(1911) La valeur de la science « Deuxième partie : Les sciences physiques — Chapitre VI. L’Astronomie. »
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(1911) La valeur de la science « Deuxième partie : Les sciences physiques — Chapitre VI. L’Astronomie. »

Chapitre VI.
L’Astronomie.

Les Gouvernements et les Parlements doivent trouver que l’Astronomie est une des sciences qui coûtent le plus cher : le moindre instrument coûte des centaines de mille francs, le moindre Observatoire coûte des millions ; chaque éclipse entraîne à sa suite des crédits supplémentaires. Et tout cela pour des astres qui sont si loin, qui sont complètement étrangers à nos luttes électorales et n’y prendront vraisemblablement jamais aucune part. Il faut que nos hommes politiques aient conservé un reste d’idéalisme, un vague instinct de ce qui est grand ; vraiment, je crois qu’ils ont été calomniés ; il convient de les encourager et de leur bien montrer que cet instinct ne les trompe pas, et qu’ils ne sont pas dupes de cet idéalisme.

On pourrait bien leur parler de la marine, dont personne ne peut méconnaître l’importance, et qui a besoin de l’Astronomie. Mais ce serait prendre la question par son petit côté.

L’Astronomie est utile, parce qu’elle nous élève au-dessus de nous-mêmes ; elle est utile, parce qu’elle est grande ; elle est utile, parce qu’elle est belle ; voilà ce qu’il faut dire. C’est elle qui nous montre combien l’homme est petit par le corps et combien il est grand par l’esprit, puisque cette immensité éclatante où son corps n’est qu’un point obscur, son intelligence peut l’embrasser tout entière et en goûter la silencieuse harmonie. Nous atteignons ainsi à la conscience de notre force, et c’est là ce que nous ne saurions acheter trop cher, parce que cette conscience nous rend plus forts.

Mais ce que je voudrais vous montrer avant tout, c’est à quel point l’Astronomie a facilité l’œuvre des autres sciences, plus directement utiles, parce que c’est elle qui nous a fait une âme capable de comprendre la nature.

Vous figurez-vous combien l’humanité serait diminuée, si, sous un ciel constamment couvert de nuages, comme doit l’être celui de Jupiter, elle avait éternellement ignoré les astres ? Croyez-vous que, dans un pareil monde, nous serions ce que nous sommes ? J’entends bien que sous cette sombre voûte, nous aurions été privés de la lumière du Soleil, nécessaire à des organismes comme ceux qui habitent la Terre. Mais, si voulez bien, nous admettrons que ces nuages sont phosphorescents et qu’ils répandent une lueur douce et constante. Puisque nous sommes en train de faire des hypothèses, une hypothèse de plus ne nous coûtera pas davantage. Eh bien ! je répète ma question : croyez-vous que, dans un pareil monde, nous serions ce que nous sommes ?

C’est que les astres ne nous envoient pas seulement cette lumière visible et grossière qui frappe nos yeux de chair, c’est d’eux aussi que nous vient une lumière bien autrement subtile, qui éclaire nos esprits et dont je vais essayer de vous montrer les effets. Vous savez ce qu’était l’homme sur la Terre, il y a quelques milliers d’années, et ce qu’il est aujourd’hui. Isolé au milieu d’une nature où tout pour lui était mystère, effaré à chaque manifestation inattendue de forces incompréhensibles, il était incapable de voir dans la conduite de l’univers autre chose que le caprice ; il attribuait tous les phénomènes à l’action d’une multitude de petits génies fantasques et exigeants, et, pour agir sur le monde, il cherchait à se les concilier par des moyens analogues à ceux qu’on emploie pour gagner les bonnes grâces d’un ministre ou d’un député. Ses insuccès mêmes ne l’éclairaient pas, pas plus qu’aujourd’hui un solliciteur éconduit ne se décourage au point de cesser de solliciter.

Aujourd’hui, nous ne sollicitons plus la Nature : nous lui commandons, parce que nous avons découvert quelques-uns de ses secrets et que nous en découvrons chaque jour de nouveaux. Nous lui commandons au nom de lois qu’elle ne peut récuser, parce que ce sont les siennes ; ces lois, nous ne lui demandons pas follement de les changer, nous sommes les premiers à nous y soumettre. Naturæ non imperatur nisi parendo.

Quel changement ont dû subir nos âmes pour passer d’un état à l’autre ? Croit-on que, sans les leçons des astres, sous le ciel perpétuellement nuageux que je supposais tout à l’heure, elles auraient changé si vite ? La métamorphose aurait-elle été possible, ou du moins n’aurait-elle pas été beaucoup plus lente ?

Et d’abord, c’est l’Astronomie qui nous a appris qu’il y a des lois. Les Chaldéens qui, les premiers, ont regardé le ciel avec quelque attention, ont bien vu que cette multitude de points lumineux n’est pas une foule confuse errant à l’aventure, mais plutôt une armée disciplinée. Sans doute les règles de cette discipline leur échappaient, mais le spectacle harmonieux de la nuit étoilée suffisait pour leur donner l’impression de la régularité, et c’était déjà beaucoup. Ces règles, d’ailleurs, Hipparque, Ptolémée, Copernic, Kepler les ont discernées l’une après l’autre, et, enfin, il est inutile de rappeler que c’est Newton qui a énoncé la plus ancienne, la plus précise, la plus simple, la plus générale de toutes les lois naturelles.

Et alors, avertis par cet exemple, nous avons mieux regardé notre petit monde terrestre et, sous le désordre apparent, là aussi nous avons retrouvé l’harmonie que l’étude du Ciel nous avait fait connaître. Lui aussi est régulier, lui aussi obéit à des lois immuables, mais elles sont plus compliquées, en conflit apparent les unes avec les autres, et un œil qui n’aurait pas été accoutumé à d’autres spectacles, n’y aurait vu que le chaos et le règne du hasard ou du caprice. Si nous n’avions pas connu les astres, quelques esprits hardis auraient peut-être cherché à prévoir les phénomènes physiques ; mais leurs insuccès auraient été fréquents et ils n’auraient excité que la risée du vulgaire ; ne voyons-nous pas que, même de nos jours, les météorologistes se trompent quelquefois, et que certaines personnes sont portées à en rire.

Combien de fois, les physiciens, rebutés partant d’échecs, ne se seraient-ils pas laissés aller au découragement, s’ils n’avaient eu, pour soutenir leur confiance, l’exemple éclatant du succès des astronomes ! Ce succès leur montrait que la Nature obéit à des lois ; il ne leur restait plus qu’à savoir à quelles lois ; pour cela, ils n’avaient besoin que de patience, et ils avaient le droit de demander que les sceptiques leur fissent crédit.

Ce n’est pas tout : l’Astronomie ne nous a pas appris seulement qu’il y a des lois, mais que ces lois sont inéluctables, qu’on ne transige pas avec elles ; combien de temps nous aurait-il fallu pour le comprendre, si nous n’avions connu que le monde terrestre, où chaque force élémentaire nous apparaît toujours comme en lutte avec d’autres forces ? Elle nous a appris que les lois sont infiniment précises, et que si celles que nous énonçons sont approximatives, c’est parce que nous les connaissons mal. Aristote, l’esprit le plus scientifique de l’antiquité, accordait encore une part à l’accident, au hasard, et semblait penser que les lois de la Nature, au moins ici-bas, ne déterminent que les grands traits des phénomènes. Combien la précision toujours croissante des prédictions astronomiques a-t-elle contribué à faire justice d’une telle erreur qui aurait rendu la Nature inintelligible !

Mais ces lois ne sont-elles pas locales, variables d’un point à l’autre, comme celles que font les hommes ; ce qui est la vérité dans un coin de l’univers, sur notre globe, par exemple, ou dans notre petit système solaire, ne va-t-il pas devenir l’erreur un peu plus loin ? Et alors ne pourra-t-on pas se demander si les lois dépendant de l’espace ne dépendent pas aussi du temps, si elles ne sont pas de simples habitudes, transitoires, par conséquent, et éphémères ? C’est encore l’Astronomie qui va répondre à cette question. Regardons les étoiles doubles ; toutes décrivent des coniques ; ainsi, si loin que porte le télescope, il n’atteint pas les limites du domaine qui obéit à la loi de Newton.

Il n’est pas jusqu’à la simplicité de cette loi qui ne soit une leçon pour nous ; que de phénomènes compliqués contenus dans les deux lignes de son énoncé ; les personnes qui ne comprennent pas la Mécanique céleste peuvent s’en rendre compte du moins en voyant la grosseur des traités consacrés à cette science ; et alors il est permis d’espérer que la complication des phénomènes physiques nous dissimule également je ne sais quelle cause simple encore inconnue.

C’est donc l’Astronomie qui nous a montré quels sont les caractères généraux des lois naturelles ; mais, parmi ces caractères, il y en a un, le plus subtil et le plus important de tous, sur lequel je vous demanderai la permission d’insister un peu.

Comment l’ordre de l’univers était-il compris par les anciens ; par exemple par Pythagore, Platon ou Aristote ? C’était ou un type immuable fixé une fois pour toutes, ou un idéal dont le monde cherchait à se rapprocher. C’est encore ainsi que pensait Kepler lui-même quand, par exemple, il cherchait si les distances des planètes au Soleil n’avaient pas quelque rapport avec les cinq polyèdres réguliers. Cette idée n’avait rien d’absurde, mais elle eût été stérile, puisque ce n’est pas ainsi que la Nature est faite. C’est Newton qui nous a montré qu’une loi n’est qu’une relation nécessaire entre l’état présent du monde et son état immédiatement postérieur. Toutes les autres lois, découvertes depuis, ne sont pas autre chose, ce sont, en somme, des équations différentielles ; mais c’est l’Astronomie qui nous en a fourni le premier modèle sans lequel nous aurions sans doute erré bien longtemps.

C’est elle aussi qui nous a le mieux appris à nous défier des apparences. Le jour où Copernic a prouvé que ce qu’on croyait le plus stable était en mouvement, que ce qu’on croyait mobile était fixe, il nous a montré combien pouvaient être trompeurs les raisonnements enfantins qui sortent directement des données immédiates de nos sens ; certes, ses idées n’ont pas triomphé sans peine, mais, après ce triomphe, il n’est plus de préjugé si invétéré que nous ne soyons de force à secouer. Comment estimer le prix de l’arme nouvelle ainsi conquise ?

Les anciens croyaient que tout était fait pour l’homme, et il faut croire que cette illusion est bien tenace, puisqu’il faut sans cesse la combattre. Il faut pourtant qu’on s’en dépouille ; ou bien on ne sera qu’un éternel myope, incapable de voir la vérité. Pour comprendre la Nature, il faut pouvoir sortir de soi-même, pour ainsi dire, et la contempler de plusieurs points de vue différents ; sans cela, on n’en connaîtra jamais qu’un côté. Or, sortir de lui-même, c’est ce que ne peut faire celui qui rapporte tout à lui-même. Qui donc nous a délivrés de cette illusion ? Ce furent ceux qui nous ont montré que la Terre n’est qu’une des plus petites planètes du Système solaire, et que le Système solaire, lui-même, n’est qu’un point imperceptible dans les espaces infinis de l’Univers stellaire.

En même temps, l’Astronomie nous apprenait à ne pas nous effrayer des grands nombres, et cela était nécessaire, non seulement pour connaître le Ciel, mais pour connaître la Terre elle-même ; et cela n’était pas aussi facile qu’il nous le semble aujourd’hui.

Essayons de revenir en arrière et de nous figurer ce qu’aurait pensé un Grec à qui l’on serait venu dire que la lumière rouge vibre quatre cent millions de millions de fois par seconde. Sans aucun doute, une pareille assertion lui aurait paru une pure folie et il ne se serait jamais abaissé à la contrôler. Aujourd’hui, une hypothèse ne nous paraîtra plus absurde, parce qu’elle nous oblige à imaginer des objets beaucoup plus grands ou beaucoup plus petits que ceux que nos sens sont capables de nous montrer, et nous ne comprenons plus ces scrupules qui arrêtaient nos devanciers et les empêchaient de découvrir certaines vérités simplement parce qu’ils en avaient peur. Mais pourquoi ? c’est parce que nous avons vu le Ciel s’agrandir et s’agrandir sans cesse ; parce que nous savons que le Soleil est à 150 millions de kilomètres de la Terre et que les distances des étoiles les plus rapprochées sont des centaines de mille fois plus grandes encore. Habitués à contempler l’infiniment grand, nous sommes devenus aptes à comprendre l’infiniment petit. Grâce à l’éducation qu’elle a reçue, notre imagination, comme l’œil de l’aigle que le Soleil n’éblouit pas, peut regarder la vérité face à face.

Avais-je tort de dire que c’est l’Astronomie qui nous a fait une âme capable de comprendre la Nature ; que, sous un ciel toujours nébuleux et privé d’astres, la Terre elle-même eût été pour nous éternellement inintelligible ; que nous n’y aurions vu que le caprice et le désordre, et que, ne connaissant pas le monde, nous n’aurions pu l’asservir ? Quelle science eût pu être plus utile ? Et en parlant ainsi je me place au point de vue de ceux qui n’estiment que les applications pratiques. Certes, ce point de vue n’est pas le mien ; moi, au contraire, si j’admire les conquêtes de l’industrie, c’est surtout parce qu’en nous affranchissant des soucis matériels, elles donneront un jour à tous le loisir de contempler la Nature ; je ne dis pas : la Science est utile, parce qu’elle nous apprend à construire des machines ; je dis : les machines sont utiles, parce qu’en travaillant pour nous, elles nous laisseront un jour plus de temps pour faire de la science. Mais enfin il n’est pas indifférent de remarquer qu’entre les deux points de vue il n’y a pas de désaccord, et que l’homme ayant poursuivi un but désintéressé, tout le reste lui est venu par surcroît.

Auguste Comte a dit, je ne sais où, qu’il serait vain de chercher à connaître la composition du Soleil, parce que cette connaissance ne pourrait être d’aucune utilité pour la Sociologie. Comment a-t-il pu avoir la vue si courte ? Ne venons-nous pas de voir que c’est par l’Astronomie que, pour parler son langage, l’humanité est passée de l’état théologique à l’état positif. Cela, il s’en est rendu compte, parce que c’était fait.

Mais comment n’a-t-il pas compris que ce qui restait à faire n’était pas moins considérable et ne serait pas moins profitable ? L’Astronomie physique, qu’il semble condamner, a déjà commencé à nous donner des fruits, et elle nous en donnera bien d’autres, car elle ne date que d’hier.

Tout d’abord, on a reconnu la nature du Soleil, que le fondateur du positivisme voulait nous interdire, et on y a trouvé des corps qui existent sur la Terre et qui y étaient restés inaperçus ; par exemple, l’hélium, ce gaz presque aussi léger que l’hydrogène. C’était déjà pour Comte un premier démenti. Mais à la spectroscopie, nous devons un enseignement bien autrement précieux ; dans les étoiles les plus lointaines, elle nous montre les mêmes substances ; on aurait pu se demander si les éléments terrestres n’étaient pas dus à quelque hasard qui aurait rapproché des atomes plus ténus pour en construire l’édifice plus complexe que les chimistes nomment atome ; si, dans d’autres régions de l’univers, d’autres rencontres fortuites n’avaient pas pu engendrer des édifices entièrement différents. Nous savons maintenant qu’il n’en est rien, que les lois de notre chimie sont des lois générales de la Nature et qu’elles ne doivent rien au hasard qui nous a fait naître sur la Terre.

Mais, dira-t-on, l’Astronomie a donné aux autres sciences tout ce qu’elle pouvait leur donner, et maintenant que le Ciel nous a procuré les instruments qui nous permettent d’étudier la nature terrestre, il pourrait, sans danger se voiler pour toujours. Après ce que nous venons de dire, est-il besoin de répondre à cette objection ? On aurait pu raisonner de même du temps de Ptolémée ; alors aussi, on croyait tout savoir, et on avait encore presque tout à apprendre.

Les astres sont des laboratoires grandioses, des creusets gigantesques, comme aucun chimiste ne pourrait en rêver. Il y règne des températures qu’il nous est impossible de réaliser. Leur seul défaut, c’est d’être un peu loin ; mais le télescope va les rapprocher de nous, et alors nous verrons comment la matière s’y comporte. Quelle bonne fortune pour le physicien et le chimiste !

La matière s’y montrera à nous sous mille états divers, depuis ces gaz raréfiés qui semblent former les nébuleuses et qui s’illuminent de je ne sais quelle lueur d’origine mystérieuse, jusqu’aux étoiles incandescentes et aux planètes si voisines et pourtant si différentes de nous.

Peut-être même les astres nous apprendront-ils un jour quelque chose sur la vie ; cela semble un rêve insensé, et je ne vois pas du tout comment il pourrait se réaliser ; mais, il y a cent ans, la chimie des astres n’aurait-elle pas paru aussi un rêve insensé ?

Mais bornons nos regards à des horizons moins lointains, il nous restera encore des promesses moins aléatoires et bien assez séduisantes. Si le passé nous a beaucoup donné, nous pouvons être assurés que l’avenir nous donnera plus encore.

En résumé, on ne saurait croire combien la croyance à l’Astrologie a été utile à l’humanité. Si Kepler et Tycho-Brahé ont pu vivre, c’est parce qu’ils vendaient à des rois naïfs des prédictions fondées sur les conjonctions des astres. Si ces princes n’avaient pas été si crédules, nous continuerions peut-être à croire que la Nature obéit au caprice, et nous croupirions encore dans l’ignorance.