(1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Œuvres de Condorcet, nouvelle édition, avec l’éloge de Condorcet, par M. Arago. (12 vol. — 1847-1849.) » pp. 336-359
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(1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Œuvres de Condorcet, nouvelle édition, avec l’éloge de Condorcet, par M. Arago. (12 vol. — 1847-1849.) » pp. 336-359

Œuvres de Condorcet, nouvelle édition, avec l’éloge de Condorcet, par M. Arago.
(12 vol. — 1847-1849.)

Cette édition de Condorcet que le public ne demandait pas, mais que sa famille a cru devoir élever comme un monument à sa mémoire, renferme des parties intéressantes et neuves, notamment la correspondance avec Turgot, des lettres de Voltaire, du grand Frédéric, de Mlle de Lespinasse. Le premier volume est à lire pour l’histoire de la société française au xviiie  siècle. L’édition entière est exécutée non seulement avec soin, mais avec luxe. M. Arago l’a fait précéder de son éloge (ou plutôt apologie) de Condorcet. Il y a, comme dans tous les éloges de M. Arago, des parties fortes et traitées avec cette supériorité qu’il a en matière de science. Quand il apprécie le savant, le géomètre, on s’incline, on accepte ses jugements sans les discuter, et avec le respect qui est dû à sa parole. Mais en ce qui concerne la littérature, la politique et la morale, ces choses plus ouvertes, et sur lesquelles, à ce qu’il semble, tout esprit cultive et attentif peut se croire en droit d’avoir un avis, son Éloge me paraît prêter à bien des remarques, dont je ne ferai ici que quelques-unes.

Opposant l’édition des Pensées de Pascal, d’après Condorcet, à celle que donnèrent, dans le temps, les amis de Pascal lui-même, M. Arago appelle cette dernière l’édition de d’Arnaud. J’ai cru d’abord que c’était une simple faute d’impression ; mais voyant ce nom de d’Arnaud revenir à deux reprises, et reparaître le même dans les différentes éditions de l’Éloge, j’ai été forcé de reconnaître, à ma grande surprise, que celui qu’on appelait, au xviie  siècle, le grand Arnauld, était bien moins connu, au xixe , en pleine Académie des sciences, et que son nom s’y confondait insensiblement, et sans qu’on s’en rendît bien compte, avec celui de d’Arnaud (Baculard). Que dirait M. Arago d’un écrivain qui, ayant à parler du géomètre Fontaine, l’appellerait chaque fois, par mégarde, La Fontaine ?

En un autre endroit, prenant La Harpe à partie, M. Arago croit justifier contre lui Condorcet, et il en triomphe. Voici le fait. Condorcet n’était pas religieux, ce qui peut paraître un malheur, mais ce qui est permis. Ce qui l’est moins, c’est qu’il était fanatique d’irréligion, et atteint d’une sorte d’hydrophobie sur ce point. Trouvant dans les Œuvres de Vauvenargues deux morceaux qui sont une « Prière » et une « Méditation » religieuse, Condorcet, que ces morceaux gênaient, déclare sans hésiter qu’ils ont été trouvés dans les papiers de l’auteur, après sa mort ; qu’ils n’ont été écrits, d’ailleurs, que par une sorte de gageure ; mais que les éditeurs ont jugé à propos de les ajouter aux Pensées de Vauvenargues, pour faire passer les maximes hardies qui sont à côté. Or, tout cela est inexact et contraire à la vérité, puisque c’est Vauvenargues lui-même qui, dans la première édition faite sous ses yeux et publiée de son vivant, fit insérer ces deux morceaux. Ainsi il n’y avait pas là de quoi triompher de La Harpe, ni de quoi élever Condorcet sur le pavois.

Ces diverses inexactitudes de détail m’ont mis en doute sur l’ensemble du travail, et, reprenant moi-même l’étude de Condorcet dans les parties qui me sont accessibles ainsi qu’à tout le monde, je suis arrivé à une tout autre appréciation de l’homme et du caractère ; et, comme Condorcet a été un personnage politique des plus considérables, un de ceux qui font les révolutions, qui y poussent, qui en espèrent tout, qui ne s’arrêtent qu’au dernier moment, au bord extrême du précipice, et qui y tombent, j’ai cru utile de dégager mon point de vue avec franchise et hardiesse.

Condorcet, né le 17 septembre 1743, en Picardie, d’une famille noble, dont les membres étaient avantageusement placés dans l’armée et dans l’Église, sentit de bonne heure une vocation irrésistible pour les sciences et les lettres. Élevé d’abord chez les Jésuites de Reims, puis au collège de Navarre à Paris, il s’y distingua dans toutes les branches, et y donna surtout des témoignages précoces de cette faculté mathématique qui, chez ceux qui la possèdent, n’attend jamais le nombre des années. Fontaine, le même que nous citions il n’y a qu’un instant, et qui était un grand géomètre, mais un assez mauvais homme, avait remarqué les premiers travaux analytiques de Condorcet et avait pu craindre de voir s’élever en lui un rival : « J’ai cru un moment qu’il valait mieux que moi, disait-il, j’en étais jaloux ; mais il m’a rassuré depuis. » C’est Condorcet lui-même qui raconte agréablement cette anecdote dans l’éloge de Fontaine, et avec bon goût cette fois.

Ce qui devait surtout rassurer Fontaine et les hommes du métier, c’était la curiosité universelle de Condorcet qui le poussait au-dehors dans toutes les branches et dans toutes les directions de la connaissance humaine, de telle sorte qu’en s’étendant à tout et même en embrassant tout, elle ne laissait plus guère à son esprit le temps d’inventer sur rien. Aussi, quelle que fût la valeur de ses premiers travaux en analyse mathématique, Condorcet en vint assez vite à n’être plus que le secrétaire le plus fidèle, l’interprète le plus élevé et le plus éclairé des travaux d’autrui. Ses amis d’alors, à cette époque si regrettable de sa jeunesse, au moment où il entrait si brillamment dans le monde (1770), nous l’ont peint sous cette première forme intéressante et expansive, se multipliant à plaisir, se distribuant volontiers à tous :

M. de Condorcet est chez madame sa mère, écrivait Mlle de Lespinasse à M. de Guibert ; il travaille dix heures par jour. Il a vingt correspondances, dix amis intimes ; et chacun d’eux, sans fatuité pourrait se croire son premier objet : jamais, jamais on n’a eu tant d’existence, tant de moyens et tant de félicité.

Un peu d’ironie se mêle, on le voit, à cette esquisse bienveillante. Mlle de Lespinasse, qui n’appelle jamais Condorcet que le bon Condorcet, sentait bien pourtant ce défaut caractéristique chez lui, et qui consistait à se doubler, à se centupler, à se trop répandre.

Elle l’a peint, d’ailleurs, dans un portrait officiel et fait pour être montré. Quand on vient, comme moi, de lire les écrits du Condorcet révolutionnaire, non pas les écrits recueillis dans cette édition de famille, et les seuls dont M. Arago paraisse avoir eu connaissance, mais les écrits pamphlets du moment, ceux dans lesquels il distribuait à droite et à gauche ses petits coups de stylet empoisonné (comme le lui disait André Chénier) ; quand on vient de parcourir la suite d’articles qu’il a donnés à la Chronique de Paris, par exemple, depuis le 15 novembre 1791 jusqu’à la journée du 10 août 1792 et au-delà, on éprouve un sentiment de tristesse et presque de commisération. Quoi ! cet homme dont Mlle de Lespinasse disait : « La figure de M. de Condorcet annonce la qualité la plus distinctive et la plus absolue de son âme, c’est la bonté » ; celui dont Grimm disait encore :

C’est un très bon esprit, plein de raison et de philosophie ; sur son visage résident le calme et la paix ; la bonté brille dans ses yeux : il aurait plus de tort qu’un autre de n’être pas honnête homme, parce qu’il tromperait davantage par sa physionomie, qui annonce les qualités les plus paisibles et les plus douces… ;

quoi ! c’est ce même homme qui, après 1791, ayant fait défection à son premier parti et entraîné par ses systèmes, supérieurs ici à ses affections, se rangera à la suite de Brissot, et, devenu l’un des meneurs de la presse, y manœuvrera avec une habileté souvent perfide ; qui mettra sous ses pieds tous vains scrupules pour le triomphe de sa cause, saura conniver aux excès tant qu’il les croira utiles, ne répudiera aucun auxiliaire, prendra un jour en pleine Assemblée législative la défense de Chabot, et, racontant pour l’édification des lecteurs l’insurrection du 20 juin, célébrant le bonnet rouge dont on affubla Louis XVI, écrira (Chronique de Paris, 22 juin 1792) : « Cette couronne en vaut une autre, et Marc Aurèle ne l’eût pas dédaignée ! » Quand on voit, au seul point de vue moral, de telles métamorphoses, on maudit les révolutions, on les redoute, non pas pour sa vie, mais pour son propre caractère ; on se demande si l’on n’aurait point en soi quelque travers, quelque fausse vue ou quelque passion maligne, quelque fanatisme caché, qu’elles se chargeraient de développer ensuite et de mettre en lumière pour notre abaissement et notre honte.

Le sentiment qui m’anime ici envers Condorcet n’a rien d’hostile ; sa mort a racheté, a expié sans doute quelques-uns de ses torts, et je révère, à bien des égards, sa vaste capacité d’esprit ; mais c’est un trop grand exemple, et trop orgueilleux pour qu’on ne l’approfondisse pas et qu’on n’en tire point une partie des leçons qu’il renferme, leçons humiliantes, et dont une erreur pareille à la sienne pourrait seule aujourd’hui s’aviser de faire un trophée pour la raison humaine.

Déjà pourtant, dans le premier Condorcet, un trait distinctif perçait sous cette apparente bonhomie et jusque dans cette bonté réelle : « Il a le tact le plus sûr et le plus délié pour saisir les ridicules et pour démêler toutes les nuances de la vanité ; il a même une sorte de malignité pour les peindre », disait Mlle de Lespinasse. Grimm, de même, relève chez lui « cette amertume de plaisanterie qui, mêlée aux apparences d’une douceur et d’une bonhomie inaltérables, l’a fait appeler, dans la société même de ses meilleurs amis, le mouton enragé ». C’est d’Alembert, son intime ami, qui lui avait donné ce surnom, en voyant sa colère désordonnée contre M. Necker. Condorcet aimait et admirait Turgot, rien de mieux ; mais il abhorrait et détestait M. Necker, au point d’écrire à Voltaire (25 octobre 1776) : « Vous savez, mon illustre maître, ce qui vient de nous arriver. Necker succède à M. Turgot : c’est l’abbé Dubois qui remplace Fénelon. » M. Necker comparé au cardinal Dubois ! voilà ce que Condorcet seul pouvait imaginer. Et remarquez que ce n’était point pour quelque injure personnelle que Condorcet en voulait ainsi à M. Necker ; il le détestait uniquement parce qu’il le savait contraire à quelques-unes de ses idées en économie politique. C’est cette même haine rationnelle qui porte Condorcet à insulter du même coup Colbert, dont M. Necker avait écrit l’éloge : « Comme de l’admiration à l’imitation, dit-il, il n’y a qu’un pas, je me rappelle avec tremblement que Colbert commença son ministère par une banqueroute et le finit par de la fausse monnaie. » Le bon sens de Voltaire se révolte pourtant à une telle injustice, et il rappelle Condorcet à l’ordre : « Je n’ai jamais été de l’avis de ceux qui dénigrent Jean-Baptiste (Colbert)… » Mais on entrevoit déjà un coin de jugement faux chez Condorcet, car ce n’est qu’un esprit en partie faussé par la passion et par le système, qui peut comparer M. Necker à la fois au cardinal Dubois et à Colbert, et faire une égale injure de ce double rapprochement. On a fort loué, dans cette correspondance de Condorcet avec Voltaire, quelques témoignages de véracité et de franchise, mais il y fallait remarquer aussi ces premiers indices d’un esprit dénigrant, et surtout l’espèce d’adresse avec laquelle Condorcet, très mécontent que Voltaire ait fait des vers pour Mme Necker, cherche à exciter l’illustre maître contre le financier genevois : « D’ailleurs, je ne puis rien espérer, lui écrit-il, d’un homme (M. Necker) qui croit que les tragédies de Shakespeare sont des chefs-d’œuvre… » Ce n’était pas si maladroit d’agacer la colère de Voltaire par cet endroit-là, le sachant plus irritable en fait de tragédies qu’en matière d’économie politique.

Une analyse bien faite des lettres de Condorcet à Voltaire et à Turgot dégagerait de plus en plus cette veine maligne : ses jugements sur Buffon, sur le maréchal du Muy (pour prendre des noms bien opposés), et sur bien d’autres, sont imprégnés d’acrimonie et décèlent une injustice, une prévention profonde. Il y a parfois de l’esprit dans ces lettres, mais un ton en général commun, et même grossier dans la plaisanterie. Tout ce qui n’est pas de l’avis et du bord de celui qui écrit, est vite appelé canaille en toutes lettres. En un mot, au sein de cette prodigalité amicale et sensible, et de ces lumières intellectuelles de Condorcet, on entrevoit distinctement un grain de fanatisme qui ne demande qu’à lever.

Nous avons tous de la vanité, remarquait Mlle de Lespinasse, mais « je ne sais pas, ajoutait-elle, où s’est placée celle de M. de Condorcet : je n’en ai jamais pu découvrir en lui ni le germe ni le mouvement ». Cette vanité (la suite l’a fait voir) s’était toute concentrée dans un point chez Condorcet, dans la confiance absolue qu’il avait en l’excellence de ses idées et de son système relativement au perfectionnement de l’humanité. Il croyait tenir la clef du bonheur des hommes et des races futures ; il distribuait et prêtait volontiers cette clef à tous ; mais quand on a une telle confiance dans la justesse d’une seule de ses propres vues, qui embrasse l’avenir du monde, on peut être ensuite facile et sans trop de prétentions sur le reste : la vanité, sous un air de bienveillance, a en nous un assez bel et assez haut endroit où se loger.

Le système de Condorcet lui venait de Turgot, et il n’en fut nullement inventeur ; il le développa seulement, l’étendit et s’attacha de plus en plus à le réaliser, à le propager. Pour bien étudier Condorcet, et sur le terrain le plus pacifique et le moins brûlant, il faut lire sa Vie de M. Turgot. En exposant le vaste système de vues et d’idées de cet ami et de ce maître, son aîné de quinze ans, et pour qui il avait un véritable culte, il expose le plus souvent ses propres pensées ; mais ici, plus voisines de leur source, elles ont gardé quelque chose de plus net et de plus lumineux. Turgot croit à une intelligence suprême et ordonnatrice du monde ; il croit à une continuation d’existence au-delà de cette vie ; il croit à une morale plus ferme et plus fondée en principe que ne le fait Condorcet. Turgot, de plus, a, dans le style, des images et quelque couleur. Turgot, c’est Condorcet plus idéal et plus original, c’est Condorcet resté moral et innocent. Plus tard, en reprenant et en exposant pour son propre compte un système semblable, Condorcet retranchera toute idée divine, toute espérance d’une vie ultérieure, et aussi toute lumière de style. Il forcera les vues de Turgot en croyant les préciser et les étendre ; il y mettra beaucoup de gris et une teinte de plomb.

L’idée de Turgot et de Condorcet, et qui d’ailleurs, dans ses termes les plus généraux, ne leur est point particulière, est celle-ci : l’humanité, considérée dans son ensemble et depuis ses origines, peut se comparer à un homme qui a passé successivement par un état d’enfance, puis par un état de jeunesse et de virilité. Aujourd’hui, elle est arrivée à sa maturité. Et il n’y a pas de raison pour que cette maturité ne se maintienne avec vigueur, en héritant des résultats accumulés des âges précédents, et en y ajoutant sans cesse des acquisitions nouvelles. Bacon, Pascal lui-même, Fontenelle, Lessing, tous ces grands esprits, ont eu cette vue-là. L’originalité propre à Turgot et aussi à Condorcet est dans la nature et la mesure de progrès extrême et indéfini dont ils croient cette maturité du genre humain susceptible. S’ils ne faisaient qu’assigner les caractères généraux de la société moderne, la prédominance de la science et de l’industrie sur la guerre, une certaine égalité de culture et de bien-être pour le plus grand nombre, égalité qui doit être désormais le but principal des institutions ; s’ils ne faisaient que recommander enfin à l’humanité, qui est désormais une personne mûre, de prendre en tout l’esprit de son âge, on n’aurait guère à les contredire, et on les louerait sans réserve d’avoir été des précurseurs dans la recherche et l’indication des voies et moyens. Mais ce qui me frappe surtout chez Condorcet, et ce qui constitue sa plus grande originalité, c’est l’abus, c’est la foi aveugle dans les méthodes, c’est cette idée, si contraire à l’observation, que toutes les erreurs viennent des institutions et des lois, que personne ne naît avec un esprit faux, qu’il suffit de présenter directement les lumières aux hommes pour qu’à l’instant ils deviennent bons, sensés, raisonnables, et qu’il n’y a rien de plus commun, de plus facile à procurer à tous, que la justesse d’esprit, d’où découlerait nécessairement la droiture de conduite. De la part d’un homme si habile à saisir les ridicules et les défauts des gens qu’il avait sous les yeux, on ne s’explique point une pareille crédulité ; ou plutôt on se l’explique très bien par l’esprit de système, qui sait concilier ces sortes de contradictions. On dénigre, on méprise les gens en détail, et tout à coup on se met à exalter l’humanité en masse et à tout en espérer. Le dernier chapitre de l’Esquisse des progrès de l’esprit humain, par Condorcet, est l’exemple le plus frappant, chez un homme éclairé, des illusions et des chimères possibles en ce genre de raisonnement aride et sombre. L’auteur supprime en idée tout ce qui est du caractère et du génie particulier aux diverses races, aux diverses nations ; il tend à niveler dans une médiocrité universelle les facultés supérieures et ce qu’on appelle les dons de nature ; il se réjouit du jour futur où il n’y aura plus lieu aux grandes vertus, aux actes d’héroïsme, où tout cela sera devenu inutile par suite de l’élévation graduelle du niveau commun. On n’a jamais vu d’idéal plus tristement placé.

C’est là le dernier rêve, et le plus fastidieux, de la pure raison entêtée d’elle-même ; c’est l’idéal encyclopédique dans toute sa beauté opaque. Condorcet nous en offre la dernière expression. Il pousse quelque part l’espérance du progrès jusqu’à conjecturer qu’il pourra arriver un temps où il n’y aura plus de maladies, et « où la mort ne sera plus que l’effet ou d’accidents extraordinaires, ou de la destruction de plus en plus lente des forces vitales. Sans doute, ajoute-t-il naïvement, l’homme ne deviendra pas immortel ; mais la distance entre le moment où il commence à vivre, et l’époque commune où naturellement, sans maladie, sans accident, il éprouve la difficulté d’être, ne peut-elle s’accroître sans cesse ? » Et tout cela par suite des progrès de la médecine ! Ô Molière, où es-tu ?

Condorcet, dans son rêve d’Élysée terrestre, oublie un genre de mort qui pourrait devenir fréquent si la chose se réalisait jamais, c’est qu’on y mourrait d’ennui.

Au sortir de ce livre terne et soi-disant consolateur, où pas une expression, pas une pensée ne vient, chemin faisant, dérider l’esprit et réjouir le regard, il faut bien vite ouvrir les Mémoires du cardinal de Retz et Gil Blas : ce sont les deux livres qui guérissent le mieux du Condorcet.

Encore une fois, ce n’est pas l’idée même que nous soyons à un âge de maturité, à une époque d’égalité et même de nivellement, et qu’il faille tirer le meilleur parti de la société moderne en ce sens-là, ce n’est pas cette idée qui est la fausse vue de Condorcet ; son erreur propre, c’est de croire qu’on n’a qu’à vouloir et que tout est désormais pour le mieux, qu’en changeant les institutions on va changer les mobiles du cœur humain, que chaque citoyen deviendra insensiblement un philosophe raisonnable et rationnel, et qu’on n’aura plus besoin, dans les travaux de l’esprit, par exemple, d’être excité ni par l’espoir des récompenses ni par l’amour de la gloire. Refaire le cœur humain à neuf, telle est la prétention exorbitante de cette école finale du xviiie  siècle, issue de l’Encyclopédie, et dont Condorcet, je l’ai dit, est le produit extrême et comme le cerveau monstrueux. Jamais il ne s’est vu de délire plus éclairé en apparence et mieux enchaîné, de délire plus raisonneur : « Mais ces gens-là ont beau faire, disait quelqu’un assez gaiement, ils oublient toujours que les sept péchés capitaux subsistent, et que c’est eux, sous un nom ou sous un autre, qui mènent ou agitent le monde. »

On était à la veille du 20 juin (1792) et de cette insurrection hideuse à laquelle les Girondins poussaient ou prêtaient les mains, afin de se ressaisir du pouvoir. On préludait au mouvement par des pétitions. Plusieurs des sections de Paris se présentaient à la barre de l’Assemblée législative. Écoutons Condorcet rendant compte de ces mouvements précurseurs, dans la Chronique de Paris du 18 juin :

Plusieurs sections de Paris se sont présentées à la barre ; leurs pétitions avaient toutes le même objet en vue, celui d’écarter les dangers qui menacent la chose publique… Ce sont les mêmes hommes qui en 89, et à peu près à cette époque, délibéraient avec autant de calme que de fermeté sur les moyens de réprimer l’insolence de la tyrannie… Mais, familiarisés aux principes politiques par trois années de révolution, ce n’est plus par le sentiment seul que produisent les événements qu’ils se laissent entraîner. Ils remontent aux causes par les effets… À la manière dont le peuple rend compte des événements que certaines gens voudraient bien présenter encore comme des phénomènes inexplicables, on serait presque tenté de croire qu’il consacre chaque jour quelques heures à l’étude de l’analyse.

Les voilà prises sur le fait les conséquences pratiques de ces fausses théories spéculatives. Ainsi Condorcet imprime sans rire, le 18 juin, que les hommes de l’insurrection du surlendemain, et bientôt de celle du 10 août, ont l’air, tant ils sont devenus raisonnables, de se livrer chaque matin dans leur cabinet à une petite opération d’analyse et d’idéologie. Le sophiste Garat, qui repassait son Condillac tout en allant à la Convention, n’aurait pas trouvé mieux.

Condorcet, je l’ai noté d’après tous ses amis, avait un fonds de bonté naturelle ; il avait de la sensibilité, et même une sensibilité toute physique. Il avait cru observer dans sa première jeunesse « que l’intérêt que nous avons à être justes et vertueux était fondé sur la peine que fait nécessairement éprouver à un être sensible l’idée du mal que souffre un autre être sensible ». Partant de là et pour mieux conserver ce sentiment naturel dans toute son énergie et sa délicatesse : « J’ai renoncé, disait-il, à la chasse pour laquelle j’avais eu du goût, et je ne me suis pas même permis de tuer les insectes, à moins qu’ils ne fassent beaucoup de mal. » Turgot, avec qui il entre dans cet ordre de confidence, lui répond admirablement sur le chapitre de la morale, et il marque les points sur lesquels il diffère avec lui. Il est évident que Turgot admet bien plus que Condorcet le sentiment moral intime et direct, et c’est en effet par là que Condorcet a péché. Turgot ne s’en tient pas, en fait de morale, à une pure impression mobile de sensibilité physique, il a des principes plus fixes : « Je suis en morale, dit-il d’une manière charmante, grand ennemi de l’indifférence et grand ami de l’indulgence, dont j’ai souvent autant besoin qu’un autre. » Condorcet, dans son besoin d’activité et de propagation extérieure, paraît croire qu’on ne peut éviter certains vices peu dangereux sans risquer de perdre de plus grandes vertus : « En général, les gens scrupuleux, pense-t-il, ne sont pas propres aux grandes choses. » Turgot ici l’arrête tout court ; il semble deviner l’homme de parti et de propagande qui perce déjà, et il lui dit : « La morale roule encore plus sur les devoirs que sur les vertus actives… Tous les devoirs sont d’accord entre eux. Aucune vertu, dans quelque sens qu’on prenne ce mot, ne dispense de la justice. » Et il déclare ne pas avoir trop bonne idée « de ces gens qui font de grandes choses aux dépens de la justice. » Le point en quoi Condorcet se sépare de Turgot est ici très net et très sensible : nous touchons à l’anneau par lequel devra se briser entre eux la ressemblance et la similitude des âmes. Turgot, en 93, on peut l’affirmer, serait mort comme M. de Malesherbes, sur l’échafaud ; il serait mort en rendant justice encore à ce roi faible, trompé, mais honnête homme, et qui avait dit en 1776, à la nouvelle des remontrances que préparait le Parlement en faveur des corvées : « Je vois bien qu’il n’y a que M. Turgot et moi qui aimions le peuple. » — « Ce discours est très vrai », écrivait Condorcet à Voltaire à cette date, en lui rapportant le mot de Louis XVI.

Ami le plus intime de Turgot, de ce ministre de qui Condorcet lui-même était censé dire dans une épître en vers de Voltaire :

Quand un Sully renaît, espère un Henri quatre,

Condorcet, de raisonnement en raisonnement, de sophisme en sophisme, et faute d’être averti par ce sens moral direct qui dit non énergiquement au mal et à l’injustice dès la première vue, en viendra à émettre, dans le procès de Louis XVI, ce vote unique, ce vote hypocrite qui reste à jamais attaché à son nom, et dans lequel il cherchait à concilier encore ce qu’il appelait ses principes philanthropiques et sa prétention à la sensibilité avec l’excessive dureté de la conclusion : « Je vote pour la peine la plus grave dans le Code pénal, et qui ne soit pas la mort. » Il y avait dans cette réticence un sophisme de plus.

On entrevoit assez comment et en quel sens Condorcet, malgré ses mérites, a été un grand esprit faux, et n’a pas toujours été un cœur droit. Sa carrière se partage en deux portions distinctes. Arrivé à la célébrité dès l’âge de trente ans, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, bientôt membre de l’Académie française, honoré par toute l’Europe, aucun savant, aucun homme de lettres n’eut certes moins que lui à se plaindre de l’ancienne société, et il en était, avant 89, l’un des plus sérieux ornements. Ses éloges académiques, quoiqu’on n’y rencontre presque jamais la couleur, la sensibilité, l’agrément ni le bonheur de l’expression, et que trop souvent la déclamation les dépare, se recommandent par des analyses fidèles, des jugements élevés et fermes, des observations fines et parfois mordantes : « On ne peut rien lire, dit M. Biot, de plus intéressant, de plus digne, de plus noble, que ses éloges de Linné, d’Euler et de Haller. » L’extrême faveur dont jouissait alors la philosophie faisait qu’on passait volontiers à Condorcet quelques petits pamphlets anonymes et satiriques, dont il se donnait parfois le plaisir sous divers déguisements. Jusqu’en 89, Condorcet n’avait donc rien fait qui démentît positivement ce titre de l’homme de l’ancienne chevalerie et de l’ancienne vertu dont l’avait un jour qualifié Voltaire, en osant le mettre au-dessus de Pascal. Voltaire lui avait dit encore, en lui pronostiquant le plus bel avenir pour la philosophie : « Laissez faire, il est impossible d’empêcher de penser ; et plus on pensera, moins les hommes seront malheureux. Vous verrez de beaux jours, vous les ferez : cette idée égaie la fin des miens. » Tel était le Condorcet heureux, florissant, illustre, généralement honoré et aimé dans la société, avant 89.

La Révolution ne le porta point d’abord à l’Assemblée constituante, et il resta sur le second plan, en se contentant d’écrire et de publier ses idées sur tous les sujets à l’ordre du jour. Il était dans sa ligne encore, et, en ces temps d’exaltation, il y avait une large part à faire aux essais et aux audaces en tout genre. Sa déviation tout à fait fausse et fatale date de 1791. M. Arago l’a noté ; mais, lorsqu’il nous représente Condorcet membre de la seconde législature, de cette Assemblée législative où les dissensions personnelles s’envenimaient chaque jour, et ne voulant jamais prendre part à tous ces combats, il est dans une erreur complète. Ouvertement ou sourdement, Condorcet, au contraire, ne cessa de se mêler à ces combats, et ne négligea rien de ce qu’il fallait pour les envenimer. Membre de l’Assemblée, et en même temps rédacteur des séances, d’abord dans le Journal de Paris, et ensuite dans la Chronique de Paris, il y juge ses collègues, il les raille, il les dénonce quelquefois :

À la suite de la démission de MM. Daveyroux, La Faye, etc. (écrit-il à la date du 2 août 1792), il faut joindre celle de M. Jaucourt… On dit aussi le bon M. Ramond absent depuis quelque temps. Ainsi, l’on voit à la veille d’une bataille les poltrons, les traîtres ou les demi-traîtres prendre la fuite, et ceux qui restent ne s’en trouvent que plus forts.

Par une inconvenance qu’il ne paraît pas avoir sentie, il ne discontinua point, dans le temps même où il était président de l’Assemblée (février 1792), de rendre compte des séances et d’analyser, comme journaliste, les débats qu’il était censé diriger comme président. Sa rédaction toutefois, à cette époque, était encore modérée dans les termes, ou n’était hostile que par insinuation. On peut lire, dans le numéro du 5 juillet 1792, une lettre de M. Pastoret à Condorcet, lettre des plus vives, et qui prouve du moins que les analyses que ce dernier publiait des séances de l’Assemblée n’étaient pas faites pour y entretenir l’union. L’esprit général de sa rédaction, tel qu’il l’avouait, était tout dirigé contre le pouvoir exécutif qu’on minait de toutes parts : « dévoiler la conduite des agents du pouvoir exécutif… ; défendre le pouvoir législatif contre une nuée de surveillants payés pour lui faire perdre la confiance du peuple… », tels étaient les premiers points de son programme. Toutes les fois que le peuple en personne se met en communication avec l’Assemblée, Condorcet y applaudit :

On sait, écrivait-il le 21 novembre 1791, que les séances du dimanche sont consacrées au saint et indispensable devoir d’entendre les pétitionnaires… L’Assemblée doit aimer à se sentir quelquefois électrisée par les expressions que l’enthousiasme d’un peuple libre et généreux vient porter dans le sein même de ses séances. Il est utile autant que juste que les citoyens ne perdent pas l’habitude de témoigner, en présence de l’Assemblée, l’impression de joie ou d’inquiétude qu’ils reçoivent de ses lois ; et le peuple pourra dire qu’il a perdu sa liberté quand il ne jouira plus de cet avantage.

Il favorise donc tant qu’il peut, il excuse les applaudissements ou les murmures des tribunes. Il s’étonne que quelques-uns de ses collègues s’inquiètent de cette tendance des tribunes à dominer l’Assemblée : « Cette police sur les mains de la partie du public qui assiste aux séances est pour certaines gens une affaire de la plus haute importance, dit-il (31 janvier 1792) ; on croirait que leurs commettants ne les ont envoyés à Paris que pour s’en occuper. » Quand les clameurs s’élèvent sur la terrasse des Tuileries pour intimider ou stimuler les législateurs, Condorcet ne s’en plaint que très doucement (10 janvier 1792). Cette terrasse, qui peut donner accès à l’insurrection populaire et à l’invasion des Tuileries, lui est très chère, et il applaudit au décret de l’Assemblée qui porte que l’accès en sera ouvert au peuple (29 juillet 1792). Si quelques-uns de ses collègues, qu’il appelle des factionnaires habitués des Tuileries, se plaignent d’avoir été insultés par le peuple en entrant dans la salle des séances, il trouve ces réclamations ridicules. La première fois qu’il voit apparaître le bonnet rouge, il plaisante des craintes qu’on en a, et très agréablement (16 mars 1792). Il est impossible, pour un savant qui sait la physique, de mieux noter qu’il ne le fait chaque éclair avant-coureur, et de se montrer moins effrayé de l’orage.

Son opposition, du reste, est cauteleuse et ne se démasque qu’avec mesure et par degrés. Il commence par nier qu’il y ait dans l’Assemblée telle chose qu’un parti républicain, un parti ennemi de la Constitution, ennemi de l’ordre et de la paix (3 décembre 1791) : « Rien, dit-il, ne l’a prouvé jusqu’ici. Quelques patriotes pensent, il est vrai, qu’il importe de laisser l’esprit public développer toute son énergie… ; qu’il n’est pas temps encore de douter du pouvoir de la raison. » Dans ses attaques contre les ministres, il en est qu’il excepte avec un soin particulier et qu’il ménage, notamment M. de Narbonne. Les Girondins comptaient sur lui pour se saisir du pouvoir. Condorcet eut à se justifier plus tard de ces éloges donnés à M. de Narbonne, et on allégua comme excuse qu’il les avait signés sans qu’ils fussent de lui (6 septembre 1792). Pendant le ministère même des Girondins, Condorcet est en parfait accord avec eux, et ce n’est qu’après leur sortie du ministère qu’il pousse visiblement à l’insurrection qui doit les reporter au pouvoir. J’ai déjà touché quelque chose de ce qu’il dit sur la procession insurrectionnelle du 20 juin, sur ce bonnet rouge qu’on mit sur la tête de Louis XVI, et dans lequel il ose voir une couronne à la Marc Aurèle. Le récit que Condorcet fait de cette journée est odieux et vraiment dérisoire :

L’espérance de ces sages magistrats (le maire et les municipaux), dit-il, n’a point été trompée. Cette journée, que les intrigants avaient espéré parvenir à rendre sanglante, a été paisible. À dix heures du soir, rien ne la distinguait plus d’un jour ordinaire. Il ne s’est commis aucun désordre dans le château, car une ou deux portes forcées, quelques vitres cassées, ne peuvent être comptées, lorsque vingt ou trente mille hommes pénètrent à la fois dans une habitation dont ils ne connaissent pas les issues.

Dans l’intervalle du 20 juin au 10 août, Condorcet ne cesse, par ses articles, de chauffer ou du moins de caresser l’opinion exaltée, et de témoigner hautement son désir de la voir se porter jusqu’au dernier éclat. On accusait Chabot d’être allé, dans la nuit du 19 au 20 juin, ameuter le peuple du faubourg Saint-Antoine : « M. Condorcet demande la parole pour observer qu’une ouvrière de ce faubourg, qu’il avait vue le mercredi matin, lui avait dit que M. Chabot s’y était rendu et avait exhorté les citoyens à ne pas se rassembler en armes. » (Chronique de Paris, 26 juin 1792). Voilà Chabot justifié par Condorcet. On sait comment ce même Chabot, témoin à charge et dénonciateur de Condorcet dans le procès des Girondins, le lui a rendu.

Et les massacres de Septembre, savez-vous comment Condorcet les présente et les introduit ?

Nous tirons le rideau, écrit-il, sur les événements dont il serait trop difficile, en ce moment, d’apprécier le nombre et de calculer les suites. Malheureuse et terrible situation que celle ou le caractère d’un peuple naturellement bon et généreux est contraint de se livrer à de pareilles vengeances ! (4 septembre 1792)32.

Assez de ces honteuses faiblesses et de cette tactique misérable ! On se demande ce qu’aurait ressenti à un pareil spectacle, à cette vue de son ami dégénéré, l’âme intègre et généreuse de Turgot. Malesherbes s’en indignait, et, dans sa colère d’honnête homme, il a proféré sur Condorcet des paroles d’exécration qu’on a retenues. Noble vieillard, ces paroles n’étaient pas dignes d’une bouche telle que la vôtre ; mais le vrai coupable est celui qui a pu vous les arracher !

André Chénier, témoin des mêmes actes, et jugeant Condorcet dans la mêlée comme un transfuge de sa cause, de la cause des honnêtes gens, s’écriait :

C…, homme né pour la gloire et le bien de son pays, s’il avait su respecter ses anciens écrits et su rougir devant sa propre conscience ; homme dont il serait absurde d’écrire le nom parmi cet amas de noms infâmes, si les vices et les bassesses de l’âme ne l’avaient redescendu au niveau ou même au-dessous de ces misérables, puisque ses talents et ses vastes études le rendaient capable de courir une meilleure carrière ; qu’il n’avait pas eu besoin, comme eux, de chercher la célébrité d’Érostrate, et qu’il pouvait, lui, parvenir aux honneurs et à la fortune, dans tous les temps où il n’aurait fallu pour cela renoncer ni à la justice, ni à l’humanité, ni à la pudeur.

Il serait curieux d’un autre côté de voir Mme Roland accueillir Condorcet, à son entrée dans le parti, avec méfiance malgré ses mérites, et l’estimer médiocrement recommandable, et Robespierre ensuite le foudroyer avec sévérité du haut de son puritanisme farouche (discours du 7 mai 1794). Depuis M. de Malesherbes jusqu’à Robespierre, on aurait ainsi épuisé le cercle des jugements les plus disparates, et tous concorderaient sur un même point de condamnation à l’égard du personnage : quelque chose de louche dans la conduite, et de peu net dans le caractère.

Le grand sophisme de Condorcet et son malheur, c’est de n’avoir pas senti en lui le cri du sens moral immédiat, et de s’être trop longtemps tenu pour absous de toutes les manœuvres de parti en vue du plus grand bonheur futur de l’espèce humaine. Cet homme était si parfaitement sûr du résultat de ses idées et du bienfait qui allait en rejaillir sur l’humanité entière, qu’il croyait qu’on pouvait bien l’acheter par quelques capitulations du moment. Mais quelles capitulations ! Mme de Staël l’a désigné comme offrant au plus haut degré le caractère de l’esprit de parti, et elle a eu raison.

Condorcet avait, je l’accorde, la passion et la religion du bonheur du genre humain ; cela ne suffit pas. Il devait ne pas imiter ces grands prêtres à qui il en voulait tant, et ne pas se dévouer à faire prévaloir sa religion aux dépens de la justice.

Après la révolution du 10 août et quand il eut cause gagnée contre la royauté, on vit Condorcet ralentir son mouvement et essayer de modérer, à son tour, celui des autres. La Chronique de Paris nous le montre, dans les derniers mois de 1792, s’élevant avec une sorte de fermeté contre les idées d’anarchie, contre « les idées immorales et destructives de tout ordre social qu’on travaille sourdement à accréditer parmi le peuple » (18 septembre). Il trouve d’énergiques paroles pour flétrir Marat ; il fait appel à la concorde et à l’union au sein de la Convention naissante. Il croit, en un mot, que ce qui était permis avant le 10 août ne l’est plus après. C’est l’éternelle histoire. Mais les passions des masses, une fois émues, n’obéissent pas ainsi au mot d’ordre des philosophes. À peine se laisseraient-elles un moment charmer à la voix de cette sirène qu’on appelle le génie.

De talent véritable, au sens littéraire du mot, n’en demandez point à Condorcet dans tous les écrits sortis de sa plume pendant la Révolution. Orateur, il avait un langage abstrait, terne et monotone comme son débit ; journaliste, il ne rencontre jamais un trait brillant, jamais une image vive ni une étincelle ; la précision et une certaine ironie froide sont, en ce genre, les seules qualités qu’on puisse lui trouver. Quand il s’anime d’un sentiment patriotique sincère, sa chaleur elle-même n’arrive jamais au rayon. Son vrai talent d’écrivain doit encore se chercher en arrière, dans ses éloges académiques ; depuis lors il n’a jamais eu qu’un style de plus en plus gris.

« Condorcet, il est vrai, ne dit que des choses communes, a remarqué finement M. Joubert, mais il a l’air de ne les dire qu’après y avoir bien pensé. » Ce cachet de réfléchi dans le commun (littéralement parlant) est ce qui le distingue. L’impression qu’il produit sur tout lecteur d’un goût délicat et prompt est bien celle-là.

Quant au fond même des choses pourtant, il serait injuste de méconnaître, dans les travaux publics de Condorcet à cette époque, des témoignages multipliés de sa grande capacité d’intelligence. Sa faculté principale était de combiner, d’enchaîner et d’organiser. Il avait sur l’ensemble et sur chaque branche, sur chaque point de l’ordre scientifique et du mécanisme social, des idées arrêtées, méditées, ingénieuses parfois ; et, dans cette refonte universelle qui se tentait alors de la société et de l’esprit humain, il pouvait rendre de vrais services à l’instruction publique. J’ai eu souvent, dans ma jeunesse, l’occasion d’apprécier et d’étudier ce genre de mérite de Condorcet dans la personne de M. Daunou, qui était comme un Condorcet un peu réduit et diminué, un Condorcet de seconde main, mais pur et irrépréhensible, et aussi plus orné littérairement. Laissant de côté ce qui pouvait être discutable dans la conduite, M. Daunou ne parlait jamais de Condorcet que comme du type de l’homme éclairé (style du xviiie  siècle).

Condorcet, proscrit avec les Girondins, mourut à Bourg-la-Reine, dans la nuit du 7 au 8 avril 1794 ; il s’empoisonna lui-même en se voyant arrêté. Cette fin malheureuse et les circonstances touchantes qui l’accompagnèrent, le long deuil, le mérite et la beauté de sa noble veuve, cette pitié et cette indulgence mutuelle dont chacun avait besoin après tant d’erreurs et tant d’excès, ont pu recouvrir les torts de ses dernières années et faire remonter peu à peu son nom au rang d’où il n’aurait jamais dû le laisser déchoir. Mais qu’on sache bien que c’est là finalement une amnistie, et qu’on n’essaie point d’en tirer une apothéose.

Condorcet restera, quoi qu’on fasse, le plus manifeste exemple de ce que peuvent engendrer de funeste un coin d’esprit faux et d’esprit de système opiniâtrement logé au sein des plus vastes connaissances et de ce qu’on appelle lumières, un germe de fanatisme et de malignité développé au cœur d’une nature primitivement bienveillante, l’application indiscrète et outrée des méthodes mathématiques transportées dans les sciences sociales et morales, l’abus de l’analyse et une crédulité, une superstition abstraite, d’un genre tout nouveau chez ceux même qui se proclament le plus affranchis de toute illusion et de toute croyance. De telles orgies de rationalisme amènent à leur suite des réactions en sens contraire, et Condorcet donne beau jeu, le lendemain, aux Bonald et aux de Maistre.