(1895) Histoire de la littérature française « Première partie. Le Moyen âge — Livre I. Littérature héroïque et chevaleresque — Chapitre I. Les chansons de geste »
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(1895) Histoire de la littérature française « Première partie. Le Moyen âge — Livre I. Littérature héroïque et chevaleresque — Chapitre I. Les chansons de geste »

Chapitre I
Les chansons de geste

1. Origines de l’épopée française. Formation des chants épiques. — 2. Fin de l’inspiration épique. La Chanson de Roland. Raoul de Cambrai. Les Lorrains. — 3. Transformation de l’épopée en roman : trouvailles et erreurs du goût individuel. Remaniements et manipulations diverses des sujets épiques. Les cycles. Le comique. Avilissement progressif de l’épopée.

Les premiers monuments de notre littérature sont, comme on l’a vu, d’inspiration cléricale : il ne faut pas s’en étonner, les clercs seuls écrivaient. Mais la société laïque, l’aristocratie féodale avait pourtant déjà ses poèmes qui l’enchantaient, des chansons, et surtout des récits de caractère épique : seulement on ne les écrivait pas. La floraison de la poésie lyrique fut plus tardive : l’épopée se développe la première dans notre littérature10.

1. Origines de l’épopée française.

La Chanson de Roland, qui, dans la forme où nous la présente le manuscrit d’Oxford, est antérieure à l’année 108011, est à peu près la plus ancienne de nos chansons de geste, comme elle en est la plus belle. Si l’on ne regardait que l’apparence, on aurait là le spectacle unique d’un genre débutant par son chef-d’œuvre. Mais en réalité la Chanson de Roland est un terme, plutôt qu’un commencement. Il y avait des siècles que l’épopée française était née lorsque l’écriture heureusement fixa ce chef-d’œuvre. Quand avait-elle donc commencé ? Il n’en faut plus douter aujourd’hui : dès la ruine de la civilisation romaine, après que les Francs eurent pris possession de la Gaule. L’histoire de Clovis, de ses ancêtres et de ses descendants, dans Grégoire de Tours et dans Frédégaire, est en grande partie poétique12, et l’on y reconnaît les débris d’une épopée mérovingienne. Une vie de saint13 nous a conservé quelques vers d’un poème populaire qui célébrait une victoire peut-être légendaire de Clotaire II et de Dagobert sur les Saxons. Autour de ce Dagobert, qui fut le plus puissant des successeurs de Clovis, la fermentation épique fut intense, comme l’atteste encore une chanson de geste du xiiie  siècle dont il est le héros14.

Que l’imagination populaire ait été puissamment excitée par les événements dont les Carolingiens furent les acteurs plus 0u moins glorieux, qu’elle ait transformé leur histoire à sa mode en un vaste corps de traditions poétiques, ce qu’on sait communément des chansons de geste le prouve assez. Depuis Charles Martel, le vainqueur des Sarrasins, jusqu’à Louis III, le vainqueur des Normands15. tous les Pépins, les Charles et les Louis, selon le mot du poète saxon16, ont été chantés concurremment avec les Clotaires et les Thierrys de l’âge précédent.

Charlemagne, comme il était naturel, par son long règne, ses grandes guerres, son vaste génie, et la restauration prodigieuse de la puissance impériale, devint le héros favori et comme le centre de l’épopée. Outre qu’il donna lieu à une abondante création de poésie, il attira à lui nombre de légendes préexistantes : presque toute la matière épique cristallisa autour de lui. D’abord il absorba tous les Charles, Charles Martel et Charles le Chauve, tandis que les Pépins et les Louis se fondaient en deux personnages, l’un père et l’autre fils de l’empereur Charles : cette triade légendaire représenta toute la dynastie carolingienne. Les Mérovingiens furent absorbés aussi : leurs noms s’effacèrent, leurs personnalités furent dissoutes, et leurs actions allèrent s’attacher aux noms carolingiens. Sur quelques points l’absorption fut incomplète, et le rattachement mal fait : comme dans Floovent survit un descendant de Clovis, ainsi parfois apparaissent Charles Martel et Charles le Chauve, non déguisés ou mal déguisés en Charlemagne.

Mais tout ne gravitait pas encore autour des rois. Les provinces avaient leur vie distincte et intense : comme elles eurent leurs chefs et leur histoire, leurs souvenirs glorieux ou douloureux, elles eurent leur épopée. On chanta les quatre fils Aymon en Ardenne, Raoul de Cambrai en Vermandois. La Lorraine eut Garin et Bègue ; la Bourgogne eut Girart de Roussillon, et sans doute Roland fut d’abord le héros local des marches de Bretagne avant d’entrer comme neveu de Charlemagne dans la tradition nationale.

Il y eut ainsi cinq siècles environ pendant, lesquels notre race, quoi qu’on ait dit, eut bien « la tête épique ». Cette spontanéité créatrice tendait incessamment à s’exercer : la légende suivait de près les événements. On n’oubliait pas l’histoire, on la voyait, en quelque sorte, tout ordonnée en légende. Charlemagne n’était pas mort, que l’un de ses vieux soldats faisait déjà en toute naïveté au moine de Saint-Gall le tableau merveilleux des exploits et de la sagesse du grand empereur : la poésie était alors la forme des intelligences.

Mais une question se pose sur laquelle bataillent les érudits : puisque évidemment ce n’est pas de la tradition latine qu’est sortie l’épopée française, d’où vient-elle ? Des Celtes, ou des Francs, qui sont avec Rome les facteurs de notre nation ? Un savant italien, M. P. Rajna, a mis hors de doute les origines germaniques de l’épopée française. Comme tous les Germains, les Francs avaient une poésie narrative, tantôt mythique, et tantôt historique, célébrant les dieux ou les anciens rois de la race : le Siegfrid des Nibelungen n’est autre que Sigofred, héros national des Francs, qui primitivement fut peut-être un dieu. Ils avaient leurs scôpas qui s’accompagnaient de la harpe, et leurs guerriers aussi parfois composaient et chantaient. Maîtres de la Gaule, et devenus chrétiens, les Francs oublièrent ou réduisirent en faits humains leurs mythes religieux : ils gardèrent leurs poèmes historiques et leur goût pour les récits épiques qui exaltent le courage et enchantent l’imagination. Même, tandis que leur histoire, sur cette terre de Gaule qui leur appartenait, faisait germer de nouveaux chants, les anciens, avec ce dédain de la chronologie qui est le propre des temps épiques et des légendes populaires, continuaient d’évoluer, et se chargeaient de faits récents ou se rajeunissaient pour s’y adapter. Ainsi dans cette histoire poétique des Mérovingiens, dont on parlait tout à l’heure, se laissent entrevoir des vestiges de vieux poèmes francs ; dans les chansons de gestes, certains récits, certains personnages, des traits de mœurs, des usages de la vie guerrière et civile sont des résidus manifestes de la plus ancienne poésie et de la plus ancienne civilisation des Francs. Le nain Obéron, l’Auberon de nos chansons de geste, l’Alberic des Nibelungen, est entré certainement chez nous avec les compagnons de Clovis.

Cependant il faut bien savoir ce qu’on entend quand on dit que l’épopée française est d’origine germanique. Tout ce qu’il y eut de chants tudesques, avant et après l’invasion franque, tout ce que Charlemagne en fit recueillir n’intéresse pas directement notre littérature. On l’a dit avec raison, une épopée française ne peut sortir que de chants en langue française, ou en langue latine, puisque le français est du latin qui a évolué. Dès que les Francs se furent mêlés aux Gallo-Romains, eurent pris la langue latine, dès le milieu du vie  siècle, il y eut assurément des chants épiques en latin, « en langue romaine rustique », comme il en continua d’éclore en tudesque pour les Francs non romanisés de l’Austrasie. Le fameux poème en l’honneur de Clotaire II dont l’auteur de la Vie de saint Chilien transmit quelques vers à l’auteur de la Vie de saint Faron, était assurément en latin vulgaire : les femmes de la Brie qui le chantaient n’ont jamais parlé tudesque.

Les Francs agirent donc comme un ferment sur la masse gallo-romaine. Par eux, les aptitudes poétiques de la race celtique, engourdies sous la domination romaine par l’élégant rationalisme de la littérature savante, comme par la pression monotone de la protection administrative, furent réveillées : les âmes, préparées déjà par le christianisme, violemment secouées par l’instabilité du nouvel état social, recouvrèrent le sens et le don des symboles merveilleux ; et dans la famine intellectuelle que produisit la ruine des écoles, l’aristocratie gallo-romaine, sujette des rois francs et compagne de leurs leudes, associée aux fêtes comme aux affaires, quitta sa délicatesse et ses procédés raffinés de pensée et de langage : elle retourna à l’ignorance, au peuple ; elle se refit peuple, avec toute la rudesse, mais avec toute la spontanéité du génie populaire. Il y eut assez d’unité morale, d’homogénéité sociale, pour que l’épopée, cette expression synthétique des époques primitives, se développât puissamment.

M. Rajna a constaté que son terrain de culture a sensiblement les mêmes limites que l’occupation franque. Mais elle n’est pas franque pour cela : elle est française, œuvre de cette race complexe qui se constitue du mélange des Gallo-Romains et des Francs ; produit des forêts germaniques, mais acclimaté sur le sol des Gaules, et germant spontanément dans toutes les âmes, sans distinction de race, non échappées encore ou retournées, peu importe, à la barbarie féconde.

Ce furent même les Gallo-Romains qui donnèrent à l’épopée sa forme : la langue, cela va sans dire, mais aussi le mètre. Ce vers de dix syllabes17, assonancé18, distribué en laisses ou couplets monorimes d’inégale étendue, que l’on retrouve dans toutes les anciennes chansons de geste, est d’origine très probablement latine comme tout notre système de versification.

Comment se fit l’élaboration de la matière épique, et sa mise en œuvre ? Nouvelle question, et nouveaux combats. Parfois l’épopée fut contemporaine ou à peu près des faits qu’elle rappelait. Souvent aussi la tradition orale conserva les légendes non versifiées, jusqu’à ce qu’un poète s’en emparât. Mais ce poète, plus ou moins éloigné des événements, qui le premier les chanta, quelle forme leur donna-t-il ? On a supposé — et non pour la France seulement — que des cantilènes lyrico-épiques plus brèves et de rythme plus rapide avaient précédé les vastes narrations épiques, et par une application du système de Wolff qui longtemps a été en faveur pour les poèmes homériques, on a soutenu que les chansons de geste n’étaient que des cantilènes cousues ensemble. Il faut décidément abandonner cette hypothèse, que les faits ne confirment pas et dont, après M. Mila y Fontanals19, M. Rajna a fait justice. Les clercs qui écrivent en latin nomment du nom de cantilène indifféremment les chants prétendus lyrico-épiques que nous n’avons pas et les chansons de geste qui nous sont parvenues : cantilène est le mot, légèrement méprisant, dont ils désignent toute poésie qui n’est pas savante et latine. Il va sans dire qu’on ne nie pas l’existence de chants lyriques : épopée et lyrisme répondent à deux besoins de l’âme humaine : mais l’épopée vient des narrations épiques. Que les poèmes primitifs furent plus courts, cela va sans dire aussi : mais ils se sont développés par « intussusception » si je puis dire, comme des organismes, et non par « juxtaposition ». Chaque état de la matière épique est le résultat d’un intime renouvellement, d’une refonte intégrale. Ce qui s’est passé depuis qu’on eut commencé à rédiger les chansons de geste nous garantit ce qui arriva quand elles n’étaient pas écrites. Du vie au xe  siècle, comme du xie au xive , le procédé constamment mis en usage a été l’extension par remaniement total ; c’est par étirement, non par suture, que peu à peu ce qui pouvait avoir quelques centaines de vers au ixe  siècle, s’est trouvé être, quatre siècles plus tard, un poème de dix mille ou vingt mille vers.

2. Principales œuvres épiques.

A la fin du xe  siècle, la fécondité épique de notre race est épuisée. Sauf les interpolations que la flatterie et l’intérêt peuvent introduire dans la rédaction des poèmes, les derniers événements dont le souvenir y soit élaboré en récits légendaires sont de cette époque. Alors vécut le comte de Montreuil-sur-Mer dont la personnalité s’est fondue dans l’unité nominale de Guillaume d’Orange. La bataille où mourut Raoul de Cambrai est de 942. Dès lors la période de création spontanée est close.

La matière aussi a reçu sa forme : elle est distribuée déjà en amples compositions, en récits détaillés. Bertolais, le premier auteur du poème de Raoul de Cambrai (s’il n’est pas supposé par un trouvère plus récent pour donner de l’autorité à ses inventions), ce Bertolais avait combattu à côté de son héros. M. G. Paris a reconnu dans un curieux fragment de chronique latine du xe  siècle20 la traduction d’un morceau d’une chanson du cycle de Guillaume : trois fils et un petit-fils d’Aimeri de Narbonne y paraissent autour de l’empereur Charles. La narration lente et détaillée atteste que ce court fragment est le débris d’un vaste poème. Ainsi les chansons de geste21 sont déjà telles à peu près qu’elles nous apparaîtront un siècle et demi plus tard dans les rédactions conservées.

Sauf le fragment de la Haye, dont la valeur littéraire est nulle, rien ne nous représente la période primitive d’invention spontanée, et nous n’atteignons pas directement la première et, vraiment populaire forme de notre épopée française. Nous n’avons rien que des remaniements : la Chanson de Roland même en est au moins au second état. Celle que nous avons n’est pas celle certainement que, à la bataille de Hastings, Taillefer, « qui moult bien chantait », chanta devant le duc Guillaume et devant l’armée, en allant contre les Saxons. Nous sommes donc réduits à ressaisir, par une divination délicate, l’âme et les membres épars de l’épopée perdue au milieu de toutes les inventions dont la fantaisie romanesque de l’âge suivant l’a surchargée et dénaturée. C’est là même le grand problème qui donne de l’intérêt à l’immense fatras qu’on appelle à tort l’épopée française.

Cependant il y a quelques poèmes où apparaissent plus distinctement les linéaments de l’antique épopée, où la matière primitive, dans une forme qui n’est pas primitive, n’est pas trop mêlée d’éléments hétérogènes et adventices. Plus ils sont anciens, moins la forme naturellement déguise ou trahit la matière. Et l’on s’explique maintenant pourquoi le plus ancien est aussi le plus beau. La Chanson de Roland est le chef-d’œuvre de noire poésie narrative, parce qu’elle est, dans sa forme existante, le poème le plus voisin des temps épiques. Elle a été fixée par l’écriture quand la société avait encore une âme adaptée à l’esprit originel de l’épopée : elle n’avait plus de force active pour en créer, mais elle gardait sa sensibilité intacte pour en jouir.

C’est une belle chose que cette Chanson de Roland 22. Une grande conception légendaire s’est condensée autour du mince noyau historique, autour de ce combat d’arrière-garde où périrent trois hommes de marque seulement, Roland, Anselme et Eggihard, le 15 août 778. Nous sommes loin de l’histoire, avec ces Sarrasins, qui ont pris la place des Basques montagnards, et ces Sarrasins païens, idolâtres, du reste vaillants et accomplis « barons », s’ils étaient chrétiens : avec ce Charlemagne à la barbe blanche, âgé de deux cents ans, majestueux symbole de la royauté chrétienne : avec ces douze pairs qui combattent et périssent aux côtés de Roland : avec ce traître Ganelon, dont la trahison, plus inutile encore qu’inexpliquée, n’est sans doute qu’une naïve satisfaction que se donne le sentiment national, incapable de concevoir le désastre sans un traître au moins qui soit présent : avec ce Turpin, type légendaire du prélat guerrier, détaché ainsi que Ganelon d’une autre partie de l’histoire pour survivre immortellement transfiguré dans la légende de Roland.

Mais si nous regardons la France du xie  siècle, tout est vrai : les armes, les costumes, les mœurs, les sentiments. Ces hommes sont barbares, violents, brutaux, sans délicatesse, de pauvres et étroits cerveaux peu garnis d’idées : où est la souplesse merveilleuse, la richesse épanouie de l’âme grecque, même aux rudes temps des guerres homériques ?

Mais dans sa grossièreté, notre France féodale et chrétienne a un principe de grandeur morale que la Grèce artiste et mythologue n’a pas connu. Une haute idée de l’honneur commande le sacrifice désintéressé de la vie, pour le service de l’empereur, pour le service de Dieu : deux sentiments qui compriment l’égoïsme, la foi au suzerain féodal, la foi au maître du Ciel, sont les ressorts des actions. A l’accent dont Turpin exhorte, bénit et absout les soldats martyrs qui meurent avec Roland, on sent que les temps sont proches où l’Occident lancera ses barons contre les infidèles gardiens des Lieux-Saints. Nul esprit d’aventures, nulle folie de l’honneur, nul calcul de l’intérêt ne dégradent encore la brute grandeur des âmes : nulle galanterie non plus, ni fadeur ou grossièreté d’amour. La femme est absente de l’œuvre, sauf en un coin, une fiancée à peine entrevue, qui pleure et qui meurt23 1. Enfin le héros, blâmé dans son orgueil, est grand dans la défaite et dans la mort : haute intuition d’avoir exalté le vaincu, et doublé la puissance de l’admiration de toute la tendresse de la pitié ! Car cette « triomphante défaite », c’est bien tout le poème, et je ne puis que me ranger à l’avis de ceux qui pensent que la revanche de Charlemagne sur l’émir Baligant et son Marsile est une mesquine addition destinée à satisfaire la vanité nationale aux dépens de la poésie.

La forme est sèche et rude, la langue raide et pauvre. Le trouvère qui a mis la légende en forme n’est pas un Dante ou un Virgile. Il n’est pas un artiste : il ne sait ce que c’est que plasticité du style, rythme expressif des vers. Il ne compose pas : il n’organise pas l’unité diffuse du sujet par la dépendance et la proportion des parties ; il suit l’action, il ne la conduit pas. Il n’est pas poète non plus : il n’a rien de l’aède homérique, ni cette expansion d’une jeune imagination et d’une fraîche sympathie qui se répandent sur toutes choses. Il ne regarde pas la nature : de ce merveilleux décor pyrénéen, qu’il n’a pas vu du reste, quelles vagues et maigres phrases tire-t-il pour encadrer la mort de Roland ! Notre Français, bien français et comme tel classique d’instinct, ne s’intéresse qu’à l’homme.

Il n’est pas psychologue assurément, et ne fait pas d’anatomie du cœur humain.

Roland est preux, mais Olivier est sage.

Voilà qui lui suffit pour définir ses caractères. Mais s’il ne fouille pas, il dessine : son trait est sec, mince, mais juste. Ses personnages ne sont pas analysés, ils sont, ce qui vaut mieux. Ils se meuvent, ils ont l’intérieure mobilité des vivants. Je ne sais trop pourquoi Ganelon trahit ; par orgueil, je suppose : mais je lui sais gré de devenir traître, et de ne pas l’être par destination première, par emploi, comme tant de traîtres des chansons de geste, ancêtres de ceux des mélodrames. Roland, aussi, n’est pas à la fin du poème ce qu’il était au début : l’orgueilleux et colérique baron s’apaise aux approches de la mort ; il se dépouille insensiblement de sa basse humanité, et, par une ascension merveilleuse et vraisemblable, il atteint au sommet de l’héroïsme chrétien : son agonie est d’un saint.

On pourrait presque dire que l’insuffisance, l’absence de l’art sont un bonheur ici. Nulle intention littéraire, nul souci de l’effet ne gâtent l’absolue simplicité du récit. Le style, tel quel, purement déclaratif, ne s’interpose pas entre l’action et les vers : nulle invention verbale, nulle subjectivité personnelle n’adhère aux faits. Détachés à l’instant des mots qui nous les apportent, leur image réelle subsiste seule en nous : ils s’ordonnent d’eux-mêmes en une vision étrangement nette et objective : on ne lit pas, on voit. Et nulle âme, que l’âme même des faits, ne nous parle et ne nous émeut. Ils surgissent l’un après l’autre, évoqués par le développement simple et direct de l’inartificieux trouvère, depuis la préparation de la trahison, à travers la symétrie un peu gauche de la bataille, jusqu’à la riche, ample et lente narration de la mort du héros : les adieux de Roland et d’Olivier, la dernière bénédiction de Turpin. Roland essayant de briser son épée, battant sa coulpe, tendant son gant à Dieu son Seigneur, et rendant enfin son âme aux mains de saint Gabriel : toute cette partie est d’un pathétique naturel, élevé, sobre, vraiment puissant. Je ne fais pas de comparaison : cela est simplement beau. Il n’est pas jusqu’à la forme que le mouvement et la grandeur du récit n’emportent et n’élèvent. Et surtout le rythme sans art est expressif : ce n’est pas le déroulement magnifiquement égal de l’alexandrin homérique : distribuée à travers ces couplets qui la laissent tomber et la reprennent, rétrogradant et redoublant sans cesse pour se continuer et se compléter, la narration s’avance inégalement et, de laisse en laisse, d’arrêt en arrêt, monte comme par étages ; et cette discontinuité même devait, semble-t-il, communiquer une dramatique intensité à la déclamation du jongleur.

La Chanson de Roland exalte les deux plus purs sentiments qui fussent dans les cœurs en leur proposant les plus hauts objets où ils pouvaient s’adresser : Charlemagne à servir, l’infidèle à combattre. Et dans cette exaltation arrive à se dégager spontanément comme une âme nationale, un profond et encore inconscient patriotisme, qui devance la réalité même d’une patrie. Par-là elle est unique parmi nos chansons de geste : rien n’y ressemble et rien n’en approche.

Raoul de Cambrai 24 nous ramène à la vulgaire humanité, nous jette en pleine vie féodale. Ils ont vécu, ce Raoul qui, se faisant adjuger par le roi Louis l’héritage de Herbert de Vermandois, envahit le pays qu’il veut posséder, saccage et brûle, un vendredi saint, la ville d’Origny, avec son monastère et ses nonnes, qu’il promettait tout à l’heure d’épargner, qui, tout échauffé de cette atroce exécution, tout joyeux et de grand appétit, n’ose manger de la viande, quand son sénéchal en se signant lui remémore qu’« il est carême » ; ce Bernier, écuyer de Raoul, fils d’un des quatre fils de Herbert, qui, fidèle à la loi féodale, suit son maître contre son frère et ses oncles, voit sa mère brûlée sous ses yeux dans le monastère où elle s’est retirée, et renonce seulement son hommage quand Raoul, échauffe par le vin, l’a à demi assommé pour avoir trop haut regretté l’incendie de son pays et la mort de sa mère. Ils ont vécu, et non pas seulement de cette vie individuelle qu’enregistre l’histoire : ils ont vécu en cent lieux, sous cent noms ; ce sont des types. Et jamais la force de l’honneur et du serinent féodal n’a plus fortement apparu qu’en ce Bernier : quand, sa mère morte, blessé lui-même, il a renoncé l’hommage, si, dans le premier moment de colère, il refuse la réparation que Raoul offre une fois revenu à lui, jamais cependant il n’aura le cœur en paix : il combattra Raoul de tout son courage, il le tuera, mais toujours l’idée de son serment violé le tourmentera : toujours il rappellera ses griefs, sa mère « arse », sa tête cassée ; il maintiendra « son droit », mais il sera inquiet. À peine vainqueur, il songera à aller servir « au Temple » à Saint-Jean d’Acre ; et le médiocre continuateur du vieux poème a bien dégagé l’idée-mère du sujet, quand il montre Bernier usant sa vie sur les chemins, en pèlerinages lointains, pour expier, jusqu’au jour où le roux Ceri, oncle de Raoul, lui casse la tête d’un coup de son lourd étrier sur le lieu même où jadis il a tué son seigneur.

Le remanieur de la fin du xiie  siècle, à qui M. Meyer lui-même refuse le talent, a eu le bon esprit d’être modeste : il n’a pas cherché à étouffer iti à embellir la rude légende du xe  siècle. A travers la diffusion banale et molle de ce style, qui du moins ne tire pas l’œil et se laisse oublier, la vraie et primitive épopée transparaît. On pourrait dire même que Bertolai (si jamais Bertolai a vécu et mis le poème en sa première forme), on pourrait dire que Bertolai avait l’instinct du développement épique, au meilleur sens du mot : il savait faire rendre à une situation ce qu’elle contenait d’émotion et d’intérêt. Je n’en veux pour preuve que le morceau, si souvent cité et avec raison, de la mort de Raoul : cet Ernaut de Douai qui fuit devant Raoul, la main coupée, demandant grâce à son impitoyable ennemi, secours à tous les amis qu’il rencontre, reprenant haleine, chaque fois qu’un baron de son parti arrête Raoul, piquant son cheval avec désespoir, dès qu il voit son défenseur abattu, cette poursuite sans cesse interrompue et reprise, acharnée, haletante, puis Bernier enfin s’interposant, le combat de Bernier contre Raoul, et la mort de Raoul, combat et mort décomposés en chacun de leurs moments avec une vigoureuse précision, la tristesse du vainqueur, et la rage féroce d’Ernaut qui, se voyant sauvé, se venge de ses terreurs récentes sur son ennemi abattu, voilà, à coup sûr, une scène neuve, rare, émouvante. Batailles générales ou combats singuliers ne portent guère bonheur à nos trouvères, même dans le Roland : ils ont à peine à sortir d’une monotone banalité, parce que peut-être la réalité était monotone et banale. Mais ici tout est original.

Raoul de Cambrai est un épisode des luttes féodales : la geste des Lorrains 25 est un monde. Ces trois poèmes de Garin, Girbert et Anséis, qui sont, le premier surtout, la partie ancienne, épique, et comme le cœur de la geste, ont le caractère de réalité le plus saisissant, bien qu’on n’ait pu encore leur trouver aucun fondement dans l’histoire. Ce ne sont que rixes et meurtres, chevauchées, combats, sièges, massacres, pillages, fausse paix et traîtresses attaques : toute la France, des Landes jusqu’en Lorraine et de Lyon à Cambrai, est remuée, divisée, dévastée par la rivalité qui anime les familles de Hardré le Bordelais et Hervis le Lorrain. De génération en génération, comme de province en province, la haine et la guerre s’étendront, faisant ruisseler le sang, jetant cadavre sur cadavre : depuis le vieil Hardré, depuis Bègue et Garin, fils de Hervis, jusqu’aux petits-enfants de Hervis et de Hardré, qu’une paix plâtrée fait naître d’un funeste mariage en mêlant le sang des deux familles, et qui périront sous les coups les uns de leur oncle maternel et les autres de leur propre père.

Toutes ces horreurs sont racontées, dans Garin surtout, d’un style étrangement bref et sec, où pourtant le trait caractéristique est appuyé de façon à prendre une intense énergie d’expression : ainsi le monotone refrain des villes détruites ou incendiées par Bègue dans sa course en Bourgogne, finit par évoquer, avec une netteté singulière, je ne sais quelle image simplifiée et comme le symbole horrible de la guerre, de la guerre abstraite, d’une contrée imprécise où tout est ruine ou flammes. Les discours sont courts, durs, d’un relief parfois bien vigoureux dans leur sécheresse enflammée ou brutale : comme cette réplique fameuse de ce Fauconnet qu’on somme de rendre son château de Naisil :

Si je tenais un pied en paradis
Et l’autre avais au château de Naisil,
Je retrairais celui de paradis,
Et le mettrais arrière dans Naisil26.

Les mœurs sont féroces : non pas de cette férocité de décadence, par laquelle les héros deviendront des ogres et des fous furieux ; mais d’une saine et fière férocité, qui reste humaine, et se mêle encore de loyauté et de bonté naturelles. Garin, et son frère Bègue, surtout, sont les caractères sympathiques du poème, mais Fromont n’est pas odieux : orgueilleux ; emporté, ambitieux, rusé au besoin, il n’est pas insensé ni scélérat, il a le respect du lien féodal et de la foi jurée ; il est entraîné plutôt qu’il ne se jette de gaieté de cœur dans l’inexpiable guerre : souvent il voudrait faire la paix ; il la voudrait maintenir ; il blâme les trahisons des siens, et les défend parce qu’il est leur chef ; il ne se réjouit pas de la mort de Bègue son ennemi. Bègue, de son côté, n’est pas une idéale figure, loyal, ayant la justice dans le cœur, prêt à vivre en paix, dès que lui-même ou un des siens est attaqué, le voilà fou de combats, forcené, téméraire, féroce, et je ne sais si, dans cette sanglante geste ni dans aucune autre, acte plus cruel se rencontre que celui de ce bon et brave baron : quand il a vaincu en duel Isoré, irrité qu’il est de je ne sais quelle outrageante raillerie d’un Bordelais, il arrache le cœur du vaincu et en fouette le visage de l’insulteur.

Le traître même n’est pas le traître légendaire et consacré que l’on connaît, monotone et raide réplique de Ganelon : ce félon Bernard de Naisil, dévoué à sa façon à sa race ou plutôt à la haine de sa race, toujours occupé à réveiller ou attiser la discorde, à rompre les accords ou à les prévenir, à machiner des ruses, des perfidies, des parjures, pour lancer ou retenir ses parents dans les affaires où ils perdront leurs fiefs, leur sang et leur vie, souple du reste lui-même et se tirant alertement de tous les mauvais pas où il se voit engagé, c’est lui qui donne le plus de fil à retordre à Bègue et à Garin. Ce n’est pas un traître d’occasion, par emportement, ou orgueil blessé, comme Ganelon : la ruse est son caractère naturel ; avec lui nous atteignons le temps où le mensonge et l’intrigue, c’est-à-dire l’intelligence, entrent en lutte contre la franche brutalité et la force physique, puis vont prendre insensiblement le dessus sur elles, et du même coup sur l’honneur et sur la loyauté.

La femme tient dans le poème la place qu’elle peut tenir : la beauté de Blanchefleur, que Garin, Fromont et le roi veulent épouser, compte moins que son héritage. On n’inspire que des désirs brutaux. Cependant l’amour apparaît : un amour simple, intime, domestique, l’amour de Bègue et de sa femme, tendresse mêlée de protection chez l’un, de tremblement et d’admiration chez l’autre. Il s’explique à travers des scènes familières qui sont en vérité curieuses et captivantes : est-ce roman ? est-ce épopée ? Je ne sais trop : mais la vie domestique n’est-elle pas épique dans l’Odyssée ? et tout ici est simple et vrai, sans cesser d’être grand. L’embuscade dressée aux nouveaux mariés, le combat dans la lande tandis qu’il y a fête au château, Bègue laissé pour mort, sa jeune femme couchée sur son corps et se lamentant, la triste arrivée du cortège où le maître est porté sur une civière, le conseil des médecins, dont le plus vieux commande d’abord qu’on éloigne la jeune femme qui troublerait le malade : ce sont des scènes qui ont vie et mouvement.

Mais la mort de Bègue est un récit d’un grand effet dans sa couleur grise, avec cette accumulation rapide de petits détails pressés d’une si exacte et précise notation : la vie paisible de Bègue dans son château de Belin, entre sa femme et ses enfants, l’ennui qui prend à la fin ce grand batailleur, sourde inquiétude, désir de voir son frère Garin qu’il n’a pas vu depuis longtemps, et son neveu Girbert qu’il n’a jamais vu, désir aussi de chasser un fort sanglier, fameux dans la contrée du Nord ; la tristesse et la soumission douce de la femme ; le départ, le voyage, la chasse si réelle avec toutes ses circonstances, l’aboi des chiens, le son des cors, la fuite de la bête, l’éparpillement des chasseurs, qui renoncent ; Bègue seul âpre à la poursuite, dévorant les lieues, traversant plaines et forêts et marais, prenant ses chiens par moments sur ses bras pour les reposer, jusqu’à ce qu’il se trouve seul, à côté de la bête morte, ses chiens éventrés, en une forêt inconnue, sous la pluie froide de la nuit tombante : il s’abrite sous un tremble, allume un grand feu, prend son cor et en sonne trois fois, pour appeler les siens. C’est là que les forestiers de Fromont le tuent, six contre un ; encore ne viendraient-ils pas à bout du grand baron, debout adossé à son arbre, sans un archer qui de loin lâchement le frappe : et le corps dépouillé reste là, les trois chiens hurlant auprès de lui dans la nuit. Il n’y a pas de scène de roman moderne qui ait une vérité plus simple et plus forte. Le poète qui a fait cela n’était pas un coloriste, mais jamais dessin ne donna plus l’illusion de la vie par la sure netteté des lignes.

On pourrait poursuivre l’énumération, et retrouver d’autres fragments d’épopée encastrés dans l’amas confus des matériaux dont sont construites les chansons de geste. Aimeri promettant Narbonne à Charlemagne27, le duel d’Olivier et de Roland sont deux épisodes, que Victor Hugo a rendus populaires. Il faut seulement noter que le grand poète, en jetant sur ces vieilles légendes l’artistique perfection de sa forme, les a, si je puis dire, « sublimées » aux dépens du simple bon sens. Le duel surtout de Roland et d’Olivier est loin d’avoir dans Girart de Viane l’étrangeté fantastique que la Légende des siècles lui a prêtée. Le couronnement de Louis le Débonnaire, et la noble tristesse de Charles devant la puérilité biche de son héritier, le début du poème d’Aliscans, et la fière obstination de Guiboure qui, refusant de connaître son mari dans un fuyard, tient la porte d’Orange fermée et laisse Guillaume au pied des murs, exposé à tous les coups des Sarrasins, d’autres morceaux encore méritent d’être loués et lus. Mais, en somme, on ne retrouve nulle part, à mon sens, un ensemble pareil à celui que présente chacune des trois chansons dont j’ai parlé ; on n’a que des fragments à recueillir, non des œuvres à étudier.

3. Remaniements de la matière épique.

Au xie  siècle, les chansons de geste animaient encore et guidaient parfois les guerriers au combat, comme à Hastings, ou dans certaines guerres locales que conte une chronique bourguignonne. Mais, au xiie  siècle, l’épopée est réduite à être l’amusement des loisirs et l’ornement des fêtes : en temps de paix, aux noces, aux festins, après boire, c’est alors, pour s’amuser, qu’on appelle le « jongleur » : il est l’histrion qui récite, l’éditeur qui publie les chansons de geste.

Le « trouvère », qui jadis était parfois un soldat, tourne à l’homme de lettres : il ne fait plus que son métier d’écrivain ; rarement même il chante son œuvre. Il la vend au jongleur, qui la joint à son répertoire, et la colporte de château en château, plus tard aussi, et de plus en plus, de ville en ville et de village en village : il se fait entendre dans la grande salle féodale, aux barons assemblés, ou sur la place publique, aux bourgeois, aux vilains. Il espère, souvent il obtient de beaux cadeaux, argent, chevaux, fourrures, bijoux : et c’est lui, avec le trouvère, qui a décidé et fait croire que la vertu distinctive du chevalier était la libéralité.

Mais pour que le métier soit productif, pour que le jongleur gagne et puisse bien payer le trouvère, il faut plaire à l’auditoire : son goût fera la loi. Or cet auditoire est insatiable : d’intelligence fruste et étroite, d’imagination forte mais grossière, il veut sans cesse du nouveau. Et le nouveau, c’est la nouveauté extérieure, c’est la sensation nouvelle, l’apparence encore non rencontrée : ce public ne creuse pas, ne prolonge pas ses impressions par ses pensées : il ne voit pas au-delà de la forme particulière et sensible. Pour le retenir et l’assouvir, stimulés par la concurrence, les trouvères, ayant épuisé la matière épique, se jettent dans la fantaisie : ils fabriquent de l’épopée, gauches contrefaçons qui insensiblement, sans que personne y pense, deviendront de ridicules parodies : et de jour en jour la poésie traditionnelle et populaire s’altère, se dissout et se noie davantage dans l’immense fatras de l’invention littéraire.

Cependant les poètes sont tiers de leur œuvre : tandis que la plupart des plus anciens poèmes, tandis que l’œuvre maîtresse même, le Roland, sont anonymes, un certain nombre de remaniements plus modernes sont signés. Adenet, Jean Bodel, Jendeus de Brie, Bertrand de Bar-sur-Aube ne veulent pas perdre le bénéfice de leur travail ; s’ils tiennent au profit, ils aiment aussi la gloire, dont la recherche est un des symptômes caractéristiques de l’individualisme : cela seul nous avertirait que les temps épiques sont passés. A vrai dire, on ne saurait nier que quelques-uns aient eu du talent. Ne leur demandez pas l’intimité de l’émotion, ni l’expansive ardeur de la sympathie, ni la composition harmonieuse, ni le style pittoresque : richesse intérieure ou beauté formelle, cela fait défaut à leurs œuvres. Ils n’ont pas fait une phrase d’artiste, et peu de vers de poète. C’est par hasard que Jean Bodel trouve un vers d’une sensibilité délicate, faisant parler une mère qui donne son fils à l’empereur Charles pour la guerre saxonne :

Il sera en pleurant de sa mère attendu28.

Ils ont surtout — et en cela ils semblent révéler l’aptitude éminente de la race — ils ont le sens du drame et du roman : sans poésie, sans style, leur art est là, dans le dessin des actions, et l’imitation de la remuante humanité. Il est si bien là que leurs dialogues ou discours sont supérieurs souvent à leurs récits : la logique d’un rôle, la nécessité d’une situation, l’instinct d’un effet les guident et les élèvent. Dans un poème du xiiie  siècle, une mère, forcée de donner son fils, pour sauver son mari, prononce une plainte d’un accent juste et pénétrant29.

Leur expression, telle quelle, diffuse ou sèche, plate éminemment, est un chiffre qui n’a pas de beauté par lui-même. Moins sobre, moins plein, moins sûr, c’est le même style que dans le Roland, lit, si l’on fait la différence des siècles, c’est le style de Dumas père ou de Scribe : le style enfin du dramaturge ou du romancier, qui n’est que cela.

De là vient qu’à l’ordinaire les meilleures inventions des trouvères sont plus belles à imaginer qu’à relire. Jamais on n’a besoin et presque toujours on aurait tort de retenir ce qu’on appelle aujourd’hui « l’écriture » du poète ; quiconque voit les scènes dramatiques par lesquelles s’ouvrent Girart de Viane ou le Charroi de Nîmes 30 refaisant en langage quelconque les dialogues nécessaires, peut être assuré d’avoir extrait des ouvrages originaux toute la beauté qu’ils contenaient.

Mais le talent est rare : et pour quelques heureuses trouvailles, qu’on peut porter au compte des remanieurs, la somme de leurs méfaits est prodigieuse. Le pis est que tous, et les plus ineptes, ont une intrépidité que rien ne déconcerte pour déranger et refaire l’ouvrage d’autrui. Une fois fixés par l’écriture, les poèmes homériques étaient sauvés : on a pu les rajeunir discrètement, mais qui eût osé en détruire la forme consacrée pour les amplifier à son goût ? Nos chansons de geste n’eurent, pas même fortune, et parce que leur forme insuffisamment belle n’imposait pas le respect, et parce que public et rédacteurs n’étaient aptes à voir que la matière : il ne leur paraissait pas importer que les mois fussent changés, si les choses subsistaient et même s’enrichissaient. Aussi n’y a-t-il pas de poème qui se soit maintenu à travers le moyen âge dans une forme fixe, et le moment où l’écriture leur assura une prolongation indéfinie d’existence lut non le terme, mais le commencement des pires aventures pour la plupart.

Il n’est point de tortures que ces pauvres textes n’aient subies. Écrits en vers assonancés, ils sont rimés en consonances ; leurs dix syllabes sont étirées en douze, à grand renfort de chevilles, quand (vers 1200) l’alexandrin31 est à la mode. On revient un moment, par un goût archaïque, aux décasyllabes primitifs. Au xive siècle, on supprime les laisses et couplets, pour rimer les vers deux par deux. Cependant, de chantées avec accompagnement de vielle, ou violon, les chansons d’abord furent récitées, puis lues à haute voix ; et, comme il était naturel, plus on s’éloignait du chant, plus la versification devenait compliquée et curieuse. Puis l’instruction se répandit, on sut lire : on eut chez soi des manuscrits. On n’avait plus affaire des jongleurs et de leurs séances : ni du vers, puisqu’il n’était pas en effet un instrument esthétique. Le xve  siècle mit donc en prose les narrations versifiées, et le passage fut achevé de la forme épique des âges primitifs à la forme du roman moderne.

Il se faisait parallèlement, pour le fond, toute sorte d’étranges manipulations. La plus apparente fut la constitution des cycles qui fut la grande affaire des jongleurs au xiiie et au xive  siècle. Un cycle est l’histoire d’une famille épique, la suite des poèmes qui en présentent les générations successives et les fortunes variées. De bonne heure s’était ébauchée l’organisation des cycles qui répond à un besoin naturel de l’esprit humain. Nous tendons à lier nos perceptions, nos idées : nous ne pensons connaître et nous ne croyons réel ou vrai que ce dont nous apercevons les relations. Une figure légendaire aura plus de consistance, plus d’être, si en elle nous apparaît le fils ou le père d’un héros, qui nous est connu. Les jongleurs, qui transportaient d’une province à l’autre les chansons de geste, savaient bien qu’enlevées à leur pays d’origine, elles perdaient l’intérêt local, si puissant élément de succès : pour compenser cette perte, il fallait les mettre en rapport avec celles dont la popularité était universelle, il fallait, en liant les sujets et les personnages, assurer aux nouveautés le bénéfice de la vogue des œuvres consacrées. Ainsi par une nécessité naturelle les grandes gestes tendaient à s’incorporer les petites, et les légendes provinciales à se fondre dans les nationales.

De plus, à mesure que se multipliaient les chansons, on sentait le besoin de mettre un ordre dans cette abondance : or quoi de plus simple que de grouper les récits selon les rapports de parenté qui en unissaient les acteurs ? Enfin la méthode de classification pouvait facilement tourner en méthode d’invention : les trouvères le comprirent bien vite. Le public voulait du nouveau : quoi de plus simple, pour exciter son intérêt, et pour utiliser encore une part de ses émotions antérieures, que de lui présenter les pères ou les fils des héros qu’il aimait ? Les pères surtout : car, par une mystérieuse divination des lois de l’hérédité ou, plutôt tout niaisement, parce que, si l’on n’est pas toujours le père, on est forcément le fils de quelqu’un, la curiosité des auditeurs remontait plus volontiers aux ascendants des personnages favoris. De là ce facile bourgeonnement des légendes, ces développements généalogiques qui vont en sens inverse de la nature : car ici les fils engendrent les pères, et les aïeux naissent après les pères.

On aurait une idée de la façon dont s’organisent les cycles, si l’on regardait cette vingtaine de poèmes qui forment la geste de Guillaume. Ou verrait la légendaire figure de ce comte Guillaume qui en 793 arrêta les Sarrasins sur les bords de l’Orbieu et mourut moine au monastère de Gellone qu’il avait fondé, on la verrait attirer à elle tous les vainqueurs régionaux des guerres musulmanes, et se constituer ainsi six frères avec un père ; on la verrait absorber tous les Guillaume du Nord, l’un comte de Montreuil-sur-Mer, un autre possesseur de ce surnom de Court-Nez qui nécessitera le coup d’épée du géant Corsolt, un troisième qui n’était pas un Guillaume, défenseur hautain du faible Louis ; pour s’assimiler ce dernier, elle est obligée d’émigrer, avec tout son cortège d’hommes et de faits, du règne de Charlemagne au règne de son successeur. On la verrait se rattacher le vaillant Vivien et le grotesque Rainouart, qui seront l’un neveu de Guillaume et l’autre frère de sa femme ; la famille se prolongera dans la descendance collatérale jusqu’à un petit-neveu de Guillaume.

Mais en même temps se fera la rétrogradation ascendante : le moine de Gellone, le vainqueur de l’Orbieu se donnera une enfance. Il a six frères, un père : qu’ont-ils fait ? Les six frères et Aimeri de Narbonne auront leurs gestes. Mais Aimeri, qui est-il ? à qui tient-il ? Il prendra un père, et trois oncles, dont l’un est un double de Girart de Roussillon et dont un autre, père d’Olivier et d’Aude, raccorde le cycle de Guillaume au cycle royal. Enfin, à ces quatre frères il faut un père, ce sera Garin de Monglane dont les Enfances verront le jour au xve  siècle ; l’aïeul sera né à la vie épique quatre ou cinq cents ans après ses petits-fils.

Par ce procédé, la plus grande partie de la matière épique ou romanesque se trouva répartie à la fin du moyen âge en trois cycles principaux : la geste royale, consacrée à la triade carolingienne, Pépin, Charles et Louis ; la geste de Guillaume, que remplissaient surtout les luttes contre les Sarrasins en Languedoc et en Provence ; la geste enfin de Doon de Mayence, ou des traîtres, qui rassemble, preux ou lâches, parjures ou généreux, tous les vassaux rebelles et les ennemis implacables de la royauté. Un certain nombre de poèmes résistèrent à l’attraction des grands cycles et ne s’y laissèrent pas agréger : tels sont les poèmes des Lorrains, tel le poème de Raoul de Cambrai, et les débris de l’épopée bourguignonne conservés en plusieurs chansons. Je ne parle pas du cycle de la Croisade, dont il faudra dire un mot ailleurs.

Dans le remaniement incessant de la matière poétique, le délayage était le moindre péché de nos trouvères : ils excellaient, comme les modernes feuilletonistes, à inventer une profusion de détails inutiles. La mort d’Aude, qui tient une trentaine de vers dans notre Roland, en fournit huit cents à un arrangeur du xiie  siècle ; tant de ce chef que par la version nouvelle du supplice de Ganelon, et autres additions industrieuses, la chanson gagne deux mille vers en longueur, et la poésie perd à proportion. En général, le commencement de nos poèmes vaut mieux que la fin : c’est que le trouvère emploie d’abord autant qu’il peut le texte qu il remanie, par économie d’invention, et c’est pour allonger, pour éviter la cruelle nécessité de finir son histoire, qu’il fouille dans son sac, et met toutes ses rubriques en œuvre. Un des procédés les plus commodes consiste à intercaler dans un poème tout ou partie d’un autre : l’histoire de Raoul de Cambrai pénètre ainsi dans la geste des Lorrains. Ou bien l’on démarque des traditions étrangères pour les rendre au sujet que l’on traite : ainsi le chien de Montargis, vieux conte qu’on trouve déjà dans Plutarque et dans saint Ambroise, vient se mêler aux aventures de la reine Sibille, une des incarnations de l’épouse innocente et calomniée. Comme les faits, les caractères se dénaturent, se transportent et se transposent : les traîtres sont stéréotypés d’après Ganelon ; Vivien n’est qu’une seconde épreuve de Roland.

L’invention abondante et pauvre des trouvères fait songer à la basse littérature de nos jours, à cette masse de romans et de drames manufacturés en hâte pour la consommation bourgeoise et pour l’exportation. Depuis les formules du langage jusqu’au dessin général de l’action, toutes les pièces d’une chanson de geste sont jetées dans les mêmes moules. Le défi du vassal rebelle, ou la colère du vassal fidèle contre l’empereur ingrat, la princesse infidèle qui s’éprend d’un baron français, le combat de deux barons, ou d’un baron contre un géant païen, voilà des thèmes qui sont repris cent fois. Pour les caractères, on a le brave, le violent, le traître, le lâche, et tout le contenu de chacun est épuisé par l’épithète, qui crée comme une nécessité permanente d’actes uniformes, dont la répétition a quelque chose de mécanique. Un type banal de héros s’établit : sans fatigue et sans peur, bravache, impatient, il a toujours le poing levé, il écrase des nez, fracasse des cervelles, traîne les femmes par les cheveux dès qu’on le contredit ; tenons compte des mœurs, c’est le beau gentilhomme, héroïque, impertinent, fine lame, qui passe, la moustache en croc, le poing sur la hanche, à travers nos mélodrames : c’est le d’Artagnan du xiiie  siècle. En somme, nos chansons de geste, selon M. P. Rajna, sont « aussi pauvres de types que riches d’individus », et M. Léon Gautier a dû écrire qu’elles « sont composées pour les dix-neuf vingtièmes d’une série de lieux communs ».

Encore si l’on s’en était tenu à la banalité : mais on y ajoutait l’extravagance. Esclaves de la mode, les trouvères jetèrent au milieu de la matière épique les aventures incroyables des romans bretons et le fantastique insensé du roman d’Alexandre. Ce ne furent plus que voyages lointains, pays fabuleux, une Asie de niaise féerie, avec ses « soudans » et ses « amiraux » cocassement naïfs ou formidables, avec son histoire et sa géographie folles : il n’est pas jusqu’à Roland, le vaillant homme occis à Roncevaux, qui n’aille un beau jour se faire le chimérique gouverneur d’une vague « Persie »32. Ce ne furent plus que géants hideux à plaisir, nègres cornus, et même cornus « derrière et devant », enchanteurs et magiciennes, Maugis33, Orable34, auprès de qui pâlissent et sont délaissés Renaud et Guillaume : mais surtout Auberon le petit homme, fils de Jules César, neveu d’Arthur et frère jumeau de saint Georges35. Et quelle cascade de prodiges, tandis que Huon de Bordeaux, chargé de talismans, s’en va, pour mériter le pardon de l’empereur, arracher quatre dents et la barbe à l’amiral de Babylone ! Choses et bêtes s’en mêlent ; voici le cor d’Auberon qui est fée, et voici le bon cheval Bayard, qui est fée aussi. Mais le meilleur, le plus complaisant des enchanteurs, c’est Dieu : il a toujours un miracle au service du preux en danger, ou du poète dans l’embarras. Il fait tomber les murs des villes, et les passions dans les cœurs : il arrête le soleil dans le ciel, l’épée dans la main du guerrier. Il est le grand machiniste de l’épopée : il empêche Ogier de tuer Charlot, fils de l’empereur, parce que le poète qui l’a fait trop obstinément féroce a laissé passer l’occasion de le fléchir ; il arrête le duel d’Olivier et de Roland, parce que le poète ne saurait pas faire un vaincu sans l’amoindrir36. Dès que l’auteur est à bout d’art ou de psychologie, la main de Dieu paraît. Dans cet emploi de Dieu et du miracle, pas plus que dans celui des magiciens et des enchantements, je n’aperçois la fraîche naïveté des âmes primitives : ce sont presque toujours des ficelles de littérateurs sans conscience et sans génie.

Tout cela du reste amuse les hommes, encore plus les dames, dont le suffrage a plus de poids dès qu’on n’a plus souci que d’amuser. Une fois surtout que l’histoire, la chronique en vers, puis en prose, s’est détachée du tronc de l’épopée, les chansons de geste se vident en quelque sorte de leur solide substance historique ; elles perdent de plus en plus leur caractère de commémoration héroïque du passé pour devenir l’expression vulgaire du présent. Si extravagantes qu’elles soient, elles sont platement réalistes en un sens : elles sont inconsciemment le plat et réaliste roman d’une société qui manque de science et de sens. Elles en expriment les rêves avec la vie, l’idéal avec la réalité, comme la fiction du théâtre de Scribe est le plus fidèle portrait qu’on puisse trouver de la bourgeoisie française aux environs de 1840. Ce qui en fait la vérité, c’est l’absolue égalité, l’identité plutôt de l’auteur et du public, l’impossibilité où est celui-là de penser hors et au-dessus de la sphère où celui-ci enferme ses pensées.

Toutes les transformations (les mœurs et du goût s’inscrivent au jour le jour dans nos chansons de geste : chaque génération y souffle son esprit moyen. Au lieu de la rude et sincère foi, de la barbarie saine et virile de l’ancienne épopée, s’étalent la courtoisie, l’amour : et quel amour ! A mesure que les dames tiennent plus de place dans les chansons, une galanterie plus polie, plus verbeuse surtout, enveloppe un amour de plus en plus cynique. Il n’y a point de milieu : ou la femme est l’ange de pureté, l’idéale et rarement vivante Geneviève de Brabant, stéréotypée dans sa douloureuse fidélité, banale réplique d’une des plus primitives traditions ; ou bien, et plus souvent, plus vivante aussi parfois, c’est l’impudente, la sensuelle, fille ou femme, qui d’un regard s’enflamme, et qui donnera pour être aimée, s’il le faut, la tête d’un père37. La première perfection, le signe éminent du héros, c’est de se faire rechercher par une princesse sarrasine, ou par l’impératrice, ou par la femme ou la fille de son hôte, qui s’est dit : « Car il est très bel homme ».

Mais le Français aime à rire : parallèlement au romanesque, le comique s’insinue dans les chansons de geste, et y fait aussi tache d’huile. L’épopée avait son comique, simple, primitif, comme elle, et savoureux par-là dans sa grossièreté : le succès sans doute de ces épisodes lança les trouvères dans la recherche des effets plaisants : dénués de finesse comme ils étaient, ils avilirent la matière épique par la lourde et vulgaire outrance du comique sans observation qu’ils y jetèrent à profusion : comique de foire, dont les « bonnes farces », les têtes cassées et les larges ripailles sont les principaux moyens. Un roi qui déguise deux mille de ses soldats en diables noirs et cornus pour donner l’assaut à une ville assiégée38, un baron au contraire qui garnit les murs de son château assiégé de mannequins bien armés pour simuler une forte garnison39, un marmiton gigantesque, sot et colère, qui fait grotesquement d’héroïques exploits, et qui, voulant monter à cheval, se tourne tête en queue, comme nos clowns de cirque40 : voilà ce qui amusait infiniment nos bons aïeux. Ou bien on conte comment le petit Roland s’échappe avec quatre camarades, et comment ces gamins montent sur cinq grands chevaux, volés à des chevaliers bretons, pour s’en aller à la guerre avec l’empereur et ses pairs : toute une armée se met à la poursuite des cinq bandits41. Il y avait là une jolie idée, comique et romanesque à la fois : aussi retrouve-t-on plus d’une fois le brave enfant qui veut se battre et refuse d’étudier. Vivien a son petit frère qui demande à le venger, et l’enfant Guibelin, au siège de Narbonne, assomme son maître pour aller se jeter dans la mêlée, où il est tué par les Sarrasins42. Ce lieu commun vivace regermera chez nous à chaque époque, et, dans un siècle comme le nôtre, idolâtre de l’enfance, deviendra d’une culture très facile et rémunératrice.

Naturellement les scènes grotesques ou familières eurent plus de succès à mesure que le public devint plus populaire. Dès le xie siècle, le goût des bourgeois de Paris qui visitaient la foire de l’Endit et les reliques de l’abbaye Saint-Dénis, imposait le ton du Pèlerinage de Charlemagne à Jérusalem, et ces étranges « gabs » qui, au temps même où la sévérité épique de Roland passionnait encore l’aristocratie féodale, faisaient déjà du poème la parodie inconsciente et bouffonne de l’épopée chrétienne. Il arriva, à la longue, que la noblesse se détacha de cette poésie nationale, créée pour elle, qu’elle préféra d’autres poèmes, d’autres genres, d’autres amusements. Elle se mit à lire, et n’ayant plus besoin, des jongleurs, elle donna leur place auprès d’elle aux hérauts, détenteurs de la science du blason, rédacteurs de chroniques, ordonnateurs de jeux et de pompes. L’art des jongleurs s’exerça surtout sur les places publiques, aux pèlerinages, aux foires.

On vit alors, pour cette clientèle nouvelle, les barons accablés, protégés, éclipsés surtout par de petits nobles de campagne, par de bons bourgeois, par des vilains même : ridicules d’aspect par tradition, membrus, velus, trapus, larges d’épaules, courts de jambes, ayant sourcils broussailleux et mains énormes, les paysans sont vaillants, généreux, sublimes, et leur vertu caresse l’orgueil des foules que leur extérieur a gagnées. C’est le vavasseur Gautier, coiffé de son vieux chapeau, armé de sa lourde massue, monté sur sa jument à tous crins, qui, avec ses sept fils chevauchant des chevaux de charrue, s’en va défendre son seigneur Gaydon43. C’est le paysan Varocher44, garde du corps et champion de la reine Blanchefleur, c’est Simon le voyer, qui recueille la reine Berthe dans sa chaumière45. Si le vilain est le cavalier servant des reines calomniées, au bourgeois appartient la paternité putative ou réelle des preux. L’auditoire rit de bon cœur quand d’honnêtes marchands enseignent le commerce à un Vivien, à un

Hervís46, les mettent à la vente, les envoient aux foires, étonnés de leurs répugnances, scandalisés de leurs bévues, comme d’honnêtes poules qui voudraient instruire de jeunes faucons à picorer sur un pailler. Il rit quand les jeunes apprentis, sentant bouillir leurs instincts de largesse et de bataille, rentrent à la maison sans marchandises, sans argent, montés sur quelque destrier fourbu, une vieille cuirasse au dos, un noble épervier sur le poing.

Dans tout cela les types épiques deviennent ce qu’ils peuvent. Ils perdent toute dignité, toute grandeur, toute réalité, toute consistance aussi. L’élaboration de l’épopée s’était, faite en condensant dans la fixité d’un type héroïque diverses physionomies de personnages héroïques : dans la décomposition du genre, au contraire, chaque type se résout en plusieurs figures de fantaisie, graves ou ridicules, outrées de sublimité ou de bassesse, selon l’utilité particulière de chaque sujet. Ici Charlemagne, le grand empereur à la barbe fleurie, idéal exemplaire de la royauté chrétienne, à qui Dieu envoie son esprit et ses anges, Charlemagne s’associe à un voleur, et s’en va couper les bourses avec lui ; ailleurs le sage empereur devient un « vieillard qui est tout assotté »47. Et « l’autre soleil » de ce monde, le pape, n’est pas mieux traité : ne le voit-on pas, pour engager Guillaume d’Orange à son service, lui promettre, entre autres dons, de lui laisser épouser autant de femmes qu’il voudra48 ? Même le type du héros, que nous avons vu déjà dégradé, s’abaissent encore plus bas qu’on ne saurait dire : après les deux types épiques, dont le second est déjà moins grand, après le preux défenseur de la France ou de la foi, après le violent batailleur qui garde ou gagne des fiefs, on aura les types romanesques, le féroce baron, l’extravagant chevalier, tous les deux aimés des dames, et l’on aboutira au soudard ; le mauvais sujet, casseur de cours, bâtard et semeur de bâtards, vulgaire, jovial, et surtout fort comme Hercule ou Porthos, délices du populaire par le sans-façon de ses manières et parce qu’il dit son fait à la noblesse, c’est Baudouin de Sebourc49, dernier et indigne rejeton de la lignée de Roland.

Mais à quoi bon insister ? Quelle idée prendrait-on de notre tragédie, si, mettant toutes les œuvres sur le même plan, on rassemblait l’Iphigénie en Aulide de Racine, l’Iphigénie en Aulide de Guimond de la Touche, l’Atrée de Crébillon et les Erinnyes de M. Leconte de Lisle, dans un cycle des Atrides, ou si l’on flanquait dans une geste de Rome le Cinna de Corneille d’une Mort de César de Scudéry ou d’un Triumvirat de Voltaire ? Les cycles sont factices : la critique littéraire doit briser ces cadres, où la médiocrité pullulante cache les chefs-d’œuvre. Quand tout était à exhumer, tout devait être examiné : mais aujourd’hui le but doit être de laisser doucement redescendre les neuf dixièmes des chansons de geste dans le bienfaisant oubli qui a reçu les neuf dixièmes des tragédies. Tout l’ennuyeux et tout l’extravagant doit périr à nouveau : ce qui mérite de vivre en sera plus au large, et la Chanson de Roland, deux ou trois autres poèmes, une douzaine d’épisodes discrètement détachés d’une centaine de poèmes, n’ont qu’à gagner à représenter seuls l’épopée française, qui y gagnera encore plus.