Préface de l’éditeur
Bonnes feuilles, fleurs de saison
Et les belles roses rouges que t’as offertes M. Martin du Gard des Nouvelles littéraires, tu déraillais encore ? Tu ne les as pas gardées longtemps…1
Le fondateur de l’hebdomadaire qui, en 1922, devait apporter un air si frais à la vie littéraire n’est plus à présenter, les études le concernant se faisant de plus en plus nombreuses2, au même titre que celles consacrées à son compère Frédéric Lefèvre3. On sait, et parce qu’il l’a lui-même raconté dans les trois volumes de ses Mémorables, qu’il fut un acteur de peu d’équivalent dans le domaine de l’édition et de la promotion : ami de tous les écrivains, du plus en vogue au moins favorisé, il eut à cœur de faire de son « journal des lettres » le lieu où tout ce qui pouvait nourrir l’actualité de la librairie fût le mieux visible. Qui consulte les livraisons des Nouvelles, au moins pour la période qui nous intéresse, peut constater que rien de ce qui devait édifier l’histoire littéraire du premier vingtième siècle, en termes d’auteurs et d’œuvres, ne manque à l’appel. Que ce soit sous la forme de pré-publications, de comptes rendus, d’entretiens — « Une heure avec… » —, de portraits, voire d’« Instantanés », dessins à l’appui, les romanciers, poètes, dramaturges, essayistes, débutants ou confirmés, de l’entre-deux-guerres eurent voix au chapitre. L’éclectisme des grandes revues parisiennes, La NRF, Europe, Esprit, donna certes audience, en cette époque, à de nombreux auteurs mais la formule choisie par Maurice Martin du Gard ouvrait un espace à nul autre pareil pour ce qui était des parutions d’ici et d’ailleurs, des feuilles venues sur des rameaux variés, des fleurs écloses en teintes contrastées.
On connaît moins, sans doute, les savantes et scrupuleuses analyses qu’il fit des œuvres de ces écrivains dont la postérité a retenu les noms de manière inégale, et dont deux volumes conservent la mémoire : Impertinences. Portraits contemporains, Feux tournants. Nouveaux portraits contemporains 4. Le premier, à quelques exceptions près, n’affiche que des vedettes : Barrès, Carco, Cocteau, Colette, Gide, Hermant, Jaloux, Jammes, Maeterlinck, Massis, Mauriac, Montherlant, Morand, Rachilde, Valéry. Le second est beaucoup moins anthologique : si, à la table des matières, on trouve des valeurs affirmées — Bernstein, Rolland… —, on y peut lire des noms qui, soit aujourd’hui n’ont plus guère de résonance, de Jacques Boulenger à Gaston Chérau, soit ne s’étaient pas tout à fait acquis la reconnaissance à venir : Breton, Radiguet, Ramuz, autant dire la relève d’une littérature parfois fatiguée d’elle-même.
Toutefois, le plus remarquable, dans ce deuxième ouvrage, c’est que Maurice Martin du Gard s’y soit occupé de littérateurs qui, sans vraiment apporter à la création, ont eu le talent de lui donner un relief insoupçonné : nous ne retiendrons que la figure de Benjamin Crémieux qui, s’il fut l’auteur d’un seul roman5, reste attaché à l’histoire de La NRF jusqu’au début de la Deuxième Guerre mondiale et avant sa disparition dans les camps nazis en 1944. À cette date, au mitan des années vingt, la théorie se conjugue avec la pratique littéraire et, ainsi, dans Feux tournants, la querelle entre les anciens et les modernes ne cesse de faire rage. Le lecteur peut facilement concevoir ce qui met l’abbé Brémond aux antipodes d’André Breton, Drieu La Rochelle d’André Maurois. Mais moins importent les écarts que les rapprochements, au plan littéraire ou politique, le plus pertinent dans les essais que nous rééditons ici visant à l’entreprise d’une histoire de la littérature par ses marges. Maurice Martin du Gard, tirant de ses Nouvelles littéraires, des « portraits contemporains », n’avait peut-être pas tout à fait conscience que Francis de Miomandre — en tête de volume — n’accèderait jamais à la notoriété d’un Giraudoux : peu importe, l’essentiel est qu’il ait eu l’intuition d’un découvreur de talents.
À lire les pages qui suivent, et on pourra éventuellement les juger datées, le sentiment serait que Maurice Martin du Gard se trouvait mal équilibré entre deux époques : il n’en reste pas moins un homme pour qui la littérature est toujours en avant.
Francis de Miomandre
Gide, s’embarquant pour l’Algérie, en compagnie de sa femme, d’Henri Ghéon et de l’œuvre complète de Dostoiewsky, ne manquait pas de rendre visite au jeune provincial qui entretenait son culte à Marseille. C’est chez Edmond Jaloux que Miomandre lui est alors présenté. Et Gide avouera plus tard : « Quel drôle de nom a ce jeune homme, ai-je longtemps pensé. J’avais cru entendre : Vieuventre. »
En 1908, Francis de Miomandre eut la surprise d’obtenir le prix Goncourt. De ce prix, on ne parlait pas, comme aujourd’hui, six mois avant le premier tour de scrutin. Écrit sur de l’eau, le livre couronné, avait paru dans le Feu, une publication provençale2, et c’est un simple « tiré à part » de cette revue qui avait été envoyé aux membres de l’Académie Goncourt par les imprimeurs de Miomandre. Quand ceux-ci apprirent l’heureuse nouvelle, ils partirent aussitôt pour Paris ; mais le poète Sicard et l’imprimeur Mistral, de la petite ville de Cavaillon, qui jusqu’alors n’était célèbre que par ses melons, avaient-ils déjà visité la capitale ? C’en était fait du lauréat. Ils s’occupèrent, dit-on, de tout autre chose que de la gloire de leur poulain, à qui ils ne rapportèrent qu’une petite cravate rouge et verte. Miomandre prit le parti de venir en personne négocier l’édition de son livre. Il commença par signer un traité qui l’engageait pour quatre-vingt-dix-neuf ans avec un certain M. Falque qui mit douze ans à vendre trois mille exemplaires du prix Goncourt. Ce M. Falque faisait faillite comme on déjeune, et si le nombre d’exemplaires d’Écrit sur de l’eau diminuait, ce n’était pas qu’il les vendît : mais c’est qu’il en perdait une centaine à chacun de ses déménagements.
Miomandre demeura donc à Paris, et entra comme vendeur de tableaux chez Bernheim. Il montre encore mieux les marionnettes, et je ne parle pas seulement de ses personnages, mais aussi des pantins de feutre dont il fait sa compagnie ordinaire. Je les ai vus, ces pantins. L’air de Passy leur réussit bien mal ; comme ils sont pâles et défaits ! Les prunelles à renversement de Jimmy l’Intellectuel, dont la misère physiologique est pitoyable — le marchand qui le vendit le nommait l’Intellectuel, comme on dit : le Soldat, la Bonne, le Gendarme — oscillent entre le désespoir et la peur ; de ses yeux d’oiseau métaphysique, selon l’expression de Remy de Gourmont, un Bergson, à genoux sur son ventre, si l’on ose dire, couve tout un bataillon de Marquises affalées sur un divan un peu passé.
La première fois que fut mis à la scène Tête d’Or, de Paul Claudel, ce fut sur le petit théâtre de Miomandre3. « J’ai toujours pensé que j’étais fait pour être joué », dit aussitôt après le poète, de son bel accent de paysan champenois. Marionnettes, les héros de Miomandre ? Grains de poussière pensants, les nomme-t-il lui-même dans sa préface du Vent et la Poussière ! Et avec quelle autorité il défend les « droits sacrés de l’invraisemblance » !
E. Jaloux, qui le connaît bien, a écrit qu’il était un faiseur d’opérettes. Opérette humaine, ajoutait-il. Et, en effet, à la fantaisie, au fantastique, il mêle chaque fois une sorte de pitié et de bonté. Toujours à la recherche du bonheur ou de quelque somme indispensable, les héros de Miomandre mènent pourtant une danse étourdie. L’histoire qu’il raconte n’est pas ordonnée, la plupart du temps ; où s’arrêtera-t-elle, et doit-elle se terminer ? Il n’en a cure : le principal, c’est qu’elle soit à jamais délivrée de la banalité du passé ou du présent. Écrit sur de l’eau exprime tous les dons de ce conteur de qui l’âme est celle d’un enfant ignorant le mal et la douleur, tous ces dons qu’il a développés ou dispersés dans la suite. L’Aventure de Thérèse Beauchamps (qui est jusqu’ici le chef-d’œuvre de Francis de Miomandre), avec M. Lang et M. Tchéou, le riche banquier de Canton, sans doute n’est-elle jamais vécue ? C’est ce qui ajoute à la fantaisie du récit une mélancolie bien attachante. Claire Damerey, dans le Journal interrompu, comme Thérèse Beauchamps, rêvera d’une manière aussi stérile. Dans son dernier livre, rompant avec sa tradition, Miomandre résiste à son esprit vagabond et peint la Naufragée avec une grande sobriété. La femme qui s’en va, tel est le sujet du livre dont la ligne est absolument nue ; à peine si l’égoïsme paisible et ridicule du mari nous fait sourire. Romancier, M. Francis de Miomandre nous a souvent amusés ; je devine en lui d’autres ambitions. Quant au critique, il est d’une extrême finesse : de Visages, où il réunit ses études du Mercure, au Pavillon du Mandarin, il n’a cessé de découvrir et de défendre les talents.
J’ai fait connaissance avec M. de Miomandre dans une chambre de bonne ; mais nous étions en guerre, et cette chambre était occupée militairement. Par des Français, je m’entends bien, qui au cinquième étage d’un immeuble de la rue François-ler, pouvaient chanter au plus secret d’eux-mêmes :
Ah ! qu’il est bon, étant pâlot,D’être l’ami de Berthelot !
Je reverrai toute ma vie les manches de satinette que Miomandre avait mises pour ne pas user son uniforme de civil et que, permissionnaire, à jamais privé de mission, amené là par hasard, je contemplai avec envie. Ne croyez point qu’on lui avait accordé une sinécure ! Si on l’avait écouté, l’Allemagne n’aurait pas gardé un seul ami dans le monde entier ! Chaque jour Miomandre écrivait cinq ou six articles que s’arrachaient les journaux neutres. Le malheur est qu’il était empêché de voir les fruits de son travail, car les journaux auxquels il collaborait, à peine étaient-ils en route pour la France, qu’ils étaient torpillés.
Pour les Japonais, Miomandre écrivit une histoire de la littérature française en comparant ses mérites avec la littérature nippone, tirant au clair les analogies que l’une et l’autre pouvaient présenter. Ce n’était pas toujours facile. Mais l’esprit chevaleresque et militaire des Japonais donne l’aspect des chansons de geste à quelques-unes de leurs productions. Comme eux, nous avons eu nos mystères. Avec Sei Shônagon, n’ont-ils pas eu leur Sévigné ? Avec Kamo Tchomei, leur Rousseau ?
On a beaucoup plaisanté la Maison de la Presse4. J’ai pu me rendre compte que l’on y travaillait beaucoup plus qu’il ne l’a prétendu. Périodiquement, à la suite de quelque dénonciation calomnieuse ou de quelque article perfide, des appels avaient lieu dans la cour de l’École militaire. On y voyait Paul Léautaud-Boissard qui, pour la circonstance, portait un pantalon de velours beige, une capote bleu marin et coiffait son chef d’un képi rouge. Il se croyait alors invisible. Un jour que je me trouvais en permission à Paris, j’eus l’occasion de rendre service à un journaliste qui, malade à son domicile et redoutant d’être soigné à l’infirmerie de son dépôt, s’était bien gardé de prévenir l’autorité militaire. Je changeai mes écussons et j’allai répondre à sa place. Quelle ne fut pas ma stupéfaction d’entendre un adjudant appeler des noms d’une sonorité fort commune et qui m’étaient tout à fait inconnus. À la fin de l’appel, j’interrogeai quelques-uns de ceux qui avaient répondu « Présent ! ». Sans doute poussent-ils la mystification un peu loin, pensais-je ; mon Dieu ! cet adjudant s’est trompé d’escouade ! Mais je fus vite confondu, et je ne saurais depuis m’étonner que l’usage des pseudonymes soit si courant…
Comme la plupart des écrivains de la Maison de la Presse étaient de simples soldats, on s’avisa de leur trouver un chef qui fût officier et blessé. On m’a montré un lieutenant dont la puissance de sommeil était prodigieuse. Qu’aurait-il l’ait, mon Dieu ! s’il avait été contraint de lire tous les articles de propagande ! Le général Joffre, pour une fois, était battu. Mais lorsque Jean Cocteau arriva de l’Yser, Etienne Rey fut bien obligé de se réveiller.
Ce qui faisait considérer la Maison de la Presse comme une embuscade particulièrement scandaleuse, c’était le thé que l’on était censé y boire. Quelle erreur ! On ne pouvait jamais prendre le thé rue François-1er pour cette raison que, voulant jouer aux soldats, les écrivains qui y étaient employés se servaient de réchauds en usage aux armées et d’alcool solidifié. Pourtant, une après-midi, comme on avait décidé, dans les chambres de bonnes, d’interrompre, pour goûter, le travail pendant cinq minutes, on signala la présence du poète des Vivants et des Morts dans la maison ; comme on soupçonnait la comtesse de Noailles d’entretenir avec M. Clemenceau des relations charmantes et qui ne pouvaient être que préjudiciables aux inaptes du cinquième, Jean Cocteau se précipita dans l’escalier pour la retenir à l’étage inférieur. Vous pensez s’il y réussit ! N’est-ce pas ce jour-là que la Bertha tira pour la première fois sur Paris ? Au bruit qu’elle fit, et qui était alors dans toute sa nouveauté, Cocteau ouvrit la fenêtre et cria : « On a marché sur le pied de la Tour Eiffel ! » Et plusieurs, dit-on, la virent qui remuait.
L’Amazone et le souvenir de Remy de Gourmont
Si je n’écrivais que pour vous,est-ce que j’écrirais encore ?R. G.
La maladie, les habitudes, les années avaient fait Gourmont prisonnier. De sa cellule, tapissée de livres, il ne pouvait plus guère s’échapper : une visite à Vallette, rue de Condé, une brève station au café de Flore où il se satisfait avec le bruit des voix qu’il n’entame presque jamais, et il rentre. L’étroit escalier qui le mène à son cinquième étage exige de lui des efforts tous les jours plus pénibles. Enfin, le voilà, devant sa table en équerre, dans son fauteuil d’osier, ce fauteuil dans lequel il se balance soudain, comme un ours, et qu’il fait craquer pour donner aux importuns le signal du départ. D’un pouce large et si négligent que les brins du tabac, à peine allumé, s’éparpillent sur son manuscrit, ponctuation dorée, Gourmont roule des cigarettes. Et comme il veut écrire son article pour la France, il ôte son pince-nez, et, prenant la plume, penche ses yeux vifs sur le papier. Mais dans ce travail, qu’elle est faible, la part de l’amour ! Plaisir mécanique, il n’augmente point la confiance que ce prêtre intransigeant de la pensée pourrait encore placer dans la vie. Avec la vie, il n’est pas loin d’interrompre les jeux. Ce Voltaire mystique, ah ! comme il commence à se détacher de soi-même ! Les dernières communications avec les vivants, ne les limite-t-il pas chaque fois davantage ? Et quand on s’étonnera que tout à coup il annonce : « Je reprends mon jour ! » comme s’il allait accueillir ses amis avec l’empressement d’autrefois, il opposera : « Je reprends mon jour, mais pour moi. » En vérité, ne pouvait-on redouter que ce ne fût pour personne ?
Certes, ce grand cerveau solitaire livrait assaut aux pensées hardies, et poursuivait encore les plus délicates, mais dans un univers monotone. Il lui manquait de quoi renouveler sa vision des choses et la matière délicieuse que donnent le silence et la parole des yeux qu’on a choisis.
Ces joies visuelles, ces émotions cérébrales, pourtant, ne devaient pas lui être refusées. Un impétueux esprit allait rapporter à Remy de Gourmont ce dont il se sentait démuni, et lui inspirer un chef-d’œuvre de casuistique amoureuse : les lettres à l’Amazone 5. Si Gourmont, le cœur exaucé, salua Mlle Natalie Clifford Barney6 d’un aussi beau nom de guerrière, c’est que son carquois n’était vide et qu’un appétit de conquête la brûlait ! Elle eut sur l’infirmité de l’écrivain un pouvoir presque hypnotique, et renouvela sa vie en quelque sorte. Grâce à elle, il découvrit non seulement le monde, l’automobile et les bals parés, ce qui est peu de chose, mais toute une atmosphère, libérée de soucis et de fatigues, où son esprit replié prit son dernier élan. L’Amazone le tira de sa cellule. Laissant là sa robe de bure, il alla courir les forêts. Même il prit passage sur le yacht que Mlle Barney avait loué et il fit à son bord un long et tranquille voyage sur la Seine. C’est ainsi qu’il alla voir Maeterlinck à Saint-Wandrille. « Quel encrier que cet homme ! » avait murmuré Maeterlinck. Quel marin ! aurait-il pu ajouter. C’eût été plus gentil. À chaque escale, Gourmont, le soir, descendait dans une auberge, encouragé par l’air, le calme, les oiseaux. « Flaubert qui passa presque toute sa vie les yeux fixés sur la Seine, écrivit alors Gourmont, ne semble pas l’avoir vue comme il eût dû la voir selon toutes ses grâces et toutes ses fraîcheurs. Seul Maupassant l’a un peu sentie, mais ce sont des impressions de canotier. Il y a toujours du canotier dans les impressions de Maupassant et dans sa littérature. La Seine est agréable à contempler de la rive ou du haut des collines de verdure ou de craie, mais pour en jouir pleinement, il faut en suivre sur un bateau tous les détours, pénétrer successivement dans tous ses paysages. »
Remy de Gourmont retrouvait une partie de lui-même. Et l’on pense bien que ces promenades sur l’eau n’étaient pas les seules qui le transportaient :
Au mât du bateau qui vogue et voyageParmi les idées, parmi les nuagesJ’ai naïvement cloué votre image…
avouait-il à son Amazone, à la page de garde d’un livre, car depuis son séjour sur la Seine il se trouvait encore mieux sur son propre navire !
Après avoir dissocié les idées, une Américaine l’invitait à dissocier les sentiments. Les thèmes des Lettres à l’Amazone furent fournis à Gourmont par celle à qui elles étaient destinées. Le souvenir, la volonté, le mysticisme, la sympathie, l’oubli, le désir, autant d’interrogations qui recevaient dans ces lettres les réponses les plus subtiles et trouvaient un souple vêtement. Chacune d’elles, Gourmont se donnait le plaisir, non pas de l’envoyer à l’Amazone, mais de la lui faire lire devant lui, et nul n’a guetté avec plus d’impatience les pensées et les ombres qui passent sur un visage.
Les analogies spirituelles de Mlle N. C. Barney et de Remy de Gourmont sont multiples. Menant la vie comme un cheval rétif, n’ayant subi aucun joug, ayant comme dépossédé la société, elle ne se tolère aucun petit moyen, aucune concession. « Si je rougis parfois de ce que je fais, c’est de plaisir. » Ne la prenez pas au mot. Elle n’a jamais eu l’arrière-pensée de scandaliser par ses ouvrages. Pour elle, le péché n’existe pas. Elle vit, rue Jacob7, au Paradis terrestre, et comme l’influence de la philosophie grecque est aux États-Unis plus sensible qu’en France, elle est arrivée à Paris platonicienne, comme d’autres avec le désir d’acheter des robes chez Lanvin. On m’a raconté que sa mère faisait voiler les statues et qu’elle-même a connu la France par M. Jules Cambon, qui lui lisait du Marivaux à Washington, où il nous représentait8. Elle a publié des poèmes et les Pensées d’une Amazone 9, où elle affirme non sans une délicieuse pédanterie une maîtrise pessimiste de la vie ; ce livre est plein de traits qui arrêtent l’esprit, lui donnent mille sujets de rêverie, de vengeance, de discussion. Et l’on comprend tout le plaisir que put tirer de la conversation de l’Amazone celui qui fait sa gloire. Mlle Barney possède dans son jardin un temple de l’Amitié que l’on prête à Adrienne Lecouvreur. Les ombres de Racine et de la Champmeslé hantent le logis de l’Amazone, où Anatole France, comme Gourmont, Rodin, et tant d’illustres personnages leur disputent les attraits de la postérité. Et n’est-ce pas ici que le comte de Clermont-Tonnerre10 enleva sa maîtresse à Racine ?
Profitons-en pour rappeler l’épigramme :
À la plus tendre amour elle fut destinéeQui prit longtemps Racine dans son cœurPuis par un insigne malheurLe Tonnerre est venu qui l’a déracinée.
Un ami de Sainte-Beuve.
L’abbé Henri Bremond,
de l’Académie Française
C’est prier que de rechercher ardemment dans l’inspiration, le cœur et l’esprit des hommes, quelque trace de la présence et de l’action de Dieu.
Le séduisant Français, l’insaisissable abbé ! Qu’il a de quoi dérouter la critique, et surprendre son église ! Recevons sans raillerie de ses gestes et de ses travaux une leçon de sympathie. Ces puissances qui nous touchent : la bonté, la poésie, une juvénile malice, ont fait de lui le lieu de leur activité délicieuse. Mais ce n’est pas un prêtre mondain, moins encore un prêtre incrédule. Pourquoi l’accuser de dilettantisme ? Parce qu’il vient d’achever un émouvant discours sur Pascal et que vous le voyez qui montre un feu presque pareil à combattre pour Anatole France, dont les ambitions sont profanes ? Où donc faut-il le placer ? insistez-vous. Est-il à droite ? Est-il à gauche ?… Il est lui-même, ici et là, et partout où le dirige un sens vigoureux de la justice qu’il tient évidemment de son ministère. Sa flamme enfin, qu’on ne peut discuter, me paraît être une active reconnaissance du principe religieux essentiel.
Quand, d’Aix en Provence, il partit pour l’Angleterre, où il allait faire son noviciat chez les Jésuites, Henri Bremond obéissait déjà à sa vocation d’écrire. L’ordre qui l’accueillit était le plus avancé, et c’est à peine s’il s’obligeait de temps en temps à brûler quelqu’un, par habitude ! Henri Bremond n’eut donc pas à subir une contrainte néfaste aux projets de l’écrivain ; on lui confia des élèves, une classe de lettres, en vérité assez burlesque, où les lectures du Livre de mon ami 11 obtenaient l’assentiment.
En même temps il se passionnait pour la littérature anglaise dont la poésie, avec son flou particulier, sa rosée, sa nonchalance, ravissait la nature d’Henri Bremond que des appétits rationalistes avaient jusque-là commandée. Toute sa vie restera soumise à l’influence de ces âmes anglaises les plus délicates. M. Alfred Poizat12 a été jusqu’à prétendre que le sang anglais coule dans les veines de M. Bremond. La plaisante légende ! Démêlons donc les origines de notre novice : un père, ancien élève des Jésuites, catholique ultramontain et qui nourrit pour la branche aînée des Bourbons un attachement fanatique, mais une aïeule libérale, fidèle à Jean-Jacques et qui eut sur le jeune Thiers une influence réelle. La poésie anglaise acheva de fondre les contrastes. Et Henri Bremond commencera par donner des témoignages de la sensibilité qui l’a révélé à lui-même. Au premier tome de l’Inquiétude religieuse 13, ce sont les précurseurs de Newman, Sydney Smith, publiciste et clergyman, orateur populaire ; Pusey, le vulgarisateur de la politique libérale, et le cardinal lui-même, dont Bremond raconte les aventures spirituelles ; c’est son premier livre de psychologie religieuse. Au deuxième tome de l’Inquiétude, dans lequel nous lisons, à propos de l’édition des Pensées, par L. Brunschwicg, une admirable étude sur Pascal. George Eliot est le sujet d’une méditation d’où Bremond semble tirer toute une philosophie de la vie.
Moins pathétique que Lamennais, dont la religion ne veut pas avoir de limites, George Eliot s’accommode assez bien du silence de Dieu, pourvu qu’elle se sente assurée de remplir longtemps son devoir absolu. Jésus-Christ l’intéresse, parce que philosophe et pour la foule des âmes qui ont trouvé en lui leur développement. À ce titre seul. La plus grande des vertus, est pour elle, comme pour saint Paul, la charité. Si M. Bremond ne s’engage pas sur la voie un peu indifférente de George Eliot en matière de dogme, il est évident que la charité dont elle fait preuve accapare toutes ses faveurs. Dans un chapitre suivant, à propos de J.-R. Green, historien du peuple anglais, il insiste sur la largeur de vues, sur l’hospitalité qu’offre l’anglicanisme aux divergences dogmatiques. Et il cite, non sans quelque arrière-sourire d’envie, le chapelain de la reine, Stanley, qui aurait délibérément offert à Renan une stalle de chanoine dans la cathédrale de Westminster, dont il était le doyen, et ce Benjamin Jowett, qui y prononça l’oraison funèbre de Gambetta ! Le souvenir de François de Sales nous apparaît alors : « Qui prêche avec amour prêche assez contre l’hérétique, quoiqu’il ne dise un seul mot de dispute contre eux. »
Toutes les ressources de la subtilité, M. Bremond les employa, lors de la révision du procès de Fénelon dont la cause avait été perdue en Sorbonne. Regrettant sans doute de n’avoir pu le défendre vivant, Bremond du moins voulut protéger ce mort charmant contre tant d’intellectualistes qui imposent au dogme une rigidité telle qu’ils vident la religion de son contenu pour en mieux conserver la forme.
La prudence gouvernementale du grand théologien alors antimystique et plus soucieux des principes que des âmes, avait fait condamner Fénelon. M. Bremond le venge dans son Apologie 14, en portant à Bossuet des coups accablants quoique respectueux. Il nous force à conclure que l’excuse de Bossuet c’est que plus tard il devint fénelonien.
Je n’ai jamais demandé à cet antijanséniste s’il acceptait la damnation de Marc-Aurèle ou de Platon, devinant sa réponse. Les idées qu’il aime, ce sont celles qui ont été vécues, les plantes vivaces et non ces végétations miteuses qui couvrent aujourd’hui les tombeaux des rois de France. J’en arrive naturellement à dire que je ne connais pas d’hommes moins semblables que Bremond et que Maurras, nés tous deux de la Provence et du chant des cigales qu’ils ont interprétés si différemment. Mais le sens du réel, qui des deux le possède aujourd’hui en propre ? Voilà une question indiscrète.
C’est un disciple de Maurras, le chanoine Ghéon, je crois, qui a décrété il y a peu de temps que le romantisme c’est l’absence de Dieu. Comme il lui plaira ! Je ne crois pas m’attirer de la part de M. Bremond une réplique contradictoire si je me déclare stupéfait de la définition donnée par M. Ghéon, qui est néanmoins l’homme le plus aimable du monde.
Le romantisme, l’absence de Dieu ? Eh ! n’est-ce pas tout le contraire ? M. Henri Bremond a publié un livre pour défendre le romantisme15. Et le R. P. de Grandmaison, venant à la rescousse, a classé au premier rang des états naturels profanes l’inspiration du poète « où l’on peut déchiffrer les grandes lignes, reconnaître l’image et déjà l’ébauche des états mystiques ». Si le romantisme est nécessairement un principe d’anarchie, déclare alors l’abbé Henri Bremond, le mysticisme ne l’est pas moins. Vous voyez où cela nous mène ! Et l’étude sur Maurice Barrès qui figure dans Pour le romantisme, et que Bremond a reprise des Vingt-cinq années de littérature, illustre éloquemment la thèse d’un romantisme conservateur, fort respectueux des traditions, qui tient en échec Maurras et Léon Daudet.
Barrès fut un grand ami de Bremond. Rappelons-nous l’enchantement de la dédicace à l’Enquête aux Pays du Levant ! « Que d’années déjà depuis ce jour d’Athènes où nous nous sommes rencontrés pour la première fois entre ciel et terre sur un échafaudage du Parthénon ! » La semaine où il rencontra Barrès, Henri Bremond prêchait alors le carême à la cathédrale, et son hellénisme chrétien ne s’en exaltait pas moins des promenades qui le portaient, au matin, vers les Panathénées. Précisément, la construction critique que, depuis, Bremond entreprit, Barrès la compare à ces Panathénées, à un « long et savant cortège » dont Bremond décore l’Église de France. L’Histoire littéraire du sentiment religieux 16 devait être primitivement l’Histoire du sentiment religieux en Angleterre. « Il y a tant de maudits en Angleterre », disait-il. C’est Barrès qui insista pour que Bremond modifiât son plan et développât son projet avec une telle ampleur que son oeuvre, qui comprend déjà six volumes, rappelle par ses proportions, son mouvement, son autorité, le Port-Royal, de Sainte-Beuve. Barrès y trouva un aliment à sa curiosité religieuse, une nourriture magnifique.
Au-dessus d’une rangée de bréviaires romains, le portrait de Barrès surveille seul la pièce dans laquelle Henri Bremond, aujourd’hui prêtre séculier, fait sourdre de l’âme une poésie consolante. Je retrouve en lui tant de souvenirs que j’ai de Barrès, parfois un geste, un air de gentillesse et de jeunesse, le mouvement de l’épaule, un adjectif qui se fixe soudain dans une phrase de la conversation, un de ces mots terribles et justes, comme dans sa prose une musique ou quelque trait ironique. C’est à Bremond, alors à Pau (… « la ville où je me plais le plus, et la Moselle est un gave, elle aussi… » nous écrivait Barrès la veille de sa mort) que son ami apporta le manuscrit du Jardin sur l’Oronte. — C’est un colibri ! annonçait-il. Ce colibri lui valut bien des peines, une querelle ingrate, ridicule…
Il n’aura même pas eu la consolation de recevoir, sous la triste lumière de l’Institut, ce compagnon, comme lui amoureux des âmes que Dieu tire vers soi.
Un roumain, écrivain français.
Istrati
Istrati ? Ce nom ne vous dit rien ? C’est celui d’un ouvrier, d’un vagabond de Roumanie. Sur les routes de son pays, à travers la Grèce, la Turquie, la Syrie et jusqu’en Égypte, il a porté sa faim et sa fatigue. Prêtre du royaume où l’on dépose ses armes et son masque, il nous en livre une peinture qui donne le témoignage de la plus touchante bonté avec la preuve d’un talent hardi. Accueillons-le d’un grand élan, cet homme ! Son premier livre, c’est en français qu’il l’écrivit : cet hommage, n’en diminuons point la valeur.
Nous avons eu des écrivains d’importation ; ce ne sont pas ceux qui ont le moins contribué à enrichir notre patrimoine. Dans un de ses « Lundis », Sainte-Beuve, vous vous en souvenez, s’est attardé sur Hamilton qui, Anglais de naissance, écrivit le français le plus pur, le plus précis. Nous devons à Hamilton les Mémoires du Chevalier de Grammont (son beau-frère, un aventurier, à l’origine des Courpières !). Ces Mémoires qui annonçaient, sous Charles II, le style de Voltaire, eurent une influence incontestable. De nos jours, le Polonais Joseph Conrad dote magnifiquement l’Angleterre. La France va-t-elle courir une aventure aussi heureuse avec ce Roumain qui nous fait don de ses récits populaires ? Kyra Kyralina est le titre du premier volume qui s’en détache17.
Istrati, qui n’a pas quarante ans, est un véritable autodidacte. Sa Sorbonne, c’est le hasard. L’étonnante destinée ! À quatorze ans, il a quitté Braïla, abandonnant sa famille, une mère qu’il aime ; mais le besoin▶ de partir est en lui le plus fort. Jamais il ne domptera ce démon de vie qui le possède, ni cet appétit de connaître sans cesse des hommes nouveaux, de guetter l’aveu de leurs déchirements ou de leurs ambitions, de leur offrir un cœur exalté. Garçon d’auberge, il endure les pires traitements. A-t-il découvert quelque conteur pour se distraire d’une existence monotone, que l’on vient le battre sur sa lecture. Il n’est pas davantage le maître de sa nuit : « Vous devez travailler pour moi, et dormir pour moi, afin de mieux me servir à l’aube », lui jette son patron. Il le fuit et le voilà chaudronnier. On se raconte facilement dans les tavernes de Beyrouth, de Damas. Quels trésors de sentiments se déversent sur leurs tables poisseuses ! Istrati essaye de nouveaux métiers. Et lorsque, malade, il échouera en Suisse, après avoir parcouru toute l’Asie Mineure, il est peintre, peintre d’enseignes.
À cette époque, il ignore le français mais il n’a qu’un désir, celui de l’apprendre, de l’écrire. La langue roumaine offre des analogies avec le latin. Istrati achète Télémaque, averti par je ne sais quelle autorité subconsciente qu’il ne faut pas commencer l’étude de notre langue dans les auteurs modernes. Il se débrouille comme il peut, avec l’aide d’un dictionnaire français-roumain. Sur chacun des mots dont il devient le familier il établit une fiche. Et bientôt les murs d’une chambre misérable témoigneront de ses découvertes patientes ! Ah ! le plaisir qui jaillit du progrès ! Après Télémaque, ce sont les Confessions que notre Roumain déchiffre, et de la même manière. Avec Charles XII et le Siècle de Louis XIV, il commence à saisir les différences de style. Et quand il abordera Pascal, on murmurera dans son entourage ; « On ne le comprend plus du tout, il parle comme dans les livres ! »
Istrati se détourne alors de ses enseignes ; il plante des poteaux de télégraphe ; ensuite il laboure, entre Villeneuve et Sion, avec un tracteur agricole. En 1918, réformé, atteint plus profondément par la misère et par la maladie, on le soigne au sanatorium de Sylvana-sur-Lausanne. À l’un de ses voisins, il confie ses préoccupations littéraires, et les vœux qu’il forme en vain de rencontrer une oeuvre humaine où retentira l’écho de ses propres tourments. « Mais elle existe, cette œuvre ! » lui fut-il répondu. Et Istrati se jette sur Jean-Christophe.
Manœuvre au garage Peugeot, à Genève, il se cache derrière les camions et Romain Rolland lui tire enfin les larmes qu’il espérait. Sur ces entrefaites, il apprend par les journaux que son maître vient de descendre à l’hôtel Victoria d’Interlaken. Il lui envoie aussitôt une lettre de vingt pages dans laquelle il conte sa vie tout entière. La lettre pathétique est retournée, hélas ! Son destinataire est parti sans laisser d’adresse. Et comme il arrive souvent aux écrivains glorieux, aux vedettes de cinéma, la direction de l’hôtel où ils ont passé tout juste une nuit proclame toute la saison qu’elle les a charmés et retenus pour toujours. Romain Rolland était bien descendu à Interlaken, mais il n’y était resté que dix heures. Istrati qui ne pouvait soupçonner ces mystères de la publicité, fut naturellement persuadé que Romain Rolland avait refusé sa lettre, et il en conçut l’amertume que l’on pense. Jouve s’offrit bien à communiquer à Romain Rolland la lettre d’Istrati, mais, par un excès de pudeur, celui-ci était décidé à se passer de tout intermédiaire, fût-il le poète des Heures 18. En 1919, Istrati errait à Nice, et dans l’impossibilité absolue d’obtenir un emploi quelconque, considérant l’inutilité de son existence, il se coupa la gorge ; on trouva dans sa malle la lettre qu’il avait écrite à Romain Rolland, qu’elle finit par atteindre. Mais Istrati ne s’était pas tué ! Six mois après, à sa sortie de l’hôpital, il trouva la réponse de Rolland : « Ce n’est pas seulement parce que vous souffrez que votre lettre m’a ému. Non, c’est parce que j’y vois luire, par éclairs, le feu divin de l’âme… Je ne sais pas ce qu’il adviendra de cette force qui est en vous. Il se peut que le meilleur d’elle se soit brûlé, se brûle en des passions, mais elle est en vous. »
Un de ces inconnus qui apparaissent soudain dans votre vie pour y jouer un rôle décisif intervient alors ; c’est un photographe ; il connaît le drame d’Istrati. « Pourquoi toujours tenter de dépendre d’un patron. Prends donc cet appareil et sors sur la promenade des Anglais. Nous partagerons les bénéfices », lui dit-il. À la fin de la saison, Istrati pouvait s’acheter un appareil. « Mais je n’attends pas de vous des lettres exaltées, lui écrivait Romain Rolland, j’attends de vous l’œuvre. Réalisez l’œuvre plus essentielle que vous… » Istrati se mit alors à écrire d’après les souvenirs de sa vie errante et passionnée. Ses premiers récits ont été publiés ces jours-ci ; on y remarque des dons surprenants de conteur et de poète. Un conteur qui s’attache surtout à rendre les figures d’hommes, un poète rude et tumultueux de la nature dont notre Occident n’offre que d’assez rares exemples. Mais ce qui met Istrati au premier plan des auteurs de récits populaires, c’est qu’il plaide à chaque page pour la passion et pour l’amitié. « La première des vertus est l’amitié, qui comprend toutes les vertus. » Istrati serait-il aujourd’hui le meilleur disciple d’Aristote ? Il doit concevoir la cité comme une extension de l’amitié. Tout en lui est don spontané, confiance, indulgence. Si tendre, il a failli succomber dans la solitude. Et la grande loi humaine de l’amitié, nul doute que son second livre ne persiste à l’enseigner. Romain Rolland a prétendu que son oeuvre s’« imposera par la violence du cœur, mais pas en France, pas en France d’abord, mais sûrement en Europe ». À nous de donner un démenti à l’auteur de Jean-Christophe et de Beethoven. Il ne peut que s’en réjouir.
J’ai découvert Istrati chez un bottier de la rue du Colisée, où il est hébergé par un ami, Roumain comme lui. Il songe, parmi des cuirs somptueux, et devant une vitrine où j’ai admiré de minuscules souliers sertis de pierres éclatantes, à l’existence dont le pathétique l’a si fort éprouvé. Il y songe, il la désire toujours, et comment se consolerait-il, en vérité, pour une gloire plus confortable et que tous lui prédisent, d’abandonner cette Kyra Kyralina qui lui conseille le vagabondage, la poésie et l’amitié ?
Un Européen.
Robert de Traz
Les Suisses romands, pour la plupart, tiennent de leur race et de leur religion un goût très vif de l’analyse. Se confessant eux-mêmes, en quelque sorte créant leur Dieu, et se dévouant à leur perfection personnelle, ils doivent être attentifs aux moindres mouvements de leur âme. Les Confessions, le Journal d’Amiel, Adolphe et le Cahier rouge 19, voilà les témoignages souverains de cette introspection naturelle. Il résulte, de la reconstruction psychologique à laquelle ils travaillent donc sans arrêt, que les uns deviennent rapidement inaptes à suivre une destinée quotidienne, car ils ne voient et n’entendent plus que leur propre personnage ; et ils se retirent alors complètement du monde extérieur. Mais d’autres, dont la passion pour « la mécanique spirituelle » est plus agissante, ne limitent pas ainsi leur curiosité et tentent au contraire de mesurer leurs réactions parmi des expériences étrangères ; et comme le remarque M. Robert de Traz dans une étude sur Benjamin Constant, ils aboutissent dans l’ordre intellectuel au cosmopolitisme. M. Robert de Traz lui-même, après avoir été un romancier uniquement soucieux de se replier sur soi, préfère maintenant « se courir après au dehors, se rencontrer sous d’autres formes ». S’il est, comme je le crois, convaincu que nous sommes chacun une collection d’êtres, le cosmopolitisme lui est encore un moyen de s’enrichir de personnalités successives.
Si cosmopolite qu’il paraisse aujourd’hui et qu’il soit d’origine (il est né d’un père suisse et d’une mère française, et nous lui connaissons une grand’mère anglaise, une aïeule flamande), M. Robert de Traz n’est pas un errant, ni un sceptique. Il a une terre, une tradition, et, pour reprendre la formule que Nietzsche s’appliquait à lui-même, il se déclare « un loyal Suisse ». La curiosité dévorante qui l’anime n’est point d’un collectionneur indifférent ou cynique. Il s’y mêle ou plutôt il s’y dissimule de l’affection. Et comment d’ailleurs s’intéresserai t-il aux hommes sans les prendre en pitié ?
Mais avant d’aborder le cosmopolite qui écrivit Dépaysements 20, l’Européen qui dirige la Revue de Genève, ce bulletin idéal de la Société des Nations21, fixons quelques points de l’activité proprement littéraire de M. Robert de Traz. Au temps de la jeunesse 22, son premier livre, est un essai de mise en place de l’individu par le sport ; l’auteur y affirme son appétit du normal et un sens profond de l’équilibre, en marge de Nietzsche qui veut que la santé soit une conquête de l’homme sur soi.
Ensuite, la Puritaine et l’Amour 23 pose un problème auquel M. de Traz ne cessera point de s’intéresser, celui de la personnalité ; l’héroïne du roman incarne un idéal ; on l’a chargée, en effet, d’une fonction qui consiste à être aux yeux de tous l’exemple de la vertu ; mais elle se découvre, et se sait bientôt différente, et M. Robert de Traz prend pour objet l’étude de cette contradiction.
L’Homme dans le rang, qui parut en 1913, est un essai sur la matière psychologique que développent les institutions militaires ; les circonstances devaient lui donner une actualité que son auteur sans doute était, comme nous, dans le fond de son cœur, loin de désirer : l’Homme dans le rang, qui contient un récit de la mobilisation, d’un accent singulièrement prophétique, devint ainsi le manuel littéraire des intellectuels suisses mobilisés. Deux portraits, à la fin du volume, donnaient moins d’inquiétude : c’étaient ceux de Vauvenargues et de Stendhal dont M. Robert de Traz fouillait avec un grand talent, et la figure et la carrière militaires. La publication de Fiançailles date de 1922. Ce roman est du type et de la ligne de la Puritaine, une peinture psychologique des milieux.
Denise, enfant, s’est secrètement fiancée à son cousin Jean-Pierre ; elle a toujours vécu dans sa compagnie, et s’est persuadée que de ces fiançailles dépendait le bonheur de son existence. Jeune fille, créature d’instinct, d’un esprit assez limité, comme son cousin a dû s’éloigner quelque temps pour s’assurer d’une situation qui permettra au ménage de vivre, elle s’éprend d’un professeur marié. Elle ne connaît rien de son passé, c’est ce qui l’attire, son cousin ne lui offre plus un mystère suffisant, ni le miroir qu’elle exige ; pourtant elle finira, sans transport, par épouser ce Jean-Pierre monotone. C’est l’usure des sentiments qui obtient cette fois de l’auteur une attention minutieuse, c’est son étude sur les êtres médiocres. Dans Complices 24, vous ne trouverez pas un roman, mais y a-t-il jamais un roman ? Ce sont les personnages de roman qui nous intéressent, et chacune des nouvelles qui composent cet ouvrage nous en est une révélation : ce livre est une succession d’orages, de drames intellectuels. Ici, plus direct, plus rapide, l’auteur évite les longueurs, les grisailles de Fiançailles et de la Puritaine, et cependant il ne nous épargne aucun des effets essentiels.
« Qu’est-ce que tu fais ? Encore un roman ! » jetait avec mépris, il y a quelque temps, un enfant, qui essayait de hausser son front à la hauteur de la table de travail de Robert de Traz. Oui, n’en déplaise à son fils, nous attendons ce roman-là avec impatience ! Mais ce que nous lui demandons aussi, à cette tête froide de l’école française, dans cette époque de désorganisation placée sous le signe mystique, c’est de poursuivre l’entreprise qu’il a commencée. Qu’il ne cesse pas pour nous d’être l’auteur de Dépaysements, même au bénéfice de romans plus remarquables ! « Il faut, en ces temps modernes, avoir l’esprit européen… » disait Mme de Staël. Peut-être a-t-on pu reprocher à celle-ci d’avoir donné de l’Allemagne une impression inexacte, d’avoir créé un pays fictif. De cette fiction, l’on a tiré une influence qui n’a pas été dangereuse, dans l’ordre littéraire du moins. M. Robert de Traz parcourt aujourd’hui l’Europe avec l’idée de comprendre et de faire comprendre ce qu’il voit. C’est un diplomate et le réel lui tient à cœur. À Londres, dans une grande affaire de la City, tout jeune, et venant à peine de quitter le lycée Condorcet, il apprit à ne jamais perdre de vue ces réalités économiques qui échappent à tant d’écrivains et de journalistes à qui l’opinion s’abandonne. M. Robert de Traz, qui travaille à être intelligent, s’est imposé de beaux programmes ; la Revue de Genève qu’il dirige les applique, et les enquêtes de Dépaysements.
M. Robert de Traz était ces jours-ci de passage à Paris ; il revenait de Londres où il avait été reçu par les travaillistes et il se préparait à partir pour Milan où il s’informe sur le fascisme.
Dans les fauteuils du bar, au Grand Hôtel, nous avons pris ensemble un bain de cuir, comme eût dit P.-J. Toulet ; on entendait toutes les langues que la timbale secouée du faiseur de « cocktails » tentait en vain de dominer.
Anonymat de l’hôtel ! Les êtres flottants, sortis de leur fonction ordinaire, qu’ils sont passionnants à regarder, à soupçonner ! Que faites-vous donc quand vous entrez dans une chambre d’hôtel, quand pour la première fois vous en prenez possession ? Quoi ! Vous vous lavez les mains ? Vous comptez, dans l’armoire à glace, les porte-manteaux ? Votre curiosité n’est-elle pas excitée au point d’être de l’espionnage psychologique ? Je suis bien sûr qu’André Gide doit aller droit au buvard, et le déchiffrer aussitôt dans la glace. Car tout romancier véritable est d’abord un « voyeur ». Vous me direz que cette opération est impossible au Grand Hôtel, car les chambres y sont bien tenues, et que les buvards sont remplacés aussitôt qu’un client a quitté sa chambre. Évidemment. Mais que de curiosités encore à satisfaire ! Pour ma part je dois beaucoup au Grand Hôtel. C’est d’un de ses balcons que, débarquant de la gare de l’Est, enfant, j’ai découvert le monde. Pour la première fois je voyais des gens qui n’étaient pas des avoués, des notaires, des professeurs ; sur les affiches lumineuses, je lisais l’horaire de paquebots qui ne fileraient jamais sur une rivière ; je voyais des banques qui n’étaient plus des succursales du Crédit Lyonnais, mais des trusts d’Amérique, des affiches de théâtres qui n’étaient plus municipaux, l’Opéra enfin, discrètement éclairé au permanganate, les soirs d’abonnement. Hélas ! on me couchait à neuf heures et je ne pouvais pas rêver longtemps au balcon ni lancer bien tard mes flèches de papier sur la tête des camelots qui, boulevard des Capucines, vendaient leurs pantins mécaniques.
Jacques Boulenger
À peine le jeune Xavier était-il rendu à la liberté qu’il se vit convoqué rue du Bac par Jacques Boulenger. Encore tout prévenu des leçons qu’il venait de recevoir sous les arbres de Port-Royal, c’est naturellement qu’il se demanda : « Sans doute ce monsieur est-il un ami de mon professeur, et j’aurais mauvaise grâce à me dérober à son billet. Pour m’enseigner quelques bribes de grammaire, Dieu sait si M. Abel Hermant s’est donné du mal ; ne risquons pas de le fâcher mal à propos. »
Quand il pénétra sous le porche de l’immeuble où il était attendu : « Vous êtes le nouveau secrétaire de M. François Porché ? lui jeta le concierge avec envie, c’est à droite au fond de la cour. » Et Xavier, ravi qu’on ait pu le croire, un instant, propre à remplir un tel emploi auprès d’un poète aussi connu, répliqua sans enthousiasme : « Non, je vais chez M. Boulenger. » L’accueil surprenant ! « Ah ! je ne pouvais pas penser que c’était vous ! » poussa Xavier. « Moi non plus, dit Jacques Boulenger ; vous étiez pilote à la Spad25, moi à l’escadrille voisine, la F. 30, sur le Plateau de Malzéville ; je vous reconnais fort bien ! J’ai aussi fait un livre sur l’aviation26 ; hélas ! il a paru le 11 novembre 1918 et l’armistice a eu beaucoup plus de succès que ce… » « Ah ! un roman, je m’en doutais », fit le jeune homme. Mais on l’entraînait vers une pièce où deux personnages de comédie faisaient beaucoup de bruit et de fumée. « Enfin ! voilà notre Xavier, s’écria le plus gros avec un bel accent bourguignon. Vous venez de Port-Royal, du dernier vallon où l’on cause, n’est-ce pas ? » Xavier ne sut que répondre, ou plutôt, ce qu’il murmura, il le garda pour lui : « Évidemment c’est un facteur, mais on va boire, c’est une affaire. » Le second personnage l’intriguait davantage, il était agité, et, le petit doigt en l’air, semblait fort impertinent. « Ne vous appelait-on pas Jack-Bool, à votre escadrille ? risqua, pour se mettre à l’aise, Xavier Oui, c’est Toulet qui m’avait donné ce gentil surnom, c’est encore lui qui nous rassemble ce soir, et si vous le voulez bien, nous allons travailler. » Xavier ne comprenait plus rien. Alors tout le monde de l’interpeller : « Il fait l’étonné ! L’innocent Le modeste ! » risqua Thérive. Et Jacques Boulenger : « M. Hermant ne vous a-t-il pas averti ? il ne vous a donc rien appris ? Ne savez-vous pas que votre prénom figure depuis un mois aux devantures des librairies ; que nous tenons beaucoup à faire de votre petite gloire le plus décent usage ; enfin que nous vous avons choisi ; que vous êtes le secrétaire adjoint du Grammaire-Club !… » Quelle aventure pour Xavier ! Il fallait paraître content : « Ah ! messieurs, je suis confus de vos bontés, mais que suis-je, un ancien combattant sans tête, et comme qui dirait le benjamin de ce pauvre Bloc national ; M. Abel Hermant m’enseigna la grammaire avec beaucoup de patience, ce qui me permet de parler sans vous donner sur les nerfs, mais écrire, messieurs, vous n’y pensez pas. » « Il s’agit bien de cela ! Vous prendrez sous notre dictée… Enfin cela nous flatte (et doit également vous flatter) que vous soyez l’élève de M. Hermant. » Alors Xavier pria non sans douceur qu’on lui expliquât sa besogne et comment l’idée de ces soirées était venue à l’assemblée. « Beaucoup trop long, fit impérieusement Jacques Boulenger qui en était le président. Mon cher Xavier, vous apprendrez tout cela chez vous. Et quand vous serez mieux préparé à ce nouvel honneur que nous vous avons réservé, c’est-à-dire (ou du moins nous l’espérons), d’aujourd’hui en huit, quand vous aurez vaguement démêlé les raisons qui nous portent à nous réunir et à faire appel à un secrétaire, alors vous reviendrez ici, dans cette maison que Samuel Bernard construisit à grands frais comme déjà l’escalier a pu vous le faire savoir. Samuel Bernard, soit dit en passant, était un grand financier, si riche qu’il était pris pour juif, mais il ne l’était point ; il se fit même recevoir à Marly par Louis XIV. » Lorsque Xavier se vit rue du Bac à minuit, il n’eut même pas le désir de traverser la Seine et d’aller au Bœuf sur le toit, d’autant que le paquet de livres que Jacques Boulenger lui avait remis était très lourd. Xavier rentra donc chez lui et se mit à parcourir ces ouvrages.
On avait pris soin de marquer au crayon bleu les passages essentiels de chacun d’eux. C’est ainsi qu’il put comprendre sans effort pourquoi le Grammaire-Club venait de se fonder27. Mais l’Art est difficile 28 est le recueil des critiques que Jacques Boulenger a publiées dans l’Opinion depuis 1919 : il comporte trois tomes ; on lui avait recommandé de lire le second en premier, et dans celui-ci, d’abord, les « Souvenirs de P.-J. Toulet. » « Mon Dieu, que nous trouverons notre vieux Paris changé le jour où nous nous retrouverons. Il y aura tellement d’étrangers qu’il faudra augmenter la ville d’un étage. J’opine pour qu’il soit souterrain et pour qu’on mette un écriteau sur le bar de la Paix où sera écrit : Ici on parle français. » Je devine, se dit Xavier : le nouveau bar de la Paix, il se trouve 46, rue du Bac, d’où je sors. Et il continua sa lecture. Toulet caressait un projet qui lui était cher : un projet d’Académie (ou plutôt : Cie) de grammaire : « On peut en parler en rêvant à l’après-guerre. Ça ne ferait pas un double emploi avec l’Académie, qui s’est toujours refusée à faire une grammaire. C’est ça que nous ferions, et, comme besogne plus immédiate, un Bulletin pour excommunier des expressions insensées comme “faire confiance” et d’autres termes de patois singe : emprise, tractation, ruée, etc… Je réclame le poste de secrétaire perpétuel qui, j’espère, sera payé. Aussi faut-il un milliardaire… » Le bulletin d’excommunication va donc paraître sans la collaboration de Toulet (c’est Xavier qui parle, et il ne parle pas encore très bien), et j’aurai la charge délicate d’enregistrer tous les propos des membres du club !
Déjà les autres tomes de Mais l’Art est difficile appelaient le regard de Xavier, et comme de raison la préface que Boulenger a mise au recueil, et qui informe si bien de ses ambitions, qui sont de dégager les idées, le sens des œuvres et des groupes d’œuvres, de peser celles-ci moralement, historiquement, philosophiquement, de distinguer avec netteté « les divers points de vue d’où il est intéressant de considérer les ouvrages de l’esprit29 ». Tout cela en imposait à Xavier, et il était aussi reconnaissant à son nouveau maître de traiter si durement les écrivains qui n’ont qu’une religion : celle du cœur, et qui la prennent pour de l’idéalisme. Xavier, qui, lui-même, avait commencé par se soumettre à tous les sentiments, fut néanmoins assez vite persuadé que ce critique avait raison, et qu’il était temps de travailler à ne plus être un imbécile.
Et il mit beaucoup d’ardeur, soudain, à lire un dialogue platonicien que Jacques Boulenger avait composé en marge de Julien Benda, dont il se proposa d’acheter au plus tôt Belphégor 30. C’était une analyse du courage, et Xavier voulut connaître à quel point il en avait eu lui-même.
Le lendemain, Xavier écrivit à M. Hermant pour lui faire part de son aventure. L’auteur de Xavier ou les entretiens sur la grammaire 31 s’en amusa, comme vous pensez. Aussitôt, il répondit à son ancien élève pour le féliciter d’avoir été appelé à ce rang de secrétaire du Grammaire Club ; il lui donnait, comme ce dernier l’en avait prié, quelques clartés complémentaires sur le président. C’est un type ! se dit Xavier avec ravissement. Quoi ? cet aviateur, presque mon copain, rédigeait le Vélo à l’École des Chartes32 ! Il est champion à l’épée ! Il dirige l’Opinion aussi parfaitement qu’un combat. Et c’est un dandy. Un érudit. Il a fondé la Revue des Études rabelaisiennes, il publie une édition de Rabelais ; ce philologue, m’écrit M. Hermant, nous a enfin restitué les Romans de la Table ronde 33. Jusqu’à Mme Desbordes-Valmore qui lui a livré sa poésie en même temps que son intimité34 !
Il a même écrit sur mon maître une étude qui lui a plu, et l’on peut dire qu’il est difficile à satisfaire35.
Tout excité, Xavier prit le Grand Siècle 36, qu’il n’avait pas encore eu le temps d’ouvrir. Il s’en alla le lire à Versailles, car il avait, depuis peu, une petite automobile. Il tomba sur des radicaux-socialistes.
On acclamait un nouveau Président de la République. « Pourvu que le président des Soirées du Grammaire-Club n’imite pas M. Millerand, qu’il ne se démette point, c’est le principal, songea Xavier, qui manquait moins de sens que d’orthographe. Il défend, lui aussi, la Constitution, et, mieux qu’un autre, l’État. »
Un essayiste.
Maurice Brillant
Les gens les plus vivants, ce ne sont pas toujours ceux qui le paraissent. Eussiez-vous rencontré pour la première fois M. Maurice Brillant derrière Saint-Sulpice que, sur sa mine, vous l’auriez pris pour un sacristain. Quel impair ! Comme il est le secrétaire du Correspondant, nul doute qu’il n’aille à la messe, mais préparer les offices, c’est une autre affaire ! C’est devant un plat bien mis en sauce qu’il faut le voir, et quand il se verse d’une bonne année de Vouvray ; il porte alors son nom comme un adjectif.
S’il a fréquenté chez les prêtres, cela ne se voit pas seulement à table, cela se sent quand il écrit ; je ne veux pas dire qu’il édifie, car, bien souvent, sa fantaisie frôle, dans ses deux derniers livres, le libertinage, mais il est extrêmement puriste, et je parie qu’à l’Institut catholique d’Angers, ses professeurs avaient toujours le Littré sous la main. A l’instant, je vous parlais du quartier Saint-Sulpice ; vous savez que l’on y vend, pour les autels, les plus horribles ornements. À mon avis, ce ne sont pas les congrégations que l’on devrait interdire, mais pour l’amour de Dieu, bien plutôt ces marchands de vierges et de jésus. Le peintre Maurice Denis qui est un ami de Brillant, dont il a illustré un poème, Cantilène pour une sainte, a créé un atelier d’art sacré où il forme le goût de jeunes ouvriers catholiques. J’espère qu’il obligera ces marchands à fermer boutique ou à vendre ses oeuvres, ce qui nous séduirait davantage.
Il n’y a pas longtemps, la Foire Saint-Germain était installée devant l’église Saint-Sulpice. M. Copeau avec le folâtre Ghéon, comme dit l’abbé Bremond, y montait des mystères. Au XVIIIe siècle, c’est précisément là qu’est né l’Opéra-Comique. Maurice Brillant le raconte dans l’Amour sur les tréteaux ou la fidélité punie 37. Le dix-huitième, l’Opéra-Comique, l’opérette, aussi bien que l’érudition. voilà ce qui passionne cet écrivain qui fait songer à quelque abbé de cour, un petit abbé qui croirait, par exemple, et serait assez négligé dans sa mise. Non, Maurice Brillant n’est pas un romancier, mais un mémorialiste. Les meilleurs maîtres, pour lui, ne sont pas des génies, et je ne pense pas qu’il prise beaucoup Balzac et Stendhal… Sa préoccupation est d’être spirituel, et l’on peut distinguer ses préférences en lisant l’Amour sur les tréteaux : elles vont, j’imagine, aux Mémoires contre Goezmann de Beaumarchais, à Saint-Évremond, à Fontenelle ; il n’a pas dû négliger non plus Bouhours, dans le dix-septième : il écrivait une langue si pure ! Scarron plus délicat, Brillant vient de publier une sorte de Roman comique où l’on rencontre M. Rousseau, de Genève, M. de Voltaire, l’abbé de Voisenon si cher à M. Hermant, Rameau, Couperin, qui sais-je encore ? Maurice Brillant, qui nous présente tant de personnages d’importance et qui nous emmène, à la suite d’une troupe de comédiens, à travers la France, aurait pu aussi facilement, en raison même de sa formation, écrire toute une série de thèses sur chacun d’eux ; il a préféré, à la faveur d’un divertissement, nous rappeler, de la façon la moins pédante, que Mme de Beaumont n’avait pas tort de dire : « Qui n’a pas vécu en ce temps-là n’a pas connu la douceur de vivre », ou quelque chose d’approchant.
À cette peinture du dix-huitième, il ajoute quelques traits qu’il emprunte à notre époque, dans ce qu’elle a de plus agréable, il est vrai, et que l’amie de Chateaubriand n’aurait pas méprisés. Maurice Brillant, en effet, n’a pu s’empêcher de nous raconter ses expériences gastronomiques et les lieux où il les a faites en compagnie.
L’amour que porte Jacques Papevoine à la fille de ce châtelain, chez lequel il fit ses débuts de comédien, n’est là que pour justifier le sous-titre : roman, et la succession des épisodes qui nous entraînent à la vaine poursuite de cette jeune fille. De même dans les Années d’apprentissage de Sylvain Briollet 38, Sylvain n’existe que pour nous présenter un certain abbé Boisard, qui l’a accueilli quand il quitta prématurément le séminaire. Cet abbé, qui ne croit à rien sauf à la religion et qui collectionne des Monet et des Vuillard, s’enivre de Ravel et de Claude Debussy. On dirait qu’il s’est échappé d’un livre d’Anatole France, ne jugeant pas l’auteur suffisamment catholique. Car l’ironie de cet abbé n’est jamais dissolvante, elle se garde bien de toucher aux choses de la foi. Il n’est dupe de rien ; charitable, son intelligence raffinée ne le détourne point des simples, tout au contraire. C’est là le livre d’un humaniste chrétien, et une des fleurs les plus charmantes de notre culture française. La part du cœur, dans cet ouvrage, est évidente ; et cette tendance intime de Maurice Brillant a dû, je pense, se satisfaire de sa formation religieuse, à laquelle n’est pas étranger le père Laberthonière, qui dérive et dépend lui-même, dans une certaine mesure, de l’Action de Maurice Blondel39.
L’érudition, chez Maurice Brillant, est bien vivante : quand il livre le fond intime de la pensée hellénique, il le fait absolument comme s’il s’agissait d’un personnage, et sait le rendre attachant. Dans les Mystères d’Eleusis 40, il résout un problème qui touche aux origines du christianisme, et il donne ainsi de l’actualité à l’histoire des religions primitives ; sa conclusion est qu’il n’y a jamais eu de philosophie éleusinienne, que nous sommes en présence, non pas d’une religion, mais de manifestations où la magie joue le rôle principal et que les traits de détail que l’on peut retrouver dans les mystères et dans le christianisme ne sont que des expressions quasi spontanées du sentiment religieux. Il y a rencontre et non emprunt.
La première œuvre de Maurice Brillant intéresse l’histoire des institutions et l’épigraphie ; c’est un mémoire sur une question de droit administratif et de droit public. On sait, en effet, que la démocratie, en Grèce, renouvelait, chaque année, par voie de tirage au sort, les titulaires des emplois publics ; Brillant étudie Les secrétaires athéniens 41 qui s’en faisaient une véritable profession, les principaux, les secrétaires du Conseil et de l’Assemblée du peuple, ceux que cite Aristote dans sa Constitution d’Athènes.
Mais si Brillant est, dans le IVe siècle avant J.-C., aussi à l’aise que dans le dix-huitième, je n’ai pas de peine à deviner qu’il veut également appartenir à notre époque, et même la devancer. Je ne sais s’il y réussira aussi bien. Il compose des poèmes ennemis de l’éloquence, pour lesquels il a une dilection particulière, et il s’efforce d’en renouveler les rythmes. Ceux-ci me semblent, néanmoins, assez monotones. Sainte Thérèse42, saint Jean de la Croix et les héros des Ballets russes43 sont, pour Brillant, prétexte à des effusions dont je ne peux, hélas ! mettre en doute la mollesse et la suavité. Viélé-Griffin, première manière, est ici, sans conteste, son maître ; mais les élans de ce dernier me touchent davantage, car ils sont personnels, ils ne paraissent point si patiemment travaillés, M. Brillant aime donc la musique, je le suis mieux quand il en parle. Encore mieux lorsqu’il en écrit.
Une serviette sous le bras, vous le verrez précipitamment sortir d’un hôtel, si vous passez vers les sept heures, rue Saint-Guillaume. Pour être magnifiquement meublé cet hôtel n’en est pas moins fort connu de la préfecture. Léon Daudet y habite ; c’est une maison bien gardée, et le Correspondant qui possède là ses bureaux et, dans la personne de Maurice Brillant, un secrétaire sans défaillance, évite du même coup les cambriolages. Les auteurs peuvent donc sans risque envoyer leurs manuscrits au Correspondant. Cela doit se savoir en province car Maurice Brillant a souvent les yeux tristes et fatigués. D’autant que l’ombre des Cochin et des Montalembert qui éclaire seule cet immeuble, si l’on peut dire, n’invite guère au romanesque.
Un poète allemand.
Fritz von Unruh
Lorsque je vis entrer Fritz von Unruh dans le salon du Cercle Littéraire International qui le recevait ce soir-là, je ne pus me dérober à l’impression de force et de noblesse qui émanait de toute sa personne. Le beau uhlan ! Un front de marbre, de sereines épaules, une extrême politesse dans le geste. « Quel Déroulède il aurait pu leur camper, pensais-je, avant même de l’avoir entendu ; ah ! nous l’avons échappé belle ! » Nous rencontrons tant de poètes débiles que nous avons peine à croire qu’il en existe de vigoureux ; quant aux pacifistes, on se les représente communément sous l’aspect de petits êtres malades de l’estomac ou des nerfs. En vérité, il y en a peu dont le visage soit d’un guerrier ; c’est pourtant ainsi qu’ils devraient nous apparaître, car il est aussi héroïque de combattre pour la paix que pour la guerre ; il l’est plus encore lorsque l’on est fils d’un gouverneur de Kœnigsberg, poète allemand, ancien officier de la garde.
Dans ses Écrits politiques, Nietzsche prophétise que le salut de l’Allemagne réside dans les fils des généraux prussiens. Espérons que le salut de la République sera dans Fritz von Unruh. Je ne sais si Mme de Noailles, que je vis le lendemain aux côtés d’Unruh, l’interrogeait sur Nietzsche ; cela ne m’aurait pas étonné, mais Unruh, qui, ravi, subissait l’assaut de cette Minerve rhénane44, comme l’appelait Barrès, aurait aimé aussi bien l’entretenir de Pascal et de Port-Royal des Champs où durant son séjour dans l’Île de France, il s’est souvent promené. Il a reçu de Paris un accueil auquel il a été particulièrement sensible ; je ne crois pas qu’il oubliera sa rencontre avec M. Painlevé, ni l’entretien qu’il obtint de Paul Valéry avec qui il a des affinités ; en effet plus d’une fois le ton de sa poésie rappelle celui de la Jeune Parque : même densité, sévérité identique de la pensée et de son expression.
La première fois que nous avons lu le nom de Fritz von Unruh, c’est sous la plume de Romain Rolland, le 19 avril 1915 dans un article du Journal de Genève. Cet article reparut ensuite dans Au-dessus de la Mêlée. À propos de la littérature de guerre, Romain Rolland parlait de l’ivresse qui tournait la tête des jeunes écrivains allemands, au début de la campagne, et qui fit place assez rapidement chez quelques-uns à la clairvoyance. « Beaucoup, écrivait-il, ont perdu cette ivresse guerrière au contact des souffrances subies et causées. Fritz von Unruh qui s’engage comme uhlan et qui part en criant : “Paris, Paris est notre but !” dès septembre sur l’Aisne, compose un poème qui avoue une lucidité complète. »
Il était absolument interdit de tenir un journal dans l’armée allemande. Unruh, qui avait repris le grade de lieutenant, abandonné quelques années avant la guerre pour se consacrer à la peinture et à la sculpture, éprouva impérieusement le ◀besoin de se confier à un journal et il le rédigea sur certaines petites feuilles de papier de soie qu’il cachait, comme il pouvait, sous son uniforme. Les deux volumes de ce journal vont paraître. Le premier tome va du 2 août 1914 à la bataille de la Marne, et M. Benoist-Méchin en a traduit quelques passages qui, déjà publiés en France, ont fait connaître Unruh. Ce sont des fragments lyriques mêlés à des comptes rendus purement militaires, qui expriment le conflit d’Unruh avec ses chefs, avec lui-même, avec tout son passé étouffé sous la morale d’un Kant législateur du militarisme. Ce conflit atteint sans cesse en lui des couches plus profondes ; c’est à Moyencourt, qu’il conçut Avant la décision 45, drame dans lequel il prédit en termes précis la chute des Hohenzollern ; un dialogue entre l’esprit de Kleist, le Corneille de l’Empire, l’auteur de Prince de Hambourg, et un uhlan qui ressemble singulièrement à l’auteur, sorte de ballade dramatique, dénote avec plus de grandeur encore le tourment de cet homme courageux fait pour la guerre et qui se délivre d’elle. La censure bien entendu interdit le drame et, quand Unruh écrit Verdun, en 1916, devant la place, il est mis en quarantaine par des camarades. Verdun, aussitôt imprimé, fui placé sous scellés. Et quand, l’éditeur, plus tard, voulut le publier, il ne reprit pas le titre qui évoquait la défaite ; il choisit : la Marche au Sacrifice, pourtant Verdun est bien le titre primitif, quoiqu’on en ait dit46. Mais une blessure à la tête éloigne du front Unruh ; il est envoyé en Allemagne, puis on le soigne à Zurich, où il restera jusqu’en 1918. À cette époque, il regagne Berlin pour faire la révolution. Du moins voilà son ambition.
Le moment n’était pas encore venu. La masse n’agissait que dans un sens assez mesquin. En vain voulait-on inculquer quelque chose de haut à ces petits bourgeois révoltés. Il était trop tôt. Unruh partit pour Silva Plana, afin de se mieux préparer à l’action. C’est là qu’il a écrit Place, un drame satirique sur les personnages de la Révolution, dans la chambre même où Nietzsche termina Zarathoustra. Place devait être le prologue d’une trilogie. L’action s’est élargie. C’est un drame nouveau, Une Race 47, qui est devenu le prologue à une tétralogie qui comprend Place 48, Rosengarten 49 (je ne peux pas le traduire, en français cela donne quelque chose de si mièvre, de si veule), et Dietrich 50. On peut affirmer que ces quatre drames, qu’Unruh récrit sans cesse, comme Paul Claudel51, sont une autobiographie. Avant de passer aux œuvres de Fritz von Unruh qui favorisent son action, c’est-à-dire ses discours, signalons deux drames qui marquent les débuts de sa vocation : Officiers 52 et Louis Ferdinand (de Prusse)53. Stürme, qui date de la même époque (1913), a été retravaillé en 192154.
Pour un poète, la politique est sans doute la fatalité de notre siècle. Pour un poète allemand, aussi bien que pour un poète italien, pour un poète français, Unruh n’est pas d’Annunzio au Capitole, mais plutôt saint Pierre devant le temple de Vesta, que la basilique a renversé ! La voix d’Unruh est sourde, mais, précisément, son génie oratoire, c’est un déchaînement dans les mots et une retenue dans la parole. Ce n’est pas du théâtre. Ses discours ont été réunis en volume, et il est à croire que M. Benoist-Méchin les traduira en français. Le discours en vers In memoriam Walther Rathenau a été prononcé au Reichstag, le 23 juin 192355. Pour les fêtes qui ont été données en l’honneur de Goethe à Francfort, en 1922, Unruh avait choisi un parallèle entre Goethe et Napoléon, et illustra le Meurs et Deviens, de Goethe. « Il faut que meure le pangermanisme pour faire place au devenir d’une Allemagne nouvelle. » À Mannheim, à Carlsruhe, Unruh s’est également emparé de la foule. À Vienne, dans le lieu même où ont été données les premières auditions de Beethoven, le 18 mars 1924, il s’est dressé contre les pacifistes qui ne sont devenus tels que par impuissance ou par mauvaise santé. Unruh a toujours en vue la nature et la joie, il ne dirige jamais sa pensée et son action dans un sens artificiel. Il ne diminue point les grandeurs qu’offre la guerre à l’homme, mais il est l’exemple que l’héroïsme est aussi grand de lutter contre elle. Son pacifisme ne naît point d’un déséquilibre de l’âme et du corps ; au contraire, il lui demande une harmonie définitive. Quand les pacifistes ne seront plus des malades ou des primaires, la paix sera près d’être déclarée au monde. Avouons avec ce digne Allemand qui n’accepta aucun compromis, que nous ne nous sentirons pas pour cela moins patriotes.
Sur la terrasse de Sans-Souci, à la place même où, jeune homme, il défila parmi les fils de l’empereur, Fritz von Unruh, dans quelques semaines, se dégradera. Les aigles, les drapeaux, les médailles, ces symboles guerriers, il les enterrera devant plus de vingt mille de ces anciens combattants qui répondent à son appel chaque fois qu’il doit parler et qu’il veut les prendre. Il ne s’agit pas de remplacer la fanfare de Ludendorff par une autre ; aucune musique n’accompagnera ce sublime événement dont peu de journaux nous parleront. Mais quand le silence se fera, l’intelligence et la poésie auront repris sur la mort un avantage souverain.
Un romancier.
Gaston Chéreau
Quelques années avant la guerre, M. Gaston Chérau commençait à connaître la notoriété. C’était alors une entreprise difficile que de s’installer dans le succès ! Les lecteurs étaient plus rares, plus indifférents qu’aujourd’hui, et les éditeurs ne lançaient leurs auteurs qu’avec une extrême circonspection, considérant qu’un trop grand tapage mené autour d’un livre était de nature à jeter quelque discrédit sur leur état, dont les ambitions commerciales ne devaient point paraître. Mais les temps ont changé, et les écrivains d’après la guerre sont moins à plaindre que leurs aînés immédiats… Je disais donc que M. Chérau, en 1914, avait conquis une place enviable parmi les romanciers de sa génération : en 1906 Champi-Tortu 56, la Prison de verre en 190857, et le Monstre 58 lui avaient, notamment, concilié la faveur ; et l’Illustration se proposait de publier, en septembre 1914, un long roman qui marquait encore un progrès sur les œuvres précédentes, et que Gaston Chérau avait terminé en mars, Valentine Pacquault.
La guerre finie, le public des lecteurs s’était développé et transformé. Adhérant, sans le savoir, au mouvement dada, il ne voulut plus « manger dans la vaisselle commune » sinon des mots du moins des livres que l’on avait découverts avant 1914. Une grande confusion en résulta, qui dure encore. On se jeta sur des écrivains qui n’étaient pas encore en possession de tous leurs moyens, les confondant ou les préférant parfois à ceux qui leur avaient servi de modèles. Les vraies valeurs, elles, n’ont pas changé. Et M. Chérau est toujours un romancier. Il avait autrefois appris la patience, il a bien voulu se soumettre à la nouvelle épreuve que les circonstances lui ont injustement imposée. Il lui a fallu se placer, comme un jeune homme, et parmi les maillots éclatants et neufs, sur la piste du stade d’après-guerre. Il a pris de nouveau le départ avec son ami Henri Duvernois ; le souffle, à l’un comme à l’autre, n’a point manqué.
« Une place comme celle d’Alphonse Daudet est aujourd’hui vide : il semble que M. Chérau puisse chercher légitimement à l’occuper. » Cette remarque de M. Albert Thibaudet m’est revenue à l’esprit lorsque je relus ces jours-ci Champi-Tortu. Ce n’est pourtant pas de M. Chérau le livre que je préfère, mais c’est le premier de ses ouvrages dans lequel il montre sa sensibilité : ce Champi-Tortu offre de fréquentes analogies avec le Petit Chose, il prête à l’attendrissement. On l’a mis au cinéma59.
J’y devine certains aspects de l’auteur que lui-même m’a confirmés. On y retrouve un peu de son enfance grave, dans ce froid collège de Niort où tout lui était sujet de trouble et de peine ; il eut à subir un pion tortionnaire, et, en écrivant Champi-Tortu, il prit sur lui sa meilleure revanche.
C’est un singulier réaliste que M. Chérau ! Il note d’après ses imaginations, il rêve à des personnages, et la vie se charge de le mettre en contact avec eux pour lui donner un supplément de traits et d’informations : Valentine Pacquault qui est son héroïne la plus attachante, à mon avis, est une figure qui mérite de demeurer dans notre littérature, il l’avait d’abord imaginée, lorsqu’il la rencontra.
Écolier, son intuition lui rendait sensibles les malheurs de l’enfance, quand il entendit de son banc, au fond de la classe, un de ses condisciples dire à son professeur : « Monsieur, ma mère m’a prié de vous rapporter le portefeuille que vous avez oublié dans sa chambre. » C’est là le premier déchirement de Gaston Chérau. Alors, il ne cessa plus de mêler aux souvenirs personnels d’inquiétude et de désolation qu’un pion corse lui inspirait, ce visage si triste de son pauvre petit compagnon. Champi-Tortu était né avec son romancier.
Pour le lycée de Poitiers, le jeune Chérau quitta le collège de Niort. Cette fois ce n’était plus le pion qui était corse, mais le censeur. À dire le vrai, il avait de l’humanité une conception moins barbare, plus conciliante. La séduction personnelle d’un professeur inclina Chérau vers l’étude des mathématiques.
Et nous vîmes bientôt Chérau, dont les préoccupations artistiques étaient alors du domaine de la sculpture et de la peinture, passer avec succès le concours des contributions directes. Il songea même à préparer l’inspection des finances, comme Jean Tharaud. Entre temps, il écrivait des nouvelles, et en dépit d’une famille qui prétendait à tort que le Poitou n’avait donné aucun artiste à la France et que c’était une raison suffisante pour ne pas poursuivre une carrière aussi chanceuse que celle des lettres, Chérau ne tarda point à se démettre de sa fonction administrative. Le Journal, de Xau, dès 1896, publie du Chérau, puis le Gil Blas. Mais Chérau, devenu Parisien, ne cessera jamais d’être un écrivain régionaliste. Ce n’est pas toujours son Poitou qu’il peint, mais plus souvent les Landes, le Berry, où il vit aujourd’hui une grande partie de l’année, et avec une affection qui jamais ne se dérobe.
Sa meilleure nouvelle, sans conteste possible, c’est le Monstre. Une longue nouvelle, en vérité, presque un roman, et qui donna son titre à un volume : histoire de paysans, angoissante, conduite d’une main maîtresse de son art ; la fatalité accable un innocent qu’un double inceste rend pareil à quelque héros eschylien ; le Monstre, je vous défie de le lire sans avoir le cœur alourdi.
La Prison de verre 60 faisait suite à Champi-Tortu ; L’Oiseau de proie 61 complétait en quelque sorte le Remous 62. Avec Valentine Pacquault, cette fois, Gaston Chérau n’a pas biaisé : il a publié deux volumes à la fois sous un titre unique63. Le premier traite, il est vrai, davantage de François que de Valentine Pacquault, sa femme ; ce n’est plus ici, comme dans Champi-Tortu, l’enfance, mais la jeunesse malheureuse. Gaston Chérau sera toujours un îlot de la tendresse au milieu d’une littérature bien insensible à la pitié. Heureusement qu’il nous reste ! L’opposition entre l’intelligent et triste François et sa jeune femme, petite bourgeoise dépensière qui a le snobisme des officiers d’infanterie sous lesquels sert son mari, devient tragique et se termine par le suicide de François. Valentine, c’est une Bovary plus bête encore que l’autre, et aussi inconsciente, mais plus cruelle. Elle fera donc, à elle seule, le fond du second tome ; elle occupera toute la scène, et c’est son enlisement qui nous tiendra en haleine : enlisement auquel le secours du capitaine de Milhaud mettra un terme, fort à propos. Cela ne veut pas signifier que M. Chérau soit un écrivain « moral ». Non. Je ne crois point qu’il veuille tirer un enseignement de moralité de ses romans ; il ne leur donne pas davantage des conclusions intellectuelles. Et ils ne finissent pas toujours bien, pour le lecteur, ni parfois pour l’écrivain. Lorsque Milhaud qui veut sauver Valentine Pacquault et en faire sa femme, découvre son bras tatoué aux initiales d’un de ses anciens amants, il ne peut maîtriser son humeur. Va-t’en ! lui crie-t-il. Évidemment, Valentine n’a plus qu’à mourir. Elle se tranche le bras. Il y a là une scène magnifique. Mais est-ce la rédemption de Valentine ? Aimera-t-elle encore, et longtemps, Milhaud qui la sauve ? Et a-t-elle jamais aimé ? Il semble que l’observation minutieuse des détails ne laisse pas assez de temps à Gaston Chérau pour analyser profondément son personnage. Mais ne vous trompez pas, c’est tout de même du grand art.
Quand vous aurez lu Valentine Pacquault, qui est le chef-d’œuvre de Chérau, vous pourrez vous plaire à la Despélouquéro 64 et à la Maison de Patrice Perrier 65 : ce sont deux livres pour lesquels je ne le sens pas capable d’être malheureux, mais ils sont frais, reposants. Le premier est une succession de ces histoires pleines de poésie et d’humour, que l’on entend au fond des granges lorsque le moment est venu, dans les Landes, de décortiquer le mais ; vous y surprendrez aussi un chasseur qui livre de vives impressions d’ouvertures. Ah ! suivez-le dans son Berry, une fine et longue pipe aux lèvres ! Perdreaux ou personnages, lesquels poursuit-il avec le plus de rêve et d’audace ? D’avoir peint la vie sous des couleurs souvent si funestes, il n’en a pas moins des yeux ravis, une voix chaleureuse et les cheveux blancs sur cette tête, ce n’est pas le casque du temps ! Il marche, il siffle son chien, il a de l’appétit pour vivre et pour écrire.
Le dauphin.
Philippe Barrès
Il n’y a pas encore une année que m’accueillant sur le quai de la petite gare de Charmes, un canotier de paille jaunie sur les yeux et son parapluie au bras, Maurice Barrès me confiait avec une fierté gentille : « Vous allez voir Philippe ; il a fait son roman : huit cents pages ! Mais je n’y suis pour rien ; je lui ai conseillé d’éclaircir, d’émonder ; voilà toute ma collaboration. » Sitôt arrivé à la maison, il m’ouvrit la chambre de Philippe, et, devant un portrait, s’amusa de ma secrète interrogation : « Est-ce, à vingt ans, le père, le fils ? » me demandais-je. Philippe rentrait sur ces entrefaites et je fis connaissance avec lui.
Aujourd’hui je le retrouve à Neuilly, à la place où, par un matin de décembre, orgueilleux, tendre, triste et soumis, il assistait au départ de son père. Quelles musiques nous sollicitaient alors ? Quel geste familier de l’homme nous réduisait le plus en esclavage ? Quel souvenir nous accablait le mieux ? Froide pluie, nuit toute-puissante où se noyaient nos songes, quand, devant nous ministres, maréchaux, multiples étrangers, s’emparaient d’une gloire si complète et si diverse à la fois qu’ils voulaient aussitôt se l’expliquer l’un à l’autre, franchie la grille du jardin !
Depuis ces heures de surprise et de confusion, nous avons pris de notre perte une conscience minutieuse ; un de ceux qui, parmi notre âge frustré, ont, avec le plus d’intelligence, contribué à la rendre sensible, mon camarade Faure-Biguet66, m’avait dit récemment : « J’ai vu Philippe : il est à sa table ; il a le même secrétaire. » Comment ai-je pu soudain en être gêné, et pourquoi ai-je mis en doute un instant le tact d’un fils aussi français ? À peine avais-je fermé la Guerre à vingt ans 67, que je me reprochais cette sournoise irritation causée par les paroles du jeune biographe de Barrès !
Et retrouvant au seuil d’un bureau vénéré, ce garçon affectueux et franc, dépositaire de l’enseignement d’un « grand poète raisonnable », je ne puis me défendre d’un élan d’amitié. Qu’elle est loin de lui la pensée de s’aventurer sur un domaine génial ! Mais qu’elle est respectable cette volonté d’utiliser tout ce qui en Barrès pouvait servir, faire de la noblesse, créer de la grandeur…
Maurice Barrès avait l’habitude de placer sur le parquet de son bureau, des deux côtés de la porte, des ballots souvent volumineux qui contenaient toujours son dernier livre paru ; il pouvait ainsi en faire l’hommage à ses visiteurs, à ses amis. Émergeant aujourd’hui d’un emballage éventré, c’est la couverture de la Guerre à vingt ans que j’aperçois. Quel livre attachant pour un de ces jeunes bourgeois français qui découvrirent en même temps que la plus saine exaltation, le peuple, le plein air, la rudesse et qu’il est toujours important d’avoir des poètes dans son sac ! Plus que l’auteur, Philippe Barrès en est le gracieux chevalier ; et qu’il est cependant discret et pondéré, tout retentissant de romanesque ! Il n’exploite point la guerre, ni les soldats, ni leurs chefs, pas davantage les beaux effets ni les plus désolants. Exacte peinture d’un cœur bien né qui se protège, se défend, avec l’invisible souci d’être humain et de rétablir des valeurs trop souvent faussées. Et l’honneur français, la jeunesse, l’amitié, voilà les thèmes qu’il maintient, et auxquels Philippe Barrès accorde ses premières musiques.
Il donne à son jeune héros le nom d’Alain, en souvenir de ce loyal poète d’Amérique à qui son livre est offert, Alan Seeger68 « à jamais étendu dans les champs de Belloy ». Sous Alain, qu’il est facile à chaque instant de découvrir Philippe ! N’empêche qu’il m’aurait plu de voir écrit aux pages de la Guerre à vingt ans, ce prénom qui jaillissait des Amitiés françaises qu’elle commente avec tant d’éclat. Ce petit enfant que l’on meubla « d’images nationales et familiales » comme il vous ressemble, Alain, Philippe ! Et jusque dans « votre ardeur à conquérir un tendre objet fragile » votre désir « se nuance de fierté, de beauté, comme on voit chez Racine » car Edith vous l’a permis. Mais dans ce commerce avec la ravissante étrangère, Alain s’efforce encore de dissimuler sa personnalité pour aisément dégager les caractères généraux de cet amour de guerre. Un parfum de poésie anglo-saxonne traverse le livre ; ce goût des littératures étrangères me ramène ainsi à l’enfance de l’auteur, car n’a-t-il pas appris ses lettres en anglais, et Byron, Browning, ne furent-ils point les premiers à exalter son imagination ? Ainsi, ces influences contribuent à donner à la Guerre à vingt ans de l’air et de l’horizon. « Donnons-lui un petit bagage », disait son père ; l’étonnant, c’est que Philippe, sous le poids, n’ait pas trébuché !
Si son premier livre est un témoignage de sincérité rendu à la Chronique de la grande guerre 69, l’action quotidienne de Philippe Barrès est tout entière dévouée à mettre de l’ordre dans un magnifique héritage de poésie et de pensée. Ses premiers soins ont été de réunir, en un volume qui aura pour titre les Maîtres, un Dante, un Pascal, un Lamartine et un Hugo sur le Rhin, dont de grandes parties sont encore inédites70. Les interventions de Barrès à la tribune, ses campagnes pour la défense des laboratoires seront publiées en premier. Ensuite, le Mystère en pleine lumière, qui est dédié à Gabriele d’Annunzio, rassemblera le Testament d’Eugène Delacroix, le Printemps à Mirabeau, la Musique de perdition, la Sibylle d’Auxerre, les Turquoises gravées, nouvelles qui ont paru depuis l’armistice et auxquelles sera joint un Claude Gelée inédit. Delacroix a toujours hanté Maurice Barrès et il n’en fit pas que cette nouvelle ; il a jeté sur ce peintre les bases d’un roman dont des extraits seraient peut-être intéressants à publier. Il rêvait aussi d’un pendant au Greco avec un Zurbaran qu’il avait rapporté d’un séjour dans la province de Salamanque ; malheureusement, son manuscrit semble incomplet. Un grand roman sur le Rhin a été laissé par lui inachevé ; triptyque qui montre l’avant-guerre, la guerre et l’après-guerre ; la partie centrale est seule complètement au point. Un jeune Français y rencontre un étudiant allemand qu’il a connu alors qu’il était lui-même étudiant en Allemagne et qu’il opposait à son mysticisme un esprit rationaliste et sensible ; on y trouve toute une explication, par les dieux qui les accompagnent, des atrocités qu’en 1914 commet cet Allemand. Dans la troisième partie ce même Français et ce même Allemand se retrouvent sur un bateau qui doit les mener, je crois, en Amérique : un enfant qui tombe a la mer provoque chez l’Allemand un mouvement de générosité sur lequel épilogue longuement Barrès ; et au cours de cette tentative de compréhension de l’âme allemande, il donne la plus large intelligence du nationalisme, qu’il vide en quelque sorte du sens agressif dont on l’a si souvent envenimé. Tout ce chapitre, hélas ! inachevé, rend un son très humain qui ne peut étonner chez un homme dont l’obsession a été, toute sa vie, de trouver un accord que, vainqueurs, nous pouvions être mieux placés pour obtenir. Et si certains osent douter encore du sentiment qui anime ce Roman sur le Rhin, qu’ils relisent les lignes qu’en pleine guerre Barrès lui consacrait ; ils surprendront, notamment à travers l’Agonie dans les étangs (les Saints de la France) 71, cette humanité qu’à chaque ligne il exprimait. « Il me faut encore deux ou trois ans pour y repenser, disait Barrès de ce livre, j’ai trouvé la pensée à placer dans le chant: à Charmes, cela se fera très vite. » Il espérait aussi avoir le temps de publier lui-même ses Mémoires. Ils existent. Mais, sans doute, faudra-t-il dix ans à Philippe et à sa mère pour les mettre au net. Notes éparses, non fondues, sur ses lectures, ses voyages, sur la Chambre, ils fournissent, avec une scrupuleuse autobiographie, le secret de nombreux volumes. Ces vues d’un esprit français sur le monde, confirmées par des expériences de voyage et de politique, achèveront de donner à l’œuvre de Barrès son caractère goethien.
Parmi les nombreux cahiers dont il faut déchiffrer l’écriture menue, un cahier nous avertit du projet longtemps caressé d’un roman sur l’Égypte. Je doute qu’il puisse voir le jour, mais rien ne semble s’opposer à la publication d’un manuscrit sur l’Enfance des frères Baillard, qui surchargeait la Colline inspirée et en avait été retiré, paraît-il, sur les instances des frères Tharaud, entraîneurs de Barrès. Il y a des notes en abondance concernant l’affaire Fualdès, sur laquelle Barrès, à plusieurs reprises, avait exprimé sa volonté de composer un livre, comme il voulait en refaire un sur les Églises. Et la correspondance ! Avec Bourget, avec « ce charmant fol de Jules Soury », avec Maurras, avec Mme de Noailles ! Quels documents doit-elle nous révéler, et combien d’enchantements nouveaux ?
Charles Maurras se promet d’écrire un ouvrage sur Barrès dans lequel il publiera les lettres de son ami ; trouvera-t-il le temps de mener à bien cette entreprise ? Quant à la correspondance de Barrès avec l’abbé Bremond, elle offre peut-être moins d’intérêt en ce sens que leurs lettres n’étaient faites que de rappels : ces deux esprits jumeaux s’entendaient trop bien pour longuement discuter. Cette correspondance est aussi la plus récente. Un choix s’impose, enfin, parmi les articles que publia Barrès. Le Figaro, le Journal ont livré, nouvelle par nouvelle, Du Sang, de la Volupté, de la Mort ; l’Écho de Paris, le Lamartine qui paraîtra dans les Maîtres, mais en cherchant avec quelque ardeur, nul doute qu’on ne trouve, dans ces journaux, aussi bien que dans le Voltaire et dans la Cocarde, de quoi satisfaire notre curiosité religieuse.
La richesse bousculait Barrès ; il était trop pressé, trop impatient de l’avenir, semblait-il, pour grouper ses écrits anciens, pour en faire des volumes. C’est à son fils, aujourd’hui, que ce soin est dévolu.
Patience précieuse dont ce jeune prince témoigne ! À chaque fois qu’il dépouille la mémoire de son père, ces dossiers bleus, ces notes, ces feuillets raturés, il nous révèle des trésors. Soutenu par une telle absence, qu’il vous est donc aisé, Philippe, de mettre de la victoire dans vos livres et de l’honneur dans notre vie.
Raymond Radiguet
Je m’en souviendrai longtemps : c’était en 192172, un jeudi de juin. Je venais de m’installer dans ce salon que l’éditeur Émile-Paul avaient mis, au premier étage de leur maison, à la disposition des Écrits Nouveaux 73, revue dont je m’occupais, quand je vis entrer un énorme curé porteur d’une enveloppe bleue et qui déposa sur la cheminée une toile de Max Jacob. Le tableau ne m’était pas destiné, mais comme je commets toutes les fautes de circulation, m’écrivait Max Jacob, je préfère vous envoyer mes vers par un brave abbé. Et il avait, à travers la page, lancé son paraphe comme un hameçon. J’étais à peine remis de ma surprise, que Jean Cocteau frappait. Il était suivi de Georges Auric et d’un petit jeune homme, un faux enfant, avec une canne, un nœud-papillon rose, de belles dents, de lourds sourcils dans un silence hostile, des cheveux épais plantés droits sur un front têtu. Il ne dit pas un mot. « Qu’est-ce qui vous embarrasse, semblait-il me demander ? On voit bien que vous ne connaissez pas Jean Cocteau. Laissez-le parler, tenez-vous tranquille. Nous écoutons, Auric et moi. » Et vous pensez si je pris vite le parti de ne plus regarder que Jean Cocteau qui est bien le seul, parmi les jeunes écrivains, qui sache encore éblouir en parlant ! Puis tout à coup : « Radiguet vous apporte des vers » et le faux enfant qui m’intriguait, ouvrît la bouche, serra les dents, me tendit quelques papiers.
Quand ils furent tous les trois partis, j’aperçus un petit paquet qui traînait sur un fauteuil. Raymond Radiguet revenait, justement: « J’ai oublié mes chaussettes, fit-il en riant. Et pouvez-vous me rendre aussi mes vers ? » Il devait peu de temps après me redemander encore des poèmes qu’il m’avait confiés, car il n’était jamais sûr de lui. C’était les derniers vers qu’il composait. À cette époque il commençait le Diable au corps, dont il me communiqua la première partie, l’épisode de la folle, qu’il recopiait sur des cahiers d’écolier, s’interrompant, suçant son porte-plume, rêvant sur la table de multiplication qui figurait au dos.
… Jeunesse, insouciance, travaux paisibles, charmantes escapades, que ces mots sont démunis de sens, privés aujourd’hui de leurs échos ! Et pourtant, ne devaient-ils point, pour toujours, semblait-il, appartenir en apanage au poète, à l’artiste, à l’étudiant ? Ah, quelle vie tragique leur est faite ! Et j’entends les aînés se plaindre : eux, au moins auront passé leur jeunesse sous le signe de la paix ; interrogeant leurs souvenirs, n’y trouvent-ils pas ces charmes sans prix, et, même les plus pauvres d’entre eux, de ces moments d’active paresse qui sont refusés à leurs cadets dont l’impatience et l’avidité les irritent ?
Le nom de Radiguet, pour la plupart d’entre eux, est synonyme de révélation bruyante, insupportable. « Nous aussi, nous avons eu nos petits prodiges, font-ils d’un air malin. » Le prodige, à mon avis, c’est l’oubli dans lequel il les ont laissés. Et l’auteur du Diable au corps et du Bal du comte d’Orgel ne saurait à leurs yeux prendre l’excuse d’avoir combattu. En tête de son premier roman qui livra un si rude assaut à l’hypocrisie, il déclara que pour les garçons de son âge, la guerre avait été quatre ans de grandes vacances. Il n’en est pas moins évident qu’il fut un des premiers à qui la guerre devait retirer, avec la jeunesse, toutes les possibilités de s’abandonner sans méfiance à la vie, de s’adapter d’une façon normale aux travaux à quoi il était destiné.
Dans ce petit s’est joué un drame dont l’analyse suffirait à ramener à lui ceux qui boudèrent à la lecture de ses livres. Dégageons cette exquise figure des légendes qui s’étendent sur elle. Raymond Radiguet ne souffrit pas que d’être présenté au monde comme un phénomène. Sans cesse il s’efforçait de mettre en lui de l’ordre et de la solitude, dans les moments mêmes où il semblait le prisonnier des milieux où il était accueilli. Certes il ne pouvait traverser sans risques une époque qui n’était pas faite pour un enfant: l’armistice vit naître des fêtes et des modes bizarres ; le culte de l’ennui fut célébré avec un luxe barbare ; mais un certain goût pour les nuits sans sommeil et les alcools, s’expliquait chez des hommes qui pendant quatre ans n’avaient eu que de brèves permissions ! Le jeune Raymond Radiguet, ballotté sur des remous, entraîné par des courants contradictoires, s’il arriva miraculeusement à maintenir son talent, qui se développait dans les conditions pourtant les plus fâcheuses, à l’abri des influences littéraires trop nuisibles, sans doute devait-il y gagner la diminution d’énergie physique qui précipita sa mort.
Il avait eu les débuts d’une grande personne : à l’Éveil, à l’Heure, où il rédigea avec lenteur des petits papiers anonymes, à Fantasio 74, dont il fut six mois le secrétaire. Comme Apollinaire, à qui Salmon, alors rédacteur à l’Éveil, avait paru indifférent à ses premiers essais poétiques, on lui avait dit : « Allez voir Max, il vous donnera des conseils. » Mais, Max Jacob, s’il priait Dieu déjà, c’était au Sacré-Cœur de Montmartre et pas encore au monastère de Saint-Benoît-sur-Loire. Radiguet vécut donc sur la Butte en compagnie de Reverdy, du peintre Juan Gris, de Maurice Raynal. À la nuit, le chapeau sur les yeux, il repartait rapidement pour le Parc-Saint-Maur ; il était parfois trop tard, le train des théâtres était parti ; on le gardait à Montmartre, on le couchait chez l’un, chez l’autre. Une après-midi, Max Jacob l’envoya chez Jean Cocteau ; c’est alors qu’il s’installa dans des petits hôtels de la Madeleine, rue Lavoisier, rue de Surène. Il a une chambre à lui, mais quel désordre et quelle angoisse à la fin du mois ! Ronsard, Chénier, Malherbe, La Fontaine, se disputent les quatre coins d’une pièce triste et basse. Il publie les Joues en feu, une plaquette de poèmes75 chez François Bernouard, et Irène Lagut illustre ses Devoirs de vacances 76. Il a quitté les cafés de Montmartre et de Montparnasse, où il griffonna ses premiers vers, pour le Bœuf sur le toit qui vient de s’ouvrir rue Boissy-d’Anglas. Morand y fait de prudentes apparitions juste pour constater, devant le noir Vance qui souffle dans un saxophone, que la nuit est le jour des nègres, et que les nuits blanches sont peu recommandables. L’enseigne peinte par Jean Hugo se balance au-dessous du ventilateur. Radiguet rêve, les yeux ouverts, dans un tapage infernal. Il ne peut plus retourner au Parc-Saint-Maur. On l’accable de gentillesses, il s’y perd peu à peu.
Et quelle joie profonde quand un éditeur accueille son premier roman. Sa naïveté est si vive alors que le jour de la signature du contrat, quand Bernard Grasset lui dit, comme à une danseuse qu’on lance : « Je vais vous donner encore quelque chose : l’édition originale des Provinciales », ce n’est plus à Giraudoux qu’il pense, et il s’attend à recevoir un Pascal magnifique ; il envoie de l’argent à sa famille, il achète une valise d’un cuir splendide à caresser, des gants blancs : il va partir, il prend de l’assurance.
Mais, quand son livre paraît, il voudrait être le seul à le savoir ; or, on fait tant de bruit autour du Diable au corps et tant de ses amis s’offrent à le défendre, que son auteur voit son plaisir troublé. Ce n’est plus lui qui a écrit son livre. Et même on va jusqu’à imprimer cette accusation monstrueuse. L’indépendance qu’il croyait avoir gagnée, elle est de nouveau compromise. Il ne sera jamais solitaire, il ne pourra jamais être responsable de lui-même.
Voilà que Radiguet se croit riche ! Il va s’installer loin de Montmartre, de la Madeleine, dans un endroit suffisamment éloigné de Montparnasse dont le bariolage le retient peu, à la grille du Luxembourg, à l’hôtel Foyot. Dans un restaurant que fréquentent les pères conscrits, il obtient son petit succès de curiosité : la gérante, à la porte, glisse aux sénateurs : « J’ai eu longtemps Pierre Benoit ; maintenant, j’ai Raymond Radiguet. C’est aussi un grand écrivain. » Radiguet signe entre deux plats les exemplaires de son livre, et je connais des sénateurs qui possèdent le Diable au corps dédicacé de son écriture de gosse. Charmants enfantillages ! Mais le romancier George Moore, qui arrive de Londres, les juge sévèrement : bientôt Radiguet perdra un peu de son prestige sur l’hôtel Foyot. Depuis qu’il touche des mensualités chez son éditeur, il gâte sa famille ; un soir qu’il a invité ses jeunes frères à dîner, il pleut et vente si fort qu’il lui semble dangereux de les renvoyer à Saint-Maur ; il les retient à coucher dans sa chambre. Le lendemain matin, quel scandale ! L’hôtel Foyot s’émeut de cette présence innocente et nocturne ! Il en sera toujours ainsi. Radiguet, toute sa vie, sera victime de malentendus.
Comme il donne tout l’argent qu’il gagne, il s’endette presque sans le savoir. Et quand le prix du Nouveau-Monde lui est attribué, c’est donc à Moyse, le patron du Bœuf sur le toit qu’il court annoncer la nouvelle. Au bar, il trouve naturellement Drieu la Rochelle, la cigarette veule aux lèvres, qui cherche Maurras et Bernier pour leur expliquer ses hésitations contradictoires. Évidemment, ce n’est pas là qu’il les rencontrera. Aussi s’en explique-t-il au dada Jacques Rigaut qui ne pense qu’à s’en aller d’un lieu aussi lugubre où, demain, il s’empressera toutefois de revenir. Un jour, cependant, Rigaut finira par remplir sa valise et filera sur New York. Gaston Bergery explique à des incrédules la question des réparations et prédit le succès du Bloc des gauches au rythme des danses américaines. Quelques jeunes bourgeoises songent à se faire des salons littéraires et se disputent Cocteau et Tristan Tzara, dont les photographies, collées aux glaces du Bœuf, servent d’affiches à l’établissement. Jacques Porel danse comme sur une scène, tandis que Léon-Paul Fargue, en empereur romain, souffle amèrement des vers dans la figure de Gilbert Charles, nouveau Tinan du Figaro.
Qu’il est loin, ici, de sa banlieue, notre Radiguet ! Mais la Marne, ces quatre années de guerre et de grandes vacances, il s’en est débarrassé dans le Diable au corps ! Avant-saison du cœur ! Le livre devait d’abord s’appeler Cœur vert. C’est un bien joli titre qui dit ce qu’il veut dire. Mais le Diable au corps inquiète davantage. « Avant que soient arrivées les dernières, il ne semble pas trop impertinent de revendiquer le droit d’utiliser ses souvenirs des premières années », écrivait-il dans un article des Nouvelles littéraires que je lui fis faire la veille du lancement de son livre, pour lui permettre de s’expliquer et de prévenir en sa faveur un public qu’une publicité outrancière finissait par agacer. Mais ses premières années devaient être aussi les dernières ! Dans la préface inédite des Joues en feu (titre sous lequel ses poèmes seront rassemblés77), et que Paris-Soir a publiés le 17 juillet dernier, il avouera ce véritable âge ingrat, seize, dix-sept, dix-huit ans : « À ce moment de la vie, les mois ont la valeur d’années », mois pendant lesquels il développait en lui son premier roman, et qu’il composait ses poèmes ! En vérité, le Diable au corps, il le doit à ses seuls souvenirs et à son imagination personnelle. Ce n’est pas tout à fait le cas pour ses poèmes, où l’on distingue les influences et de légères réminiscences de Reverdy, de Max Jacob et de Jean Cocteau, qu’il a successivement connus en débarquant à Paris.
Je me sens assez fort pour regagner les villes,
disait-il. Se croyait-il donc à ce point menacé ? Valéry, dans sa préface à l’Adonis de La Fontaine, prétend que la véritable condition du poète est ce qu’il v a de plus distinct de l’état des rêves, il n’y voit que recherches volontaires, assouplissement des pensées, consentement de l’âme à des gênes exquises, triomphe perpétuel du sacrifice. Radiguet, dans ses poèmes, ne semble pas s’être sacrifié ni s’être soumis aux vieilles règles du jeu. Un manque de composition y est évident. Toute sa poésie est faite de faux pas, de naïvetés
Une à une, mes chansons mouraient en chemin.
Adorable fraîcheur, certes, mais des gaucheries, des négligences, feintes ou non, des inversions souvent agaçantes :
Nymphe, m’apprivoisent tes cuisses,Tes jambes à mon cou, statue,Je courrais comme ondes bondissent,En arrivant en bas se tuent,(Obligé qui voudrait y boireBiche, de se mettre à genoux)
interdisent, les premières surprises goûtées, une admiration sans retenue. C’est dans les quatrains que Radiguet se joue à lui-même les airs les plus réussis. Quatrains de cet Alphabet, par exemple, qui fut mis en musique par Auric78. Et quatrain d’un érotisme qui ne déplaît guère et qui resterait sans doute inédit…
Usée elle comme un vieux souQue pour porter bonheur l’on trouePour distinguer face de pileIl convient de n’être pas saoul.
Mais il aime toujours se prendre pour un écolier :
Lectrice, adorable bourreau,Plus que jamais, soyez sévèreQuand vous découvrirez ces versÀ peine dignes d’un zéro.
On doit, m’a-t-on dit, publier tous les poèmes de Radiguet ; on y trouvera, en dépit des maladresses dont l’auteur s’aperçut vite, quelques chansons gamines, heurtées et nonchalantes, qui offrent de l’âge ingrat de Raymond Radiguet une image précieuse. Au contact des amis que j’ai cités, comme un cadet parmi des aînés, il perdit un peu de sa spontanéité ; et une myopie qui lui faisait porter monocle, ce qui ne lui donnait pas un air bien cavalier, ajoutait encore à la défiance qui devenait, chez Radiguet, de plus en plus naturelle. Un grand sérieux de l’intelligence le sauve. Et quand chacun le nomme prodige, le diminue à ses yeux en l’appelant Bébé, Radi, il souffre d’être le jouet de ceux qu’il va si tôt dépasser. Jouet des amis, cela passe encore et n’est certes point pour lui déplaire ; mais jouet des gens du monde qui lui font fête ! Il a voulu les connaître, il ne s’en défend pas. Une occasion unique lui était promise : le bar où les snobs s’empilaient. Il ne désire pas donner le change et pénétrer dans le monde dont il sait bien qu’il ne sera jamais. Il a utilisé son enfance. Mais sa jeunesse, il ne pourra la connaître, il ne l’utilisera donc pas. Il est las. Il est fatigué par le train qu’il mène. Toutefois, il en profite.
Et les personnages qui figureront plus tard au Bal du comte d’Orgel lui apparaissent. De son enfance, il passera tout à coup à un âge où une maturité soudaine lui permet de juger d’un trait lucide tous ceux qui l’entourent. Sa grâce cynique disparaît. Il exploite le dépaysement qu’il subit. Il a vu à travers les personnages, en apparence les plus dénués de vie intérieure, les mouvements qui les font secrètement agir. Le romanesque de leurs âmes, voilà ce qui le retient. Et, dans le Bal du comte d’Orgel, il mettra, avec la rapide expérience qu’il a du monde, tous les jugements qu’il porta sur les oisifs, sur le temps présent. Il s’y libérera tout entier ; dans un admirable enchaînement de scènes, avec une ambition classique, il donnera à l’amour toute l’importance que l’on se plaît tant à lui dénier aujourd’hui. D’une vie morale pleine de complications, il devient l’auteur et le maître. Que le Diable au corps nous paraît alors mince, où l’instinct seul avait sa place ! Parcours étonnant, du Diable à ce Bal ! Mais la révélation de tant de dons n’irrite plus guère. Le jeune romancier nous a quittés.
Cependant, quelques critiques n’accordent pas leur assentiment à cette œuvre exemplaire. Qu’ils apportent les raisons de leur réserve, c’est parfait, mais que M. Montfort déclare que le Bal du comte d’Orgel a été écrit par Jean Cocteau, à moins que les œuvres les plus récentes de Cocteau n’aient été composées par Radiguet, voilà qui passe l’imagination. Quand M. Souday, avec beaucoup plus de mesure, indique, estime que le Bal est mieux « peigné » que le Diable au corps, où nous avons remarqué, comme lui, des fautes de syntaxe indéfendables, et qu’il n’est pas impossible qu’une main amie lui ait accordé quelques soins, nous le suivons. J’ai sur ma table les épreuves du Bal, dans l’état où Radiguet les a laissées ; je peux donc parler en connaissance de cause.
Ces épreuves-là, comme toutes les épreuves, sont remplies de mots répétés, de fautes ou d’erreurs de ponctuation ; des points d’interrogation font défaut et, après des points et virgules, je remarque des majuscules. Il y a peu d’alinéas dans les pages. La collaboration amicale d’un ou de plusieurs amis s’est surtout proposée de mettre du blanc dans les pages et de rectifier la ponctuation. « Un tel mélange du du devoir » est devenu « un tel mélange du devoir ». Si : « il considérait comme une chose d’être reçu dans certaines maisons » est maintenant « il considérait comme une chance d’être reçu », c’est bien la pensée de Radiguet que l’on a fait respecter, croyez-le bien. Elle est encore respectée quand on supprime au marquis de la Verberie une partie de son nom, ce Grimoard qui l’alourdissait quatre ou cinq fois en deux pages : ce Grimoard, vous devez bien penser qu’en corrigeant ses épreuves, Raymond Radiguet l’aurait enlevé.
Mais je dois à la mémoire de Radiguet la scrupuleuse vérité. Si « quoi de plus drôle par exemple que ce mariage avec un général, Bonaparte », est remplacé dans le texte livré au public par « quoi de plus drôle par exemple que ce mariage avec un général Bonaparte », je chicane peu le correcteur qui, à mon avis toutefois, n’a pas tenu compte du ralentissement que Radiguet avait imprimé à sa phrase pour faire attendre la surprise : Bonaparte. Je lui en veux davantage quand il remplace « ces gens » par « les personnes », un peu partout. Davantage encore lorsqu’une phrase est transformée comme celle-ci : « d’excellents clowns, les Fratellini, attiraient à ce cirque (Médrano) un public de qualité » devient : « d’excellents clowns y attiraient le public des théâtres ». C’est bien gentil pour le public des théâtres de le prendre ainsi pour un public de qualité, mais ce l’est moins pour « les badauds » qui évoluent autour de la princesse d’Austerlitz à la Barrière du Trône, de les appeler « des voyous ». Je discute aussi les suppressions des « comme ». « Tout le monde avait adopté ce raccourci comme un surnom amical », devient « le raccourci, surnom amical ». Mais, quand « un persant » devient « un persan », je ne peux reconnaître dans cette modification que les soins du correcteur qui chasse patiemment, et avec bonheur, la faute d’impression. Quelques moindres choses encore ont retenu mon attention et m’ont surpris, qu’à la réflexion, j’ai bien dû reconnaître conformes aux intentions évidentes du jeune romancier. Accueillons son livre avec joie et remercions sans les discuter ceux qui obéirent aux sentiments les plus généreux en supprimant les scories que l’auteur, s’il avait vécu, se serait empressé de faire disparaître.
Raymond Radiguet, toutefois, put mettre de l’ordre dans sa vie, quelques mois avant de mourir. Dans sa vie, dans celle aussi des personnages de ses romans, dont il avait laissé au hasard le signalement établi par lui-même sur chacun d’eux. Dans une boîte, où, pensionnaire, nous mettons nos chocolats, nos exemptions, quelque argent, il classa ses fiches avec méthode : « Un homme désordonné qui va mourir et ne s’en doute pas, met soudain de l’ordre autour de lui, sa vie change. Il classe des papiers. Il se lève tôt. Il se couche de bonne heure. Il renonce à ses vices. Son entourage se félicite. Aussi, sa mort brutale semble-t-elle d’autant plus injuste. Il allait vivre heureux. »
Je détache ces lignes des dernières pages du Diable au corps, comme Jean Cocteau, qui les a citées dans sa préface émouvante au Bal du comte d’Orgel 79. Pressentiments qui nous accablent !
Mais je le vois, je l’entends toujours. Il doit être une heure. Cocteau vient de lui dire : « Ne prenez pas froid, rentrez vite à votre hôtel, vous allez vous enrhumer. » Fâché d’être pris, cette fois encore, pour un petit garçon, il ne l’écoute pas. Nous marchons longtemps. Les voitures des maraîchers ébranlent l’avenue luisante. Le chapeau enfoncé, les épaules minces et carrées, il allume timidement une cigarette qui colle à sa lèvre gercée. La tête en avant, le voici qui part dans la nuit. Pourquoi, seul, s’en est-il allé si loin ?
Dadaïsme et surréalisme.
André Breton
Les plus sceptiques d’entre nous habitent une maison hantée
Il ne faut pas confondre les livres qu’on lit en voyage et ceux qui font voyager.
Civilisation, progrès, voilà des mots dont on abuse et qui semblent aujourd’hui limiter l’action des hommes ; à seulement les prononcer, vous voyez les gens les plus atténués prendre un air suffisant et se persuader qu’ils savent exploiter l’existence, que rien d’elle ne saurait plus leur être dérobé. Le sens de la vie, ils le possèdent, ils l’ont compris, et quelle indifférence affectent-ils à l’égard des domaines pourtant inexplorés, quel mépris ont-ils pour ce qu’ils nomment superstition et mystères, farces à satisfaire un moyen âge, mais dont ils ne seront jamais les dupes ! Et aux yeux de « l’homme moyen » le mot rêve est le plus compromettant ; s’il murmure : « c’est un poète, il rêve » il a tout dit, et le malheur, hélas, veut que le poète qui rêve assez haut pour l’occuper est presque toujours un imbécile.
Je ne sais si l’on arrivera à dissiper ce malentendu, à vaincre ce préjugé ; mais un mouvement se dessine en ce moment dont le but principal est d’affirmer que le rêve est la clef de voûte de l’édifice de la vie ; il sera le prétexte à mettre en valeur la question de l’esprit moderne. Donnera-t-il, ce mouvement, un style à notre époque, un renouveau de mysticisme ? L’absence d’œuvres importantes ne nous permet point d’étayer encore une affirmation sérieuse, mais des essais d’un grand intérêt doivent retenir l’attention. Du point de vue historique et de ses conséquences prochaines, le surréalisme doit être l’objet d’un examen.
À Paris, le professeur Babinski, le professeur Freud, à Vienne, étudient la question de l’activité inconsciente de l’homme dans ses applications thérapeutiques. D’autre part des poètes, des peintres, des sculpteurs, qui ne se contentent plus d’une vision directe des choses, d’une servile imitation de la nature, tendent à faire intervenir dans leur art des forces obscures qu’ils ont en eux, s’y soumettent, ou se complaisent à leur recherche.
Les actions que l’on commet pendant le sommeil sont-elles gratuites, ou bien présentent-elles le même caractère que celles commises, éveillé ? Le rêve, s’il est capté, peut-il imposer des œuvres exemplaires ? Quels sont alors les sourciers prédestinés ? Et de cette nouvelle conception de la vie, proposée sous la forme littéraire, doit-il naître un lyrisme absolument pur dont on doit faire état, et qui renouvellera l’art ? Critique des moyens actuels de la littérature, le surréalisme désintéresse tous les mobiles humains et leur enlève ce caractère utilitaire dont tout, aujourd’hui, semble périr. « L’attitude réaliste, inspirée du positivisme, de saint Thomas à Anatole France, m’a bien l’air hostile à tout essor intellectuel et moral », dit André Breton. Et il promet que le surréalisme interviendra à temps pour favoriser la liberté de l’esprit. Le tout est de savoir si l’esprit ne serait pas menacé par la liberté même qu’on lui accorderait.
Autant de questions que des manifestes ne peuvent prétendre à résoudre. Il y en a trois, jusqu’ici, à ma connaissance ; cela promet, et je présume que l’offensive surréaliste, préparée de longue date, nous réserve encore d’autres surprises. Sous le titre de surréalisme, deux tendances s’opposent. La première fait l’objet d’un volume entier de M. André Breton qui préconise une dictée pure de la pensée sans aucune intervention de l’esprit critique, la pensée parlée, pour tout dire, le récit de rêves ; cela nous mène loin ; à Cumes, en vérité, à Dodone et à Delphes. La tendance qui réserve à la raison sa part naturelle, mélange de l’inconscient et du conscient, émane de la revue Surréalisme 80 que dirige Ivan Goll et qui groupe au sommaire de son premier numéro les noms de Marcel Arland, Birot, René Crevel, Joseph Delteil, Robert Delaunay, Paul Dermée, Pierre Reverdy et Jean Painlevé, le fils du président de la Chambre, qui eut récemment les honneurs de l’Académie des sciences ; cette même tendance se fait jour dans Interventions surréalistes 81, organe officiel du Surréalisme international, et qui paraît sous la direction de M. Paul Dermée.
Une vue superficielle d’André Breton ne serait pas pour rassurer ; pourtant c’est une des figures les plus attrayantes de la génération en passe d’atteindre la trentaine, et d’une classe intellectuelle évidemment supérieure à celle de Goll et de Dermée, dont les manifestes surréalistes sont moins discutables que le sien. Je ne sais quel visage il avait lorsque, en 1913, il débuta à la Phalange de Royère, où il publia des vers d’une harmonie toute mallarméenne, et qu’il a réunis en tête d’une plaquette illustrée par Derain : Mont de Piété 82 ; aujourd’hui, il a vraiment le port d’un inquisiteur ; que de tragique et de lenteur dans les regards et dans les gestes ! Et c’est un mage ! Peut-être bien un peu un mage d’Épinal, avec, sur ses fidèles, l’autorité magnétique d’un Oscar Wilde. Des dons évidents d’écrivain ; il met l’image, et l’orthographe, et la ponctuation où il faut ; une culture abondante et du tourment métaphysique.
Mais Valéry, en 1913, était inconnu ; il n’avait point renoué avec ses amis anciens, il ne s’en était pas concilié de nouveaux et, prolongeant sa retraite, il ne semblait s’en distraire qu’au bénéfice du jeune homme qui ne voyait en lui que l’auteur de la Soirée avec M. Teste. André Breton prend à la lettre le personnage de Teste, réplique à l’Isidore Dupin d’Edgar Poe, et que Valéry, pour son disciple de l’instant, n’a pas cessé d’habiter. L’attitude de Breton n’est alors nullement hostile à l’art ; il se satisfait d’une prosodie bien cadencée, d’une noblesse assez froide… La guerre le surprend, étudiant en médecine ; il est affecté à un centre de psychiatrie. « Les confidences de fous, écrira-t-il, je passerai ma vie à les provoquer. Ce sont des gens d’une innocence scrupuleuse et qui n’a d’égale que la mienne. »
C’est de là qu’il faut dater les premières explorations de Breton dans les domaines du mystère. À Nantes, où il soigne des soldats absents de la guerre, il rencontre Jacques Vaché qui, blessé, est en traitement dans un hôpital de la ville. Il prend, avec lui, la notion d’un pathétique nouveau ; ce Jacques Vaché n’a laissé que des lettres assez décevantes qui furent publiées, quelques années plus tard, dans la collection de la revue Littérature 83 (titre choisi naturellement par antiphrase, car, à cette époque, la devise de Breton pourrait être : « Contre la littérature, pour la poésie »). Sa disparition tragique déterminera dans l’esprit d’André Breton une action intellectuelle d’un ordre désespéré qui devait se développer dans le dadaïsme, mouvement dont il ne fut point le promoteur, mais, à Paris, l’adhérent le plus fanatique. En 1916, il fait la connaissance d’Apollinaire qui lui offre presque chaque jour une surface incroyable, de Picasso, d’une instabilité prodigieuse, d’un perpétuel renouvellement. Voilà deux hommes dont Breton ne contestera pas sur lui l’influence. En Amérique, à la même époque, Marcel Duchamp prépare le mouvement dada que le peintre Francis Picabia s’apprête à mettre à la scène, tandis qu’à Zurich, Tristan Tzara, frais philosophe, compose un « recueil littéraire et artistique » dont le premier numéro verra le jour en juillet 1917 sous le nom de Dada I ; en décembre de la même année paraîtra Dada II. Ces numéros ne présentent pas une forme particulièrement offensive ; on n’y découvre pas encore de manifeste, mais des reproductions des tableaux de Picasso et Braque, ce qui revient à dire que cette agitation tourne alors autour du cubisme ; le troisième numéro de Dada déclenche le mouvement avec un manifeste. Qu’allait être, au juste, le dadaïsme ? Une volonté de déconsidérer l’art dans ce qu’il a de factice, la négation de l’existence des choses, du public, du vocabulaire. Bernard Faÿ a écrit fort justement qu’il y voyait la pointe extrême du romantisme84, car dada déclarait, ou à peu près, que si l’on était poète, tout ce qu’on disait était poésie. Protestation justifiée contre les charlatans et les fabricants de littérature, émanant de jeunes gens dont la culture ne peut être mise en doute, dada ne signifiait rien que « liberté, affranchissement des formules, indépendance de l’artiste ». Une vérité, selon Breton, gagnera toujours à prendre, pour s’exprimer, un tour outrageant. Le dadaïsme, à cette époque, avait un revolver en poche ; c’est à peine croyable qu’il n’en fit pas usage ! Action en réalité dérisoire, mais qui eut néanmoins l’avantage de maintenir Breton et quelques-uns de ses amis dans « un état de disponibilité parfaite » où ils sont actuellement et dont ils vont s’éloigner « avec lucidité vers ce qui les réclame ».
Ce qui réclame aujourd’hui André Breton, c’est un surréalisme qui découle en quelque sorte du dadaïsme comme le dadaïsme avait été provoqué par le cubisme et le futurisme. Si Breton ne publie son manifeste surréaliste que maintenant85, il semble qu’il ait fait acte de surréaliste en écrivant en 1919 avec Philippe Soupault ces Champs magnétiques 86 qui donnèrent à leurs auteurs « l’illusion d’une verve extraordinaire ».
« Mon attention, écrit Breton, s’était (alors) fixée sur des phrases plus ou moins partielles qui, en pleine solitude, à l’approche du sommeil, demeurent perceptibles pour l’esprit sans qu’il soit possible de leur découvrir une détermination préalable » et les Champs magnétiques furent la première application de cette découverte. Il en résulta de nombreuses images, des comparaisons dont les deux pôles faisaient éclater un feu dont André Breton attend tout, et qu’il voudrait entretenir dans sa vie et dans celle des autres.
N’empêche que la non-intervention de l’esprit critique enlève à cette dictée, à ces pensées parlées, un caractère de durée indispensable pour permettre à ceux qui n’en sont pas les auteurs de les déchiffrer et d’en saisir la poésie. Quels sont les autres exemples que Breton nous soumet ? Des jeux de mots dont un chapitre de son livre les Pas perdus 87 nous révèle l’extraordinaire vertu. Mais de cet esprit critique dont je souhaite l’intervention, sont-ils véritablement exempts ? André Breton prétend qu’à la suite de Marcel Duchamp et de Roger Vitrac, Robert Desnos les dictait, endormi ; ils sentent tout de même la fabrication ; en voici quelques-uns :
« Pourquoi votre incarnat est-il devenu si terne petite fille dans cet internat où votre œil se cerna ? »
« Les yeux des folles sont sans fard. Elles naviguent dans des yoles, sur le feu, pendant des yards, pendant des yards. »
« La mort dans les flots est-elle le dernier mot des forts ? »
Sonorités bien émouvantes, et complexes ! Le déplacement des lettres, l’échange d’une syllabe entre deux mots produisent de la poésie indiscutable. Vous vous rappelez le sonnet des voyelles de Rimbaud. À chacune d’elles il assignait une couleur particulière, et c’est ce jour-là que le mot « détourné de son devoir de signifier, naquit à une existence concrète ». Mais il transformait ainsi le mot d’une façon consciente. Que peut fournir le surréalisme, dans le sens négatif que lui implique le manifeste Breton ? Et d’où vient ce moi de surréalisme ? Breton ne le « sollicite »-t-il pas ? Apollinaire qui l’inventa, en a fait le titre de sa préface aux Mamelles de Tirésias. Avant 1911, n’employait-il pas le terme de surnaturalisme qu’il reconnut ensuite moins bon que surréalisme ? La conception du lyrisme qu’il renferme et qui sauvegarde les droits du conscient, ne tend pas à nous transformer purement et simplement en bête, comme le commande André Breton. C’est un risque que beaucoup ne voudraient pas courir. Nous sommes parfaitement d’accord quant à la nécessité d’atteindre en nous les forces obscures, génératrices de poésie. Lorsque Barrès nous confiait que se couchant à onze heures, il plaçait à portée de la main du papier et des crayons bien taillés, et qu’il s’endormait, que « les impressions, les souvenirs s’arrangeaient », qu’à une heure du matin il se réveillait, allumait et notait, voilà de quoi alimenter notre curiosité du surréalisme ! Mais le matin, il mettait au point la dictée pure et lyrique de la nuit. Il faudra toujours en revenir là. Ce qui est passionnant, c’est ce travail obscur de la pensée, ce rêve, cette gymnastique de l’esprit. L’imagination procède-t-elle ou non de la mémoire ? Peut-elle créer une mémoire ? Il faut poursuivre cette étude afin de concevoir tout ce qu’on peut attendre du surréalisme. Le roman et le théâtre y gagneront-ils un jour un intérêt nouveau, et le rang qu’ils auront, peut-être, usurpé jusque-là ?
Ne limitons pas le surréalisme à une école, encore moins à une personne. Et le premier acte d’un surréaliste ne devrait-il pas être l’aveu que le mouvement le dépasse ? Prenons-le dans son sens le plus étendu ; il se manifeste par des états autant que par des mots. André Breton, ne vous tuez pas avec des mots. La poursuite d’un échec vous enivre, comme un autre la victoire. Attitude tragique avec laquelle on ne pourra jamais vous reprocher d’avoir flatté l’opinion ! Le surréalisme pur, comme vous l’entendez, est impossible, la parole même le fausse, et l’écriture. Votre manifeste est négatif. N’écrivez plus par dépit de voir les autres écrire. Que la faiblesse d’écrire vous abandonne ou vous exalte. Il faut choisir.
Un dramaturge.
Henry Bernstein
Vous avez lu la préface du premier tome de la Vie littéraire 88. S’adressant à M. Hébrard, le directeur du Temps, qui lui avait demandé sa collaboration hebdomadaire et qui l’avait obtenue, Anatole France s’écrie soudain sur un ton badin, du moins je l’espère encore, bien qu’à tout prendre, en la circonstance, le badinage soit aussi insupportable qu’un aveu sans artifice : « Quel écrivain vous feriez si vous aviez moins d’idées ! » Si M. France voulait faire là son propre éloge, on me pardonnera de n’y point souscrire ; c’est une moindre impertinence à son endroit que la mascarade à laquelle il fut convié quai Malaquais. Ainsi pour être écrivain, d’après le romancier de la Vie littéraire, il ne faut pas avoir beaucoup d’idées. Pour être auteur dramatique, faut-il en être complètement démuni ? À lire la plupart des pièces de ces dernières années, on le croirait sans peine. L’absence d’idées au théâtre serait-elle encore plus nécessaire que dans les romans ?
À propos de M. Henry Bernstein, maître du théâtre contemporain, un historien de la scène moderne écrivait récemment : « Le monde des idées ne lui appartient pas. Son domaine est celui des faits. » Voilà un jugement un peu court et imprudent que vient démentir la dernière comédie dramatique de M. Bernstein, qui a été représentée hier, la Galerie des Glaces, si nous admettons avec son auteur que les véritables pièces d’idées sont celles qui les suggèrent, et non celles qui les expriment. On est bien injuste pour M. Bernstein. La démarche de son esprit à travers ses nombreuses tentatives ne m’est pas indifférente. Il se renouvelle perpétuellement et cependant on n’a pas enlevé à son théâtre le qualificatif de « brutal » auquel il n’a plus droit depuis longtemps.
Certes, des drames psychologiques, il en a toujours fait, mais il convient de dire que sa psychologie paraissait plus rudimentaire dans ses premières pièces. Il est évident que le Secret (1913) marque un progrès dans la découverte du jeu intérieur des personnages, sur la Rafale, la Griffe, le Voleur, Samson, par exemple, dont toutes les qualités étaient embryonnaires dans le Marché, la première pièce de M. Bernstein, et qui fut représentée au Théâtre libre en 1901. Les premiers conflits qu’interprète l’auteur se dénouent dans l’horreur ; l’argent y joue le rôle prépondérant, et le tempérament que M. Bernstein tient de son origine s’y exalte avec une puissance que l’âge a modérée ; les conflits d’âmes ont aujourd’hui sa préférence.
Doit-on répéter que les pires instincts de l’homme furent d’abord l’objet de la dilection du dramaturge ? Tout le monde sait que la morale n’intervenait jamais ; une humanité vraie n’animait pas davantage les personnages principaux qui faisaient figure de monstres redoutables. Le Voleur (1906), pour reprendre l’expression de Faguet, était bien le type de ce « mélodrame psychologique » qui avait tous les soins de M. Bernstein. Le dramaturge y témoignait d’un prodigieux métier, il n’était pas gêné le moins du monde par les règles classiques, puisque dans le Voleur, que je viens de citer, il renchérissait même sur elles : unité de lieu, unité de temps, et unité de péril, selon l’expression de Corneille. (Vous vous souvenez en effet que tous les hôtes du château sont sous le coup de la même accusation.) Israël, en 1908, dévoile un drame aussi terrible et livre quelques aspects de l’âme juive ; l’Assaut qui vit la rampe en 1912 marque le souci de l’auteur de mettre enfin en valeur des hommes dont les instincts sont moins vils, et qui s’efforcent d’atteindre à une certaine noblesse morale. Dans la Griffe (1905), la Rafale (1906), le Voleur, les affaires de cœur et les affaires d’intérêt étaient solidaires. Une discrimination s’établit entre elles, et de la manière la plus heureuse à partir de l’Assaut, où se développe toute une théorie du rachat. La force brutale n’agit plus.
Ce souci de moralité s’était déjà fait jour, il est vrai, dans le Détour (1902), mais je veux surtout voir dans cette pièce, parfois attendrissante et la plus touchante de toute la production actuelle de M. Bernstein, sa première analyse psychologique véritablement poussée. Deux courants successifs, une lente aventure, des contradictions qui sourdent timidement, tout cela sollicitait de la part d’un dramaturge jusque-là habitué à brutaliser ses personnages, et vivant de cette brutalité, les éléments les plus intimes d’un art auquel il n’avait encore rien demandé. Toutefois le caractère était toujours modelé par la crise, on ne le sentait que trop ; mais en 1913, avec le Secret, M. Bernstein présentait un caractère, dont il était le maître absolu, qui allait créer un conflit et non point dépendre de lui. Un progrès d’une importance presque égale apparaissait dans la forme extérieure de la pièce. Les récits se faisaient plus courts, les images trop abondantes, et qui surchargeaient les drames précédents, avaient en partie disparu.
Le Secret nous engageait dans la perversité d’une âme, peinture de la méchanceté naïve ; mais la méchanceté de Gabrielle n’était pas incompatible avec une certaine bonté : Gabrielle, en effet, désirait moins le malheur de son amie Henriette qu’elle ne pouvait supporter son bonheur qu’elle n’avait point préparé ; cette pièce a excité l’admiration d’un psychiatre célèbre : « C’est une exacte peinture de la perverse, dit-il à Bernstein, et jusqu’à l’indispensable confession, le tableau clinique le plus parfait. »
Je ne mets pas un instant en doute que ce même psychiatre sera plus intéressé encore par la Galerie des Glaces, où le portrait de l’anxieux est tracé avec une précision aussi clinique.
La Galerie des Glaces ! Voilà un titre clinquant et qui rappelle un peu trop Versailles. Le principal c’est qu’il n’évoque pas son traité et qu’il attire la foule au théâtre du Gymnase. Du monde à ses pièces, M. Bernstein en a eu toujours beaucoup. Je ne sais si le public marquera le même empressement aujourd’hui, mais ce dont je suis sûr, c’est que la Galerie des Glaces témoigne de la part de son auteur, non seulement d’une maîtrise étonnante, constatation toute naturelle, mais d’une tentative d’explorer les replis les plus troubles de l’homme, d’expliquer les mobiles les plus secrets de ses actes, et que la curiosité dont il vient de faire preuve élargit le cadre du théâtre, lui assure un renouvellement d’une fécondité extraordinaire. Cette Galerie des Glaces va, comme il convient, déconcerter le monde des théâtres. Et sans doute davantage que Judith 89, si mal comprise il y a deux ans, et que l’on ferait bien de lire, après l’avoir critiquée à la scène.
Mais n’accusons pas trop les spectateurs ; j’ai comme une vague impression que les acteurs ne s’étaient pas très bien rendu compte de ce qu’ils interprétaient. « Enlevez leurs vestons, et les voilà plus bêtes encore. » Ce n’est qu’une boutade entendue pendant une représentation de Judith. Ah ! les auteurs ont tout intérêt à se faire jouer en costume de ville, soyez-en persuadés…
Le divorce éternel, le désaccord sentimental et sexuel, avaient été exprimés par M. Bernstein avec toute la grandeur et la mélancolie qu’ils impliquent. Un style, de la poésie, et ce décor, et cette atroce ironie du dernier tableau où Judith implore Holopherne dont elle a tranché la tête qui pourrit sur le gibet, il n’en faut pas plus pour être incompris. Au deuxième acte de Judith, Holopherne s’interroge en rêvant : « Judith ! j’ignorerai toujours l’image de moi que contient cette tête dorée ! » Henry Bernstein posait, sans trop insister, la question de la personnalité. Il la pose cette fois avec plus d’autorité dans la Galerie des Glaces. C’est elle qui en fait le fond. Dans la Chartreuse de Parme, écrit M. Emmanuel Berl, qui fit de très intéressantes Recherches sur la nature de l’amour 90, il y a le roman de Fabrice et le roman de la duchesse de Sanseverino : chacun de ces héros est dans l’histoire de l’autre un personnage épisodique. Dans la Galerie des Glaces, il existe autant de drames intérieurs qui se jouent simultanément qu’il y a de personnages ; placés devant leur propre hésitation sur eux-mêmes, sur leur essence, sur ce qu’ils représentent, les drames naissent des seules différences de caractère de ces personnages qui vivent dans un milieu très civilisé. Les trois amis d’enfance, minuscule nationalisme, ont les traits bien dessinés, mais, comme dans le Wilhelm Meister de Goethe, les héroïnes ne tirent leur réalité que de leur rapport à Wilhelm, ces trois amis tirent la leur de leur rapport à Agnès. Toutefois, le personnage le plus attachant, le plus nouveau pour nous est le peintre Charles Berger qui finira par épouser la femme de son ami Lionel : c’est un anxieux, privé de tout héroïsme, qui a le goût de sa propre destruction ; il na pas confiance en lui, ne parvient jamais à s’aimer ; il est d’un pessimisme sentimental si fort que chaque fois qu’il approche de son but, qui est d’aimer Agnès, il sent de plus en plus « l’opposition d’une force qui travaille à l’en éloigner ». Curel avait traité le cas d’un homme qui s’aperçoit que sa femme aime, non pas lui, mais une « belle image ». Le peintre Berger construit mieux encore son malheur ; persuadé qu’on ne peut le désirer, il est hanté par l’idée de représenter une fausse image. Et Agnès ne peut le convaincre de son erreur que d’une manière passagère ; c’est toute la psychologie de l’espoir dont elle provoque une analyse. Elle pèche par excès de confiance.
Ce que nous appelons nos sentiments, écrit Emmanuel Berl, dans l’ouvrage que nous citions plus haut, ne serait peut-être que des fantômes. Henry Bernstein a voulu saisir des fantômes. Et il est arrivé naturellement à donner un tableau de la solitude au théâtre du Gymnase, où l’on ne s’attendait guère à le voir apparaître. Solitude des êtres qui projettent une infinité d’images contradictoires d’eux-mêmes et qui ne parviennent jamais à se créer des ressemblances communes.
Les personnages ne se heurtent pas, ils ne peuvent se joindre. Une minute de l’agitation douloureuse de nous-mêmes, c’est toute la Galerie des Glaces. Il n’y a pas de pièce à proprement parler, au sens où on l’entend généralement, et ceux qu’amuse l’intrigue devront se contenter d’un seul accident d’automobile ; encore ne survient-il que pour créer une atmosphère de sentiments d’origine analogue et qui n’en accusera pas moins encore le divorce des personnages. Et le drame au dernier acte n’est pas près de finir.
Le premier acte de la Galerie des Glaces a été joué chez l’auteur, ou plutôt, je m’explique, Henry Bernstein a fait copier son salon de la rue de l’Université, et celui-ci sert de décor à la pièce.
L’Infant à l’Oiseau de Goya, un intérieur de Vuillard, une petite femme en bleu de Manet, un cabinet de laque, une mince table chinoise, et deux portes grises passées au vernis d’auto, j’ai retrouvé tout cela sur la scène du Gymnase. J’ai été jusqu’à y reconnaître M. Bernstein lui-même sous trois de ses aspects. Voilà trois personnages qui ne sont pas demeurés longtemps en quête d’un auteur. Il ne manquait, dans la Galerie des Glaces, qu’une chose : le portrait que Manet a fait d’Henry Bernstein enfant91. Mais ce dramaturge saura bien le placer un jour. Il n’est pas encore à l’âge où l’on raconte son enfance. Il est trop jeune92 ; ce sera pour une autre fois.
Un critique.
Benjamin Crémieux
La critique littéraire, nous sommes d’accord sur son objet tel que Brunetière le définit et qui est de nous élever au-dessus de nos goûts comme la morale nous élève au-dessus de nos instincts. Mais si son objet ne varie point, l’art de la critique a toujours évolué ; les canons de la critique moderne ne sont point encore établis, cependant, ils ne sont pas loin de l’être et l’on distingue en ce moment les recherches qui aboutiront à son adaptation aux œuvres originales sur lesquelles il faut qu’elle se prononce et qui impliquent une intelligence particulière que ni la critique classique ni la critique romantique ne peuvent lui fournir. Et ce qui nous intéresse dans le livre que M. Benjamin Crémieux a publié sous le titre toutefois bien ambitieux de Vingtième Siècle 93, ce sont les discussions qu’il soulève justement dans cet ordre.
Les Grecs n’ont guère eu recours à la critique, qui est née dans une assez pauvre époque, puisque les premières idées que l’on se fait d’elle datent de la période néo-alexandrine. Encore ne proclame-t-elle que l’opinion commune sur l’écrivain dont elle tente avec mollesse de découvrir les beautés et les défauts. Vérité, moralité, agrément, juste mesure, sont les règles essentielles sur lesquelles se fonde la critique classique. On demande aux œuvres une sincérité dans la reproduction des choses, un souci moral que le christianisme ne fera que développer ; la poésie doit avoir pour dessein d’adoucir et de caresser l’âme, nul excès ne lui est toléré. Les professeurs de rhétorique vivent encore sous ses règles ! L’Art poétique d’Horace est un manuel de civilité artistique, souvent puéril, parfois honnête ; celui de Boileau n’a pas d’autre ambition. Ainsi, la critique classique se limite à présenter les poncifs des chefs-d’œuvre ; aucune théorie d’art ne se constitue ; les règles sont immuables. Ce n’est que vers 1800 que la critique étudiera les œuvres en fonction de l’époque et du lieu où elles se manifestent. Dans quelle mesure l’œuvre exprime-t-elle le temps, le pays ; à quoi sert-elle ? Et si le principe de la moralité ne disparaît pas, celui de la juste mesure est abandonné. La critique romantique positiviste, historique, se détermine. Sainte-Beuve et Taine voudront moins juger qu’expliquer. Sainte-Beuve cherchera l’homme sous l’auteur, définira son tempérament, découvrira la famille d’esprit à laquelle il appartient. Taine montrera les influences de la race, du milieu, du moment, sur l’écrivain. La critique classique, limitée par les règles qu’elle s’était fixées, n’a pas touché le fond du problème de l’art essentiellement individuel ; la critique romantique a fort bien défini le problème, mais l’a-t-elle résolu ?
Si l’on pose le problème de l’art individuel, on sera amené à nier toute continuité dans le développement de l’histoire littéraire ; on cherchera dans chaque poète l’œuvre fondamentale à l’état pur, par conséquent, le fragment lyrique, « l’illumination », et Benjamin Crémieux, qui expliquait à peu près dans les mêmes termes, l’an dernier, au cours d’une conférence, cette théorie d’un critique moderne italien, Benedetto Croce, s’y ralliait, semblait-il. À lire Vingtième Siècle, on s’aperçoit évidemment qu’il rejette l’idée de l’évolution des genres, qu’il ne donne pas à la tradition littéraire la place que lui accordait Brunetière et qu’il n’admet l’art que s’il comporte une originalité. La biographie de l’artiste ne lui est d’aucune aide, et, s’il veut tenir compte du tempérament de celui-ci, il ne le signale que dans ses seuls rapports avec l’œuvre. Il fait un parallèle entre ce que l’auteur a voulu exprimer et ce qu’il est arrivé à créer ; n’admettant que la critique contemporaine, il tente de définir la beauté de son époque et de codifier les règles du Style qui lui sont inhérentes. Cependant, il est à remarquer que l’influence de Croce qui est très sensible chez Crémieux ne va pas jusqu’à lui faire négliger, au profit de leurs seuls fragments lyriques, l’étude de l’œuvre qui l’intéresse. Mais, en définitive, la critique moderne est, à ses yeux, analogue à la médecine, un art individuel qui se fonde sur une science d’observations personnelles.
Le livre de Benjamin Crémieux s’ouvre sur la première analyse, véritablement profonde, étendue de l’œuvre de Marcel Proust94. Rien ne lui échappe, de « la somme de poésie, d’humanité, d’intelligence » que contient À la recherche du temps perdu 95, et tous les problèmes proposés par l’apport de Proust au roman psychologique y sont définis avec une rare lucidité et une chaleur émouvante. C’est une excellente initiation à cet écrivain. De l’interprétation du monde personnelle à Jean Giraudoux96, de son œuvre d’avant la guerre où vivent enfants, jeunes filles et souvenirs de classes, aussi bien que des livres qu’il fit paraître depuis 1914, en quelque sorte recréés par Benjamin Crémieux, une personnalité chevaleresque se dégage. Toutefois je serais tenté de reprocher à ce critique de nous tromper, de ne pas suivre son programme puisqu’il semble rattacher Giraudoux à une tradition qu’il est convenu d’appeler bien française ; et de même quand il établit un parallèle entre Duvernois97 et Gustave Droz, Henri Monnier et Murger, il fonde son jugement sur des règles qui n’ont pas l’air bien inédites. Il est moins à l’aise avec les incompris modestes que sont les personnages d’Henri Duvernois qu’il ne l’est avec les ouvriers de Pierre Hamp98. Le Travail invincible, les Métiers blessés, la Victoire mécanicienne 99 impliquent alors de la part de M. Crémieux une attention plus originale et pour les analyser, le secours d’une théorie pour le moins aussi moderne. La même remarque s’impose quand il se met à découvrir l’esprit d’aventures de Mac-Orlan100. Et il adopte fort à propos, en présence de Morand101, le mot d’Apollinaire : « Nous entrons dans l’ère de la géographie » ; le XXe siècle, dit-il, sera le siècle de la géographie « en art aussi bien qu’en science », comme le XIXe siècle fut celui de l’Histoire. M. Crémieux fait le procès de ce fils prodigue de l’Université qu’est Pierre Benoit102, « romancier de l’histoire », il définit l’unanimisme de Jules Romains103 et la théorie de la mystification qui en est déduite, et ne l’a point provoquée comme vous pourriez le croire ; il nous désigne Jean Paulhan104 comme le promoteur d’un mouvement qui tend à approfondir le drame du langage et les rapports de la pensée avec lui et que des études de linguistique et de psychologie mettront bientôt en vedette, bien que ce mot soit fort mal choisi pour un être aussi modeste que singulier. Le folklore d’Auvergne avec Henri Pourrat105, Drieu la Rochelle106, témoin de la génération maudite, et Luc Durtain107, rude peintre de l’après-guerre, sont l’objet d’observations opportunes. Mais une tendresse toute particulière anime l’étude consacrée à Valery Larbaud108 à qui Vingtième Siècle est dédié109. Pourtant Crémieux s’oublie, se sacrifie, c’est inscrit dans son programme critique ; on ne le voit pas, il n’évoque pas les souvenirs qu’il a de son ami. Nul doute qu’il ne grille de les raconter. C’est qu’il connut Larbaud à Florence et qu’il le vit un jour entrer dans le bureau où il travaillait à l’Institut français, jeune professeur, ayant déjà enseigné, comme Mallarmé, au lycée de Tournon, italianisant passionné. Si Crémieux ouvrit à Larbaud les portes d’une bibliothèque infiniment précieuse et dont il avait alors la garde, Larbaud lui révéla toute la littérature anglaise d’aujourd’hui, Conrad, Hardy, Arnold Benett. Benjamin Crémieux, néanmoins, sera toujours plus près de l’Italie : critique, il a subi l’influence de Croce et celle de de Sanctis, il est le traducteur des Six personnages en quête d’auteur, de Chacun sa vérité, de Pirandello, il a été rédacteur en chef de la revue France-Italie, et, à la section d’étude de la presse étrangère au quai d’Orsay où il est détaché par le ministère de l’Instruction publique, il s’occupe tout spécialement de nos relations avec l’Italie. Avant d’apporter à la critique littéraire une passion si lucide et une technique dont il ne faut pas méconnaître l’importance bien qu’elle ne s’exprime pas toujours avec assez d’aisance, Benjamin Crémieux publia le Premier de la classe 110. Le romancier écrit mieux que le critique, il a même de la vivacité, c’est aussi le genre qui le veut. Le Premier de la classe, qui recueillit la bourse Blumenthal en 1921, est la biographie charmante, lyrique par endroits, d’un jeune Narbonnais. Vous y lirez donc qu’à treize ans, Crémieux eut l’âme héroïque. Il participait alors aux généreuses « utopies », le mot n’est pas de moi, qui voulaient offrir l’indépendance au peuple du midi de la France, aux vieux Albigeois. La mission sociale qu’il se proposait ainsi était une façon comme une autre, mais romanesque, de s’évader d’une médiocrité pénible et d’en finir avec un malentendu familial. « Soldat, professeur, poète, négociant ou ministre, ce qu’il faut, ce que je veux, c’est être grand. » Nobles ferveurs, et dont quelques-unes, déjà, ont satisfait ce cœur exigeant ! Mais, écrivait-il aussi dans le Premier de la classe, « dans la vie des hommes faits, rien ne dépend plus des livres ». C’est qu’il ne songeait pas à devenir un critique et bien moins encore à être, un jour, critiqué lui-même.
Alfred Fabre-Luce
D’un rang à donner l’exemple, on murmure qu’il le compromet. De toutes parts, je m’entends conseiller une excessive prudence à l’endroit de ce jeune maudit. « Quel scandale ! me dit-on, un charmant esprit, un visage si avenant ! Tant de diplômes prématurément obtenus, trois licences, et qui, pourtant, devaient offrir quelques garanties ! Ah, pourquoi ne pas s’en tenir là, quand il est si commode en vérité de se pousser dans le monde et d’y prendre discrètement la place qui vous est préparée ? Comprenez-vous pareil zèle à trahir, pareil entrain pour se détruire ? Mais vous êtes tous les mêmes, aujourd’hui. Jeunes gens, vos jeux sont des jeux de massacre. Vous ne respectez rien, vous remettez tout en question. Quelles occupations ! Tous les ballons que l’on vous a remis au sortir des collèges, qu’ils soient rouges ou tricolores, vous les crevez. Tout est pour vous prétexte à exercer une vengeance dont nous cherchons en vain les causes. Quant à votre Alfred Fabre-Luce, il est d’autant plus impardonnable qu’il était le mieux élevé… »
Mon Fabre-Luce, ah, laissons-le faire lui-même sa fortune ! C’est bien son tour. Mais ne jugeons pas vite un esprit qui provoque tant de commentaires irrités. Quant à moi, les réserves que je pourrais faire à son sujet, j’entends qu’elles ne me soient point commandées par des sentiments de convention, de prudence, ni de politesse. En effet, c’est un monstre, Alfred Fabre-Luce, mais de lucidité, de dureté, d’intelligence. Il y a beaucoup à dire sur lui, et je ne tiens pas à m’en priver ; tout porte à croire, du reste, qu’il occupera souvent ses contemporains.
Si la publication de la Victoire 111 a provoqué un intérêt des plus vifs et une discussion agressive, assez confuse, d’autres livres du même auteur, et moins connus, semble-t-il, sont dignes de retenir une attention plus calme mais aussi profonde. On ne peut écrire d’A. Fabre-Luce, qui n’a pas vingt-cinq ans, qu’il possède une personnalité, c’est bien deux qu’il faut dire, et qu’il a pris plaisir, par goût naturel du mystère, à les mettre en concurrence. Historien, il fit paraître la Crise des Alliances 112 avant d’éditer la Victoire ; philosophe et romancier, sous le pseudonyme de Jacques Sindral, nous avons lu de lui la Ville éphémère 113, Attirance de la Mort 114.
Deux choses m’ont fait étudier, avoue Stendhal, dans sa correspondance : la crainte de l’ennui et l’amour de la gloire. Si nous ajoutons à cela un désir de précision, une peur du vague dans les faits et dans les sentiments, aurons-nous les trois mobiles de la vie d’Alfred Fabre-Luce ? Je ne suis pas éloigné de l’admettre. Ne se font-ils pas jour dans ses ouvrages d’histoire comme dans ceux qu’il appelle romans, parce que c’est l’usage, mais qui sont plus exactement, des recueils de méditations et de portraits imaginaires ? La Ville éphémère noue autour d’une intrigue complaisante quelques tableaux qui découvrent une ambassade (mettons qu’elle soit de fantaisie), un ambassadeur, des secrétaires, leurs secrets, leurs amours, leurs habitudes. De la fantaisie, certes, mais glacée ; aucun mot, aucune image empruntés à Morand, aucune phrase mue par l’horlogerie giraudulcienne. Une belle gravité dans l’allure générale du livre où nous retiennent nombre d’observations relatives à la vie intérieure du personnage principal. Alfred Fabre-Luce y commence toute une série d’enquêtes qu’il ne cessera de poursuivre dans la Crise des Alliances aussi bien que dans Attirance de la Mort, dans la Victoire : enquête sur soi, d’abord, enquête sur les conditions de l’existence de son pays par rapport aux autres nations, ensuite.
La Ville éphémère date de 1922. La même année paraissait la Crise des Alliances, histoire des relations de la France et de l’Angleterre pendant les trois premières années de l’après-guerre, histoire de l’opinion publique dans les deux pays, établie avec un évident effort d’objectivité d’après la documentation de la Société d’Études et d’Informations économiques. En conclusion, l’auteur exprimait le vœu que les hommes d’État cherchassent beaucoup plus qu’ils n’avaient fait jusque-là, « une harmonisation de l’intérêt particulier et de l’intérêt général ». D’une critique sérieuse du passé, Alfred Fabre-Luce exigeait ainsi des suggestions favorables à l’avenir. C’est ce point de vue qui dominera encore la Victoire dont l’apparition a causé le scandale dont je parlais plus haut. L’Angleterre et la France s’étaient ignorées, chacune s’attachant à ses vérités particulières, défendant, en toute bonne foi, des convictions opposées que l’avenir ne pourrait développer sans risque. Une volonté bien établie de collaboration a-t-elle des chances de succès ? Et qui doit prendre l’initiative de cette collaboration ? Voilà le problème posé. Dans la Victoire, c’est moins l’étude des responsabilités de la guerre qui est en question que la critique des moyens qui s’offrent à nous de développer le sens d’une collaboration européenne hors de laquelle il n’est point de salut.
L’objectivité ! passe encore quand il s’agit d’étudier les relations de la France et de l’Angleterre ! Lorsque les rapports de la France et de l’Allemagne constituent le fond de l’étude, on doit faire preuve d’un moindre souci d’objectivité. Le grand tort de Fabre-Luce, aux yeux de quelques-uns, a été dans la Victoire de ne point sortir de sa nature. C’est trop durement qu’il nous impose de reconnaître nos erreurs. Il met la même dureté, le même soin impitoyable à critiquer son pays qu’à se critiquer lui-même dans les méditations d’Attirance de la Mort. Il ne se rend pas compte du trouble dans lequel il jette des lecteurs qui ne demanderaient pas mieux, je crois, d’être encore longtemps abusés. Et certes, il suffirait peut-être de peu de choses, d’un art sommaire, d’une chaleur plus humaine, pour enlever à bien des pages de la Victoire, non pas leur force, mais ce ton qu’une trop grande froideur dans le raisonnement rend insupportable à la plupart. Ce que l’on admet avec peine, c’est qu’un livre qui porte un pareil titre ne s’appuie que sur des considérations scientifiques.
J’ai lu dans le journal d’Emerson que le but de l’histoire est de rehausser la valeur de l’heure présente. À lire superficiellement la Victoire, on prétendra qu’Alfred Fabre-Luce ne l’a pas entendu ainsi. Et l’on aura tort. Un livre d’histoire est généralement écrit avec le recul du temps (cela évite bien des désagréments à son auteur !). Et l’on a pris l’habitude de considérer que tout ce qui est arrivé était fatal et qu’on n’a pas le droit d’imaginer que les choses auraient pu se passer autrement. Alfred Fabre-Luce oppose à la conception de la victoire fondée sur des préjugés historiques — trop pauvre et trop ambitieuse à la fois — une conception plus large et plus française. La Victoire nous donne seulement, pendant un temps bref, l’ascendant, le pouvoir d’anticiper l’avenir, écrit-il, et de façonner l’Europe selon ses aspirations profondes. N’en perdons pas l’occasion : critiquons avec minutie les événements d’un récent passé et que l’expérience chèrement acquise nous évite d’autres désaccords. Combattons l’ignorance, développons l’esprit critique, enlevons ainsi à la propagande adverse ses meilleurs arguments. Et puisque le désaccord européen a pour cause essentielle une constante déformation des faits par les sentiments, disciplinons les sentiments par les faits. C’est en gros, il me semble, la pensée de l’auteur.
Aussitôt on a vu dans ce raisonnement une volonté de faire pièce au traité de Versailles et de remettre en question les responsabilités de la guerre, alors que les distinctions établies par lui ne sauraient légitimer une absolution de l’Allemagne (p. 34) déclarée plus loin principale responsable avec une extrême vigueur (p. 396) : « L’Allemagne a solennellement et spontanément reconnu la légitimité des réparations ; la dévastation systématique du Nord de la France rendue possible par la violation cynique du droit international est un fait patent qu’aucune controverse d’histoire diplomatique ne peut ébranler. » Je tire ces phrases de la préface qu’Alfred Fabre-Luce vient de donner à l’édition allemande115 de la Victoire. Et il ajoute pour le lecteur allemand
« On verra combien sévèrement j’ai condamné la politique nationaliste de quelques hommes d’État français, mais je ne vois pas comment elle pourrait servir de justification aux fautes du gouvernement impérial. Une méfiance parfois injuste accueillait en France toutes les propositions de l’Allemagne, mais elle était née de la spoliation odieuse de 71… » Ce n’est pas en se liant à ses erreurs que l’Allemagne pourra reconquérir son prestige. Il définit enfin son livre: un examen de conscience, un moyen de détruire, avec le système d’avant-guerre, l’habitude de la méfiance et des accusations réciproques.
C’est beaucoup moins une question de politique qu’une question de doctrine historique qui est enjeu. Alfred Fabre-Luce ne fait pas de politique. Il n’appartient à aucun parti. Ou plutôt il siège à l’extrême centre, et dans son esprit. Les batailles qu’il livre dans sa tête l’amèneront-elles un jour à une action plus extérieure ? Cela est possible.
L’historien devrait être un philosophe, dit encore Emerson. L’historien certes, l’homme politique également. Alfred Fabre-Luce demande à la discipline et à la culture une collaboration constante. Attirance de la Mort a paru peu de temps avant la Victoire. Il dit d’un de ses personnages que la Providence lui a organisé un petit combat quotidien qui le sauve de la réflexion, et que des conversations âpres mêlées de chiffres lui suffisent. Politique ou grandes affaires, rien ne distraira Fabre-Luce de la réflexion. Les entretiens qu’il a, au début d’Attirance de la Mort, avec un prieur, dans un couvent qui me paraît étrangement ressembler à celui des Bénédictins de l’île de Wight, sont d’une telle richesse et d’une telle nouveauté profonde qu’ils témoignent de l’usage aigu que A. Fabre-Luce fait secrètement de sa vie.
Mais il applique aux expériences de l’esprit, comme aux expériences de la politique étrangère, des formules algébriques. La souffrance, la maladie, la raison de vivre reçoivent de Fabre-Luce des définitions personnelles, étonnantes et froides.
Sans doute « le roman » de Paul Valéry, la Soirée avec M. Teste, est-il son livre de chevet ? Indigence du cœur, dira-t-on ? Allons donc ! Je le sais trop intelligent pour avoir complètement oublié qu’il ne suffit pas seulement de l’être, quand on l’est à ce point.
Alfred Fabre-Luce réunissait l’autre soir quelques amis en petit comité secret. Il serait plus exact de dire Jacques Sindral, car nous n’avons parlé que de littérature autour d’un énorme billard. Mais la littérature, je ne vois que cela, de toute la journée. Aussi j’eusse préféré jouer quelque partie avec l’abbé Mugnier qui jetait sur le tapis vert un regard tout excité. L’abbé Mugnier116, quel homme exquis ! Il fut l’ami de Huysmans, il est celui de l’abbé Bremond, ils logent tous les deux du côté de la Santé, dans la même maison ; ah, comme ils doivent s’amuser ! Je disais donc qu’il ne s’agissait que de livres, d’enquêtes, de critiques, de prix. Jacques Sindral, l’insulaire comme l’appelle Robert de Traz, avait consenti à descendre de son silence comme d’une chaise à porteur, et se mit à ressembler à Fabre-Luce. Il était devenu petit parlementaire comme on était page autrefois. Sa poignée de main s’était faite protectrice, mais ne pouvant encore nous offrir des bureaux de tabac, il nous proposait gentiment des cigarettes.
Charles Maurras qui n’aime guère Fabre-Luce, dira que l’abbé Mugnier était venu ce soir-là pour nous confesser et qu’il devait se croire à Vincennes ; j’espère que vous ne vous en étonnerez pas. Tout de même, nous étions plus près de la porte Dauphine que du sinistre fossé. Quel magnifique appartement ! je ne doute pas qu’on n’y organise un jour quelque surprise-party socialiste.
Il était une heure, quand on se sépara au coin de l’avenue MalakofF et de l’avenue du Bois. Et François Mauriac cria tout à coup : Pompe et Faisanderie ! Se prenait-il pour un conducteur d’autobus ? Enfin cela voulait dire qu’il habitait rue de la Pompe et qu’il allait nous quitter en compagnie de Jean Fayard, son voisin. Pompe et Faisanderie ! dit le plus méchant d’entre nous. Ah, ce catholique ! Il a le génie des titres ! Pour sûr, c’est son prochain roman !
Léon Bérard
Le public se fait une opinion assez fausse des appartements privés que l’État réserve à ses ministres : ils sont dorés, certes, mais le plus souvent inconfortables. Lorsque Henry de Jouvenel prit, en 1924, la succession de Léon Bérard rue de Grenelle117, il ne se priva point de dire : « Comment Léon, qui est si délicat, a-t-il pu vivre là-dedans ? » Et aussitôt il fit venir des tapissiers pour rafraîchir la peluche. Il installa même une salle de bains dont, hélas ! il ne s’est point servi bien longtemps. Espérons qu’il la retrouvera un jour, je pense, en excellent état, car M. François Albert ne m’a l’air de se laver que dans l’autobus qu’il prend chaque matin rue Saint-Jacques, comme on l’annonce dans les milieux bien informés. N’empêche que, dans la chambre qu’il occupait à l’Instruction Publique, M. Léon Bérard était heureux ; il avait empilé ses livres un peu partout, dans les coins, sur la cheminée, dans les fauteuils. Cela devait lui rappeler sa jeunesse, et sa chambre de petit professeur de piano qu’il avait rue Lamennais.
Alors, il faisait son droit au Louvre et à Notre-Dame, où il ne manquait pas un sermon. Il habite aujourd’hui, rue du Faubourg-Saint-Honoré, une garçonnière, ou si vous préférez un lectulus, au fond d’une cour, entre l’ambassade d’Angleterre et l’Élysée — c’est une situation politique assez dangereuse.
Toujours aussi indifférent à ce qui n’est point l’intelligence et la poésie, il y attend sous la garde de l’ancien valet de chambre d’un évêque, le moment de prendre son train pour Sauveterre-de-Béarn ; car presque tous les samedis, il fait ses huit cents kilomètres afin de revoir ses Pyrénées et de lire, en suivant son chien et le fusil sous le bras, du Lamartine ou du Properce. Il retrouve aussi, là-bas, trois médecins qu’il est impatient de consulter dans la même matinée, ce qui lui est facile car ils sont brouillés entre eux. M. Léon Bérard a toujours eu la passion des médecins. Il se tire tout le jour la langue dans les glaces ; c’est qu’il se croit malade, et qu’ensuite il prétend qu’il se moque de lui. Le matin, quand il logeait rue de Grenelle, un membre de son cabinet qui avait fait des études médicales lui prenait le pouls, la température, l’auscultait, et le ministre n’était content que lorsqu’il avait avalé quelque cachet qui, la plupart du temps, ne contenait rien. Il aime à ce point Molière qu’il le joue.
C’est à tort que l’on s’imagine qu’il fait de la politique ; il ne vit qu’avec des poètes. Entendez-moi bien, je ne veux point parler de M. Georges Leygues118. Lui, il n’invoque pas ses mérites littéraires sur une quelconque Lyre d’airain achetée chez Dufayel. Le seul prédécesseur dont il envierait sans rire les qualités proprement poétiques ne pourrait être que M. de Fontanes, d’autant que ce dernier écrivit en l’honneur des Pyrénées quelques vers auxquels un Béarnais se doit d’être sensible.
Ah ! ce n’est pas un mince sujet d’étonnement de constater d’un orateur qu’il n’a point donné que des paroles, et d’un ministre qu’il s’était rendu capable de son emploi avant même de l’occuper ! Le ministre, dit-il, est nécessairement l’orateur des vérités communes. Mais les vérités qu’il proclame, sans doute sont-elles plus communes à M. de Fontanes qu’à M. François Albert. Par plus d’un trait, il ressemble au grand maître de l’Université, peu enclin à la brigue, bien qu’en connaissant toutes les subtilités ; et toujours aux prises avec mille difficultés, en conflit avec un Napoléon qui, reconnaissons-le, tolérait davantage la fantaisie que M. Poincaré. Au milieu des affaires et de tant de soins, nous raconte Sainte-Beuve, Fontanes pensait toujours aux vers. Il représentait « exactement le type du goût et du talent poétique français dans leur pureté et leur atticisme, sans mélange de rien d’étranger, goût racinien, fénelonien, grec par instants, toutefois bien plus latin que grec d’habitude, grec par Horace, latin du temps d’Auguste, voltairien du siècle de Louis XIV ».
Néanmoins, plus que Fontanes, dont il a sur l’avenir un peu des idées négatives, M. Léon Bérard eut la possibilité d’appliquer son esprit à des sujets approfondis dans les conseils du gouvernement. Redoutant que la France ne se « dénationalise » faute d’une culture générale et d’une formation nationale, et qu’elle se permette ainsi les pires excès de pensée et de sentiment, M. Léon Bérard se préoccupa, dès l’armistice, d’établir les conditions intellectuelles de la paix intérieure. L’enseignement classique étant, aux dires de Renan, l’apprentissage de la raison, il retrouva en lui le moyen le plus propre à donner aux jeunes Français le sens d’une mesure que les événements venaient de compromettre, ce qui ne signifiait pas nécessairement un retour en arrière, ou en soi-même, une manière de se limiter et d’interrompre avec le monde des communications et un désir de connaissances favorisés par les mêmes événements. Mais on ne vit dans les projets de M. Léon Bérard que l’obligation d’apprendre le latin, emblème d’une aristocratie désuète, apanage d’une Église toujours agressive. La notion de l’homme latin, de l’homme classique importait tout de même plus que d’étroites considérations de parti, auxquelles Léon Daudet opposa fort justement, dans un article, que l’abolition des humanités, c’est l’abolition de la seule Internationale intellectuelle. Mettons qu’elle ne soit pas la seule, elle figure toutefois parmi les Internationales les plus puissantes. L’ambition de M. Léon Bérard était très vaste : il ne se contenta point d’augmenter le temps dévolu aux humanités sacrifiées par la réforme de 1902, il sauvegarda les sciences, mit les programmes au fait des découvertes les plus récentes, et cela sans jamais porter aucune atteinte à l’enseignement des langues vivantes. L’accès du primaire au secondaire, du secondaire au supérieur, il prit des mesures pour le faciliter. Des bourses importantes furent créées pour favoriser le nombre des élèves du primaire désireux de passer au secondaire. Un programme d’enseignement unique fut appliqué aux écoles primaires et aux classes élémentaires des lycées et des collèges. Et, contrairement à ce qui est dit aujourd’hui, le successeur de M. Léon Bérard n’a nullement abrogé le décret du 3 mai 1923 sur l’enseignement secondaire ; il n’a fait qu’y adjoindre une section sans latin adventice, mais les programmes de M. Bérard sont toujours enseignés.
Ce qui nous intéresse dans ce ministre, c’est qu’il défend une certaine qualité d’esprit et qu’il sait fuir, dans la vie publique, avec un art incomparable, l’emphase et la bassesse du langage et de la pensée. On s’en rendra compte en lisant Au service de la pensée française 119 qu’il vient de publier, et qui est le recueil et comme l’anthologie harmonieuse des idées dirigeantes « que l’on a tenté de faire prévaloir, dans les années qui ont suivi la guerre, au ministère de l’Instruction publique ». Presque autant qu’en conférences internationales, écrit dans une préface le ministre des Humanités, l’époque fut féconde en anniversaires, en centenaires. Et ce sont les sentiments qui conviennent au culte des grands hommes qu’il a voulu montrer, et comment celui-ci peut affermir « l’unité de la patrie ». C’est plus souvent, à dire le vrai, le pédagogue plus que l’artiste qui nous parle. Tous ses panégyriques sont pleins d’intentions pédagogiques. Rabelais vient à propos soutenir son ministre à Montpellier et lui permet d’affirmer que le grec et le latin n’ont jamais été pour lui « matières à subtilités vaines et à bel esprit oratoire », mais qu’il les tient pour nécessaires « à pourvoir son élève d’une pensée ferme et d’un jugement clair ». Bossuet, dont on inaugure une statue à Dijon120, accorde à M. Bérard que son gouvernement est « ouvrage de raison et d’intelligence ». Quand il fête, à Château-Thierry, La Fontaine, en compagnie de Capus, c’est l’art de bien vivre et de bien penser qu’il enseigne. Molière, à la Sorbonne, lui est prétexte à louer la grandeur du sens commun. L’honneur d’écrire est défendu tout ensemble à Rouen par l’exemple de Flaubert et par le prédécesseur du nouvel et miteux Homais du Cartel, qui, s’il avait à rédiger l’épitaphe de la Bovary, l’écrirait sans doute en esperanto121. De Renan, Léon Bérard fait un Montaigne breton. Et lorsque s’interrompt le jeu princier de Barrès, qui fut son Chateaubriand, Léon Bérard trace de notre maître, « guetteur aux avant-postes d’une civilisation en péril », un portrait d’un accent magnifique. Sa fonction convie M. Bérard à honorer des peintres, des savants, des comédiennes. Ingres, qui défend l’art de la convention et de l’artifice, qui rendit à la peinture le naturel et la simplicité ; Forain, qui sait choisir et abréger les mots de ses légendes et les jours de ses victimes ; M. et Mme Curie, honneur de la science française ; Mme Bartet avec Bérénice. Et lorsqu’il pose la première pierre de la nouvelle bibliothèque de Louvain, il relève, sans haine mais avec quel éclat profondément humain, le tort le plus injurieux fait à l’intelligence.
Au service de la pensée française s’ouvre sur une défense des humanités dont il avait entrepris le rétablissement et sur les nouvelles conditions que les syndicats de fonctionnaires imposent maintenant à la vie d’un ministre de l’Instruction publique. M. de Fontanes n’avait pas à redouter cette souveraineté. Mais l’autre, la première, devait lui suffire. Comme Racine, dont il était le parent, comme beaucoup d’écrivains, d’un talent doux, affectueux, tendre, dit encore Sainte-Beuve à qui il faut toujours revenir, M. de Fontanes avait tout à côté l’épigramme facile, acérée ; chez lui, la goutte de miel lent et pur était gardée d’un aiguillon très vigilant. Voyez donc si les deux maîtres de l’Université se ressemblent ! M. Léon Bérard, lui aussi, a l’épigramme facile, mais dans l’intimité ; et s’il a le don des imitations à un degré si surprenant, s’il perce à jour, après le dîner, tant de ministres et de personnages, pour la joie de ses amis, pourquoi n’aurait-il pas imité M. de Fontanes, aussi bien ? Il l’a peut-être fait sans qu’il s’en aperçût.
Drieu La Rochelle
Drieu La Rochelle, se présentant un jour à la poste restante d’une petite ville italienne, avec un air de nonchalance souverain, engagea dans le guichet la tête d’un ange prématurément flétri par les brouillards de Londres, et mâchonna si bien son nom qu’on entendit : « Vous n’avez rien pour Dieu ? »
Quelle stupeur parmi ces employés, pourtant favorables au mystère, aux échanges les plus secrets, mais que ne hantaient jamais des préoccupations d’ordre divin ! Et pas un instant, Drieu n’avait songé à faire scandale !… Il a en horreur tout ce qui peut trop facilement attirer l’attention, c’est même ce qui le distingue le plus de Montherlant à qui on l’apparente, ma foi, bien à tort. Il pousse assez loin ce travers ou cette qualité, comme vous voudrez. Je me souviens que peu après, m’exaltant à l’Ambroisienne avec les ardeurs d’un provincial devant les dessins de Léonard qui font l’honneur de Milan, il me tira par la manche et m’entraîna dans un escalier, parce qu’un gardien me regardait. Donc il a d’excessives pudeurs. Ce jour-là, il n’était pas davantage en humeur de plaisanter, car il était trop impatient d’une lettre chargée. Mais il lui arrive parfois d’être mal entendu : témoin ce bureau de poste d’Italie.
De même, si vous le voyez qui fait le coquet, l’enjôleur : c’est un garçon bourru et s’il aime à séduire, il ne veut, dans le fond, que convaincre ; parfois il s’arrête en route : des « n’est-ce pas », des « tout de même », quelques points d’orgue, et la musique est finie. D’un coude nonchalant, comme s’il allait pouffer, et rire au professeur, il amène alors sur sa bouche une main enfantine, et ses doigts écartés musèlent le récit ; puis, il se contente de sourire ; ses gestes ne sont plus qu’excuses, allusions, réticences : sans doute devait-il se prendre à quelque faux semblant, prononcer un jugement trop superficiel, et comme il déteste la tricherie, il a préféré s’abstenir. S’amuse-t-il à paraître dupe ? le jeu ne dure pas longtemps.
Avec lui seul, il est plein de cette joyeuse méchanceté, dont parle son « Nietzsche adoré » qu’Oxford, à seize ans, lui révéla ; il ne se pardonne rien ; nul ne s’accuse soi-même avec plus d’intransigeance ; spécialiste de l’auto-accusation, il va jusqu’à se reprocher les fautes qu’il n’a point commises, dans l’espoir d’une condamnation qui assurera un surcroît de finesse et de pureté à son esprit, un goût plus déchiré de l’ascétisme que son attitude frivole contrarie si souvent. Faisons la part d’une certaine perversité ; il n’en reste pas moins évident que Drieu s’est mis à la bonne école des psychologues ; sans cesse interrogeant sa destinée avec un parti pris d’intelligence, il n’en veut point tirer un bénéfice limité à sa personnalité. Psychologue, il songe plutôt à l’être de l’Europe, et à la façon d’un Beyle. Ce jeune Normand ne se soucie pas de sa terre puisqu’il ne la possède plus, c’est sur l’État qu’il porte tout son intérêt, le sentiment barrésien de la grandeur et les ressources d’un art paresseux, fait de phrases à cran d’arrêt, de raccourcis, d’images soudain somptueuses. Mais la contradiction que je signalais entre les desseins de sa pensée et l’attitude frivole de l’homme, n’était-elle point, du moins à ses débuts, dans Barrès, qui le premier reconnut les dons de Drieu la Rochelle ? N’est-elle point aujourd’hui dans la figure de la France, plus surprise encore par la paix qu’elle ne le fut par la guerre, et qui s’abandonna, après un terrible effort, à un délassement assez veule ?
Cette surprise devant la paix apparaît dans la première nouvelle de Plainte contre inconnu 122. Avant de l’examiner, ne convient-il pas toutefois de revenir en arrière et de distinguer d’abord, dans Pierre Drieu la Rochelle, le poète de la guerre, le plus cynique et pourtant le plus amoureux de sa patrie ? S’il fut un des rares adjudants qui n’ait point par le visage ressemblé à un gendarme, Drieu en a parfois pris les manières quand il a chanté la guerre. Interrogation, qui parut en 1917123, pressait de questions, sur un ton rogue, les amis et les ennemis de l’auteur. Le lyrisme s’y mariait brutalement à l’humour, et la sincérité naissaît et renaissait à chaque page de ces accordailles claudeliennes. Dans Fond de Cantine 124, Drieu jeta son adieu à la guerre ; il y développa ses thèmes, leur donnant, sinon de la couleur et du pittoresque, un tremblement et de l’ampleur, une angoisse plus accablante. Et dans ces odes, en l’honneur de la puissance des machines, à la gloire du sport, il y gronde, il y trépigne une obscure cohue de mots écrits avec le sang. Drieu la Rochelle faisait là un bel effort pour mettre entre les bras d’un soldat, que le mysticisme européen soulève, l’univers le plus visible et l’invisible.
Dans l’État Civil 125 qu’il a déclaré deux ans après l’armistice, Drieu la Rochelle se laissait aller à une confession collective. C’est le livre témoin de la génération qui avait vingt ans en 1914 ; à ce titre, il est d’un intérêt inégalé. « Récapitulons », disait Laforgue. Drieu récapitule, établit le bilan de son enfance, de son adolescence ; vous n’y trouverez guère trace d’un sentiment bas et vulgaire : épuration, sévères confidences, noble révolte ! L’étude de tout ce qui diminue l’adolescent au cours de l’éducation, les faux exemples qu’on lui offre, la négligence, le peu de souci que les parents ont de leur responsabilité, sont exposés dans cet État Civil, qui ne ressemble nullement aux romans de l’adolescence où l’équilibre de la pensée n’est presque jamais mis en question. État Civil annonçait un subtil enquêteur, déjà sollicité par des problèmes historiques, sociaux, politiques.
Dans Mesure de la France 126, Drieu la Rochelle allait situer la France en Europe, après la guerre, « entre la nouvelle Amérique et la nouvelle Russie ». On peut dire de ce livre qu’il est un poème, un réquisitoire, un manifeste et un pamphlet. Avec un sens aigu de la réalité française, l’auteur, qui ne se paye jamais de mots, analyse l’état de notre sensibilité patriotique, se penche sur la fièvre des vainqueurs épuisés. La place de notre civilisation y est délimitée, ainsi que ses chances et ses conditions de survie ; Drieu s’y alarme sur la disette d’hommes, dont a péri la Grèce et qui nous menace et qui ne nous permettra peut-être point de retenir le prix d’une victoire si tragiquement obtenue. La valeur spirituelle de la France maintient-elle encore ses prérogatives sur l’Europe ? L’Orient apportera-t-il à l’Occident une valeur d’échange, un idéal neuf dont nous semblons manquer ? Cet examen de la patrie était fondé sur le goût du moral et sur un désir de revenir à un culte de la sagesse. Au cours de ses conclusions, Drieu, plein d’un respect toujours naïf devant la force, qu’elle soit représentée par Lénine ou par M. Finaly127, met le salut de l’Europe dans un capitalisme perfectionné et il tente d’établir l’équilibre entre une civilisation, dont les raffinements nous causent un rétrécissement psychologique, et la barbarie, ou le machinisme américain.
Doit-on prétendre que c’est témoigner d’un bien grand désordre mental que de développer de pareilles conclusions ? Mais le principal est de ne point demeurer sur nos positions, d’aérer notre pays, notre esprit, et de chercher des possibilités véhémentes de vie, de suivre la courbe de nos destinées, et de trouver une fonction personnelle qui soit en rapport exact avec notre pouvoir d’influence.
La littérature, pour Drieu, n’est donc pas un jeu : ses premiers ouvrages le prouvent où il veut s’engager tout entier ; du même coup, c’est sa génération qu’il s’efforce d’y faire témoigner, notamment aux dernières pages de Mesure de la France où apparaît celui que tout désignait, Drieu l’affirme, sans doute un peu vite, pour être son jeune maître, Raymond Lefèvre128, qui périt dans des circonstances encore bien obscures, au retour d’un voyage en Russie. Aurait-il apporté une pensée et des sentiments à un parti de gauche, comme son biographe le laisse entendre ? Et ne peut-on pas, plus aisément, distinguer dans ce condisciple de Drieu aux Sciences politiques, dont la sainteté ne doit être suspectée, un anarchiste cultivé à la merci des plus médiocres ? L’aventure avait tenté Raymond Lefèvre ; « il s’était confessé par le corps », ajoute avec envie Drieu, bourgeois avant tout préoccupé des conditions d’un ordre élémentaire, je veux dire de son bureau, de sa table, de sa robe de chambre. Aussi je doute qu’il ait suivi Lefèvre si celui-ci avait vécu. L’essentiel c’est que Drieu se soit défini à propos de ce communiste. Il en profite pour montrer à quel point ses réactions à lui sont nationales, et peu discutables.
Si dans un Lefèvre, intellectuel aristocrate né, il y a des traits communs à Drieu, ce sont ceux-là qui nous intéressent. Sommes-nous en présence de deux « dilettantes refoulés », comme dit Freud ? Mais la volonté de Drieu, pour ne s’être pas encore exprimée d’une manière publique et brutale, s’enrichit lentement d’expériences dont Lefèvre ne voulait pas tenir compte. Le plus intelligent, le plus utile à son pays, n’est-ce pas Drieu la Rochelle, le plus courageux aussi puisqu’il n’a pas trahi la classe dont les abandons l’offensent et qu’il tente d’éclairer sur elle ?
Plainte contre inconnu est encore une enquête.
Voici quelques milieux de jeunes bourgeois d’après-guerre. Je crois qu’il ne faut voir dans ces nouvelles que des prétextes à narrer quelques histoires dont la sexualité fait tous les frais, et qu’on ne doit pas généraliser… La sexualité passionne aujourd’hui beaucoup de gens, et en particulier Drieu la Rochelle. Elle peut faire la matière du premier roman qu’il annonce, je n’en serais nullement surpris ; sans en diminuer l’intérêt pour un observateur des mœurs, je suis persuadé toutefois que Drieu se lassera d’un sujet qui le contraindrait à un pittoresque, à des peintures à la Morand, pour lesquels il n’est point fait. Enfin c’est la première fois qu’il y a du talent dans un de ses livres. Je préfère ses maladresses magnifiques, son allure gauche, sa grâce animale. Doit-il être un jour attiré par les problèmes de l’inconscient si en faveur aujourd’hui, je ne le pense pas non plus, car nul n’est plus loin que lui du surréalisme. Mais le rôle de l’écrivain, tout le porte à l’élargir dans le sens social ; de Barrès il tient cette volonté et le sentiment de la grandeur, du réalisme. Amer, hautain et triste, je le vois dans la caste prochaine qui donnera peut-être à l’Europe ses dernières lueurs. Il est un des plus riches héritiers d’une civilisation menacée. Cela crée de hautes obligations.
André Maurois
Au début du XIXe siècle, l’influence de la littérature anglaise fut très sensible en France : nous lui devons en grande partie, notre romantisme. Ce n’est plus dans le sens du romantisme qu’elle pourrait maintenant s’exercer. Au contraire. D’après M. Maurois, les meilleurs Anglais de ce temps-ci, un Strachey, un D. Garnett par exemple, ont repris la tradition de Swift et de Daniel Defoe : les humoristes anglo-saxons seraient-ils aujourd’hui des classiques ?
M. André Maurois n’est pas informé seulement des lettres anglaises, il l’est également de l’âme anglaise, et, parmi nos écrivains que la guerre a révélés, le seul, ou presque, qui fasse son profit de cette double connaissance. Et, romantique refoulé, favorable à l’éloquence des mots et des sentiments, s’il s’efforce de se montrer impassible, la plume à la main, c’est qu’il ne veut point non plus négliger d’accueillir les enseignements des nouveaux classiques de l’Angleterre. Son œuvre, déjà si brillante, si rapidement nouée, s’est attachée à peindre l’humour de nos alliés comme dans Les silences du colonel Bramble 129 et Les discours du docteur O’Grady 130, et la poésie ou plus précisément l’existence poétique d’un Anglais, dans Ariel ou la vie de Shelley 131. Et même quand il ne traite point des Anglais, au cours de son ouvrage, il est tellement hanté par eux qu’à la fin, ses personnages se réfugient dans leur île, tel Philippe Vinés dans Ni ange, ni bête 132 !
Le 4 août 1914, quand il rejoignait son dépôt de Rouen, André Maurois n’était pas un littérateur de profession. Il fabriquait du drap à Roubaix et à Elbeuf, comme il fait toujours ; un prix de philosophie au concours général lui avait, certes, un moment, donné de l’ambition littéraire : il avait même publié à ses frais, et pour lui seul, à Rouen, un petit volume de réflexions et de portraits que de tardifs scrupules lui avaient fait mettre au pilon, ce dont Maurois n’a pas encore de regrets. Le sergent-major qui l’accueillit, lui annonça mystérieusement : Mission spéciale. Il attendit.
Il n’attendit pas longtemps, il est vrai. Les Anglais débarquaient bientôt et André Maurois fut attaché à un de leurs régiments en qualité d’interprète. Alors il se souvint qu’il savait leur langue, mais non sans inquiétude, car s’il parlait l’anglais, il le parlait comme un Français.
« Soudain mêlés à la vie intime d’une nation étrangère, dit Maurois, nous étions semblables à ces hommes qu’un mariage de raison unit brusquement à une inconnue. La suite de l’histoire, ajoute-t-il, devait prouver que les mariages de raison peuvent parfois, avec le temps, devenir des mariages d’amour. »
À défaut d’un accent authentique, Maurois, il est vrai, possédait, sur leur littérature, autant de clartés qu’en avaient ceux dont il allait partager l’existence. Mais il avait alors de quoi se faire estimer d’eux : une jeunesse, de la gaîté innocente et un esprit sportif. Les silences du colonel Bramble est le livre qui marque les véritables débuts de Maurois dans les lettres. Il a obtenu un très grand succès, en contribuant à nous faire connaître nos alliés. Le colonel Bramble, quelle figure charmante et réjouissante ! Xénophon, pour lui, est le type parfait du gentleman britannique. Les Grecs et les Romains l’intéressent uniquement parce qu’ils lui paraissent des sportsmen. Quant au major Parker, qui prend ses repas au même mess que le colonel écossais et que l’interprète Aurelle-Maurois qui, à l’heure auguste du gramophone et sous les bombardements, écrit des « à la manière de » Toulet, ce sont les Perses qui ont toute sa tendresse parce qu’ils n’apprenaient que trois sciences : monter à cheval, tirer à l’arc et ne pas mentir. Tous les secrets de la conversation britannique nous sont révélés : c’est un jeu comme la boxe, le cricket, et naturellement aucune allusion à la vie privée n’est tolérée, comme les coups au-dessous de la ceinture qui vous disqualifient.
Ces Anglais sont bien émouvants à regarder vivre ; malheureux, ils mettent un masque d’humour ; ils méprisent l’exagération, et Dieu sait si la guerre leur donnait l’occasion de la redouter ! Ils ne veulent que paraître froids et patients. Les discours du docteur O’Grady nous font vivre la cinquième année de la guerre, toujours dans une unité anglaise, au mess des officiers. Ce qui doit sembler le plus drôle à un Français, ce sont les deux Églises d’Écosse et d’Angleterre qui se disputent en attendant le dîner tandis que l’Église romaine lit son bréviaire, plus sûre d’elle-même. La concurrence des deux Églises, et les surenchères évidemment commerciales auxquelles elles se livrent pour attirer les soldats, quoi de plus réjouissant ! L’Église d’Angleterre disposant d’une voiture de forains et vendant du chocolat « au repos », l’Église d’Écosse s’empresse de montrer les étoiles aux soldats avec un télescope. C’est une façon d’aller au ciel ! Comme l’une fait le trust des cigarettes, l’autre accapare les cigares. Si l’une montre la lanterne magique, ou fait des sermons avec projections, l’autre commande aussitôt un cinéma.
Les idées que se créent ces Anglais sur l’amour en France, leurs vues sur l’histoire, les révolutions, l’irrésistible comique d’un commandant de ravitaillement, l’arrivée du « chef » de Sa Majesté le roi d’Angleterre à Abbeville, l’interprète Aurelle ne nous laisse rien ignorer. Le gramophone jouant un grand rôle dans l’armée anglaise, Aurelle en profite pour donner au mess une audition du Prélude à l’après-midi d’un faune ; mais le fox-trott y reçoit un accueil beaucoup plus favorable. Et à l’armistice, c’est une véritable épidémie qui sévit, comme la danse de Saint-Guy, après la peste noire : et les officiers sérieusement, noblement enlacés, ont l’air de regretter une guerre que leur sentimentalité les contraignait de haïr et que leur faisait en même temps chérir leur esprit sportif. Mais il faut bien se séparer. On se quitte dans un tapage infernal et la larme à l’œil.
M. Maurois a rompu avec l’humour anglais dans Ni ange, ni bête. Mais nous sommes toujours devant ce même paysage de la Somme et, cette fois, c’est un peu lui qu’il raconte ; il commence dans son œuvre les dialogues qu’il reprendra plus tard, en dissertant sur l’autorité, la constitution, l’affranchissement du peuple. C’est un idéaliste de 48. Il nous conduit chez Lamartine, rue de l’Université, avant de nous mener vers Shelley. Il y a même des situations identiques dans Ni ange ni bête et dans Ariel ou la vie de Shelley : Philippe Vinés qui porte à son ami Lucien une tendresse intellectuelle très vive, voit sa confiance trahie pour les mêmes raisons que Shelley, dont Hogg désire la femme. Mais Philippe et Shelley oublient l’offense avec une facilité vraiment extraordinaire, et presque dans les mêmes termes.
Chez deux êtres pourtant tout envahis par l’amour, la passion des idées justifie une pareille attitude… Ayant fait parler Lamartine, Maurois fera parler Shelley, un autre « inadapté ». Mais ni l’un ni l’autre ne mettront en question la poésie. Lamartine est pris par le côté politique. Avec Ariel, c’est proprement dans une existence poétique que l’on nous introduit avec un tact infini. La gravité et, parmi les femmes, la sauvagerie charmante, l’idyllique anarchie de Shelley, quelle entreprise de les rendre !
M. Maurois, sans se compromettre en sacrifiant au goût du public, a écrit un livre aérien et passionnant. Et la figure de Byron magnifiquement le traverse. Les funérailles de Shelley, à la manière antique, sont peintes avec un souci d’objectivité qui en détermine la beauté. Nous avons bien vu, sinon sa poésie, le poète.
Voilà que, fatigué du génie, il s’en prend aujourd’hui à ceux qui en sont généralement privés. Il dialogue sur le chef militaire. Il transpose un peu l’expérience qu’il tient de l’industriel. Dans les Entretiens sur le commandement 133, vous n’avez aucune chance de trouver des idées hardies, mais des observations judicieuses sur l’autorité et le hasard, qu’un philosophe ancien poilu et qu’un officier de l’armée d’Afrique se renvoient, en prenant à la dialectique un plaisir que nous partageons volontiers. En Angleterre, une liaison s’est toujours établie entre les hommes de gouvernement et les écrivains, dont les conseils sont parfois sollicités. Si jamais la République s’aperçoit qu’il existe des esprits préoccupés de l’État, et non pas des bénéfices assez grossiers qu’ils seraient pourtant en droit d’attendre de lui, M. Maurois peut prétendre à la conseiller. La connaissance qu’il a de l’Angleterre et des Anglais est déjà un titre à l’attention. Il prépare une Vie de Disraeli 134. Il étudie les rapports de l’art avec la vie de l’artiste dans des nouvelles, inspirées de l’art de Mérimée, qu’il publiera bientôt. En politique aussi bien que dans le domaine des poètes, l’avidité, l’activité de M. André Maurois sont intenses. Cet industriel vit à Roubaix, à Elbeuf, à Neuilly, à Londres. Et même il parvient à vivre en nous.
Jean Giraudoux
Giraudoux ! Je ne peux écrire ce nom gracieux et réservé sans qu’il m’annonce aussitôt le retour des hirondelles, l’été même, juste le soir, enfin, le plus épris de la saison et qui ressemble le plus à l’enfance par la paresse et la rêverie. Le charmant sortilège, et pourquoi s’y dérober ! Spectacle plein de fantaisie ! Je n’attends pas de lui la révélation d’une vie profonde. Pas davantage, certes, je n’espère de Giraudoux qu’il mette de l’ordre dans les idées ou dans les sentiments, car il y a longtemps qu’il les a mêlés, brouillés, comme s’il jouait aux dominos, comme s’il avait voulu perdre une partie jugée d’avance sans intérêt. Au poker non plus, il n’aime point perdre ; il irait jusqu’à tricher… (il est vrai, ce n’était qu’au café de Flore). Mais l’enfance, c’est à quoi il faut toujours revenir pour prendre son plaisir le plus noble. Et Giraudoux n’en est-il pas le sourcier le plus subtil ? Son enfance et la nôtre se fondent chaque fois qu’il parle de lui, et qu’il laisse ses mille reflets s’étendre et baigner les pages de ses premiers livres.
Le jeune Giraudoux ?
Une fontaine du Bourbonnais ! À la fontaine de Cérilly, c’est là d’abord qu’il faut le joindre, puisqu’il nous assure que nos traces dans le monde sont les plus lourdes là où nos pas furent les plus légers… Il n’y a pas longtemps qu’il a quitté Bellac, où il est né, où son père était fonctionnaire, où Suzanne, son amie, face au printemps, espère de partir pour le tour du monde. De sa fenêtre, il vient de découvrir un jeune homme, son aîné, qui, devant l’échoppe d’un sabotier, commente tout bas sa misère. Lorsqu’il ira, tout à l’heure, à la fontaine chercher de l’eau, c’est Charles-Louis Philippe qu’il abordera, soudain timide, heureux pourtant du ciel et des nuages, et, soudain, de parler à un ami. Imaginons cette rencontre et ce qu’elle doit apporter à l’enfant le plus tendre et le plus intelligent de son pays. Et quand il sera interne à Châteauroux, Charles-Louis Philippe y fera justement paraître ses premières plaquettes, et c’est à l’auteur de l’Enclos 135, à peine broché, qu’il demandera des conseils pour ses lectures. « Au village, écrira-t-il plus tard, dans Simon le Pathétique 136, puis au lycée, je n’ai trouvé personne pour me protéger et m’instruire que des êtres parfaits. Jusqu’à ce que je fusse devenu moi-même un homme, l’occasion m’a été refusée de connaître un homme méchant, menteur ou envieux. » Mais Giraudoux est-il jamais devenu cet homme, a-t-il jamais connu le monde tel qu’il est, puisqu’il l’a refait à son image ?
C’est de 1904 qu’il faut dater les débuts littéraires de Jean Giraudoux. Il est étudiant à Paris, et comme il a donné son premier manuscrit à un de ses camarades, il a la surprise de le voir paraître dans Marseille Étudiant. Mais le Premier rêve signé 137 peut-il vraiment passer pour son premier, ou son dernier ouvrage ? Sa vision de l’univers, ses méthodes si personnelles d’observer et de sentir, son extrême pudeur, le goût sentimental qu’il porte aux gens, aux choses, à la nature, son humour, cette manière de voir ce qui jamais n’arrive, ses petites phrases rapides, l’amour du vocatif et des souvenirs classiques, tout Giraudoux est déjà dans cet essai qui met en scène le plus amoureux et le plus subtil des soldats français, une sous-préfète assez vaine et quelques cardinaux ! Il passera trois ans sans rien écrire. Du moins en français. Normalien, et n’ayant que trois jours, à Janson, fait fonction de professeur, ayant délaissé la rue d’Ulm et « les soixante bustes des grands hommes qui surent le mieux observer, Lavoisier, Cuvier ou Chevreul… », le voici pourvu d’une bourse de voyage ; on le retrouve à Munich, « ville avec des tramways bleus, des lions bouclés sur chaque borne et dont un large torrent, couleur d’absinthe, longe les musées »,à Berlin, à Heidelberg où, délaissant un mémoire sur les odes pindariques, il s’essaie à des descriptions sentimentales où pour la première et la dernière fois, il emploiera des expressions réalistes. Ce serait assez piquant de les traduire ! En 1907, professeur à Harvard, il enseigne notre XVIIIe siècle à des étudiants à qui, dix ans plus tard, il apprendra une histoire, une géographie plus récentes et comment il faut, en France, construire les tranchées, se battre, mourir pour l’Europe, pour eux-mêmes.
Mais en décembre 1906, l’Ermitage allait reparaître, allait, le même jour, succomber. Giraudoux en profite pour y jeter tout ce qu’il a vu De sa fenêtre 138 àBellac, à Cérilly. Il signe J. Emmanuel Manière pour ne pas être recherché par sa famille. Et la nouvelle de l’Ermitage, on pourra la relire, en 1909, dans les Provinciales 139, où figure également la Pharmacienne, publiée sous le même pseudonyme, dans la Revue du Temps présent (oct. 1907). On a parlé de Jules Renard à propos de ces Provinciales ; est-ce à cause du sujet traité, ou plus exactement du décor rural ? Mais Giraudoux ne décrit pas, proprement, un paysage, il s’y mêle, il y adapte ses mystères, tous les sourires de la mélancolie, alors que Renard abonde en traits précis et n’apparaît guère dans ses Histoires naturelles. L’École des indifférents 140 est alors la seule à laquelle il se consacre : il a quitté l’Université, sans espoir de retour. À cette époque, il faut placer le passage de Giraudoux dans les affaires. Il avait, en effet, rencontré, avec Franz Toussaint, un Chilien qui, ayant eu, en 1851, le prix Jeanne d’Arc pour une pièce de vers, se trouvait avoir également à soixante-quinze ans la confiance de son gouvernement : il lançait à Paris les affaires du Chili. Giraudoux devint son collaborateur et n’y perdit que cinquante francs de timbres. Il se rattrape sur une compagnie de chemins de fer du Mexique, qui le nomme directeur d’une « ligne de Guadalajara à Tampico ». Le plus jeune directeur des chemins de fer du monde ! Ce titre ne l’empêcha point de travailler ; il n’eut pas tort : L’École des indifférents parut avant l’indicateur, avant la ligne, qui me semble encore empruntée à quelque sonnet de Hérédia. Jacques l’Égoïste, Don Manuel le Paresseux, le faible Bernard, autant de reflets de Giraudoux. Succession d’images sentimentales, d’analogies inattendues que tisse entre elles une logique secrète. « De grandes ressemblances balafrent le monde et le marquent… Elles assortissent ce qui est petit et ce qui est immense… D’elles seules peut naître toute nostalgie, tout esprit, toute émotion », dit l’auteur, révélant ainsi la partie la plus originale de son art poétique qui mêle les choses, les gens, la nature dans une atmosphère de sympathie et de délicatesse. Un humoriste anglo-saxon s’y allie avec un romantique allemand qui, selon Novalis, « conçoit des récits sans autre lien que celui de l’association des idées comme dans les rêves ». Encore faut-il préciser que dans les rêves Giraudoux ne s’engage pas longtemps.
« Nous ne sommes pas de l’avis de ceux qui prétendent ne rien voir à la guerre, nous voyons tout », devra-t-il dire bientôt. Le premier des écrivains combattants décoré de la Légion d’honneur, je crois, il est le premier et le plus minutieux observateur de la guerre. Retour d’Alsace, en 1916141, Lectures pour une ombre 142, en 1918, Adorable Clio, en 1920143, en témoignent.
Dans le Retour d’Alsace, nous suivons le régiment de Roanne qui a déjà battu, à Roanne même, en 1814, les Autrichiens, marchant, cent ans après, à leur rencontre ; c’est tout le spectacle du début des hostilités, avec les autobus de la route des Alpes, de Chamonix, de la Grande-Chartreuse qui se croisent, les longues marches dans le brouillard, la traversée des villages au pas gymnastique, les incendies des meules dans la nuit. Le Retour d’Alsace figure dans les Lectures pour une ombre, oùles « Cinq soirs et les Cinq réveils de la Marne144 » sont le tableau incomparable des moments les plus tragiques qui nous aient occupés. On ne sait ce qu’on y doit admirer le plus, dans ces Lectures pour une ombre, de la perfection de l’écrivain ou de la noblesse de l’officier. Ce livre aurait dû avoir le prix Goncourt. C’est l’exemple magnifique de l’intelligence et de la poésie, et du courage tranquille d’un Français.
Il a un faible pour les dessins. Je n’entends pas seulement pour ceux du dix-septième ou du dix-huitième ; longtemps, à leur poursuite il a consacré ses flâneries. Il ne le peut guère, maintenant qu’il est un fonctionnaire couvert de responsabilités et nullement prêt à les décliner. Giraudoux assume au Quai d’Orsay la direction du bureau d’Information et de Presse. Sa nomination a coïncidé avec l’arrivée aux Affaires de M. Herriot, qui aime les Lettres et ne considère pas que le métier d’écrivain est inconciliable avec les emplois les plus délicats de l’Administration diplomatique. Si le temps lui en est laissé, espérons qu’il prendra le même soin, qu’à utiliser l’intelligence et le talent, à décorer son ministère ; croyez bien qu’ici, je ne fais allusion qu’à ceux des bureaux et des appartements où sont appelés à vivre, à parler en beauté, les grands de la terre, les ministres, les diplomates ou les souverains en voyage. Le décor de la salle de bains du roi, par exemple, est tout à fait comique, avec sa table, ses gravures, son tapis, avec sa baignoire, destinée sans doute à un Prince de Galles qui n’aurait jamais voulu grandir, qui n’aurait jamais voulu être roi. Quant au cabinet du président du Conseil, le canapé vert et les fauteuils qui s’y trouvent feraient beaucoup mieux à la Comédie Française : j’y vois mieux Mlle Sorel, à moins que M. Herriot ne préfère lui-même jouer du Molière, ce qui me semble une occupation moins périlleuse… Enfin, je voudrais bien connaître le nom de ce sculpteur qui logea dans une niche, entre deux tapisseries, une Marianne de bois, miteuse et ennuyée. Comme si, d’abord, la République avait jamais été de bois ! Plaisanterie facile ! Hélas ! on dut la faire avant moi, dans ce lieu pourtant auguste, où la Paix, où la Guerre s’énervent, s’inquiètent et depuis si longtemps se poursuivent autour d’une table dorée, sans jamais s’atteindre, sans que l’une ou l’autre périsse. Toujours est-il que Jean Giraudoux communique à la presse et, au même instant, à la France, au monde, ce que l’on doit savoir des décisions du gouvernement et des multiples objets qui, chaque jour, l’accaparent. Aux représentants des journaux, déjà les mieux informés comme l’affirment leurs manchettes, il fait une conférence quotidienne dans une salle que l’on croirait préparée pour un conseil d’administration : tapis vert, impeccables sous-main, cendriers, classeurs pleins de feuilles à en-tête de la Société, tout y indique que la France distribuera des dividendes, paiera les dettes interalliées sur sa réserve légale, et garantira aux porteurs de fonds russes les arrangements les plus favorables à leurs portefeuilles élimés.
Giraudoux doit aussi assurer la rédaction des télégrammes ou des radios d’information, l’analyse de la presse française, la publication du Bulletin de presse étrangère.
Il ne dit pas qu’il rédige les démentis officiels ; au reste, il y en a peu, mais nul n’est plus subtil pour y passer maître. Mais il est temps de rappeler que Giraudoux, également, dessine : sans lever la plume, enfin comme il écrit ses livres. Sur la page de garde d’Adorable Clio, où sont mentionnés les ouvrages qu’il fit paraître jusqu’en 1920, il a illustré, pour moi, chacun de ses titres qui, reconnaissons-le, en passant, sont tous choisis avec un rare bonheur : sur la ligne des Provinciales, deux enfants, un petit chien, un oiseau minuscule me mènent à Bellac, à Cérilly, à Pellevoisin ; devant l’École des Indifférents, deux petits personnages se tiennent par la main, et le héros du livre, est-ce le Paresseux, le Faible, l’Égoïste ? s’appuie sur une canne nonchalante. Mais au-dessous de Simon le Pathétique (1918) un couple se montre plein d’exaltation. Simon, je le vois, je l’entends, crie sa passion comme l’un des Mounet ! Ne vous fiez donc pas à cette illustration extravagante : ouvrez le livre et vous vivrez dans le monde le plus tendre et le plus silencieux, où la colère, où l’envie, où la méchanceté, où les passions violentes sont mortes sur le seuil. Le pathétique de Simon, comme il touche votre âme, et ce qui reste en vous des sentiments les plus doux et des souvenirs de votre plus fraîche enfance ! Tout est généreux dans ce Simon son travail, ses amours.
L’École du sublime, pour Giraudoux, c’est d’abord le collège, c’est tout de suite la rhétorique. Simon, c’est « la conscience » dans une classe, c’est « la tendresse » dans une amitié, dans un amour. Au lycée de Châteauroux, il doit décider tout ce que tranche une conscience : « S’il fallait reculer la composition, ouvrir une fenêtre, si Tibulle vraiment l’emporte sur Properce. » Une vie large, une âme sans bornes… Simon les doit, affirme-t-il aussitôt, à ses fragiles professeurs : « Je leur devais, en voyant un bossu, de penser à Thersite, une vieille ridée à Hécube ; je connaissais trop de héros pour qu’il y eût pour moi autre chose que des beautés ou des laideurs héroïques. Je leur devais de croire à l’inspiration ; à ces sentiments qu’on éprouve, au centre d’un bois sacré, d’une nuit en Écosse, d’une assemblée de rois, à l’effusion, à l’horreur, à l’enthousiasme. » Il leur doit « tous les vers, toutes les ripostes sublimes ». « Douce chose que le sublime pour un enfant qui lit, ses devoirs terminés dans l’étude mal éclairée, grondant l’orage. » Cela me rappelle l’aventure de l’interne Barrès à la Malgrange : comme celui-ci lisait une notice sur Augustin Thierry et qu’il venait d’apprendre comment ce dernier avait, à quinze ans, découvert sa vocation d’historien en ouvrant le beau chant des martyrs : « Pharamond, Pharamond, nous avons combattu avec la hache… », le jeune Barrès ne put réprimer son exaltation. Cela lui valut d’être précipité d’un coup de pied dans la boîte à houille par un surveillant que des Chinoisdevaient plus tard empaler. Mais il est d’évidence que Jean Giraudoux put s’exalter à son aise et qu’il n’eut pas à vivre ses années d’adolescence Sous l’œil des Barbares. C’est en toute sécurité qu’il notait tous les soirs sur un carnet « tous ces distiques qui reluisent soudain dans la tirade comme un double échelon d’argent ; ces phrases qu’une forme de fer maintient tendues depuis des siècles au-dessous d’un langage desséché ; tous ces mots dédaigneux de vaincus à vainqueurs, de martyrs à leurs épouses, qui nous donnent soudain des os en ivoire, des ongles coiffés d’or, des yeux piqués de rubis ; tous ces débats de vers que l’indignation, la mort, le désespoir du héros interrompent et dont l’on ne peut secouer, comme d’un marbre, un raccord de plâtre, le second hexamètre. »
Quand tout lui est connu du passé, des grands hommes, Simon part pour Paris. Ses professeurs avaient convenu qu’il devînt lui aussi professeur. Nous avons vu plus haut comment il échappa à cette suggestion. Il voyagea et Simon le Pathétique nous emmène dans une Allemagne à laquelle il ne reproche alors qu’Arminius et non Sedan ou la violation de la Belgique, et qu’il définira mieux encore dans Siegfriedet leLimousin 145. Il va aimer. Et des jeunes filles qui, seules, l’attirent. Je vous renvoie à la promenade que je vous souhaite de faire non seulement avec Gabrielle, mais avec Hélène, avec l’amitié. Simon découvre en même temps qu’il est sensuel, mais qu’il est surtout délicat. Et voici une délicieuse interprétation de cette sensualité : « Sensuel ? L’était qui avait ses cinq sens ou qui au moins en avait un. Sensuel ce sourd-muet qui se parfume. Le sourd-aveugle qui voit. Être sensuel, c’était pour les savants, jouer avec leur corps, pour les athlètes avec leur âme. C’était être un peu égoïste, se regarder avec amitié dans sa glace, feindre de ne pas s’y reconnaître, embrasser cet inconnu. C’était tourner la tête pour tourner ses yeux ; c’était dans son lit quand il fait trop chaud à droite, s’étendre brusquement sur l’autre bord, et sans avertir prendre sa gauche de la nuit. Le soir en rentrant, par un bon dîner attendri, c’était jeter au concierge son prénom au lieu de son nom. »
À Gabrielle, à Hélène, ajoutons Anne, Geneviève. Ce sont les quatre démons du cœur de Simon avec lesquels il joue aux quatre coins. C’est dire qu’il perd sa place. Il s’en console en traçant de ces jeunes filles imaginaires des portraits si charmants qu’il nous les donne pour fiancées.
Le pathétique continue à triompher dans Amica America 146, qu’illustra Maxime Dethomas en 1918, et qui est l’exquise relation d’une mission en Amérique. L’année suivante paraît Elpénor 147. Homère a prétendu que ce matelot ne s’était jamais distingué « ni par sa valeur, ni par sa prudence ». Il n’avait pas pensé à Giraudoux qui, lui, le distingua et fit avec Elpénor une élégante plaquette ; on ne saura jamais si c’est une satire de la Belle Hélène ; leton de la bouffonnerie alterne avec le ton de la classe la plus sévère de Normale ; néanmoins, ce n’est amusant que pour qui veut s’efforcer de le croire.
Adorable Clio que Giraudoux publia en 1920 est dans la même ligne que ces Lectures pour une ombre dont je parlais au début de mon esquisse ; ce livre justifie la remarque de M. de Fontanes citée par Sainte-Beuve : « Les guerriers instruits sont humains. » Le lieutenant Giraudoux trouve dans la guerre des exaltations délicates, et profite des loisirs émouvants, de ces extraordinaires rencontres que les événements favorisaient, pour tirer des deux ou trois sujets qui le tiennent, mais qu’il ne cessera jamais d’enrichir, une matière toujours propre à nous charmer. C’est d’abord la Nuit à Châteauroux. Châteauroux où il est envoyé, non plus comme interne, mais officier, et malade. Il retrouve à l’hôpital son camarade de la pension de Munich. De chambre à chambre, de lit à lit, les voilà qui correspondent. Et tous les jeunes giraudulciens savent leurs lettres par cœur, comme ils gardent toujours fraîche, toujours étonnée, toujours émue, l’impression qu’ils ont reçue de l’Entrée à Saverne, du Repos au Lac Asquam, de Mort de Segaux,Mort de Drigeard, qui avec les Dardanelles, la Journée Portugaise, l’Adieu à la guerre composent Adorable Clio.
Nous avions déjà vu que Jean Giraudoux aimait les îles quand il y jeta, avec Elpénor, Ulysse et le Cyclope. Il enverra dans le Pacifique la ravissante jeune fille qu’il a connue à Bellac, comme je vous l’ai dit. Suzanne et le Pacifique 148, est-ce un roman, est-ce une succession de poèmes en prose, est-ce encore quelque sonate ? C’est à nos enfants qu’il importe de faire la discrimination ! Car Suzanne et le Pacifique sera vraisemblablement leur Robinson Crusoé.
Suzanne ayant gagné le voyage autour du monde offert par le Sydney Daily, àla première de son concours de la meilleure maxime sur l’ennui, après avoir répondu « si un homme s’ennuie, excitez-le, si une femme s’ennuie, retenez-la », ce qui est assez surprenant pour une jeune fille des départements, Suzanne entreprend le voyage. Elle commence par Paris qu’elle découvre en un mois, puis prend le bateau à Saint-Nazaire. Cela va tenir bientôt du Châtelet : naufrage en plein Pacifique et le livre commence. Suzanne ne périra point, allons donc la voir : elle est polynésienne, et charme les oiseaux, les saisons, les flots, la nature entière. Elle finit, rassurez-vous, par retrouver la France et Bellac : elle est sauvée par les Anglais. Mais son aventure ne fut pas du goût de tout le monde, et quand la Revue de Paris, la première, la raconta149, le comte d’Haussonville, dit-on, se désabonna et mourut.
L’on sait que Giraudoux obtint en 1922 le prix Balzac pour Siegfried et le Limousin. Il est possible que cette distinction en portant l’attention du public sur un seul livre de Giraudoux et celui-là même qui, de prime abord, paraît le plus difficile et disons le mot, le moins séduisant ait privé Giraudoux des lecteurs éventuels qui auraient pu faire leur plaisir des Lectures pour une Ombre, de Simon le Pathétique, d’Adorable Clio, par exemple. C’est un tort sans doute que les années répareront. Siegfried etle Limousin est « une sorte de pamphlet composé pour attirer l’attention d’un certain publie français sur la nécessité de reprendre contact avec l’Allemagne littéraire ». Nous sommes toujours avec ce livre dans le domaine de la fantaisie. Mais ici, moins que jamais, elle est irréelle : le côté diabolique des grandes villes allemandes, les exagérations sentimentales, sexuelles, mystiques, hoffmannesques de leurs élites, sont observés avec une lucidité et un sens aigu du romantisme allemand. L’histoire de Forestier, le principal personnage de l’ouvrage, est propre à dérouter, mais elle n’est peut-être encore là qu’un prétexte pour l’auteur à placer les observations les plus judicieuses qu’on ait faites sur l’après-guerre français et allemand. Sa clairvoyance n’épargne pas non plus es Français. Jean Giraudoux est un diplomate de l’école nouvelle. Cela n’est point sans nous donner confiance pour l’avenir.
L’année dernière, Juliette parmi les hommes 150 ne fut pas lu avec bien grand enthousiasme. C’est en effet un livre, moins sévère de ton que Siegfried, maisd’une ligne aussi moins cohérente. La poésie ne s’y dévoile pas aussi vite qu’une certaine pédanterie désagréable dont l’origine est dans Anatole France. De l’École Normale, de Toulet et de France, Giraudoux a pris certains tics : certainement c’est par France que Juliette, qui veut explorer Paris, est présentée aux savants, aux fonctionnaires les plus passionnés de statistique, et menée chez les archéologues. Heureusement elle parvient aussi jusqu’à Giraudoux qui lui lit sa Prière sur la Tour Eiffel 151, laquelle ne ressemble guère, comme l’a fait remarquer M. Paul Souday, à la Prière sur l’Acropole. Évidemment. Elle n’en est pas moins d’un professeur. Si Giraudoux n’enseigne que sur la Tour Eiffel, est-ce pour ne pas voir ses élèves ? Mais il en a.
Les quelques modifications que l’on me doit ici, fait-il dire à sa Juliette, sont celles que j’aurais apportées au jardin d’Ève : « une certaine manière neuve d’approcher les enfants et les petits animaux et de parler d’eux en leur présence… »
Tout ce qui est, par rapport aux hommes, éphémère, Jean Giraudoux nous l’a déjà dénoncé. Grâce à lui, nous pouvons vivre, il suffit de le lire avec minutie, avec paresse, avec enivrement, comme le premier homme aurait dû vivre pour nous rendre léger, heureux et sans prudence.
Et il est, lui-même, si tendre, si charmant. Vous vous rappelez comme il est gracieux et timide quand il reçoit ses amis, dans Simon le Pathétique et lorsque Gontran oublie sur la cheminée de Simon son gant, son unique gant sans bouton : « Il aurait oublié sa main que je n’eusse point été ému davantage. » Mais hier, comme je sortais de chez lui, je m’aperçus que j’avais, par mégarde, emporté un gant qui ne m’appartenait pas. Je remontais précipitamment. Giraudoux ouvrit lui-même et fut étonné de ma fièvre. J’aurais emporté sa main que je n’eusse pas été ému davantage, pensai-je. Déjà, j’étais dans la rue. Le Pré-aux-Clercs. On ne s’ybat plus. Quartier paisible. Peu s’en fallait que j’entendisse sonner le salut à Saint-Germain-des-Prés. Rue du Pré-aux-Clercs ! C’est aussi la rue de M. Doumic152. Jean Giraudoux a toujours aimé la province.
Romain Rolland
Ce n’est un secret pour personne : Romain Rolland habite la Suisse. En même temps que sa liberté, il y défend d’autres libertés menacées plus encore que la sienne. En cela, ne fait-il pas que suivre l’exemple d’illustres prédécesseurs qui contribuèrent à donner une vogue littéraire aux bords du lac Leman ? Les noms de Rousseau, de Voltaire, viennent aussitôt sous ma plume ; je ferai allusion à Byron également, bien que la figure de ce romantique évoque une atmosphère toute chargée de violence et de passion dans laquelle un professeur de culture morale comme M. Romain Rolland se doit de se sentir dépaysé.
Byron ! C’est à Montreux qu’il écrivit son Prisonnier de Chillon. Ce n’est pas là le seul point du lac où il séjourna. Non loin de Collogny, où vit un romancier suisse, Jacques Chenevière, et dans la banlieue de Genève, peut-on dire, Byron écrivit quelques chants et fit l’amour. Mais le, château de Chillon toujours couronné de mouettes, est à égale distance de Montreux et de la retraite de Romain Rolland. Le prieur, qui, pour avoir défendu l’indépendance des Genevois, y fut enfermé, s’appelait Bonivard. Enfant, j’avais remarqué ce nom sur la poupe d’un bateau qui faisait chaque jour le trajet d’Évian à Genève ; l’ayant noté sur un carnet, j’avais prémédité de le donner comme surnom, à la fin de mes vacances, à la rentrée, au professeur qui me paraîtrait le plus ridicule. Aujourd’hui, je profile de mon passage devant Chillon pour faire mes excuses à ce prieur, noyé par le duc de Savoie et précipité par un lord dans un poème magnifique.
Villeneuve est l’endroit le plus propre et le plus silencieux du monde. Un tramway bleu m’y déposa devant une poste astiquée à l’allemande, à deux pas d’une gare déserte, ouverte à tous les vents ; une île minuscule où il n’y a de place que pour deux sapins, un cyprès, un demi-buisson, avait l’air d’avoir été oubliée à cent mètres du port ; mais peut-être l’y ramène-t-on à la nuit. De la terrasse de Caux, qui est accrochée à des montagnes aujourd’hui couvertes de neige, plantées de sapins gris, de cannes de ski, d’Anglaises, de chandails verts ou oranges, cette île m’avait semblé un de ces esquifs de verre filé qu’à la foire de Neuilly l’on vous construit en quelques secondes. J’allais encore retrouver Byron. La villa Olga, où demeure Romain Rolland, se trouve, en effet, dans les jardins d’un hôtel qui porte ce nom. Mais ce qui frappa l’imagination de Rolland quand il vint pour la première fois à Villeneuve, ce fut moins Byron qu’on le pense. Comme, à cinq ans, il y débarquait de sa Bourgogne nivernaise, Villeneuve était pavoisée ; un arc de triomphe y décidait même de l’exaltation des promeneurs : Victor Hugo était descendu à l’Hôtel Byron. (Cela n’est point de la critique littéraire).
Voilà donc un certain nombre d’années que Romain Rolland vient sur les bords de ce lac et ce n’est pas la guerre qui l’y amena comme beaucoup veulent encore le croire. Quand je poussai la grille de la villa Olga, je fus quelque peu stupéfait d’apercevoir un « court » de tennis parallèle à la façade de la maison que Romain Rolland m’avait pourtant indiquée comme étant la sienne. Et lorsque je lui fis part de ma surprise, il me répondit qu’il avait naturellement spécifié dans son bail que jamais il ne laisserait qui que ce fût jouer à un sport qu’il réprouve et bien propre à troubler sa solitude…
Romain Rolland est grand, très pâle. Plus encore que ses yeux bleus, ce qui surprend en lui ce sont d’admirables mains de pianiste. Quand on l’a bien lu, cela étonne moins, il est vrai. Que fait-il ? Comment vit-il à Villeneuve ? Voilà qui ne nous appartient pas. Romain Rolland continue son Âme enchantée153 qui est comme un autre Jean-Christophe. Il vient d’écrire encore sur La Révolution française un drame. Pour lui, semble-t-il, la Révolution n’a rien perdu de son actualité. Il correspond avec Gandhi, avec Gorki ; à travers le monde, il cherche des hommes à sanctifier, des martyrs, des héros à donner en exemple. Que lui dire ? Aimable et pourtant glacé, il parle de l’Inde, du Japon, de l’Amérique ; mais ce n’est pas en voyageur ; ce n’est jamais comme un témoin. Toute mon adolescence est liée à cet homme, et je ne peux le lui avouer. Jean-Christophe jugeait la France avec plus de lucidité que son propre pays. Ce qui sépare Romain Rolland de notre génération, c’est que nous voulons nous juger nous-mêmes ; et le travail pour l’établissement de la paix, ne nous paraît pas du seul domaine littéraire. Mais qu’il est loin malgré tout d’être étranger à nos préoccupations morales ! Sans doute est-ce à lui que nous devons, non pas un goût de la vie intérieure, car nous l’avons saisi chez d’autres, mais une sorte d’honnêteté, de sévérité dans l’investigation que nous faisons de nous. Ce qu’il faut sauver de la civilisation occidentale, c’est l’esprit critique. Romain Rolland s’en rend bien compte aujourd’hui. Et qu’on le veuille ou non, il représente actuellement la France à l’étranger, avec Anatole France. Nous ne devons pas le négliger, mais essayer de nous rapprocher de lui, de lui faire connaître nos volontés, pour le rajeunir et permettre à l’ordre de paix qu’il donne constamment au monde de ne pas séparer l’intellectuel du réel. L’intellectuel, dit Marie Lenéru154, n’est qu’une plus grande application au réel, nous ne devons jamais l’oublier.
Romain Rolland est un homme d’une grande noblesse. Mais une excessive rigidité morale le prive de la souplesse indispensable qu’il faut pour ne pas froisser le sentiment français. L’amour de chair, voilà ce qui lui manqua jusqu’ici : la France tolère tous les examens, est prête à écouter les réquisitoires les plus durs pourvu que le ministère public possède la chaleur et la raison qui rappellent ses origines. Que devons-nous espérer de Romain Rolland ? Mais en le quittant, je formais le vœu qu’il ne soit pas ainsi laissé à l’abandon par tant de jeunes Français.
Le rêve de paix, c’est Romain Rolland qui l’a fait ; le programme de paix, c’est à nous de l’élaborer ; et de la manière la moins lyrique. Notre dessein est le même, mais nos moyens diffèrent : nous n’utilisons pas nos cœurs. Toutefois, marquons à Romain Rolland plus de déférence : c’est peut-être grâce à ses erreurs que nous voyons plus nettement les objets qui nous occupent. Il est loyal de lui montrer nos différences.
Quand je remontai à Caux dans la nuit, à force de fouler la neige, une fatigue m’envahit qui me rappela d’anciennes fatigues. Quelle impression d’accablement ce soir de 1917 où il me fallut prendre le parti de retourner au front avant d’être arrivé au terme de ma permission ! C’était après une discussion avec mon père dont Au-dessus de la mêlée était la cause. Aujourd’hui, je comprends avec netteté que, mon père et moi, nous avions raison l’un et l’autre. Romain Rolland défendait l’indépendance, l’esprit critique. Avec courage. Avec quelles maladresses aussi et qui pouvaient irriter ! Aujourd’hui que tout est toujours menacé, un poète du cœur ne suffit pas à désarmer les agresseurs. Mais mieux vaut l’avoir avec soi.
C.-F. Ramuz
Quelques heures à peine s’étaient écoulées depuis ma visite à Romain Rolland quand je pris le train pour aller voir Ramuz à Lausanne. L’un et l’autre de ces écrivains en imposent par la noblesse du caractère et leur solitude. Voilà bien leur seule ressemblance, car après tout, s’ils écrivent mal tous les deux au sens étroit où on l’entend généralement c’est pour des raisons opposées : le style de Ramuz, s’il est gauche, raboteux, se rattache volontairement à la tradition orale d’un canton155, il est son expression directe ; mais vous y chercheriez vainement les alexandrins, les clichés, les tournures pesantes, et qui n’ont point l’excuse de passer pour paysannes, de la prose de l’auteur de Jean-Christophe, ouvrage néanmoins remarquable, et qui tient son style de deux pays à la fois. Dans sa retraite de Villeneuve, enfin, Romain Rolland, citoyen de l’Europe, et plus récemment de l’Asie, construit sur les sentiments ; Ramuz, c’est sur l’homme entier du petit peuple vaudois qui possède un climat particulier, des métiers, des habitudes, qu’il bâtit. Base étroite, mais qui ne chancelle guère.
L’été dernier, je l’avais juste entrevu à Paris ; mais tout en faisant le vœu qu’il nous revint, comme les conditions économiques tentent de plus en plus de l’y contraindre du reste, je le préfère dans le cadre qui lui est naturel. Écrivain français, maintenant édité à Paris, tirant de ses livres ses revenus, il voit ces derniers diminuer au moment même où le public accueille en France avec le plus d’empressement son Passage du poète 156, sa Guérison des maladies 157. Le change réduit les bénéfices de cet écrivain au fur et à mesure qu’ils augmentent le crédit de son compte chez l’éditeur ; c’est une contradiction pénible. Et pourtant Ramuz hésite à venir à Paris ; fataliste, il se soumettra au courant d’événements le plus fort. En vérité, retrouvera-t-il, fût-ce à Montparnasse où il habita déjà il y a une vingtaine d’années, le calme de la villa où il loge avec sa petite famille, à dix minutes du centre de Lausanne158 ?
C’était presque la nuit quand je sonnai à la porte de « L’Acacia ». Je ne pataugeai pas longtemps dans la neige et je n’eus pas le temps de me demander si son jardin donnait sur le lac dont aucun de ses livres, ou presque, ne laisse ignorer les reflets ni les ombres qu’y font les saisons et les montagnes, car aussitôt Ramuz vint m’ouvrir. Son visage est si net et taillé avec une telle autorité, la mèche noire des cheveux se détache du front d’un trait si dur qu’il me fit penser à quelque gravure sur bois, sévèrement travaillée ; une moustache aussi précise et sans frivolité, de la même encre que les sourcils abondants, dénonce une fermeté, une fierté que les moindres gestes confirment. Un paysan, un aristocrate, tour à tour, s’emparent de Ramuz ; sans jamais se nuire, ni détruire leurs élans ; bien au contraire, ils s’équilibrent en lui et sa voix qui appuie à la façon des Vaudois, sur l’avant-dernière syllabe, et qui met la musique qu’il faut et la ponctuation à chacune de ses phrases, ordonne discrètement à ceux qui l’entendent de se faire simples et naturels.
Avant d’arriver à Lausanne, et venant de Montreux, j’étais passé à Cully. Un paysage de neige ! J’avais l’impression de glisser sur les rails, avec le regret des bobs rapides qui sur la piste de Caux me donnait de la vitesse le plaisir le plus enivrant ; pour être heureux de sa vitesse, en avion, il faut presque raser le sol ; à deux cents mètres, on ne sait déjà plus que l’on file vite. Mais en bob !… La campagne avait l’air d’être étouffée par la neige, elle ne chantait plus, ne disait plus rien. De temps en temps, de la portière, j’apercevais quelques petites filles immobiles sous des parapluies, champignons funèbres poussant aux bords des eaux bleues et grises. J’aurais voulu leur acheter un parapluie rouge, un parapluie vert. Il n’était plus temps. C’était Cully, le berceau de la famille Ramuz ; c’est à quelques kilomètres de là, à Treylorrens, que Ramuz passa quelques mois de la guerre, dans une vieille maison de vignerons, aux murs épais et dont le pressoir, dans une cave énorme, était le plus bel ornement. Il y écrivit notamment le Grand Printemps 159. La mère de Ramuz est une Davel, et précisément c’est à Cully que le major Davel réunit ses milices quand il résolut de délivrer les Vaudois de l’oppression de Berne. À leur tête, il marcha sur Lausanne persuadé que sa seule présence suffirait à convaincre les magistrats de la ville de se libérer d’un joug politique insupportable. Mais ils condamnèrent à mort le major Davel qui monta à l’échafaud comme un grand visionnaire.
La libération ne devait se faire que cent ans après la mort de cette espèce de saint protestant, de ce lucide patriote dont la mémoire fut honorée l’an dernier au cours d’une fête populaire par son descendant lui-même. C’est que Ramuz tient à ses origines et qu’il est toujours prêt à combattre pour sa patrie qui n’est pas souvent de cœur avec les confédérés suisses et qui n’est par eux que trop jalousée.
L’isolement de Ramuz est encore accentué de ce fait. La force de Lausanne est d’être un grand marché ; sa politique cantonale est toute paysanne. Ce canton peut se suffire à lui-même, on l’a vu pendant la guerre où les difficultés de ravitaillement accablèrent les cantons voisins ; un rivage méditerranéen, des pêcheurs, des montagnes où abondent les pâturages, des chutes d’eau, des vignes et des bois, sur un petit espace, c’est le pays le mieux équilibré.
On concevra qu’un Ramuz soit assez fier de ces richesses et des paysans qui les mettent en oeuvre. Tous ses livres sont d’un régionaliste exaspéré, et qui ne veut se laisser amoindrir par aucune influence citadine, mondaine, proprement littéraire.
Ses réactions contre l’académisme en littérature datent de ses débuts à Paris, quand il fréquentait vers 1900 le salon d’Édouard Rod, romancier suisse que la Revue des Deux Mondes accaparait alors, et qui traitait pour un certain public des sujets inoffensifs, sans jamais se permettre de l’éclat ou de la fantaisie, dût sa conscience littéraire en souffrir. Rod était à Paris accueillant à tout ce qui était suisse, et débutant des lettres ; nul plus que Ramuz ne rend hommage aux qualités de son cœur. Mais le tempérament de notre jeune Vaudois ne supporta pas longtemps d’être ainsi maîtrisé ; il répugnait aux habiletés, et les complaisances pour l’opinion, voilà qui lui était bien égal. Il ne voulait pas renoncer à tout ce qu’il avait hérité de son peuple. Un jour il s’enferma dans une chambre de la rue Boissonnade et n’en sortit qu’après avoir écrit son premier livre composé en vers blancs. Il s’appelait le Petit Village, nouait des chansons et des danses rustiques, et fut édité à Genève160. On peut dire qu’il avait trouvé là le titre d’ensemble de son œuvre future qui devait être si pleine, si variée, et que la poésie, le mysticisme, traversent si spontanément sans que jamais le bon sens de la race vaudoise en soit ébranlé. Ramuz a horreur d’une construction de l’esprit qui ne repose pas sur la réalité des choses. Les choses ! c’est le leitmotiv de ses ouvrages ! Et comme il maudit l’école primaire telle qu’elle a été comprise, ou plutôt incomprise, qui détruit chez le paysan la notion des choses pour la remplacer par des abstractions. Le respect dû aux choses ! au métier ! La main d’un homme ! Cela explique l’amour de Ramuz pour la technique du livre : il a longtemps fabriqué lui-même ses livres ; il achetait lui-même son papier, choisissait ses caractères, il faisait les paquets, les envois de ses ouvrages qu’il vendait ensuite à des éditeurs.
Et dans Rousseau, croyez-vous alors qu’il puisse priser le Contrat social ? Non, le Rousseau qu’il aime et dont les bords de son lac sont attendris, c’est le botaniste, le promeneur solitaire, le Rousseau qui brusquement abandonne la Genève des citadins et des bourgeois de petite culture. Il ne travaille pas dans l’abstrait.
La réaction personnelle de Ramuz devait, au début de la guerre, s’étendre à de nombreux écrivains protestants et catholiques romands. Réaction contre l’abus de l’analyse, les élégances feintes, le ton bien pensant, contre la priorité donnée au talent, contre les demi-intellectuels. Elle s’exprima dans les Cahiers vaudois dont Ramuz, on peut le dire, fut le centre, mais dont la direction appartenait à Paul Budry et à Edmond Gilliard, qui tourne au mage, m’assure-t-on. Ramuz écrivit beaucoup dans ces Cahiers, qui reprenaient une formule chère à Péguy, dont l’influence est sur lui manifeste, et qui avaient choisi comme frontispice une main serrant une grappe, ce qui les fit un moment appeler le Pressoir vaudois ! Sa Raison d’être 161 y parut, son manifeste littéraire. « Sentir, voilà un mot bien dépaysé chez nous, y disait-il. N’allons-nous pas rompre une bonne fois avec notre intellectualisme… Nous l’avons presque entièrement supprimé chez nous, l’instinct, en nous méfiant trop de lui. »
Sa Raison d’être et les Signes parmi nous 162, Adieu à beaucoup de personnages et Autres morceaux 163 (dont Présence de la mort qui est d’une sonorité profondément émouvante), la première édition de la Guérison des maladies, qu’il a retravaillée avant de la faire paraître à Paris, le Grand Printemps et de nombreux livres qui doivent être publiés dans une édition parisienne.
Pendant la guerre, Ramuz a beaucoup souffert de la scission avec la France de la Suisse romande, française par le cœur, l’esprit, l’histoire, sinon par la politique. Il publiait alors dans la Gazette de Lausanne des « Au jour le jour », réflexions inspirées des événements, des saisons et des réactions instinctives du peuple sur lequel il se penchait. La Gazette de Lausanne comme le Journal de Genève, tout en rendant hommage à son tempérament d’artiste, se refusèrent peu à peu à suivre l’homme. Des petits tableaux qui devaient être réunis plus fard en volume sous le titre de Salutation paysanne 164, furent relégués en quatrième page. Mais je ne pense pas que Ramuz dut s’en montrer si dépité. N’était-il pas, en pleine réalité, parmi les annonces qui vantaient une marchandise réelle, alors que la première page n’offrait que les communiqués et les articles des stratèges ?…
Une des marottes de Ramuz, c’est de dire qu’il est Savoyard. Et je crois qu’il n’a pas tort. Je distingue les rapports qui existent entre un paysan catholique de notre Savoie et un paysan protestant vaudois. C’est la même race, la même plénitude païenne ; l’un et l’autre aiment le bon travail, la bonne vie et la bonne chère.
N’allez pas en conclure que le canton de Vaud demande à être transformé en un département français, mais sa situation sera toujours fausse. Comme Ramuz s’en ouvrait un jour à M. Poincaré qui recevait au Quai d’Orsay des écrivains suisses, et qu’il faisait part au Président des réalités communes à la France et à cette partie de la Confédération, M. Poincaré frémit. Que lui importait ces réalités, puisqu’il y avait un point juridique bien établi. On n’avait pas à y revenir ni même à y penser. Le droit prime tout en France.
Et je m’en aperçus une fois de plus en y rentrant. À la gare de Dijon, deux bourgeois corrects voulaient monter dans le train au même instant. Ils avaient bien le temps. Mais non ! L’un était arrivé vingt secondes avant l’autre. Il avait un droit. Il risquait de se salir les mains, d’être précipité du marchepied qu’il voulait atteindre, La belle affaire ! il aimait passionnément faire valoir le droit qui devait ne pas lui servir.
Vous vous souvenez de l’arrivée de Jean-Christophe en France ? « Des employés de chemin de fer débraillés et familiers… » note Romain Rolland. Moi, quand je reviens en France, je vois le Français juridique, je vois partout M. Poincaré.
Mais le canton de Vaud m’a paru envahi par la Suisse allemande et par des boutiquiers de Londres. Le temps n’est plus du gentleman indifférent et qui pêchait sa truite avec un engin compliqué. Où se trouve-t-il le galant vieillard qui, sur l’embarcadère, chaque année, à la même époque, ne songeait pas à ses colonies, mais à la nouvelle Héloïse ? Quant au paysan vaudois, il lui reste au moins un poète. Qu’il n’en profite pas pour quitter les coteaux « tournés au midi et réchauffés encore par le lac, le plateau doux de lignes, aux pentes favorables et au sol qui convient » où « les uns ont pu venir avec la pioche et frapper, les autres avec une serpette et le sécateur et tailler ; les autres encore avec la poche qui leur pend devant et semer, puis revenir avec la faulx et faucher ».
Qu’il continue à donner à Ramuz une base sûre pour construire ses œuvres sévères, combles d’âmes, et pleines du rude parfum de la force et du sol.