(1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Troisième partie. Disposition — Chapitre VI. Exordes. — Péroraisons. — Transitions. »
/ 2841
(1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Troisième partie. Disposition — Chapitre VI. Exordes. — Péroraisons. — Transitions. »

Chapitre VI.
Exordes. — Péroraisons. — Transitions.

Quand on aura étudié ainsi que je viens de l’indiquer le plan et l’ordre de l’ouvrage, on n’aura pas à s’embarrasser de mettre en pratique toutes ces recettes érigées jadis en règles par les rhéteurs, et qui de leurs cahiers ont passé dans presque tous les traités sur la composition littéraire. Quand on domine une matière et qu’on lui donne sa forme, on se trouve appliquer ces préceptes dans ce qu’ils ont de juste et d’utile : il n’y a pas lieu de pousser plus loin le scrupule et de se piquer là-dessus d’une exactitude entière et littérale. On n’y verra pas surtout des secrets merveilleux, qui opèrent par une sorte de vertu magique, pour donner sans aucune autre condition une perfection accomplie à ce qu’on fait.

Ainsi l’on ne traitera point l’exorde ou la péroraison avec une sollicitude superstitieuse. On se proposera, en commençant ou en finissant, d’exposer son sujet ou de faire ressortir sa conclusion, non pas de manifester qu’on s’est conformé à de certains procédés et qu’on connaît les règles. Il n’y a pas à chercher finesse, et le soin qu’on met souvent à inventer un exorde, à trouver une entrée en matière, à hausser le ton dans la péroraison, et à finir par un mot fort ou fin, par un effet, ce soin est une puérilité. On s’imagine volontiers qu’il faut de toute nécessité pour le début une idée ingénieuse, un tour saisissant, et l’on va au besoin chercher hors du sujet. À ce jeu-là, on risque de dérouter d’abord son lecteur et de le lancer sur une fausse piste, d’où on le ramènera dans la vraie voie, déjà fatigué et de mauvaise humeur. Ou bien l’on conte une anecdote, amusante ou singulière, et on ne s’aperçoit pas qu’on allonge outre mesure son début, et que, perdant son temps à ces bagatelles extérieures, l’on n’en aura plus guère pour le développement sérieux et essentiel. De cette persuasion encore, où l’on est que l’exorde doit être rare et surprenant, viennent ces exordes à ricochets, comme on pourrait les appeler, qui visent une idée très étrangère au sujet, pour rebondir brusquement vers lui par un retour inattendu : ces exordes en cascade, où d’une idée très générale on descend à une autre, et de celle-ci à une autre encore, jusqu’à ce qu’au dernier degré on rencontre celle qui ouvre le sujet, comme dans les jardins français une eau, tombant de vasque en vasque et de marche en marche, s’arrête enfin et se repose dans le bassin inférieur. N’y faites point tant de façons : dites bonnement ce que vous vous proposez de faire ; si c’est clair, précis, exact, ce ne sera jamais un mauvais début. Pareillement ne croyez pas qu’il faille se guinder à la fin : point de grands mots, point d’emphase, point de tragédie : exposez votre conclusion ; si elle sort nécessairement de ce qui précède, si elle est mise dans tout son jour, il n’en faut pas davantage. À chercher une tirade à effet, vous risqueriez de ne trouver qu’une platitude ambitieuse.

N’affectez pas non plus, dans le cours du développement, des transitions trop rigoureuses. C’est là encore une superstition un peu puérile. Si vous avez bien ordonné votre matière, les idées sortent les unes des autres, une partie entraîne l’autre, il n’y a pas de transitions à chercher : tout se tient d’une suite continue ; nulle part on ne voit de rupture, de bâillement, d’hiatus. Ce qu’on appelle souvent une transition est une chose factice et plutôt mauvaise que bonne : c’est une liaison ingénieuse entre deux idées qui n’en sont pas susceptibles et qui ne doivent point en avoir. Certains écrivains médiocres et patients triomphent dans cette partie : c’est un mince succès et un art inférieur. Mieux vaut laisser séparé ce qui n’est pas logiquement et naturellement lié.

Faute d’avoir pris ce parti, dans le second chant de son Art poétique, Boileau a sué pour trouver des transitions, et elles sont telles, qu’il vaudrait mieux qu’il n’y en eût pas. Elles lui ont coûté infiniment de travail, et elles sont détestables, parfois ridicules.

1. Telle est de ce poème (l’églogue) et la force et la grâce.
D’un ton un peu plus haut, mais pourtant sans audace,
La plaintive élégie…

2. Il faut que le cœur seul parle dans l’élégie.
L’ode avec plus d’éclat, et non moins d’énergie…

3. Apollon de son feu leur fut toujours avare.
On dit, à ce propos, qu’un jour ce dieu bizarre
Inventa du sonnet les rigoureuses lois…

4. Pour enfermer son sens dans la borne prescrite,
La mesure est toujours trop longue ou trop petite.
L’épigramme, plus libre en son tour plus borné…

5. La ballade, asservie à ses vieilles maximes,
Souvent doit tout son lustre au caprice des rimes.
Le madrigal, plus simple et plus noble en son tour…

Si Boileau avait songé que tous ces genres n’avaient rien de commun que d’être des genres de poésie, et qu’ils ne se reliaient point l’un à l’autre, mais chacun à part à l’idée générale de ce second chant, destiné à exposer les règles des genres secondaires, il se serait épargné bien de la peine et n’aurait pas fait la joie de ses ennemis. Remarquez en effet que souvent des idées se suivent, qui ne dépendent point les unes des autres, mais qui se rattachent toutes pour ainsi dire parallèlement à une idée maîtresse, génératrice, que le titre et le début du chapitre et du morceau expliquent : chercher des transitions entre celles de ces idées qui se suivent, c’est chercher le point de rencontre de deux lignes parallèles. Il ne faut pas lier ces idées, il suffit de les juxtaposer, et que leur liaison à l’idée première soit toujours sensible.

Il y a des écrits qui n’ont pas de sujet délimité, où l’on rassemble tout ce que la circonstance et le besoin présentent. Ce serait une faute ici de vouloir mettre de l’unité. Dans une lettre, on passe d’une chose à l’autre au hasard de la pensée et de l’occasion, on ne s’inquiète pas qu’elle soit décousue. Et c’est à l’unité, à la cohésion trop exacte que se trahissent l’étude et la méditation dans certains recueils de lettres : on sent que chaque lettre est écrite, que c’est style d’auteur, et non langage de causeur. On a beau, comme Pline le Jeune, s’étudier à glisser parfois un peu d’incohérence : le procédé se devine, et nous ne sommes pas dupes. À quoi bon chercher des transitions entre choses qui peuvent n’avoir aucun rapport ? On ne trouverait au reste la plupart du temps que des transitions plates, ou de fausses transitions, qui ne lient pas les choses, mais les phrases : comme sont toutes ces formules banales de rapprochement, de comparaison et d’opposition, qui s’appliquent à tout, pareilles aux crochets dont on raccommode les assiettes cassées ; porcelaine fine ou terre grossière, cela mord partout ; peu importe l’objet, pourvu qu’il ne soit pas entier. Mieux vaut laisser les choses dans leur naturelle incohérence et, quand on a fini de l’une, passer bonnement à l’autre sans plus de cérémonie. Ce décousu, dans une lettre, et dans tout écrit dont la matière est déterminée par des causes extrinsèques et particulières, comme dans les écrits périodiques, qui suivent forcément non pas la logique et la nature, mais la date des événements, ce décousu ne peut guère disparaître sans emporter le naturel.