Jules Janin
Œuvres critiques.
I
Quand Jules Janin mourut, je laissai passer les oraisons funèbres. J’attendis la fin de ce torrent d’éloges sans justesse, sans portée et sans… lendemain, que l’on fait d’un homme qui entre au cercueil, — qu’on ne ferait peut-être plus, s’il en sortait ! J’attendis l’épuisement de tous ces compliments mortuaires… Platon mettait, avec une couronne, tous les poètes à la porte de sa république, ne croyant pas payer trop cher, au prix d’une couronne, l’avantage d’en être débarrassé. Nous agissons un peu comme Platon quand un homme célèbre sort de la vie Nous ne lui marchandons pas sa couronne de départ. Nous lui disons : Va-t’en avec cela, mais va-t’en ! Nous chargeons le cercueil qui l’emporte d’une masse de fleurs qui ne se flétriront pas, car ce sont des fleurs de rhétorique, — des fleurs en papier, — et l’homme est si dupe de ses propres simagrées qu’on met à cela une espèce de générosité sentimentale. Pour beaucoup de ceux dont la vie fut une lutte et un mérite sans éclat et sans justice, on se ravise… Et c’est ainsi que, pour ceux-là, les quelques jours qui suivent immédiatement la mort sont les meilleurs de la vie. Lorsque Voltaire écrivait ces vers lestes et presque pirouettants :
Quand sur la scène de ce mondeChaque homme a joué son rôlet,En partant, il est à la rondeReconduit à coups de sifflet…
il se moquait de nous, Voltaire. Du moins, actuellement, ce n’est pas ainsi que nous faisons la dernière conduite… Ce n’est plus à coups de sifflets, mais à coups de flûtes ! Même ceux-là qui, de leur vivant, méritaient le sifflet, ont la flûte. Et je ne dis pas ceci contre Jules Janin, non, certes ! mais à propos de Jules Janin, que l’on vient assez de flûter. Il a eu ce bonheur posthume de la flûte et du tambourin ! Lui, Jules Janin, qu’on pourrait appeler Félix Janin, car il fut certainement le plus heureux des hommes de lettres de ce temps, a eu aussi cette fortune dernière, comme si à tous les autres bonheurs de sa vie il avait eu besoin▶ d’ajouter encore celui-là.
Car je tiens qu’il n’en avait ◀besoin▶ d’aucune manière. Et non pas seulement parce que la vie, une bonne fille pour lui, avait tout donné à ce bon garçon avec la prodigalité d’une maîtresse, mais parce que de ses dons il en est un sur lequel on n’avait pas tant de frais de phrases à faire pour qu’il fût compté après sa mort et classé parmi les raretés du dix-neuvième siècle. Il suffisait tout simplement de dire pour sa gloire la place que Janin a eue et gardera dans la littérature française, et de ne pas le déplacer pour lui donner une autre place qui n’est pas la sienne. Il n’était nullement nécessaire de jouer de tant de flûtes qui ont joué faux. Il ne fallait pas, enfin (pour préciser), dire comme M. Cuvillier-Fleury, cette clarinette aveugle du pont des Arts, dans son discours funèbre, que Janin était mieux que le Prince de la Critique, mais qu’il en était le roi, — ce qui est un couac en critique comme en font les académiciens, quand ils veulent jouer, aux enterrements, de leurs vénérables clarinettes !
Non, ce ne fut point le Roi de la Critique, ni même le Prince, ni même — j’ose le dire — un critique du tout, dans le sens juste et profond de l’expression. Et c’est pour l’honneur seul de la Critique que je dis cela et que je veux le montrer aujourd’hui. Je ne fais les affaires de personne. Je ne m’occupe pas le moins du monde de savoir si les Planche, les Chasles et les Sainte-Beuve, qui furent les contemporains de Janin et qui ne furent non plus que des critiques à l’état fragmentaire, l’auraient docilement accepté pour leur Roi de la main fort peu consacrée de M. Cuvillier-Fleury, cet impertinent et apocryphe archevêque de Reims en littérature, lequel se permet de sacrer les Rois littéraires avec la sainte Ampoule de l’Académie, — qui est un préjugé, celle-là ! Pour mon compte, j’en doute un peu, mais je ne m’occupe pas des hommes. Je ne veux que rétablir le sens des choses et des mots. Pour qui consent à réfléchir, la Critique est le jugement d’un esprit ferme et sagace sur les œuvres de l’esprit, d’après la connaissance des lois qui le régissent et les principes qui en découlent. Or, Jules Janin, tête sans métaphysique supérieure, ayant le bon sens et le discernement mais sans haute portée et sans grande profondeur, se vengeant de cette médiocrité par une imagination adorablement colorée et par la plus vive sensibilité d’écrivain, n’avait ni cette fermeté de jugement, ni cette connaissance des lois de l’esprit, ni ces principes qui constituent la Critique et son mâle génie. Que dis-je ! Jules Janin, de nature, était presque le contraire de ce qu’il faut entendre pour être un critique. Il était autre chose. Parce qu’il rendait compte des pièces de théâtre au tout-puissant Journal des Débats, il semblait faire de la critique aux yeux superficiels, et même, à cause de l’endroit où il écrivait, de très grande critique aux yeux des imbéciles ; mais il n’en faisait que comme tout le monde en fait (sans être un écrivain ad hoc) : avec des impressions personnelles. Les siennes, je le veux bien, étaient séduisantes ; mais, au bout du compte, elles n’avaient pas plus de valeur que les vibrations d’une charmante individualité.
Enfin, il faut aller plus loin, il ne faut pas craindre de l’affirmer : le talent de Jules Janin était peut-être tout ce qu’il y avait de plus opposé à ce qu’on pourrait appeler « la faculté critique ». C’était suprêmement un talent d’imagination, de la fantaisie la plus entraînante, mais aussi la plus aisément entraînée, car il n’y a pas de mors possible — si moelleux qu’il soit — pour ces filles de l’air ! Cette imagination fut, du reste, la cause de son succès si instantané, si rapide au Journal des Débats, où on l’avait pris pour rendre compte des pièces de théâtre et continuer les traditions dogmatiques de la Critique d’alors, dans la rectitude de son enseignement. Ce succès y éclata comme une fusée, dès les premiers mots qu’il y écrivit, en cette pétulante et éblouissante manière qui se révélait, et qui trancha, comme un joyeux et brillant arc-en-ciel, sur la manière correcte et sévère de Geoffroy. Avant ce nouveau venu qui arrivait sans se débotter, Diderot était peut-être le seul écrivain qui eût porté dans la Critique autant d’imagination qu’on en pouvait montrer avec les habitudes didactiques du xviiie siècle ; mais il y avait, dans l’imagination de Diderot, quelque chose d’exagéré et de déclamatoire qui sentait son bourgeois et son pédant, tandis que l’imagination qu’y porta Janin était naturelle et légère. Rien n’y pesait. Rien ne l’alourdissait. Aux Débats, ils voulaient un jugeur ; ce fut un jaseur qu’ils obtinrent. Mais de quelle amusante et étincelante jaserie ! Ici, le mot de Figaro-Beaumarchais n’est plus une moquerie : Ce fut un danseur qu’on obtint ! car ce fut un danseur, aussi, comme on n’avait jamais dansé sur la corde de la phrase, ni sur sa corde raide, ni sur sa corde lâche, ni sur sa corde sinueuse et retortillée, et faisant cent tours ! Les blasés des La Harpe, des Chénier, des Féletz trouvèrent cela délicieux… Le vieux Bertin, ce bœuf de génie qui a laissé dans la presse française l’ineffaçable sillon du Journal des Débats, et qu’Ingres nous a si bien peint, dans sa force fatiguée, fit son favori de ce jeune homme, qu’il tutoya comme les Rois d’Espagne tutoient leurs favoris, et à qui, en dehors de ses appointements, il donnait des gratifications de mille écus pour un feuilleton qui lui plaisait !
II
Ainsi, un homme de style, — d’un style personnel, — un fantaisiste, d’un caprice charmant et d’une bonne humeur infatigable, qui disait tout ce qui lui passait par sa bonne grosse tête, voilà tout Jules Janin et son mérite. Voyons ! y a-t-il réellement un critique dans tout cela ?… Il n’y avait là, n’est-il pas vrai ? ni Prince, ni Roi de la Critique. Le Prince de la Critique est toujours quelque peu un Prince Noir, et il n’y avait là que le Prince Rose du style, jeune et frais. Jules Janin Roi, le Roi de la Critique ! Allons donc ! Il en était bien plutôt le fou, — le fou du Roi, avec son esprit mi-parti de brillant et de sérieux, car les fous du Roi avaient, sous leurs joyeuses folies, quelquefois un grand bon sens et disaient juste ; et c’est ce qu’avait Jules Janin. Le Roi, partout où l’on peut être Roi, c’est toujours la majesté dans la force. Peut-on dire, si bienveillant qu’on soit pour Jules Janin, qu’il fût majestueux ?… « Il était le Roi de la Critique ! » C’est là une phrase comme les anciens professeurs de rhétorique en écrivent, sans se soucier de ce qu’il y a dedans ou de ce qu’ils croient mettre dedans. Si M. Cuvillier-Fleury avait dit de Janin : « Il fut le Roi de la littérature facile », — laquelle, croyez-moi, n’est facile que pour ceux qui savent faire de cette littérature-là, et qui est très difficile pour les lourds qui se donnent les airs de la mépriser, — M. Cuvillier-Fleury aurait dit une chose vraie, ou du moins une chose qu’il pourrait honorablement soutenir. S’il avait dit : « C’est le Roi de la phrase (comme je n’ai jamais su en faire ! — c’est M. Cuvillier-Fleury qui parle), — c’est le Roi de la phrase sonore, colorée, aérienne, — c’est le Roi de la phrase pour la phrase, du style pour le style, pour l’amour de la langue française qu’il adorait et qui le lui rendait bien, — le Roi du coloris, mettant sur des riens des touches d’Albane », eh bien, à la bonne heure ! M. Cuvillier-Fleury aurait dit une chose que n’auraient certainement pas démentie ceux qui se souviennent de ce feuilleton de Janin, qui n’était pas tous les lundis, mais qui était, quelquefois, incomparable ! M. Cuvillier-Fleury, qui se croit dans sa spécialité quand il parle de la Critique en disant : le Roi de la Critique ! image commune qui n’est qu’un cliché, phrase qui ne dit rien parce qu’elle dit trop, — a lancé de sa patte de rhétoricien, bête comme la patte de l’ours, un pavé à cet homme si bonhomme qui n’avait pas une prétention si hautaine, et qui ne fut jamais que le Roi des fleurs (mais pas des fleurs de rhétorique comme celles de M. Cuvillier-Fleury), — oui, le Roi des fleurs comme le papillon ! et qui en fut aussi la guêpe, car il avait du dard, quand il voulait, à son service, et où il avait fait la caresse, ce capricieux plantait très bien son aiguillon.
Il ne fut donc qu’un écrivain et qu’un feuilletoniste, Jules Janin, mais la rose est un composé de feuilles ! Il était un feuilletoniste, et pas plus, mais pas moins, et là, puisqu’on parle de royauté, était sa royauté… Le feuilleton, avant lui, était de la critique, et il peut bien en être encore. Mais avec lui le feuilleton n’était que le feuilleton, une chose en soi, qu’il a presque faite et qui n’a guère son nom que depuis qu’il a écrit les siens. Il était feuilletoniste et il le fut toujours jusque dans ses livres, car il a fait des livres, des livres où il n’a que des chapitres et des pages, enlevés comme ses feuilletons. Rappelez-vous la Fille de Séjan, dans Barnave ! Rappelez-vous son Âne mort, qui n’était qu’une moquerie de la littérature de 1830, cette coquette d’atrocité ! Est-ce qu’il y a dans ce petit roman autre chose qu’une parodie de feuilleton ?… D’ailleurs, tout comme il manquait du sens impersonnel de la Critique, Jules Janin manquait également du sens fécond de l’inventeur. Et on le vit bien, quand il fit ce chef-d’œuvre de style qui s’appelle La Fin d’un Monde ou la suite du Neveu de Rameau, dans lequel ce fils de Diderot — il l’était — se montra égal, si ce n’est supérieur, à son père ! Jules Janin se servit du type inventé ou observé par Diderot, pour avoir un sujet qui lui permît de déployer toutes les ressources de son style. Il avait cette familiarité avec les inventeurs de se servir de leurs inventions dans son intérêt d’écrivain : sans cérémonie de grand seigneur, qui partout se sent un peu chez soi ! Bien des années avant de prendre à Diderot son Neveu de Rameau, il avait pris à Richardson sa Clarisse, qu’il avait non pas traduite, mais concentrée dans un style autrement poignant, étincelant et beau que celui de l’auteur anglais. Il est assurément le seul écrivain qui ait eu l’audace de pareilles entreprises et à qui elles aient réussi. Il n’avait guère honte de ce procédé. Victor Cousin, qui était un styliste, et qui avait plus de style que de philosophie, s’écriait un jour qu’il donnerait le monde pour une belle phrase. Et Janin l’eût donné aussi ! Dans les sensations et les joies du style, il prenait très bien son parti de n’être pas un créateur. Et comment ne l’eût-il pas pris ? Il n’avait pas, du style, que la puissance enchantée, il en eut tout de suite le bonheur. J’ai vu dans ma jeunesse des professeurs de rhétorique — des Cuvillier-Fleury du temps — traiter de germanico-savoyard le style romain du grand de Maistre, — en retard de gloire, ce grand homme, parce que, de génie, il avançait trop !… Le style de Jules Janin n’eut point de ces infortunes. Il était pourtant d’une originalité dangereuse, au début, avec la routine et la vulgarité qui gouvernent le monde. Mais il n’éprouva aucun retard dans l’applaudissement et dans la renommée. On l’accepta. On en fut épris. On ne le nia pas une minute. Il ne fut jamais discuté.
III
Homme heureux, style heureux !… Il y a des styles qui sortent de la pensée comme l’enfant du ventre de lu mère, avec des douleurs et du sang. Il y en a qui, comme un bois rugueux et dur, ne deviennent brillants et polis que sous les coups de hachette de la rature. D’autres qui sortent d’une incubation longue et pesante… Le style de Janin jaillissait à toute heure, et, comme dit Sterne, sans lui coûter un sou de réflexion et d’effort. Ses plus belles, ses plus souples, ses plus éclatantes phrases, il les écrivait : va comme je te pousse ! (aurait-il dit) et il n’avait même pas ◀besoin▶ de pousser beaucoup pour qu’elles allassent. Elles éclosaient, et s’envolaient et se succédaient, sous sa plume, comme les bulles de savon, opalisées et lumineuses, du bout du fuseau dans lequel souffle une bouche d’enfant ! Je l’ai vu souvent les écrire joyeusement, sans se prendre le front une seule fois, sans se replier sur lui-même, sans cesser de causer avec nous, qui nous abattions sur lui comme des abeilles sur une grappe de raisin, qui bourdonnions autour de lui ; car il travaillait sa chambre pleine d’amis et… d’actrices, — ses sujettes de feuilleton, — qui, certes, ne l’induisaient pas au recueillement ! Il les écrivait à travers toutes les distractions, — à travers les cris perçants de ce fameux ara jaune et bleu que tout Paris a connu, ce tigre à plumes (disait Saint-Victor), qui criait comme s’il avait été l’ara du diable ; et il faisait gaiement sa partie de cris avec ce monstre, qui aurait déchiré le tympan des plus sourds, et il la faisait sans lâcher la phrase qu’il écrivait et dans laquelle il berçait si voluptueusement sa pensée ! Il les écrivait jusque dans les douleurs de la goutte, car il avait cette croix de Saint-Louis de mademoiselle Arnoud, et il les étendait même sur ses douleurs comme un baume, pour les calmer, persuadé qu’un cataplasme de phrases bien faites devait soulager un pauvre homme ! Ainsi, positivement, en maladie comme en santé, il ne vivait que par le style ou pour le style. Et, dernier bonheur que lui donna le style, ce fut par le style qu’il se maria. Ce fut son style qui lui valut et qui lui amena une femme jeune, rose et blonde comme l’Aurore dans des épis d’or, riche de cent mille livres de rente, autres épis d’or ! qui ne l’avait jamais vu, mais qui l’avait lu, et le style est l’homme, a dit le naturaliste Buffon. Aussi, dès le couvent, la jeune fille qui l’a épousé avait-elle cogné, dans sa petite et jolie tête, qu’elle n’épouserait jamais que l’homme de ce style-là. Lamartine seul, dans ce siècle anti-romanesque, — le mélancolique et beau Lamartine, qui eut le don de faire rêver toutes les femmes de l’Europe et peut-être de l‘Asie, — car en Asie elles rêvent, maintenant, — avait eu la fortune d’un pareil mariage, et Janin le recommença. Il eut, lui, l’éclatant et pimpant prosateur, le même destin que le poète de la Mélancolie, et il l’eut par le charme de sa prose comme Lamartine par le charme de ses vers. Ah ! Janin, s’il avait juré comme madame Pernelle, aurait pu dire du style : « Vertu de ma vie ! » Et le style, en effet, le tenait si fort, cet homme de style, marié grâce à son style, qu’il raconta le bonheur de son mariage dans un feuilleton enivré et resté célèbre, trouvant, cet enfant gâté du bonheur, que c’était augmenter son bonheur que de récrire, tant il était écrivain !
Et, de fait, ce jour-là, ce fut l’écrivain qui le maîtrisa, qui le déborda, qui l’emporta comme toujours, et ce ne fut pas, comme on l’a cru, la fatuité, — le turcaretisme de son bonheur. Il n’était pas plus fat de son bonheur conjugal que des autres bonheurs de sa vie. Il n’avait la fatuité de rien. Cet homme de sourire et de rire épanoui, de rondeur, de bonhomie, d’enfance de caractère, de pleine main, cet aimable et gai garçon n’eut jamais un seul grain de fatuité dans sa personne. Il avait la simplicité qu’ont tous les hommes qui ne pensent jamais qu’à une seule chose, et pour lui c’était toujours à quelque page brillante ou charmante à écrire ! Lui qui de sa plume faisait ce qu’il voulait, qui gagnait par elle gros d’argent, — comme disent respectueusement les bourgeois, — qui en gagnait gros comme lui, et il était gros ! qui avait, de plus, en perspective, deux cent mille livres de rente, qui était connu de toute l’Europe, bien venu de ses Princes et de ses artistes, et que tous les courtisans de son feuilleton, qui étaient nombreux, appelaient le Prince de la Critique bien avant que M. Cuvillier-Fleury s’avisât de l’en nommer « le Roi », se laissait dire par la femme qui lui avait tant donné en l’épousant, et qui exerçait sur ce préoccupé du style une délicieuse petite puissance maternelle : « Tenez, voilà votre journée ! deux sous pour votre bouquet de violettes et deux sous pour le pont des Arts » (aller et retour !). Et il riait, et il emportait ses quatre sous, heureux, pour le coup, comme un Prince ! Voilà tout Janin. Sterne n’eût pas mieux fait, ni La Fontaine !
IV
Oui, Sterne, dont il était le fils, — comme il était, je l’ai dit déjà, le fils de Diderot, car en littérature (et il n’y a qu’en littérature), on peut être le fils de deux pères sans inconvénient et sans immoralité, — Sterne, cet homme simple et exquis, qui n’avait pour vêtir son génie que trois chemises blanches et une culotte de soie noire !… Il ne fallait vraiment guère que cela à Jules Janin, et je crois même qu’il eût envoyé promener la culotte de soie noire. Cet homme, heureux dès sa jeunesse, qui n’eut jamais, comme les bohèmes de son temps — qui fut le temps de la Bohème — de déchirure à son coude, n’eut pas non plus pour s’en venger le luxe momentané de Balzac, aux boutons d’or pur, chez la princesse de Belgiojoso… Il ne se sentait aucun goût pour ces somptuosités d’artiste, — quoique pourtant il en fût un !
On se rappelle ce large gilet blanc croisé (son seul luxe), qui signalait la présence du feuilletoniste des Débats à toutes les avant-scènes des théâtres où il étalait sa personne, — non point comme le gentilhomme des Fâcheux :
Qui de son large dos morguait les spectateurs…
Jamais Janin n’a morgué personne ! — ni de son large dos ni de son large estomac, qui depuis, hélas ! devint une bedaine. À l’heure de la vie où l’on est frivole et où l’homme tient à relever ses avantages extérieurs par les soins de la mise et les détails de la toilette, à une époque où tant de gens de lettres affectaient d’être des Beaux, parmi les de Musset, les Roger de Beauvoir, les Roqueplan, les Sue, qui furent des dandies, des gants jaunes, des furieux (un mot du jargon de la mode du temps), Janin, très à la mode par l’esprit et par le talent et très en vue, Jules Janin, qui n’était pas sans beauté alors, ne pensait point à la faire valoir, cette beauté, par les ressources que la mode offre à la coquetterie. C’était en ce temps-là un joyeux garçon aux belles dents rieuses, frais comme une rose-pomme épanouie parmi tous ces pâles de Paris, au regard très doux et un peu indécis, un de ces regards qu’on appelle à la Montmorency et dont l’indécision, qui vous lutine, est plus piquante… Il avait de magnifiques cheveux noirs bouclés comme un pâtre de la campagne romaine, et qui, pour boucler, n’avaient pas ◀besoin des papillotes que se plantait le grave Lerminier sur sa forte tête philosophique et législative. Chose étonnante, ce joufflu Gaulois, aux joues roses, avait un profil grec très pur ; et c’est pour cela probablement que ses compagnons du collège l’appelaient « Niobé ». Singulier nom donné à un homme ! à un homme qui ne devait connaître aucun des malheurs de la vie, qui ne devait pas avoir d’enfants, dont les seuls enfants furent ses livres, ses livres aimés d’Apollon et qui n’en sentirent jamais les flèches !… Tel il était, Janin, dans sa verte jeunesse. Eh bien ! il ne s’en souciait pas. Il oubliait parfaitement tout cela, et son brin de toilette, à lui, quand il en faisait un peu, n’était qu’un brin de muguet ou de violette à deux sous (la rente future de sa femme) qu’il passait à sa boutonnière, tout près de ce fameux gilet de piqué blanc « d’une entière blancheur », comme dit l’opéra-comique. Parfois ce n’était qu’un bluet, petite étoile de sa gloire naissante. Un jour, il y fut lumineux.
Et ce bluet, du reste, lui allait adorablement ! Il rappelait les champs, et Janin le virgilien les aimait. Il les aimait peut-être un peu comme Delille, à travers Virgile et par la fenêtre. Il les aimait à travers Horace, qu’il a trop aimé et qui ne les aimait pas, et il se plaisait à en rapporter dans les théâtres de Paris la modeste fleur étonnée ! Il avait cette fibre. Il était bucolique, mais classiquement, en cela comme en bien autre chose. Sans sa vocation d’écrivain, il aurait été comme Théodore Burette, son ami, un professeur de rhétorique, et, clichés et ficelles ! (pour jurer à la Vireloque), au lieu d’un Janin, nous aurions un Cuvillier-Fleury de plus. Foncièrement, et d’études et de goût et de tout, Jules Janin était un classique. Il n’eut jamais la grande folie de la croix romantique, et il se moqua même du romantisme (comme dans L’Âne mort) dès qu’il eut une plume à la main. Je ne suis pas bien sûr qu’il n’ait vanté Viennet… Il tenait pour l’Antiquité et le xviie siècle, et quoiqu’il comprît les beautés d’une littérature puisée à une autre source, il revenait toujours à ces deux sources-là. Il finit même par s’y engloutir comme dans un puits.
Un jour, comme Hylas, mais il était moins jeune, il s’en alla, l’amphore à la main, puiser à la source d’Horace, et il y tomba avec sa cruche. Les Nymphes latines ne l’y dévorèrent point… de caresses, et après une longue accointance elles nous le renvoyèrent, l’esprit troublé, latinisant toujours, ne voulant pas démordre de ce diable de latin, radotant du latin, comme Panurge, dans ce français qu’il parlait si bien et qui suffisait à sa gloire… C’est là le seul échec de la partie qu’il joua contre la vie, cette horrible joueuse qui nous triche ! Mais voyez encore le bonheur de cet homme heureux. Cet horatien, qui ne guérit jamais d’Horace, préférait sa traduction à tous les feuilletons qu’il avait écrits ! Il l’aimait, avec la sagacité paternelle que les hiboux ont pour les plus laids de leurs petits. Et peut-être n’eut-il pas d’amour plus grand que celui qu’il eut pour sa traduction d’Horace, si ce n’est son amour fou pour l’Académie.
Ce fut là son amour de la fin. L’amour de la fin, chez les hommes, est toujours terrible. Janin, l’homme de lettres qui n’avait vécu que par et pour les lettres, devait avoir l’ambition littéraire d’être de l’Académie. S’il avait été, de hauteur de pensée, supérieur à l’homme de lettres, s’il avait été un critique, il aurait méprisé l’Académie. Il aurait jugé cette vieille institution, qui n’a plus de sens aujourd’hui — si éventrée qu’on y fourrera des femmes demain — et qui ne tente plus que la petite et sotte vanité française, infatigablement éprise des distinctions, même bêtes, malgré ses affreux mensonges sur l’égalité… Il eût vu cela. Mais, je l’ai dit, il n’était pas un critique, si ce n’est pour M. Cuvillier-Fleury, académicien. À cet attardé du xviie siècle, l’Académie française paraissait le palais des lettres. (Ils disent le temple, eux !) Il se mit parmi les mendiants de la porte de ce palais. Il lamenta pour y entrer. Il voulait y entrer à genoux, s’il ne pouvait debout ; et quand il en fut repoussé, il fit un discours aussi bas que ceux qui y entrent. Ils furent touchés de cette humilité, ces monstres empaillés dans leur orgueil d’Académie ! Le génie de l’importunité vainquit… On fit à Janin l’aumône qu’il demandait, et cet homme obstinément heureux attendit d’être de l’Académie pour mourir… Ah ! il me plaît tant, cet homme de lettres et d’esprit, et d’esprit français, que j’ai essayé de replacer aujourd’hui dans la lumière de son mérite, qui est immense et qui est charmant, et dont la nature est de passer, — de n’être pas plus immortel que les fleurs qui passent, — il me plaît tant que j’arrête ici mon chapitre !
L’académicien me gâterait tout.