I.
La destinée du cardinal de Richelieu, comme homme qui a tenu la plume ou dicté des ouvrages considérables, est singulière : il a été longtemps, à ce titre, ignoré ou méconnu. Lorsque son Testament politique parut en 1687, de bons juges y reconnurent le cachet du maître :
Ouvrez son Testament politique, dit La Bruyère, digérez cet ouvrage : c’est la peinture de son esprit ; son âme tout entière s’y développe ; l’on y découvre le secret de sa conduite et de ses actions ; l’on y trouve la source et la vraisemblance de tant et de si grands événements qui ont paru sous son administration : l’on y voit sans peine qu’un homme qui pense si virilement et si juste a pu agir sûrement et avec succès, et que celui qui a achevé de si grandes choses, ou n’a jamais écrit, ou a dû écrire comme il a fait.
Malgré un tel témoignage, si bien justifié à la lecture, Voltaire s’obstina à ne voir dans ce même Testament politique qu’un recueil d’inepties ou de lieux communs. Le docte Foncemagne, qui s’applique à le réfuter par toutes sortes de bonnes et démonstratives raisons, n’oublia que d’y joindre l’éclat du style et du talent littéraire, chose si essentielle en France ! Voltaire continua de triompher en apparence, et de jeter au moins du trouble dans l’esprit des lecteurs les moins ordinaires. Loin de considérer ce mémorable traité, et les maximes d’État qu’il renferme, comme des émanations de l’âme austère et sérieuse et du génie le plus recueilli du cardinal, ceux mêmes qui le lui attribuaient y voyaient plutôt de la défaillance, et le grand Frédéric, si digne de l’apprécier, écrivait, par complaisance pour Voltaire :
L’esprit le plus profond s’éclipse :Richelieu fit son Testament,Et Newton son Apocalypse.
Quant aux autres ouvrages politiques et historiques de Richelieu, leur destinée fut plus singulière encore. On publia en 1730, sous le titre bizarre d’Histoire de la mère et du fils, c’est-à-dire de Marie de Médicis et de Louis XIII, un fragment d’histoire commençant à la mort de Henri IV, et qu’on attribua à Mézeray, par la raison que le manuscrit s’était trouvé à sa mort parmi ses papiers. Mais comme il paraissait en plus d’un endroit du récit que le cardinal de Richelieu parlait en son nom et à la première personne, on imagina de supposer que Mézeray dans sa jeunesse, par reconnaissance pour les bienfaits du cardinal, avait voulu, cette fois, prendre son personnage et se masquer sous son nom, et l’on se flattait d’expliquer par ce déguisement toutes les circonstances disparates de l’ouvrage. Si le style, à première vue, y est plus pompeux et fleuri que celui que Mézeray emploie d’ordinaire, et qui sent parfois le frondeur et le républicain, il n’y a pas de quoi s’en étonner, disait-on, puisque l’auteur, cette fois, s’était travesti en courtisan et voulait rester fidèle à l’esprit de son rôle. Quelques bons juges ne se laissèrent point prendre à de si pauvres raisons, et ils reconnaissaient la main de Richelieu en plus d’un passage ; pourtant la question ne fut tout à fait éclaircie qu’en 1823, lorsque M. Petitot eut obtenu de publier les Mémoires mêmes du cardinal, déposés depuis longtemps et jusque-là ensevelis dans les archives du ministère des Affaires étrangères, et qui ne formèrent pas moins de dix volumes in-octavo de sa collection.
Tout s’éclaircit alors : les pensées de Richelieu, dont on n’avait que des lambeaux, se rejoignirent, ses paroles prirent toute leur autorité et leur accent : on reconnut son style, car il en avait un, et un tel homme ne pouvait pas ne pas en avoir. On vit qu’après la gloire de faire de grandes choses, il avait de plus conçu l’ambition de les écrire avec détail et avec étendue, et de composer moins encore des mémoires proprement dits qu’un corps d’histoire et d’annales :
J’avoue, disait-il en parlant de ce travail de rédaction et de dictée qui, au milieu de tant d’autres soins si impérieux, avait partagé ses veilles, j’avoue qu’encore qu’il y ait plus de contentement à fournir la matière de l’histoire qu’à lui donner la forme, ce ne m’était pas peu de plaisir de représenter ce qui ne s’était fait qu’avec peine.
Pendant qu’il goûtait la douceur de ce travail, ses maladies et la faiblesse de sa complexion encore plus que les affaires l’avaient forcé de s’interrompre, et il y avait suppléé alors par la Succincte narration qui forme le premier chapitre ou plutôt l’introduction du Testament politique ; cette narration est un tableau raccourci, comme il l’appelle, un beau et noble discours abrégé, dans lequel il raconte au roi toutes les grandes actions de ce même roi depuis sa seconde entrée au ministère en 1624 jusqu’en 1641. En rapportant tout à son maître et en affectant de s’effacer, il ne craint pas que la postérité se méprenne, et qu’elle méconnaisse celui qui, en de si grands desseins si glorieusement exécutés, a été le principal outil.
Ainsi donc, pour qui veut connaître aujourd’hui et avoir sous la main tous les écrits politiques et historiques de Richelieu (je ne parle pas de ses écrits de controverse comme évêque et théologien dans son diocèse), il convient d’avoir : 1º son Testament politique, précédé de la Succincte narration (édition de 1764)31 ; 2º ses Mémoires, imprimés dans la collection Petitot (1823), et depuis dans celle de MM. Michaud et Poujoulat (1837) ; 3º enfin le recueil de ses Lettres et papiers d’État, dont le premier volume paraîtra seulement dans quelques semaines, par les soins de M. Avenel, et qui doit former en tout cinq volumes in-quarto.
M. Avenel, qui, depuis sept ans, se livre à ce travail consciencieux d’éditeur, et qui habite avec la pensée de Richelieu, a recueilli plus de 4 500 pièces émanées de lui. Il les a distribuées par ordre chronologique ; il y a joint les notes et éclaircissements qu’on peut désirer, une introduction historique où il envisage le caractère et le rôle du personnage, et une préface où il rend compte du procédé matériel de l’écrivain.
Richelieu d’ordinaire écrivait peu de sa propre main, il dictait ; mais, dans cette sorte de transmission, il ne laissait jamais le secrétaire aller à sa guise, il était présent toujours. Ses secrétaires, parmi lesquels un nommé Charpentier tient le premier rang, n’étaient que des copistes et des transcripteurs. Jamais on n’a écrit en son nom, lui absent. Il ne signait pas ce qu’on appelle des lettres de bureaux :
Richelieu, dit M. Avenel, avait jour et nuit auprès de sa personne quelques secrétaires intimes, mais n’avait point de bureaux. Les secrétaires d’État qui, comme on sait, n’étaient que ses premiers commis, venaient prendre ses ordres, faisaient exécuter, chacun dans ses bureaux, le travail convenu, le soumettaient, quand il était nécessaire, au Premier ministre, et puis le signaient eux-mêmes. Richelieu ne signait que ce qui se faisait dans son cabinet.
Beaucoup de ses lettres sont datées de la nuit ; il se levait quand une idée le dominait, et appelait un secrétaire de nuit, qui écrivait à l’instant.
Non seulement Richelieu ne signait jamais une lettre qu’il n’eût écrite ou dictée, mais ce Premier ministre, dont l’esprit voulait être partout présent, dictait souvent des lettres, instructions ou dépêches qu’il ne signait pas, et que signaient les secrétaires d’État ou ministres des divers départements. En un mot, Richelieu était porté à faire seul la besogne des autres plutôt qu’à laisser personne empiéter sur la sienne et sur sa direction absolue. Dans ce travail immense de cabinet, il faut voir la part de ses secrétaires, ce qu’elle était, presque nulle et purement matérielle ; celle de Richelieu, non seulement principale, mais continuelle et souveraine.
C’est plaisir pour nous d’aborder et d’étudier le grand homme d’après ces
documents nouveaux et complets qui nous le montrent à ses origines et à tous
les degrés de sa fortune. Richelieu, né le 5 septembre 1585, cadet
d’une ancienne famille du Poitou, avait été
d’abord destiné aux armes. Un de ses frères, qui était pourvu de l’évêché de
Luçon, s’étant fait chartreux, Richelieu dut prendre la soutane pour ne pas
laisser échapper cet évêché qui était dans sa famille. Henri IV l’y nomma et
fit négocier l’affaire par son ambassadeur à Rome. Richelieu n’avait que
vingt ans et quelques mois : il fallut bien des instances pour obtenir les
bulles ; lui-même il alla en personne à Rome, et y fut sacré le 17 avril
1607. À son retour, nous le trouvons dans son diocèse, qui depuis longtemps
n’avait point vu d’évêque ; car le frère de Richelieu n’avait point résidé
et n’avait pas même été sacré, et le prédécesseur n’avait pas résidé
davantage. Le jeune évêque, arrivant dans un pays rempli de protestants et
où il y avait bien des discordes, prend au sérieux ses fonctions
épiscopales, s’informe de ses droits, s’acquitte de ses devoirs. La ville de
Luçon n’était guère qu’un bourg, dont les habitants pauvres étaient accablés
de taxes : il écrit pour obtenir qu’ils en soient un peu déchargés. Ce n’est
pas qu’on sente beaucoup, dans ces premières lettres de Richelieu, les
entrailles d’un pasteur, mais il y paraît un esprit d’ordre et d’équité qui
veut qu’autour de lui il y ait justice et proportion. Il n’a pas craint
quelque part de comparer crûment la charge des peuples à celle des bêtes de
somme, qui doit être proportionnée à leurs forces : « Il en est de
même, ajoute-t-il, des subsides à l’égard des peuples ; s’ils n’étaient
modérés, lors même qu’ils seraient utiles au public, ils ne laisseraient
pas d’être injustes. »
Dans tout ce que j’aurai à dire de Richelieu, je m’attacherai à le faire avec vérité, sans parti pris, sans idée de dénigrement : on est revenu, par expérience, de cette idée-là, qui tendait à méconnaître et à déprimer en lui l’un des plus généreux artisans de la grandeur de la France. J’éviterai pourtant l’excès contraire, qui irait à une apothéose systématique, et je tâcherai de contenir l’admiration, en ce qui le concerne, dans les limites du bon sens et de l’humanité. Il m’y aidera, si j’ose dire, lui-même, car plus d’une de ses paroles, par lesquelles il juge les autres, peut, en se retournant sur lui, montrer où fut le trop de passion et la dureté.
Cet homme puissant qui tiendra la France à ses pieds et fera trembler l’Europe commence par être bien pauvre et à la gêne ; il écrit à une Mme de Bourges, à Paris, qui lui faisait ordinairement ses commissions de ménage, et qui lui avait acheté les ornements dont son église avait besoin▶ :
(Fin d’avril 1669.)
Madame, j’ai reçu les chapes que vous m’avez envoyées, qui sont venues extrêmement à propos ; elles sont extrêmement belles, et ont été reçues comme telles de la compagnie à qui je les devais… Je suis maintenant en ma baronnie, aimé, ce me veut-on faire croire, de tout le monde ; mais je ne puis que vous en dire encore, car tous les commencements sont beaux, comme vous savez. Je ne manquerai pas d’occupation ici, je vous assure ; car tout y est tellement ruiné qu’il faut de l’exercice pour le remettre. Je suis extrêmement mal logé ; car je n’ai aucun lieu où je puisse faire du feu à cause de la fumée ; vous jugez bien que je n’ai pas ◀besoin▶ de grand hiver, mais il n’y a remède que la patience. Je vous puis assurer que j’ai le plus vilain évêché de France, le plus crotté et le plus désagréable ; mais je vous laisse à penser quel est l’évêque. Il n’y a ici aucun lieu pour se promener, ni jardin, ni allée, ni quoi que ce soit, de façon que j’ai ma maison pour prison. Je quitte ce discours pour vous dire que nous n’avons point trouvé dans mes hardes une tunique et une dalmatique de taffetas blanc qui accompagnaient les ornements de damas blanc que vous m’avez fait faire : c’est ce qui fait que je crois que cela a été oublié…
Nombre de lettres à Mme de Bourges traitent ainsi de son ménage et de ses affaires domestiques, dont il plaisante assez agréablement. Dans les voyages qu’il fait à Paris, où il vient prêcher quelquefois et prendre l’air de la Cour, il s’aperçoit qu’il lui faut un pied-à-terre ; il voudrait une maison à lui, par convenance et décorum, plutôt que de prendre des chambres garnies. Il consulte cette même Mme de Bourges, bonne économe :
Si vous me donnez bon conseil, vous m’obligerez fort, car je suis fort irrésolu, principalement pour un logis, appréhendant fort la quantité des meubles qu’il faut ; et, d’autre côté, tenant de votre humeur, c’est-à-dire étant un peu glorieux, je voudrais bien, étant plus à mon aise, paraître davantage, ce que je ferais plus commodément ayant un logis à moi. C’est grande pitié que de pauvre noblesse, mais il n’y a remède ; contre fortune bon cœur.
Dans ces premières lettres, où je n’ai pas ◀besoin▶ de faire
remarquer qu’on est encore en pleine langue du xvie
siècle, il y en a où Richelieu fait l’évêque, le
consolateur au ◀besoin▶, et parfois le directeur des âmes. Il est convenable,
mais peu à l’aise, en ces rôles. Les lettres de consolation qu’il adresse à
certaines personnes qui ont perdu de leurs proches sont alambiquées,
subtiles, et sentent encore moins le contemporain que le devancier
prétentieux et un peu arriéré de Balzac. À la comtesse de Soissons, à
l’occasion de la mort du comte son mari, il dira assez singulièrement et
pour lui persuader qu’elle y a gagné plutôt que perdu : « Si vous
désirez votre bien, il est meilleur que vous ayez un avocat au ciel
qu’un mari en terre (sur la terre). »
Une fois, il donne des
conseils intérieurs et tout spirituels à une âme dévote qui éprouvait des
peines et des découragements dans l’oraison ; il essaye avec elle d’un
langage et d’une science mystique, où il est aisément vaincu par les saint
François de Sales et les Fénelon. On le retrouve mieux dans son caractère et
dans le ton qui lui est facile, lorsqu’il écrit la lettre suivante à un de
ses grands vicaires, qui s’était un peu trop émancipé auprès de lui :
(1610.)
Monsieur, j’ai vu la lettre que vous m’écrivez touchant les différends qui sont entre le sieur de La Coussaye et vous. Je ne puis que je ne les blâme, désirant que ceux qui manient les affaires de ma charge vivent paisiblement les uns avec les autres. Je le mande au sieur de La Coussaye, et vous en avertis, afin que vous vous disposiez l’un et l’autre à vivre en paix. Vous êtes tous deux mes grands vicaires, et, comme tels, vous devez n’avoir autre dessein que de faire passer toutes choses à mon contentement, ce qui se fera pourvu que ce soit à la gloire de Dieu. Il semble, par votre lettre, que vous étiez en mauvaise humeur lorsque vous avez pris la plume ; pour moi, j’aime tant mes amis que je ne désire connaître que leurs bonnes humeurs, et il me semble qu’ils ne m’en devraient point faire paraître d’autres. Si une mouche vous a piqué, vous la deviez tuer, et non tâcher d’en faire sentir l’aiguillon à ceux qui se sont, par la grâce de Dieu, jusques ici garantis de piqûre. Je sais, Dieu merci, me gouverner et sais davantage comme ceux qui sont sous moi se doivent gouverner… Je trouve bon que vous m’avertissiez des désordres qui sont en mon diocèse ; mais il est ◀besoin de le faire plus froidement, n’y ayant point de doute que la chaleur piquerait, en ce temps-ci, ceux qui ont le sang chaud comme moi, s’ils n’avaient quelques moyens de s’en garantir…
Le théâtre est bien étroit encore ; Richelieu, au-dehors et dans ses relations avec le monde, est obligé à bien des civilités, à bien des révérences envers les puissants du jour, et à bien des souplesses. Là pourtant où il se sent maître, il applique déjà sa méthode et fait sentir la marque de son caractère.
Je ne la sens pas moins dans une autre lettre adressée à un M. de Préau, dans laquelle, lui parlant des troubles menaçants à l’intérieur (1612) et des présages de guerre au-dehors, il ajoute avec espoir :
La sage conduite et l’affection et fidélité de plusieurs bons serviteurs nous garantiront des maux du dedans. Pour ceux du dehors, je les baptiserai d’un autre nom, s’ils nous font naître les occasions d’accroître nos limites et de nous combler de gloire aux dépens des ennemis de la France.
Ici, on entend le cri instinctif de cette âme pleine de courage
et de vertu, qui fut patriotique et française
avant tout dans son ambition, et qui confondra ses passions personnelles
dans la grandeur de la chose publique. Il y a un mot de Montesquieu qui me
paraît un véritable contresens et que j’ai peine à comprendre venant d’un si
grand esprit : « Les plus méchants citoyens de France, dit-il en une
de ses Pensées, furent Richelieu et Louvois. »
Laissons de côté Louvois, dont il n’est point question présentement ; mais
Richelieu, un mauvais citoyen de la France ! À quel point Montesquieu
n’était-il pas imbu de l’ancien esprit parlementaire ou de l’idée
philosophique moderne, le jour où il lui échappa une telle parole ! C’est un
citoyen précisément qu’était Richelieu, un patriote ardent pour la grandeur
publique de l’État, autant, pour le moins, que les deux Pitt furent de
grands patriotes et citoyens de l’Angleterre.
On voit poindre dans les lettres de Richelieu les premières lueurs de sa faveur en cour, sans pourtant en apprendre beaucoup plus que n’en disaient là-dessus ses Mémoires. Son premier acte politique proprement dit fut la harangue qu’il eut l’occasion de prononcer, le 23 février 1615, lors de la clôture des États généraux, et en présentant les cahiers de son ordre. Il fut choisi pour orateur, et s’en acquitta avec honneur et applaudissement. Un ton de haute autorité et de raison s’y fait sentir en quelques endroits à travers la pompe. Il connaissait personnellement la reine Marie de Médicis, et s’était insinué déjà dans sa confiance. C’est vers ce temps qu’il vit le maréchal d’Ancre :
Je lui gagnai le cœur, dit-il, et il fit quelque estime de moi dès la première fois qu’il m’aboucha. Il dit à quelques-uns de ses familiers qu’il avait un jeune homme en main capable de faire leçon à tutti barboni. L’estime dura toujours, mais sa bienveillance diminua entièrement, premièrement parce qu’il me trouva avec des contradictions qu’il n’attendait pas ; secondement parce qu’il remarquait que la confiance de la reine penchait toute de mon côté…
Quel était l’état du royaume au
moment où Richelieu, âgé de trente et un ans, y devint pour la première fois
ministre ? Bien que ce premier ministère assez obscur, séparé du second, si
glorieux, par un intervalle de sept ans, n’ait duré que cinq mois
(31 octobre 1616-24 avril 1617), on y découvre déjà, à y regarder de près,
les traits distincts de la politique de Richelieu, l’application vigoureuse
de ses principes aux mêmes maux qu’il guérira plus tard, et l’efficacité
commençante des mêmes remèdes qui étaient sur le point d’opérer quand
l’assassinat du maréchal d’Ancre vint tout rompre et tout remettre en
suspens. La haute fortune de Richelieu dut s’y prendre à deux fois avant de
réussir : « Il y a des temps, dit-il énergiquement, où la fortune
commence et ne peut achever son ouvrage. »
La France, depuis la mort de Henri IV, était retombée du régime le plus florissant et le plus prospère dans la situation la plus misérable. La reine régente Marie de Médicis, paresseuse, opiniâtre et sans vue précise, était restée entourée des principaux conseillers de Henri IV, Villeroi, Jeannin, le chancelier de Sillery, mais auxquels manquait désormais l’impulsion du maître. Les princes et les grands, de tous côtés, relevaient la tête et prenaient les armes ; les protestants ressaisissaient l’occasion de se confédérer et de former un État dans l’État et contre l’État. On était depuis 1640 sous une Fronde continuelle et en quelque sorte chronique, Fronde d’autant plus dangereuse qu’elle était plus voisine de la Ligue, et que les grands fauteurs de troubles avaient gardé plus entiers leurs éléments de puissance. Dans cette succession royale si soudainement ouverte par un assassinat, la couronne conquise par Henri IV n’était tenue, comme dans l’autre Fronde, que par la main d’une femme sur la tête d’un enfant. Richelieu, dans ses Mémoires, a peint admirablement la misère de cette époque antérieure à sa venue, et ce qu’il appelle la lâcheté et la corruption des cœurs :
Ce temps était si misérable, que ceux-là étaient les plus habiles parmi les grands qui étaient les plus industrieux à faire des brouilleries ; et les brouilleries étaient telles, et y avait si peu de sûreté en rétablissement des choses, que les ministres étaient plus occupés aux moyens nécessaires pour leur conservation qu’à ceux qui étaient nécessaires pour l’État.
Ainsi ces ministres, conseillers de la reine, hommes consommés
et rompus dans la vieille politique, n’opposaient aux dangers imminents et
aux exigences croissantes des princes et seigneurs que des atermoiements et
des concessions sur lesquelles ils tâchaient seulement de marchander le plus
possible. Dès le lendemain de la mort de Henri IV, la reine avait pu
reconnaître la faiblesse de ses conseillers : il s’agissait de publier une
déclaration conçue au nom du feu roi, pour la proclamer immédiatement
régente ; Villeroy, plus hardi, offrait de dresser la pièce et de la
signer ; le chancelier de Sillery,
qui avait le cœur de
cire
, dit Richelieu, ne voulut jamais la sceller, et sa
raison fut que, s’il le faisait, le comte de Soissons s’en prendrait à lui
et le tuerait. « Il fallait, en cette occasion, s’écrie Richelieu,
mépriser sa vie pour le salut de l’État ; mais Dieu ne fait
pas cette grâce à tout le monde. »
Il revient souvent
sur cette idée, que le courage qui fait entreprendre les choses sensées et
justes dans l’ordre public est une grâce spéciale de Dieu ; et ce n’est
point chez lui une forme de langage : évidemment il le croit. Parlant de la
manière infructueuse et vaine dont se terminèrent les États généraux de
1614, il ajoute :
Toute cette Assemblée n’eut d’autre effet sinon que de surcharger les provinces de la taxe qu’il fallut payer à leurs députés, et de faire voir à tout le monde que ce n’est pas assez de connaître les maux, si on n’a la volonté d’y remédier, laquelle Dieu donne quand il lui plaît faire prospérer le royaume et que la trop grande corruption des siècles n’y apporte pas d’empêchement.
Richelieu n’est pas un philosophe ; ce haut esprit, qui est
surtout un bon esprit armé d’un grand caractère, paie tribut aux idées et
aux préjugés de son temps ; il parle en maint endroit comme croyant aux
présages, aux horoscopes et aux sortilèges ; il est superstitieux : mais
aussi il est sincèrement religieux, il croit au don de Dieu qui s’étend sur
certains hommes destinés à être des instruments publics de salut : si les
fautes commises envers les personnes publiques lui paraissent d’un tout
autre ordre que celles commises contre des particuliers, les fautes de ces
personnes publiques elles-mêmes lui semblent aussi plus graves et de plus de
poids, eu égard à la responsabilité et à l’étendue des conséquences. C’est
lui qui a écrit, à la dernière page de son Testament
politique : « Beaucoup se sauveraient comme personnes
privées, qui se damnent en effet comme personnes
publiques. »
Permis à Voltaire de rire de ces maximes et d’y voir la trace d’un petit esprit ! Elles sont pourtant la seule moralité supérieure qui serve de garantie dans les personnes publiques, qui les sauve du pur machiavélisme ; et on aime à retrouver le signe de cet esprit religieux sous une forme ou sous une autre, ce sentiment sacré d’une divinité singulière invoquée et reconnue de tous les grands chefs et fondateurs d’États et des conducteurs de peuples. Pour quelques-uns, ce n’est qu’une formule vaine et creuse qui se proclame dans les occasions et les cérémonies ; mais chez ceux en qui ce fond de croyance est réel, l’accent ne trompe pas, et cela se sent aisément.
M. Avenel a trouvé un fait piquant, et qui touche à ce coin religieux sincère : c’est un vœu fait par Richelieu. Je n’en ai pas sous les yeux le texte : il promet dans le secret de faire dire des messes s’il est guéri dans huit jours d’un mal de tête qui l’obsède. M. Avenel fait remarquer en même temps ce terme bref de huit jours : quelque chose du caractère impérieux du cardinal se retrouve, même quand il s’agenouille et s’humilie : il semble prescrire un terme à Dieu même32.
À la vue de ce délabrement du royaume et de cette faiblesse des conseillers durant ces années de minorité, Richelieu souffrait donc et se demandait s’il ne paraîtrait pas un vengeur. La reine n’avait aucune vue suivie et se laissait conduire tantôt à l’un, tantôt à l’autre de ses ministres, selon qu’il lui semblait s’être bien ou mal trouvée du dernier conseil : ce qui est, remarque-t-il, la pire chose en politique, où il n’est rien de tel pour conserver sa réputation, affermir ses amis et effrayer les adversaires, que l’unité d’un même esprit et la suite des mêmes desseins et moyens. C’est alors qu’il intervint lui-même à titre de confident, d’abord caché, et de conseiller inaperçu ; mais, à partir d’un certain jour, on sent dans les actes de la reine cette suite et cette vigueur qui, précisément, avaient jusque-là manqué.
Elle avait signé la paix de Loudun, que les princes révoltés lui avaient fait
chèrement payer (3 mai 1616) ;
mais ce qu’elle
avait fait pour ces prétendus réformateurs et champions de l’intérêt public
avait plutôt ouvert que rassasié leurs
appétits insatiables. Revenue à Paris avec le jeune roi, elle se voit
obligée de partager l’autorité avec le prince de Condé ; l’hôtel de ce
dernier est assiégé de la foule des courtisans et devient le vrai Louvre ;
l’autre Louvre n’était plus qu’une solitude. Richelieu, très lié avec
Barbin, intendant de la maison de la reine et homme de bon jugement, qui
venait d’être nommé secrétaire d’État, dut agir et influer par lui dès ce
moment décisif. La reine, d’après les conseils énergiques qui lui sont
donnés, et voyant les intrigues croissantes du prince de Condé et de ses
alliés les Bouillon, les Vendôme et les Nevers, qui, sous prétexte de
s’élever contre le maréchal d’Ancre, vont à conspirer contre elle-même et
contre son fils, jusqu’à songer à le détrôner peut-être, se décide à faire
arrêter le prince de Condé au Louvre. Elle choisit pour cette exécution
Thémines, dont Henri IV lui avait dit « qu’il était homme à ne reconnaître jamais que le caractère de la
royauté »
, et à n’obéir qu’à elle : qualité qui devenait si
rare ! Et Richelieu, qui nous démêle toutes ces intrigues et nous les peint
avec plus d’un trait de Tacite, ajoute de ce Thémines qui arrêta ce jour-là
le prince de Condé que, s’il fit bien, aussi crut-il l’avoir fait ; car
depuis ce temps-là il ne fut jamais content, de quelques récompenses que le
pût combler la reine :
Elle le fit maréchal de France, lui donna comptant cent et tant de mille écus, fit son fils aîné capitaine de ses gardes, donna à Lauzières, son second fils, la charge de premier écuyer de Monsieur ; et, avec tout cela, il criait et se plaignait encore : tant les hommes vendent cher le peu de bien qui est en eux, et font peu d’estime des bienfaits qu’ils reçoivent de leurs maîtres !
Richelieu historien est tout plein de ces traits d’un moraliste consommé, et qui a expérimenté à fond le cœur des hommes.
Aussitôt le prince de Condé arrêté (1er septembre 1616), tout change d’aspect ; la foule des courtisans, qui désertait le Louvre, s’y porte à l’instant ; chacun vient pour se montrer et faire acte de fidélité :
Tel le faisait sincèrement, dit Richelieu, tel avec intention et désir tout contraire ; mais il n’y en avait pas un qui n’approuvât ce que Sa Majesté avait fait ; beaucoup même témoignaient envier la fortune du sieur de Thémines, qui avait eu le bonheur d’être employé en cette entreprise ; mais, en effet, la Cour était si corrompue pour lors, qu’à peine s’en fût-il trouvé un autre capable de sauver l’État par sa fidélité et son courage.
Les grands seigneurs complices du prince de Condé, le voyant
pris, se sauvent et sortent de Paris à l’instant. Il en est, comme
M. de Vendôme, qu’on fait mine de poursuivre ; mais l’envie qu’il avait de
se sauver était plus grande que n’était l’envie de le prendre en ceux qu’on
avait envoyés. L’infidélité et le peu de loyauté se trahissent partout. Le
prince de Condé à peine arrêté, et pour se racheter de prison, propose de
tout révéler et de découvrir tous les secrets de son parti et de sa cabale :
« Ce qui ne témoignait pas tant de générosité et de courage,
remarque Richelieu, qu’une personne de sa condition devait
avoir. »
C’est alors que la reine se voit en mesure de former décidément son Conseil
des ministres, qu’elle avait déjà changé en partie : à une nouvelle
situation il fallait une politique nouvelle. Les vieux conseillers Villeroi,
Jeannin, étaient mis de côté ou à peu près ; le garde des Sceaux Du Vair,
soi-disant philosophe et homme de lettres en renom, qui avait succédé à
Sillery, et qui fait là une assez pauvre mine, n’était bon qu’à entraver les
affaires. Le jour même de l’arrestation du prince de Condé, on voit tous les
anciens conseillers, y compris
Sully, reparaître
au Louvre et faire des représentations à la reine sur ce coup d’État qui les
consterne et dont ils n’apprécient pas la nécessité. C’est vers ce moment
que Richelieu est appelé au Conseil, où ses amis Barbin et Mangot l’avaient
précédé. Il était employé depuis quelque temps dans les négociations de
confiance, et il avait été désigné en dernier lieu pour aller comme
ambassadeur extraordinaire en Espagne. Cette mission lui convenait fort ;
mais les propositions de la reine qui lui vinrent par le maréchal d’Ancre
l’emportèrent : « Outre qu’il ne m’était pas honnêtement permis,
dit-il, de délibérer en cette occasion, où la volonté d’une puissance
supérieure me paraissait absolue, j’avoue qu’il y a peu de jeunes gens
qui puissent refuser l’éclat d’une charge qui promet faveur et emploi
tout ensemble. »
En entrant au Conseil, il y devient du premier
jour le personnage important ; il a, comme nous dirions, le portefeuille de
la Guerre et celui des Affaires étrangères, de plus, la préséance sur ses
collègues comme évêque ; et tout cela à trente et un ans. Il est l’âme de ce
premier petit ministère, composé d’hommes assez obscurs, mais fortement unis
entre eux ; cabinet vigoureux, énergique, auquel il ne manqua, pour
accomplir de grandes choses, que de durer plus longtemps, et de n’être pas
né à l’ombre du patronage du maréchal d’Ancre et avec cette enseigne qui le
rendait impopulaire.
Sully, jaloux et chagrin, s’en montrait fort scandalisé. On a dans ses Mémoires une lettre adressée au jeune roi, dans laquelle
un bon Français, que ne désavoue pas Sully, s’indigne de voir le maréchal
d’Ancre, sa femme et Mangot, « ces trois créatures, avec leur Barbin
et Luçon, régir tout le royaume, présider aux conseils d’État, disposer
des dignités, armes et trésors de France, etc. »
L’ancien
ministre de Henri IV méconnaît et
renie le
successeur qui maintiendra et accroîtra l’œuvre de Henri IV. Du fond de sa
retraite grondeuse et tournée vers le passé, il ne lui rendra jamais
justice ; mais, dans ce premier moment, l’erreur peut-être était permise :
le maréchal d’Ancre masquait encore Richelieu.
Richelieu, dans de très belles pages historiques et morales, en nous développant le caractère de ce maréchal qui était vain et présomptueux avant tout, et qui tenait à paraître puissant plutôt qu’à l’être en effet, a bien marqué en quoi ce ministère, qui passait pour être tout au favori, ne lui était point cependant inféodé, et on sent à merveille que, si Luynes ne fût venu à la traverse, et que si le maréchal eût vécu, la lutte se serait engagée dans un temps très court entre Richelieu et lui pour l’entière faveur de la reine mère. Richelieu se rendant de plus en plus utile et nécessaire, et affectant, comme il le faisait déjà en toute circonstance où il n’était pas maître, de vouloir se retirer, on aurait eu à opter entre les deux.
Les grands seigneurs dans les provinces continuent leurs intrigues et leurs
prises d’armes ; l’un d’eux, le duc de Bouillon, a la hardiesse d’écrire au
roi pour élever des plaintes : le roi fait une réponse où, pour la première
fois, se marque le doigt, la griffe de lion de Richelieu. Ce procédé
vigoureux du roi, et qui « sentait plus sa majesté royale que la
conduite passée »
, n’était pas néanmoins reçu des peuples comme
il aurait dû l’être, à cause du maréchal d’Ancre : tout ce qui, sans lui,
eût été reconnu avantageux au service du roi et au bien de l’État, était
pris en mauvaise part et envenimé par les mécontents ; ce fut là l’écueil et
le point ruineux du premier ministère de Richelieu, et lui-même le
reconnaît.
Richelieu cependant travaille à éclairer l’opinion ; il pense à l’Europe et dépêche trois ambassadeurs extraordinaires, l’un en Angleterre, l’autre en Hollande, et M. de Schomberg en Allemagne. On a les instructions qu’il donne à Schomberg et qui sont un résumé historique aussi fort qu’habile de la situation de la France, une justification des mesures de son gouvernement, et un premier tracé de la politique nouvelle ; elles débutent en ces mots :
La première chose que M. le comte de Schomberg doit avoir devant les yeux est que la fin de son voyage d’Allemagne est de dissiper les factions qu’on y pourrait faire au préjudice de la France, d’y porter le nom du roi le plus avant que faire se pourra, et d’y établir puissamment son autorité, etc.
Les grands, à l’intérieur, se soulèvent en armes pour la quatrième fois. Le roi lance une déclaration, et, comme les paroles ne signifient rien si elles ne sont fortifiées par les armes, Richelieu lève et organise à la fois trois armées, l’une qui marche en Champagne, l’autre en Berry et en Nivernais, l’autre en l’Île-de-France. Grâce à ces promptes et énergiques mesures auxquelles ils n’étaient point accoutumés jusqu’alors, les grands se dispersent et se réfugient dans des places où ils vont être réduits à capituler. Les affaires étaient en cet état, et le parti des princes aussi bas que possible, lorsque tout changea en un clin d’œil par la mort du maréchal d’Ancre, qui fut tué le 24 avril 1617 par ordre du roi et à l’instigation de Luynes. Le favori du roi faisait tuer le favori de la reine. Le ministère dont ce maréchal était le patron plus apparent que réel, et dont Richelieu était l’inspirateur déjà si efficace, fut renversé du même coup.
Richelieu raconte qu’il était en visite chez un recteur de Sorbonne au moment
où on vint lui apprendre la mort du maréchal : il revint au Louvre, après en
avoir conféré un moment avec ses collègues : « Continuant
mon chemin, dit-il, je rencontrai divers visages qui,
m’ayant fait caresses deux heures auparavant, ne me reconnaissaient
plus ; plusieurs aussi qui ne me firent point connaître de changer pour
le changement de la fortune. »
Il fut le seul de ce ministère que Luynes parut ménager d’abord et vouloir
excepter de la disgrâce et de la vengeance commune. Richelieu, dans la
description de ces scènes qui suivirent le meurtre du maréchal d’Ancre, est
un grand peintre d’histoire. Il nous montre avec ironie le roi que Luynes
fait monter sur une table de billard pour qu’il puisse être vu plus aisément
des compagnies de la ville et des ordres de l’État qui viennent le
complimenter : « C’était, dit-il, comme un renouvellement de la
coutume ancienne des Français qui portaient leurs rois, à leur avènement
à la couronne, sur leurs pavois à l’entour du camp. »
Il montre
Luynes le plus dangereux ennemi du maréchal d’Ancre, parce qu’il l’était
moins encore de sa personne que de sa fortune, et « qu’il lui portait
une haine d’envie, qui est la plus maligne et là plus
cruelle de toutes »
. Il nous fait voir l’insolence qui, à cette
mort d’un favori, n’a fait que changer de sujet. Lui qui passera un jour
pour cruel et impitoyable, qui le sera quelquefois, mais dont les
principales vengeances se confondront pourtant dans les intérêts de l’État,
il estime, à propos de ce meurtre du maréchal, que « ce fut un
conseil précipité, injuste et de mauvais exemple, indigne de la majesté
royale et de la vertu du roi »
. Il pense que c’eût été assez de
le faire prisonnier et de le renvoyer en Italie, et il blâme le commencement
si sanguinaire de ce nouveau gouvernement.
Et il est à remarquer combien Richelieu, quand il écrit, tout en étant
parfois rigide, n’est jamais inhumain. Nous montrant la reine Marie de
Médicis forcée
alors de quitter le Louvre,
accompagnée de tous ses domestiques qui portaient la tristesse peinte en
leur visage : « Il n’y avait guère personne, se plaît-il à faire
observer, qui eût si peu de sentiment des choses humaines, que la face
de cette pompe quasi funèbre n’émût à compassion. »
Et parlant
de l’odieux et barbare traitement infligé à la maréchale d’Ancre et de son
supplice, quand elle fut condamnée comme sorcière à avoir la tête tranchée
sur l’échafaud, et ensuite le corps et la tête brûlés et réduits en cendres,
il a des paroles d’une haute pitié :
Sortant de sa prison et voyant une grande multitude de peuple qui était amassé pour la voir passer : « Que de personnes, dit-elle, sont assemblées pour voir passer une pauvre affligée ! » Et à quelque temps de là, voyant quelqu’un auquel elle avait fait un mauvais office auprès de la reine, elle lui en demanda pardon, tant la véritable et humble honte qu’elle avait devant Dieu de l’avoir offensé lui ôtait parfaitement celle des hommes. Aussi y eut-il un si merveilleux effet de bénédiction de Dieu envers elle, que, par un subit changement, tous ceux qui assistèrent au triste spectacle de sa mort devinrent tout autres hommes, noyèrent leurs yeux de larmes de pitié de cette désolée…
Je supprime quelques traits de mauvais goût ; et il finit par
remarquer que ce qu’il en dit n’est point par l’effet d’aucune partialité,
que c’est la vérité seule qui l’oblige à parler ainsi, « vu qu’il n’y
a personne si odieuse qui, finissant ses jours en public
avec résolution et modestie, ne change la haine en pitié, et ne
tire des larmes de ceux mêmes qui, auparavant, eussent désiré voir
répandre son sang »
.
J’aime à opposer ces paroles de Richelieu, dignes d’une grande âme, à ce qu’il offrira plus tard de cruel et d’impitoyable dans sa propre conduite, et par où il a excédé, à certains jours, les nécessités mêmes de la plus austère politique.
Dans ce que j’ai cité pourtant aujourd’hui de ce commencement de carrière et de cette jeunesse de Richelieu, il me semble qu’on le voit déjà se dessiner hardiment comme homme et bien largement aussi comme écrivain. Je n’ai fait que répandre en quelque sorte mon sujet : c’est avec plus de précision que je devrai bientôt y revenir.