(1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Seconde partie. De l’état actuel des lumières en France, et de leurs progrès futurs — Chapitre IX et dernier. Conclusion » pp. 586-601
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(1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Seconde partie. De l’état actuel des lumières en France, et de leurs progrès futurs — Chapitre IX et dernier. Conclusion » pp. 586-601

Chapitre IX et dernier.
Conclusion

La perfectibilité de l’espèce humaine est devenue l’objet des sourires indulgents et moqueurs de tous ceux qui regardent les occupations intellectuelles comme une sorte d’imbécillité de l’esprit, et ne considèrent que les facultés qui s’appliquent instantanément aux intérêts de la vie. Ce système de perfectibilité est aussi combattu par quelques penseurs ; mais il a surtout contre lui dans ce moment, en France, ces sentiments irréfléchis, ces affections passionnées qui confondent ensemble les idées les plus contraires, et servent merveilleusement les hommes criminels, en leur supposant des prétextes honorables. Lorsqu’on accuse la philosophie des forfaits de la révolution, l’on rattache d’indignes actions à de grandes pensées, dont le procès est encore pendant devant les siècles. Il vaudrait mieux rendre plus profond encore l’abîme qui sépare le vice de la vertu, réunir l’amour des lumières à celui de la morale, attirer à elle tout ce qu’il y a d’élevé parmi les hommes, afin de livrer le crime à tous les genres de honte, d’ignorance et d’avilissement ; mais, quelle que soit l’opinion qu’on ait adoptée sur ces conquêtes du temps, sur cet empire indéfini de la raison, il me semble qu’il est un argument qui convient également à toutes les manières de voir. L’on dit que les lumières et tout ce qui dérive d’elles, l’éloquence, la liberté politique, l’indépendance des opinions religieuses, troublent le repos et le bonheur de l’espèce humaine. Mais que l’on réfléchisse sur les moyens qu’il faut employer pour arrêter la tendance des hommes vers les lumières ! Que l’on se demande comment empêcher ce mal, si c’en est un, à moins de recourir à des moyens affreux en eux-mêmes, et définitivement infructueux !

J’ai tenté de montrer avec quelle force la raison philosophique, malgré tous les obstacles, après tous les malheurs, a toujours su se frayer une route, et s’est développée successivement dans tous les pays, dès qu’une tolérance quelconque, quelque modifiée qu’elle pût être, a permis à l’homme de penser. Comment donc forcer l’esprit humain à rétrograder, et lors même qu’on aurait obtenu ce triste succès, comment prévenir toutes les circonstances qui pourront donner aux facultés morales une impulsion nouvelle ? On désire d’abord, et les rois même sont de cet avis, que la littérature et les arts fassent des progrès. Or, ces progrès tiennent nécessairement à toutes les pensées qui doivent mener la réflexion beaucoup au-delà des sujets qui l’ont fait naître. Dès que les ouvrages de littérature ont pour but de remuer l’âme, ils approchent nécessairement des idées philosophiques, et les idées philosophiques conduisent à toutes les vérités. Quand on imiterait l’inquisition d’Espagne et le despotisme de Russie, il faudrait encore être assuré que dans aucun pays de l’Europe, il ne s’établira d’autres institutions ; car les simples rapports de commerce, même lorsqu’on interdirait les autres, finiraient par communiquer à un pays les lumières des pays voisins.

Les sciences physiques ayant pour but une utilité immédiate, aucun gouvernement ne veut ni ne peut les interdire ; et comment l’étude de la nature ne bannirait-elle pas la croyance de certains dogmes ? comment l’indépendance religieuse ne conduirait-elle pas au libre examen de toutes les autorités de la terre ? On peut, dira-t-on, réprimer les excès sans entraver la raison. Qui réprimera ces excès ? — le gouvernement. — Peut-il jamais être considéré comme une puissance impartiale ? et les bornes qu’il voudra poser aux recherches de la pensée ne seront-elles pas précisément celles que les esprits ardents voudront franchir ?

Si vous portez une nation vers les amusements et les voluptés, si vous énervez en elle toutes les qualités fortes et courageuses pour la détourner de la pensée, qui vous défendra contre des voisins belliqueux ? Si vous échappez à la conquête, tous les vices néanmoins s’introduiront chez vous, parce qu’il n’existera plus parmi les hommes que le seul intérêt du plaisir, et par conséquent de la fortune. Or, parmi les mobiles d’action, il n’en est point qui avilisse et déprave davantage. Si vous inspirez à tous l’amour de la guerre, peut-être ferez-vous renaître le mépris de la pensée ; mais tous les maux de la féodalité pèseront sur vous. Il y a plus, la passion des armes trompera bientôt votre espoir. Dès que vous donnez à l’âme une impulsion forte, vous ne pouvez arrêter son essor. La valeur guerrière, cette qualité qui produit toujours un enthousiasme nouveau, cette qualité qui réunit tout ce qui peut frapper l’imagination, enivrer l’âme, la valeur guerrière que vous appelez à l’aide du despotisme, inspire l’amour de la gloire, et l’amour de la gloire devient bientôt le plus terrible ennemi de ce despotisme. Les mots les plus remarquables, les discours les plus éclatants ont été prononcés à la veille des batailles, au milieu de leurs dangers, dans ces circonstances périlleuses qui élèvent l’homme courageux et développent en lui toutes ses facultés à la fois. Cette éloquence des combats est bientôt imitée dans les luttes civiles. Dès que les sentiments généreux, de quelque nature qu’ils soient, peuvent s’exprimer sans contrainte, l’éloquence, ce talent qu’il semble si facile d’étouffer, puisqu’il est si rare d’y atteindre, renaît, grandit, se développe et s’empare de tous les sujets importants.

Partout où il a existé quelques institutions sages, soit pour améliorer l’administration, soit pour garantir la liberté civile ou la tolérance religieuse, soit pour exciter le courage et la fierté nationale, les progrès des lumières se sont aussitôt signalés. Ce n’est que par la servitude et l’avilissement le plus absolu, qu’on peut les combattre avec succès. Les tremblements de terre de la Calabre, la peste de la Turquie, les glaces éternelles de la Russie et du Kamtschatka, tous les fléaux de la nature enfin, sont les véritables alliés du système qui voudrait arrêter le développement des facultés de l’homme. Il faut invoquer tous les malheurs et tous les vices pour empêcher les nations de s’éclairer.

Tout ce que l’on dit pour et contre les lumières ressemble aux inconvénients et aux avantages qu’on peut attribuer à la vie. Si l’on pouvait faire goûter à l’homme la sorte de repos dont jouissent les êtres qui n’ont reçu de la nature que l’existence physique, ce serait un bien peut-être, puisque la faculté de souffrir serait diminuée. Mais pour réduire l’homme à cet état, il faut le tourmenter sans cesse ; car tendant toujours à y échapper par la force même de la nature, pour arrêter cette tendance, il faut le précipiter par la douleur dans l’abrutissement. L’on peut donc dire aux ennemis comme aux partisans des lumières, qu’il est un point sur lequel ils doivent également s’accorder, s’ils sont amis de l’humanité ; c’est sur l’impossibilité de contraindre le cours naturel de l’esprit humain, sans accabler les hommes de maux bien plus funestes encore que tous ceux dont on peut accuser les progrès des lumières.

Ces progrès, au contraire, sagement conduits, ne sont jamais qu’une source de biens et de jouissances : si la plupart des hommes ont senti le besoin d’un avenir par-delà cette vie, d’un appel à l’inconnu dans les tourments de l’âme, ne faut-il pas, dans les intérêts même du monde, un principe de décision entre les opinions diverses, qui n’ont aucun rapport direct avec la morale, et sur lesquelles elle ne prononce point ? Les vérités philosophiques ont sur l’esprit éclairé qui les admet le même empire que la vertu sur une âme honnête. Ces vérités sont un mobile d’émulation indépendant des circonstances, un but qui console des revers, et ne soumet pas le bonheur au succès. Si la route de la pensée vers le perfectionnement des facultés n’était pas impérieusement tracée, il faudrait donc observer sans cesse l’opinion qui domine chaque jour, se consumer dans le calcul qui peut démontrer l’avantage actuel d’une résolution, se consumer aussi dans le regret, si cette résolution n’a point d’effets immédiatement utiles ; quel travail pourrait-on faire alors sur soi-même qui n’avilit et ne dégradât la raison ? Qu’est-ce que l’homme s’il se soumet à suivre les passions des hommes ; s’il ne recherche pas la vérité pour elle-même, s’il ne marche pas toujours vers les hauteurs des pensées et des sentiments ? Il faut à toutes les carrières un avenir lumineux vers lequel l’âme s’élance ; il faut aux guerriers la gloire, aux penseurs la liberté, aux hommes sensibles un Dieu. Il ne faut point étouffer ces mouvements d’enthousiasme, il ne faut rabaisser aucun genre d’exaltation ; le législateur doit se proposer pour but de réunir ce qui est bien dans une carrière, à ce qui est bien encore dans une autre, de contenir la liberté par la vertu, l’ambition par la gloire. Il doit diriger les lumières par le raisonnement, soumettre le raisonnement à l’humanité, et rassembler dans un même foyer tout ce que la nature a de forces utiles, de bons sentiments, de facultés efficaces, pour combiner ensemble tous les pouvoirs de l’âme, au lieu de réduire l’esprit à combattre contre son propre développement, d’enchaîner une passion non par une vertu, mais par une passion contraire, et d’opposer le mal au mal, tandis que le sentiment de la moralité peut tout réunir.

Quel présent du ciel que la moralité ! C’est elle qui sert à connaître tout ce qu’il y a de bien dans la nature ; c’est elle qui peut seule ajouter à tous les biens de la vie la durée et le repos. Ce que l’on admire dans les grands hommes, ce n’est jamais que la vertu sous la forme de la gloire. Plusieurs, il est vrai, ont commis des actes criminels, et la médiocrité qui confond tout, se persuade que les forfaits d’un homme de génie ont illustré sa destinée. Mais si l’on examine la cause de l’admiration, l’on verra que c’est toujours de la morale qu’elle dérive. Dans cette imperfection, à laquelle la nature humaine est condamnée, des qualités fortes et généreuses font oublier des égarements terribles, pourvu que le caractère de la grandeur reste encore imprimé sur le front du coupable, que vous sentiez les vertus à travers les passions, que votre âme enfin se confie à ces hommes extraordinaires, souvent condamnables, souvent redoutés ; mais qui, néanmoins, fidèles à quelques nobles idées, n’ont jamais trahi le malheur, ni frémi devant le danger. Oui, tout est moralité dans les sources de l’enthousiasme ; le courage militaire, c’est le sacrifice de soi ; l’amour de la gloire, c’est le besoin exalté de l’estime ; l’exercice des hautes facultés de l’esprit, c’est le bonheur des hommes qu’il a pour but ; car on ne trouve que dans le bien un espace suffisant pour la pensée. Enfin, qu’on se rappelle les noms illustres que les siècles nous ont transmis, et l’on verra qu’il n’en est aucun dont l’histoire n’enseigne au moins une vertu.

La morale et les lumières, les lumières et la morale s’entraident mutuellement. Plus votre esprit s’élève, plus vous avez honte d’avoir cru qu’il existait quelque sagacité dans ce qui n’était pas la morale, quelque grandeur dans les résolutions qui ne l’avaient pas pour objet, quelque stabilité dans les plans dont elle n’était pas le but. Quand le cercle des relations s’agrandit, la moralité devient du talent, puis du génie, puis le sublime du caractère et de la raison. Sans doute on ne peut se promettre avec certitude de marcher sans faiblesse dans cette noble carrière ; mais ce qu’on peut, ce qu’on doit à l’espèce humaine, c’est de diriger tous ses moyens, c’est d’invoquer tous ceux des autres, pour répéter aux hommes, qu’étendue d’esprit et profondeur de morale, sont deux qualités inséparables ; et que, loin que la destinée vous condamne à faire un choix entre le génie et la vertu, elle se plaît à renverser successivement, de mille manières, tous les talents qui voguent au hasard sans ce guide assuré.

Il n’est pas vrai non plus que la morale existe d’une manière plus stable parmi les hommes peu éclairés ; il suffit de la probité sans des talents supérieurs, pour se diriger dans les circonstances ordinaires de la vie ; mais dans les places éminentes, les lumières véritables sont la meilleure garantie de la morale. On se trompe sans cesse sur l’esprit dans ses rapports avec les grandes conceptions politiques. Est-ce de l’esprit que l’art de tromper ? est-ce de l’esprit que l’art de tourmenter les individus et les nations ? est-ce de l’esprit que de gouverner sa fortune selon les intérêts d’une avide personnalité ? Que reste-t-il de tous ces efforts ? Souvent des revers et toujours du malheur au dedans de soi ; mais l’esprit vraiment remarquable, mais une intelligence éclairée, c’est l’homme qui choisit le bien et sait le faire, pour qui la vérité est une puissance de gouvernement, et la générosité un moyen de force. Tels on nous peint les grands hommes de l’antiquité, ils ennoblissaient, ils élevaient la nation qui voulait suivre leurs pas, et leurs contemporains croyaient à la vertu ; c’est à ces signes qu’on peut reconnaître un esprit transcendant ; et pour former cet esprit, il faut la plus imposante des réunions, les lumières et la morale.

J’ai tâché de rassembler, dans cet ouvrage, tous les motifs qui peuvent faire aimer les progrès des lumières, convaincre de l’action nécessaire de ces progrès, et par conséquent engager les bons esprits à diriger cette force irrésistible, dont la cause existe dans la nature morale, comme dans la nature physique est renfermé le principe du mouvement. L’avouerai-je cependant ? à chaque page de ce livre où reparaissait cet amour de la philosophie et de la liberté, que n’ont encore étouffé dans mon cœur ni ses ennemis, ni ses amis, je redoutais sans cesse qu’une injuste et perfide interprétation ne me représentât comme indifférente aux crimes que je déteste, aux malheurs que j’ai secourus de toute la puissance que peut avoir encore l’esprit sans adresse, et l’âme sans déguisement.

D’autres bravent la malveillance, d’autres opposent à ses calomnies, ou la froideur, ou le dédain ; pour moi, je ne puis me vanter de ce courage, je ne puis dire à ceux qui m’accuseraient injustement, qu’ils ne troubleraient, point ma vie. Non, je ne puis le dire, et soit que j’excite ou que je désarme l’injustice, en avouant sa puissance sur mon bonheur, je n’affecterai point une force d’âme que démentirait chacun de mes jours. Je ne sais quel caractère il a reçu du ciel, celui qui ne désire pas le suffrage des hommes, celui qu’un regard bienveillant ne remplit pas du sentiment le plus doux, et qui n’est pas contristé par la haine, longtemps avant de retrouver la force qu’il faut pour la mépriser.

Néanmoins cette faiblesse de cœur ne doit altérer en rien le jugement que l’on porte sur les idées générales. À quelque peine que l’on puisse s’exposer en l’exprimant, il faut la braver ; l’on ne développe utilement que les principes dont on est intimement convaincu. Les opinions que vous voudriez soutenir contre votre persuasion, vous ne pourriez ni les approfondir par l’analyse, ni les animer par l’expression. Plus l’esprit est naturel, plus il est incapable de conserver aucune force, quand l’appui de la conviction lui manque. L’on doit donc s’affranchir, s’il se peut, des craintes douloureuses qui pourraient troubler l’indépendance des méditations, confier sa vie à la morale, son bonheur à ceux qu’on aime, et ses pensées au temps, au temps, l’allié fidèle de la conscience et de la vérité.

Quel triste et douloureux appel toutefois, pour les âmes qui auraient besoin d’obtenir chaque jour l’approbation constante de tous ceux qui les environnent ! Ah ! qu’on était heureux il y a dix années, lorsque entrant dans le monde plein de confiance dans ses forces, dans les amis qui s’offraient à vous, dans la vie qui n’avait point encore démenti ses promesses, on ne rencontrait ni des partis injustes, ni des haines envenimées, ni des rivaux, ni des jaloux ! l’on n’était alors, aux regards de tous, qu’une espérance ; et qui n’accueille pas l’espérance ! Mais, dix ans après, la route de l’existence est déjà profondément tracée, les opinions qu’on a montrées ont heurté des intérêts, des passions, des sentiments, et votre âme et votre pensée n’osent plus s’abandonner en présence de tous ces juges irrités : l’imagination peut-elle résister à cette foule de souvenirs pénibles qui vous assiègent à tous les moments ? La réflexion les domine ; mais je le crains bien, il n’est plus possible de conserver ce caractère jeune, ce cœur ouvert à l’amitié, cette âme, non encore blessée, qui colorait le style, quelque imparfait qu’il pût être, par des expressions sensibles et confiantes.

Tel qu’il est cependant, je le publie, cet ouvrage : alors qu’on a cessé d’être inconnue, encore vaut-il mieux donner de ce qu’on peut être une idée vraie, que de s’en remettre au perfide hasard des inventions calomnieuses. Mais qu’on voudrait, au prix de la moitié de la vie qui reste à parcourir, ne pas être entrée dans la carrière des lettres et de la publicité qu’elles entraînent ! Les premiers pas qu’on fait dans l’espoir d’atteindre à la réputation sont pleins de charmes, on est satisfaite de s’entendre nommer, d’obtenir un rang dans l’opinion, d’être placée sur une ligne à part ; mais si l’on y parvient, quelle solitude, quel effroi n’éprouve-t-on pas ! on veut rentrer dans l’association commune, il n’est plus temps. L’on peut aisément perdre le peu d’éclat qu’on avait acquis ; mais il n’est plus possible de retrouver l’accueil bienveillant qu’obtiendrait l’être ignoré. Qu’il importe de veiller sur la première impulsion qu’on donne au cours de sa destinée ! c’est elle qui peut sans retour éloigner du bonheur. Vainement les goûts se modifient, les inclinations changent ainsi que le caractère ; il faut rester la même puisqu’on vous croit la même ; il faut tâcher d’avoir quelques succès nouveaux puisqu’on vous hait encore pour les succès passés ; il faut traîner cette chaîne des souvenirs de vos premières années, des jugements qu’on a portés sur vous, de l’existence enfin telle qu’on vous la suppose, telle qu’on croit que vous la voulez. Vie malheureuse et trois fois malheureuse ! qui éloigne peut-être de vous des êtres que vous auriez aimés, qui se seraient attachés à vous, si de vains bruits n’avaient épouvanté les affections qui se nourrissent du calme et du silence. Il faut néanmoins user la trame de cette vie telle qu’elle est formée, puisque l’imprudence de la jeunesse en a tissu les premiers fils, et chercher dans les liens chéris qui nous restent et dans les plaisirs de la pensée, quelques secours contre les blessures du cœur.

Je sais combien il est facile de me blâmer de mêler ainsi les affections de mon âme aux idées générales que doit contenir ce livre ; mais je ne puis séparer mes idées de mes sentiments ; ce sont les affections qui nous excitent à réfléchir, ce sont elles qui peuvent seules donner à l’esprit une pénétration rapide et profonde. Les affections modifient toutes nos opinions sur tous les sujets : l’on aime tels ouvrages parce qu’ils répondent à des douleurs, à des souvenirs qui disposent de nous-mêmes à notre insu ; l’on admire avant tout certains écrits, parce que seuls ils ont ému toutes les puissances morales de notre être. Les esprits froids voudraient qu’on ne leur représentât que les aperçus de la raison, sans y joindre ces mouvements, ces regrets, ces égarements de la rêverie qui n’exciteront jamais leur intérêt ; je me résigne à leur critique. En effet, comment pourrais-je l’éviter ? comment distinguer son talent de son âme ? comment écarter ce qu’on éprouve, et se retracer ce que l’on pense ? comment imposer silence aux sentiments qui vivent en nous, et ne perdre cependant aucune des idées que ces sentiments nous ont fait découvrir ? quels seraient les écrits qui pourraient résulter de ces continuels efforts ? et ne vaut-il pas mieux se livrer à tous les défauts que peut entraîner l’irrégularité de l’abandon naturel ?