(1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre douzième »
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(1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre douzième »

Chapitre douzième

§ I. L’Encyclopédie. — § II. D’Alembert. — Essai sur les gens de lettres. — Éloges des membres de l’Académie française. — Discours préliminaire de l’Encyclopédie. — § III. Diderot. — Esprit de l’école encyclopédique. — Ses effets. — § IV. Bernardin de Saint-Pierre. — Les Études de la Nature. — Paul et Virginie. — § V. Chateaubriand. — René. — Le Génie du Christianisme. — Les deux antiquités remises en honneur. Nouvelles voies ouvertes à la littérature française. Chateaubriand tel que l’a fait la politique. — Ses Mémoires.

§ I. L’Encyclopédie.

Si j’ai fait bien comprendre la pensée de ce livre, on ne doit pas s’attendre à y trouver une place pour l’Encyclopédie. L’Encyclopédie n’est pas un livre, c’est un acte. On n’y va pas chercher la vérité littéraire et la durée. Tout en a été ou corrigé ou refait à neuf. Œuvre de polémique, elle a eu, avec le retentissement, la fragilité de ces sortes d’œuvres. C’est à l’histoire générale qu’il appartient de juger cette entreprise, grande idée au dire des uns, selon d’autres grande présomption, qui, sous l’apparence d’un inventaire des connaissances humaines, faisait au passé tout entier le procès que Perrault et Lamotte avaient fait à Homère ; œuvre si contradictoire et si anarchique qu’au temps même où elle fut exécutée, des esprits qui la favorisaient comme acte la désavouaient comme ouvrage d’esprit, et la qualifiaient de Babel. De même que l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, l’Encyclopédie sera plutôt débattue que définitivement jugée. Selon que l’idée du progrès par la destruction, ou l’idée de la conservation par l’amendement pacifique des choses, prévaudra dans l’esprit de l’historien, l’Encyclopédie sera un grand effort de la raison française, ou la plus dangereuse des témérités de l’imagination du temps ; un progrès ou une cause de ruine, une lumière qui continue à éclairer les hommes, ou une torche qui s’est étouffée elle-même dans l’incendie qu’elle a allumé.

Dieu seul sait lequel de ces deux jugements est le vrai. La seule chose qu’il y aurait injustice à ne pas reconnaître, c’est une certaine grandeur dans la pensée première, et ce qu’il y a eu de généreux dans les illusions qui s’y mêlèrent et dans la passion qui la mit à fin. Quand on voit d’Alembert, dans l’enthousiasme du commencement, déclarer que si les anciens avaient exécuté une Encyclopédie, et que le manuscrit en eût échappé seul aux flammes qui consumèrent la bibliothèque d’Alexandrie, il nous eût consolés de la perte des autres, cet excès de confiance ne choque point ; mais on est fort loin de le partager. Qu’on se figure ce qui manquerait à la société moderne si, par l’effet de quelque cataclysme, il ne lui restait que l’Encyclopédie. Elle ne se consolerait guère avec le chaos et la cendre. Un seul livre de génie lui serait de plus de secours pour la relever et l’aider à retrouver ses bases. Pour l’homme à qui manquerait tout à coup l’enseignement du passé, le plus pressant serait de retrouver sa raison et son cœur, et c’est là tout d’abord ce qu’il retrouverait dans le livre de génie.

Il y a cependant des pages littéraires durables dans l’Encyclopédie. Plusieurs sont de Voltaire ; on les a réunies à ses autres œuvres, où elles sont en meilleure compagnie. Il ne se sentait pas à sa place dans l’Encyclopédie, qu’il a appelée « une grande boutique » dont les auteurs sont les « garçons. » — « Pourquoi n’avez-vous pas recommandé une espèce de protocole à ceux qui vous servent, écrit-il à d’Alembert : étymologie, définitions, exemples, raison, clarté et brièveté ? Plusieurs articles sont remplis de déclamations, paradoxes, idées hasardées, dont le contraire est souvent vrai ; phrases ampoulées, exclamations qu’on sifflerait dans une académie de province, etc. » A quoi d’Alembert répond : « Vous avez bien raison de dire qu’on a employé trop de manœuvres à cet ouvrage… C’est un habit d’arlequin, où il y a quelques morceaux de bonne étoffe et trop de haillons. » Nous le pensions bien ; mais il nous plaît que ce soient les encyclopédistes qui le disent.

L’exécution, menée en commun par d’Alembert et Diderot, fut meilleure au commencement, tant que le plus sage des deux promoteurs de l’entreprise, d’Alembert, eut la main au gouvernail119.

Après sa retraite, tout ce que Voltaire et lui avaient dit de l’œuvre fut encore plus vrai. Entraînée plutôt que conduite par Diderot, à la fois le chef et le principal ouvrier de l’entreprise, qui s’y était dévoué par tempérament presque autant que par opinion, et pour avoir où dépenser son improvisation intarissable, l’Encyclopédie fit une fin confuse et tumultueuse par des volumes qui s’emplissaient au hasard de témérités de toutes sortes, et de légèretés de toutes mains, dont la plus infatigable fut celle de Diderot120.

§ II. D’Alembert.

A voir le prodigieux travail de ces deux hommes, plus considérables et plus illustres que leur œuvre, mes scrupules se renouvellent sur la rigueur de mon plan, qui me permet à peine une courte mention de deux des noms les plus retentissants du dix-huitième siècle. Mais je raconte l’histoire des ouvrages durables ; et ni d’Alembert ni Diderot n’en ont ajouté un seul à la liste glorieuse. On ne trouve guère, en les lisant, qu’à faire des restrictions de goût, de raison ou de morale, ou bien à regretter ce qui leur manque.

Plus de considération s’attache au nom de d’Alembert, pour la modération habituelle, la gravité, la pauvreté fièrement supportée121, le fond et la tenue de l’honnête homme. Il est fâcheux que sa correspondance, publiée après sa mort, ait montré sous le sage un homme trop ami de son repos, sous le philosophe qui proteste de son respect pour le christianisme, l’incrédule qui fait assaut de plaisanteries antichrétiennes avec Voltaire et Frédéric II, et qui, pour comble de disgrâce, y est l’instigateur de Voltaire122. Il n’a pas voulu que la postérité l’ignorât, et, pour plus de sûreté, il avait copié deux fois de sa main cette correspondance, se souciant peu de charger sa mémoire de ce qui eût embarrassé sa vie, et tenant fort à prouver qu’il avait pensé autrement qu’il n’avait dit. « C’est du style de notaire », disait-il de certaines affectations de respect pour la religion, que Voltaire lui reprochait.

Les lettres doivent peu à d’Alembert. Son Essai sur les gens de lettres eût été un service, s’il y avait plus parlé des devoirs des écrivains que des travers des grands, et des périls de l’indépendance que des inconvénients de la protection. Le manque de divisions et de repos123 en rend la lecture difficile ; les raisons s’y traînent au lieu de s’enchaîner ; l’ingénieux y tire à l’énigme, outre je ne sais quelle incertitude qui se trahit dans toutes les opinions morales et littéraires d’un homme qui ne croyait au fond qu’à la géométrie124.

Cette incertitude se trahit à chaque instant dans un ouvrage de d’Alembert, que rendent d’ailleurs agréable la diversité des sujets et le mélange de la biographie et de la critique, les Éloges des membres de l’Académie française. Les principes y font défaut, quoique le dogmatisme n’en soit pas absent. Les vérités y sont données comme des vues. La justesse n’y a pas la grâce de la promptitude ; elle ne jaillit pas comme chez Voltaire ; elle n’est pas un bonheur de l’esprit : c’est une déduction rigoureuse ; on en convient, on n’en est pas touché. Le style, correct sans couleur, est ferme sans accent. Le spécieux y tient une grande place. D’Alembert en goûtait beaucoup le héros, Lamotte, jusqu’à l’excès de le comparer à Descartes, « pour nous avoir appris, dit-il, à n’être pas dupes de l’autorité et à secouer la superstition littéraire. » S’il pense finement, ce n’est pas, comme Fontenelle, dans un train de discours dégagé ; ses finesses sont accablées par ce qui les accompagne. Il est insupportable de voir la Harpe le compter, avec Pascal et Buffon, « parmi les trois hommes qui ont eu le génie de la science et le talent d’écrire », et le louer « de ce style élégant et ingénieux qui se proportionne à tous les sujets et se plie à tous les tons. » D’Alembert y a tâché ; il a bien connu les convenances du genre ; mais lorsqu’il réussit, c’est par savoir-faire plutôt que de veine.

Les premiers de ces Éloges sont les meilleurs : il était plus près des traditions du dix-septième siècle. Dans les derniers, l’ingénieux va se raffinant de plus en plus, et l’écrivain ne paraît guère viser qu’au succès du joli académique, par toutes ces petites fleurs de langage que fait applaudir à un auditoire de cérémonie, venu pour le plus sérieux des divertissements, un orateur qui s’évertue à prouver qu’il a de l’esprit.

Dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, je lis cette remarque piquante sur la vanité des érudits, « plus grande, dit d’Alembert, que celle des poètes, parce que l’érudit croit voir tous les jours augmenter sa substance par les acquisitions qu’il fait sans peine, tandis que l’esprit qui invente est toujours mécontent de ses progrès, parce qu’il voit au-delà. » On ne sait trop qui a pu amener cette phrase, ni ce qu’elle fait dans un discours de ce genre, tant le titre et la matière emportent l’esprit loin de réflexions agréables sur les mœurs littéraires. Il y en a plus d’une autre de la même sorte, et ce n’est pas le moindre défaut de ce discours que les pensées les plus heureuses n’y appartiennent pas au sujet. Tel est le faible des écrivains à vues : s’il leur vient une idée, fût-elle hors de leur sujet, il n’y a pas de risque qu’ils en fassent le sacrifice.

Cependant le Discours préliminaire est un bon écrit. Il explique clairement la pensée de l’Encyclopédie. Il en détermine le but avec netteté. L’historique de la marche des connaissances humaines est exact et grave, quoique superficiel. Les jugements sur les époques et sur les principaux noms ne provoquent ni assentiment vif ni contradiction. Les mêmes choses pouvaient être dites plus fortement ; mais ce qui était à dire est dit, et si le lecteur n’est pas frappé, du moins il n’est pas mal informé.

La langue est la bonne langue, mais refroidie, et d’un habile homme qui connaît la valeur des mots plutôt que d’un écrivain qui se les rend propres par l’imagination et le sentiment. Ce que d’Alembert pense, il ne le voit pas, encore moins le sent-il : il le démêle sans le détacher ; il l’éclaircit sans le faire briller. Il n’a pas nui d’ailleurs au Discours préliminaire que l’Encyclopédie n’en ait pas tenu les promesses. La turbulence de l’exécution, comparée à la gravité des promesses, relève le prix de celles-ci par le contraste, et tout ce que Diderot en a gâté tourne à l’honneur de d’Alembert. Au reste, ce que la critique littéraire ôte à ce dernier, la science le lui rend. S’il y a en lui des parties d’un grand esprit, c’est pour la géométrie, où, de l’avis des bons juges, il a excellé, où il se serait élevé plus haut s’il eût donné à la science tout le temps qu’il a perdu dans les lettres, pour n’être pas même parmi les premiers du second rang.

§ III. Diderot. — Esprit de l’école encyclopédique. — Ses effets.

Il y a, tout au contraire, en Diderot des parties de l’écrivain supérieur. L’imagination, loin de lui faire défaut, déborde et emporte tout le reste : il a ce qui ressemble le plus au sentiment, la verve. Si d’Alembert est plus considéré, le nom de Diderot est plus en faveur auprès des lettrés auxquels il appartient sans partage. Ses défauts ont profité d’une certaine morale qui a eu cours en ces dernières années, sur l’incompatibilité du génie avec la sagesse commune. Mais quel livre de Diderot peut-on lire ? Lequel fait date dans une histoire de notre littérature ? Ceux qui sont allés jusqu’au bout de ses romans licencieux y ont appris, entre autres choses, qu’il y a de la mode jusque dans la licence, et que l’écrivain qui va le plus loin en ce genre ne peut pas même se promettre la gloire de n’être pas surpassé. La déclamation est tout le fond de ses œuvres philosophiques ou historiques, et la morale qui excuse Sénèque d’avoir écrit pour Néron l’apologie du meurtre de sa mère, ne se trouve pas dans les livres de ces jésuites qu’il contribua de sa personne à faire chasser. Ses Salons, parmi beaucoup de critiques justes et piquantes, ont le défaut de confondre les limites des arts, et de demander à la palette et au ciseau ce qu’il faut laisser à la plume. Il veut de la peinture qui raconte et de la statuaire qui se pique de peindre. Il refait tous les tableaux sur le patron mélodramatique du Père de famille. L’idéal qu’il poursuit dans ses spéculations sur les arts, c’est une scène et des acteurs. Il n’y a que deux choses auxquelles il ne pense pas et qui en sont le principal : la forme et la beauté.

On éprouve quelque embarras à louer le meilleur ouvrage de Diderot, le meilleur, parce qu’il l’a fait sans y penser : ce sont ses Lettres. Le posthume lui a mieux réussi qu’à d’Alembert. Ce que d’Alembert avait copié deux fois de sa main pour le garder de toute fraude, s’est tourné contre sa mémoire. Ce que Diderot avait cru jeter aux vents est venu, dans ces dernières années, par un retour des choses, témoigner en faveur de l’homme contre ses écrits publics, et montrer, ce qui n’est pas le seul exemple au dix-huitième siècle, un auteur qui vaut mieux que ses ouvrages.

Diderot, c’est le paradoxe. C’est pour cela qu’il est si cher à une certaine classe de lettrés, outre son désordre, dont l’attrait n’est pas médiocre pour les gens qui ne goûtent pas l’ordre. Il a été toute sa vie l’homme qui conseillait à Rousseau de tourner contre les lettres la déclamation qu’il avait préparée pour leur défense. Il aimait la vérité sans la respecter, comme une maîtresse, avec l’infidélité en projet. Les zélés qui, en ces derniers temps, ont parlé de remplacer les Pères par les auteurs païens, ne se doutent guère que l’idée était venue à Diderot de mettre aux mains des enfants de dix à onze ans des extraits des Pères, « comme ayant autant d’esprit que les plus beaux esprits d’Athènes et de Rome. » Et poussant sa pointe, il voulait qu’on fît argumenter les enfants de douze ou treize ans sur les preuves métaphysiques de la religion.

Type du décousu, de la témérité, se permettant tout, même la raison et la vérité, agité de tous les souffles du temps, sans lest, point incapable du bien, pourvu qu’il n’y fallût que le premier mouvement, faisant le mal avec l’étourderie de l’enfant qui lapide une statue, il y aurait autant de duperie à l’admirer qu’à lui demander, comme la Harpe, au nom de la religion, de la morale et du goût, un compte pédantesque de tous ses paradoxes.

Une seule chose fait la consistance de cette vie si débraillée, c’est l’Encyclopédie achevée. Cette fidélité de l’ouvrier à l’œuvre, meilleure que l’œuvre elle-même, prouve que Diderot croyait plutôt fonder que détruire, et qu’il a plus pensé au bien qui devait sortir de l’acte corrigé par le temps, qu’au mal fait par le livre à tous les intérêts qu’il attaquait. On n’est pas si persévérant pour un mauvais dessein, et une bonne intention qui persiste pendant trente années, à travers la persécution et la gêne, peut être réputée dévouement.

La grande distinction entre la littérature du dix-septième siècle et celle du dix-huitième, l’une s’occupant de l’homme pour perfectionner sa nature morale, l’autre s’occupant de la société pour la rendre plus commode à l’homme, éclate surtout dans l’Encyclopédie. Le théâtre de l’esprit encyclopédique, ce sont les salons, — je ne veux pas dire les cafés, invention du dix-huitième siècle ; — ce sont ces salons présidés par des Phrynés honoraires, où, sous prétexte de chercher les principes nouveaux, on se débarrassait des devoirs ; où, dans le plus grand relâchement des mœurs, on poursuivait la destruction des abus ; où, croyant s’éclairer, on ne faisait guère que s’entre-corrompre.

L’histoire de l’esprit humain n’offre pas une époque où la contradiction ait été plus complète entre les professions de foi publiques et les conduites, entre les écrits et la vie, entre le rôle et l’homme. Dans le rôle, l’amour de l’humanité, l’amour de la justice ; dans l’homme, l’humeur pour règle, la conscience parlant bas comme si elle avait peur d’être un préjugé ; le bien et le mal au hasard du tempérament ; les vices de l’individu reprochés à la société ; la prédication dans les livres tenant lieu d’innocence ; l’homme se croyant quitte du devoir quand l’auteur l’a prêché.

C’est pitié de voir dans quel cercle tournent ces gens qui le prennent de si haut avec l’esprit humain. Ou bien ils se louent sans s’approuver et se caressent sans s’aimer ; ou bien ils prodiguent l’injure à ceux qu’ils appellent leurs ennemis, et qui ne sont, après tout, que des contradicteurs, avec le tort d’avoir les mêmes mœurs en défendant une meilleure cause. S’il est sorti du bien de l’école encyclopédique, jamais il ne fut plus vrai de dire qu’il est quelquefois dans les desseins de Dieu de faire le bien par les mains les moins dignes.

Je parle de Dieu. L’école encyclopédique avait essayé de l’ôter à l’homme, soit en lui prouvant qu’il est sans prises pour le saisir, soit par une affectation de faux respect, en niant la Providence divine, sous prétexte de ne pas la commettre avec les désordres du monde physique et les misères du monde moral. Mais on n’ôte pas Dieu tout seul. Avec Dieu disparaissait le sentiment des œuvres de la nature, lesquelles ne parlent à notre âme qu’à la condition d’y trouver la croyance à l’ouvrier. Cependant, même au temps des prospérités de l’Encyclopédie, et quoiqu’elle eût intéressé la vanité de l’homme à cette diminution de son être moral, il y avait plus d’âmes ayant besoin de Dieu et de la nature que d’esprits persuadés qu’on peut s’en passer. Aussi, quel ne fut pas le soulagement de tous ceux que n’avait pas atteints la propagande encyclopédique, à la lecture d’un livre qui faisait rentrer la Providence dans le monde, et l’âme dans la nature redevenue le théâtre de la création intelligente, où chaque chose raconte la fin pour laquelle elle a été créée ! Ce livre, ce sont les Études de la nature de Bernardin de Saint-Pierre, et tel en fut le premier effet ou plutôt le bienfait. Un mot d’un contemporain, homme instruit, qui vivait loin des salons parisiens, nous dit quel jugement en portaient tous les esprits restés libres dans cette servitude de la négation universelle. Son fils lui écrivait de Paris qu’il venait d’acheter l’Encyclopédie : « Asseyez-vous sur l’Encyclopédie, répond le père, pour lire les Études de la nature. »

§ IV. Bernardin de Saint-Pierre. — Les Études de la nature. — Paul et Virginie.

Cependant les années ont fait presque autant de ruines dans les Études de la nature que dans l’Encyclopédie. La science sourit ou parle avec dédain de tout ce qui y est pur système. Elle n’y trouve aucune grande vérité, aucune découverte qui ait donné l’impulsion. La gloire des explications hardies, des vues fécondes mêlées d’erreurs réparables, est restée tout entière à Buffon.

Dans la philosophie morale, Bernardin de Saint-Pierre n’a fait qu’imiter, en les exagérant, les chimères de J.-J. Rousseau. Il en adopte le paradoxe que la nature fait l’homme bon et que l’éducation le déprave, et il imagine, lui aussi, un plan d’éducation publique pour conserver à l’homme sa bonté native. Les puérilités de l’Émile y sont dépassées. Les collèges deviennent les Écoles de la patrie. Pour apprendre à lire aux enfants, on met des dragées sur chacune des lettres de l’alphabet. Ils apprennent à nager, moins pour se tirer eux- mêmes de péril que pour porter secours à ceux qui se noient. On les exerce, en septembre, au maniement des armes à feu et aux manœuvres de la tactique des Grecs ; on les fait dormir sur l’herbe, « à l’ombre des forêts. » Les maîtres des Écoles de la patrie ne prennent pas la qualification de maîtres ni de docteurs, comme dure et orgueilleuse ; leurs noms, tirés du grec, signifient les amis de l’enfance, les pères de la patrie. Un magistrat préside chaque école, et l’inspection générale de toutes les écoles est confiée, à titre gratuit, à un grand seigneur « des plus qualifiés. »

Pour inciter la jeunesse à la vertu, Bernardin de Saint-Pierre voudrait qu’un Élysée fût créé dans une des îles de la Seine, plantée d’arbres exotiques. On y mettrait les tombeaux des grands hommes. Le tombeau de Nicot serait entouré d’une plantation de tabac. Celui de Fénelon ne porterait que son nom. De tous les points du monde, on viendrait à Paris pour y briguer l’honneur d’être enterré à l’Elysée et d’y conquérir « les droits d’une bourgeoisie illustre et immortelle. » Cet Élysée serait en même temps un lieu d’asile. Les pères endettés pour les mois de nourrice de leurs enfants, s’y réfugieraient contre les gens de justice, et nul n’y pourrait être arrêté que sur un ordre du roi, signé de sa main. On y donnerait des repas aux pauvres gens, au pied de la statue d’un homme illustre ; l’hôte serait obligé de se mettre à table avec ses invités ; il ne leur laverait pas les pieds, mais il leur donnerait des bas et des chaussures.

J’ai peur qu’un homme qui a cherché si loin le bien à faire n’ait pas fait tout le bien qui était à sa main. Il n’est ni de mon sujet ni de mon goût d’examiner si la vie privée de Bernardin de Saint-Pierre n’a pas, comme on l’en a accusé, démenti ses doctrines philanthropiques ; mais il a risqué de le faire soupçonner, et il a pu donner aux indiscrets l’envie de s’assurer si le disciple de J.-J. Rousseau n’avait pas imité du maître le scandale de la contradiction entre sa vie et ses écrits.

Dans cette espèce d’apologétique de la Providence, où Bernardin de Saint-Pierre combat les objections des incrédules de son temps, un grand nombre de ses preuves pourraient, dans une cause moins bonne, s’appeler des sophismes. Bernardin de Saint-Pierre crut la Providence plus en péril qu’elle ne l’était, et il la défendit comme fait un avocat pour un client douteux, en y employant les mauvaises comme les bonnes raisons. Pour sauver l’attribut de la toute-bonté, il nie le mal physique, ou, ce qui est pis, il l’excuse. La plupart des animaux carnassiers dévorent les bêtes toutes vivantes ; c’est là un mal tout au moins pour les bêtes dévorées. « Qui sait, dit gravement Bernardin de Saint-Pierre, si ces carnassiers ne transgressent pas leurs lois naturelles, et ne sont pas comme les assassins dans une société réglée ? » On aime presque autant l’incrédulité que d’aussi méchantes excuses.

Le système des causes finales, où Bernardin de Saint-Pierre avait en Fénelon un guide à la fois si discret et si éloquent, n’est qu’un cercle étroit où il enchaîne la Providence. Il voit des desseins où il a plu à la pensée divine de rester inexplicable, et des lois manifestes où il n’y a que des énigmes dont le sens nous sera éternellement caché. Il est de son siècle, tout en le combattant ; il ne sait pas voir les bornes de la raison, et il s’y trompe d’autant plus souvent, qu’il donne à sa raison l’étendue de son imagination, et qu’il croit raisonner encore quand il rêve.

Tout ce qui est de système et de polémique dans les Études de la nature a péri ; tout ce qui est peinture a survécu. Les devanciers de Bernardin de Saint-Pierre, dans l’art de peindre les choses de la nature, Fénelon, J.-J. Rousseau et Buffon, ne sont que ses égaux.

Fénelon démontrant l’existence de Dieu « par les merveilles de la création », indique par le mot de merveilles, le caractère indistinct de ses peintures. Il ne songe pas à décrire. Il néglige les détails qui n’intéresseraient que la curiosité du lecteur, et détourneraient son esprit des grands desseins du Créateur par trop d’attention donnée aux propriétés des choses créées. Ses épithètes éveillent des sentiments plutôt que des sensations. Les fruits sont délicieux, les sources fraîches, les fleurs odoriférantes, les pâturages fertiles. Il suffit de mêler à la pensée religieuse quelque souvenir éloigné et comme épuré des plaisirs qui nous viennent par les sens, dans la contemplation ou dans l’usage des choses de la nature.

J.-J. Rousseau nous approche un peu plus des objets. Plus attaché à la terre que Fénelon, plus attentif à ses propres sensations, les impressions de son enfance écoulée sur les rivages du lac de Genève, les souvenirs des beautés alpestres, le mettent plus habituellement en présence de la nature, et il se plaît dans la solitude qui nous fait contracter des amitiés avec la fleur du buisson. De là, dans ses descriptions, plus d’épithètes caractéristiques. Cependant le tableau est composé, et le peintre s’y met le premier, au beau milieu de la toile, en s’efforçant de s’y faire voir plus grand que nature parmi les objets diminués.

Buffon peint d’idée tout ce qu’il voit, et il ne voit rien qu’avec les yeux de l’esprit. Chez lui le philosophe domine le peintre. Il est exact ; il n’est pas pittoresque.

Bernardin de Saint-Pierre voit en observateur et décrit en peintre. Ses épithètes dessinent et colorent les choses. Il n’a pas seulement ajouté à la langue de Fénelon, de J.-J. Rousseau et de Buffon des beautés de bon aloi ; il a marqué la limite où la peinture des choses visibles cesse d’être un art pour devenir un procédé. Entre l’écrivain qui les voit par l’esprit, sous la forme de types, et celui qui, l’œil fixé sur l’objet, en suit servilement les contours comme la lumière indifférente dans l’appareil photographique, il y a le peintre. Bernardin de Saint-Pierre est ce peintre. Au-delà de son art, je ne vois plus que la froide recherche de l’effet et le procédé de l’état de lieux, si fatigant même quand c’est un écrivain qui le dresse.

Paul et Virginie.

C’est de ce pinceau si riche que Bernardin de Saint-Pierre a tracé les scènes de Paul et Virginie. Scènes et tableaux tout à la fois ; car le paysage encadre si naturellement les figures, qu’on ne les sépare pas dans le souvenir.

Cependant les exagérations du temps y ont laissé leurs traces. L’ignorance y est préférée aux lumières. Apprendre tard nous est donné comme le meilleur état, après ne rien savoir ; témoin Virginie qui en arrivant en France ne sait ni lire ni écrire. La Providence y ressemble par moments au Dieu de l’Encyclopédie. Mme de la Tour console les tristesses de la petite société par sa théologie douce, en leur parlant, non de Dieu, mais de la Divinité. On a consulté les Jardins de Delille pour l’arrangement du paysage. Un bocage s’appelle la Concorde, un autre les Pleurs essuyés. Voici un rocher nommé la Découverte de l’amitié, « parce que c’est de là qu’on voit venir l’Ami de la maison. »

Cet ami de la maison est ce solitaire par qui Bernardin de Saint-Pierre se fait conter l’aventure de Paul et Virginie. Le solitaire est tout plein des Promenades de J.-J. Rousseau, et il en exagère le langage déclamatoire. Il n’est pas le seul d’ailleurs qui déclame dans Paul et Virginie. Je n’aime pas Virginie disant à l’esclave marronne, du ton d’un personnage de Diderot : « Rassurez-vous, infortunée créature ! » En général les sentiments des deux amants sont plus naturels que leurs discours.

Mais rien n’égale, pour la grâce et la pureté de la peinture, cet amour qui naît comme à l’abri de l’amitié fraternelle ; cet éveil des sens chez le jeune homme qui se trahit le premier, parce qu’il se défie le moins de ce qu’il sent : les troubles de la pudeur qui agitent la jeune fille avant que sa conscience soit avertie, et qui lui parlent sans paroles ; le malaise secret dans ce qui ressemble le plus au bonheur, le premier amour ; les joies permises qui ne laissent guère plus de paix à l’âme humaine que les joies défendues.

La première qui s’inquiète du mal inconnu, c’est la jeune fille. Marquer cette nuance délicate était un trait de génie ; la peindre était le plus difficile de l’œuvre. Ni les ardeurs combattues de Didon, ni les langueurs d’Épicharis n’ôtent du prix à la peinture de Virginie perdant la sérénité et le sourire, gaie tout à coup sans joie et triste sans chagrin, n’osant plus arrêter ses yeux sur ceux de Paul, se dérobant à ses caresses qu’autrefois elle cherchait, s’éloignant de la maison, fuyant dans la solitude pour éviter Paul et ne s’y trouvant que plus en sa présence ; puis revenant auprès de sa mère, « pour lui demander un abri contre elle-même », et se dérober dans son sein à l’image aimée dont elle n’ose plus parler. On ne songe pas un moment qu’il manque à cette création poétique les vers de Virgile, et le pinceau de Fénelon n’est pas plus suave, en étant plus timide.

J’ai lu bien des fois Paul et Virginie, pour éprouver ce que le temps m’avait ôté ou laissé de mon admiration première. Chaque fois que je l’ai lu, aux mêmes pages, aux mêmes paroles, mes yeux se sont mouillés de larmes. J’aurais été de ceux qui demandaient à l’auteur, au temps de la grande faveur de Paul et Virginie, s’il était vrai que ce couple charmant eût fait une si cruelle fin. Je le demande encore, et, vraie ou non, je ne suis pas près de m’en consoler.

On a donné trop d’avantages à la pastorale de Paul et Virginie, en la comparant à celle de Daphnis et Chloé. Mettre un jeune couple aux champs, parmi les tentations d’une nature sensuelle ; les faire dormir côte à côte, non tout enfants dans le même berceau, comme Paul et Virginie, mais adolescents, sous une cépée de chênes, et préserver leur innocence par leur ignorance, c’est un jeu d’esprit dont le moindre tort est de n’être pas chaste. Longus corrompt son lecteur en l’amusant. Bernardin de Saint-Pierre élève l’âme en faisant trouver la chasteté supérieure à l’amour ; il épure à la fois les sentiments du jeune cœur qui aime et les souvenirs de ceux qui ont passé l’âge d’aimer.

Voyageur et naturaliste, il aurait pu abuser de la description. Il lui suffit de quelques pages pour peindre le lieu de la scène, ce petit coin de terre dont le lecteur se souvient comme du pays natal, ces deux familles qui l’habitent, les douces bêtes qui complètent leur domestique. Il y a une belle description de tempête au moment même des premiers troubles des deux amants ; mais elle est moins belle comme peinture de phénomènes inconnus à l’ancien monde, que par l’à-propos des images de destruction qu’elle mêle à nos pressentiments sur la destinée de ces deux jeunes cœurs, où gronde l’orage des passions humaines.

Ainsi, dans cette pastorale, tout arrive en son lieu, à son moment ; tout sert à l’impression dernière de pureté, d’innocence et de poésie, la plus douce et la plus douloureuse qu’il ait été donné à un livre de produire. Je ne suis pas si inquiet sur la gloire de Bernardin de Saint-Pierre que cet apologiste qui, trouvant sans doute Paul et Virginie un trop petit bagage, nous renvoie aux Études, « non pour y voir le grand peintre, dit-il, ce qui est n’y rien voir, mais pour y admirer la pensée supérieure qui unit l’homme aux nations, les nations au monde, et le monde à Dieu125. » Si Bernardin de Saint-Pierre avait à attendre sa gloire jusqu’au jour où le monde sera d’accord avec son apologiste sur « la pensée supérieure » des Études, il l’attendrait longtemps. Bien lui a pris de la demander à un petit livre moins ambitieux, où il n’a rien mis de ses systèmes où, ce qu’il a rêvé est si supérieur à ce qu’il a pensé. S’il a une place dans l’histoire des écrits durables, il le doit à sa pastorale.

§ V. Chateaubriand. — René. — Génie du Christianisme. —  Les deux antiquités remises en honneur. — Nouvelles voies ouvertes à la littérature. — Chateaubriand tel que l’a fait la politique. —  Ses Mémoires.

J’en dirai autant du plus petit des ouvrages de Chateaubriand, René. Ces quelques pages auraient suffi pour tirer Chateaubriand du second rang.

René ne doit pourtant pas faire tort à un autre petit ouvrage du même auteur, qui parut le premier et qui fit plus de bruit, Atala. Là aussi il y a un pinceau, non plus délicat que celui de Bernardin de Saint-Pierre, ni mieux conduit, mais plus hardi et plus riche. Les paysages idéalisés par les poètes ; les coteaux de Virgile, où le soleil fait mûrir la Vendange ; les rives phéaciennes où la tempête a jeté Ulysse parmi les compagnes de

Nausicaa, ne nous sont pas plus familiers que les paysages d’Atala. Tout est couleurs, murmures, parfums, dans cette prose opulente comme la nature qu’elle décrit. Notre littérature descriptive n’a pas de pages plus splendides. Pour le roman, les seules parties qui n’en soient pas fanées sont celles où l’on sent venir René.

Atala fut longtemps préféré à René. Ce petit livre dut cette faveur à ses éblouissantes nouveautés ; il le dut aussi à ce que les premières admirations se donnent, au lieu que les secondes se vendent. Il avait rendu à notre pays l’émotion littéraire dont la faculté même semblait perdue parmi tant d’autres ruines. Il transportait les contemporains loin de leur pays, de leur temps, de leurs derniers souvenirs, d’eux-mêmes ; René les y ramena. C’était la différence d’un roman de fantaisie à un roman de cœur ; il prit peu à peu la première place, et il l’a gardée.

Cependant, à en croire l’auteur, il a regretté d’avoir écrit René 126. Est-ce, comme il le dit, parce que le livre tourna la tête à quelques jeunes gens ? Chateaubriand avait assez de sortes d’orgueil pour ne pas dédaigner même celui de la coquette qui se vante de tourner les têtes. Peut-être en voulait-il à René d’un succès persistant qui le mettait en souci pour ses autres ouvrages. Il ne consentait pas à reconnaître dans ses œuvres un plus bel endroit, et il ne souffrait pas qu’on le lui montrât.

En écrivant René, Chateaubriand avait cru, dit-il, « n’exposer qu’une infirmité de son siècle, et décrire seulement cet état de l’âme qui précède les grandes passions, le désabusement du jeune homme qui n’a encore usé de rien. » René ne fût-il que cela, ce ne serait déjà pas si peu. Mais ces admirables pages vont plus loin, et je ne sache ni un temps qui n’y reconnaisse son infirmité, ni un homme, dans la maturité ou le déclin de la vie, qui n’y retrouve ses désabusements. N’est-il donc arrivé qu’aux seuls jeunes gens de se heurter partout à des bornes en cherchant un bien inconnu ; d’être habiles par les livres, les exemples, et point par l’expérience ; d’avoir « l’imagination riche, abondante, merveilleuse, et l’existence pauvre et désenchantée ? » N’appartient-il qu’à la jeunesse de ressentir des troubles de cœur indéfinissables, d’avoir de ces rêveries où l’on est attentif aux moindres choses, au bruit de la feuille qui tombe, à l’oiseau qui traverse le ciel, à la fumée qui monte dans les arbres, au clocher qui s’élève au loin dans la vallée ? A quel âge cesse-t-on d’être « tourmenté et comme possédé par le démon de son cœur ? »

La maladie dont souffre René est de tous les temps. Seulement, à l’époque où Chateaubriand la décrivit, elle était à l’état de fièvre. Jamais l’amour de la vie et jamais le dégoût de vivre n’avaient été plus violents et plus inséparables qu’en ces temps de ruines récentes et de restaurations merveilleuses, où, pareils à des réchappés d’un naufrage, les hommes éprouvaient en même temps les dernières terreurs du péril et les premières joies de la délivrance.

Non seulement le mal de René n’est pas de ceux qui guérissent, mais serait-il à désirer qu’il guérît ? L’homme a besoin de souffrir de son imperfection pour valoir tout son prix, et de se souvenir de sa misère pour être heureux. En perdant la mélancolie de René, il perdrait cette paix qui s’y mêle à la fin, et ce repos au terme de la lutte, plus doux que celui du vieux soldat qui se délasse des fatigues des longues guerres au foyer du pays natal.

J’ai relu à plusieurs reprises René, et une dernière fois avant d’en parler ici. Comme dans Paul et Virginie, à certaines pages irrésistibles, les larmes me sont venues ; j’ai pleuré, c’était jugé. Voltaire a raison : « Les bons ouvrages sont ceux qui font le plus pleurer. » Mettons-y l’amendement de Chateaubriand : « Pourvu que ce soit d’admiration autant que de douleur. » C’est ainsi que René fait pleurer. On y pleure non seulement du pathétique de l’aventure, toujours poignante, quoique toujours attendue, mais de l’émotion du beau qui poétise toutes ces pages.

Le grand ouvrage dont René ne devait être d’abord qu’un épisode, le Génie du Christianisme, si éclatant à son apparition, aujourd’hui trop déchu, est quelque chose de moins qu’un chef-d’œuvre, mais il est beaucoup plus qu’une influence. Il a appris à notre pays le chemin des deux antiquités. Il est vrai qu’il y ramenait le public par l’imagination plutôt que par la science ; mais ce moyen n’était pas le plus mauvais, surtout dans notre pays, où la raison même, avant de prendre pied, a besoin de s’introduire comme une mode. Des chrétiens comme des anciens que fit la vogue du Génie du Christianisme, plus d’un a cessé de l’être ; et je sais qu’en pareil cas ceux qui secouent le charme font plus de pas en arrière qu’ils n’en avaient fait en avant. Mais combien qui, attirés d’abord par l’enchanteur, voulurent regarder de près les choses dont il parlait, en sentirent la vie, et y devinrent plus savants et plus croyants que lui !

L’admiration de Chateaubriand pour Homère, et pour ce qu’il appela le premier « la littérature des Pères de l’Église », fit lire Homère et les Pères ; on y prit goût, et la chaîne de la tradition fut renouée127.

Le Génie du Christianisme rendit un autre service. On confondait en ce temps-là dans la même admiration les écrivains du dix-septième siècle et ceux du dix-huitième. Encore n’admirait-on les premiers que sur la foi des seconds, les seuls qui fussent lus. Chateaubriand rétablit les rangs. On lut ceux qu’on se contentait d’admirer ; on se refroidit pour ceux qu’on lisait128. C’est encore par l’imagination qu’il ramenait le public au dix-septième siècle. Qu’importe, pourvu qu’on y revînt ? Les choses anciennes ont tant besoin de protection dans notre pays, qu’elles ne doivent pas dédaigner même celle des nouveautés. Pour moi, le service est si grand, qu’il rachète les défauts justement relevés dans le Génie du Christianisme : la légèreté du savoir ; quelques injustices faites aux anciens, même en les louant ; trop de pompe et d’esprit pour recommander la religion des humbles et des simples ; l’excès de l’apologie, qui fait douter de la foi de l’apologiste ; Massillon cité comme le modèle de l’éloquence chrétienne ; sans compter la langue, qui n’est pas partout aussi bonne que la cause.

Choisir pour l’héroïne des Martyrs une fille des Homérides, une prêtresse d’Homère, quel beau défi jeté à ceux qui préféraient, sur la foi de Voltaire, la Jérusalem délivrée à l’Iliade, et le Roland furieux à l’Odyssée !

Vint ensuite, pour achever la restauration classique, l’Itinéraire, qui menait le lecteur comme en pèlerinage au double berceau des deux antiquités, à travers tous les souvenirs propres à les lui rendre plus augustes et plus familières.

Les mêmes livres qui restituaient à l’esprit français ses vrais guides ouvraient devant lui des horizons nouveaux. Toutes les nouveautés durables de la première moitié du dix-neuvième siècle, en poésie, en histoire, en critique, ont reçu de Chateaubriand ou la première inspiration ou l’impulsion décisive. Il a ouvert la marche, tenant à la main ce flambeau qui jetait tant de lumière parmi tant de fumée. Il nous a donné des goûts qui sont devenus des sciences. Son admiration pour les beautés de l’architecture gothique a suscité l’archéologie chrétienne. Les Franks des Martyrs sont les prédécesseurs des Franks d’Augustin Thierry. La littérature comparée s’était renfermée jusqu’alors dans les trois langues classiques ; il l’étendit aux langues modernes et, par-delà ces langues, aux idiomes primitifs de l’Orient et du Nord, et il forma un idéal nouveau de poésie de toutes les grandes œuvres et de tous les grands noms. Si cet idéal a été pour beaucoup de poètes de ce siècle au-delà de leur portée, une élite du moins y a touché.

Dans cette partie toute littéraire de la vie de Chateaubriand, sa langue est plus près du dix-septième siècle que du dix-huitième. Elle avait suivi ses admirations. Il était bien digne de retrouver la langue de ce siècle, alors qu’il gardait encore de ses mœurs littéraires la docilité aux conseils du « censeur solide et salutaire », et qu’il aimait la gloire à la façon des grands écrivains d’alors, non comme une affaire à laquelle on travaille de sa personne, mais comme une fortune qu’on laisse faire à ses œuvres.

Par malheur, il arriva un jour où la politique fit briller aux yeux de Chateaubriand une autre gloire que celle des lettres, la gloire de l’homme d’Etat. Il avait trop de célébrité et de talent pour n’en être pas tenté, et il n’était pas fait pour elle. Dans cette compétition violente, qu’on appelle la vie politique, où il s’agit avant tout de n’être pas battu et d’avoir le dernier applaudissement, fût-ce celui d’une émeute, il perdit de ses grandes qualités sans acquérir celles de ses rivaux. Quel rang tiendra-t-il dans l’histoire des luttes politiques de la France contemporaine ? Se serait-il tant agité pour le chétif profit d’une courte mention entre le blâme et l’éloge ? Des deux grandes opinions qui se disputaient de son temps le gouvernement de la France, laquelle revendiquera Chateaubriand ? Sa fidélité à l’antique monarchie, chevaleresque par les déclarations, très peu par les actes, a été, pour ses deux derniers rois, un embarras et un péril, et nous avons vu le champion de la descendance de Robert le Fort porté sur le pavois populaire par ceux qui l’avaient chassée. La monarchie tombée, cette fidélité eut l’air d’une pose théâtrale, et Chateaubriand pleurant ses rois exilés ressemble trop à un voyageur appuyé contre un débris de colonne, qui médite parmi des ruines.

Quant à la liberté, l’aima-t-il pour elle-même ou pour les louanges de l’esprit de parti ? Il n’aimait pas sincèrement les choses qui devaient lui survivre, et prophétisait plus volontiers les chutes que les élévations. Esprit malheureux, et pour cela plus à plaindre qu’à blâmer, il n’avait que l’ambition d’un dégoûté, et, ne sachant être ni de ceux qui commandent ni de ceux qui servent, il se dissimulait cette impuissance de sa volonté par l’ardeur de ses attaques contre les uns et par l’injustice de ses mépris pour les autres.

La guerre aux personnes, un doute amer sur les choses, une sorte de chagrin universel, nulle part une espérance ni un souhait sincère de bonheur pour les générations qui ne devaient pas le voir parmi les vivants, telle est sa politique, et tel est l’esprit de ses écrits politiques, éloquents par tout cela et malgré tout cela. Par moments, René mêle à cette tristesse farouche son sentiment si vrai de l’imperfection des choses humaines, et partout où René a passé il reste une trace ineffaçable.

La politique ne fit pas de Chateaubriand un homme d’Etat, et elle gâta son talent littéraire. Dans ce qu’il écrivit pour les lettres en ce temps-là, les belles pages sont plus rares que les belles phrases.

Mais la politique n’a pas seule à s’imputer la corruption d’un grand talent et d’une belle langue. Sous l’inspiration des premières œuvres de Chateaubriand, une école littéraire s’était formée, représentée par des hommes jeunes et bientôt illustres. Chateaubriand s’en émut. Il craignit pour son droit d’inventeur, et il eut la double faiblesse de désavouer ses disciples et d’imiter les imitateurs de ses défauts, au risque d’être à son tour désavoué comme téméraire par des jeunes gens. C’est le temps où, septuagénaire, on l’offensait en l’appelant vieillard illustre, quoiqu’il ne se refusât pas de parler de sa tête chauve, comme un moyen de la faire voir de plus loin. C’est le temps où son style, de plus en plus pauvre de pensées, se charge de figures, et où l’on voit comme du rouge aux joues de ce vieillard qui ne craint rien tant que d’avoir les qualités de son âge.

C’est vers ce temps-là qu’étant allé faire visite à M. de Chateaubriand, il me montra, tout humide encore des dernières corrections, une page qu’il venait d’achever, voulant, disait-il, me rendre témoin de ce qu’il se donnait de peine pour plaire aux plus difficiles. Je pris le feuillet avec émotion, pensant y trouver le secret de ce travail supérieur qui, sous la plume des maîtres, amène les choses à la clarté, à la justesse éloquente, à l’accent. Quel ne fut pas mon chagrin en voyant, à chaque rature, la pensée s’éloigner du vrai et les mots de leur sens propre, et tout le morceau jeter de vains rayons qui m’éblouissaient en me laissant l’âme vide ! Il y avait pourtant des beautés dans ce travail ; je n’en regrettai que plus de voir se dissiper ainsi les restes d’un talent encore puissant, et une œuvre de vieillard à laquelle manquait la gravité.

L’ouvrage auquel appartient cette page, les Mémoires d’outre-tombe, écrits à différâtes époques de sa vie, mais repris, et, si j’ose dire, surchargés dans une dernière rédaction, ont eu la triste fortune de faire trouver l’orgueil de J.-J. Rousseau modéré. Ce livre, où il n’y a d’épargnés que les oubliés, fait penser avec effroi que l’on courait le même péril à être des amis de l’auteur que de ses ennemis. Je ne vois guère, dans les Mémoires, d’autres joies que celles de la raillerie ou de la vengeance. Tristes joies ! Virgile les a placées à la porte des enfers. Elles s’appellent les mauvaises joies de l’âme, mal a gaudia mentis.

L’histoire des ouvrages durables n’aura qu’une mention sévère pour les Mémoires d’outre-tombe, œuvre ingrate d’un homme qui ne veut pas se soumettre à la vieillesse ni plier sous le temps, et qu’aigrit l’implacable chagrin de finir avant de mourir. En revanche, il y aura toujours une place d’honneur pour la belle et poétique intelligence qui s’inspira, au commencement de ce siècle, de tout ce qui voulait revivre du passé, de tout ce qui commençait à vivre de l’avenir. C’est le Chateaubriand d’avant la politique, dans le temps qu’il faisait parler de quelqu’un qui n’était pas Napoléon, de quelque chose qui n’était ni des batailles gagnées, ni des reconstructions de la société civile, et qu’il semblait mener en France le chœur des lettres ressuscitées. Sous sa main, la langue, parmi quelques pertes, s’enrichit, et pareille à l’arbre dont parle Virgile, si par moments son nouveau feuillage l’étonne ; elle le reconnaît comme sorti du tronc commun. Un nouveau style vient ajouter aux plaisirs qui nous viennent des choses de l’esprit. C’est le style brillant, — si différent du style spécieux, — qui échappe par éclairs à un esprit capable de pensées solides. Chateaubriand est peut-être le plus brillant de nos écrivains en prose, et nul n’est brillant s’il n’a de la flamme.

Sans doute, beaucoup de ces pages qui ont ébloui nos pères sont aujourd’hui ternies, comme certains tableaux où, pour avoir trop cherché l’effet de la fresque, l’artiste a manqué les tons solides de la peinture à l’huile. Mais combien qui sont restées belles, et qui de jour en jour entrent plus avant dans la lumière des œuvres qui demeurent ! Il y aura toujours, sur le rang où doit être placé Chateaubriand dans la glorieuse élite, une dispute entre ceux qui ne peuvent le souffrir au premier et ceux qui ne se contentent pas pour lui du second. Cette dispute a commencé, et dût-elle ne pas finir, c’est de la gloire. On en a déjà fait des livres, et comme s’il s’agissait d’un ancien, juger Chateaubriand est une partie notable de la littérature de notre temps, et un titre d’honneur pour des écrivains illustres129.