toujours cachée sous une ample chevelure, il n’avait point l’extérieur militaire ; mais, héroïque au feu, bon avec les soldats, modeste avec ses camarades, généreux avec les vaincus, il était adoré de l’armée et des peuples conquis par nos armes. Son esprit solide et profondément cultivé, son intelligence de la guerre, son application à ses devoirs, son désintéressement en faisaient un modèle accompli de toutes les vertus guerrières, et, tandis que Kléber, indocile, insoumis, ne pouvait supporter aucun commandement, Desaix était obéissant comme s’il n’avait pas su commander. Sous des dehors sauvages il cachait une âme vive et très susceptible d’exaltation. Quoique élevé à la sévère école de l’armée du Rhin, il s’était enthousiasmé pour les campagnes d’Italie, il avait voulu voir de ses yeux les champs de bataille de Castiglione, d’Arcole et de Rivoli. Il parcourait ces champs, théâtre d’une immortelle gloire, lorsqu’il rencontra sans le chercher le général en chef de l’armée d’Italie et se prit pour lui d’un attachement passionné. Quel plus bel hommage que l’amitié d’un tel homme ? Le général Bonaparte en fut vivement touché. Il estimait Kléber pour ses grandes qualités militaires, mais ne plaçait personne, ni pour les talents, ni pour le caractère, à côté de Desaix. Il l’aimait d’ailleurs : entouré de compagnons d’armes qui ne lui avaient point encore pardonné son élévation, tout en affectant pour lui une soumission empressée, il chérissait dans Desaix un dévouement pur, désintéressé, fondé sur une admiration profonde. Toutefois, gardant pour lui seul le secret de ses préférences, feignant d’ignorer les fautes de Kléber, il traita pareillement Kléber et Desaix, et voulut, comme on le verra bientôt, confondre dans les mêmes honneurs deux hommes que la fortune avait confondus dans une même destinée. »
Glissons sur la triste capitulation de l’armée d’Égypte, sans chef, sans secours, sans communications avec la mère patrie : leçon terrible, mais leçon perdue pour ces politiques d’aventures qui rêvent des colonies immortelles sans posséder les mers, seules routes et seules garanties de ces colonies. La force de la France est sur son territoire ; la disséminer c’est l’anéantir. L’Algérie le dira trop à nos neveux.
XXI
L’historien est déjà rentré en France avec l’intérêt réel des événements. Ici ce n’est plus le peintre de batailles, c’est le peintre des caractères, c’est le diplomate, c’est l’administrateur, c’est le législateur, c’est même le philosophe qui tient la plume tour à tour. Elle ne faiblit que dans la main du philosophe ; partout ailleurs elle est tenue avec l’aptitude et la sûreté d’un écrivain qui a manié pendant une longue carrière politique toutes les questions de gouvernement, excepté la philosophie des gouvernements.
Les négociations avec l’Autriche, celles avec la Prusse ; les premières agaceries diplomatiques de Bonaparte à Paul Ier, empereur de Russie ; le coup d’œil sur l’état intérieur et scandaleux de la cour de Madrid, livrée à un favori, Godoy, tracé d’une main qui charge les couleurs afin d’atténuer d’avance les torts du cabinet des Tuileries envers les Bourbons d’Espagne ; les négociations avec le Saint-Siège, préludes de négociations plus graves pour le Concordat ; la rupture des conférences par l’Autriche, les préparatifs de guerre repris des deux côtés avec une égale vigueur ; le tableau de la prospérité croissante de la France en dix mois d’un gouvernement personnifié dans un jeune dictateur ; l’analyse savante et pénétrante de la situation des différents clergés, séparés en sectes par les serments ou les refus de serments constitutionnels ; la rentrée rapide des émigrés, la statistique profondément étudiée des partis dans l’opinion et dans les assemblées ; les portraits de M. de Lafayette, de Fouché, de M. de Talleyrand, de Carnot, de Berthier, portraits finis et fermes, sans minutie comme sans recherche, où l’on voit que l’historien s’oublie lui-même pour ne penser qu’à son modèle, remplissent ce volume. Nous ne citerons de ces portraits que celui de M. de Talleyrand, parce qu’il est vrai sans être achevé.
« M. de Talleyrand, issu de la plus haute extraction, destiné aux armes par sa naissance, condamné à la prêtrise par un accident qui l’avait privé de l’usage d’un pied, n’ayant aucun goût pour cette profession imposée, devenu successivement prélat, homme de cour, révolutionnaire, émigré, puis enfin ministre des affaires étrangères du Directoire, M. de Talleyrand avait conservé quelque chose de tous ces états ; on trouvait en lui de l’évêque, du grand seigneur, du révolutionnaire. N’ayant aucune opinion bien arrêtée, seulement une modération naturelle qui répugnait à toutes les exagérations ; s’appropriant à l’instant même les idées de ceux auxquels il voulait plaire par goût ou par intérêt ; s’exprimant dans un langage unique, particulier à cette société dont Voltaire avait été l’instituteur ; plein de réparties vives, poignantes, qui le rendaient redoutable autant qu’il était attrayant ; tour à tour caressant ou dédaigneux, démonstratif ou impénétrable, nonchalant, digne, boiteux sans y perdre de sa grâce, personnage enfin des plus singuliers et tel qu’une révolution seule en peut produire, il était le plus séduisant des négociateurs, mais en même temps incapable de diriger comme chef les affaires d’un grand État ; car, pour diriger, il faut de la volonté, des vues et du travail, et il n’avait aucune de ces choses. Sa volonté se bornait à plaire, ses vues consistaient en opinions du moment, son travail était nul. C’était, en un mot, un ambassadeur accompli, mais point un ministre dirigeant ; bien entendu qu’on ne prend ici cette expression que dans son acception la plus élevée. Du reste, il n’avait pas un autre rôle sous le gouvernement consulaire. Le premier Consul, qui ne laissait à personne le droit d’avoir un avis sur les affaires de guerre ou de diplomatie, ne l’employait qu’à négocier avec les ministres étrangers, d’après ses propres volontés, ce que M. de Talleyrand faisait avec un art qu’on ne surpassera jamais. Toutefois il avait un mérite moral : c’était d’aimer la paix sous un maître qui aimait la guerre, et de le laisser voir. Doué d’un goût exquis, d’un tact sûr, même d’une paresse utile, il pouvait rendre de véritables services, seulement en opposant à l’abondance de parole, de plume et d’action du premier Consul, sa sobriété, sa parfaite mesure, et jusqu’à son penchant à ne rien faire. Mais il agissait peu sur ce maître impérieux, auquel il n’imposait ni par le génie, ni par la conviction. Aussi n’avait-il pas plus d’empire que M. Fouché, peut-être moins, tout en étant aussi employé et plus agréable. »
XXII
On voit combien M. Thiers, malgré la sobriété de ses couleurs et la brièveté de ses contours, donne dans ses portraits, non le relief, mais la vérité des physionomies. Cependant son portrait de M. de Talleyrand, quoiqu’il l’ait étudié, dit-on, de près, nous paraît ici et ailleurs tracé avec trop peu de faveur, même de justice. M. de Talleyrand dépassait de toute la tête les hommes d’occasion dont le premier Consul était entouré. Il voyait le siècle nouveau de toute la hauteur de l’ancien siècle ; c’était l’Assemblée constituante réapparaissant avec ses aristocraties d’esprit et ses traditions monarchiques dans les conseils d’un jeune dictateur. À côté d’un jeune homme qui connaissait la guerre, mais qui ignorait la diplomatie, M. de Talleyrand était plus fait pour inspirer que pour servir. La supériorité de ses vues politiques pour la balance et pour l’équilibre du monde aurait préparé à l’Europe un siècle de paix. La philosophie politique était la philosophie de la paix. M. Thiers, par ses instincts et par son goût pour les armes, est plus enclin à la philosophie de la guerre. Bien moins philosophiquement révolutionnaire en ce point que M. de Talleyrand, il sacrifie cette grande figure si peu comprise à la figure toute martiale de son héros. M. de Talleyrand méprisait les hommes, cela peut être vrai ; il les jugeait d’après un type personnel qui n’était ni celui de la vertu publique ni celui du dévouement à un parti ; mais, tout en les méprisant, il les conseillait sagement, dans son intérêt d’abord, dans leur intérêt ensuite ; ce conseiller souple, mais sincère, n’aurait pas empêché Bonaparte d’user de sa fortune, mais il l’aurait empêché d’en abuser.
La famille, l’épouse, les frères, les sœurs du premier Consul sont peints avec plus de négligence de pinceau et avec des couleurs de convention qui ne gravent aucune de ces physionomies dans le regard. C’est là que deux ou trois traits de la main de Tacite auraient buriné tous ces visages coloriés des reflets de la figure principale. Mais, en général, les hommes et les femmes, cette partie vivante et intrinsèque de l’histoire, sont la partie faible de ce long récit. M. Thiers est l’historien des événements ; il les prépare, il les éclaire, il les groupe, il les accomplit avec un art sans égal ; mais les événements sous sa main ressemblent un peu trop à des abstractions ; l’homme y manque, et l’homme cependant est l’âme de l’événement. Ôtez l’homme, qu’est-ce qu’une chose ?
Le portrait de Joséphine, quoique très négligé de style, donnera un exemple de la manière de M. Thiers dans ces tableaux d’intérieur. Il dit bien, il dit juste, mais il ne grave pas au burin.
« Joséphine Bonaparte, mariée d’abord au comte de Beauharnais, puis au jeune général qui avait sauvé la Convention au 13 vendémiaire, et maintenant partageant avec lui une place qui commençait à ressembler à un trône, était créole de naissance, et avait toutes les grâces, tous les défauts ordinaires aux femmes de cette origine. Bonne, prodigue et frivole, point belle, mais parfaitement élégante, douée d’un charme infini, elle savait plaire beaucoup plus que les femmes qui lui étaient supérieures en esprit et en beauté. La légèreté de sa conduite dépeinte à son mari sous de fâcheuses couleurs, lorsqu’il revint d’Égypte, le remplit de colère. Il voulut s’éloigner d’une épouse qu’à tort ou à raison il croyait coupable. Elle pleura longtemps à ses pieds ; ses deux enfants, Hortense et Eugène de Beauharnais, très chers tous les deux au général Bonaparte, pleurèrent aussi : il fut vaincu et ramené par une tendresse conjugale qui, pendant bien des années, fut victorieuse chez lui de la politique. Il oublia les fautes vraies ou supposées de Joséphine, et l’aima encore, mais jamais comme dans les premiers temps de leur union. Les prodigalités sans bornes, les imprudences fâcheuses auxquelles chaque jour elle se livrait, causaient souvent à son mari des mouvements d’impatience dont il n’était pas maître ; mais il pardonnait avec la bonté de la puissance heureuse, et ne savait pas être irrité longtemps contre une femme qui avait partagé les premiers moments de sa grandeur naissante, et qui, en venant s’asseoir un jour à côté de lui, semblait avoir amené la fortune avec elle.
« Madame Bonaparte était une véritable femme de l’ancien régime, dévote, superstitieuse, et même royaliste, détestant ce qu’elle appelait les jacobins, lesquels le lui rendaient bien ; ne recherchant que les gens d’autrefois, qui, rentrés en foule, comme nous l’avons dit, venaient la visiter le matin. Ils l’avaient connue femme d’un homme honorable et assez élevé en rang et en dignité militaire, l’infortuné Beauharnais, mort sur l’échafaud révolutionnaire ; ils la trouvaient l’épouse d’un parvenu, mais d’un parvenu plus puissant qu’aucun prince de l’Europe ; ils ne craignaient pas de venir lui demander des faveurs, tout en affectant de la dédaigner. Elle mettait de l’empressement à leur faire part de sa puissance, à leur rendre des services. Elle s’appliquait même à faire naître chez eux un genre d’illusion auquel ils se prêtaient volontiers : c’est qu’au fond le général Bonaparte n’attendait qu’une occasion favorable pour rappeler les Bourbons et leur rendre un héritage qui leur appartenait. Et, chose singulière, cette illusion, qu’elle se plaisait à provoquer chez eux, elle aurait presque voulu la partager aussi ; car elle eût préféré voir son époux sujet des Bourbons, mais sujet protecteur de ses rois, entouré des hommages de l’ancienne aristocratie française, à le voir monarque couronné par la main de la nation. C’était une femme d’un cœur très faible. Bien que légère, elle aimait cet homme qui la couvrait de gloire, elle l’aimait davantage depuis qu’elle en était moins aimée. N’imaginant pas qu’il pût mettre un pied audacieux sur les marches du trône sans tomber aussitôt sous le poignard des républicains ou des royalistes, elle voyait confondus dans une ruine commune ses enfants, son mari, elle-même ; mais, en supposant qu’il parvînt sain et sauf sur ce trône usurpé, une autre crainte assiègeait son cœur : elle n’irait pas s’y asseoir avec lui. Si on faisait un jour le général Bonaparte roi ou empereur, ce serait évidemment sous prétexte de donner à la France un gouvernement stable, en le rendant héréditaire, et malheureusement les médecins ne lui laissaient plus l’espérance d’avoir des enfants. Elle se rappelait à ce sujet la singulière prédiction d’une femme, espèce de pythonisse alors en vogue, qui lui avait dit : “Vous occuperez la première place du monde, mais pour peu de temps.” Elle avait déjà entendu les frères du premier Consul prononcer le mot fatal de divorce. L’infortunée, que les reines d’Europe auraient pu envier, à ne juger de son sort que par l’éclat extérieur dont elle était entourée, vivait dans les plus affreux soucis. Chaque progrès de sa fortune ajoutait des apparences à son bonheur et des chagrins à sa vie, et, si elle parvenait à échapper à ses peines cuisantes, c’était par une légèreté de caractère qui la sauvait des préoccupations prolongées. L’attachement du général Bonaparte pour elle, ses brusqueries quand il s’en permettait, réparées à l’instant même par des mouvements d’une parfaite bonté, finissaient aussi par la rassurer. Entraînée d’ailleurs, comme tous les gens de ce temps, par un tourbillon étourdissant, elle comptait sur le dieu des révolutions, sur le hasard, et, après de vives agitations, elle revenait à jouir de sa fortune. Elle essayait, en attendant, de détourner son mari des idées d’une grandeur exagérée, osait même lui parler des Bourbons, sauf à essuyer des orages, et, malgré ses goûts, qui auraient dû lui faire préférer M. de Talleyrand à M. Fouché, elle avait pris ce dernier en gré, parce que, tout jacobin qu’il était, disait-elle, il osait faire entendre la vérité au premier Consul, et, à ses yeux, faire entendre la vérité au premier Consul, c’était lui conseiller la conservation de la République, sauf à augmenter son pouvoir consulaire. MM. de Talleyrand et Fouché, croyant se rendre plus forts en pénétrant dans la famille du premier Consul, s’y introduisaient en flattant chaque côté comme il aimait à être flatté. M. de Talleyrand cherchait à complaire aux frères en disant qu’il fallait imaginer pour le premier Consul une autre position que celle qu’il tenait de la Constitution. M. Fouché cherchait à complaire à madame Bonaparte en disant que l’on commettait de graves imprudences et qu’on perdrait tout en voulant tout brusquer. Cette manière de pénétrer dans sa famille, d’en exciter les agitations en s’y mêlant, déplaisait singulièrement au premier Consul ; il le témoignait souvent, et, quand il avait quelque communication à faire aux siens, il en chargeait son collègue Cambacérès, qui, avec sa prudence accoutumée, entendait tout, ne disait rien que ce qu’on lui ordonnait de dire, et s’acquittait de ce genre de commission avec autant de ménagement que d’exactitude. »
XXIII
Deux chefs-d’œuvre de narration, l’un diplomatique, l’autre militaire, les négociations de Lunéville et la victoire de Hohenlinden par Moreau, enfin le traité de Lunéville, remplissent le septième livre, tour à tour d’un conseil de cabinet et d’un champ de bataille. M. Thiers paraît à sa place dans l’un comme dans l’autre ; il juge peut-être Moreau avec une autorité militaire qui ne conviendrait qu’à Bonaparte lui-même, mais il lui décerne toute la gloire qui ne peut offusquer celle de son consul.
La conjuration de la machine infernale et ses conséquences sont un drame d’abord ténébreux, puis éclairé de son véritable jour. Le premier Consul, cherchant à tâtons la main qui a voulu le frapper, soupçonne au premier moment les républicains terroristes, découvre les royalistes, mais, feignant de s’y tromper encore, frappe les jacobins d’une immense proscription. Les derniers murmures de la liberté de tribune expirante l’inquiètent dans le tribunat. Il ajourne sa colère, mais elle couve contre ce vestige de la République : la parole et l’épée sont incompatibles. L’historien, très peu attentif à ces agonies du gouvernement libre auquel il a dû cependant la principale part de sa renommée, semble se ranger du côté du silence. « Ces hommes, dit-il, méconnaissant le mouvement général des esprits et
le ◀besoin du temps, faisaient peu de sensation. Le public était tout entier au spectacle des travaux immenses qui avaient procuré à la France la victoire et la paix continentale, et qui devaient lui procurer bientôt la paix maritime. »
La mort de Paul Ier, empereur de Russie, est un récit digne des annales de Rome. Le régicide par assassinat, l’assassinat politique dénouant le nœud compliqué de la situation de l’Europe, y sont des scènes d’intérieur et des scènes diplomatiques dans lesquelles le pinceau de l’historien n’a ni tremblé ni pâli. Ce beau récit n’a pas le mérite de la nouveauté, car il avait été déjà écrit par des historiens littéraires d’un grand talent, mais dans M. Thiers il est plus complet, et, au lieu d’être isolé comme un attentat, il se rattache par ses causes et ses conséquences à la situation de l’Europe tout entière. Le coup qui frappe Paul Ier au moment où il se rapproche de Bonaparte coupe l’alliance qui s’ourdissait entre les deux puissances.
XXIV
M. Thiers trouve ici l’occasion de juger le plus grand homme de tribune, de conseil et de gouvernement en Angleterre, M. Pitt. Il le juge non en historien impartial, mais en patriote français et en homme de parti. Le jugement de M. Pitt est une des rares préventions d’esprit et une des rares injustices de cœur de M. Thiers dans cette histoire. Il écrit le portrait de Pitt avec la rancune et le dénigrement du jacobinisme anglais, jacobinisme aristocratique, représenté alors par Sheridan et par Fox. Fox et Sheridan étaient des orateurs d’opposition briguant une popularité patriotique aux dépens du patriotisme véritable. Bonaparte, par l’inflexible bon sens de son esprit et par la vigueur toute militaire de son caractère, n’était pas de nature à estimer ces esprits contradicteurs et embarrassants, capables de tout contester, incapables de rien affirmer, tels que Sheridan, Tierney, Fox et les autres adversaires de M. Pitt ; mais, comme ces orateurs dénigraient éloquemment M. Pitt dans leurs harangues, affectant de préconiser la paix quand le salut de leur pays commandait la guerre d’Annibal à M. Pitt, ministre, Bonaparte feignait, de son côté, d’admirer ces orateurs d’opposition et de rapetisser dans M. Pitt le seul véritable grand homme qui pût lui être opposé en Europe.
M. Thiers, juge léger, superficiel et injuste cette fois, prend ici au mot les boutades de son héros contre M. Pitt et son feint enthousiasme pour M. Fox. Il semble se complaire à contempler les embarras, la décadence politique, les revers et la mort de cet orateur accompli, de ce patriote désintéressé et de ce ministre sans rival, qui réunit en lui seul, pendant la plus forte tempête du monde européen, l’éloquence, la vertu civique et la vigueur indomptable du grand politique dans un pays de liberté.
Nul cependant plus que M. Thiers n’avait pu mesurer, pendant sa longue vie parlementaire, oratoire et ministérielle, les qualités presque inconciliables que dut exercer M. Pitt pour gouverner un pays libre depuis son adolescence jusqu’à sa mort. Ce jugement de M. Pitt est, selon nous, une des rares mais grandes défaillances d’esprit politique dans le livre de M. Thiers. Ce patriotisme peut être populaire, mais il n’est pas historique. Que peut reprocher M. Thiers à M. Pitt, si ce n’est que M. Pitt n’est pas Français ? Écoutez cependant en quels termes M. Thiers ravale ce grand génie et ce grand caractère.
« Tout cela, dit-il en dépeignant le prétendu épuisement de l’Angleterre (qui n’avait jamais été plus prospère, plus nationale et plus envahissante en Europe et en Asie), tout cela, dit-il, était dû à l’entêtement de M. Pitt et au génie du général Bonaparte.
« La vieille fortune de M. Pitt allait, comme celle de M. Thugut, fléchir devant la fortune naissante du général Bonaparte. M. Pitt avait eu la plus brillante destinée de son siècle, après celle du grand Frédéric. Il avait quarante-trois ans seulement, et il comptait déjà dix-sept ans de domination, et d’une domination à peu près absolue dans un pays libre. Mais sa fortune était vieille, et celle du général Bonaparte était jeune au contraire ; elle naissait à peine. Les fortunes se succèdent dans l’histoire du monde comme les êtres dans l’univers ; elles ont leur jeunesse, leur décrépitude et leur mort. La fortune bien autrement prodigieuse du général Bonaparte devait un jour succomber, mais en attendant elle devait voir succomber sous son ascendant celle du plus grand ministre de l’Angleterre.… M. Pitt n’avait prévu ni la paix d’Amiens, ni sa courte durée…… C’est l’Anglais qui a le plus haï la France.… Il reculait devant une situation plus forte que son courage. Son étoile venait de pâlir devant une étoile naissante. »
Telles sont les mesquines préventions de M. Thiers dans ce jugement de l’administration et du génie du ministre anglais, quand le génie de ce ministre se trouve en opposition aux vues très antibritanniques du premier Consul. Plus tard cependant, il faut le constater, l’historien de 1806 semble se repentir de son dénigrement de 1801. Les pages que M. Thiers consacre à la mort de M. Pitt rachètent les pages qu’il a consacrées à sa politique. Il y a là un tableau du ministre orateur et négociateur avec les partis dans un gouvernement d’assemblée souveraine qui n’a jamais pu être écrit avant nos temps représentatifs, et qui ne pouvait être écrit que par un ministre tribun ayant manié lui-même les hommes, les choses, les passions et les factions de cette nature compliquée de gouvernement. On dira peut-être, en lisant ces pages, que l’historien a pensé à lui-même en traçant le portrait du ministre représentatif et du chef de parti dans les assemblées. Nous ne l’en blâmons pas ; il est permis à l’homme qui a consumé la meilleure part de sa vie à exceller à la tribune et à dominer au conseil, à grouper ou à déjouer les factions, à remuer les passions politiques qui sont les vents de sa voile ; il est permis, disons-nous, à un tel homme de se contempler dans les autres, ou de chercher en lui-même le secret des mobiles qui ont dirigé, servi ou perdu les empires.
Je ne puis résister au plaisir de citer ces deux belles pages ; elles sont au nombre de celles qui font le plus sentir et le plus penser parmi les innombrables repos de ce livre, repos toujours courts, où M. Thiers ne s’arrête que pour respirer ; mais, tout en respirant, il pense.
« Pour jouir de toute sa gloire, dit-il, Napoléon n’aurait eu qu’à passer le détroit, et à écouter ce qu’on y disait de lui, de son génie, de sa fortune ! Tristes vicissitudes de ce monde ! ce que M. Pitt essuyait à cette époque, Napoléon devait l’essuyer plus tard, et avec une grandeur d’injustice et de passion proportionnée à la grandeur de son génie et de sa destinée.
« Vingt-cinq ans de luttes parlementaires, luttes dévorantes qui usent l’âme et le corps, avaient ruiné la santé de M. Pitt. Une maladie héréditaire, que le travail, les fatigues et ses derniers chagrins avaient rendue mortelle, venait de causer sa fin prématurée, le 23 janvier 1806. Il était mort à l’âge de quarante-sept ans, après avoir gouverné son pays, pendant plus de vingt années, avec autant de pouvoir qu’on en peut exercer dans une monarchie absolue ; et cependant il vivait dans un pays libre, il ne jouissait pas de la faveur de son roi, il avait à conquérir les suffrages de l’assemblée la plus indépendante de la terre !
« Si on admire ces ministres qui, dans les monarchies absolues, savent enchaîner longtemps la faiblesse du prince, l’instabilité de la cour, et régner au nom de leur maître sur un pays asservi, quelle admiration ne doit-on pas éprouver pour un homme dont la puissance, établie sur une nation libre, a duré vingt années ! Les cours sont bien capricieuses sans doute : elles ne le sont pas plus que les grandes assemblées délibérantes. Tous les caprices de l’opinion, excités par les mille stimulants de la presse quotidienne, et réfléchis dans un parlement où ils prennent l’autorité de la souveraineté nationale, composent cette volonté mobile, tour à tour servile ou despotique, qu’il est nécessaire de captiver pour régner soi-même sur cette foule de têtes qui prétendent régner ! Il faut, pour y dominer, outre cet art de la flatterie, qui procure des succès dans les cours, cet art si différent de la parole, quelquefois vulgaire, quelquefois sublime, qui est indispensable pour se faire écouter des hommes réunis ; il faut encore, ce qui n’est pas un art, ce qui est un don, ce caractère avec lequel on parvient à braver et à contenir les passions soulevées. Toutes ces qualités naturelles ou acquises, M. Pitt les posséda au plus haut degré. Jamais, dans les temps modernes, on ne trouva un plus habile conducteur d’assemblée. Exposé pendant un quart de siècle à la véhémence entraînante de M. Fox, aux sarcasmes poignants de M. Sheridan, il se tint debout avec un imperturbable sang-froid, parla constamment avec justesse, à propos, sobriété, et, quand à la voix retentissante de ses adversaires venait se joindre la voix plus puissante encore des événements ; quand la Révolution française, déconcertant sans cesse les hommes d’État, les généraux les plus expérimentés de l’Europe, jetait au milieu de sa marche ou Fleurus, ou Zurich, ou Marengo, il sut toujours contenir par la fermeté, par la convenance de ses réponses, les esprits émus du parlement britannique. Et c’est en cela surtout que M. Pitt fut remarquable ; car il n’eut, comme nous l’avons dit ailleurs, ni le génie organisateur, ni les lumières profondes de l’homme d’État. À l’exception de quelques institutions financières d’un mérite contesté, il ne créa rien en Angleterre ; il se trompa souvent sur les forces relatives de l’Europe, sur la marche des événements ; mais il joignit aux talents d’un grand orateur politique l’amour ardent de son pays, la haine passionnée de la Révolution française. Il faut au génie des passions pour qu’il ait de la puissance. Représentant en Angleterre, non pas de l’aristocratie nobiliaire, mais de l’aristocratie commerciale, qui lui prodigua ses trésors par la voie des emprunts, il résista à la grandeur de la France et à la contagion des désordres démagogiques avec une persévérance inébranlable, et maintint l’ordre de son pays sans en diminuer la liberté. Il le laissa chargé de dettes, il est vrai, mais tranquille possesseur des mers et des Indes. Il usa et abusa des forces de l’Angleterre, mais elle était le second pays de la terre quand il mourut, et le premier huit ans après sa mort. Et à quoi seraient bonnes les forces des nations, sinon à essayer de dominer les unes sur les autres ? Les vastes dominations sont dans les desseins de la Providence. Ce qu’un homme de génie est à une nation, une grande nation l’est à l’humanité. Les grandes nations civilisent, éclairent le monde, et le font marcher plus rapidement dans toutes les voies ; seulement il faut leur conseiller d’unir à la force la prudence, qui fait réussir la force, et la justice, qui l’honore.
« M. Pitt, si heureux pendant dix-huit ans, fut malheureux dans les derniers jours de sa vie. Nous fûmes vengés, nous Français, de ce cruel ennemi, car il put nous croire victorieux pour jamais, il put douter de l’excellence de sa politique et trembler pour l’avenir de sa patrie. C’était l’un de ses plus médiocres successeurs, lord Castlereagh, qui devait jouir de nos désastres.
« Au milieu des accusations les plus diverses, les plus violentes, M. Pitt eut la bonne fortune de ne point voir son intégrité attaquée. Il vécut de ses émoluments, qui étaient considérables, et, sans qu’il fût pauvre, passa pour l’être. Lorsqu’on annonça sa mort, l’un des membres de la vieille majorité ministérielle proposa de payer ses dettes. Cette proposition, présentée au parlement et accueillie avec respect, fut combattue par ses anciens amis, devenus ses ennemis, et notamment par M. Windham, qui avait été si longtemps son collègue au ministère. Son antagoniste, M. Fox, refusa d’y adhérer, mais avec douleur.
« “J’honore, s’écria-t-il avec un accent qui remua l’assemblée des Communes, j’honore mon illustre adversaire, et je regarde comme la gloire de ma vie d’avoir été quelquefois appelé son rival ; mais j’ai combattu vingt ans sa politique, et que dirait de moi la génération présente si elle me voyait accueillir une proposition dont on veut faire le dernier et le plus éclatant hommage à cette politique, que j’ai crue, que je crois encore funeste pour l’Angleterre ? ”
« Tout le monde comprit le vote de M. Fox et applaudit à la noblesse de son langage.
« Quelques jours après, la proposition ayant pris un autre caractère, le parlement vota, à l’unanimité, 50 000 livres sterling (1 250 000 fr.) pour payer les dettes de M. Pitt. On décida qu’il serait enseveli à Westminster. »
Arrêtons-nous là un instant, avant de reprendre cette route immense où M. Thiers conduit son lecteur par le fil des événements avec une clarté de vue, une sûreté de marche et une universalité de science historique qui entraînent sans cesse sans jamais lasser. Ce livre, c’est l’univers pendant un quart de siècle. Celui qui l’a bien lu sait le monde, celui qui a osé l’entreprendre et qui a réussi à l’écrire est plus qu’un écrivain ; c’est la plume qui court et qui grave, arrachée à l’aile du temps, pour éterniser le temps lui-même.
Le Concordat et la mort du duc d’Enghien nous attendent. — Respirons.