Note I.
De l’acquisition du langage chez les enfants et dans l’espèce humaine
§1. — Acquisition du langage par les enfants
I
Les observations qui suivent ont été faites au fur et à mesure et rédigées sur place. Le sujet était une petite fille dont le développement a été ordinaire, ni précoce ni tardif.
… Dès la première heure, probablement par action réflexe, elle a crié incessamment, gigotté, remué tous ses membres et peut-être tous ses muscles. Pendant la première semaine, sans doute aussi par action réflexe, elle remuait les doigts et serrait même assez longtemps l’index, qu’on lui donnait. Vers le troisième mois, elle commence à tâter avec ses mains, à avancer ses bras ; mais elle ne sait pas encore diriger sa main, elle palpe et remue vaguement ; elle essaye les mouvements des membres antérieurs et les sensations tactiles et musculaires qui en sont l’effet ; rien de plus. À mon avis, c’est de cette multitude énorme de mouvements perpétuellement essayés que se dégageront par sélection graduelle les mouvements intentionnels ayant un but et atteignant ce but. — Depuis quinze jours (deux mois et demi), j’en constate un qui est visiblement acquis : entendant la voix de sa grand’mère, elle tourne la tête du côté d’où vient la voix.
Même apprentissage spontané pour les cris que pour les mouvements ; le progrès de l’organe vocal s’opère comme celui des membres ; l’enfant apprend à émettre tel ou tel son, comme il apprend à tourner la tête ou les yeux, c’est-à-dire par tâtonnements et essais perpétuels.
Vers trois mois et demi, à la campagne, on la mettait au grand air sur un tapis dans le jardin ; là, couchée sur le dos ou sur le ventre, pendant des heures entières elle s’agitait des quatre membres et poussait une quantité de cris et d’exclamations variés, mais rien que des voyelles, pas de consonnes ; cela dura, ainsi plusieurs mois.
Par degrés, aux voyelles se sont ajoutées des consonnes, et les exclamations sont devenues de plus en plus articulées. Le tout a fini par composer une sorte de ramage très diversifié et, complet qui ; durait un quart d’heure de suite et recommençait dix fois par jour. Les sons (voyelles et, consonnes), d’abord fort vagues et difficiles à noter, se sont de plus en plus rapprochés de ceux que nous prononçons, et la série des simples cris est devenue presque semblable à ce que serait pour nos oreilles une langue étrangère que nous ne comprendrions pas. — Elle se complaît à son ramage, comme un oiseau ; on voit qu’elle en est heureuse, qu’elle sourit de plaisir ; mais ce n’est encore qu’un ramage d’oiseau, car elle n’attache aucun sens aux sons qu’elle émet. Elle n’a acquis que le matériel du langage (douze mois).
Elle l’a acquis en grande partie par elle-même et toute seule, pour une petite partie grâce à l’aide d’autrui et par imitation. Elle a fait d’abord mm spontanément en soufflant avec bruit, les lèvres fermées ; cela l’amusait, et c’était là pour elle une découverte. De même pour un autre son, kraaau, prononcé du gosier en gutturales profondes ; voilà la part de l’invention personnelle, accidentelle et passagère. On a refait devant elle ces deux bruits à plusieurs reprises ; elle a écouté attentivement, et maintenant elle parvient à les répéter tout de suite quand elle les entend. — Même remarque pour le son papa papa, qu’elle a dit d’abord plusieurs fois au hasard, et d’elle-même, qu’on lui a répété cent fois pour le lui fixer dans la mémoire, et qu’elle a fini par dire volontairement, avec une exécution facile et sûre (toujours sans en comprendre le sens), comme un simple gazouillement qu’il lui est agréable de faire. — En somme, l’exemple et l’éducation n’ont guère servi qu’à appeler son attention sur des sons que déjà elle ébauchait ou trouvait d’elle-même, à provoquer leur répétition ou leur achèvement, à diriger de leur côté sa préférence, à les faire émerger et surnager dans la foule des autres sons semblables. Mais toute l’initiative lui appartient. Il en est de même pour ce qui concerne les gestes. Pendant plusieurs mois, elle a essayé spontanément tous les mouvements des bras, la flexion de la main sur le poignet, le rapprochement des mains, etc., puis, après enseignement et tâtonnements, elle est parvenue à frapper les mains l’une contre l’autre, comme on le lui a montré en disant bravo, à tourner régulièrement les mains ouvertes comme on le lui a montré en chantant au bois, Joliette, etc. L’exemple, l’enseignement, l’éducation ne sont que des canaux qui dirigent ; la source est plus haut.
Pour s’en convaincre, il suffit d’écouter pendant une heure son ramage ; il est d’une flexibilité étonnante : je suis persuadé que toutes les nuances d’émotion, étonnement, gaieté, contrariété, tristesse, s’y traduisent par des variétés de ton. En cela, elle égale et même surpasse une personne adulte. Si je la compare à des animaux, même aux mieux doués en ce sens (chien, perroquet, oiseaux chanteurs), je trouve qu’avec une gamme de sons moins étendue, elle les surpasse aussi de beaucoup par la finesse et l’abondance de ses intonations expressives. Délicatesse d’impression et délicatesse d’expression, tel est en effet parmi les animaux le caractère distinctif de l’homme, et, comme on l’a vu, telle est chez lui la source du langage et des idées générales ; il est parmi eux ce que serait un grand et fin poète, Heine ou Shakespeare, parmi des manœuvres et des paysans. En deux mots, il est sensible à une multitude de nuances, bien mieux à tout un ordre de nuances qui leur échappent. On s’en aperçoit encore à l’espèce et au degré de sa curiosité. Chacun peut remarquer qu’à partir du cinquième ou sixième mois, pendant deux ans et davantage, les enfants emploient tout leur temps à faire des expériences de physique. Aucun animal, pas même le chat, le chien, ne fait cette étude continuelle de tous les corps qui sont à sa portée : toute la journée l’enfant dont je parle (douze mois) tâte, palpe, retourne, fait tomber, goûte, expérimente ce qui tombe sous sa main ; quel que soit l’objet, balle, poupée, hochet, jouet, une fois qu’il est suffisamment connu, elle le laisse, il n’est plus nouveau, elle n’a plus rien à en apprendre, il ne l’intéresse plus. Curiosité pure ; le besoin▶ physique, la gourmandise n’y est pour rien ; il semble que déjà, dans son petit cerveau, chaque groupe de perceptions tende à se compléter, comme dans le cerveau d’un enfant qui se sert du langage.
Elle ne prononce encore aucun mot en y attachant un sens ; mais il y a deux ou trois mots auxquels elle attache un sens lorsqu’on les prononce. — Elle voit tous les jours son grand-père, dont on lui a montré souvent le portrait au crayon beaucoup plus petit, mais très ressemblant. Depuis deux mois environ (dix mois), quand on lui dit vivement : « Où est grand-père ? » elle se tourne vers ce portrait et lui rit. Devant le portrait de sa grand’mère, moins ressemblant, aucun geste semblable, aucun signe d’intelligence. — Depuis un mois (onze mois), quand on lui demande : « Où est maman ? » elle se tourne vers sa mère, — de même pour son père. — Je n’oserais affirmer que ces trois actions dépassent l’intelligence animale. Un petit chien qui est ici comprend au même degré quand on lui crie le mot sucre ; il arrive du fond du jardin pour en attraper son morceau ; il n’y a là qu’une association pour le chien entre un son et telle sensation de saveur, pour l’enfant entre un son et la forme perçue d’un visage individuel. L’objet désigné par le son n’est pas encore un caractère général ; cependant je crois que le pas a été franchi (douze mois) ; voici un fait décisif à mes yeux. Cet hiver, on la portait tous les jours chez sa grand’mère, qui lui montrait très souvent une copie peinte d’un tableau de Luini où est un petit Jésus tout nu ; on lui disait en lui montrant le tableau : « Voilà le bébé ». Depuis huit jours, quand, dans une autre chambre, dans un autre appartement, on lui dit en parlant d’elle-même : « Où est le bébé ? » elle se tourne vers les tableaux, quels qu’ils soient, vers les gravures, quelles qu’elles soient. Bébé signifie donc pour elle quelque chose de général, ce qu’il y a de commun pour elle entre tous ces tableaux et gravures de figures et de paysages, c’est-à-dire, si je ne me trompe, quelque chose de bariolé dans un cadre luisant. Car il est clair que les objets peints ou dessinés dans l’intérieur des cadres sont de l’hébreu pour elle ; au contraire, le carré lustré, lumineux, enserrant un barbouillage intérieur, a dû la frapper singulièrement. Voilà son premier mot général : la signification qu’elle lui donne n’est pas celle que nous lui donnons ; il n’en est que plus propre à montrer le travail original de l’intelligence enfantine ; car, si nous avons fourni le mot, nous n’avons pas fourni le sens ; le caractère général que nous voulions faire saisir à l’enfant n’est pas celui qu’elle a saisi ; elle en a saisi un autre, approprié à son état mental, et pour lequel aujourd’hui nous n’avons point de nom précis.
Quatorze mois et trois semaines. — Les acquisitions des six dernières semaines ont été notables : outre le mot bébé, elle en comprend plusieurs autres, et il y en a cinq ou six qu’elle prononce en leur attribuant un sens. Au gazouillement pur et qui n’était qu’une suite de gestes vocaux a succédé un commencement de langage intentionnel et déterminé. Les principaux mots qu’elle prononce aujourd’hui sont papa, maman, tété (nourrice), oua-oua (chien), koko (poule, coq), dada (cheval, voiture), mia (minet, chat), kaka, et tem : les deux premiers ont été papa et tem, ce dernier mot très curieux et digne de toute l’attention de l’observateur.
Papa a été prononcé pendant plus de quinze jours, sans intention, sans signification, comme un simple ramage, comme une articulation facile et amusante. C’est plus tard que l’association entre le nom et l’image ou perception de l’objet s’est précisée, que l’image ou perception du père a appelé sur ses lèvres le son papa, que ce son prononcé par un autre a définitivement et régulièrement évoqué en elle le souvenir, l’image, l’attente, la recherche de son père. Entre ces deux états, il y a eu une transition insensible, difficile à démêler ; le premier état subsiste encore en certaines occasions, quoique le second soit établi ; parfois elle joue encore avec le son, quoiqu’elle en comprenne le sens. — Cela se voit très aisément pour d’autres mots ultérieurs, par exemple pour le mot kaka ; elle le répète encore souvent hors de propos, sans intention, en façon de ramage, dix fois de suite, au grand déplaisir de sa mère, comme un geste vocal intéressant, pour exercer une faculté nouvelle ; mais souvent aussi elle le dit avec intention, quand elle a ◀besoin▶ ; de plus, il est clair qu’elle en a changé ou élargi le sens, comme pour le mot bébé ; hier, dans le jardin, voyant deux petites places humides, deux traînées d’arrosoir sur le sable, elle a répété son mot, avec un sens, visible et voulu ; elle désigne par ce mot ce qui mouille.
Grande facilité pour les intonations imitatives. — Elle a vu et entendu les poules, et répète koko beaucoup plus exactement que nous, avec l’intonation gutturale des bêtes elles-mêmes. Ceci n’est qu’une faculté du gosier ; il y en a une autre bien plus frappante qui est le don humain par excellence, et qui se manifeste en vingt façons : je veux parler de l’aptitude à saisir les analogies ; là est la source des idées générales et du langage. On lui a montré sur les murs d’une chambre des oiseaux peints, rouges et bleus, longs de deux pouces, et on lui a dit une seule fois en les lui montrant : « Voici des kokos. » Elle a été tout de suite sensible à la ressemblance ; pendant une demi-journée, son plus vif plaisir a été de se faire porter tout le long des murs de la chambre, en disant avec enthousiasme à chaque nouvel oiseau : koko ! — Jamais un chien, un perroquet n’en ferait autant ; à mon avis, on saisit ici sur le fait l’essence du langage. — Même facilité pour les autres analogies. Elle a vu d’abord un petit chien noir qui appartient à la maison et qui aboie souvent ; c’est sur lui qu’elle a d’abord appris le mot oua-oua. Elle l’a très vite appliqué et avec très peu, d’aide aux chiens de toute taille et de toute espèce qu’elle a vus dans la rue, puis, chose plus remarquable, aux chiens de faïence bronzée qui sont auprès de l’escalier. Bien mieux, avant-hier, voyant un chevreau d’un mois qui bêlait, elle a dit oua-oua, le nommant d’après le chien, qui est la forme la plus voisine, et non d’après le cheval, qui est trop grand, ou d’après le chat, qui a une tout autre allure175. — Voilà le trait distinctif de l’homme ; deux perceptions successives fort dissemblables laissent néanmoins un résidu commun qui est une impression, une sollicitation, une impulsion distincte dont l’effet final est telle expression inventée ou suggérée, c’est-à-dire tel geste, tel cri, telle articulation, tel nom.
J’en viens au mot tem, l’un des plus notables et l’un des premiers qu’elle ait prononcés. Tous les autres sont probablement des attributifs176, et les assistants n’ont pas eu de peine à les comprendre ; celui-ci est probablement un démonstratif, et, comme ils n’avaient rien pour le traduire, il leur a fallu plusieurs semaines pour en démêler le sens.
D’abord et pendant plus de quinze jours, l’enfant a prononcé ce mot tem comme le mot papa, sans lui donner un sens précis, à la façon d’un simple ramage ; elle exerçait une articulation dentale terminée par une articulation labiale et s’en amusait. Peu à peu, ce mot s’est associé en elle à une intention distincte ; aujourd’hui, il signifie pour elle : donne, prends, voilà, regarde ; en effet, elle le prononce très nettement, plusieurs fois de suite, avec insistance, tantôt pour avoir un objet nouveau qu’elle voit, tantôt pour nous engager à le prendre, tantôt pour attirer sur lui notre attention. Tous ces sens sont réunis dans le mot tem. Peut-être vient-il du mot tiens, qu’on a employé souvent avec elle et dans un sens assez voisin. Mais il me semble plutôt que c’est un mot créé par elle et spontanément forgé, une articulation sympathique, qui d’elle-même s’est trouvée d’accord avec toute intention arrêtée et distincte, et qui, par suite, s’est associée à ses principales intentions arrêtées et distinctes, lesquelles sont aujourd’hui des envies de prendre, d’avoir, de faire prendre, de fixer son regard ou le regard d’autrui. En ce cas, c’est un geste vocal naturel, non appris, à la fois impératif et démonstratif, puisqu’il exprimé à la fois le commandement et la présence de l’objet sur lequel porte le commandement ; la dentale t et la labiale m réunies dans un son bref, sec, subitement étouffé, correspondent très bien, sans convention et par leur seule nature, à ce sursaut d’attention, à ce jaillissement de volonté brusque et nette. — Ce qui rend cette origine probable, c’est que d’autres mots ultérieurs et dont on parlera tout à l’heure sont visiblement l’œuvre, non de l’imitation, mais de l’invention177.
… Du quinzième au dix-septième mois. — Grands progrès. Elle a appris à marcher et même à courir, elle est ferme sur ses petites jambes. On voit qu’elle acquiert tous les jours des idées, et qu’elle comprend beaucoup de phrases, par exemple : « Apporte la balle. Va faire doudou à la dame (caresser de la main et tendre la joue). Viens dans les jambes de papa. Va là-bas. Viens ici », etc. — Elle commence à distinguer le ton fâché du ton satisfait, elle cesse de faire ce qu’on lui interdit avec un visage et une voix sévères ; elle a spontanément et souvent l’envie d’être embrassée ; pour cela, elle tend le front et dit d’une voix câline : papa, ou maman. — Mais elle n’a appris ou inventé que très peu de mots nouveaux. Les principaux sont Pa (Paul), Babert (Gilbert), bébé (enfant), bééé (la chèvre), cola (chocolat), oua-oua (chose bonne à manger), ham (manger, je veux manger). — Il y en a d’autres assez nombreux qu’elle comprend, mais ne prononce pas, par exemple : « Grand-père, grand’mère » ; ses organes vocaux, trop peu exercés, ne reproduisent pas encore tous les sons qu’elle connaît et auxquels elle attache un sens.
Cola (chocolat) est une des premières friandises qu’on lui ait données ; c’est le bonbon qu’elle préfère. Tous les jours, elle allait chez sa grand’mère, qui lui donnait une pastille ; elle sait très bien reconnaître la boîte, insister en la montrant du doigt pour qu’on l’ouvre. D’elle-même et sans nous, ou plutôt malgré nous, elle a étendu le sens de ce mot ; en ce moment, elle l’applique à toutes les friandises ; elle dit cola quand on lui donne du sucre, de la tarte, du raisin, une pêche, une figue178. On a déjà vu plusieurs exemples de cette généralisation spontanée ; ici, elle est aisée ; car la saveur du chocolat, celle du raisin, de la pêche, etc., coïncident en ceci qu’étant toutes agréables elles provoquent toutes le même désir, celui d’éprouver encore une fois la sensation agréable ; or un désir, une impulsion si distincte aboutit sans difficulté à un air de tête, a un geste de la main, à une expression, par suite à un nom.
Bébé. — On a vu la signification singulière qu’elle donnait d’abord à ce mot ; peu à peu, par l’effet de l’éducation, il s’est rapproché chez elle du sens ordinaire. On lui a montré d’autres enfants en lui disant bébé ; on l’a appelée elle-même de ce nom ; à présent, elle y répond. De plus, en la mettant devant une glace très basse et en lui montrant son visage réfléchi, on lui a dit : « C’est bébé. » Maintenant, elle va toute seule devant la glace, et dit bébé, en riant, quand elle s’y voit. — Partant de là, elle a étendu le sens du mot ; elle appelle bébés toutes les figurines, par exemple les statues en plâtre de demi-grandeur qui sont dans l’escalier, les figures d’hommes et de femmes des petits tableaux et des estampes. — Cette fois encore, l’éducation produit un effet sur lequel on ne comptait pas ; le caractère général saisi par l’enfant n’est pas celui que nous voulions lui faire saisir ; nous lui avons enseigné le son, il en a inventé le sens.
Ham (manger, je veux manger). — Ici tout est créé, le son et le sens. Ce son est apparu au quatorzième mois ; pendant plusieurs semaines, je ne l’ai considéré que comme un gazouillement. À la fin, j’ai vu qu’il se produisait, sans jamais manquer, en face de la nourriture. Maintenant, l’enfant ne manque jamais de le proférer quand elle a faim ou soif, d’autant plus qu’elle voit que nous le comprenons et que par cette articulation elle obtient à boire et à manger. Quand on l’écoute avec attention et quand on essaye de le reproduire soi-même, on s’aperçoit que c’est le geste vocal naturel de quelqu’un qui happe quelque chose ; il commence par une aspirée gutturale voisine d’un aboiement et finit par l’occlusion des lèvres exécutée comme si l’aliment était saisi et englouti ; un homme ne ferait pas autrement si parmi des sauvages, les mains liées, et n’ayant pour s’exprimer que ses organes vocaux, il voulait dire qu’il a envie de manger. — Peu à peu, l’intensité et la singularité de la prononciation primitive se sont atténuées ; nous lui avons répété son mot, mais en l’adoucissant ; par suite, chez elle, la portion gutturale et labiale a cessé de prédominer ; la voyelle intermédiaire a pris le dessus ; au lieu de hamm, c’est am ; et maintenant, à l’ordinaire, nous nous servons de ce mot comme elle ; l’originalité, l’invention est si vive chez l’enfant, que, s’il apprend de nous notre langue, nous apprenons de lui la sienne.
Oua-oua. — Ce n’est guère que depuis trois semaines (fin du seizième mois) qu’elle prononce ce mot dans le sens de chose bonne à manger. Nous sommes restés quelque temps sans le comprendre, car elle l’employait depuis longtemps et l’emploie encore aussi dans le sens de chien. Pas un aboiement dans la rue qui n’évoque chez elle ce mot dans le sens de chien et avec le plaisir vif d’une découverte. — Dans le nouveau sens, le son a oscillé entre vava et oua-oua, pour se fixer maintenant oua-oua. Probablement, le son que j’écris oua-oua est double pour elle, selon la signification double qu’elle y attache ; mais mon oreille ne peut saisir cette différence ; les sens des enfants, bien moins émoussés que les nôtres, perçoivent des nuances délicates que nous ne distinguons plus. Quoi qu’il en soit, à table, à la vue d’un mets dont elle a envie, elle dit plusieurs fois de suite oua-oua ; elle dit aussi, le même mot, quand, après en avoir mangé, elle veut en manger encore ; mais c’est toujours en présence d’un mets et pour désigner quelque chose de mangeable. En cela, le mot se distingue de am, qu’elle n’emploie que pour désigner son envie de manger, sans spécifier la chose à manger. Ainsi, quand dans le jardin elle entend sonner la cloche du dîner, elle dit am et non oua-oua ; au contraire, à table, devant une côtelette, elle dit oua-oua et bien moins souvent am.
D’autre part, le mot tem (donne, prends, regarde), dont j’ai parlé, est depuis deux mois tombé en désuétude ; elle ne le dit plus, et je ne vois pas qu’elle l’ait remplacé par un autre. La cause en est sans doute que nous n’avons pas voulu l’apprendre ; il ne correspondait à aucune de nos idées, parce qu’il en réunissait trois fort distinctes ; nous ne nous en sommes pas servi avec elle ; par suite, elle a cessé de s’en servir.
Si l’on résume les faits que je viens de raconter, on arrive aux conclusions suivantes ; c’est aux observateurs à les contrôler par des observations faites sur d’autres enfants :
L’enfant crie et emploie son organe vocal à l’origine de la même façon que ses membres, spontanément et par action réflexe. — Spontanément, et par plaisir d’agir, il exerce ensuite son organe vocal de la même façon que ses membres, et il en acquiert l’usage complet par tâtonnements et sélection. — Des sons non articulés, il passe ainsi aux sons articulés. — La variété d’intonations qu’il acquiert indique chez lui une délicatesse d’impression et une délicatesse d’expression supérieures. Par cette délicatesse il est capable d’idées générales. — Nous ne faisons que l’aider à saisir ces idées en lui suggérant nos mots. — Il y accroche des idées sur lesquelles nous ne comptions pas, et généralise spontanément en dehors et au-delà de nos cadres. — Parfois, il invente non seulement le sens du mot, mais encore le mot lui-même. — Plusieurs vocabulaires peuvent se succéder dans son esprit, par l’oblitération d’anciens mots que de nouveaux mots remplacent. — Plusieurs significations peuvent se succéder pour lui autour du même mot qui reste fixe. — Plusieurs mots inventés par lui sont des gestes vocaux naturels. — Au total, il apprend la langue faite, comme un vrai musicien apprend le contre-point, comme un vrai poète apprend la prosodie ; c’est un génie original qui s’adapte à une forme construite pièce à pièce par une succession de génies originaux ; si elle lui manquait, il la retrouverait peu à peu ou en découvrirait une autre équivalente.
… L’observation a été interrompue par suite des calamités de l’année 1870. — Néanmoins les notes qui suivent peuvent servir à constater l’état mental d’un enfant. À beaucoup d’égards, c’est celui des peuples primitifs dans la période poétique et mythologique. Un jet d’eau qu’elle a vu pendant trois mois sous ses fenêtres la mettait tous les jours dans un transport de joie toujours nouvelle ; de même la rivière au-dessous d’un pont ; il était visible que l’eau luisante et mouvante lui semblait d’une beauté extraordinaire : « L’eau, l’eau ! » Ses exclamations ne finissaient pas (vingt mois). — Un peu plus tard (deux ans et demi), elle a été extrêmement frappée par la vue de la lune. Tous les soirs, elle voulait la voir ; quand elle l’apercevait à travers les vitres, c’étaient des cris de plaisir ; quand elle marchait, il lui semblait que la lune marchait aussi, et, pour elle, cette découverte était charmante ; Comme la lune apparaissait selon les heures à divers endroits, tantôt devant la maison, tantôt par derrière, elle criait : « Encore une lune, une autre lune ! » — Un soir (trois ans), comme elle s’enquérait de la lune, on lui dit qu’elle est allée se coucher, et là-dessus elle reprend : « Où donc est la bonne de la lune ? » — Tout ceci ressemble fort aux émotions et aux conjecturés des peuplés enfants, à leur admiration vive et profonde en face des grandes choses naturelles, à la puissance qu’exercent sur eux l’analogie ; le langage et la métaphore pour les conduire aux mythes solaires ou lunaires. Admettez qu’un pareil état d’esprit soit universel à une époque ; on devine tout de suite les cultes, les légendes qui se formeront ; Ce sont celles des Védas, de l’Edda et même d’Homère.
Si on lui parle d’un objet un peu éloigné, mais qu’elle peut se représenter nettement parce qu’elle l’a vu ou qu’elle en a vu de semblables, sa première question est toujours : « Qu’est-ce qu’il dit ? — Qu’est-ce qu’il dit, le lapin ? — Qu’est-ce qu’il dit, l’oiseau ? — Qu’est-ce qu’il dit, le cheval ? — Qu’est-ce qu’il dit, le gros arbre ? » Animal ou arbre, elle le traite tout de suite comme une personne elle veut savoir sa pensée, sa parole ; c’est là pour elle l’essentiel ; par une induction spontanée, elle l’imagine d’après elle et d’après nous ; elle l’humanise. — On retrouve cette disposition chez les peuples primitifs ; et d’autant plus forte qu’ils sont plus primitifs ; dans l’Edda, surtout dans le Mabinogion, les animaux ont aussi la parole ; un aigle, un cerf, un saumon sont de sages vieillards expérimentés qui se souviennent des événements anciens et instruisent l’homme179.
Il faut bien du temps et bien des pas à un enfant pour arriver à des idées qui nous semblent simples. Quand ses poupées avaient la tête cassée, on lui disait qu’elles étaient mortes. Un jour, sa grand’mère lui dit : « Je suis vieille, je ne serai pas toujours avec toi, je mourrai. — Alors, tu auras la tête cassée ? » — Elle a répété cette idée à plusieurs reprises ; maintenant encore (trois ans un mois), pour elle, être morte, c’est avoir la tête cassée. — Avant-hier, une pie tuée par le jardinier a été pendue par la patte au bout d’une perche, en guise d’épouvantail ; on lui a dit que la pie était morte ; elle a voulu la voir : « Qu’est-ce qu’elle fait, la pie ? — Elle ne fait rien, elle ne remue plus, elle est morte. — Ah ! » — Pour la première fois, l’idée de l’immobilité finale vient d’entrer dans sa tête. Supposez qu’un peuple s’arrête à cette idée et rie définisse pas la mort autrement. L’au-delà pour lui sera le Schéol des Hébreux, l’endroit où vivent d’une vie vague ou presque éteinte les morts immobiles. — Hier signifie pour elle dans le passé, et demain, dans l’avenir ; aucun de ces deux mots ne désigne dans son esprit un jour précis par rapport à celui d’aujourd’hui, le précédent ou le suivant. — Voilà encore un exemple d’un sens trop vaste qu’il faudra rétrécir. — Il n’y a presque pas de mots employés par un enfant dont le sens ne doive subir cette opération. Comme les peuples primitifs, ils sont enclins aux idées générales et vastes ; les linguistes nous disent que tel est le caractère des racines, et partant des conceptions premières telles qu’on les trouve dans les plus anciens documents, notamment dans le Rig-Véda.
En général, l’enfant présente à l’état passager des caractères mentaux qui se retrouvent à l’état fixe dans des civilisations primitives, à peu près comme l’embryon humain présente à l’état passager des caractères physiques qui se retrouvent à l’état fixe dans des classes d’animaux inférieurs.
II
Les observations précédentes ont été répétées et confirmées sur un autre enfant (garçon). Je noterai principalement les développements et les variantes que présente ce second exemple.
… Les premiers objets que l’enfant ait reconnus sont ma figure, jointe au son de ma voix, et presque en même temps celle de la femme de chambre. Il devenait attentif en les revoyant respirait plus vite, faisait une sorte de bruissement avec ses lèvres et, vers le troisième mois, souriait. — Ensuite il a reconnu les autres figures, celles de sa mère, de sa grand’mère, de sa petite sœur. — Vers la même époque, on voyait son attention se fixer sur le dos d’un fauteuil d’une couleur vive et tranchée, sur un rideau, sur le jour qui venait par la fenêtre, sur la lumière d’une lampe. Mais la première chose inanimée qu’on lui ait vu nettement reconnaître, c’est la porte de l’appartement sur l’escalier. De très bonne heure, on l’avait promené au grand air ; dans les premiers temps, sitôt qu’il était dehors, il dormait ; puis il a moins dormi, et il a regardé. Probablement, le grand air et le kaléidoscope mouvant de la rue lui ont plu ; car, vers le quatrième mois, il devenait pleurard et méchant quand le mauvais temps l’empêchait de sortir. Au cinquième mois, même mauvaise humeur ; mais alors, sitôt que, sur les bras de sa bonne, il arrivait dans l’antichambre et apercevait la porte, il se taisait et redevenait content. — Voilà la première association nette que nous ayons constatée chez lui ; car je ne compte pas celles qui sont presque innées et qui s’établissent tout de suite, par exemple entre l’envie de téter et le contact du sein présenté par la nourrice.
Quant aux mouvements appris, les progrès se sont faits dans l’ordre suivant : 1º Tourner les yeux à volonté dans tel ou tel sens. 2º Les tourner du côté d’où vient la voix (quatre mois). 3º Gouverner les mouvements de son cou et de sa tête, et les tourner l’un et l’autre, en même temps que les yeux, du côté d’où vient la voix (cinquième et sixième mois). 4º Se servir de ses mains, commencer à palper, remarquer des sensations tactiles différentes, notamment la sensation nouvelle d’une des mains promenée par hasard sur l’autre main. C’est au quatrième mois qu’il a fait cette remarque : pendant un quart d’heure, il tâtait ses mains l’une par l’autre, lorsqu’on les avait mises au contact, et continuait ainsi d’un air aussi étonné qu’occupé. À présent (sixième et septième mois), il se plaît à essayer beaucoup de contacts, notamment celui d’un journal étendu qu’il foule et ploie. 5º Atteindre les objets qu’il aperçoit. Au sixième mois, il ne sait, encore que lancer ses deux bras violemment et au hasard, par plusieurs fois, jusqu’à ce qu’enfin il atteigne ou, plus exactement, il rencontre l’objet. Au septième mois, il commence à dépasser ce procédé primitif, à diriger un peu ses mains d’après son regard, à les relever graduellement vers l’objet, à saisir, après quelques tâtonnements, une fleur, un hochet, une petite cuiller : alors il les garde longtemps, avec attention, comme pour étudier leur poids, leur forme, leur consistance et les diverses apparences optiques qu’ils présentent à mesure qu’ils remuent dans sa main vacillante.
Mêmes progrès graduels et spontanés pour les mouvements vocaux. De plus, comme dans le cas précédent, le développement de l’articulation a manifesté la délicatesse innée de l’organisation mentale et morale. — Pendant les six premières semaines, les sons qu’il a proférés n’étaient que des cris, et très simples, cris de douleur, de malaise, de ◀besoin▶, analogues à ceux qu’il jetait au moment même de sa naissance. Dans la septième semaine ont commencé des sons d’un tout autre caractère et que j’appellerais volontiers des sons intellectuels. En tout cas, ils annonçaient le premier éveil de l’intelligence : ils n’étaient plus aigus, prolongés, monotones ; c’étaient, pour ainsi dire, les sons d’une langue nouvelle ; cette langue, très différente du cri primitif, ne traduisait plus seulement la douleur brute, le simple malaise ; quoique rudimentaire et bornée, elle manifestait des nuances de sentiment, des états variés et compliqués de l’esprit et surtout de l’âme. Les principaux sons qui la composaient étaient des voyelles, plus ou moins accompagnées de gargouillements du gosier : « Ah, ah », puis des gutturales. : « Gue-e-e, gre-e, gle-e », d’abord très barbouillées, puis de pies en plus distinctes. À l’âge de cinq mois, on le surnommait Gre, tant il avait l’habitude de proférer ce son, et, jusqu’à cinq mois, presque tous les sons qu’il émettait oscillaient entre ah et gue, gre. Dès la septième semaine, il fut clair pour moi que ces sons exprimaient des émotions intelligentes, l’étonnement, la curiosité, l’attente, et qu’ils étaient analogues aux exclamations qu’une personne expansive, un enfant de trois ans profère involontairement en pareilles circonstances. Présentement (septième mois), il émet ces sortes de sons (toujours avec ah, gue, gre comme fonds de son vocabulaire) pendant un quart d’heure de suite, avec une étonnante variété d’intonations. Cette langue s’est nuancée de plus en plus et traduit aujourd’hui tous les hauts, tous les bas, tous les degrés des idées et des émotions qui s’élèvent en lui. Depuis un mois, il y a ajouté une nouvelle articulation fondamentale : « Ata, ada », et l’on distingué dans ses différentes manières de la prononcer quantité de véhémences et d’impétuosités très curieuses.
… Du sixième au douzième mois. — Pendant cette période, il a passé presque tout son temps à faire des expériences de physique, je veux dire des observations prolongées et des essais variés sur les objets extérieurs.
Ainsi, pendant plus de six semaines (fin du septième et huitième mois), assis sur un tapis entre des coussins, ayant pour s’amuser une cuiller à café, il ne se lassait jamais de la regarder, de la palper, de l’expérimenter, toujours avec la même attention et le même plaisir. Plusieurs fois par jour et chaque fois pendant une demi-heure ou même une heure, entière, on le voyait toucher la cuiller, l’empoigner par un bout, par un autre, par le milieu, la lever en l’air pour la regarder à plusieurs distances et à plusieurs hauteurs, la frapper sur le plancher, éprouver ses diverses sonorités, ses rebonds, imprimer dans son esprit les diverses apparences qu’elle prenait selon ses diverses positions. Il n’est pas douteux pour moi que, grâce à ce travail, les innombrables sensations optiques, acoustiques, musculaires, tactiles, que faisait naître en lui la cuiller, s’agglutinaient et s’organisaient dans sa mémoire en un seul tout.
Après la cuiller, ç’a été un rond de serviette ; aujourd’hui (treizième mois), il s’y intéresse encore, surtout quand on le fait tourner sur son axe, ce qui fait une sorte de brouillard sphérique. Il éprouve toujours un vif plaisir à le faire rouler, à lui communiquer cette série continue d’apparences changeantes qu’on nomme le mouvement.
De très bonne heure, la connaissance incomplète a tendu à se compléter. Quand il avait acquis sur un objet un ordre de renseignements, il éprouvait le ◀besoin▶ d’acquérir un autre ordre de renseignements sur le même objet. Par exemple (neuvième mois), depuis dix ou onze semaines, assis sur son tapis, il voyait à deux pas de lui la grande table à manger ; mais, ne sachant pas encore se traîner, il n’avait pu la toucher, il n’avait d’elle qu’une sensation visuelle, semblable à celle que nous avons de la lune ou des nuages. S’il nous poussait des ailes, nous tâcherions tout de suite d’aller toucher là-haut les corps aériens ou célestes. Pareillement, aussitôt qu’il a pu se mouvoir, il s’est mis à ramper vers la table, et, arrivé contre les pieds noirs, pendant trois ou quatre jours, il a passé une heure par jour à les palper, à joindre l’idée tactile à l’idée visuelle. Ainsi le pli est déjà pris ; une famille de sensations conduit à une autre. — Même opération au jardin sur des fleurs et branches d’arbustes qu’il avait vues depuis longtemps, mais non touchées ; aussitôt qu’il a pu diriger ses mains, on le soulevait à portée de l’arbuste, et il touchait, empoignait les fleurs et les branches, avec une attention et un intérêt très visibles. Évidemment, il bouchait des trous dans sa connaissance.
Aujourd’hui (treizième mois), il n’entend et ne répète encore que deux mots : 1º « Coucou » (se cacher). On se cache la figure dans les mains en lui disant ce mot, et il rit ; souvent alors, il le répète, en se cachant aussi le visage dans la poitrine de la personne qui le tient ou en détournant la tête et en fermant les yeux. — 2º Avoua (au revoir) ; on lui dit ce mot, et il le répète quand on le ramène dans la chambre des enfants et qu’on ferme la porte ; il cesse alors de nous voir, et probablement ce mot signifie pour lui disparition de quelqu’un, disparition de certaines figures qu’il connaît. — Nul autre mot ; il ne comprend pas les mots papa, maman, quoiqu’il les dise parfois en façon de ramage. Il n’a pas encore dépassé ni même atteint les limites de l’intelligence animale.
… Du douzième au vingtième mois. — L’enfant a été tardif, ou du moins plus tardif que sa sœur. Du treizième au dix-septième mois, il n’a appris que des noms individuels, et encore lentement : poupoute (soupe), cola (chocolat), caté (café) ; mais je ne trouve pas qu’avec ces mots il ait généralisé à côté ni au-delà du sens ordinaire. Am (manger, j’ai faim) ; il a trouvé et prononcé spontanément ce mot, comme avait fait sa sœur ; mais, comme nous avions appris à le comprendre, nous l’avons employé tout de suite avec lui ; voilà un second cas du même geste vocal. Les autres mots sont Nien-Nien (Geneviève) et Toto (surnom de sa sœur), Néné (Annette), maman, papa. Il dit maman de sa mère et de sa grand’mère, papa de son père et de son grand-père ; pendant quelque temps, il a dit aussi ce mot à propos du troisième homme de la maison, mais jamais à propos des autres hommes qu’il y voyait par accident et pour quelques jours. Jusqu’au dix-septième mois, point de mots généraux et compris comme tels. — Ils n’ont apparu que du dix-septième au vingtième mois ; toujours ils ont désigné d’abord un objet individuel et dans cet objet un caractère général ; Loulou (nom du chien, l’enfant l’a très vite appliqué aussi à d’autres chiens), Minet (appliqué tout de suite à plusieurs chats), tuture (voiture, appliqué à ses diverses petites voitures), dada (appliqué à tous les chevaux qui passent sur la route), l’eau, l’eau (appliqué également au lac et aux ruisseaux), cocotte (appliqué également aux oiseaux et aux papillons), fleurs (assez tardivement, et avec un certain embarras, une certaine peine pour reconnaître une similitude entre des couleurs et des formes si différentes). Parmi ces acquisitions, deux seulement sont à remarquer.
1º Bête. — C’est là une de ses premières généralisations faciles, promptes et nettes. On lui a fait regarder ou toucher des mouches, des fourmis, des scarabées qui marchaient devant lui sur le sable. Il les regardait avec un grand plaisir, puis les perdait de vue, puis les cherchait, les découvrait et criait : Bête ! Par ce nom, il désignait d’abord de petites choses en mouvement ; car, de lui-même, il donnait ce nom à de petites toupies formées d’un bouton et d’un bout d’allumette, que l’on faisait tourner devant lui. À présentoir ne les appelle plus ainsi ; par contre, il donne ce nom à des mouches mortes, à des insectes immobiles. L’idée générale s’est restreinte et remplie autrement ; dans ce groupe de caractères qui la constituaient, une particularité, celle d’être en mouvement, s’est oblitérée ; peut-être l’enfant a-t-il distingué le mouvement véritablement spontané de l’animal et le mouvement simplement communiqué de la toupie. En tout cas, ce qui maintenant constitue une bête pour lui, c’est une forme beaucoup plus délicate et plus compliquée que celle de la toupie, savoir la forme commune aux insectes, un corps à plusieurs articles et paires d’appendices, tantôt immobile, tantôt en mouvement de soi-même et sans impulsion du dehors.
2º Bédames (belles dames). — D’abord on lui a montré, en prononçant ce nom, les trois Grâces en bronze de Germain Pilon, hautes d’une coudée, sur la cheminée, et il a fini par prononcer le nom, par le répéter de lui-même, en tournant les yeux vers elles. — Puis, de lui-même, il l’a appliqué à diverses figures humaines peintes ou dessinées dans des livres d’enfants ou dans des tableaux. — Ces jours-ci, il a découvert au bout d’une petite canne une tête d’enfant en cuivre, grosse comme le bout du doigt, et il l’a apportée triomphalement, en criant : Bédames ! — Le lendemain, voyant sa silhouette et celle de sa grand’mère très nettement dessinées devant lui par le soleil, il a crié encore : Bédames ! — Aujourd’hui, il a fait sur mes bras le tour de mon cabinet, regardant dans les passe-partout quantité de figures encadrées, et, à l’aspect de ces gravures, il a répété Bédames, pendant une demi-heure, avec l’accent vif et heureux de la découverte. — Il vient de dire plusieurs fois et plusieurs jours de suite Bédames, en voyant sa propre image dans le globe en cuivre poli de la lampe. — Jamais il ne dit ce mot devant une personne vivante ni devant un simple paysage sans figures. Bien mieux, jamais il ne le dit à propos d’une poupée, probablement parce qu’il la touche et qu’il en a une impression tactile. Il désigne donc par ce mot le semblant visible d’une figure humaine. — Une pareille distinction est véritablement surprenante ; à cet âge, avec si peu de mots généraux et des notions si restreintes, distinguer l’apparence de la réalité, l’imitation visible de l’imitation tactile, la forme pure de la substance corporelle, cela est inattendu et donne la plus haute idée de la délicatesse et de la précocité de l’intelligence humaine.
Du douzième au dix-septième mois et jusqu’aujourd’hui (vingt et unième mois), il a continué à jacasser incessamment dans un langage qui est à lui, avec les inflexions les plus nuancées, et en nous regardant comme pour nous parler, absolument comme un étranger tombé d’une autre planète qui apporterait avec lui un langage complet et tâcherait de se faire entendre de nous. Il est manifeste que l’enfant a trouvé spontanément ce langage complet. Mais son idiome ne paraît point fixe. À plusieurs reprises, je l’ai mis dans la même position vis-à-vis du même objet, sans pouvoir rien découvrir de constant dans les sons et articulations que cet objet et cette position lui suggéraient. Probablement il improvise chaque fois une phrase nouvelle, comme un musicien de génie. — En effet, la fixité de la langue, la régularité et le retour exact des mêmes sons à propos de la même chose sont des raidissements, des appauvrissements et des décadences après l’exubérance, la variété, l’invention intarissable et toujours nouvelle des commencements.
Vers le vingtième mois paraissent les premières liaisons de mots : « Toto là-bas. Bateau là-bas. Bateau parti. Lune partie. » — Deux objets principaux attirent surtout son attention, et sa curiosité ne s’en lasse jamais : 1º Bateau (le bateau à vapeur, qu’il voit de loin passer sur le lac). Pendant des mois entiers, ç’a été pour lui un plaisir extrême et toujours neuf de reconnaître de loin et de nommer vingt fois de suite le bateau. 2º Lune. Comme sa sœur et aussi pendant des mois entiers, il était charmé de voir la lune sous toutes ses formes et à tous les points du ciel, de la reconnaître et de la nommer. Le sentiment de la forme, déjà manifesté par plusieurs traits, s’est encore révélé chez lui en cette circonstance. Deux fois ces jours-ci (vingt et unième mois), et chaque fois à plusieurs reprises, avec la joie d’une découverte, il a dit lune en voyant un O et un D majuscules dans le titre d’un journal. Une fois même, à ce propos, pour exprimer à la fois la similitude et la différence des deux objets, il a dit lune-papier. — L’aptitude aux idées générales est tout à fait développée, et en effet, pendant ce mois (le vingt et unième mois), il apprend, comprend, répète et même associe tout d’un coup quantité de mots nouveaux.
§2. — Acquisition du langage par l’espèce humaine
Une pareille question ne pouvait être traitée avec compétence que par un philologue. Par bonheur, l’un des plus éminents linguistes de notre temps, M. Max Müller, vient d’en donner une solution à la fois très simple, très ingénieuse et très solidement fondée.
Sur tous les points essentiels, les conclusions auxquelles M. Max Müller arrive par la philologie sont celles auxquelles nous sommes arrivés par la psychologie. Selon lui, il y a deux sortes de langages, l’un qu’il appelle émotionnel et qui nous est commun avec les brutes, l’autre qu’il appelle rationnel et qui est propre à l’homme. Le langage émotionnel comprend
les cris, les interjections, les sons imitatifs. « Si un chien aboie, c’est un signe qu’il est en colère, content ou surpris ; tous les chiens parlent ce langage, tous les chiens l’entendent, et d’autres animaux aussi, les chats, les moutons, même les enfants apprennent à le comprendre. Un chat qui a été effrayé ou mordu une fois par un chien aboyant comprendra aisément le son et se sauvera, aussi bien que tout autre être qualifié de raisonnable180. »
Seulement, s’il se sauve, c’est que, par association, l’aboiement évoque en lui l’image ou représentation sensible du chien qui s’élance et de la paire de crocs qui vont entrer dans sa peau. Le langage rationnel et spécialement humain est tout autre ; considérés dans leur sens primitif, les mots qui le composent évoquent non des représentations sensibles, mais des concepts généraux ; à ce titre, on l’appelle rationnel, parce que la raison est la faculté de « former et de manier ces concepts généraux »
.
« Il n’y a pas de langue, même parmi les sauvages les plus dégradés, dans laquelle la très grande majorité des mots ne soit rationnelle. Nous n’entendons pas, par langue rationnelle, une langue possédant des termes aussi abstraits que blancheur, bonté, avoir, être, mais toute langue dans laquelle les mots les : plus concrets eux-mêmes sont fondés sur des concepts généraux, et dérivés de racines qui expriment concepts généraux. Il y a dans toute langue une couche de mots qui peuvent être appelés purement émotionnels : cette couche est plus ou moins, grande suivant le génie et l’histoire de chaque nation ; elle n’est jamais cachée entièrement par les couches postérieures du langage rationnel ; la plupart des interjections, beaucoup de mots imitatifs appartiennent à cette classe ; leur caractère et leur origine sont parfaitement manifestes, et personne ne peut soutenir qu’ils reposent sur des concepts généraux. Mais, si nous défalquons cette couche inorganique, tout le reste de la langue, soit chez nous, soit chez les derniers des sauvages, peut être ramené à des racines, et chacune de ces racines est le signe d’un concept général. Telle est la plus importante découverte de la linguistique… Ces racines, qui en réalité sont les plus vieux titres de notre droit à la qualité d’êtres raisonnables, fournissent encore aujourd’hui la sève vivante des millions de mots prononcés sur la surface du globe, tandis qu’on n’en a découvert aucune trace, ni aucune trace de quoi que ce soit d’analogue, parmi les plus avancés des singes catarrhins…
« Quoique le nombre des racines soit illimité, le nombre de celles qui subsistent et sont dans chaque langue les nourrices effectives du reste est d’environ 1 000. Quelques-unes de celles-ci sont sans doute de formation secondaire ou tertiaire et peuvent être réduites à un nombre plus petit de formes primaires, en tout à peu près de 500 à 600181. — Toutes ces racines expriment des concepts généraux et manifestent un mode de connaissance propre à l’homme. Car, de même qu’il y a deux langues, l’une émotionnelle, commune à l’homme et aux animaux, l’autre rationnelle, particulière à l’homme, de même il y a deux modes de connaissance, l’un intuitif, commun à l’homme et aux animaux, l’autre conceptuel et particulier à l’homme. Quand un animal, ou un enfant qui ne sait pas encore parler, voit un chien ou un arbre, il en a l’intuition, il ne va pas au-delà, il ne range pas cet objet dans une classe d’objets semblables. Quand un homme, voyant ce chien ou cet arbre, prononce en outre mentalement que l’un est un chien et l’autre un arbre, outre l’intuition et perception simple, il a un concept ; il range l’objet dans une classe d’objets semblables.
« Ces concepts sont formés par ce qu’on appelle la faculté d’abstraire, mot très bon, qui désigne l’action de décomposer des intuitions sensibles en leurs parties constituantes, de dépouiller chaque partie de son caractère momentané et concret », pour l’isoler et en former un caractère général.
« Comment s’exécute cette œuvre spéciale de l’intelligence humaine, je veux dire la formation et le maniement des concepts ? Les concepts sont-ils possibles, ou du moins y a-t-il jamais des concepts effectués sans une forme extérieure et un corps ? Je réponds décidément non. Si la linguistique a prouvé quelque chose, elle a prouvé qu’une pensée conceptuelle ou discursive ne peut se dérouler que par des mots. Il n’y a pas de pensée sans mots, pas plus qu’il n’y a de mots sans pensée. Nous pouvons, par abstraction, distinguer entre les mots et la pensée, comme faisaient les Grecs quand ils parlaient du discours (logos) intérieur et du discours extérieur, mais nous ne pouvons jamais séparer l’un de l’autre sans les détruire tous les deux. Si je puis expliquer ma pensée par un exemple familier, ils ressemblent à une orange avec sa peau. Nous ne pouvons peler l’orange, mettre la peau d’un côté et la chair de l’autre, et nous pouvons peler le langage et mettre les mots d’un côté, et la pensée ou le sens de l’autre ; mais nous ne trouverons jamais dans la nature une orange sans peau, ou une peau sans orange, et nous ne trouvons jamais dans la nature une pensée sans mots ou des mots sans pensée182. »
Ainsi, des racines et des concepts, voilà la production spéciale de l’intelligence humaine, et il n’est pas étonnant qu’on les y rencontre ensemble, puisqu’ils ne sont qu’une même production sous deux aspects. « Prenez n’importe quel mot dans toute langue qui a un passé, et, invariablement, vous trouverez qu’il est fondé sur un concept. Ainsi, dans le vieux nom aryen du cheval (asva en sanscrit, equus en latin, ἵππος en grec, ehu en vieux saxon), nous ne découvrons rien qui rappelle le hennissement d’un cheval, mais nous découvrons le concept de rapidité incorporé dans la racine ak, signifiant être aigu, être rapide, d’où nous ayons aussi tiré des noms pour désigner la promptitude intellectuelle, par exemple acutus. Nous voyons donc, non par conjecture et théorie, mais par des faits et des preuves historiques, que le concept de rapidité existait, avait été complètement élaboré au préalable, et que par lui la connaissance conceptuelle du cheval, distincte de la connaissance intuitive du cheval, s’effectua. Ce nom, le rapide, aurait pu être appliqué
aussi à beaucoup d’autres animaux ; mais, ayant été appliqué à maintes reprises aux chevaux, il devint pour cette raison impropre à tout autre usage. Les serpents par exemple sont assez rapides quand ils se jettent sur leur proie ; mais leur nom fut formé par un autre concept, celui d’étouffer ou étrangler. Ils furent appelés ahi en sanscrit, ἔχις en grec, anguis en latin, de la racine ah, étouffer ; ou sarpa, en latin serpens, de la racine sarp, ramper, aller. »
De même hamsas (l’oie) signifie l’animal qui a la bouche béante ; varkas (le loup), celui qui déchire ; sus (le cochon), celui qui engendre, le plus prolifique des animaux domestiques. L’homme a trois noms : on l’appelle celui qui est fait de terre (homo), celui qui meurt (marta), celui qui pense (manu)183. La lime est « celle qui mesure », le soleil est « celui qui enfante », la terre est « celle qu’on laboure ». Les animaux (pasu, pecus) « sont ceux qui nourrissent ». — « Voilà comment nos concepts et nos noms, notre intelligence et notre langage se formèrent ensemble. Quelque trait détaché fut saisi comme la caractéristique d’un objet ou d’une classe d’objets ; une rapine se trouva là pour exprimer le trait »
; une base pronominale s’y ajouta, puis des suffixes s’y accolèrent, y apportant la précision, et les distinctions. « Yudh, combattre, donna yudh-i l’acte de combattre, yudh-ma un combattant, â-yudh-a, une arme. »
Et peu à peu les racines bourgeonnantes fournirent l’immense végétation d’un vocabulaire complet. Ainsi constituée, chaque langue a parcouru trois étapes. La première184 qu’on peut appeler
l’époque des racines, « est celle où chaque racine conserve son indépendance, où une racine et un mot ne présentent aucune distinction de forme »
. Le meilleur exemple de cet état du langage est donné par l’ancien chinois ; là, une même racine, selon sa position dans la phrase, peut signifier grand, grandeur, grandement, être grand ; dans y-cang (avec un bâton, en latin baculo), y n’est pas une simple préposition comme en français, c’est une racine, qui, comme verbe, signifie employer ; ainsi en chinois y-cang signifie littéralement employer bâton. « Aussitôt que des mots comme y perdent leur sens étymologique et deviennent les signes d’une dérivation ou d’un cas, la langue entre dans la seconde époque. — Cette seconde époque, qu’on peut appeler l’étape des terminaisons, est celle où, deux ou plus de deux racines se réunissant pour former un mot, la première racine garde son indépendance primitive, tandis que la seconde se réduit à n’être plus qu’une terminaison. Le meilleur représentant de cet état est la famille des langues touraniennes ; les langues qu’elle comprend ont, en général, été nommées agglutinatives, parce que la seconde racine altérée vient se coller à la première intacte. — La troisième étape, qu’on peut appeler celle des inflexions, a ses meilleurs représentants dans les familles aryenne et sémitique. Dans cette époque, les racines s’unissent en s’altérant toutes les deux, en sorte qu’aucune d’elles ne garde son indépendance substantive. »
Toutes les langues rentrent dans l’une de ces trois catégories, et toute langue doit au préalable traverser la première pour arriver à la seconde, puis la seconde pour arriver à la troisième. « Ce qui est maintenant inflexion a été autrefois agglutination, et ce qui est maintenant agglutination a
d’abord été racine. »
Telle est l’histoire des mots ; quelle que soit aujourd’hui leur altération, déformés, effacés, réduits à un minimum de matière et de sens, à une particularité d’orthographe, à une simple lettre terminale, presque vides et presque nuls, ils ont été d’abord des racines pleines, indépendantes, intactes, d’un sens complet et distinct, comme l’y chinois.
Reste à savoir comment ces racines se formèrent.
« Elles ne sont ni des imitations ni des interjections. Des interjections comme peuh ! des imitations comme oua-oua (aboiement du chien) sont exactement le contraire d’une racine. Leur son est vague et variable et leur sens spécial, tandis que dans les racines le son est défini et le sens général. Néanmoins les interjections et les imitations sont les seuls matériaux possibles avec lesquels le langage humain ait pu se former, et par conséquent il s’agit de savoir comment, en partant des interjections et des imitations, nous pouvons arriver aux racines. Si nous rendons compte de ce passage, nous aurons fait tout ce que le sceptique le plus exigeant peut demander. Car d’une part l’analyse de toutes les langues connues nous ramène aux racines, et d’autre part l’expérience nous donne les interjections et les imitations comme le seul commencement imaginable de la parole humaine. Si ces deux termes peuvent être reliés, le problème est résolu.
« Remontons encore une fois aux premiers commencements de la connaissance conceptuelle ; car c’est là que la clef doit se trouver, si elle est quelque part. Le plus simple concept est celui qui consiste à réunir deux choses en une seule ; ce concept peut être formé de deux manières, par combinaison ou par abstraction.
« Si nous avons un mot pour père et un mot pour mère, alors, pour exprimer le concept de parents, nous pouvons réunir les deux mots. En fait c’est ce que nous trouvons en sanscrit ; pitar y signifie père, mātar mère, mātāpitarau mère et père, c’est-à-dire parents. De même, en chinois, fú signifie père, mú mère, et fú-mú parents. Pareillement, en chinois, un bipède avec des plumes s’appelle kin, un quadrupède avec du poil sheu, et les animaux en général kin-sheu…
« Mais il est clair que cette addition de mots à la suite les uns des autres ne pourrait pas être prolongée à l’infini ; autrement la vie deviendrait trop courte pour achever une phrase. Nous pouvons nommer nos parents nos père et mère, fúmú ; mais comment nommerions-nous notre famille ? Ici, la faculté d’abstraire nous vient en aide. Un cas très simple nous montrera comment le travail de la pensée et du langage pouvait être abrégé. Aussi longtemps que les hommes désignaient les moutons seulement comme des moutons, et les vaches seulement comme des vaches, ils pouvaient très bien indiquer les premiers par béé, et les secondes par mou-ou ; mais, quand pour la première fois ils éprouvèrent le ◀besoin▶ de parler d’un troupeau, ni béé ni mou-ou ne pouvaient servir. Tant qu’il n’y eut dans le troupeau que des moutons et des vaches, la combinaison béé-mou-ou suffisait ; mais quand le troupeau renferma des animaux d’une autre espèce, les sons distincts qui les désignaient durent être évités avec un soin particulier, parce qu’ils auraient produit des méprises. — De même encore, il était assez facile d’imiter les cris du coucou et du coq, et les sons coucou, coq pouvaient être employés comme les signes phonétiques de ces deux oiseaux. Mais quand on eut ◀besoin d’un signe phonétique pour indiquer le chant d’oiseaux plus nombreux, ou peut-être de tous les oiseaux possibles, toute imitation d’une note spéciale devint non seulement inutile, mais dangereuse ; et rien ne pouvait conduire au nouveau but, sauf un compromis entre tous ces sons imitatifs, une usure, un frottement, un effilement de tous leurs angles aigus et distinctifs. Ce frottement, qui ôte à chaque son imitatif sa spécialité, marche tout à fait parallèlement à la généralisation de nos impressions, et nous n’avons pas d’autre moyen de comprendre comment, après une longue lutte, les vagues imitations phonétiques d’impressions spéciales devinrent les représentations phonétiques définies de concepts généraux.
« Par exemple, il dut y avoir beaucoup d’imitations exprimant la chute d’une pierre, d’un arbre, d’une rivière, de la pluie, de la grêle ; mais à la fin elles se combinèrent toutes dans la racine simple pat, exprimant le mouvement rapide, soit pour tomber, soit pour fuir, soit pour courir. En abandonnant tout ce qui pouvait rappeler à l’auditeur le son spécial de tel objet emporté par un mouvement rapide, la racine pat devint apte à signifier le concept général du mouvement rapide, et cette racine, par sa végétation, fournit ensuite une quantité de mots en sanscrit, en grec, en latin et dans les autres langues aryennes. En sanscrit, nous trouvons patati, il vole, il plane, il tombe ; patagas et patangas, un oiseau et aussi une sauterelle ; patatram, une aile, la feuille d’une fleur, une feuille de papier, une lettre ; pattrin, un oiseau ; patas, tomber, advenir, accident et aussi chute dans le sens de péché ; — en grec, πέτομαι, je vole ; πετηνός, ailé ; ὡκυπέτης, qui vole ou court rapidement ; ποτή, fuite ; πτερόν et πτέρυξ, plume, aile ; ποταμός, rivière ; πίπτω, je tombe ; ποτμός, chute, accident, destin ; πτῶσις, chute, cas, d’abord dans le sens philosophique, puis dans le sens grammatical ; — en latin, peto, tomber dessus, assaillir, chercher, demander, et ses nombreux dérivatifs : impetus, élan, assaut ; præpes, qui vole rapidement ; penna, plume, anciennement pesna pour petna, etc.
« Après ces développements, on comprendra comment les racines ou types phonétiques sont en réalité les derniers faits auxquels remonte l’analyse du langage, et comment, à un point de vue plus haut et philosophique, elles comportent néanmoins une explication parfaitement intelligible. Elles représentent les noyaux formés dans le chaos des sons imitatifs ou interjectionnels, les centres fixes qui se sont établis dans le tourbillon de la sélection naturelle. L’érudit : commence et finit par ces types phonétiques ; s’il les méconnaît, ou s’il veut ramener les mots aux cris des animaux ou aux interjections humaines, c’est à ses propres risques. Le philosophe va au-delà et, dans la ligne qui sépare le langage émotionnel du langage rationnel, la connaissance intuitive de la connaissance conceptuelle, c’est-à-dire dans les racines de chaque langue, il découvre la véritable barrière qui sépare l’homme de la bête. »
D’après ce qui précède, et de l’aveu de M. Max Müller, cette barrière n’est pas une saillie abrupte et tranchée ; des transitions y conduisent ; avant la période des racines, il y a eu celle des interjections et des imitations, comme avant la période des haches en pierre polie il y a eu celle des haches en silex grossièrement taillé, comme avant la période de l’algèbre il y a eu celle de l’arithmétique. Par conséquent, ce qui distingue l’homme des animaux, c’est que, débutant comme les animaux par des interjections et des imitations, il arrive aux racines où les animaux n’arrivent pas. Or il n’y a là qu’une différence de degré, analogue à celle qui sépare une race bien douée, comme les Grecs d’Homère et les Aryens des Védas, d’une race mal douée, comme les Australiens et les Papous, analogue à celle qui sépare un homme de génie d’un lourdaud. En effet, un esprit naturellement borné ne peut suivre les abstractions d’un certain ordre ; nous connaissons des gens qui, quoi qu’ils fassent et quoi qu’on fasse, n’entendront jamais la Mécanique céleste de Laplace ou la Logique de Hegel. À grand’peine, et par des efforts multipliés, ils parviendront à monter un ou deux des échelons ; jamais ils n’arriveront à la moitié de l’échelle, à plus forte raison au sommet. De même un singe, un chien, un perroquet fait quelques pas dans le premier stade du langage ; il comprend son nom, souvent le nom de son maître, parfois un ou deux autres mots, surtout d’après l’intonation avec laquelle on les prononce ; mais il en reste là ; il ne dépasse pas la période des interjections et imitations ; il est même fort loin de la parcourir tout entière ; à plus forte raison il n’entre point dans le second stade, celui des racines. Ainsi le singe est sur la même échelle que l’homme, mais à beaucoup d’échelons au-dessous, sans que jamais l’exemple ou l’éducation puisse le faire monter jusqu’à l’échelon où arrive un Australien, le dernier des hommes. Cet échelon se reconnaît à divers indices, à la possession d’un langage fondé sur des racines, à l’art d’allumer ou au moins d’entretenir le feu (un singe en est incapable), à l’invention de l’ornement (tatouage, peinture des sauvages, déformation volontaire du nez, des oreilles, des lèvres, etc.), à la fabrication des premiers outils (haches en silex, bâtons pointus, etc. ; un singe se sert d’une pierre ou d’un bâton, mais ne sait pas les transformer pour les approprier à un usage). Si l’on cherche la condition psychologique de cette supériorité, on la trouvera dans une plus grande aptitude aux idées générales. Si l’on en cherche la condition physiologique, on la trouvera dans un développement plus grand et dans une structure plus fine de l’encéphale. La preuve en est que, si cette double condition manque, l’homme ne peut plus acquérir le langage ni les talents distinctifs dont on a parlé. Il s’arrête au-dessous de l’échelon humain. C’est le cas pour les crétins, les idiots, et, en général, pour les encéphales enrayés dans le cours de leur développement ou dont le poids n’atteint pas mille grammes