(1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. Le Conte de l’Isle. Poëmes antiques. »
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(1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. Le Conte de l’Isle. Poëmes antiques. »

M. Le Conte de l’Isle
Poëmes antiques.

I

Dans une époque sans convictions profondes et sans vérité, doit-on beaucoup s’étonner que la chose du monde la plus intime, — la poésie, — ne soit pas sincère ? Doit-on s’étonner qu’à défaut d’un visage expressif qu’on n’a pas, on se pétrisse, d’une main plus ou moins habile, un masque qui serve à cacher le néant ou la vulgarité de la physionomie qu’on a ?… Non, sans doute. C’est même une chose naturelle, ordinaire et universelle aux temps de syncrétisme comme le nôtre, que cette facilité des esprits à revêtir tous les costumes, déjà connus, de la pensée, et à se les ajuster assez bien, ma foi ! pour que les badauds y trouvent de l’illusion ou de la joie : mais est-ce là de la poésie vraie ? Est-ce réellement de la poésie, — de la poésie qui n’est jamais que le cri, l’inimitable cri de la personnalité ?

Je comprends, quelle qu’elle soit, la poésie d’un homme. Je sais ce que c’est que la poésie de Byron ou de Crabbe, par exemple, mais je ne sais pas, ou plutôt je sais trop ce que c’est que la poésie antique, — la poésie orientale, — la poésie indienne, obtenues à l’aide du procédé moderne par des hommes qui ne sont ni des Anciens, ni des Orientaux, ni des Indiens, et qui jouent littérairement d’une façon plus ou moins sérieuse, c’est-à-dire plus ou moins comique, la scène de M. Jourdain, mamamouchi. Triste et impuissante mascarade, qui n’est justifiée ni par l’exemple de Goethe vieillissant et chez qui la forte inspiration tarissait, ni par celui de M. Hugo, qui n’avait pas besoin de vieillir comme Goethe pour défaillir encore plus que lui… La poésie en masque ne doit pas plus inspirer de respect que l’histoire en masque, car on l’y met aussi, l’histoire. Nous avons, pour le moment, des historiens druides, comme nous avons des poètes païens ou indiens qui chantent Bhagavat ou Zeus en français du xixe  siècle, et c’est la même loi qui donne ces messieurs. Quand on n’a pas d’idées à soi et qu’on a le cœur vide, des hommes faits pour rester d’honnêtes lettrés toute leur vie ramassent dans la poussière de toutes les civilisations des détritus d’idées sur lesquelles le monde entier a passé, et ils se bâtissent avec cela, qui des poésies, qui des systèmes d’histoire, en se croyant très candidement des inventeurs.

II

Et tel est le poète nouveau qui se présente aujourd’hui au public, son œuvre à la main. M. le Conte de L’Isle s’était d’abord révélé par de magnifiques vers descriptifs dont nous parlerons tout à l’heure, et sur cet échantillon d’un ballot trompeur et qu’on nous étale aujourd’hui tout entier, quelques personnes, promptes à l’enthousiasme, avaient voulu faire de M. le Conte de L’Isle une puissance. Malheureusement, quoique le nom qu’on porte vienne de la prétention qu’on a, M. le Conte de L’Isle n’est pas un poète. C’est un masque de talent (je le veux bien), mais un masque qui n’a que deux costumes à son usage, — les acteurs de la pensée sont moins riches que ceux de la scène, — le costume antique et le costume indien.

Le costume antique pris à André Chénier, qui du moins y avait moulé une beauté d’Antinoüs ou d’Alcibiade, a été, dans ces derniers temps, un peu défloré, sur le tremplin, par M. Théodore de Banville, un Ancien d’imitation aussi comme M. le Conte de L’Isle. Aussi le costume original et neuf pour ce dernier est l’indien, qu’il porte bien mieux. Malgré les vers sur Hypathie, Glaucé, Thyoné, Cybèle et Khiron, etc., etc., M. le Conte de L’Isle est un Indien qui parle en indien et pense en indien, si une telle chose s’appelle penser ! Il a le nez englouti dans le lotus bleu et il s’y asphyxie. Dévote à la mythologie du Gange, sa Muse vit, une queue de vache dans la main. Sa poésie donnerait peut-être un grand plaisir à M. Burnouf, lequel y verrait un essai d’acclimatation en français d’une foule d’expressions plus ou moins obscures, et dont, pour l’honneur de la couleur locale, si importante aux yeux des costumiers poétiques, toute cette poésie est émaillée. Ici, en effet, ce ne sont pas que festons et qu’astragales, mais kokilas, vinas d’ivoire, doux kinnaras, Najas vermeils, azokas et autres ornementations qui charment en dépaysant.

Cependant M. le Conte de L’Isle aurait pu être très Indien encore et ne pas employer sans notes et sans vocabulaire (ce qui est par trop indien ou par trop indifférent à l’intelligence de son lecteur), cette tourbe de mots étrangers à peu près inintelligible. Mais cosmopolite dans la pensée, il l’est aussi dans l’expression et il appartient au groupe de ceux qui ouvrent le sein de la langue à l’étranger. Dans un temps où la langue serait forte, la Critique punirait peut-être le poète de cette impiété et de cette profanation, mais nous ne sommes plus au temps du grand Corneille où l’on disait Brute et Cassie, et où ce qui doit changer le moins, même les noms propres, devenaient français sous les plumes fières…

À présent nous n’avons plus, il est vrai, cette insolence d’orgueil, et ce n’est pas seulement à l’expression étrangère que nous allons tendre des mains mendiantes, c’est à l’inspiration elle-même ! M. le Conte de L’Isle ne coquette pas uniquement avec l’expression indienne dont il se tatoue. Ce ne serait pas assez ! Il se fait, autant qu’il le peut, l’âme indienne, et devient, de parti pris et travaillé, métaphysicien et mystique à la façon de ces grands peuples fous, qui portent, comme la peine des races favorisées, et par conséquent plus coupables, le poids sur leur intelligence de quelque colossale insanité ! Lui, l’occidental et le chrétien, il chante l’Être et le Néant qu’il glorifie. Or, comme ces glorifications du Néant et de l’Être ne peuvent jamais être très variées, et qu’on ne voit pas grand’chose, quand on n’est pas fakir, dans ces deux pierres noires, il se trouve que pour nous, restés occidentaux, aux sensations nettes, à l’esprit positif et au cœur chrétien, il est (qu’il nous permette de lui dire ce mot qui n’est pas indien) souverainement ennuyeux. L’ennui n’est peut-être pas senti aux Indes, dans ce pays d’immobilité, d’yeux ouverts pendant que l’esprit dort, de cerveaux fermés sous les parasols ! Mais ici on le sent, et si on ne le sent pas aux Indes, il peut en venir. Dans les vers de M. de l’Isle, cet ennui exotique a toute la richesse du pays qui le produit et il nous fait l’effet d’être gros comme un éléphant. C’est de l’ennui solennel, formidable, grandiose. Les Allemands, ces Indiens de l’Europe, épanchent parfois de ces vastes nappes d’ennui dans leurs œuvres, belles, comme les vers de M. de l’Isle, par beaucoup de côtés d’exécution, mais de la beauté qui ennuie ; terrible variété de la beauté, telle que la créent les hommes dans ce monde imparfait et borné !

III

Ainsi, ennuyeux, et cependant plein de talent à sa manière, voilà quel est M. le Conte de L’Isle, et ce n’est pas là un phénomène ! Il est, au contraire, beaucoup plus commun qu’on ne croit, ce singulier bon ménage du talent et de l’ennui, qui habite des œuvres réputées imposantes, et qu’on ne saurait expliquer, le talent, que par le mérite actif de l’homme ; l’ennui, que par le choix de son sujet. Là est le nœud gordien de cette intimité qui étonne. M. le Conte de L’Isle, avec tout son talent, est la victime de son sujet. Je ne croirai jamais, pour mon compte, qu’on ait la vocation d’être Indien quand on est Français ; je ne croirai jamais qu’à l’état sain, sans opium et sans hatschich, un homme proprement organisé puisse être fasciné par les sentiments et les idées de l’Asie, cette rêveuse à vide, cette grande bête de l’Apocalypse ruminante ! Pour être pris et dominé par l’Asie, il faut la prendre où elle est puissante, c’est-à-dire dans sa nature extérieure et son énergique matérialité ; il faut avoir le sens du visible plus développé que le sens de l’invisible, qui est le plus beau visible pour les poètes, ces grands spirituels ; il faut, enfin, être beaucoup plus peintre que poète, et c’est malheureusement l’histoire de M. le Conte de L’Isle, peintre, de facultés, auquel la toile a manqué. Or, quand les peintres, trahis par l’éducation ou les circonstances, se rejettent, pour peindre, à la poésie, ils ne sont jamais… que des descriptifs !

Et c’est là, sans plus, ce qu’est M. le Conte de L’Isle, le poète de Midi, d’Hélios, des Éléphants et de tant d’autres pièces plus plastiques que poétiques et qu’on peut admirer dans le recueil d’aujourd’hui ; il n’y a là certainement qu’un descriptif ! Il l’est purement et simplement, mais son relief est si vigoureux et si plein qu’il a fait battre des mains à toutes les paumes épaisses de tous les matérialistes contemporains ! Quand Midi parut, cette pièce, dans laquelle le poète a sonné ses douze coups comme talent et de même que Midi, ne sonnera pas un coup de plus, on s’en allait, citant ses vers trop connus pour qu’on ait besoin de les citer tous :

Midi, roi des Étés, épandu dans la plaine,
Tombe en nappes d’argent des hauteurs du ciel bleu.
Tout se tait. L’air flamboie et brûle sans haleine ;
La terre est assoupie en son rêve de feu.

L’étendue est immense et les champs n’ont point d’ombre,
Et la source est tarie où buvaient les troupeaux,
La lointaine forêt dont la lisière est sombre
Dort là-bas, immobile, en un pesant repos.

Seuls les grands blés mûris, tels qu’une mer dorée,
Se déroulent au loin ; dédaigneux du sommeil,
Pacifiques enfants de la terre sacrée,
Ils épuisent sans peur la coupe du soleil !

Parfois, comme un soupir de leur âme brûlante,
Du sein des épis lourds qui murmurent entre eux
Une ondulation majestueuse et lente
S’éveille… et va mourir à l’horizon poudreux.

Et on n’oubliait pas surtout la fameuse strophe :

Non loin quelques bœufs blancs couchés parmi les herbes
Bavent avec lenteur sur leurs fanons épais
Et suivent de leurs yeux languissants et superbes
Le songe intérieur qu’ils n’achèvent jamais !
……………………………………………

Mais, quoique cela fût évidemment d’une grande touche (et je dis touche à dessein), l’enthousiasme s’achevait comme la pièce elle-même. Ce n’était, après tout, qu’un tableau, et il n’y a que cela dans ce volume qui ose bien s’appeler Poèmes ; il n’y a que des tableaux, et des vignettes quand il n’y a plus de tableaux. On parla de Poussin, on parla d’Ingres, on parla aussi de Delacroix, quand M. le Conte de L’Isle fit les Jungles et peignit les bras d’ambre de ses femmes et le tacheté de ses panthères. Mais quel triste destin pour un poète d’être comparé même à de grands peintres dont il n’est jamais avec les mots que le pâle reflet ! En vain disait-il avec une impuissante magie :

Viens, le soleil te parle en lumières sublimes !
Dans sa flamme implacable absorbe-toi sans fin,

on ne s’y absorbe que quand on est plus petit qu’elle. Or, l’âme est plus grande qu’un soleil. La pièce, superbe comme description, finissait par des bêtises panthéistiques. L’auteur y parlait de la divinité du néant :

Le cœur trempé sept fois dans le néant divin !

Et c’était, hélas ! son symbole. Pour sept fois, je n’en sais absolument rien, mais poétiquement parlant, le cœur, le pectus de M. le Conte de L’Isle est trempé dans le néant ; ce peut être une situation aux Indes, mais pour nous qui sommes d’ici et qui avons la prétention de vivre encore, ce néant soi-disant divin ne vaut pas le plus humble degré de la vie que le poète se donne les tons de mépriser !

IV

Ainsi, nous l’avons dit en commençant ce chapitre, le néant, le néant intérieur, voilà ce qui explique le voyage de M. le Conte de L’Isle aux Indes. Il y est allé conduit par l’instinct éveillé de la peinture et en passant par les ateliers, mais ce qui l’y a entraîné plus fort que la peinture elle-même, c’est le néant qui est en lui et qui lui faisait trouver sa vraie place dans le pays de l’anéantissement universel. « Dis-moi qui tu hantes, a dit le proverbe, et je te dirai qui tu es. » M. le Conte de L’Isle (du moins tout son livre en fait foi) appartient aux sceptiques du xixe  siècle. C’est un chrétien qui croit que le Christianisme, comme le Polythéisme, est une religion flambée. Il a écrit une pièce qu’il intitule assez irrévérencieusement le Nazaréen dans laquelle on lit des vers comme ceux-ci :

                …… Ton Église et ta gloire
Peuvent, ô Rédempteur ! sombrer aux flots mouvante ;
L’homme peut, sans frémir, rejeter ta mémoire
Comme on livre une cendre inerte aux quatre vents !
…..Tu sièges auprès de tes ÉGAUX ANTIQUES,
Sous tes longs cheveux roux, dans ton ciel chaste et bleu…

Voilà ce qu’il est comme chrétien et il n’est pas plus comme philosophe. Il a traversé des doctrines, mais il n’a foi en rien, pas même dans l’erreur. Également mythologue antique et mystagogue indien, il va des sveltes symboles de la Grèce au vaste symbolisme lourd et confus de l’Inde, et pour les mêmes raisons, affaire de métaphore, besoin d’images ; seulement, comme l’a dit Fourier, les attractions étant proportionnelles aux destinées, la métaphysique indienne le retient par son vide même, ce nihiliste naturel !

Et d’amour il n’en a pas plus que de foi ! Le sentiment qui a inspiré tant de poésies à tant de poètes et qu’on retrouve à travers tout dans le cœur des hommes, l’amour, l’âme du lyrisme humain, il ne le connaît pas, il ne l’a jamais éprouvé. Quand il le chante, c’est qu’il traduit Burns, c’est qu’il traduit Horace, c’est qu’il traduit Anacréon ! La seule pièce élégiaque du recueil est le Manchy, — un souvenir créole, — et tous les détails de ce morceau, qui sont charmants et délicieusement rendus, sont descriptifs. Ah ! le descriptif est partout, il est là toujours, et chez M. Leconte de Lisle il a tout dévoré. C’est une hypertrophie ; l’hypertrophie du descriptif. Maladie du temps, mais qui est devenue sa nature, à lui, a ce poète qui a du mouvement, du coup d’aile cinglant fièrement et largement parfois, et qui aurait pu être lyrique, s’il avait été quelque chose ! C’est déjà beaucoup de se remuer encore comme il se remue dans cette machine pneumatique du cœur et de l’esprit, dans cette absence complète de tout sentiment vrai, individuel et profond. D’origine il fallait avoir une organisation d’aigle pour résister à cela, même comme M. le Conte de L’Isle y a résisté. On juge, à le voir rouler en se débattant dans cette vacuité de pensées, dans ce vortex du rien où il meurt, de la solidité d’articulations qui était en lui et qui eût pu l’élever dans l’éther du ciel poétique, s’il avait eu seulement un peu d’âme, — un peu d’âme qui est l’haleine du poète et qui lui permet de monter haut !

V

M. le Conte de L’Isle ne montera pas, étouffé deux fois par le vide d’idées et par le trop-plein de cette description éternelle qui n’est plus chez lui une manière, mais une manie. Nous croyons qu’il ne fera jamais mieux, dans son genre de poésie plastique et d’imitation picturesque, qu’Hélios, Midi, les Hurleurs, La Ravine Saint-Gilles, les Éléphants. Seulement, qu’il nous croie ou non, les laborieux décalques de la peinture sont un travail poétique inférieur. Qu’est devenu Delille, l’autre Delille qui décrivait aussi infatigablement et perpétuellement et qui avait de l’esprit presque autant que Voltaire, ce que M. Le Conte n’a pas ?… La gloire de Delille est chétive, j’en suis bien sûr, aux yeux de l’auteur des Poèmes antiques et indiens, qui se croit un bien autre peintre que Delille, parce qu’il a le naturalisme de l’école moderne, l’empâtement du panthéisme allemand, et qu’il a lu la Flore indienne, car l’indianisme de M. le Conte de L’Isle n’a pas plus de profondeur que cela. Il a lu la Flore des Indes et les traductions récentes qu’on a faites de la difforme littérature de ce pays incompréhensible encore, s’il n’est pas, comme nous le croyons, insensé. C’est avec ces paillettes que M. le Conte de L’Isle s’est composé un costume. Mais au fond, on le voit très bien, c’est un faux indien, un faux mystique, qui ne croit pas du tout que « toute action soit un péché », même celle d’imprimer chez Malassis tout un gros volume de poésies. C’est un faux Richi, un faux Brahme, à travers lequel on reconnaît un jeune littérateur français, qui essaie de petites inventions ou de petits renouvellements littéraires, et provoque le succès comme il peut.