(1870) De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés « De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés — Chapitre VI : Difficultés de la théorie »
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(1870) De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés « De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés — Chapitre VI : Difficultés de la théorie »

Chapitre VI :
Difficultés de la théorie

I. Difficultés de la théorie de descendance modifiée. — II. Transitions, absence ou rareté des variétés intermédiaires. — III. Transitions dans les habitudes. — IV. Habitudes différentes parmi les individus de la même espèce, et très différentes entre espèces proche-alliées. — V. Organes très parfaits ou très compliqués et moyens de transition. — VI. Cas difficiles : Natura non-facit saltum. — VII. Organes peu importants. — VIII. Tout organe n’est pas absolument parfait. — IX. Résumé : La loi d’unité de type et celle des conditions d’existence sont comprises dans la théorie de sélection naturelle.

I. Difficultés de la théorie de descendance modifiée. — Une foule d’objections se seront présentées à l’esprit de mes lecteurs bien avant qu’ils soient arrivés jusqu’à cette partie de mon travail. Quelques-unes de ces difficultés sont si graves, que moi-même, encore aujourd’hui, lorsque j’y songe, j’en suis parfois presque ébranlé. Cependant, autant que j’en puis juger, je crois que le plus grand nombre ne sont qu’apparentes ; et même celles qui sont réelles ne me paraissent pas absolument inconciliables avec ma théorie. Ces objections peuvent se ranger sous quelques chefs : D’abord, si toutes les espèces descendent d’autres espèces antérieures, par des transitions graduelles insensibles, comment se fait-il que nous ne trouvions pas partout d’innombrables formes transitoires ? Comment se fait-il que les espèces soient si bien définies et que tout ne soit pas confusion dans la nature ? Secondement, est-il possible qu’un animal ayant, par exemple, les habitudes et la structure d’une Chauve-Souris, se soit formé par voie de modification de quelque autre animal ayant des habitudes entièrement différentes ? Pouvons-nous croire que la sélection naturelle réussisse à produire, d’un côté, des organes de peu d’importance, tels que la queue d’une Girafe pour lui servir de chasse-mouches, et, d’un autre côté, des organes d’une structure aussi merveilleuse que celle de l’œil, dont nous pouvons à peine encore comprendre l’inimitable perfection ? Troisièmement, les instincts peuvent-ils s’acquérir et se modifier au moyen de la sélection naturelle ? Que dirons-nous de cet instinct merveilleux qui porte l’Abeille à construire ses cellules, instinct par lequel elle semble avoir devancé les découvertes de profonds mathématiciens ? Quatrièmement, comment pouvons-nous expliquer que les espèces croisées soient stériles, ou ne produisent qu’une postérité inféconde, tandis que la fertilité des individus qui proviennent d’un croisement entre variétés est augmentée ? Nous discuterons dans ce chapitre les deux premières de ces objections, réservant les instincts et l’hybridité pour deux chapitres spéciaux.

II. Transitions, absence ou rareté des variétés intermédiaires. — La sélection naturelle n’agissant que par la conservation continuelle de modifications avantageuses, chaque forme nouvelle doit tendre en toute contrée suffisamment peuplée à exterminer et finalement à supplanter ses propres parents moins parfaits94, ou toute autre forme moins favorisée avec laquelle elle entre en concurrence. Ainsi que nous l’avons déjà vu, le procédé d’extinction et celui de sélection naturelle marcheront de pair. Il suit de là que, si nous considérons chaque espèce comme descendant de quelque autre forme inconnue, la forme mère, de même que toutes les variétés transitoires, devront en général avoir été exterminées, par suite du procédé même de formation et de perfectionnement de cette forme nouvelle. Mais comme, d’après cette théorie, d’innombrables formes transitoires doivent avoir existé, pourquoi ne les trouvons-nous pas enfouies en nombre infini dans l’écorce terrestre ? Nous discuterons cette question plus à propos dans le chapitre sur l’Insuffisance des documents géologiques. Je dirai seulement ici que je crois ces documents beaucoup moins complets qu’on ne le suppose généralement ; et c’est la meilleure réponse qu’on puisse faire. Les lacunes de nos documents géologiques proviennent principalement de ce que les êtres organisés n’habitent pas les régions très profondes des mers, et de ce que leurs restes enfouis ne peuvent être conservés pendant la série des âges géologiques dans des masses sédimentaires assez épaisses et assez étendues pour résister à de puissantes causes ultérieures de dégradation. Or, de telles masses fossilifères ne peuvent s’accumuler que lorsqu’une énorme quantité de sédiment se trouve déposée dans le lit d’une mer peu profonde pendant une période de lent affaissement. Un tel concours de circonstances doit se présenter rarement, et seulement à de longs intervalles. Au contraire, pendant que le lit de la mer demeure stationnaire ou pendant que son niveau s’élève, ou enfin lorsque la quantité de sédiment qui s’y dépose est insuffisante, il doit se trouver une lacune dans notre histoire géologique. L’écorce terrestre est un vaste musée dont les collections ont été rassemblées d’une manière intermittente et à des intervalles de temps immensément éloignés les uns des autres. Mais actuellement, dira-t-on, lorsque plusieurs espèces proche-alliées habitent un même territoire, ne devrions-nous pas trouver entre elles beaucoup de formes intermédiaires ? Prenons un exemple fort simple. Lorsqu’on voyage du Nord au Sud sur un même continent, on rencontre généralement, à intervalles successifs, des espèces représentatives, c’est-à-dire étroitement alliées, qui remplissent évidemment une place presque identique dans l’économie naturelle de chacune des contrées qu’elles habitent plus particulièrement. Ces espèces représentatives se rencontrent souvent et s’entremêlent sur les limites communes de leurs stations ; et, à mesure que les unes deviennent de plus en plus rares, les autres se montrent de plus en plus communes, jusqu’à ce que l’une remplace complétement l’autre. Mais, si l’on compare ces espèces dans les contrées où elles s’entremêlent, elles sont en général aussi distinctes les unes des autres en chaque détail de leur organisation que peuvent l’être les spécimens choisis dans le centre de leur habitat. D’après ma théorie, ces espèces alliées descendent d’un parent commun, et, pendant le cours du procédé de modification, chacune d’elles s’est de mieux en mieux adaptée aux conditions de vie particulières de sa propre station et a supplanté et exterminé sa souche originelle, ainsi que toutes les variétés transitoires qui ont dû se produire successivement entre son état passé et son état présent95. D’après cela, nous ne pouvons nous attendre à rencontrer actuellement de nombreuses variétés transitoires dans chacune de ces régions, bien qu’elles y aient certainement existé un jour, et qu’elles puissent y être enfouies à l’état fossile. Mais dans la région moyenne, où se trouvent des conditions de vie intermédiaires, pourquoi ne trouvons-nous pas des variétés mixtes servant de lien entre les formes extrêmes ? Cette difficulté m’a arrêté longtemps. Pourtant on peut en grande partie la résoudre. D’abord ce n’est qu’avec les plus grandes réserves que nous pouvons inférer de la continuité actuelle d’une région qu’elle est toujours demeurée continue depuis une époque très reculée. L’observation géologique nous sollicite au contraire à croire que presque tous nos continents ont été brisés en îles pendant la dernière époque tertiaire. Or, en de telles îles, des espèces distinctes peuvent s’être formées séparément sans que la formation de variétés intermédiaires dans les zones moyennes ait été possible. De même, par suite de changements survenus dans la configuration des terres et dans le climat, des stations maritimes, maintenant très vastes, doivent avoir existé récemment en des conditions beaucoup moins uniformes qu’aujourd’hui. Je ne doute donc pas que l’ancien état de discontinuité des régions dont les barrières naturelles ont aujourd’hui disparu n’ait joué un rôle important dans la formation d’espèces nouvelles, et plus spécialement parmi les animaux qui se meuvent librement et qui croisent à volonté. Mais je ne m’arrêterai pas plus longtemps à ce moyen d’échapper à la difficulté, car je crois que la formation d’espèces très distinctes est possible dans de vastes régions parfaitement continues. Si l’on observe la distribution actuelle des espèces dans une vaste région, on voit qu’en général elles sont très communes sur une certaine étendue de territoire aux confins de laquelle elles deviennent assez soudainement de plus en plus rares, jusqu’à ce qu’elles disparaissent entièrement. Il suit de là que le territoire neutre entre deux espèces représentatives est généralement très limité en comparaison de celui qui est propre à chacune d’elles. On constate le même ordre de faits lorsqu’on s’élève sur les montagnes ; et il est remarquable, ainsi que l’observe Alph. De Candolle, combien la disparition d’espèces alpines très communes est quelquefois soudaine. E. Forbes a pu faire encore les mêmes observations en draguant le littoral océanique. Or, ceux qui regardent le climat et les conditions physiques de la vie comme les causes dont l’action est le plus importante dans la distribution géographique des espèces, doivent s’étonner de semblables effets, puisque le climat, l’altitude des terres ou la profondeur des mers changent et croissent ou décroissent graduellement. Mais, au contraire, si nous nous rappelons que chaque espèce, même au centre de sa station, s’accroîtrait immensément en nombre sans la concurrence d’autres espèces ; que presque toutes, ou se nourrissent d’autres espèces, ou leur servent elles-mêmes de pâture ; enfin, que tout être organisé, soit directement, soit indirectement, est dans la dépendance étroite d’autres êtres organisés ; il nous faut bien convenir que la distribution des habitants d’une contrée quelconque ne peut dépendre exclusivement de changements insensibles dans les conditions physiques de la vie, mais résulte en grande partie de la présence d’autres espèces dont ils se nourrissent, qui les détruisent ou qui leur font concurrence. Comme ces espèces sont déjà bien définies, de quelque manière qu’elles le soient devenues, et qu’elles ne se fondent pas les unes dans les autres par des dégradations insensibles, l’extension d’une espèce quelconque, dépendant toujours de l’extension de toutes les autres, doit tendre aussi à être parfaitement définie et limitée. De plus, chaque espèce sur les confins de son habitat, où elle existe en moindre nombre, doit, en vertu des fluctuations du nombre de ses ennemis, de la quantité de ses moyens de subsistance ou des saisons plus ou moins extrêmes, être fréquemment exposée à une entière extinction ; de sorte que les limites de son extension géographique en deviennent encore plus rigoureusement définies. S’il est vrai, comme je le crois, que les espèces alliées ou espèces représentatives qui habitent une aire continue sont généralement distribuées de manière que chacune d’elles ait une assez vaste extension, et soit séparée des autres par un territoire neutre relativement assez étroit, où elle devient presque soudain de plus en plus rare ; alors, comme les variétés ne diffèrent pas essentiellement des espèces, la même règle doit, sans nul doute, s’appliquer aux unes comme aux autres. Si donc nous imaginons une espèce variable quelconque, adaptée à une vaste région, il nous faudra aussi supposer que deux variétés de cette espèce seront adaptées à deux districts également vastes de cette région, et qu’une troisième variété s’adaptera à l’étroite zone moyenne qui les sépare. Mais cette variété intermédiaire, par cela même qu’elle habitera une aire moins étendue, sera représentée par un moins grand nombre d’individus : or, dans l’observation des faits, aussi loin que j’ai pu pousser mes recherches, cette règle s’applique exactement aux variétés à l’état de nature. J’ai trouvé de fréquents exemples de cette loi dans le genre des Balanes, parmi les variétés intermédiaires entre des variétés mieux tranchées. Il ressort aussi des renseignements que m’ont fournis M. Watson, le Dr Asa Gray et M. Wollaston, qu’en général, lorsqu’il se présente des variétés intermédiaires entre deux autres formes, elles sont numériquement beaucoup plus rares que les formes auxquelles elles servent de lien. Si nous pouvons nous fier à ces faits et à ces observations, et en conclure que les variétés intermédiaires entre deux formes quelconques ont toujours existé en moindre nombre que les formes qu’elles relient les unes aux autres, il nous devient aisé de comprendre pourquoi ces variétés transitoires ne peuvent se perpétuer pendant de longues périodes, et pourquoi, en règle générale, elles doivent être exterminées et disparaître plus tôt que les formes auxquelles elles ont originairement servi de passage. En effet, toute forme représentée par un moins grand nombre d’individus doit, ainsi que je l’ai déjà fait remarquer, courir une plus grande chance d’extermination que d’autres plus nombreuses en représentants ; et particulièrement dans le cas où ces diverses formes alliées habitent une région continue, la variété la moins nombreuse doit être perpétuellement exposée aux invasions des variétés plus puissantes qui vivent à côté d’elle. Mais une autre considération que je crois encore beaucoup plus importante, c’est que, pendant le procédé continu de modification, au moyen duquel deux variétés sont, d’après ma théorie, converties et perfectionnées en deux espèces distinctes, les deux formes qui existent en plus grand nombre, par suite de la plus grande étendue des régions qu’elles habitent, auront un avantage décisif sur toute variété intermédiaire confinée dans une zone moyenne étroite. Car toute forme très nombreuse en individus aura toujours plus de chances, dans une même période donnée, de présenter des variations favorables dont la sélection naturelle puisse se saisir, que des formes plus rares qui existent en plus petit nombre. Les formes les plus communes doivent donc toujours tendre à l’emporter dans le combat de la vie sur les formes moins répandues, et conséquemment à les supplanter, parce que celles-ci ne se seront que plus lentement modifiées et perfectionnées96. C’est, je crois, d’après le même principe que les espèces les plus communes dans chaque contrée présentent, en moyenne, un plus grand nombre de variétés bien tranchées que les espèces plus rares, ainsi que nous l’avons déjà vu autre part. J’expliquerai mieux ma pensée en supposant trois variétés de Moutons dont l’une serait adaptée à une vaste région montagneuse, une seconde à une étroite zone de collines intermédiaires, et une troisième à une vaste plaine étendue à leur base. Supposons, d’autre part, que les habitants de chaque région s’efforcent tous avec une égale persévérance et une égale habileté d’améliorer leurs troupeaux par une sélection méthodique ; toutes les probabilités de succès seront, en pareil cas, en faveur des possesseurs des grands troupeaux de la montagne et de la plaine qui amélioreront leur race plus rapidement que les petits pasteurs de la chaîne de collines intermédiaires. Conséquemment les deux races améliorées de la montagne ou de la plaine prendront bientôt la place de la race inférieure des collines, et les deux races qui existaient d’abord en plus grand nombre arriveront à être en contact immédiat l’une avec l’autre, sans interposition de la variété intermédiaire qui sera totalement supplantée. En somme, je crois que les espèces arrivent assez vite à se définir et à se distinguer les unes des autres, pour ne présenter à aucune époque l’inextricable chaos de liens intermédiaires et variables. D’abord les variétés nouvelles se forment très lentement, les variations ne s’effectuent que pas à pas, et la sélection naturelle ne peut rien jusqu’à ce que des variations favorables se présentent et qu’il se produise dans l’économie naturelle de la contrée une lacune qui puisse être mieux remplie par quelques-uns de ses habitants modifiés que par leurs souches mères. Or, ces lacunes nouvelles dépendent de lents changements de climat, de l’immigration accidentelle de nouveaux habitants, et, probablement plus encore, des lentes modifications de quelques-unes des anciennes espèces indigènes : les nouvelles formes ainsi produites et les anciennes qui ont persisté agissant et réagissant les unes sur les autres. Si bien qu’en toute région et en tout temps, nous ne pouvons trouver qu’un très petit nombre d’espèces en voie de subir des modifications légères, mais ayant quelque permanence : et c’est assurément ce qu’on observe dans l’ordre naturel. Secondement, beaucoup de régions terrestres ou maritimes, aujourd’hui continues, ont dû former à une époque encore récente un certain nombre de stations isolées, où beaucoup de formes organiques peuvent être devenues suffisamment distinctes pour compter dorénavant comme autant d’espèces représentatives. Cette supposition a de la valeur surtout à l’égard des animaux qui s’accouplent pour chaque parturition, et qui sont doués de puissants moyens de locomotion. En pareil cas, les variétés intermédiaires entre ces diverses espèces représentatives, ainsi que leur parent commun, doivent avoir existé antérieurement dans l’une quelconque de ces stations séparées ; mais ces formes de transition ont été exterminées et supplantées par les procédés de sélection naturelle, de sorte qu’on ne peut plus s’attendre à les rencontrer vivantes. Troisièmement, quand deux ou plusieurs variétés se sont formées en différents districts d’une région parfaitement continue, les variétés intermédiaires ont probablement existé antérieurement dans les zones moyennes, mais elles ont dû en général n’avoir qu’une existence éphémère97. Car il résulte des faits que nous avons déjà discutés, entre autres de ce que nous savons sur la distribution actuelle des espèces étroitement alliées ou représentatives, ainsi que des variétés bien tranchées, que ces variétés intermédiaires doivent avoir existé dans les zones moyennes en moindre nombre que les variétés auxquelles elles servent de passage. Par ce seul fait, elles ont dû se trouver plus exposées que d’autres à être exterminées par le concours de diverses causes accidentelles ; et pendant le cours des modifications continuelles qui résultent de l’action sélective, elles ont dû presque nécessairement être vaincues et supplantées par les formes qu’elles reliaient les unes aux autres. En effet, celles-ci, existant en beaucoup plus grand nombre, ont dû généralement présenter de plus fréquentes variations, progresser de plus en plus au moyen de la sélection naturelle, et acquérir ainsi successivement de nouveaux avantages. Enfin, considérant, non pas une époque particulière, mais toute la succession des temps, si ma théorie est vraie, d’innombrables variétés intermédiaires, reliant étroitement les unes aux autres toutes les espèces d’un même groupe, doivent assurément avoir existé ; mais le procédé de sélection naturelle lui-même tend, comme nous l’avons déjà si souvent remarqué, à exterminer les formes mères et les formes intermédiaires. Conséquemment, on ne peut s’attendre à trouver des preuves de leur existence antérieure que parmi les débris fossiles qui se sont conservés jusqu’à nous par des moyens extrêmement imparfaits et intermittents, ainsi que nous essayerons de le démontrer dans un prochain chapitre.

III. Transitions dans les habitudes. — Les adversaires de la théorie que j’expose ont demandé comment, par exemple, un animal carnivore terrestre peut avoir été transformé en animal aquatique. En effet, comment un tel animal aurait-il pu vivre pendant son état transitoire ? Il serait aisé de démontrer que, dans le même groupe, il existe des animaux carnivores qui présentent tous les degrés intermédiaires entre des habitudes véritablement aquatiques et des habitudes exclusivement terrestres. Comme chacun d’eux n’existe qu’en vertu d’une victoire dans la concurrence vitale, il est clair que chacun d’eux doit être convenablement adapté à ses habitudes et à sa situation dans la nature. Ainsi, le Vison (Mustela vison) de l’Amérique du Nord a les pieds palmés et ressemble à la Loutre par son pelage, ses jambes courtes et la forme de sa queue. Pendant l’été, il plonge et vit de poisson ; mais, pendant les longs hivers de la contrée, il s’éloigne des eaux glacées et se nourrit, comme les autres Martes, de Souris et d’autres animaux terrestres. Mais l’on aurait pu choisir d’autres exemples : si l’on avait demandé comment un quadrupède insectivore peut avoir été métamorphosé en une Chauve-Souris, capable de vol, la question eût été plus difficile à résoudre, et je n’aurais pu y répondre pour le moment d’une manière satisfaisante. J’ai la conviction cependant que de pareilles objections ont peu de poids, et que ces difficultés ne sont pas insolubles. Ici, comme partout, j’ai contre moi le désavantage de ne pouvoir citer, parmi le grand nombre de faits analogues que j’ai pu recueillir, qu’un ou deux exemples de transitions dans les habitudes ou la structure des espèces étroitement alliées dans un même genre, et d’habitudes diverses, soit constantes, soit accidentelles, dans la même espèce. Cependant, une longue liste de tels faits pourrait seule amoindrir les objections auxquelles donnent lieu certains cas particuliers, tels que celui de la Chauve-Souris dont je viens de parler. Ainsi, dans la famille des Écureuils, nous trouvons la série la plus parfaite, depuis les espèces à queue légèrement aplatie, ou qui ont seulement, d’après les observations de sir J. Richardson, la partie postérieure de leur corps un peu élargie et la peau de leurs flancs plus développée qu’à l’ordinaire, jusqu’aux Écureuils dits volants. Ceux-ci ont les membres et même la base de la queue reliés ensemble par une large expansion de la peau qui leur sert comme de parachute et leur permet de se soutenir dans l’air et de sauter d’arbre en arbre à de surprenantes distances. Nous ne saurions douter que chacune de ces particularités de structure ne soit individuellement de quelque avantage aux représentants de chaque espèce d’Écureuils, chacune dans sa contrée natale, en ce qu’elle leur donne quelque facilité de plus, soit pour échapper aux oiseaux de proie ou aux autres animaux carnivores, soit pour se procurer plus aisément leur nourriture, soit encore pour diminuer le danger de chutes accidentelles plus ou moins fréquentes. Mais il ne s’ensuit pas que la structure de chacun de ces Écureuils soit la meilleure qu’il soit possible de concevoir dans toutes les conditions naturelles possibles. Que le climat et la végétation changent, que d’autres concurrents de l’ordre des Rongeurs ou d’autres animaux de proie immigrent, que les anciens se modifient, et toutes les analogies nous solliciteront à croire qu’au moins quelques-unes de ces espèces d’Écureuils décroîtront en nombre ou seront exterminées, à moins qu’elles ne se modifient et perfectionnent leur structure d’une manière correspondante. Or, je ne puis voir aucune difficulté, surtout sous des conditions de vie changeantes, à ce que les effets accumulés de la sélection continuelle d’individus pourvus de membranes latérales de plus en plus complètes, chaque modification en ce sens étant utile et ayant toute chance de se propager, aient enfin produit un Écureuil volant parfait. Considérons maintenant le Galéopithèque, ou Lémur volant, qui a d’abord été faussement rangé parmi les Chauves-Souris. Il est pourvu d’une membrane latérale extrêmement développée, qui s’étend de l’angle de la mâchoire jusqu’à la queue, et embrasse les membres avec leurs doigts allongés. Cette membrane elle-même est pourvue d’un muscle extenseur. Bien que la nature vivante ne nous offre actuellement dans la famille des Lémuridés aucune forme qui soit adaptée seulement pour se soutenir dans l’air, et qui présente des caractères intermédiaires rattachant le Galéopithèque aux autres espèces du groupe, cependant rien n’empêche d’admettre que ces espèces de transition n’aient existé à des époques antérieures à la nôtre, et que chacune d’elles ne se soit formée successivement en passant par les mêmes degrés d’organisation que les Écureuils volants actuels, chacun de ces progrès de structure accomplis dans leur organe du vol ayant dû être utile aux individus chez lesquels il s’est d’abord manifesté. Je ne vois encore aucune difficulté à ce que les doigts palmés et l’avant-bras du Galéopithèque puissent successivement s’allonger par sélection naturelle, ce qui le transformerait en Chauve-Souris, du moins en tout ce qui concerne les organes du vol. Chez les Chauves-Souris qui ont la membrane de l’aile étendue depuis le sommet de l’épaule jusqu’à la queue, de manière à embrasser les membres postérieurs, on aperçoit peut-être encore les traces d’un appareil originairement construit pour se soutenir dans l’air plutôt que pour y voler. Si une douzaine environ de genres d’oiseaux étaient éteints ou inconnus, qui oserait s’aventurer jusqu’à soutenir qu’il en peut exister qui se servent de leurs ailes seulement en guise de rames pour frapper la surface de l’eau, comme le Microptère d’Eyton (Micropterus brachypterus, Anas brachyptera ou Brevipenne stupide), qui les emploient en guise de nageoires dans l’eau et de pieds antérieurs sur terre, comme le Manchot (Aptenodytes), ou en guise de voiles comme l’Autruche, et enfin qui n’en font aucun usage, comme l’Aptéryx. Cependant, la structure de chacun de ces oiseaux lui est utile dans les conditions de vie particulières où il est placé, puisque chacun d’eux ne vit qu’en vertu d’une lutte ; mais elle n’est pas nécessairement la meilleure possible dans toutes les conditions de vie qui peuvent se présenter pour eux. Il ne faut pas inférer de ces observations que ces divers degrés d’imperfection dans la structure des ailes, imperfection qui peut être le résultat du défaut d’exercice, indiquent les degrés naturels au moyen desquels tous les oiseaux ont acquis leur parfaite puissance de vol actuelle ; mais ils servent au moins à montrer quels moyens divers de transition sont possibles98. De ce qu’un petit nombre d’animaux appartenant à des ordres, en général, à respiration aquatique, tels que les crustacés et les mollusques, sont adaptés à la vie terrestre ; de ce que nous connaissons, outre les oiseaux, des mammifères volants et des insectes volants appartenant aux types les plus divers ; de ce qu’il a existé aussi autrefois des reptiles volants ; nous pouvons conclure avec quelque droit que les poissons volants, qui aujourd’hui se soutiennent seulement dans l’air, en ne s’élevant que fort peu et en tournant à l’aide des vibrations de leurs nageoires ou ailerons membraneux, auraient pu être modifiés jusqu’à devenir des animaux parfaitement ailés. Il en aurait été ainsi, qui jamais se fût imaginé qu’à un état transitoire antérieur ces animaux eussent été des habitants de la pleine mer, et n’eussent employé leurs naissants organes de vol que pour éviter d’être dévorés par d’autres poissons ? Lorsque nous observons un organe quelconque parfaitement adapté pour quelque habitude particulière, tel que l’aile d’un oiseau pour le vol par exemple, il faut nous rappeler sans cesse que les diverses formes organiques, qui ont servi de degrés de transition entre cet état de haute perfection et un état antérieur moins parfait, ne peuvent que par exception avoir subsisté jusqu’aujourd’hui ; car elles doivent, en général, avoir toutes été supplantées en vertu même du procédé de perfectionnement par sélection naturelle. Bien plus, nous pouvons présumer que les variétés ou espèces transitoires entre des formes appropriées à des habitudes très différentes ne se sont que rarement développées en grand nombre et sous de nombreuses formes subordonnées. Ainsi, pour en revenir à l’exemple du poisson volant, il ne me semble pas probable que des poissons, capables de véritable vol, aient pu se développer sous de nombreuses formes spécifiques, de manière à saisir par divers moyens diverses proies, soit sur la terre, soit sur l’eau, avant que leurs organes du vol eussent atteint un état très parfait, capable de leur assurer un avantage décisif sur d’autres animaux dans la bataille de la vie. Nous pouvons donc d’autant moins espérer de découvrir les restes fossiles des formes transitoires de l’organisation que ces formes ont existé en moins grand nombre, relativement au nombre des représentants des espèces dont la structure est plus parfaite et mieux caractérisée99.

IV. Habitudes différentes parmi les individus de la même espèce, et très différentes entre les espèces proche-alliées. — Je citerai maintenant un ou deux exemples d’habitudes variables ou même très différentes parmi les individus de la même espèce. Lorsque l’un et l’autre cas se présentent à la fois, on conçoit qu’il puisse être aisé à la sélection naturelle d’adapter, au moyen de quelques modifications de structure, tous les représentants de cette espèce, soit en général à des habitudes variables, soit exclusivement à l’une ou à l’autre de ces habitudes. Mais il est difficile de dire, et d’ailleurs de peu d’importance pour nous, si, en général, les habitudes changent d’abord et l’organisation ensuite, ou si de légères modifications de structure conduisent naturellement à des habitudes nouvelles. Ce qui paraît le plus probable, c’est que le changement des unes et de l’autre s’opère presque simultanément. À l’égard des changements qui peuvent survenir dans les habitudes, il suffit de parler des nombreux insectes d’Angleterre qui se nourrissent maintenant de plantes exotiques ou exclusivement de substances artificielles. On pourrait de même donner d’innombrables exemples d’habitudes variables. J’ai souvent vu, dans l’Amérique du Sud, un Tyran Gobe-Mouche (Saurophagus sulphuratus), planer au-dessus d’un lieu, de là passer à un autre, comme une Cresserelle (Tinnunculus) ; et d’autres fois demeurer immobile à l’affût au bord des eaux, puis s’y élancer soudain à la poursuite d’un poisson, comme un Martin-Pêcheur (Alcedo). Dans nos contrées on voit parfois notre grosse Mésange charbonnière (Parus major) grimper aux arbres presque comme un Grimpereau (Certhia). Souvent elle tue de petits oiseaux en leur assénant de vigoureux coups de becs sur la tête, exactement comme la Pie-Grièche (Lanius), et bien des fois je l’ai entendue frapper à coups redoublés des graines d’if contre une branche, et les briser ainsi, comme ferait le Casse-Noix (Nucifraga caryocatactes). Dans l’Amérique du Nord, Hearne a vu l’Ours noir nager pendant des heures, la bouche toute grande ouverte, comme une Baleine, pour attraper des insectes aquatiques. Puisque l’on voit quelquefois certains individus d’une espèce affecter des habitudes très différentes de celles qui sont propres à leurs semblables ou même à leurs congénères, on peut s’attendre, d’après ma théorie, à ce que ces individus donnent accidentellement naissance à de nouvelles espèces, ayant des habitudes anormales et une organisation légèrement ou même considérablement différente de celle de leur type. Et, en effet, la nature nous en offre parfois des exemples. On ne pourrait trouver une adaptation de la structure aux habitudes plus frappante et plus complète que chez le Pic, si bien conformé pour grimper aux troncs des arbres et pour saisir des insectes dans les fentes de leur écorce. Cependant on trouve dans l’Amérique du Nord des Pics qui se nourrissent principalement de fruits, et d’autres pourvus de longues ailes qui chassent les insectes au vol. Je puis citer encore, comme un autre exemple des habitudes variables de la tribu, un Colaptes du Mexique, décrit par Henri de Saussure, qui creuse des trous dans les arbres à bois très dur, pour y déposer une provision de graines destinée à sa consommation à venir. Dans les plaines de la Plata, où ne croît pas un seul arbre, vit un Pic (Colaptes campestris) qui a, comme les autres, deux doigts dirigés en avant et deux en arrière, la langue allongée et pointue, et les pennes caudales aiguës et roides, bien que pourtant un peu moins roides que chez le type du genre. Je l’ai vu de même employer sa queue en guise d’arc-boutant quand il se posait sur un plan vertical. Enfin, son bec est droit et fort, et quoiqu’un peu moins fort et moins droit que chez l’espèce européenne commune, il peut cependant lui permettre de perforer le bois. Le Colaptes de la Plata est donc bien un Pic par tous les caractères essentiels de son organisation, et, jusqu’à une époque encore toute récente, on l’a toujours classé dans le même genre que les autres. D’autres particularités de moindre importance, telles que sa couleur, le ton aigre de sa. voix, son vol ondulatoire, tout enfin m’assure de son étroite parenté avec notre espèce commune ; cependant, non seulement d’après mes propres observations, mais encore d’après celles d’Azara, toujours si exactes, c’est un Pic qui ne monte jamais aux arbres. Les Pétrels sont, plus que tous les autres oiseaux, des habitants exclusifs de l’air et de la mer. Pourtant, dans le tranquille détroit de la Terre de Feu, le Puffinuria Berardi pourrait passer aux yeux de tous pour un Pingouin (Alca) ou pour un Grèbe (Podiceps) par ses habitudes générales, par son étonnante faculté de plonger, et par sa manière de nager ou de voler, quand par hasard, et comme avec répugnance, il prend son vol. Néanmoins c’est bien un Pétrel ; mais plusieurs parties de son organisation se sont profondément modifiées de manière à se mettre en rapport avec ses nouvelles habitudes de vie ; tandis que le Pic de la Plata ne présente que des modifications très légères, relativement aux autres Pics. De même, à l’égard du Merle d’eau (Cinclus aquaticus), le plus subtil observateur ne pourrait soupçonner, en examinant son cadavre, ses habitudes sub-aquatiques. Cependant ce membre anormal de la famille toute terrestre des Merles ne se nourrit qu’en plongeant, s’accrochant aux pierres avec ses pieds, et se servant de ses ailes sous l’eau. Ceux qui admettent que chaque être a été créé tel que nous le voyons aujourd’hui, ne doivent-ils pas s’étonner de rencontrer parfois des animaux dont l’organisation et les habitudes sont en mutuel désaccord ? Quoi de plus simple que les pieds palmés des Oies et des Canards aient été formés pour la natation ? Et pourtant il y a des Oies terrestres qui ont, comme les autres, les pieds palmés, et qui, cependant, ne vont que rarement ou même jamais à l’eau. Audubon est le seul qui prétende avoir vu la Frégate (Tachypetes) s’abattre sur la surface de la mer, et la Frégate a ses quatre doigts palmés. D’autre part, les Grèbes (Podiceps) et les Foulques (Fulica atra) sont éminemment aquatiques, bien que leurs doigts soient seulement bordés d’une membrane. Ne semble-t-il pas aussi tout naturel que les longs pieds des Échassiers leur aient été donnés pour habiter les marécages et pour marcher sur les îlots de plantes flottantes ? Cependant la Poule d’eau (Gallinula chloropus) est presque aussi aquatique que la Foulque et le Râle des Genêts (Rallus crex) presque aussi terrestre que la Caille ou la Perdrix. En pareils cas, et l’on en pourrait trouver beaucoup d’autres analogues, les habitudes ont changé sans qu’il y ait eu dans l’organisation des modifications correspondantes. On peut considérer les pieds palmés de l’Oie terrestre de Magellan (Bern. Magellanica, Steph. ; Anser Magellanica, Cuv.), comme devenus rudimentaires en fonction, et non en structure, et la membrane largement échancrée qui s’étend entre les quatre doigts de la Frégate montre que cet organe est en voie de se modifier. Ceux qui admettent des créations distinctes et innombrables diront qu’en ces divers cas il a plu au Créateur de faire prendre à un être appartenant à un type la place d’un être d’un autre type ; mais il me semble qu’au fond c’est répéter exactement la même chose, seulement en un langage plus métaphorique. Lorsqu’on admet le principe de concurrence vitale et celui de sélection naturelle, il faut admettre aussi que chaque espèce vivante s’efforce constamment de se multiplier, et que si une espèce quelconque varie, si peu que ce soit, dans ses habitudes ou dans son organisation, et acquiert ainsi quelque avantage sur d’autres habitants de la contrée, cette espèce modifiée s’emparera de la place occupée dans l’économie naturelle par quelques-uns d’entre eux, lors même que cette situation serait très différente de celle qu’elle occupe habituellement. En ce cas, on ne peut donc en aucune façon s’étonner qu’il y ait des Oies qui vivent sur la terre ferme, ou des Frégates à pieds palmés qui ne s’abattent que très rarement sur l’eau ; qu’il y ait des Râles à longs pieds qui fréquentent les prairies au lieu d’habiter les marécages ; qu’il existe des Pics dans des contrées où pas un arbre ne croît ; qu’il puisse y avoir des Merles plongeurs et des Pétrels qui ont les habitudes des Pingouins.

V. Organes très parfaits ou très compliqués et moyens de transition. — Au premier abord, il semble, je l’avoue, de la dernière absurdité de supposer que l’œil si admirablement construit pour admettre plus ou moins de lumière, pour ajuster le foyer des rayons visuels à différentes distances et pour en corriger l’aberration sphérique et chromatique, puisse s’être formé par sélection naturelle. Cependant lorsqu’on a dit pour la première fois que le soleil était immobile et que la terre tournait, le sens commun de l’humanité déclara de même la théorie fausse. Tous les philosophes savent bien qu’en fait de science on ne peut jamais se fier au vieux dicton Vox populi, vox Dei. La raison me dit que, si on peut démontrer qu’il existe de nombreux degrés de transition, depuis l’œil le plus parfait et le plus compliqué jusqu’à l’œil le plus imparfait et le plus simple, chacun de ces degrés de perfection étant utile à celui qui en jouit ; si, de plus, l’œil varie quelquefois, si peu que ce soit, et si ces variations s’héritent, ce qui peut se prouver par des faits ; si, enfin, les variations ou les modifications de cet organe ont jamais pu être de quelque utilité à un animal placé dans des conditions de vie changeantes ; dès lors la supposition qu’un œil parfait et compliqué puisse s’être formé par sélection naturelle, tout en confondant notre imagination, peut, avec toute rigueur, être considérée comme vraie. Comment un nerf peut-il devenir sensible à la lumière ? C’est un problème qui nous importe aussi peu que celui de l’origine première de la vie elle-même. Je dois dire seulement que plusieurs faits me disposent à croire que les nerfs sensibles au contact peuvent devenir sensibles à la lumière, et de même à ces vibrations moins subtiles qui produisent le son. Dans la recherche des degrés successifs de perfection par lesquels un organe a passé successivement en se perfectionnant chez une espèce quelconque, il faudrait considérer exclusivement la série rétrogressive de ses ancêtres ; mais il nous est presque impossible de remplir une telle condition. Nous sommes obligé de faire nos observations sur les espèces du même groupe, c’est-à-dire sur les descendants collatéraux de la même souche originelle, afin de voir quels sont les degrés possibles. Il y a ainsi quelque probabilité que certains degrés transitoires de perfection se soient transmis depuis les âges primitifs de la vie organique, sinon dans des conditions absolument identiques, du moins dans des conditions fort analogues. Parmi les vertébrés vivants, nous ne trouvons que fort peu de différence dans la structure de l’œil, bien que pourtant le poisson Amphioxus ait un œil extrêmement simple et sans cristallin. Les espèces fossiles ne peuvent rien nous apprendre sur cette question. Dans ce grand embranchement zoologique, il nous faudrait probablement descendre beaucoup au-dessous des strates fossilifères les plus anciennes pour découvrir la trace des premiers progrès au moyen desquels l’œil s’est successivement perfectionné. Dans l’embranchement des articulés, au contraire, nous pouvons partir d’un simple nerf optique revêtu seulement d’une couche de pigment qui forme quelquefois une sorte de pupille, mais qui est toujours dépourvue de lentilles ou de tout autre mécanisme optique. Depuis cet œil rudimentaire capable de distinguer seulement la lumière de l’obscurité, rien de plus, on trouve deux séries parallèles d’organes visuels de plus en plus parfaits, séries entre lesquelles, selon Müller, il existe des différences fondamentales. L’une est celle des yeux à stemmates nommés yeux simples, pourvus d’une lentille et d’une cornée ; l’autre est celle des yeux composés, qui agissent par exclusion des rayons qui viennent de tous les points du champ de la vision, excepté le pinceau lumineux qui arrive sur la rétine, suivant une ligne perpendiculaire à son plan. Dans les yeux composés, outre des différences sans fin dans la forme, les proportions et la position des cônes transparents revêtus de pigment qui agissent par exclusion des rayons de lumière trop divergents, nous avons encore l’adjonction d’appareils de concentration plus ou moins parfaits. Ainsi, dans l’œil du Meloé, les facettes de la cornée sont légèrement convexes, intérieurement et extérieurement, c’est-à-dire en forme de lentille. Chez beaucoup de crustacés, on observe deux cornées, l’extérieure unie, l’intérieure à facettes, et dans la substance desquelles, dit Milne Edwards, « des renflements lenticulaires paraissent s’être développés. » Quelquefois même ces lentilles peuvent se détacher dans une couche distincte de la cornée. Les cônes transparents revêtus de pigment, que Müller supposait ne devoir agir que pour exclure les pinceaux divergents de la lumière, adhèrent habituellement à la cornée ; mais il n’est pas rare qu’ils en soient séparés et qu’ils aient leurs extrémités libres convexes : en ce cas, ils doivent agir comme des lentilles convergentes. En somme, la structure de l’œil composé présente tant de diversité, que Müller en a fait trois classes principales avec non moins de sept subdivisions. Il fait des agrégations de stemmates une quatrième classe principale, qu’il regarde comme servant de transition entre les yeux composés en façon de mosaïque, dépourvus d’appareils de concentration, et les organes visuels qui en ont un. Ces faits que j’expose ici, beaucoup trop brièvement, montrent cependant combien il existe de degrés divers dans la structure des yeux de nos crustacés vivants ; et si l’on se rappelle combien le nombre des espèces vivantes est peu de chose par rapport au nombre des espèces éteintes, je ne puis trouver de difficulté réelle, je ne puis trouver surtout une difficulté plus grande qu’à l’égard de tout autre organe, à croire que la sélection naturelle a pu transformer un simple appareil, formé d’un nerf optique revêtu de pigment et recouvert d’une membrane transparente, en un instrument optique aussi parfait que puisse le posséder un représentant quelconque de la grande famille des articulés. Tous ceux qui me suivront jusque-là ne devront pas hésiter à aller plus loin encore, si d’autre part ils trouvent dans le cours de cet ouvrage un vaste ensemble de faits inexplicables autrement que par la théorie de descendance modifiée. Ils admettront que même un organe aussi parfait que l’œil de l’Aigle peut s’être formé par sélection naturelle, bien qu’en pareil cas nous ne connaissions aucun des degrés de transition au moyen desquels cet organe a successivement acquis toute sa perfection. La raison doit en cette circonstance dominer l’imagination ; mais j’ai moi-même éprouvé trop vivement combien cela lui est malaisé d’y parvenir, pour être le moins du monde surpris qu’on hésite à étendre jusqu’à des conséquences aussi étonnantes le principe de sélection naturelle. Il semble tout naturel de comparer l’œil à un télescope. Or, nous savons que cet instrument a été perfectionné successivement par les efforts longtemps continués d’intelligences humaines d’ordre supérieur : et nous en inférons que l’œil doit avoir été formé par un procédé analogue. Une telle induction n’est-elle pas bien présomptueuse ? Quel droit avons-nous donc d’affirmer que le Créateur travaille à l’aide des mêmes facultés intellectuelles que l’Homme ? D’ailleurs, si nous tenons à comparer l’œil à un instrument d’optique, alors il faut nous représenter un nerf sensible à la lumière placé derrière une épaisse couche de tissus transparents renfermant des espaces pleins de fluides ; puis nous supposerons que chaque partie de cette couche transparente change continuellement et lentement de densité, de manière à se séparer en couches partielles différentes par leur densité et leur épaisseur, placées à différentes distances les unes des autres, et dont les deux surfaces changent lentement de forme. De plus, il faut admettre qu’il existe un pouvoir intelligent, et ce pouvoir intelligent, c’est la sélection naturelle, constamment à l’affût de toute altération accidentellement produite dans les couches transparentes, pour choisir avec soin celle d’entre ces altérations qui, sous des circonstances diverses, peuvent, de quelque manière et en quelque degré, tendre à produire une image plus distincte. Nous pouvons supposer encore que cet instrument a été multiplié par un million sous chacun de ces états successifs de perfection, et que chacune de ces formes s’est perpétuée jusqu’à ce qu’une meilleure étant découverte, l’ancienne fût presque aussitôt abandonnée et détruite. Chez les êtres vivants, la variabilité produira les modifications légères de l’instrument naturel, la génération la multipliera ainsi modifiée presqu’à l’infini, et la sélection naturelle choisira avec une habileté infaillible chaque nouveau perfectionnement accompli. Que ce procédé continue d’agir pendant des millions de millions d’années, et chaque année sur des millions d’individus de toutes sortes, est-il donc impossible de croire qu’un instrument d’optique vivant puisse se former ainsi jusqu’à acquérir sur ceux que nous construisons en verre toute la supériorité que les œuvres du Créateur ont généralement sur les œuvres, de l’homme ? Si l’on pouvait démontrer qu’il existe un seul organe si compliqué qu’il ne puisse avoir été formé par une série de modifications légères, nombreuses et successives, ma théorie s’écroulerait tout entière. Mais je n’en saurais trouver un seul exemple. Nous ignorons, il est vrai, quels ont été les divers états transitoires de beaucoup d’organismes très parfaits, et plus particulièrement à l’égard de certaines espèces isolées autour desquelles, suivant ma théorie, il doit y avoir eu déjà de nombreuses extinctions d’espèces. Il en est de même d’un organe commun à tous les membres d’une grande classe ; car, en pareil cas, cet organe doit s’être développé antérieurement à la formation du groupe, c’est-à-dire à une époque extrêmement éloignée de nous, et depuis laquelle tous les nombreux représentants de cette classe se sont transformés. Pour découvrir les degrés primitifs de transition à travers lesquels cet organe a passé, il nous faudrait rechercher les formes ancestrales les plus anciennes qui se sont éteintes depuis longtemps. Nous ne saurions mettre trop de réserve à conclure qu’un organe ne peut s’être formé au moyen de perfectionnements graduels. On pourrait citer, parmi les animaux inférieurs, des exemples nombreux d’un même organe remplissant à la fois des fonctions très distinctes. Ainsi, le canal alimentaire respire, digère et excrète chez les larves de la Libellule et chez le poisson Cobitis (Loche). On peut retourner l’Hydre comme un gant ; la face extérieure digérera et l’estomac respirera. En pareil cas, la sélection naturelle peut, si quelque avantage en dérive pour l’individu, adapter à une seule fonction une partie ou un organe qui, jusque-là, en a rempli plusieurs, et transformer ainsi, plus ou moins complétement, les caractères de l’espèce par insensibles degrés. Quelques plantes, telles que certaines Légumineuses et certaines Violacées, etc., portent deux espèces de fleurs ; les unes présentent la structure normale de la famille, et l’on observe chez les autres une déviation ou une dégénérescence du type, bien qu’elles soient quelquefois plus fertiles que les autres. Si la plante cessait de produire des fleurs normales, et l’on a observé ce phénomène pendant plusieurs années sur un spécimen d’Aspicarpa importé en France, une transition soudaine et importante se trouverait ainsi effectuée dans la nature de la plante. De même, dans le règne animal, deux organes distincts remplissent parfois simultanément des fonctions identiques chez un seul individu. On peut citer comme exemple certains Poissons pourvus d’ouïes ou de branchies qui respirent l’air dissous dans l’eau, en même temps qu’ils respirent l’air atmosphérique par leur vessie natatoire, ce dernier organe ayant un conduit pneumatique destiné à le remplir et étant divisé par des cloisons essentiellement vasculaires. Or, il est aisé de concevoir qu’en pareille occurrence l’un des deux organes peut s’être successivement modifié et perfectionné de manière à faire à lui seul tout le travail, en demeurant aidé par l’autre dans ses fonctions pendant le cours des modifications ; et enfin cet autre organe peut de son côté s’être modifié pour remplir une autre fonction entièrement distincte, ou s’être plus ou moins totalement atrophié par le défaut d’usage. La vessie natatoire des poissons est bien l’un des meilleurs exemples qu’on puisse trouver pour démontrer, avec toute évidence, ce fait si important qu’un organe originairement construit pour un but, celui d’aider à la flottaison, peut se transformer en un autre ayant un tout différent objet, c’est-à-dire la respiration. La vessie natatoire s’est aussi modifiée pour servir d’organe accessoire d’audition chez certains poissons, ou bien, car je ne sais laquelle des deux opinions est adoptée aujourd’hui par la généralité des naturalistes, une partie de l’appareil auditif s’est transformée en un complément de la vessie natatoire. Tous les physiologistes admettent que la vessie natatoire est homologue, c’est-à-dire « idéalement similaire » en position et en structure avec les poumons des vertébrés supérieurs. Il ne me semble donc pas extraordinaire que la sélection naturelle ait métamorphosé successivement la vessie natatoire en poumons ou en un organe exclusivement destiné à la respiration. On peut inférer de ce point de départ que tous les vertébrés qui ont de vrais poumons descendent par voie de génération normale d’un ancien prototype dont nous ne savons rien, sinon qu’il était pourvu d’un appareil flotteur ou vessie natatoire. Il nous devient aisé d’expliquer le fait étrange, constaté par le professeur Owen, que chaque particule de nourriture solide ou liquide que nous avalons doit passer sur l’orifice de la trachée, avec risque de tomber dans les poumons, nonobstant l’admirable combinaison au moyen de laquelle se ferme la glotte. Chez les vertébrés supérieurs, les branchies ont complétement disparu : les fentes sur les côtés du cou et les arcs aortiques continuent seulement à marquer chez l’embryon leur position primitive. Mais il est à présumer que la branchie, aujourd’hui complétement perdue, doit s’être graduellement transformée par sélection naturelle pour quelque fonction tout à fait distincte100. De même que, selon quelques naturalistes, les branchies et les écailles dorsales des Annélides sont homologues avec les ailes et les élytres des insectes, il est probable que des organes qui, à une époque très reculée, servaient à la respiration, sont actuellement transformés en organes de vol. Dans le problème des transitions possibles d’organes, il est si important d’avoir toujours présentes à l’esprit les probabilités de conversion entre des fonctions très distinctes, que j’en citerai encore un autre exemple. Chez les Cirripèdes pédonculés, on observe deux petits plis de la peau que j’ai nommés les freins ovigères, parce qu’ils servent, au moyen d’une sécrétion visqueuse, à retenir les œufs dans le sac ovarien jusqu’à ce qu’ils soient prêts à éclore. Les Cirripèdes pédonculés n’ont point de branchies : toute la surface du corps et du sac, y compris le frein lui-même servant à la respiration. D’autre part, les Balanides ou Cirripèdes sessiles n’ont point de freins ovigères, les œufs reposant libres au fond du sac dans la coquille entièrement close. Mais, dans la même position relative, elles ont de grandes membranes à plis amples et nombreux qui communiquent librement avec les lacunes circulatoires du sac et du corps, et qui sont considérées comme des branchies par le professeur Owen et par tous les autres naturalistes qui ont traité ce même sujet. Personne, je pense, ne contestera d’après cela que les freins ovigères dans l’une des familles ne soient srictement homologues aux branchies de l’autre famille ; d’autant plus que, en réalité, elles se graduent insensiblement l’une dans l’autre. Je ne puis donc douter que les deux petits plis de la peau, qui originairement servaient de freins ovigères, mais qui aidaient aussi un peu aux fonctions respiratoires, n’aient été graduellement converties en branchies par sélection naturelle. Du reste, cette modification peut avoir résulté simplement d’un accroissement de proportions et d’une oblitération des glandes adhérentes. Les Cirripèdes pédonculés ont déjà subi beaucoup plus d’extinctions d’espèces que les Cirripèdes sessiles ; si les premiers étaient tous éteints, qui jamais se fût imaginé que les branchies des seconds eussent existé originairement chez les premiers sous la forme d’organes destinés à empêcher leurs œufs d’être emportés du sac par l’action des eaux ?

VI. Cas difficiles : Natura non facit saltum. — Bien que nous ne devions affirmer qu’avec la plus grande circonspection qu’un organe quelconque ne peut avoir été formé par des modifications successives et des perfectionnements graduels ; cependant, sans aucun doute, il se présente des cas d’une difficulté toute particulière que je ne pourrai convenablement discuter que dans mon prochain ouvrage. L’un des plus graves est celui des insectes neutres, qui, très souvent, présentent, soit avec les mâles, soit avec les autres femelles fertiles, de grandes différences d’organisation. Mais nous examinerons plus complétement cette objection dans le prochain chapitre. L’organe électrique de certains poissons offre un autre exemple d’une difficulté toute spéciale. Il est impossible d’imaginer par quels degrés successifs d’aussi merveilleux organes se sont formés. Cependant, le professeur Owen et quelques autres ont fait observer que leur structure intime ressemble beaucoup à celle des muscles ordinaires ; et comme on a démontré dernièrement que les Raies ont un organe très analogue à l’appareil électrique, mais qui cependant, à en croire les assertions de Matteucci, ne décharge aucune électricité, il faut bien convenir que nous sommes beaucoup trop ignorants pour affirmer que nulle transition d’aucune sorte n’est possible101. Les organes électriques des poissons offrent une autre difficulté plus sérieuse encore ; car ils s’observent seulement chez une douzaine d’espèces, parmi lesquelles il en est plusieurs dont les affinités sont très éloignées. Généralement, quand un même organe apparaît chez plusieurs représentants de la même classe, et particulièrement chez ceux qui ont des habitudes de vie très différentes, nous pouvons attribuer sa présence chez ces derniers aux tendances héréditaires léguées par un ancêtre commun, et son absence chez tous les autres à l’atrophie résultant du défaut d’exercice et de la sélection naturelle. Mais si tous les organes électriques des poissons se sont transmis héréditairement depuis quelque ancien progéniteur qui en était pourvu, toutes les espèces de poissons électriques devraient être assez étroitement alliées les unes aux autres ; ce qui n’est pas. La géologie ne nous induit pas non plus à croire que primitivement la majeure partie des poissons aient eu des organes électriques que le plus grand nombre de leurs descendants auraient perdus102. La présence d’organes lumineux chez quelques insectes, appartenant à différentes familles ou ordres, offre des difficultés semblables103. On pourrait encore citer d’autres cas analogues parmi les plantes : ainsi chez les Orchidées et chez les Asclépiades, familles aussi éloignées les unes des autres qu’il est possible, parmi les plantes phanérogames, on retrouve également le curieux assemblage de grosses masses polliniques portées sur un pédoncule terminé par une glande visqueuse. Cependant, toutes les fois que deux espèces très distinctes sont pourvues d’un organe anormal en apparence semblable, bien que l’apparence générale et les fonctions en soient identiques, il présente toujours dans l’une et l’autre espèce des différences fondamentales. Je suis porté à croire que, comme deux hommes ont souvent fait simultanément, mais indépendamment l’un de l’autre, la même découverte, de même la sélection naturelle, travaillant pour le bien de chaque être et prenant avantage de variations analogues, peut avoir parfois modifié deux organes presque de la même manière chez deux êtres vivants qui ne doivent presque aucune ressemblance de structure à l’héritage d’ancêtres communs. Bien qu’en des cas fréquents il soit très difficile de conjecturer par quelles transitions certains organes sont arrivés à leur état actuel ; cependant, considérant combien la proportion des êtres vivants et des formes fossiles connues est minime en comparaison des formes éteintes et inconnues, j’ai été surpris de constater combien il est rare qu’on ne puisse trouver quelque degré intermédiaire de structure conduisant progressivement à tel organe qu’on voudra nommer. Il est bien certainement faux que de nouveaux organes apparaissent soudainement en une classe d’êtres quelconques, comme s’ils étaient créés à dessein pour quelque emploi spécial. C’est ce qu’affirme d’ailleurs l’axiome d’histoire naturelle, souvent mal compris ou exagéré : Natura non facit saltum. On retrouve cette règle dans les écrits de presque tous les naturalistes expérimentés. Ainsi que Milne Edwards l’a si bien exprimé, la nature est prodigue de variétés, mais avare d’innovations. Or, pourquoi en serait-il ainsi d’après la théorie des créations spéciales ? Pourquoi toutes les parties de l’organisation chez tant d’êtres indépendants, et supposés créés chacun séparément pour occuper sa place particulière dans la nature, seraient-elles si communément reliées les unes aux autres par des transitions graduelles ? Pourquoi la nature n’aurait-elle pas fait un saut de structure à structure ? D’après la théorie de sélection naturelle, il est aisé de comprendre pourquoi elle ne le peut pas : puisque la sélection naturelle ne peut agir qu’en profitant de légères variations successives, elle ne fait jamais de sauts, mais elle avance à pas lents.

VII. Organes peu importants en apparence. — Comme la sélection naturelle agit par la vie et la mort, qu’elle décide de la conservation des individus favorisés par quelque variation que ce soit, et de la destruction de ceux qui présentent la moindre déviation défavorable dans leur organisation, l’origine de particularités très simples, et dont l’importance ne me semblait pas suffisante pour causer la conservation des individus chez lesquels elles s’étaient successivement développées, m’a quelquefois semblé difficile à expliquer. J’ai souvent trouvé cette difficulté aussi grande, quoiqu’elle fût de nature tout opposée, que lorsqu’il s’agissait de rendre compte de la formation d’un organe aussi compliqué et aussi parfait que l’œil. D’abord, nous sommes beaucoup trop ignorants à l’égard de l’économie générale de chaque être organisé pour décider avec certitude quelles sont les modifications qui peuvent lui être de grande ou de petite importance. J’ai déjà donné, dans un des chapitres qui précèdent, quelques exemples de particularités peu importantes en apparence, telles que le duvet des fruits ou la couleur de leur chair et la couleur de la peau ou des poils des quadrupèdes, qui, par suite de corrélations cachées avec certaines différences de constitution, ou parce qu’ils provoquent les attaques de certains insectes, tombent assurément sous l’action sélective de la nature. La queue de la Girafe ressemble à un chasse-mouches artificiellement construit, et il semble d’abord incroyable qu’elle ait été adaptée à sa fonction actuelle par des modifications légères et successives, chacune réalisant un progrès, et tout cela dans un but aussi peu important en apparence que celui de chasser les Mouches. Cependant il ne faut pas trancher sans longue réflexion une question semblable ; car nous avons vu que, dans l’Amérique du Sud, la distribution géographique et l’existence des Bœufs sauvages et d’autres animaux dépendent de leur faculté plus ou moins grande de résister aux attaques des insectes, de sorte que des individus qui auraient quelques moyens de se défendre contre de si petits ennemis pourraient s’étendre dans de nouveaux pâturages et gagner ainsi un avantage immense sur des variétés rivales. Ce n’est pas que nos grands quadrupèdes actuels, sauf en de rares circonstances, soient aisément détruits par les Mouches ; mais ils en sont au moins continuellement harassés, épuisés, si bien qu’ils deviennent sujets à plus de maladies ou moins capables, en cas de famine, de chercher leur nourriture ou d’échapper aux animaux de proie. Des organes de peu d’importance aujourd’hui ont été probablement en bien des cas d’une grande utilité à quelque ancien progéniteur, et, après s’être perfectionnés à une époque antérieure, se sont transmis presque sans changer d’état, bien que devenus de peu d’usage. En ce cas, toute déviation ou déformation nuisible, qui aurait pu ou pourrait actuellement provenir dans leur structure, serait empêchée ou arrêtée par la sélection naturelle. Sachant donc de quelle importance organique est la queue comme organe de locomotion chez la plupart des animaux aquatiques, sa présence générale et son utilité pour différentes fonctions chez tant d’animaux terrestres, qui, par leurs poumons ou leur vessie natatoire modifiée, trahissent leur origine aquatique, peuvent s’expliquer par l’hérédité des caractères. Une queue bien développée s’étant formée d’abord chez un animal aquatique, elle peut avoir été utilisée et modifiée ultérieurement pour différents desseins, comme chasse-mouches, comme organe de préhension ou comme un gouvernail chez le Chien, bien qu’en ce dernier cas elle n’aide que fort peu aux mouvements de l’animal, car le Lièvre qui n’a qu’une queue très courte peut doubler tout aussi vite. En second lieu, on peut quelquefois attribuer de l’importance à des caractères qui réellement n’en ont que fort peu, et qui doivent leur origine à des causes toutes secondaires, indépendantes de la sélection naturelle. Il faut nous rappeler que le climat, la nourriture, etc., ont probablement quelque influence directe sur l’organisation ; que certains caractères réapparaissent parfois en vertu de la loi de réversion au type des aïeux ; que la corrélation de croissance doit avoir eu la plus puissante influence pour modifier divers organes ; et enfin que la sélection sexuelle a dû souvent intervenir pour modifier profondément les caractères extérieurs des animaux doués de volonté et pour donner l’avantage à certains mâles dans leurs combats contre d’autres mâles, ou pour leur assurer la préférence des femelles. Au surplus, quand une modification de structure s’est produite pour la première fois par l’une des causes que je viens d’énumérer ou par toute autre cause inconnue, elle peut n’avoir été d’aucun avantage immédiat à l’espèce ; mais elle peut être devenue postérieurement avantageuse à ses descendants placés sous de nouvelles conditions de vie, avec des habitudes nouvellement acquises. On peut appuyer ces observations de quelques exemples. S’il n’existait que des Pics de couleur verte, ou si nous ignorions qu’il y en a des noirs et des bigarrés, j’ose affirmer que nous eussions regardé la couleur verte comme une admirable adaptation de la nature destinée à dérober aux regards de ses ennemis cet habitant des forêts. En conséquence, nous l’aurions considérée comme un caractère de haute importance qui pouvait avoir été acquis par sélection naturelle. Au contraire, dans l’état actuel des choses, et surtout grâce à la connaissance que nous en avons, nous ne saurions douter que cette couleur ne soit due à quelque autre cause, et probablement à la sélection sexuelle. Un Palmier traînant de l’archipel Malais grimpe au sommet des arbres les plus élevés à l’aide de crampons admirablement construits qui sont posés autour de l’extrémité de ses branches. Cette particularité d’organisation est sans nul doute de la plus grande utilité pour la plante, mais comme on observe des crampons très semblables chez plusieurs plantes qui ne sont nullement grimpantes, ceux qu’on observe chez cette espèce peuvent s’être produits en vertu de lois de croissance encore ignorées, et n’ont profité que postérieurement à ses représentants, lorsque, après avoir subi de nouvelles modifications, ils commencèrent peu à peu à grimper104. On considère généralement la peau nue de la tête du Vautour comme une adaptation pour permettre à cet oiseau de se vautrer dans des matières en putréfaction. Il en peut être ainsi, comme il se peut encore que ce soit un effet causé par l’action des matières putrides elles-mêmes. Lorsque nous voyons que le Dindon mâle, qui pourtant vit d’aliments sains, a pareillement la tête dénudée, nous devenons forcément plus réservés dans nos conclusions sur cette question. Les sutures du crâne des jeunes Mammifères ont été regardées comme une adaptation remarquable qui aide à l’acte de la parturition. Sans nul doute elles le facilitent, et peuvent même actuellement lui être indispensables ; mais comme des sutures analogues se retrouvent dans le crâne des jeunes oiseaux et des reptiles, qui n’ont qu’à sortir d’un œuf brisé, il nous faut donc conclure que cette particularité anatomique provient des lois mêmes de la croissance, et que chez les Mammifères elle est devenue un avantage en facilitant la parturition. En général, nous ne savons rien des causes qui peuvent produire ces variations légères et de peu d’importance qui se présentent fréquemment chez les diverses formes de l’organisation. Pour acquérir la conscience parfaite de notre profonde ignorance à ce sujet, il suffit de songer aux différences qui distinguent nos races domestiques de différentes contrées, et surtout des contrées les moins civilisées, où la sélection systématique de l’homme a eu peu d’action. Les animaux domestiques que possèdent les sauvages de divers pays ont souvent à lutter pour leurs propres moyens de subsistance, et subissent ainsi jusqu’à un certain point l’action sélective de la nature ; de sorte que des individus doués de constitution un peu différente doivent mieux réussir les uns que les autres sous des climats différents. Un bon observateur a constaté que le bétail est plus ou moins sensible aux attaques des Mouches d’après sa couleur, comme il est aussi plus ou moins susceptible de résister à l’action des poisons végétaux ; de sorte que même la couleur dépendrait ainsi de la sélection naturelle105. D’autres observateurs sont convaincus qu’un climat humide affecte la croissance des poils, et que les poils sont en relation étroite avec les cornes. Les races de montagne diffèrent toujours des races de plaines, et une contrée montagneuse doit affecter la forme des membres postérieurs en les exerçant davantage, et peut-être même la forme du bassin ; enfin, en vertu de la loi d’homologie des variations, les membres antérieurs et la tète se trouveraient par suite modifiés. La forme du bassin peut aussi affecter par pression la tête de l’embryon dans la matrice. L’activité de la respiration dans les régions élevées doit accroître la largeur de la poitrine, et encore ici la loi de corrélation jouerait son rôle. Les effets d’une diminution d’exercice avec un accroissement de nourriture doivent être plus importants encore sur l’organisation tout entière ; et, selon que l’a démontré dernièrement H. Von Nathusius, telle serait la principale cause des grandes modifications subies par les races de Porcs. Mais le peu que nous savons ne peut nous permettre de spéculer sur l’importance relative des diverses lois de variation connues ou inconnues. J’y fais allusion ici seulement pour montrer que, si nous sommes incapables de nous rendre compte des différences caractéristiques de nos races domestiques, que cependant nous considérons généralement comme ayant été produites par voie de génération ordinaire, nous ne devons pas ajouter trop d’importance à notre ignorance sur les causes précises des différences analogues qui distinguent les espèces sauvages. Je pourrai en appeler encore, à ce même propos, à la différence qui existe entre les races humaines, si fortement tranchées. Il serait même possible de répandre quelque lumière sur l’origine de ces différences, principalement dues à une application particulière du principe de sélection sexuelle ; mais, à moins d’entrer dans d’énormes détails, mes assertions sembleraient frivoles.

VIII. Tout organe n’est pas toujours absolument parfait. — Plusieurs naturalistes ont protesté récemment contre la doctrine utilitariste qui admet que chaque détail de la structure d’un être a pour but le bien de son possesseur. Ils ont soutenu, au contraire, qu’un grand nombre de particularités ont été créées dans le seul but de plaire aux yeux de l’homme, ou seulement pour multiplier les formes de la vie. Si cette doctrine était vraie, elle serait fatale à ma théorie. Cependant, j’admets pleinement que certains organes ne sont pas d’une utilité directe à leurs possesseurs. Les conditions physiques ont probablement exercé leur influence sur l’organisation tout à fait indépendamment du bien qu’elles pouvaient produire. La corrélation de croissance a sans doute joué un rôle important, et des modifications utiles dans un seul organe auront eu souvent pour conséquence de produire dans les autres divers changements sans utilité directe. De même, des caractères autrefois utiles, ou qui peuvent être apparus primitivement en vertu des lois de la corrélation de naissance, ou de toute autre cause inconnue, peuvent réapparaître par un effet de la loi de réversion, bien que n’étant actuellement d’aucune utilité. Les effets de la sélection sexuelle, lorsqu’ils ne produisent qu’une beauté extérieure qui plaît aux femelles, ne peuvent être considérés comme utiles que dans un sens un peu forcé. Mais la considération la plus importante, c’est que l’organisation est, en majeure partie, due simplement à l’hérédité, conséquemment, quoique chaque être vivant soit toujours suffisamment adapté à sa situation dans l’ordre naturel, il est aussi évident que certains organes n’ont aucune relation directe avec les habitudes actuelles des espèces qui en sont pourvues. Ainsi nous ne saurions admettre que les pieds palmés de l’Oie terrestre de Magellan ou de la Frégate soient d’une utilité quelconque à l’un ou à l’autre de ces oiseaux ; encore bien moins que l’homologie des os dans le bras du Singe, dans la jambe antérieure du Cheval, dans l’aile de la Chauve-Souris et dans la nageoire du Veau marin, soit un avantage particulier pour les représentants de ces divers ordres : c’est à l’hérédité seule que nous pouvons en toute sûreté attribuer ces ressemblances. Mais, sans nul doute, des pieds palmés ont été utiles à l’ancien progéniteur de l’Oie de Magellan ou de la Frégate, comme ils sont utiles aujourd’hui à la plupart des oiseaux aquatiques existants. De même, il est possible que le progéniteur du Veau marin n’eût pas de nageoires, mais un pied avec des doigts convenables pour la marche ou la préhension. Nous pouvons supposer de plus que les divers os homologues des membres du Singe, du Cheval ou de la Chauve-Souris, qui sont un héritage d’un ancien progéniteur commun, ont été autrefois chacun d’une utilité plus spéciale à cet ancêtre ou aux aïeux de cet ancêtre, qu’ils ne le sont aujourd’hui à des animaux ayant des habitudes si différentes106. Nous pouvons donc conclure que les diverses parties homologues du squelette des mammifères peuvent avoir été acquises au moyen de la sélection naturelle, dépendante autrefois, comme aujourd’hui, des lois diverses d’hérédité, de réversion aux caractères des aïeux, de corrélation de croissance, etc. En accordant quelque chose à l’action directe des conditions physiques, chaque détail d’organisation dans toute créature vivante peut être considéré comme ayant été avantageux à l’une de ses formes antérieures, ou comme étant aujourd’hui d’une utilité spéciale aux descendants de cette forme ancienne, soit directement, soit indirectement, en raison des lois si complexes de la croissance. La sélection naturelle ne peut absolument causer aucune modification chez une espèce exclusivement pour le bien d’une autre espèce, bien que dans la nature certaines espèces profitent incessamment des avantages que leur offre l’organisation des autres. Mais la sélection naturelle peut produire et produit souvent des organes directement nuisibles à d’autres espèces, comme nous l’observons dans les crochets à venin de la Vipère et dans la tarière ou oviscapte de l’Ichneumon, qui lui permet d’introduire ses œufs dans le corps vivant d’autres insectes. Si l’on pouvait prouver qu’un organe a pu quelquefois se développer chez une espèce quelconque, exclusivement pour le bien d’une autre espèce, cela renverserait ma théorie, car un tel organe n’aurait pu se former par sélection naturelle. Bien que les naturalistes recourent souvent à cette explication contre nature pour rendre compte de certains faits constatés, il n’est pas une de leurs assertions à cet égard qui soit de quelque poids à mes yeux. Ainsi, l’on admet que le Serpent à sonnettes a des crochets à venin pour se défendre et pour tuer sa proie : mais quelques auteurs supposent qu’en même temps la sonnette de sa queue lui a été donnée à son détriment pour avertir cette même proie du danger qui la menace. Autant vaudrait dire que le Chat, prêt à s’élancer sur la Souris qu’il guette, remue la queue pour l’avertir qu’il va la manger, si elle ne se sauve. Mais je n’ai pas le loisir de m’étendre ici sur un tel sujet et sur d’autres analogues. La sélection naturelle ne produira jamais chez un être rien qui lui soit nuisible, car elle n’agit que pour le bien de chaque individu. Ainsi que l’a remarqué Paley, elle ne produira donc jamais un organe ayant pour but de causer des douleurs à son propre possesseur ou de lui nuire en quoi que ce soit. L’on dresserait une balance exacte du bien et du mal qui dérivent pour un être quelconque de chaque détail de son organisation, on trouverait qu’en résultante chacun de ces détails lui est avantageux. Après un certain laps de temps et sous des conditions de vie nouvelles, si l’une de ces particularités d’organisation lui devient nuisible, elle se modifie ; ou si les modifications nécessaires ne peuvent s’effectuer, l’espèce s’éteint, comme des myriades se sont déjà éteintes. La sélection naturelle ne peut que rendre chaque être organisé aussi parfait, ou seulement un peu plus parfait que les autres habitants de la même contrée, qui vivent dans le même milieu et contre lesquels il doit lutter sans cesse pour vivre. Or, tel est bien en effet le degré de perfection atteint par la nature. Les productions indigènes de la Nouvelle-Zélande, par exemple, sont parfaites si on les compare entre elles : mais elles sont en train de disparaître rapidement devant les légions croissantes de plantes et d’animaux venant d’Europe. La sélection naturelle ne saurait produire la perfection absolue ; et, autant que j’en puis juger, je ne crois pas non plus qu’on puisse la rencontrer dans la nature. Nos autorités scientifiques les plus compétentes ne jugent pas encore parfaite la correction de l’aberration de la lumière dans l’œil, le plus parfait cependant de tous les organes. Si le témoignage de notre raison nous fait admirer avec enthousiasme dans la nature vivante une foule de combinaisons d’un mécanisme inimitable pour nos faibles moyens artificiels, néanmoins, cette même raison nous montre aussi d’autres combinaisons organiques plus défectueuses, bien que toutefois il faille avouer que nos jugements peuvent errer dans l’un comme dans l’autre cas. Pouvons-nous considérer l’aiguillon de la Guêpe ou de l’Abeille comme parfait, lorsque, grâce aux dentelures en scie dont il est armé, ces insectes ne peuvent le retirer du corps de leurs ennemis, de sorte qu’ils ne peuvent fuir qu’en s’arrachant les viscères, ce qui cause inévitablement leur mort ? Mais si l’on admet que l’aiguillon de l’Abeille ait existé originairement chez un ancien progéniteur à l’état de tarière ou de scie, ainsi qu’on le voit chez tant d’autres membres du même ordre ; que depuis il se soit modifié, mais non perfectionné, pour sa fonction actuelle ; que de même un venin originairement destiné à remplir un tout autre but, tel que de produire des excroissances sur les tissus végétaux, soit devenu de plus en plus actif, il nous devient aisé de comprendre comment il peut se faire que la mort de l’insecte puisse résulter si souvent de l’usage qu’il fait de son aiguillon. Si, en résultat général, une pareille arme de défense est utile à la communauté, bien qu’elle cause la mort de quelques-uns de ses membres, elle remplit toutes les conditions requises par la sélection naturelle qui agit surtout pour le bien de l’espèce au moyen de chacun des individus qui la représentent107. Si l’étonnante finesse d’odorat à l’aide de laquelle les mâles de beaucoup d’insectes trouvent leurs femelles mérite à juste titre notre admiration, pouvons-nous admirer de même la création de milliers de faux bourdons, entièrement inutiles à la communauté des Abeilles, et qui ne semblent nés en dernière fin que pour être massacrés par leurs laborieuses mais stériles sueurs, puisqu’un seul d’entre eux ou quelques-uns tout au plus sont nécessaires à la fécondation des jeunes reines nées dans la même communauté ? Nous devrions admirer aussi, bien que cela nous puisse paraître difficile, la haine sauvage et instinctive qui pousse la reine-Abeille à détruire les jeunes reines, ses filles, aussitôt qu’elles sont nées, ou à périr elle-même dans le combat ; sans doute, c’est le bien de la communauté qui l’exige, et la haine maternelle peut provenir comme l’amour, bien que par bonheur plus rarement, de ce même principe inexorable de sélection naturelle. Si, enfin, nous regardons comme admirable l’ingénieux mécanisme au moyen duquel les fleurs des Orchis et de beaucoup d’autres plantes sont fécondées par l’intermédiaire des insectes, pouvons-nous considérer comme une combinaison ingénieuse et également parfaite, que nos Sapins élaborent chaque année des nuages de pollen inutile, pour que seulement quelques-uns de leurs granules soient emportés au hasard de la brise sur les ovules qu’ils fécondent ?

IX. Résumé : La loi d’unité de type et celle des conditions d’existence sont contenues dans la théorie de sélection naturelle. — Nous venons d’examiner dans ce chapitre plusieurs des objections qu’on peut élever contre ma théorie. Quelques-unes sont graves ; mais je pense que la discussion a jeté quelque lumière sur plusieurs faits, qui, d’après la théorie de création, demeurent entièrement inexplicables. Nous avons vu que les espèces, à quelque époque que ce soit, ne sont ni indéfiniment variables, ni reliées les unes aux autres par une multitude de degrés intermédiaires. Ce résultat provient en partie de ce que le procédé de sélection naturelle est toujours très lent et agit seulement sur quelques formes à la fois, en partie parce que ce même procédé implique presque nécessairement l’extinction successive des variétés intermédiaires, continuellement supplantées par des variétés supérieures. Les espèces proche-alliées qui vivent aujourd’hui dans une région continue, doivent souvent s’être formées à une époque où cette même région était discontinue, et lorsque les conditions de vie ne s’y dégradaient pas insensiblement les unes dans les autres. Lorsque deux variétés se forment dans deux districts d’une région continue, il se forme souvent une variété intermédiaire appropriée à la zone moyenne ; mais, par suite de causes particulières, cette variété intermédiaire doit généralement être moins nombreuse que les deux formes extrêmes auxquelles elle sert de lien : conséquemment, ces deux dernières, pendant le cours de leurs modifications ultérieures, et par ce fait même qu’elles existent en plus grand nombre, auront un grand avantage sur la variété intermédiaire moins nombreuse, et réussiront ainsi généralement à l’exterminer et à la supplanter. Nous avons vu aussi dans ce chapitre avec quelle réserve nous devons conclure que les habitudes de vie les plus différentes ne peuvent se fondre graduellement les unes dans les autres ; et qu’une Chauve-Souris, par exemple, ne peut s’être formée par sélection naturelle d’un animal qui d’abord pouvait seulement se soutenir dans l’air. Nous avons vu encore qu’une espèce peut, sous des conditions de vie nouvelles, changer ses habitudes, ou acquérir des habitudes diverses dont quelques-unes diffèrent complétement des habitudes de ses congénères les plus proches. Sachant d’ailleurs que tout être organisé s’efforce sans cesse de vivre partout où la vie lui est possible, nous comprenons ainsi comment il se peut faire qu’il y ait des Oies terrestres avec des pieds palmés, des Pics qui vivent en plaine, des Merles qui plongent et des Pétrels qui ont les habitudes des Pingouins. Je sais combien il est difficile, au premier abord, d’admettre qu’un organe aussi parfait que l’œil ait jamais pu se former par sélection naturelle ; cependant, si nous connaissons une série de degrés intermédiaires de complication et de perfection, pouvant représenter les divers états transitoires qu’un organe quelconque a successivement revêtus, chacun de ces états étant avantageux à ses possesseurs, dès lors il n’y a plus aucune impossibilité logique à ce que, sous des conditions de vie changeantes, il acquière graduellement par sélection naturelle le plus haut degré de complication et de perfection qu’on puisse concevoir. Dans le cas où nous ne connaissons aucun de ces états intermédiaires, nous devrons mettre la plus grande réserve à conclure qu’ils ne peuvent avoir existé ; car les homologies de beaucoup d’organes et leurs états intermédiaires montrent qu’il peut se produire d’étonnantes métamorphoses dans les fonctions. Par exemple, une vessie natatoire a, selon toute apparence, été convertie en un poumon pour respirer l’air atmosphérique : le même organe, après avoir rempli simultanément des fonctions très différentes, a été ensuite spécialement adapté à une seule ; et deux organes très distincts, ayant rempli en même temps le même emploi, l’un a pu se transformer pendant qu’il était aidé par l’autre, ce qui doit souvent avoir facilité beaucoup les transitions. Dans la plupart des cas, nous sommes beaucoup trop ignorants pour pouvoir affirmer qu’un organe quelconque est de si peu d’importance pour le bien général de l’espèce, que des modifications dans sa structure ne peuvent s’être lentement accumulées par sélection naturelle. Mais nous pouvons admettre comme certain que beaucoup de modifications entièrement dues aux lois de la croissance, et d’abord sans aucune utilité à une espèce, sont devenues plus tard avantageuses à ses descendants modifiés. Nous sommes assurées encore qu’un organe autrefois de grande importance chez des formes anciennes s’est souvent conservé chez leurs descendants modifiés ; bien qu’il soit devenu pour ceux-ci de si peu d’importance qu’il ne puisse en son état présent avoir été acquis par sélection naturelle, c’est-à-dire par la conservation de variations avantageuses dans la lutte vitale. La queue des animaux aquatiques conservée chez leurs descendants terrestres est un exemple frappant de cette loi. La sélection naturelle ne peut modifier une espèce quelconque exclusivement pour le bien ou le mal d’une autre espèce, quoiqu’elle puisse parfaitement contribuer à former certains organes, à favoriser certaines tendances, certaines habitudes, certaines sécrétions très nuisibles ou très utiles, et même indispensables à d’autres espèces, mais en même temps toujours utiles à leurs propres possesseurs. Comme en toute contrée déjà bien peuplée, la sélection naturelle agit principalement au moyen de la concurrence que ses habitants se font les uns aux autres ; elle ne peut produire qu’une supériorité relative dans la bataille de la vie ; c’est-à-dire un degré de perfection mesuré aux ressources locales. Il suit de là que les habitants d’une contrée quelconque, et généralement d’autant plus qu’elle est plus limitée, devront souvent céder le pas, comme du reste on le constate souvent, aux habitants d’une autre contrée, et surtout d’une contrée plus vaste. Car dans une contrée très étendue, où il a pu vivre un plus grand nombre d’individus et des formes plus diversifiées, la concurrence a dû aussi être plus vive, et, par conséquent, le niveau supérieur du perfectionnement organique s’y sera élevé d’autant. Mais la sélection naturelle ne saurait nécessairement produire la perfection absolue ; et, autant que nous en pouvons juger avec nos facultés bornées, cette perfection absolue ne se trouve en effet nulle part. D’après la théorie de sélection naturelle, nous pouvons aisément comprendre le sens complet de ce vieil axiome d’histoire naturelle : Natura non facit salturn. À ne considérer que les habitants actuels du monde, cet axiome ne serait pas strictement exact ! mais si nous comprenons dans son ensemble tous les êtres des temps antérieurs, il serait, d’après ma théorie, de la plus stricte exactitude. Il est généralement admis que le développement de tous les êtres organisés est gouverné par deux grandes lois : l’une est l’unité de type ; l’autre, les conditions d’existence. Par l’unité de type, il faut entendre cette ressemblance fondamentale que l’on constate dans la structure de tous les êtres organisés de la même classe, ressemblance qui semble complétement indépendante de leurs habitudes de vie. Selon ma théorie, l’unité de type s’explique par l’unité d’origine. Les conditions d’existence, sur lesquelles a tant insisté l’illustre Cuvier, sont de même pleinement comprises dans la loi de sélection naturelle ; puisque cette loi agit toujours, soit par des adaptations actuelles des parties variables de chaque être à ses conditions de vie organiques ou inorganiques, soit au moyen d’adaptations depuis longtemps effectuées pendant quelqu’une des longues périodes géologiques écoulées. Ces adaptations sont facilitées en quelques cas par l’usage ou le défaut d’exercice des organes ; elles sont légèrement influencées par l’action directe des conditions extérieures de la vie, et sont toujours subordonnées aux effets provenant des diverses lois de la croissance. Il suit de là qu’en fait la loi des conditions d’existence est la loi suprême, et qu’elle comprend, au moyen de l’hérédité des adaptations antérieures, celle d’unité de type.