(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 2, du génie qui fait les peintres et les poëtes » pp. 14-24
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(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 2, du génie qui fait les peintres et les poëtes » pp. 14-24

Section 2, du génie qui fait les peintres et les poëtes

Je conçois que le génie de leurs arts consiste dans un arrangement heureux des organes du cerveau, dans la bonne conformation de chacun de ces organes, comme dans la qualité du sang, laquelle le dispose à fermenter durant le travail, de maniere qu’il fournisse en abondance des esprits aux ressorts qui servent aux fonctions de l’imagination.

En effet, l’extrême lassitude et l’épuisement, qui suivent une longue contention d’esprit, rendent sensible que les travaux d’imagination font une grande dissipation des forces du corps. J’ai supposé que le sang de celui qui compose s’échauffât ; car les peintres et les poëtes ne peuvent inventer de sang froid : on sçait bien qu’ils entrent en une espece d’entousiasme, lorsqu’ils produisent leurs idées. Aristote parle même d’un poëte qui ne composoit jamais mieux, que lorsque sa fureur poëtique alloit jusques à la phrenesie. Le Tasse n’enfantoit ces peintures admirables, qu’il nous a faites d’Armide et de Clorinde, qu’au prix de la disposition qu’il avoit à une démence véritable, dans laquelle il tomba avant la fin de sa vie ;

Apollon a son yvresse, ainsi que Bacchus.

Croïez-vous, dit Ciceron que Pacuvius composât de sang froid ? Cela ne peut être. Il faut être inspiré d’une espece de fureur, pour faire de beaux vers.

Mais la fermentation du sang la plus heureuse ne produira que des chimeres bizarres dans un cerveau composé d’organes, ou vicieux ou mal disposez, et par consequent incapables de représenter au poëte la nature, telle qu’elle paroît aux autres hommes. Les copies qu’il fait de la nature ne ressemblent point, parce que son miroir n’est pas fidele, pour ainsi dire. Tantôt rampant, et tantôt dans les nuës, il n’est dans le vrai que durant quelques instans, parce qu’il n’y est que par hazard. Tels ont été parmi nous l’auteur du poëme de la Magdeleine et celui du poëme de saint Louis, deux esprits pleins de verves, mais qui n’ont jamais peint la nature, parce qu’ils l’ont copiée d’après les vains phantômes que leur imagination brûlée en avoit formez : tous deux se sont également éloignez du vrai, quoiqu’ils s’en soient écartez par des routes differentes.

D’un autre côté, si ce feu qui provient d’un sang chaud et rempli d’esprits manque en un cerveau bien disposé, ses productions seront régulieres, mais elles seront froides.

Si le feu poëtique l’anime quelquefois, il s’éteint bien-tôt, et il ne jette que des lueurs. Voilà pourquoi on dit que l’homme d’esprit peut bien faire un couplet ; mais qu’il faut être poëte pour en faire trois. L’haleine manque à ceux qui ne sont pas nez poëtes dès qu’il faut s’élever sur le Parnasse. Ils entrevoïent ce qu’il faudroit faire dire à leurs personnages ; mais ils ne peuvent le penser distinctement, et encore moins l’exprimer.

Ils demeurent froids en s’efforçant d’être touchans.

Lorsque la qualité du sang est jointe avec l’heureuse disposition des organes, ce concours favorable forme, à ce que je m’imagine, le génie poëtique ou pittoresque ; car je me défie des explications physiques, attendu l’imperfection de cette science dans laquelle il faut presque toûjours déviner. Mais les faits que j’explique sont certains, et ces faits, quoique nous n’en concevions pas bien la raison, suffisent pour appuïer mon systême. J’imagine donc que cet assemblage heureux est, physiquement parlant, cette divinité que les poëtes disent être dans leur sein pour les animer.

Voilà en quoi consiste cette fureur divine, dont les anciens ont tant parlé, et sur laquelle un moderne composa un sçavant traité, il y a quarante-cinq ans.

C’est ce qui fait dire à Montagne : les saillies poëtiques, qui emportent leur auteur et le ravissent hors de soi… etc. .

Ce bonheur est celui d’être né avec du génie. Le génie est ce feu qui éleve les peintres au-dessus d’eux-mêmes, qui leur fait mettre de l’ame dans leurs figures, et du mouvement dans leurs compositions. C’est l’enthousiasme qui possede les poëtes, quand ils voïent les graces danser sur une prairie, où le commun des hommes n’apperçoit que des troupeaux. Voilà pourquoi leur veine n’est pas toûjours à leur disposition. Voilà pourquoi leur esprit semble les abandonner quelquefois, et quelquefois les tirer par l’oreille, suivant la phrase d’Horace, pour les obliger d’écrire ou de peindre. Comme nous l’exposerons plus au long dans le cours de ces refléxions, le génie doit se sentir de toutes les alterations ausquelles notre machine est si sujette par l’effet de plusieurs causes qui nous sont comme inconnuës. Heureux les peintres et les poëtes, qui ont plus d’empire sur leur génie que les autres, qui sortent de leur enthousiasme en quittant le travail, et qui n’apportent point dans la societé l’yvresse du Parnasse.

L’experience prouve suffisamment que tous les hommes ne naissent pas avec un génie propre à les rendre peintres ou poëtes : nous en voïons qu’un travail continué durant plusieurs années, plûtôt avec obstination qu’avec perseverance, n’a pû élever au-dessus du rang de simples versificateurs. Nous avons vû de même des hommes d’esprit, qui avoient copié plusieurs fois ce que la peinture a produit de plus sublime, vieillir le pinceau et la palette à la main, sans s’élever au-dessus du rang de coloristes médiocres et de serviles dessinateurs d’après les figures d’autrui.

Les hommes nez avec le génie qui forme les grands generaux, ou ces magistrats dignes de faire des loix, meurent souvent avant que leurs talens se soient fait connoître. L’homme dépositaire d’un pareil génie, ne le sçauroit mettre en evidence sans être appellé aux emplois ausquels ce génie le rend propre, et il meurt souvent avant qu’on les lui ait confiez. Supposant même que le hazard l’ait fait naître à une telle distance de ces emplois, qu’il lui soit possible de la franchir dans le cours d’une vie humaine ; il manque souvent des talens qui peuvent les lui faire obtenir.

Capable de les bien exercer, il est incapable de tenir la route par laquelle on y parvient de son temps. Le génie est presque toûjours accompagné de hauteur.

Je ne parle point de celle qui consiste dans le ton de voix et dans l’air de tête, cette espece de hauteur n’est qu’une morgue qui marque un esprit borné, et qui rend un homme plus méprisable aux yeux des philosophes, que ne l’est aux yeux des courtisans, le laquais chargé de la livrée d’un ministre disgracié. Je parle de cette hauteur qui consiste dans la noblesse des sentimens du coeur, et dans une élevation d’esprit, et qui fait mettre un juste prix aux avancemens où l’on peut aspirer, comme à la peine qu’il faut prendre pour y parvenir, sur tout quand il est question de les solliciter auprès de personnes qu’on ne croit pas être des juges compétens du mérite. Enfin les vertus rendent bien capable des grandes places, mais il arrive souvent dans tous les siecles qu’on n’y puisse parvenir que par des bassesses et par des vices.

Il doit donc arriver que plusieurs génies, nez propres aux grands emplois, meurent sans avoir manifesté leurs talens. On n’a pas voulu leur confier le commandement des armées, ni des provinces à conduire. On n’a pas voulu donner à celui qui étoit né avec le génie de l’architecture, la conduite d’un bâtiment où son talent pût se déploïer.

Mais les hommes nez pour être de grands peintres ou de grands poëtes, ne sont point de ceux, s’il est permis de parler ainsi, qui ne sçauroient se produire que sous le bon plaisir de la fortune. Elle ne sçauroit les priver des secours necessaires pour manifester leurs talens : c’est ce que nous allons discuter.

La méchanique de la peinture est très-pénible, mais elle n’est pas rebutante pour ceux qui sont nez avec le génie de l’art. Ils sont soûtenus contre le dégoût par l’attrait d’une profession à laquelle il se sentent propres, et par le progrès sensible qu’ils font dans leurs études. Les éleves trouvent encore par tout des maîtres qui leur abrégent le chemin. Que ces maîtres soient de grands hommes ou des ouvriers médiocres, il n’importe, l’éleve qui aura du génie, profitera toûjours de leurs enseignemens.

Il lui suffit que ces maîtres lui puissent enseigner une pratique, qu’on ne sçauroit ignorer quand on a professé cet art durant quelques années.

Un éleve qui a du génie, apprend à bien faire en voïant son maître faire mal. La force du génie change en bonne nourriture les préceptes les plus mal digerez. Ce qu’un homme né avec du génie fait de mieux, est ce que personne ne lui a montré à faire. Il en est des leçons que les maîtres donnent, dit Seneque, comme des graines. La qualité du fruit que les graines produisent, dépend principalement de la qualité de la terre où elles sont semées.

La plus chetive donne un bon fruit dans une terre excellente. Ainsi quand les préceptes tombent en un esprit disposé, ils germent heureusement, et cet esprit, pour ainsi dire, rapporte une graine de meilleure qualité que la graine qui lui fut confiée. Combien d’hommes illustres en toutes sortes de professions, ont appris les premiers élemens des professions qui les ont rendus si célebres, de maîtres qui n’acquirent jamais d’autre réputation que celle de les avoir eu pour éleves.

Ainsi Raphaël instruit par un peintre médiocre, mais soûtenu par son génie, s’éleva fort au-dessus de son maître, après quelques années de travail. Il n’avoit eu besoin des enseignemens de Pierre Perugin, que pour apprendre comment il falloit étudier. Il en a été de même d’Annibal Carache, de Rubens, du Poussin, de Le Brun, et des autres peintres dont nous admirons le génie.

Quant aux poëtes, les principes de la pratique de leur art sont si faciles à comprendre et à mettre en oeuvre, qu’ils n’ont pas même besoin d’un maître qui leur montre à les étudier. Un homme né avec du génie, peut s’instruire lui-même en deux mois de toutes les regles de la poësie françoise. Il est même capable bien-tôt de remonter jusques à la source de ces regles, et de juger de l’importance de chacune d’elle par l’importance des principes qui l’ont fait établir.

Aussi le monde n’attacha-t-il jamais aucune gloire au bonheur d’avoir enseigné les élemens de la poësie à des éleves qui auront remplis tous les siecles du bruit de leur réputation. On ne parla jamais du maître en poësie de Virgile, ni de celui d’Horace. Nous ignorons qui sont ceux qui peuvent avoir enseigné à Moliere et à Corneille, si voisins de nous, la césure et la mesure de nos vers. On n’a point crû que ces maîtres eussent assez de part à la gloire de leurs éleves, pour mériter qu’on se donnât la peine de demander et de retenir leurs noms.