Préface
On va fêter, comme chacun sait, le « centenaire du romantisme ». La formule en soi est bizarre. Un centenaire est la commémoration d’un événement glorieux qui s’est passé il y a cent années, ou un certain nombre de fois cent années, qui a donc une date précise. Le romantisme est un mouvement d’idées. Je veux bien qu’un mouvement d’idées qui a compté dans la trie spirituelle du genre humain ou d’une portion du genre humain soit appelé un événement, et qu’on dise, par exemple, que le christianisme, le protestantisme, la scolastique, l’humanisme, la libre pensée, le socialisme ont été d’immenses événements. Mais c’est là un sens détourné du mot. De tels événements appartiennent à toute une époque. Ils n’ont pas eu leur jour, leur mois, leur année de formelle survenue et irrécusable apparition. Les premières origines du romantisme forment entre historiens de la littérature le sujet d’un vaste et complexe débat, qui ouvre des vues riches d’instruction et d’intérêt, mais qui n’admet pas de solution nette et tranchante. Il n’est pas faux de faire commencer le romantisme français à Chateaubriand. Il ne n’est pas davantage de trouver qu’il entre en scène aux premiers écrits de Rousseau, non plus que de présenter Rousseau comme le plus éloquent annonciateur de sentiments poétiques et de tendances morales qui n’étaient répandus dans la société et les livres avant sa venue.
Néanmoins, si les grands mouvements d’idées ne sauraient être qualifiés d’événements qu’en un certain sens, un peu oratoire, ils peuvent avoir, ils ont presque toujours avec des événements, au sens propre, avec des événements matériels et marqués au calendrier, un lien aussi manifeste que nécessaire. Il est dès lors naturel d’en prendre ceux-ci pour le signe ou d’expression symbolique et de glorifier les uns par l’intermédiaire des autres ; c’est ainsi que des cérémonies organisées pour le centenaire de la naissance de Descartes ou de la publication du Discours de la Méthode, pour le centenaire de la naissance d’Auguste Comte ou de la première édition du Cours de philosophie positive pour le centenaire de la naissance de Marx ou du Manifeste communiste de Marx et Engels, pourraient respectivement s’entendre en l’honneur de la philosophie moderne, du positivisme et du socialisme, bien que ces mouvements aient préexisté à ces personnalités puissantes comme à ces œuvres et qu’ils les débordent beaucoup, nul ne saurait dire de combien au juste. Mais parler d’un centenaire de la philosophie moderne, du positivisme ou du socialisme, serait un assez étrange langage. Presque autant parler d’un centenaire du spiritualisme ou du matérialisme ! La dénomination de « centenaire du romantisme » appelle, au point de vue logique et grammatical, les mêmes réserves.
Au point de vue de l’effet, c’est tout autre chose. Les promoteurs de ces fêtes ont choisi comme événement significatif et typique la publication de la Préface de Cromwell de Victor Hugo en 1827. Nous conviendrons volontiers que l’annonce sur un centenaire de la Préface de Cromwell, irréprochable comme formule, n’aurait fait sur le public aucune impression. Nul n’aurait compris que la musique de la garde républicaine se dérangeât pour cela, ni que M. le Président de la République ou M. le Président du Conseil y prissent part personnellement. « Centenaire du romantisme » viole quelque peu la bonne langue et le rapport exact des idées.
Mais c’est autrement coloré et sonore. Va pour le son et pour la couleur ! Ne chicanons pas !
Il faudrait pourtant chicaner, si Von avait, le principe d’une apothéose publique du romantisme une fois admis, quelque commémoration plus expressive, mieux appropriée, de sens plus synthétique, à proposer et mettre en avant. On n’en trouve pas. Ce qu’on pourrait suggérer dans cette intention prêterait au même reproche que ce qui a été adopté : à savoir de représenter sous un aspect trop spécial, trop étroit, trop arbitrairement restreint, le mouvement philosophique, religieux, politique, littéraire, non seulement français, mais européen, et beaucoup plus européen que français, que le nom de romantisme embrasse ou à la prétention d’embrasser. Les comparaisons dont je me suis servi sont par trop boiteuses. On chercherait vainement, et surtout dans notre pays, un homme dont l’œuvre, une œuvre dont l’influence ait joué, dans le développement du romantisme pris comme un tout, le rôle fondamental qu’ont eu dans la formation et la direction de la philosophie moderne ou du socialisme, pour m’en tenir à ces deux exemples, l’individualité et les créations personnelles de l’auteur des Méditations métaphysiques ou du Capital. On chercherait en vain l’homme ou l’œuvre qui représentent à un degré suffisant et sous une forme assez spécifique l’ensemble de ce qu’on s’est habitué à mettre sous le vocable de romantisme, pour pouvoir en être choisis comme les typiques substituts et les irrécusables symboles. N’en soyons point étonnés. Philosophie moderne, socialisme, ou bien encore christianisme, protestantisme, encyclopédisme, positivisme, sont des objets trop compréhensifs pour n’être pas difficiles à définir ; encore se laissent-ils assez nettement définir pour que des esprits divers n’aient pas trop de peine à se former une idée commune, sinon de ce qu’ils contiennent, au moins de ce qu’ils excluent, de ce qui s’accorde ou ne s’accorde pas avec eux, de ce qui va dans leur sens général ou contre ce sens. Il n’en est pas de même du romantisme. A peine le nom s’en fut-il répandu que l’on discutait à perte de vue sur sa nature. En 1824, Victor Hugo, fatigué de ces controverses, voulait qu’on s’en tînt à cette définition : le romantisme est la littérature du XIXe siècle. Ce n’est pas une mauvaise formule, elle réserve tout. On ne risque guère l’erreur à faire consister le romantisme dans les inspirations caractéristiques par où la littérature du XIXe siècle, ou du moins de sa première moitié se distingue de celle des précédents siècles. Il s’agit seulement de savoir quelles sont ces inspirations, et si elles forment quelque chose d’un, si elles ont quelque marque commune. La question du romantisme est véritablement là. Si cette unité n’existe point, il va de soi que le même nom ne peut être légitimement donné à des choses hétérogènes, que le nom de romantisme ne convient qu’à un certain groupe, une certaine famille des idées que le XIXe siècle a produites comme son fruit propre, et que le concept de romantisme est enfin tout ce qu’il y a de plus indistinct et de plus confus, si on rapplique à la masse de ces idées.
C’est sur cette distinction que repose un livre que nous avons publié il y a tout juste vingt ans, et qui présente du romantisme une notion dont nous n’avons rien à retirer après cette période d’épreuve, tant les contradictions qui l’ont assaillie en ont confirmé la valeur. Ce livre a été fort loué et fort attaqué, en effet. Mais ceux qui font le plus attaqué, ce n’a pas été en prenant la défense de ce que nous y attaquions nous-même. Ils ont profité plutôt d’une certaine confusion de l’état-civil pour substituer en cours de procès à un prévenu dont la cause leur semblait peu sûre un magnifique innocent inscrit sous la même dénomination et propre à procurer des triomphes à leur éloquence. On m’a jeté à la tête comme romantiques des œuvres, des créations dont je suis le premier à reconnaître la grandeur, mais qui diffèrent vraiment en essence de celles que j’ai appelées romantiques. Dans celles mêmes que j’ai appelées ainsi, on m’a opposé certains traits superbes dont je n’ai jamais dénié la beauté. Cette confusion eût été pourtant impossible, si, au lieu d’adopter, pour me combattre, le mode dogmatique et déclamatoire auquel j’ai eu affaire le plus souvent, on avait commencé, comme je j’ai essayé, par analyser le fond de pensée et de sentiments des génies et des œuvres en discussion. Cette analyse, je l’ai bien ou mal conduite, je n’en sais rien. Ce qui est certain, c’est qu’elle est la base première de tout jugement esthétique sain et sérieux. S’en abstenir, c’est infliger d’avance le plus grand tort aux plus grands auteurs, c’est mettre d’avance sur un pied d’égalité injurieuse les plus petites et les plus hautes inspirations, les plus troubles et les plus pures.
Le jour où, après avoir écrit sur le romantisme, défini d’une certaine façon, ce que plusieurs ont appelé un « pamphlet », un « réquisitoire », j’ai abordé l’étude Ernest Renan et parlé de son œuvre, en pleine liberté de critique bailleurs, comme d’une riche et très neuve source d’intelligence universelle et de poésie, on m’a reproché de me contredire, à moins que, d’un autre point de vue, on ne m’en félicitât. Renan n’est-il pas romantique ? Il le sera, si vous voulez. Mais alors ce sont les esprits du type de Rousseau et de George Sand qui ne le seront pas ! Ce sont les idées de Jean-Jacques sur la bonté primitive de la nature humaine, la malfaisance de la culture intellectuelle et les droits divins de l’amour, ce sont les imaginations autolâtriques de René, ce passionné sans passion, cet incandescent sans ; flamme, ce furieux sans élan, ce sont les revendu cations libertaires noyées de phraséologie religieuse des héroïnes de George Sand, ce sont les creuses conceptions psychologiques, morales, politiques et historiques ou le théâtre dit « romantique » a puisé le fond habituel de ses intrigues et de ses fables, qui ne seront pas romantiques ! Il serait bien surprenant que Renan, né en 1823, n’eût pas subi quelque légère inoculation de ces modes de penser et de sentir, dont, au surplus, la discipline cléricale et les sévères études de sa jeunesse avaient préservé. L’auteur des Apôtres, de la Réforme intellectuelle et morale, des Drames philosophiques, ne leur a fait aucune part dans sa philosophie, dans sa pensée même. Il les a couverts des traits directs ou indirects de son ironie.
J’indique le problème. Je n’y entre pus. Me sera-t-il toutefois permis de livrer ce fait aux méditations de chacun ? Au cours des deux dernières années ont paru deux livres sur le romantisme : l’un, brillant, vibrant, élevé, subtil, de M. Henri Brémond ; l’autre, savant, grave, profondément estimable, de M. Louis Reynaud. Le premier nous montre dans le romantisme comme un essor de l’âme humaine, déprimée par le rationalisme du XVIIIe siècle, comme un réveil du sens religieux et mystique. Le second y voit un « mouvement matérialiste ». Est-il vraisemblable que ces deux esprits parlent, sous le même terme, de la même chose ?
Parmi les études que j’ai réunies dans ce volume, les unes se rapportent nommément au romantisme ou à tel de ses aspects généraux. Puisse le lecteur juger qu’elles font passer dans cette matière confuse quelque filet de lumière ! Les suivantes, dont les sujets sont plus particuliers ou récents, en offrent l’exacte continuation en ce qu’elles s’inspirent tout à fait du même esprit. Comme les premières, elles s’efforcent à s’élever au-dessus des débats d’écoles et de systèmes, qui, plus je vais, plus ils me paraissent trompeurs et factices dans tous les genres, pour considérer les choses de la littérature et des arts du libre et immortel point de vue du naturel et de la beauté, qui ne sauraient aller sans la grâce et la vie. Comme les premières, elles veulent contribuer, pour leur faible part, à conserver et entretenir, au moins chez quelques personnes, un goût antique et moderne à la fois, qui persiste à mesurer les œuvres de l’esprit à l’aune des grands modèles anciens, qui ne consent pas à un lâche abaissement d’exigences à l’égard des poètes et des artistes, sous prétexte qu’ils sont d’aujourd’hui, mais qui, d’autre part, se garde jalousement contre l’erreur d’archaïsme, erreur plus noble et plus modeste que celle de « futurisme », mais non peut-être plus sage. Si peu entendue que doive être notre voix, elle ne s’élève pas ici sans souci d’action. L’humanité contemporaine fait des expériences qui ont une grandeur et une nouveauté de pathétique d’où devraient jaillir des chefs-d’œuvre. On s’étonne, au moins par comparaison, de la maigreur, de la sécheresse et des artifices d’inspiration si fréquents dans la littérature la plus à la mode.
Je dois insister sur l’intention qui, à ces chapitres de littérature, m’en a fait ajouter quatre autres, qui ont trait à des musiciens ou à des œuvres musicales. Ces chapitres, la musique en offre sans doute, s’il m’est permis d’emprunter ce scolastique langage, l’objet « matériel ». Elle n’en constitue pas l’objet « formel ». Je veux dire qu’ils ne traitent pas de la musique pour la musique, mais pour l’application à la musique des vérités qui concernent en général les arts d’expression. Pour ce qui est de la matière propre de la musique, d’en puis parler, Payant étudiée. Si, jadis, quand j’avais dix ans, mon professeur de latin ri eût déchiré sans pitié les messes et les opéras qu9il me surprenait à écrire, si je ri avais été élevé dans un milieu où l’on croyait que la musique ri est bonne qu’à faire danser et à permettre aux demoiselles de jouer du piano, je serais probablement devenu musicien de profession. De quelle qualité ? Je l’ignore, et peu importe ! Du moins ai-je appris et pratiqué, à une époque où les conditions de ma vie m’en laissaient loisir, la technique de cet art. Comme, d’autre part, mes études principales me faisaient un peu philosophe, je me suis trouvé dans une position peut-être avantageuse pour voir les choses de la musique avec plus de recul que le pur technicien, avec plus de précision et d’objectivité que le simple amateur, pour me sauver tout ensemble de l’étroitesse par où pèche souvent le premier, et du vague, qui est le péril du second. La parenté universelle des arts est ce qui m’a préoccupé dans ces pages. Il n’y a pas étude plus profitable à la culture du goût et à la culture philosophique elle-même, si du moins cette étude se fait au moyen de rapprochements précis et serrés entre les travaux et les techniques des divers arts, et non pas sous la vaine forme de ces effusions esthétiques, comme nous rien avons vu que trop, ou quelque habitué du musée ou du concert nous confie dans un style mou, des émotions qui valaient la peine d’être éprouvées, mais non d’être racontées.
Première partie — Pour et contre le romantisme
I — Les origines du romantisme
La question des origines du romantisme a suscité depuis une vingtaine d’années de nombreux travaux qui en, ont beaucoup, et parfois à l’excès, élargi le champ. La plus récente de ces études n’est pas la moins notable. C’est celle de M. Louis Reynaud, professeur à l’Université de Poitiers, déjà connu pour son Histoire générale de l’influence française en Allemagne. M. Reynaud s’y préoccupe spécialement des Origines anglo-germaniques de l’esprit et du mouvement romantiques.
Armé d’une remarquable connaissance des grandes littératures modernes depuis le XVIe siècle, le distingué professeur à l’Université de Poitiers a suffisamment de personnalité pour ne point nous offrir, sous le nom d’histoire littéraire, un simple travail énumératif, un chapelet de faits assemblés sans aucune intention démonstrative, il a ses tendances, il a ses idées, il a sa thèse. Ce qu’on pourrait lui reprocher, c’est un certain manque de relief dans la présentation de ces faits et de cette thèse, une certaine absence d’imagination et de vivacité dans le style, une certaine monotonie dans l’exposé. Je crains que ces défauts ne nuisent au succès d’une œuvre chargée de substance, et n’en bornent peut-être l’essor aux limites du monde universitaire, qui se contente à la rigueur d’être instruit, et n’exige pas, comme le grand public, d’être aussi séduit. Ce serait dommage. Il y a infiniment à apprendre de M. Reynaud, dont la science et la doctrine font très utilement et abondamment penser.
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Sa thèse, historique et philosophique à la fois, repose sur l’idée d’une certaine opposition de nature entre l’esprit des peuples anglo-germaniques et l’esprit français. Cette opposition, déjà proclamée par Mme de Staël, devenue, depuis son livre sur la Littérature, un vrai lieu commun, M. Reynaud, grâce à sa familiarité avec les lettres européennes, et non moins au travail critique de quelques devanciers qui lui ont assez fortement mâché la besogne, la conçoit et la définit sous des termes beaucoup plus précis. Selon lui, elle est loin de rendre impossible une utile et fécondante assimilation de cet esprit étranger et contraire par l’esprit français. Elle marque seulement à cette assimilation sa juste mesure, passé laquelle ces apports du dehors, loin de féconder et d’enrichir la pensée française, ne peuvent que la submerger, en détruire les forces vives et la naturelle économie. Le livre de M. Reynaud a pour objet de nous faire voir à quel point et combien désastreusement pour nous, depuis le commencement du xviiie siècle, cette mesure fut perdue de vue. L’histoire de nos lettres depuis cette époque aurait, à l’entendre, pour trait principal cette progressive submersion de l’esprit français par ses deux rivaux septentrionaux, submersion sans cesse endiguée, tempérée par la personnalité française, le tempérament français de nos plus vigoureux génies littéraires, sans cesse activée et remise en marche par le poids torrentiel de l’esprit anglo-germanique poussant ses gros flots vers les vieilles rives latines. Ce que nous appelons notre romantisme, c’est-à-dire l’ensemble de notre littérature française de l’année 1820 à l’année 1840 environ, ne serait qu’une phase dans le développement de ce grand phénomène historique, la plus dramatique et la plus éclatante, il est vrai, celle où nous voyons une magnifique pléiade de beaux génies de chez nous, cruellement séparés des vives sources nationales où un Corneille, un Racine, un Molière, un Bossuet, un La Fontaine, avaient bu leur immortelle jeunesse, et en proie à mille démons nordiques sous l’inspiration desquels un Byron, un Schiller, le Goethe de Werther et du premier Faust purent s’épanouir dans toute la richesse et la plénitude de leur nature, mais ils ne pouvaient, eux, que grimacer, s’agiter et se convulser. L’invasion massive aurait continué sans arrêt après 1840, et abouti à cet épuisement presque complet de la sève littéraire proprement française dont nous sommes aujourd’hui témoins.
Des deux influences conjointes et convergentes qui, faute d’une suffisante résistance modératrice, auraient porté cette profonde atteinte aux énergies spirituelles distinctives de notre peuple l’anglaise apparaît à notre auteur la plus forte. Et d’autant qu’outre son action directe, elle s’est exercée par le véhicule de l’Allemagne, la littérature allemande étant redevable aux Anglais d’une grande part de ses inspirations lyriques et romanesques. Écartons donc une distinction que M. Reynaud fait d’ailleurs avec un soin compétent. Et suivons-le dans sa synthèse de l’esprit anglo-germanique, défini et apprécié du point de vue de la culture française.
Naturalisme, sensualisme, telles sont les notes essentielles dont il le caractérise, comparativement à l’esprit français, ou plutôt dont il caractérise la commune philosophie où cet esprit trouve son expression instinctive et spontanée. Celui-ci, par l’effet d’une certaine pesanteur naturelle de constitution et d’étoffe, plonge trop abondamment dans les émotions et les sens pour pouvoir, fût-ce dans ses essors les plus élevés et ses applications les plus hautes, s’en dégager au même degré qu’un esprit nourri dans l’air plus léger et plus transparent de l’Ile-de-France ou de la Touraine, et accéder comme lui à la lumière des pures contemplations désintéressées, des jugements détachés et libres. Les Anglais n’ont pas de métaphysique. Les Allemands sont grands métaphysiciens. Mais leur métaphysique est toujours affective et passionnée plus qu’intellectuelle et clairvoyante ; l’idée n’y a jamais la pureté qu’elle offre chez un Aristote ou un Descartes. Le transcendantalisme en est illusoire, en ce qu’elle est toute mêlée de matière, et c’est là ce qui nous la rend si obscure ; car nous nous évertuons péniblement à comprendre comme rationnels des concepts qui sont en réalité un confus mélange de matériel et de rationnel, et où se sent le vain effort d’une réflexion souvent puissante, mais empêchée dans ses démarches par l’obsédante vapeur des impressions animales, pour arriver aux aperçus abstraits et dominateurs, aux claires généralisations qu’elle cherche. Le regretté Quinton professait que chez les Allemands l’imagination et la raison sont des organes mal différenciés. C’est un peu l’idée de M. Reynaud. Pour lui, les philosophes, moralistes, théologiens en qui s’incarne le plus richement cet esprit anglo-germanique auront beau faire pour varier leurs systèmes et s’opposer les uns aux autres. Toujours ils aboutiront à une conception consciemment ou non sensualiste. La morale où ils se reconnaîtront n’est pas celle qui fait de la raison le juge du bien, l’arbitre des mouvements de l’instinct et du cœur : c’est celle pour qui le bien résulte d’une certaine harmonie s’établissant d’elle-même entre les impulsions de notre nature affective. Leur religion sera la religion « du sentiment », celle-là qui croit que, si Dieu se manifeste et se fait sentir en nous de quelque façon, ce n’est pas tant dans les états les plus virils, les plus fiers et les plus noblement déterminés de notre âme que dans ses émotions les plus vagues et les plus diffuses. Une doctrine qui attend des purs mouvements de la sensibilité qu’ils nous élèvent si haut, au bien, à Dieu, est foncièrement optimiste. Et le caractère d’individualisme n’en est pas moins évident.
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Je suggère plutôt que je ne résume le portrait tracé par M. Reynaud de l’esprit anglo-germanique. Quelques larges éléments de vérité qu’il renferme, et si justifié qu’il paraisse par les tendances de beaucoup d’œuvres poétiques et romanesques très importantes analysées savamment, on ne saurait ne pas voir ce qu’il a de fâcheusement exclusif et les touches fausses qu’y apporte l’esprit de système. M. Reynaud veut, à tout prix, que la philosophie de Leibniz soit le sensualisme. C’est un peu fort, ou plutôt c’est énorme ! Il n’y a pas ici d’interprétation qui tienne. On n’arrivera pas facilement à nous faire croire que le puissant adversaire de Locke, que l’inventeur ou le rénovateur des grands arguments classiques contre la psychologie sensualiste anglaise, ait été lui-même un sensualiste enveloppé et caché. Sans doute Leibniz s’oppose-t-il, d’autre part, au rationalisme intempérant de Descartes, et demande-t-il à la philosophie qu’elle n’explique pas uniquement la nature par le jeu d’un universel mécanisme mathématique, mais aussi par une certaine tendance interne à la beauté et au bien dont tous ses éléments seraient animés, et qui se nomme, dans le langage des philosophes, la finalité. Vue métaphysique qui ne saurait aller, nous en convenons, sans une certaine émotion du cœur. Mais est-on autorisé à la qualifier de sensualiste pour cela ? Et ce qui est du cœur, ce qui est des sens ne se distinguent-ils d’aucune façon ? A ce compte, Saint Thomas, finaliste bien moins modéré que Leibniz, religieusement enivré du sentiment de l’ascension du monde vers Dieu, serait bien plus sensualiste encore ! Je crains que M. Reynaud ne soit par le tempérament et les goûts, un peu trop de Port-Royal, et qu’en philosophie tout au moins, il ne juge et ne qualifie les idées, les doctrines, au point de vue d’une sorte de jansénisme, qui, loin de conseiller comme Platon que l’on philosophe « avec toute l’âme », le déconseillerait, au contraire, et le trouverait dangereux.
Ce qui n’est pas moins fort, c’est que, pour définir l’esprit philosophique allemand, il soit obligé de ne tenir aucun compte de la philosophie kantienne, qui, par un caractère tout opposé à celui qu’il reproche à tort à Leibniz, contrarierait grandement sa définition. S’il y a une doctrine contre laquelle tout le système de Kant soit tourné, et tourné, peut-on dire excessivement, c’est le sensualisme. Ce qu’il y a d’outré dans le rationalisme de la Critique de la raison pure et surtout de la Critique de la raison pratique est généralement reconnu et difficile à contester aujourd’hui. Aussi crois-je ne rien dire de bien personnel, mais prononcer ce que prononcerait en cette matière le sens commun des critiques de culture gréco-latine, en jugeant que le portrait synthétique proposé par M. Reynaud est vrai, dans une bonne mesure pour Hegel, qu’il l’est tout à fait pour Schelling et Fichte, qu’il ne l’est pas pour Kant, ni pour Schopenhauer, ni pour Heine, ni pour Gœthe, que M. Reynaud met d’ailleurs à part.
Si l’on voulait, comme lui, définir de la manière la plus générale ce qui oppose l’esprit germanique à l’esprit français, il faudrait s’élever, me semble-t-il, à une idée plus compréhensive que la sienne : celle peut-être d’une certaine impuissance à la modération et à la mesure, du côté germain, impuissance qui peut se traduire également par un excès de systématisation et de dialectique et par des excès d’abandon à la sensibilité et aux suggestions instinctives.
Cette peinture d’un génie étranger, pleine de mérites, quelques vives et importantes réserves qu’elle nous impose, ne porte, au surplus, aucune intention méprisante ou déprédatrice. Ce qui l’inspire à M. Reynaud, c’est une certaine vue qu’il a, et que nous ne trouvons pas sans profondeur, de la diversité des conditions de l’équilibre moral pour nous et pour les peuples du Nord. Faute de ce besoin▶ de clarté, de cette raison exigeante et analytique qui nous distinguent, et à quoi nous ne saurions renoncer sans renoncer à nos forces vives, à notre être même, ceux-ci peuvent professer une morale toute sensitive, une philosophie singulièrement favorable à l’individualisme de la pensée et du sentiment, un optimisme tout sentimental, sans tirer de là les conclusions anarchiques et antisociales, les conseils de laisser aller qu’en tireront notre logique française et notre allègre tempérament, qui, tant qu’il est lui-même, ne s’accommode que du mouvement décidé. Chez eux, le sensualisme n’exclut pas l’idéalisme, un idéalisme à leur mode, c’est-à-dire plus ou moins lourd et charnel. Il l’exclut chez nous. Et c’est pourquoi notre littérature, en absorbant à l’excès la philosophie congénitale des Anglo-Germains, y a puisé des inspirations qui donnent le pas aux parties inférieures et mi-animales de l’âme sur ses parties supérieures et purement humaines. Le mouvement romantique, conclut M. Reynaud, a été un mouvement matérialiste.
Sa conception de l’esprit français a des parties très justes et très remarquables. A certains égards, elle est étroite et peu sûre. Ainsi M. Reynaud veut que l’esprit français soit essentiellement chrétien et « spiritualiste ». Cependant Montaigne, Molière sont-ils chrétiens ? Le moins possible, peut-on répondre. Ils sont pourtant bien français. Bayle, Fontenelle, Voltaire, qui ont si ouvertement combattu le christianisme, ne le sont-ils pas ? Quant au « spiritualisme », c’est un terme si vague, et qui désigne des doctrines si différentes et si inégales, qu’il devrait être exclu d’une bonne langue. Le spiritualisme de Cousin, surtout du Cousin de 1830, a tout le vague, toute la mollesse d’imagination, tout le défaut de précision dans la pensée que M. Reynaud reproche aux productions bâtardes de l’esprit français et de l’esprit germanique. Le positivisme de Comte est quelque chose de beaucoup plus ferme et on peut le dire, d’essentiellement français. Ainsi la théorie positiviste du beau dans les lettres et les arts est la plus conforme que je connaisse à l’idéal élevé, sévère et moral de M. Reynaud.
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Son livre affecte l’allure scientifique de la pure histoire littéraire. En réalité, c’est un livre de combat. On regrette qu’il ne le soit pas de parti pris, qu’il n’arbore pas le drapeau et ne sonne pas la trompette, qu’il laisse traîner la bataille. Ce caractère, ouvertement déclaré, eût diminué nos exigences à son égard en fait de parfaite justesse historique, philosophique et psychologique. Mais le combat qu’il mène est, à l’heure présente, sans qu’il le mène, comme on voit, par les moyens les plus sûrs et les plus puissants, le bon combat La chose la plus lâche, la plus basse et la plus dangereuse de l’heure présente, c’est la guerre à la raison, à l’énergie mentale, don français par excellence. Guerre aveugle qui se figure que ses faciles victoires vont bénéficier à la poésie. Que nous importent les poéticules au bénéfice exclusif de qui se revendique le droit de bégayer et de balbutier, d’êtres amorphes ? Les grands poètes de l’humanité n’ont-ils pas été aussi raisonnables que ses grands philosophes et parlé avec la même souveraineté ? Ses grands philosophes n’ont-ils pas été aussi fous, plus peut-être, que ses grands poètes ? N’ont-ils pas lancé le même défi à la vulgaire et plate sagesse, que je consentirai à qualifier du nom de rationalisme, à condition qu’on entende par là le fait d’une raison alourdie et impotente, sans flamme et sans ailes ?
II — Stendhal et le romantisme
« Il n’y a pas des classiques et des romantiques. C’est des bêtises. » Ce propos de Jean Moréas, rapporté par Maurice Barrès, a fait fortune. Il suggère bien des justes réflexions. Mais nous ne devons pas trop nous y fier. Un siècle auparavant, Victor Hugo, dans la Préface des Odes et Ballades, écartait dédaigneusement ce même débat, presque dans les mêmes termes, déclarant ne connaître entre les écrivains qu’une distinction valable : celle des bons et mauvais. Pourtant le débat se poursuivit avec une ardeur furieuse, et, pendant vingt ans, on ne cessa, entre littérateurs, de se jeter le classique et le romantique à la tête. La sentence de Moréas n’y a pas davantage mis fin. Voici M. Henri Brémond qui publie un fort beau livre d’études critiques intitulé Pour le romantisme, ce qui veut dire que la défense du romantisme en est le fil conducteur. Cet esprit délicat et subtil n’interviendrait pas dans une querelle de mots, dans un conflit de nuées. Quand un terme a la vie si dure et qu’il a fourni l’aliment de tant de controverses, c’est, à coup sûr, que quelque grosse réalité y correspond, si difficile qu’il puisse être de définir cette réalité et de traduire en idée claire le sentiment fort et confus que chacun en a. A la vérité, ce sentiment ne peut se préciser que par des applications particulières. On se demande si tel génie, telle œuvre moderne correspond, ou non, à la notion comme instinctive que l’on a du romantisme, et en raison de quels caractères. La question est curieuse et instructive à poser à propos de Stendhal, lui-même objet de disputes qui me paraissent avoir pris récemment un tour puéril.
Selon une première apparence, Stendhal serait, par son tour d’esprit et par sa manière d’écrire, aux antipodes du romantisme. Le romantisme est lyrique, éloquent, pathétique, fastueux, débordant de paroles, d’images et de cadences. Stendhal est analytique et tout intellectuel dans sa façon de présenter les choses ; il est concis, dépouillé jusqu’à la sécheresse, tranchant jusqu’à la dureté. Ce n’est pas là seulement sa pratique personnelle. C’est sa doctrine. La méfiance et l’horreur du mouvement lyrique ou oratoire vont chez lui jusqu’à la superstition, jusqu’à l’aveuglement. Il s’en faut de bien peu qu’il voie dans tout orateur un menteur, dans tout lyrique un comédien, comme dans tout dévot un hypocrite. De tout Chateaubriand, de tout Lamartine, de tout Musset (de tout ce qu’il en a pu connaître jusqu’à l’année 1842, date de sa mort) il ne consent à retenir que quelques phrases ou quelques vers, en très petit nombre, où il croit percevoir un accent de sensibilité sincère et neuve, un trait du cœur qui perce, par bonne, fortune, l’habituel pathos, comme un bref cri d’oiseau traverse la brume. Tout le reste est boursouflure.
Pourtant, le même Stendhal, en 1824, alors que des académiciens bien intentionnés, mais inféconds, comme MM. Auger et Roger, ironisaient péremptoirement contre les poètes et les inspirations de la jeune école, alors que ces gardiens du sérail défendaient l’honneur de la métaphore bien peignée et décente contre les figures échevelées et sauvages des novateurs, et soutenaient les droits de la vieille santé et de la vieille gaieté gauloise contre les mélancolies, les gémissements, les visions funèbres, les sombres métaphysiques allemandes de la jeune postérité de René et de Werther, le même Stendhal, dis-je, prenait position contre ces spirituels fossiles ; il faisait allègrement le coup de feu en faveur du « romanticisme » ; il se moquait de M. Auger. Cette campagne se développa dans les brochures réunies par la suite sous ce titre commun : Racine et Shakespeare. Il n’y a pas dans ce livre beaucoup d’idées ; il est léger de substance. Mais il y a beaucoup de verve. Et comme dans ces sortes de polémiques, il ne s’agit pas tant, pour vaincre, d’avoir raison que d’avoir de l’esprit et de rendre l’adversaire ridicule, on peut dire que le romantisme, en cette période de son adolescence inquiétée, ne trouva pas de meilleur combattant que Stendhal, qui fut pour lui comme un corps merveilleux de cavalerie légère.
Ces brillantes et utiles escarmouches ne lui valurent aucune gratitude de ceux dont elles servaient la cause. Il ne se créa entre eux et lui aucun lien. C’est qu’en même temps qu’il coiffait en public M. Auger de ses plaisanteries, il raillait dans le privé la sentimentalité et la phraséologie de tout ce qui suivait M. de Chateaubriand et Mme de Staël. Il disait que Cousin (trop peu connu comme propulseur du mouvement romantique dans les dernières années de la Restauration) venait « le premier après Bossuet dans la blague sérieuse ». Il était, à vrai dire, satirique, insolent et gamin dans toutes les directions, sur tous les fronts, et aux dépens de tous les partis. Il était un isolé. Il suivait sa voie toute personnelle. Et c’est ce qui explique le complet échec de son premier et immortel roman : Le Rouge et le Noir, en 1831. On en était au règne des groupes en littérature. Il était farouche à l’égard de tous les groupes.
Bien qu’il se plût à cette indépendance, elle n’était pas affectée. Elle résultait de l’étrange composition de son esprit. Stendhal était l’homme de deux époques qui s’associaient ou se battaient au sein de sa vive et forte personnalité, que leur conflit ne dissolvait pas, mais aiguisait plutôt. C’était un homme du XVIIIe siècle, et c’était un homme du XIXe. Du XVIIIe, pourrait-on dire en simplifiant un peu, par l’intelligence ; du XIXe, par les sentiments. L’« Ecole centrale », où il avait été élevé, lui avait inoculé à fond la doctrine de Condillac, d’Helvétus, de Cabanis, cette doctrine d’analyse ou plutôt d’anatomie psychologique sans modération comme sans pudeur, qui prétend démonter le mécanisme des idées et des émotions humaines et qui nous fait voir dans nos croyances les plus instinctives et les plus chères, un tissu d’illusion ourdi par le jeu fatal de notre esprit et de nos organes. Soumis à ce genre d’examen trop prévenu et, pour ainsi dire, tout médical, les sentiments de l’amour se résolvent en une sorte de vapeur vague qui se dégage de l’appétit sexuel surchauffé. Ils ne sont rien par eux-mêmes. Mais, d’autre part, le même Stendhal, dont le cynisme de tête se complaisait à souffler ainsi sur les idoles du cœur, portait en lui un véritable fils de Rousseau. Adolescent, il avait lu la Nouvelle Héloïse avec ivresse, au point d’en faire une maladie. Il en avait été marqué à jamais. Au contact de cette littérature et dans l’air même du temps, il avait gagné comme un simple Senancour (avec un tempérament physique très différent, Senancour lui ressemble par la formation intellectuelle), la nostalgie des voluptés chimériques. Quand il arrivera de Grenoble à Paris, qu’est-ce qui l’accablera de tristesse ? C’est qu’il n’y ait pas de montagnes. Je ne sais avec quelles besicles, Faguet, d’ordinaire plus clairvoyant, a pu lire sa Vie de Henri Brulard et ses autres mémoriaux de jeunesse, pour n’y trouver que « peu ou point de rêverie ». Il n’y a absolument que ça. Et au degré, dirai-je, le plus fou. Il est vrai que cette rêverie s’exprime dans un langage d’une singulière nudité, et c’est ce qui a pu faire croire à Faguet qu’il s’agissait d’un carnet de comptes. Convenons que la présentation d’un tel fond sous une telle forme fait bizarre effet.
On conçoit l’intime contradiction de cet être. Cette contradiction, il ne l’a pas manifestée dans le domaine religieux. Il a été irréligieux sans partage. Il l’a portée dans l’amour et la politique. En amour, les rêveries et les langueurs d’un élégiaque, les idées complexes et raffinées que se forme un amant timide sur les mystères d’âme et les difficultés de conquête de l’objet aimé, les distinctions subtiles et scolastiques des troubadours sur les nuances et les phases du sentiment et de la passion, tout cela, si l’on s’en réfère à la philosophie que Stendhal professe et affiche, . devrait plutôt lui apparaître comme une grande fadaise qui prête une couleur fausse aux vœux simples de la nature et égare en mille méandres factices la marche franche et directe^ dont elle s’accommoderait mieux. Or, ces imaginations, ces broderies sont l’objet de sa minutieuse, et d’ailleurs très jolie et délicate étude. Il y applique des méthodes d’investigation et de dissection à la Condillac, comme si elles constituaient précisément le fond premier et naturel de l’amour.
En politique, il devrait, du même point de vue, être exclusivement pour l’utilité à l’américaine dans les résultats et accepter volontiers le machiavélisme dans les procédés. Or il est libéral. Il juge les hommes publics d’après un idéal héroïque et chevaleresque. Il a le culte des grandes actions. De la part de ce cynique en théorie, il y a là une sorte de don-quichottisme. Cette double polarisation de son âme fut remarquée par quelques-uns des témoins de ses succès dans les salons littéraires de la Restauration. Ils trouvaient à cet homme de tant d’esprit et de pointe quelques ridicules délicieux. C’était un troubadour avec des cornues et des équations. C’était le romantisme algébriste.
* *
Il y a un mot de lui, qu’il s’est plu à répéter comme sa maxime philosophique d’observateur professionnel et qui le peint à merveille, en même temps qu’il nous aide à déterminer sa position dans la littérature. Il dit que, pour connaître un homme, il faut regarder de quelle manière il part chaque matin « pour la chasse au bonheur ». Trop souvent la critique a béatement accepté de lui cette formule comme exprimant, en effet, la raison la plus générale des actions et démarches humaines. Or, elle n’est vraie que pour une catégorie d’hommes très particulière et très distincte par les mœurs. Pour la plupart, cette question ne se pose pas. Et, qu’ils n’y pensent point, c’est peut-être la forme la plus sûre du bonheur même. L’employé va à son bureau, le militaire à sa manœuvre, le magistrat à son siège, le médecin à sa clientèle, le financier à sa banque ou à ses conseils, bref, chacun à ses affaires, chacun aux travaux, aux activités en échange desquelles la société lui assure la subsistance et parfois des médailles et des honneurs. L’oisif mondain a lui-même ses rites obligatoires à pratiquer et ses soucis d’argent souvent très tyranniques et très durs. Tout le monde a dans la vie son trajet prévu et commandé. Celui-là qui, à cet égard, n’est pas comme tout le monde, celui-là qui, chaque matin, le seuil de sa porte franchi, se donne le loisir de flairer le vent et de lui demander la piste qui mène aux chimériques pâturages de la félicité, qui donc est-il ? Un original, un amateur, tellement séduit par sa liberté d’imagination, sinon d’action, qu’il en a refusé de s’engager dans aucune des voies régulières de la société, afin de muser dans leurs intervalles, et auquel la société pourra gracieusement octroyer sa pitance, s’il l’amuse, mais sans la lui assurer par contrat Un rêveur, un épicurien de la rêverie et du vagabondage qui pourra être un grand poète comme Jean-Jacques, un mélange de grand poète et de paresseux charmant comme Gérard de Nerval, ou simplement un raté distingué, un bohème pittoresque… Il faut à la société quelques êtres a-sociaux (je ne dis pas anti-sociaux) de cette sorte, pour la détendre. Il ne lui en faut pas trop. Et il les lui faudrait exquis. Et il sera bon qu’ils ne dédaignent pas leur spécialité adorable et comme aérienne pour de plus communes et de plus lourdes, comme Jean-Jacques, quand il se mêle de dicter des constitutions politiques ou des systèmes de pédagogie.
Sous des apparences contraires, Stendhal a été par l’âme un délicieux échantillon de cette race inutile et précieuse. Il l’a même été assez sensiblement dans la réalité de sa vie, quand on y regarde de près. Il arrive à Paris à dix-sept ans pour se préparer à l’Ecole polytechnique, et il ne s’y prépare pas, il flâne. Son cousin Daru le recueille dans l’intendance militaire où il s’acquitte de ses fonctions tant bien que mal à la suite des armées impériales, mais sans avancement et sans se faire guère prendre au sérieux comme homme de métier, tout étonné de lui-même, quand il lui arrive de couper court à ses impressions de contemplatif, d’interrompre sa musique intérieure pour aller réquisitionner des farines. Sous la Restauration, il exerce pendant dix ans deux professions. L’une, qui n’est à la portée de presque personne, celle d’un insouciant aussi chargé d’esprit et de fantaisie que dépourvu d’ambition et qui enchante, son monde sans compter. Elle ne lui rapporte rien. L’autre, qui consiste à approvisionner de nouvelles parisiennes une revue anglaise et d’où il tire tout juste de quoi dîner. La monarchie de Juillet le sortit d’embarras en lui donnant ce qu’il lui fallait : un petit consulat dans la lune.
Peut-être, à la lumière de ces remarques, comprendra-t-on mieux la nature des romans de Stendhal et la vraie manière de les classer. À vrai dire, l’observation, la peinture de l’humanité en général n’y fait pas défaut Mais elle n’en est pas l’objet ni l’inspiration principale, ni la plus vive source d’intérêt Il est plat d’écrire que la Chartreuse de Parme est une « étude des petites cours italiennes ». C’est bien plutôt, tout ainsi que le Rouge et le Noir, un poème lyrique, qui n’a l’air d’être une « étude » que parce qu’il est haché menu dans l’exécution. C’est le poème de la « chasse au bonheur », à laquelle Stendhal, timide, contraint et correct dans la vie réelle, se livre frénétiquement sous les noms de Julien Sorel et de Fabrice del Dongo. Ces jeunes gens sans emploi ambitionnent tout, ainsi que leurs frères d’époque et d’origine morale, Hernani, Didier, Antony, Ruy Blas, et tous les héros, aux noms oubliés, des premiers romans de George Sand. Seulement, comme ils sont fort intelligents, ce « tout » qu’ils désirent, ils ne jugent pas que la société le leur doive ni qu’elle pèche contre Dieu en ne venant pas le déposer à leurs pieds. C’est ce qui les différencie du héros romantique de 1830, chez qui cette conviction orgueilleuse et lamentable s’accompagne, je le reconnais, d’une magnificence de pectus oratoire et poétique, qui manque à l’excès aux héros de Stendhal.
III — Sainte-Beuve et les poètes romantiques
En deux volumes, abondamment éclaircis de notes sûres et précieuses, M. Maurice Allem a réuni les études et fragments donnés par Sainte-Beuve aux différentes époques de sa vie sur les grands poètes du romantisme : Lamartine, Victor Hugo, Vigny, Musset, Théophile Gautier. Nul ami du grand critique ne se refusera le plaisir de relire, ainsi rassemblées et mises dans l’ordre historique, ces pages célèbres, éparses dans la collection des nouveaux et anciens Lundis. Ce rapprochement de vues successives jette des lumières sur le développement du romantisme lui-même à travers le XIXe siècle. Il nous instruit plus spécialement sur une question de moindre portée, mais fort débattue : celle du tort que la jalousie personnelle a pu faire à la justice littéraire dans les appréciations de Sainte-Beuve sur ces beaux génies.
Nous peindre, comme certains le font un Sainte-Beuve capable de trahir sa pensée pour satisfaire son envie et de dénier publiquement à un poète glorieux des mérites que lui reconnaît son for intérieur, c’est une thèse plus que gratuite ; ceux qu’elle contente prouvent par là leur opacité. Il sera plus juste de dire que l’humeur chagrine née de la poursuite à demi vaine d’une gloire poétique qui se refusait à l’auteur de Joseph Delorme et des Pensées d’Août a rétréci, à l’égard de ses plus heureux émules, le champ de sa perspective comme critique. Elle lui a rendu impossible, quand il en a entrepris les portraits, une certaine ampleur de recul qui eût été plus favorable au modèle et, en fin de compte, à la vérité, que cette vision trop approchée et trop regardante. Les faiblesses, les défaillances, les tares d’inspiration ou même de personnalité qu’il a inscrites dans ces portraits, il les a bien vues dans ces modèles, et, en général, elles y étaient ; Sainte-Beuve a le sens aigu, l’œil perçant. Mais il s’est un peu trop penché dessus ; il s’est trop complu à les détailler, à les creuser ; il ne les a pas assez estompées en faveur d’un ensemble qu’en fait elles ne dominaient peut-être pas. Son erreur, dans la mesure où elle existe, ressemblerait à celle de ces paysagistes qui insistent trop sur chaque branche de l’arbre. Et lui, c’est sur les branches gâtées qu’il a accentué volontiers la touche. Il a été, sur le compte de ces grands hommes littéraires (je dis : littéraires) aussi vrai, au total, qu’on peut l’être, quand, en étant un esprit infiniment fin, averti et lucide on n’est pas une âme très généreuse, ni très libérée de ses naturelles servitudes. La part de faux qu’entraîne cette insuffisance de nature est d’ailleurs beaucoup moins grave et moins lourde que celle qui proviendrait d’une générosité abondante jointe à une certaine opacité de l’esprit. La hiérarchie de valeur entre les vertus de l’âme n’est pas, du point de vue de la critique et de celui de la morale, tout à fait la même.
J’offre une hypothèse, non pas une affirmation. Je ne requiers pas contre Sainte-Beuve, en faveur de qui je me sentirais plutôt prévenu dans cette affaire que je n’ai pas la prétention de trancher. Je cherche sous quelle nuance subtile se laisse concevoir chez cet esprit de tant de supériorité et de clairvoyance la perfide forfaiture dont on l’accuse. Je n’essaie point de déterminer dans quelle mesure il l’a commise. Ce serait un problème à suivre en détail à propos de chacun de ces justiciables illustres. Au surplus, la poursuite en serait-elle un peu vaine, en ce sens que le point de savoir si Sainte-Beuve a été « juste » ou « injuste » pour Hugo, Vigny ou tout autre dépend beaucoup de ce que chacun pense de ces auteurs, du rang où chacun les place.
Je voudrais seulement proposer à ses accusateurs, et particulièrement aux plus aigres, quelques remarques modératrices.
La première, c’est que, s’ils n’admettent pas les réserves dont le critique tempère la louange de ces grands poètes, s’ils sont blessés des malices dont il la sale, la louange n’en subsiste pas moins et n’en a pas moins, donnée surtout à de nouveaux venus qui luttaient pour la gloire, un très haut prix. D’autant que c’est par elle que Sainte-Beuve a commencé franchement, et que les réserves et malices sont venues par la suite, se mêlant d’ailleurs à une part de louange renouvelée. On pourrait extraire de ces articles un ensemble de formules de célébration si riches et si persuasives qu’un esprit qui n’aurait pas lu le tout serait confondu que leur auteur eût pu passer pour l’envieux de ceux qu’il prônait ainsi. Ces formules ont un grand mérite : elles sont vraies avec poésie. Elles ont la justesse, et, en même temps, le mystère. Elles ont, avec la plénitude et la netteté du sens, le sentiment et l’image. Pour bien louer un vrai poète, il faut être un peu poète soi-même. A mes yeux, un éloge mêlé de satire, fût-ce excessive, fût-ce inique, mais où l’on sait que l’imagination du critique a frémi au contact de l’auteur qu’il juge, est mille fois plus appréciable que le dithyrambe effréné d’un esprit plat dont le style, bien qu’exprimant des outrances, est sans frisson. C’est ce qu’on ne pourra dire d’aucune de ces études de Sainte-Beuve. Elles sont vibrantes, et, exception faite de quelques pages d’amphigouri comme il lui advenait d’en écrire vers 1830, elles ont le charme.
Une seconde remarque, c’est que Sainte-Beuve, comme critique, s’est trouvé devant une situation nouvelle, caractérisée par la place nouvelle faite à la personnalité littéraire dans la société. Chateaubriand, Lamartine, Victor Hugo ont été à leur époque des hommes, je ne dirai pas plus célèbres, mais plus importants que Molière, Corneille et Racine ne l’avaient été à la leur, et sur qui le public avait les yeux beaucoup plus tournés, comme eux-mêmes provoquaient et retenaient sous plus de faces l’attention publique.
Ils ont occupé une place, non plus brillante, mais plus émouvante, en ce sens qu’entre leurs opinions et passions personnelles et les opinions et passions du monde qui les entourait n’ont cessé de s’exercer, du moins au fort de leur gloire, les actions et les réactions les plus vives, les plus chaudes, parfois les plus orageuses. Les poètes du XVIIe siècle, qu’est-ce qu’attendaient d’eux leurs contemporains ? De belles œuvres où se goûtât la pure délectation du beau. Ils se fussent gardés de leur demander des manifestes sur les questions religieuses et politiques qui pouvaient préoccuper les esprits. Ces questions, en effet, étaient condamnées à sommeiller, sinon dans les esprits mêmes, dont personne n’est le maître, au moins dans les productions littéraires. Ils n’était permis de les agiter au dehors qu’avec une extrême prudence, la solution légitime en étant fixée par des autorités spirituelles et temporelles assez fortes, assez établies pour ne point souffrir à leur propos une trop grande animation de la controverse et pour ne tolérer à leur égard que de très calmes spéculations d’où nulle excitation pratique ne pût jaillir.
Au XIXe siècle, ces autorités sont tombées. Elles ne subsistent plus que du libre crédit que leur accorde chacun. Une moitié des Français est pour elles, une moitié contre. La lutte des partis, des doctrines, prend une place importante dans la société. Elle est activée par les mouvements sociaux qu’engendrent les revendications, les défaites, les avances, les reculs des diverses classes sociales, Entre les conceptions opposées que l’on peut se faire sur les souverains problèmes humains, sur les fondements premiers de la religion, du gouvernement, des mœurs, de l’ordre social, de la civilisation elle-même, tantôt l’une, tantôt l’autre l’emporte en prestige et en influence et exerce sur la conscience des nouvelles générations le plus d’ascendant. L’impression des événements de la veille contribue beaucoup à ces alternatives, à ces fluctuations, parfois brusques et violentes, dans le destin des idées. Car, mis à part quelques sages que l’habitude d’embrasser et de tenir sous leur regard toutes les données des problèmes préserve des impulsions variables de chaque jour, et dont les opinions ont des assises assez profondes pour ne pas demeurer sans cesse à la merci des souffles publics, il est de la faiblesse des hommes de régler l’orientation générale de leur esprit sur le jeu changeant des faits et des informations de surface plutôt que sur la marche réelle et la véritable substance des choses. Comment les poètes lyriques, êtres sensitifs et imaginatifs entre tous, ne seraient-ils pas plus sujets que d’autres aux vicissitudes de ces impressions qu’un siècle agité fait se succéder si rapidement ? Et comment l’élite que leurs chants ont émerveillée, qui a trouvé dans ces chants tant d’échos aux voix de son âme, ne s’intéresserait-elle point avec une curiosité passionnée aux sentiments, aux crises intérieures, aux successives directions morales, publiques, philosophiques de ces êtres touchés d’un rayon des dieux ? Entre les routes diverses qui la tentent et la sollicitent dans un temps héritier de tant de traditions et animé de tant d’inspirations divergentes ou contradictoires, comment ne serait-elle pas encline à leur demander, à eux dont la voix est autrement séductrice et retentissante que celle du politique ou du doctrinaire, de leur indiquer la bonne ? Le génie est chose divine. Comment ne pas espérer de lui des oracles ?
C’est ce que Platon le croyait incapable de donner ou qu’il croyait du moins très périlleux qu’on en attendît. Il distinguait entre les enchantements et la vérité. Il ne pensait pas que le don lyrique, si beau fût-il en lui-même, désignât un mortel particulièrement habile à discerner les maximes qui fondent la santé des âmes, le vrai culte de Dieu, l’équilibre et le salut de l’Etat, ni particulièrement attaché et dévoué à ces sereines et sublimes maximes une fois reconnues. Il aurait plutôt craint le contraire. Sa psychologie du poète lyrique, loin de trouver en celui-ci une disposition spéciale à l’enseignement de la sagesse et à l’héroïsme moral, le montrait plus exposé que d’autres, par son don même, aux perturbations du bon sens, aux alanguissements de l’énergie. Comme, d’autre part, les séductions capiteuses de sa nature et de ses inspirations ne le désignaient que trop à la jeunesse comme un modèle à imiter et à suivre, le philosophe voulait le chasser de sa République.
Entre ce régime d’idéale sévérité a la Platon et son extrême contraire, je veux dire la reconnaissance aux poètes d’une sorte de magistère et de sacerdoce, il y a un milieu et bien des degrés. Mais les conceptions romantiques se révélèrent vers 1830 aussi éloignées de cette sévérité que favorables à cette revendication orgueilleuse. C’est alors qu’au lieu de dire les poètes, certains s’accoutumèrent à dire : le poète, dans le sens où ils eussent dit : le pape. Et que parlé-je des conceptions ? Les temps romantiques eux-mêmes, et cela dès 1820, d’une manière plus sensible à partir de 1824, imposèrent ce rôle aux porteurs de lyre. Une société qui ne pouvait plus sentir en sa situation ni son établissement aucun élément durable, qui assistait a la lutte profonde en, sa propre conscience et dans ses propres institutions, des tendances voltairiennes et des tendances chrétiennes, de la tradition et de la révolution, du patriarcat ancien et du socialisme naissant ; et qui, ne voyant pas d’issue à ces conflits de forces égales, subissait l’obsession constante d’une inquiète interrogation sur son avenir, une telle société eût trouvé bien froid, bien indifférent à ses préoccupations le thème commun des poètes du XVIIe siècle, l’étude de l’homme universel et des passions humaines en général. Une inspiration puisée à la source de ces agitations, de ces inquiétudes pouvait seule la toucher, je dis mieux : ce n’est que puisée à cette source qu’une inspiration pouvait être vivante.
De là les grands thèmes poétiques du romantisme, et cette position, nouvelle en France, du poète parmi ses contemporains, cette extraordinaire mise en vue de sa personnalité. Anxiétés, désolations de la vieille foi chrétienne menacée ou déjà frappée par la moderne philosophie d’une blessure peut-être mortelle qui risque de ruiner, avec elle, toute l’espérance humaine ; appels ardents et timides à un Dieu nouveau qui se communiquerait à l’humanité dans le souffle naturel de son infini hors de l’appareil, aujourd’hui brisé, des révélations et des dogmes ; mélancolie et désarroi de l’homme du siècle, condamné a faire le dur chemin de la vie sans le soutien des antiques croyances et des tutélaires encadrements ; question de la France et de sa destinée, de cette destinée dont on ne sait si les prodigieux événements de la Révolution et de l’épopée impériale sont une foudre qui l’a frappée ou l’auréole d’une gloire unique qui l’a sublimée ; question du peuple, héros et maître apparent des révolutions, de son aptitude à se maintenir par la raison positive au niveau de bonté et de civilisation où l’élevaient ses anciens rêves religieux et à se conduire lui-même sans l’aide des anciennes aristocraties spirituelles ; voilà ce qu’ont chanté, agité en des sens divers, sous l’empire de passions diverses, parfois versatiles, les Lamartine, les Hugo, les Vigny, les Musset, sans oublier les Barbier et les Béranger. Qu’ils l’aient chanté avec génie et de manière à saisir l’âme des générations qui les escortaient, cela suffirait à faire de leur poésie, l’héritière vivante de la chaire sacrée veuve d’auditeurs, d’eux-mêmes, les hommes de la place publique. Nouveau Platon, mais d’autant de rudesse que l’autre avait de grâce, et manquant de fleurs à offrir à la Muse pour compenser son exil, Auguste Comte, dans son admirable chapitre sur L’Esthétique du positivisme, déplorait que ces hautes fonctions, vitales pour la cité, fussent passées aux mains des imaginatifs pour ainsi dire professionnels. Elles y étaient passées. Les poètes de génie, ces x sapeurs, comme disait George Sand dans un langage ridicule mais significatif, de l’ambulante phalange humaine », avaient contracté une immense responsabilité, étrangère à leurs prédécesseurs.
Quand on examine et pèse les reproches de Sainte-Beuve aux grands romantiques il faudrait qu’on vît bien sur quel plan, à quelle hauteur ces ^proches sont portés, et si ce ne serait pas de la façon dont ils ont soutenu cet ordre de responsabilités supérieures que, pour leur plus grand honneur, après tout, le critique leur demande compte. Mais, d’après l’idée que nous donnent d’eux-mêmes généralement (je fais quelques exceptions) les détracteurs du critique sur ce chapitre, cette question pourrait bien un peu passer leur portée. A propos de la conclusion d’une pièce des Harmonies, L’Hymne au Christ, Sainte-Beuve s’exprime ainsi :
Le poète, en finissant, s’écrie que, quoi qu’il advienne, le Dieu de son berceau sera celui de sa tombe ; et que, dût l’autel l’écraser en croulant, il embrassera la dernière colonne de ce temple où il a tant reçu et tant appris. Douloureuse parole, qui ouvre à l’âme des abîmes de pensées, et nous reporte malgré nous vers ces époques fatales des Symmaque et des Synésius.
Le reproche est assez dur. Mais il ne touche pas l’amour-propre. Il vise une sorte de fatalité triste, inhérente à la phase critique où l’humanité se trouve de son développement religieux. Le poète n’est troublé ici que parce qu’il ne dépend pas de lui de surmonter une telle fatalité.
Cependant ceux qui veulent surprendre Sainte-Beuve en délit d’envie savent-ils bien ce que c’est que Symmaque et que Synésius ?
Le grand argument de défense du critique est là, dans l’élévation, la grandeur des points de vue d’où il considère les inspirations du grand lyrisme romantique et d’où il lui adresse ses sévérités éventuelles. Chacun pourra le vérifier en relisant dans le recueil de M. Allem ces articles tant attaqués. L’ampleur et l’altitude des considérations dont ils sont remplis honorent grandement, dans l’ensemble, la poésie et les poètes à propos desquels ces considérations sont émises, et avec quel charme d’expression bien souvent ! Je n’exclus pas pour cela la part du dénigrement et des sentiments peu avouables à l’égard des gloires et des personnes. Cette part est secondaire, elle a perdu beaucoup de son intérêt. Celle de l’intelligence, celle du goût habituel pour la large et fine contemplation des horizons philosophiques, politiques et religieux et pour l’interrogation émue des plus hauts sommets poétiques est beaucoup plus grande. Lisez encore ce digne et ample prélude à une étude sur Lamartine, poète religieux :
De tous temps et même dans les âges les plus troublés, les moins assujettis à une discipline et à une croyance, il y a eu des âmes tendres, pénétrées, ferventes, ravies d’infinis désirs et ramenées par un naturel essor aux régions absolues du Vrai, de la Beauté et de l’Amour. Ce monde spirituel des vérités et des essences, dont Platon a figuré l’idée sublime aux sages de notre Occident, et dont le Christ a fait quelque chose de bon, de vivant et d’accessible à tous, ne s’est jamais depuis lors éclipsé sur notre terre : toujours, et jusque dans les tumultueux déchirements, dans la poussière des luttes humaines, quelques témoins fidèles en ont entendu l’harmonie, en ont glorifié la lumière et ont vécu en s’efforçant de le grouper. Le plus haut type, parmi ceux qui ont produit leur pensée sur ces matières divines, est assurément Dante, comme le plus édifiant parmi ceux qui ont agi d’après les divines prescriptions est saint Vincent de Paul. Pour ne parler ici que des premiers, de ceux qui ont écrit, des théologiens, théosophes, philosophes et poètes (Dante était tout cela), on vit par malheur, dans les siècles qui suivirent, un démembrement successif, un isolement des facultés et fonctions que le grand homme avait réunies en lui : et ce démembrement ne fut autre que celui du catholicisme même. La théologie cessa de tout comprendre et de plonger dans le sol immense qui la nourrissait : elle se dessécha peu à peu et ne poussa plus que des ronces. La philosophie, se séparant d’elle, s’irrita et devint un instrument ennemi, une hache de révolte contre l’arbre révéré. Les poètes et artistes, s’inspirant moins à la source de toute vie et de toute création, déchurent du premier rang où ils siégeaient dans la personne de Dante, et la plupart finirent par retomber a ce sixième degré où Platon les avait relégués au bas de l’échelle des âmes, un peu au-dessus des ouvriers et des laboureurs.
Comment exprimer avec plus de lumière et de grâce l’opposition entre l’heureux épanouissement du catholicisme au moyen âge et les conditions d’existence difficiles, dures, faites au même catholicisme par les temps modernes, par les siècles de la « philosophie » ? L’opposition est présentée du point de vue du moyen âge, mais la synthèse qui l’embrasse n’en est pas moins heureuse et profonde. M. Maritain, que j’apprécie plus comme poète de l’histoire et ardent « pêcheur d’âmes », que comme dialecticien et philosophe proprement dit a souvent rendu cette même idée qui est, pourrait-on dire, son idée centrale et de tous instants. Il ne t’a pas rendue mieux. J’admire ici je ne sais quelle légèreté dans l’ampleur et une puissance intellectuelle qui a l’air de n’y pas toucher.
Pauvre Sainte-Beuve ! Cette discrétion magnifique le desservira par le temps qui court, qui ne discerne ou soupçonne les belles trouvailles de l’esprit que si elles sont soulignées, clamées, que si quelque préciosité de tour ou quelque outrance de diction leur ôte l’air naturel, aisé, et ainsi les rend « frappantes ».
Ramener le commentaire et la critique des grands lyriques du XIXe siècle français à un délicieux ensemble de considérations aussi fines qu’élevées sur les choses divines et les plus hautes choses humaines, thème continuel de leur muse, est-ce traiter de « poésie pure », se placer, comme il convient, à un point de vue de « poésie pure » ? Je suis certain que M. Henri Brémond ne le contesterait pas. Plusieurs lui ont rendu le mauvais service de rétrécir sa doctrine à ce propos pour la tourner à l’implicite apologie de quelques poétereaux constipés, de quelques velléitaires de l’inspiration. Il n’en est pas responsable. Comment croirait-il plus que nous à la réalité d’une inspiration qui a ◀besoin▶ d’établir une sorte de service de contentieux pour prouver qu’elle est ? Ce sont les sublimes objets de la pensée humaine et de l’amour humain qui constituent la vraie poésie pure et Henri Brémond l’entend comme nous. En parlant sans cesse de ces objets, quand il parle des grands poètes du romantisme, Sainte-Beuve a, au total, fait de ceux-ci la plus belle des louanges.
IV. — Sainte-Beuve défendu
(A propos de Mes poisons)
Si j’avais pour métier, — étrange hypothèse ! — de confesser, je ne cesserais de prêcher à mes pénitents des deux sexes le contraire de l’opinion reçue et de la vérité apparente sur les difficultés respectives de l’examen de conscience et de l’aveu.
Avouer n’est rien, leur dirais-je. Quelle peine trouvez-vous à déverser dans un trou d’ombre, auquel vous n’avez pas à confier votre nom et où tout s’ensevelit pour ne jamais remonter au jour, le récit de vos plus lamentables faiblesses et de vos pires turpitudes ? Ce qui est dur, difficile, presque impossible, c’est de faire pour vous-mêmes le loyal inventaire de vos vices, de leur donner leurs vrais noms, d’arracher aux violences, aux folies, aux médiocrités, aux bassesses habituelles de votre âme, les voiles spécieux et serrés dont les tient enveloppés l’amour-propre, qui ne se gêne même pas, quand il le faut, pour leur donner couleur de vertus. Savoir ce que vous avez réellement à avouer, voilà, mes frères, le méritoire au confessionnal. Des païens, qui ne connaissaient pas le confessionnal, l’ont dit et redit mieux que moi. Si ce qui constitue avant tout la faute, c’est l’intention, les humains ne sont pas généralement dépourvus d’un certain pharisaïsme intérieur habile à travestir, à leurs propres yeux, la réelle intention d’actes ou d’habitudes qui, connus dans leur inspiration véritable, leur feraient honte, et à leur en suggérer quelque avantageuse version qui leur en attire des compliments. Prenez garde, monsieur, prenez garde, madame, que votre examen ou prétendu examen de conscience, ce ne soit cette hypocrisie du dedans, cette hypocrisie à votre propre usage, qui le conduise et l’inspire, bien plutôt qu’il ne vous serve, comme il devrait, à la démasquer.
* *
Excusez, lecteur, la pesante gravité de ce discours qui me travestit moi-même, car je ne suis curieux de confesser personne, et que j’adresse en pensée, comme on l’aura sans doute compris, non à une clientèle de voleurs et d’assassins, tout au moins de voleurs à main armée ou par effraction, mais à une clientèle d’honnêtes gens.
C’est comme un gros armement dont je m’équipe pour défendre Sainte-Beuve contre la pluie de dénigrements infamants que lui valent ses fameux « cahiers » publiés avec une préface délicate et juste de M. Victor Giraud, écrivain nullement relâché sur la morale et qui refuse néanmoins de s’associer à cette lapidation trop vertueuse. Sainte-Beuve s’y montre dur, notamment sur le chapitre des mœurs, contre certaines idoles. Il ne s’y montre pas moins dur pour lui-même. Ces idoles sont populaires. Ce sont de grosses idoles romantiques des deux sexes, qui ont, pendant les trente ou quarante années d’une carrière littéraire justement glorieuse, employé une partie de leur magnifique éloquence et de leur puissant lyrisme, à clamer à tous les carrefours la beauté de leur âme et la spéciale sublimité que revêtaient, en advenant dans leur vie, au lieu que ce fût dans celle de tout autre quelconque bourgeois ou bourgeoise, de petites histoires piquantes et ordinaires, justiciables en elles-mêmes des légères et gaies sentences de l’esprit gaulois. Or, il y a aujourd’hui, jusque dans les lettres, une vaste famille d’esprits vulgaires, de qui une beauté d’âme plus authentique, discrète et doutant profondément d’elle-même, ce qui est un signe, demeurerait éternellement inaperçue, mais qui se récrient devant celle-ci, qui fait fracas et leur est criée dans l’oreille. Ce sentiment, faute d’un plus fin, les honore.
En ce qui concerne Sainte-Beuve, on conçoit aisément leur antipathie pour cette tête trop pénétrante, pour ce proche observateur, non dupé par toutes ces fanfares et mises en scène, qui dit, autant que possible, le fait tel qu’il est, qui restitue la version naturelle, rend aux hommes et aux choses leur vraie couleur. Le service qu’il rend ainsi n’est pas moral seulement, mais aussi littéraire. Il balaie le faux, et c’est le goût vrai des choses qui est toujours le plus savoureux. La race peu attique des ennemis instinctifs de Sainte-Beuve n’est point sensible à cela. Mais c’est un redoutable piège pour elle que d’avoir maille à partir avec un homme dont la principale joie est l’intelligence, avec un moraliste qui, plaçant la vérité avant tout autre souci, non par héroïsme, mais par plaisir, ne la recherche pas moins a son propre sujet qu’au sujet de ses grands confrères en littérature et en gloire. Du fait seul qu’il n’a pas pour se peindre plus d’indulgence que pour les peindre, qu’il marque sa propre nature et sa propre personne de notes cruelles dans un autre genre, qu’il ne dissimule même pas les mouvements de joie mauvaise qu’il éprouve à y voir trop clair dans les lacunes et difformités de leurs sentiments ou de leur génie, il expose ceux qui veulent maie mort à sa mémoire à une dangereuse manœuvre qui tourne centre eux. Ces armes qu’il livre contre lui-même et dont on s’empare sont tranchantes aux deux bouts, on se blesse à la poignée. Ce qu’on jette à la face de Sainte-Beuve tourne par un côté à son honneur, et l’on montre, en s’en servant à cet usage, qu’on ne l’a point senti. Il y a quelque chose de bien sérieux dans la franchise des humiliations qu’il s’inflige avec calme en se décrivant. Tant pis pour qui ne s’en rend pas compte.
* *
« Je le sais trop, je manque de toute grandeur, je suis incapable d’aimer et de croire. Je tâche de me donner le change à moi-même par des sympathies que je me suggère et par l’intelligence rapide de toute chose. En revanche aussi, je reconnais vite toute fausse grandeur et je la hais. »
« Je manque de toute grandeur ». Fi ! le vilain ! Voyez-vous là-dessus la revanche grossière de tous les cultes incompréhensifs et outrés qu’il a voulu, soit ramener à la vraie mesure de leur dieu (mesure que, dans le cas de Victor Hugo, il fait encore, et combien justement, « immense ») soit approprier à la qualité vraie de ce dieu et nuancer selon ses attributs authentiques. Quoi d’étonnant, s’écrient tous ces lourds dévots que la nuance exaspère, qu’il ait insulté, jalousé notre dieu ! Il manquait « de toute grandeur ». Il le dit lui-même. Qui en croire, sinon lui ?
- — Oui, bonnes gens. Mais remarquez-vous en quoi il fait consister la grandeur, la seule grandeur de l’homme, et combien, à ce propos, il se montre plus difficile que vous ne vous seriez très probablement avisés de l’être ? Lui, ce merveilleux esprit, qui a tant compris, tant embrassé, tant senti ; lui, de plain-pied avec les plus hautes conquêtes de la pensée et les plus délicates jouissances de l’imagination, et dominant, de son clair regard, en dépit de plus d’une erreur, tant d’êtres et tant de choses ; lui, l’héritier complet de tant de siècles de civilisation supérieure, il ne se trouve rien de grand encore. Pourquoi ? parce que le grand, ce serait d’avoir, par-delà les lumières de cette intelligence, de cette pénétration universelle, qui, plus elle s’étend, plus elle rend malaisé d’aimer et de croire, conservé l’énergie d’aimer malgré tout et le feu de croire quand même. Amour et foi suprêmement épurés par la dissipation de tous les nuages de l’esprit, par le rejet de toutes les fables superstitieuses, et où ce serait déjà quelque chose que d’avoir désiré se hausser, ne l’eût-on pas pu, comme à ce qui donne seul à la nature humaine un prix décisif. Sainte-Beuve se peint bas. N’est-ce pas qu’il se voit et se juge d’un point de hauteur où n’accèdent pas ceux qui répandent dans les rues la nouvelle de sa bassesse contresignée de lui-même ?
Génie critique et poète, poète dans l’admirable prose de sa seconde moitié de vie, poète dans ses vers, en dépit de leur plastique trop fréquemment malheureuse, Sainte-Beuve a été, sous quelques rapports, un assez pauvre homme, une nature gâtée et qui a son secret fâcheux. Il a eu des réactions un peu laides d’envie, de haine rentrée et recuite qui le vengeaient du demi-empêchement de sa Muse et de certaines disgrâces de la nature que l’on devine, en lisant Volupté, particulièrement cruelles à un sensuel comme lui, rêvant pour son front la couronne dos belles et tendres amours. Mais il s’est connu, il s’est avoué ; et l’indélicatesse de ce qu’il fut parfois, il la compense par la délicatesse de ses examens de conscience morale et même physiologique, déclarés ou enveloppés. C’est ainsi qu’il se livre, dis-je, et qu’on profite de ses faiblesses dont, au fond, on se moque bien, puisqu’elles ne furent pénibles qu’à lui et qu’il les a emportées au tombeau, pour attaquer, écraser en lui ce qu’il eut de meilleur, de vraiment royal, ce qui est le plus haï au monde quand il n’a pas la fortune d’y être plus piotégé : la supériorité de l’esprit, sa pleine et entière liberté, sa clairvoyance aiguë, et cette fierté de tête, ce sens du pur dont il faut être nanti pour oser de scandaleuses observations comme la suivante, si caractéristique du Sainte-Beuve le plus magistral : « La plupart des hommes célèbres meurent dans un véritable état de prostitution. »
Voyez l’injustice ! Ses appréciations éparses sur Victor Hugo se résument, se composent en un jugement d’ensemble équilibré, pondéré, non moins attentif aux mérites qu’aux défauts, aux splendeurs qu’aux ombres. C’est ce qu’on ne lui pardonne pas. Mais pour un Eugène Delacroix qui ne veut voir dans les poèmes du même Hugo que « les brouillons d’un homme de génie » ; pour un Balzac qui appelle ses Burgraves « du Titien peint sur un mur de boue » ; pour un Henri Heine qui, frappé de l’insincérité de son lyrisme, le compare au diable dans les légendes de sorcellerie, « incandescent en surface, glacé en dedans », je n’aperçois pas qu’on ait jamais fait, à cause de ces sentences dures et emportées, le procès de ces grands esprits. C’est qu’ils n’ont pas eu, par ailleurs, la fragilité morale de Sainte-Beuve. Ou, s’ils l’ont eue. ils ne l’ont pas confessée. Ils n’ont pas, comme lui, donné prise.
On s’indigne de son appréciation sur Balzac. Je suis à mille lieues de m’y rallier. J’aime Balzac presque autant que Sainte-Beuve le hait. Mais je ne m’indigne pas. Je suis seulement très intéressé. Si l’on ne saurait mettre trop de vivacité à défendre un écrivain vivant et en pleine lutte que l’on croit injustement malmené, la querelle de deux grands écrivains acquis à l’immortalité l’un et l’autre n’est plus pour nous qu’une source d’instruction et d’idées. Le mal que Sainte-Beuve a dit de Balzac forme une sorte de poème critique très brillant. Il ne se justifie que pour une faible part. Il vaut comme signe de l’idéal que le critique oppose à l’œuvre balzacienne.
Sainte-Beuve manqua parfois de chevalerie. Mais, s’y connaissant bien finement en la qualité de chevalerie, il le sut. Confrères, ne faisons pas contre lui les chevaliers à trop bon marché.
V — Du nouveau sur La Nouvelle Héloïse
La publication de la Correspondance générale de J.-J. Rousseau recueillie, au prix d’un admirable labeur, par le regretté Théophile Dufour, archiviste et bibliothécaire à Genève, et léguée par lui à M. Pierre-Paul Plan, se poursuit fort activement à la librairie Armand Colin. Commencée en 1924, elle en est déjà au tome VI, où se trouvent réunies les lettres reçues ou écrites par Jean-Jacques entre février et décembre 1761. Un grand nombre de ces lettres ont trait à La Nouvelle Héloïse, qui venait de paraître. Ce sont les plus intéressantes.
Elles ont du moins cet intérêt de montrer l’immense succès qu’obtint ce roman. En elles-mêmes, la plupart sont naïves. Des lecteurs subjugués expriment à l’écrivain un sentiment d’enthousiasme, ou plutôt d’extase quasi-religieuse, que n’ombre aucune réserve : « Mme de Verdelin soutient que Julie est une femme incomparable et que vous êtes un homme divin. Ah ! Monsieur, quel ouvrage ! quel prodigieux nombre de beautés ! Amante, épouse, mère, Julie a tant d’esprit, de grâce et de raison, elle est surtout si belle qu’il faut l’adorer. » C’est un échantillon, entre vingt semblables que ce volume contient.
Parmi les admirateurs décidés, mais qui ne renoncent pas à tout esprit critique, il faut citer le pasteur Vernes. Le personnage de Volmar ne le contente pas, à cause de sa détestable philosophie : « J’avoue, mon cher Rousseau, que je ne vois aucune bonne raison qui ait pu vous déterminer à faire de l’excellent Volmar un athée déterminé ou du moins à ne l’avoir pas fait changer de système à la fin du roman. » Et Jean-Jacques de lui répondre : « Vos griefs contre Volmar me montrent que j’ai mal rempli l’objet du livre ou que vous ne l’avez pas bien saisi. Cet objet était de rapprocher les partis opposés par une estime réciproque, d’apprendre aux philosophes qu’on peut croire en Dieu sans être hypocrite, et aux croyants qu’on peut être incrédule sans être un coquin… Voilà le vrai but de mon livre. »
Que Rousseau ait, en effet, écrit Héloïse pour servir ses idées philosophiques et religieuses, on le peut encore conclure de ce qu’il répond aux demandes de retranchements ou de changements que le bienveillant censeur Malesherbes lui a fait tenir avant d’autoriser la publication de l’ouvrage.. La plupart de ces demandes visent des passages jugés offensants pour la croyance catholique. Jean-Jacques trouve qu’on en exige trop, et qu’à tant défendre la lettre, on compromet l’esprit même :
« Les catholiques qui s’obstinent à vouloir jouer à quitte ou double ont grand tort ; ils ne trouveront sûrement pas leur compte à ce marché : or, pourquoi serions-nous tenus d’avoir le même tort qu’eux ? Les réformés commencent à sentir la nécessité de sacrifier quelques branches pour conserver le tronc ; et c’est dans cet esprit que les matières théologiques sont traitées dans la Julie… je ne reconnais de doctrine hétérodoxe que celle qui n’établit pas la bonne morale, ou qui mène à la mauvaise. »
En fait, il n’y a pas d’ouvrage de Rousseau où se trouve plaidée avec plus de chaleur la cause de la religion naturelle. Les développements du Vicaire savoyard, bien que gonflés d’éloquence, ont un caractère plus philosophique.
Ici, les affirmations de la religion naturelle : Providence, justice divine, décrets absolus de la conscience morale, vie future avec ses récompenses et ses châtiments, divinité de Jésus prouvée par la sublimité de la morale de l’Evangile, s’appuient sur un argument plus sentimental. La satisfaction exaltée qu’elles apportent au bon cœur des héros et des héroïnes de Jean-Jacques, après qu’ils ont péché délicieusement, en offre à leurs yeux la preuve bien suffisante. Il y a longtemps que ces idées, si chaudes sous la plume de l’écrivain, se sont refroidies pour ses modernes lecteurs. Trop de critiques, tant du côté rationaliste que du côté chrétien, nous ont fait voir que la religion naturelle n’était qu’un christianisme privé de sa vertu spécifique, dépouillé des croyances mystiques et surnaturelles qui en font le nerf et le feu. La thèse est difficilement réfutable. J’aimerais pourtant que la dérision ne s’adressât qu’au ton déclamatoire et au pathos avec lequel Rousseau prêche ce christianisme, qui, au regard de l’intelligence, est bien faible, non pas au fond même de son sentiment, qui lui est commun avec tant de chrétiens sincères, même pratiquants, incapables de faire des phrases. Ceux-ci ne regardent pas trop à la substance des dogmes, ni à la preuve par les miracles qu’ils sentent, au moins d’instinct, dangereuse. Le fond réel et vivant de leur foi, c’est qu’il y a une puissance souveraine qui a les yeux sur l’homme, qui veille sur lui, et qui, dans le conflit universel de l’iniquité et de la justice, réserve à la justice le dernier mot. C’est beaucoup que de croire cela. Et, quoi qu’en pense chacun, il faudrait être bien peu humain pour s’en moquer. Barbey d’Aurevilly a écrit une page étincelante pour démontrer l’infamie de la religion naturelle, par le fait qu’elle était la croyance de Robespierre. De la conjonction de cette pastorale métaphysique avec le sang répandu sur l’échafaud, il tire des effets de style, comme si l’une eût fait couler l’autre. Mais ce tireur d’effets avait l’habitude d’être absurde. Et, déclamation pour déclamation, celle de Jean-Jacques est un modèle de sérieux en comparaison de la sienne. Beaucoup de braves gens, incapables de faire le moindre mal, ont cru ce que Robespierre et Rousseau croyaient.
* *
Mais si Rousseau a pu dire que l’apologie de la religion et de la morale était le but de son Héloïse, il ne l’a pu qu’après coup. C’est en cours de route qu’elle l’est devenue. L’inspiration primitive de l’œuvre a été tout autre. Le neuvième livre des Confessions nous la fait surabondamment connaître. Elle est sortie d’une débauche de rêverie amoureuse et romanesque, à laquelle Jean-Jacques s’est abandonné pendant plusieurs mois à l’âge de quarante-quatre ans, comme pour échapper à la fois au regret immense que lui cause le vide de sa vie sentimentale passée et à la certitude désespérante que les années qui lui restent ne lui apporteront point ce que sa jeunesse n’a pu avoir. Il vient de s’installer à l’Ermitage. Au seuil de cet asile champêtre, les furies de l’hypocondrie, de la persécution et de la névrose qui ne cessent de le harceler dans la grande ville, arrêtent pour un temps leur poursuite. Il pense, il se recueille, il fait retour sur lui-même : « Les souvenirs des divers temps de ma vie m’amenèrent à réfléchir sur le point où fêtais parvenu, et je me vis déjà sur le déclin de l’âge, en proie à des maux douloureux et croyant approcher du terme de ma carrière, sans avoir goûté dans sa plénitude presque aucun des plaisirs dont mon cœur était avide, sans avoir donné l’essor aux vifs sentiments que j’y sentais en réserve, sans avoir savouré, sans avoir effleuré au moins cette enivrante volupté que je sentais dans mon âme en puissance, et qui, faute d’objet, s’y trouvait toujours comprimée, sans pouvoir s’exhaler autrement que par mes soupirs. »
Disons la chose en termes simples : Jean-Jacques, à quarante-quatre ans, n’a pas encore connu l’amour. Disons-la en termes crus : Jean-Jacques, à quarante-quatre ans, n’a pas encore eu de femmes, et il n’en aura jamais. Qu’on ne l’entende pas au sens matériel, comme il y a lieu de le faire pour son compatriote Amiel, dont on nous a récemment appris qu’il n’avait perdu son innocence physique qu’à quarante ans, révélation d’où il résulte que Renan et Paul Bourget, qui ont commenté avec profondeur la philosophie de ce solitaire mélancolique, n’ont pas eu pour cela toutes les clartés utiles.
Jean-Jacques n’est pas novice à ce point. Il a eu, tout jeune, les faveurs de Mme de Warens, et il est l’amant de Thérèse. Mais Mme de Warens, dont il était le page ou le protégé, l’a initié sans ardeur, dans une pensée de démonstration, pour ainsi dire, et dans une visée d’hygiène et de confort domestique, comme elle eût fait ajouter un matelas à son lit. La bonne Thérèse est une servante, une douce bête des champs, se prêtant à son maître en toute commodité et qui n’a rien pour ouvrir le commerce des sens aux écluses de l’imagination. Aventures sans ivresse et qui n’ont pas couronné un violent désir. Le violent, le délirant désir, Jean-Jacques « né, comme il nous dit, avec un sang embrasé », l’a certes connu. Mais il lui est resté pour compte. La belle courtisane vénitienne lui a déconseillé, le voyant faire, l’usage des dames, et l’a renvoyé à l’étude des mathématiques. De la jolie Mme de Larnage, qui lui laissait entrevoir de charmants échantillons d’elle-même, il n’a su que faire. Et tant d’autres belles dames, peu farouches, que son éloquence touchait, que, mieux encore, les feux de sa célébrité éblouissaient, ont attendu un signal qu’il brûlait de donner et qui n’a pas surgi.
Dans le temps même où il soupire après ce bonheur manqué, la fortune la plus merveilleuse est à portée de sa main. Mme d’Houdetot, laissée seule par son amant Saint-Lambert, appelé aux armées, est sa voisine de campagne. Il la visite chaque jour. Il en est fou. Tel est l’émoi qui le saisit, comme il se rend auprès d’elle, qu’il en perd en route les flèches de son carquois. Mais, comme il arrive aux pieds du bastion, le bienveillant Eros en y remet de nouvelles. Et, si fort qu’il les sente se heurter et frémir, il n’en résulte rien. Notre homme n’attaque pas. La place ne se tient pas cependant sur une défensive féroce. On lui est aimable à souhait. On le cajole, on l’embrasse. On le prie de revenir. Il est vrai qu’il n’est question que de Saint-Lambert. Mais Saint-Lambert, c’est l’amour, sujet brûlant, et qui peut allumer par surprise l’incendie. L’incendie, pourtant, reste subjectif.
Quand l’amant de Mme d’Houdetot reçut dans les camps la nouvelle de ces assiduités, il en prit ombrage. Mais, revenu sur les lieux, il s’apaisa et tendit à Jean-Jacques une main amie. Celui-ci trouva du sublime dans cette action. C’était exagéré. Et l’on peut se demander s’il comprit bien la pensée de Saint-Lambert, quand on le voit s’inspirer de cet épisode pour prêter au noble et généreux M. de Volmar, devenu le mari de Julie, le désir de nouer avec Saint-Preux une loyale et mâle amitié. Cette réconciliation du mari et de l’amant, je dis mieux, cette sorte de bénédiction sacramentelle qu’une dame attachée à la paix demande à un mari grave et de moralité supérieure pour un amant de conscience plus fragile, mais délicieux, est une conception qui a fait école dans la littérature romanesque de 1830. On la voit rituellement appliquée dans les romans de George Sand : Indiana, Lelia, Jacques. Ce fut comme un dogme de la religion de l’amour romantique. Si ce dogme eut, comme nous le croyons, pour origine la bonne harmonie entre les deux amoureux de Mme d’Houdetot, l’inutile et le militaire, ce serait le cas de penser avec Renan que les religions se fondent sur des erreurs d’exégèse.
* *
Sevré de la connaissance expérimentale de l’amour par une timidité ou une gêne dont l’explication n’est peut-être pas du domaine de la littérature, le pauvre Jean-Jacques en reconstitua les délices au gré d’une imagination qui ne se refusait rien, qui mariait les incompatibles et réunissait complaisamment en un même sujet les séductions de la plus folle volupté et de la plus austère vertu.
« L’impossibilité d’atteindre aux êtres réels me jeta dans le pays des chimères ; et, ne voyant rien d’existant qui fût digne de mon délire, je le nourris dans un monde idéal, que mon imagination créatrice eut bientôt peuplé d’êtres selon mon cœur… Dans mes continuelles extases, je m’enivrais à torrents des plus délicieux sentiments qui soient jamais entrés dans un cœur d’homme. »
Chose étrange, ou plutôt trop compréhensible, que le chimérique et dangereux idéal de l’amour romantique soit sorti des rêveries de ce poète quelque peu empêché parmi les réalités de l’amour naturel !
Chose aimable aussi, que ce même empêchement ait conservé aux inventions amoureuses de ce poète malheureux, mais dont le cœur ne s’est pas raviné aux expériences réelles de la passion, je ne sais quelle douce candeur, quel mol épanouissement de bergerie printanière !
VI — Y a-t-il une « âme bretonne » ?
C’est le brillant et précieux petit livre de M. Jacques Boulenger sur Renan et ses critiques qui amène au bout de ma plume cette question. Je suis un des critiques de Renan. M. Boulenger m’accorde, à ce titre, une belle place dont je suis infiniment honoré. L’esprit dans lequel j’ai peint ce grand maître, étudié les problèmes généraux que pose son œuvre, ne paraît pas lui avoir déplu. Sur un point seulement, il me désapprouve et me combat. Et c’est un point que j’ai fort à cœur. La position que j’y ai prise peut, j’en conviens, sembler téméraire. Pourtant, si mon aimable contradicteur la harcèle dangereusement, je ne crois pas qu’il l’entame. Il s’agit d’un portrait des Bretons, d’une psychologie de peuples bretons d’après la littérature et l’histoire, qui occupe le premier chapitre de mon ouvrage1. Selon Jacques Boulenger, ce portrait est faux ; cette psychologie est arbitraire.
Sa critique, dont on sait l’agrément et l’érudition, aurait ici plus de poids, et je m’y montrerais plus docile, si elle n’était pas toute négative, et si, m’ayant remontré mon erreur, elle me mettait sur le chemin de la vérité. Pourquoi, à un portrait qu’on prétend fait de chic, ne pas opposer au moins une esquisse plus ressemblante au modèle et ne pas dresser, contre mes faux Bretons, de vrais Bretons ? Ma peinture en triptyque des trois grands Bretons du XIXe siècle : Chateaubriand, Lamennais, Renan, leur prête un certain nombre de traits communs dont mon contradicteur reconnaît la vérité. Mais ces traits, qui caractérisent, selon moi, la nature morale bretonne ou celtique, n’ont à ses yeux, qu’une qualité plus banale : ils sont « romantiques ». Terme si connu qu’il se croit dispensé, même en vue de cette application particulière, d’en développer le sens, et que, lorsqu’il a dit a romantique », il a tout dit.
Cette explication ou définition, si elle voulait se substituer à la mienne, en serait d’autant plus embarrassée que ce qu’elle peut avoir de juste, la mienne l’inclut Le romantisme, ai-je dit, est inné à la nature du Celte. Des caractères que tout le monde comprend sous le nom de romantisme, plusieurs essentiels distinguent le Celte. S’il y a une opposition générale entre l’esprit romantique et la discipline gréco-latine de l’homme, notamment en ce qui touche à la conception des droits de l’individu, un peuple réfractaire à l’ordre romain, comme furent les Celtes inassimilés, était romantique par destination. Tout le romantisme littéraire du XIXe siècle français procède de Chateaubriand, dont j’ai écrit qu’il n’avait pas eu ◀besoin d’aller puiser en Germanie ou en Scandinavie des imaginations et des sentiments qui avaient jailli de son propre fond.
Il est vrai qu’à voir les arguments dont Jacques Boulenger se sert contre moi, je me demande s’il n’en a pas moins à mes résultats qu’à mon entreprise elle-même, et si, dans le fond, ce n’est pas mon sujet qui le met en méfiance plus encore que la manière dont je l’ai traité. J’ai essayé de fixer l’image psychologique d’une des populations qui sont entrées au cours de l’histoire, dans le grand composé français. Ce que j’ai fait pour les Bretons, j’aurais pu le faire pour les Gascons, les Provençaux, les Normands, les peuples de l’Ile-de-France. Ce genre de tableaux, procédant nécessairement par généralisations et synthèses, prête toujours à une infinité d’objections de détail ; un chartiste aussi remarquable que l’est Jacques Boulenger ne manquera pas de textes qui paraissent, dans tous les cas, mettre le peintre en défaut. Que j’attribue aux Gascons, en général, une souplesse d’esprit qui les préserve invinciblement du fanatisme, il trouvera bien à m’opposer des Gascons qui ont parlé et agi en fanatiques pendant les guerres de religion. Cela n’empêchera pas ma description d’être vraie dans l’ensemble, d’exprimer une disposition réelle, habituelle, dominante des êtres, de reposer sur la subtile, mais efficace parenté d’esprit qui existe entre un Montaigne, un Fénelon et un Montesquieu, de rendre le type commun et familier que ces grands hommes nous offrent en son efflorescence supérieure et animée de génie. Mais ce sera affaire d’imagination plutôt que d’érudition que d’apprécier, de sentir cette vérité à la fois profonde et mouvante, tout comme ç’a été affaire d’imagination plus que de compulsation, que de la saisir et de l’établir. On est trop porté à se représenter l’imagination comme la faculté de l’irréel. Elle n’est pas moins la faculté du vrai. Elle ne vaut pas moins pour reconstituer, d’après des indices extérieurs dont pas un d’ailleurs ne doit être négligé, une réalité qui se cache, que pour composer du fictif.
Ce que j’aurais dû faire, s’eût été d’avertir le lecteur et de lui dire : « Tous les chapitres de cet ouvrage sont composés d’après les bonnes règles de la méthode historique et critique qui veut que chaque assertion puisse être textuellement justifiée, — mais à l’exception d’un seul : celui des Bretons. Celui-ci est le produit d’une faculté imaginative longuement nourrie de la lecture des vieux romans bretons du moyen âge (que Jacques Boulenger dit n’être bretons que dans la mesure où le Cid est espagnol), de l’étude des grands écrivains bretons du XIXe siècle, de mille impressions et observations recueillies au cours de voyages répétés et de flâneries ardentes dans tous les chemins et ports de Bretagne, de Saint-Brieuc à la pointe du Raz, de Vitré au Huelgoat et à Carbaix, de Perros-Guirec aux îles du Morbihan. J’ai laissé agir sur moi les événements, les figures, les créations du monde breton présent et passé. Après quoi, voulant évoquer l’âme commune, la liaison et la continuité intérieure, le principe d’unité morale de ce monde vaste et mystérieux, je me suis replié sur toutes ces impressions et j’ai rêvé. Il n’y avait pas prise à une méthode plus « scientifique ». Elle m’aurait donné moins de vérité.
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Mon grand document, mon grand excitant dans cette recherche, ç’a été d’ailleurs Renan lui-même. Ce périple, à son propos, dans la Bretagne des vieux âges et la Bretagne moderne ne tient pas, de ma part, à une méthode générale et pour tous les cas. Si j’avais à étudier Stendhal, Auguste Comte, je parlerais du Dauphiné, du Languedoc, mais avec sobriété. De beaucoup, je n’y insisterais pas autant J’ai trouvé chez ce Renan des particularités étranges, nouvelles dans notre littérature, qui sont d’ailleurs le secret de son charme et qui m’ont paru tenir à la race : cette alliance de la pensée la plus froide, la plus nette, la plus tranchante avec l’irrésistible penchant au mysticisme et au rêve ; cette ferme raison allant avec l’impressionnabilité la plus subtile et parfois la moins mesurée ; dans le style, ce mélange d’un classicisme profond, d’une latinité limpide avec les mouvements, les fuites les plus capricieuses et les plus enveloppées de l’idée.
Jacques Boulenger voit les choses plus simplement Il apprécie comme moi l’admirable intelligence de Renan, l’ampleur, la liberté de cette intelligence, éclairant de ses feux tous les éléments des problèmes religieux, politiques, sociaux avec lesquels la civilisation contemporaine se trouve aux prises. Il se délecte de cette réunion, vraiment sans exemple, dans l’auteur des Origines du Christianisme, d’un poète et d’un érudit Mais il ne veut pas entendre parler d’impressionnabilité, de « flottement », ni de rien de tel. On croirait, par instants, à le lire que Renan a été une nature toute rationnelle à la Descartes.
Le mot de « flottement » n’est pas de moi. Il exprime quelque chose de trop mou pour s’appliquer à cette nature insinuante, mais forte, et dont le fond est moins de douceur que d’âpreté. J’ai plutôt évoqué d’ardents caprices, de puissantes sautes de vent. En quoi je ne me suis nullement contredit II n’y a pas, chez un penseur, même lucide et vigoureux comme celui-ci, que la pensée. Il y a la volonté, le sentiment, ’les dispositions morales et affectives. Jacques Boulenger nous proposera-t-il comme un modèle de stabilité sous ce rapport l’écrivain qui a commencé par l’optimisme inouï de l’Avenir de la Science, pour finir par le pessimisme presque nihiliste des merveilleux Drames philosophiques ? l’écrivain qui, par son emballement incroyable pour l’Allemagne, emballement inspiré, non par une idée fausse, comme le veut mon critique, mais par une idée très outrée, a préparé de ses propres mains pour l’année 1870 une débâcle d’enthousiasme dont il a été permis au Dr Strauss de sourire ? Jacques Boulenger me reproche d’opposer à la grave et substantielle idée de Dieu que respirent les premiers écrits de Renan la relative frivolité du « riche écrin de synonymes » dont il s’est flatté sur le tard d’avoir augmenté et relevé cette idée. Renan veut dire, m’explique-t-il, qu’il a élargi la notion de Dieu qui ne saurait jamais l’être trop. Oh ! j’avais bien prévu cette explication. Mais, pour moi, la notion intellectuelle, théorique de Dieu, que Renan l’ait embellie ou gâtée, représente bien peu de chose, tant je vois depuis des siècles, philosophes et théologiens s’évertuer vainement à lui donner, à force de superlatifs, un corps saisissable. Pour moi, la réelle idée de Dieu, c’est le plus ou moins de foi, foi en nous, foi en la valeur de la vie et de l’œuvre humaine, que notre âme trouve dans son fond à opposer aux mille motifs que le spectacle de l’humanité et de l’existence, telles qu’elles sont, pourrait nous fournir de nous asseoir au bord du chemin, de ne chercher que notre divertissement éphémère, de nous désintéresser de tout. Des synonymes métaphysiques, même nouveaux, n’ont rien qui puisse raviver cette foi. Et il me semble que ces synonymes se moquent un peu du monde, en particulier de la part d’un homme qui a su, d’autres fois, tout prendre passionnément et même fanatiquement au sérieux.
Il y a du breton là-dedans, me suis-je dit. C’est de là que je suis parti pour mon enquête.
* *
Les historiens de notre littérature nous donnent le plus souvent de la France une idée trop simple. Au point de vue politique et administratif, il n’y a qu’une France. Au point de vue littéraire, il y en a plusieurs (et c’est la richesse morale de notre nation) qui ont successivement tenu la scène historique et se sont tour à tour exprimées par la voix de nos grands orateurs et de nos grands poètes. C’est, au XVIe siècle, la France des pays de Loire avec Ronsard et la Pléiade. C’est au XVIIe, la France de l’Ile-de-France, de la Champagne, de la Normandie et de la Bourgogne avec Corneille, Molière, Racine, La Fontaine, Bossuet. Au XVIIIe, c’est principalement Paris, avec Voltaire. Au XIXe siècle, nos provinces périphériques prennent dans ce domaine plus d’importance que par le passé, et, au premier rang, la Bretagne qui, après s’être tue depuis les origines de notre littérature moderne, produis coup sur coup, Chateaubriand, Lamennais, Renan.
Ces variétés demandent, une considération attentive dans l’étude de nos rapports littéraires avec les autres nations. L’esprit français est un par l’unité de la langue et de la forme, par la commune culture classique. Il est multiple par les inspirations que lui apporte la variété de nos races et de nos terroirs et qui ménagent de toutes parts autant de transitions entre notre vieux fond gaulois et les génies étrangers.
VII — Un « plagiat » de Lamartine
Si aucun détail littéraire susceptible d’illustrer l’art et les secrets de composition des plus grands poètes n’est indifférent, voici une petite curiosité qu’on me saura gré de recueillir après l’avoir découverte. J’écris, sans m’enfler, ce mot qui pourrait être trouvé présomptueux. Des découvertes de cette force, tout le monde peut en faire en fréquentant assidûment la Bibliothèque nationale.
Les fervents admirateurs de la poésie de Mistral ont lu et relu le superbe article que Lamartine consacra, en 1857, dans son Cours familier de littérature, au poème, nouvellement paru, de Mireille, et qui porta d’un seul coup le jeune poète provençal, inconnu la veille, sur les sommets de la gloire. Ces pages sont un ruissellement de poésie. Jamais la draperie divinement négligée de la prose lamartinienne n’ondula avec une grâce plus majestueuse et ne jeta de plus doux rayons. La perle du morceau, c’est une magnifique et suave image dont se couronne un large développement sur le génie inné de la poésie mistralienne, génie tout grec, tout antique, sans intention imitative aucune, par le pur don de la nature et du ciel. C’est la Grèce même, transportée par miracle aux rives de Provence :
On dirait que, pendant la nuit, une île de l’Archipel, une flottante Delos, s’est détachée d’un groupe d’îles grecques ou ioniennes et qu’elle est venue sans bruit s’annexer au continent de la Provence embaumée, apportant avec elle un de ces chantres divins de la famille des Mélésigènes.
Si je disais qu’il n’y avait qu’un Lamartine pour trouver cela, quel homme de goût ne m’approuverait ? Quoi de plus lamartinien ?
Hé bien ! ce n’est pas Lamartine qui l’a trouvé ; il l’a pris à un autre. A quelqu’un de ses pairs sans doute, pour la richesse de l’imagination et le sens de la beauté ? À Chénier ? à Chateaubriand ? à Byron ? à Goethe ? Vous n’y êtes pas ! C’est à Marchàngy, l’auteur de la Gaule poétique ou L’Histoire de France considérée dans ses rapports avec la Poésie, l’Eloquence et les Beaux-Arts, Marchangy, le plus illustre représentant du génie troubadour et sujet de pendule au XIXe siècle ; Marchangy, l’élève aimable et léché de Chateaubriand, qui a édulcoré et vernissé le pittoresque, souvent artificiel, mais âpre, chargé, tendu des Martyrs, afin de le rendre digestible aux dames et aux demoiselles de la bourgeoisie provinciale ; Marchangy, qui a mis le romantisme historique et la couleur locale en bonbons pour les collèges et pensionnats pieux.
Au tome premier de la Gaule poétique, Marchangy raconte l’installation de la colonie phocéenne à Marseille. Ce sujet l’inspire. Il n’y a pas d’endroit de son livre où son goût des élégances pittoresques se trémousse plus. La belle France, la belle Grèce qui viennent au-devant l’une de l’autre ! La rudesse des circonstances, les difficultés de la mer, les peines du commerce naissant, les combats continuels avec les populations environnantes, il n’y pense point. Il peint l’événement de la même touche enjouée dont il peindrait l’arrivée d’une ambassade de Périclès
à la cour de Louis XIV. Il écrit :
Notre histoire fut donc ainsi marquée du sceau de l’antiquité, et dans son premier blason, on voit les lauriers du Méandre et les myrtes de Gnide s’enlacer à la verveine de Velléda et au gui religieux des druides… La vierge de l’Ionie allant chercher la fraîcheur du bain a déposé son voile sur les humbles marguerites qui bordent nos fontaines, et nos modestes saules ont prêté à sa nudité pudique l’abri que lui offraient les lentisques au bord de l’Hermus ; on eût dit qu’une des îles de la Grèce, qu’une Cyclade flottante, qu’une autre Delos détachée de sa base et chargée de ses cités, de ses édifices, de ses bocages, de ses pénates et de ses citoyens se fût arrêtée toute parfumée dans un des golfes de notre patrie.
La Gaule poétique a paru en 1813, quatre ans après les Martyrs, en huit volumes. De 1813 à 1826, date de la mort de l’auteur, elle n’a pas eu l’époque, une grande popularité. Lamartine l’a lue dans son adolescence. Trente ans plus tard, il avait encore ce passage dans sa mémoire.
Si sa copie est admirable, ce n’est pas précisément pour ce qu’elle apporte de concision et de sobriété relative au modèle un peu diffus. La phrase de Marchangy, quoique molle et « flottante », n’est pas trop mal balancée, après tout. Seulement l’image, chez Marchangy, est en l’air ; elle n’a aucun rapport raisonnable avec l’objet auquel elle s’applique ; aucune idée ne la soutient. Chez Lamartine, elle est merveilleusement appropriée à l’objet. Il est ridicule de comparer un exode d’exilés, de réfugiés ou de colonisateurs que mille labeurs attendent, à une île bienheureuse qui serait miraculeusement transportée à travers l’espace. Pour caractériser une inspiration poétique qui traverse les âges et se pose fraîche et brillante encore comme au premier jour dans l’âme vierge d’un lointain descendant, la comparaison convient à ravir.
Deuxième partie — Questions du jour
I — Mélisande convertie ou la philosophie expliquée aux dames par Julien Benda
Il y avait une fois un prédicateur très goûté des dames. Suaves et flatteuses étaient donc ses homélies ? Non pas ; mais, au contraire, fort rudes et même féroces. C’est aussi un moyen de plaire, et non le moins sûr. Chacune peut s’excepter en personne des dures vérités adressées à son sexe en général et y reconnaître tout le portrait de la voisine. Mais s’appliquât-on honnêtement ces véhémences tombées de haut, qu’elles n’en feraient pas moins un certain plaisir.
Ce prédicateur dirigeait aussi les consciences. Il avait des pénitentes qui, la première fois, ne l’abordaient qu’en tremblant « Qu’est-ce que je vais prendre ? » se demandaient-elles en substance. Ô surprise ! elles ne prenaient que des douceurs. Douceurs saines, relevées sans doute des franchises les plus clairvoyantes et les plus vives, mais les enrobant si joliment que celles-ci avaient l’air d’une attention et d’une amabilité de plus. Sur le front du directeur, la grâce touchante du sujet individuel faisait naître un sourire qui tempérait l’habituelle et insondable sévérité de son regard sur l’espèce. Il ne montrait pas d’un doigt rigide à cet aimable sujet le pic redoutable de la vertu en lui enjoignant impérieusement d’y grimper. Il y mettait des ménagements. Il abaissait son bras vers les molles prairies du péché où la brebis s’égarait et, sans violence, la reconduisait, docile, aux chastes hauteurs de la sagesse. L’ascension était aussi agréable que salutaire. Quelques-unes ne demandaient qu’à la recommencer.
Mon prédicateur est une allégorie. Il figure un personnage aussi laïque qu’il soit possible, et qui prêche aux dames (pas à elles seules d’ailleurs) non la vertu, mais la raison, sa cousine : M. Julien Benda. M. Benda prêche la raison avec des arguments qui entrent si au vif des péchés spéciaux que notre époque commet contre elle, qu’ils en paraissent tout neufs. Il met dans cette apologie tant de libre génie et d’originalité que par lui la raison même revêt les attraits de hardiesse et d’impertinence que notre frivolité serait encline à n’accorder qu’à une déraison spirituelle. Sermonnaire impitoyable, il a écrit ce fameux Belphégor qui eut tant de succès il y a quelques années, et qui est un des livres durables de notre temps. Directeur plein d’une grâce et d’une indulgence qui ne coûtent rien à sa fermeté, il vient de nous donner les Lettres à Mélisande. Dans Belphégor, il écrase nos plus élégantes contemporaines sous les preuves de la corruption que leur influence a introduite dans les lettres, les arts, et jusque dans la métaphysique d’aujourd’hui, en y faisant prédominer ce goût exclusif de l’émotion et cette antipathie pour la pensée qui paraissent distinguer la nature féminine livrée à soi. Dans les Lettres à Mélisande il se met au service de ces pécheresses de naissance et s’offre à les conduire par la main jusqu’à la philosophie. La route qu’il leur ménage vers ce terme sévère est si bien fleurie qu’il n’y a pas à douter que beaucoup la suivent. Et même, si agréables et si piquantes sont les démonstrations de M. Benda à Mélisande qu’il faut peut-être craindre que Mélisande, instruite par lui, recommence à faire exprès des raisonnements faux pour la joie exquise de s’entendre encore une fois expliquer la règle, avec ces jolies façons, dans ce style d’or.
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Belphégor, dont je ne veux ici qu’effleurer la pensée profonde, se donne pour un « essai sur l’esthétique de la présente société française ». L’auteur accuse cette société de se complaire à une fondamentale aberration de jugement et de goût, qui est la négation même de l’art, et dont l’influence, enveloppant de plus en plus les artistes, ne saurait que vicier leur génie et en gâter les fruits jusqu’au cœur. Cette aberration consiste à livrer à la seule sensibilité la souveraineté du domaine esthétique, à considérer que l’ait, tant du côté de l’artiste qui crée, que du côté du lecteur, spectateur ou auditeur qui cherche plaisir à ses ouvrages, ne doit, s’il est fidèle à son nom et à s& nature, se nourrir que d’émotion, être qu’émotion. L’intelligence, la pensée n’auraient aucune part dans une inspiration poétique vraie, laquelle serait pur frisson instinctif. Elle n’en aurait aucune à la jouissance de l’amateur, jouissance qu’il ne trouverait qu’à revivre ce même frisson et à s’en laisser traverser. Tout au plus en aurait-elle une, mais toute secondaire, serve et mécanique, à l’exécution. Et encore ! On veut, nous dit M. Benda, que l’ait soit, non une expression ou une interprétation des choses, mais « une union mystique avec l’essence des choses », sans vue ni lumières sur elles ; car les voir et lire en elles, l’esprit ne le pourrait, sans se tenir à quelque distance d’elles et les dominer ; il n’y serait donc pas uni, il ne se perdrait pas en leur sein obscur. Ce principe, si principe il y a, ne peut aller sans « la proscription de la netteté en art » puisqu’il n’y a de netteté que par l’intellection. Il entraîne le « culte de l’indistinct », qui est, en effet, le plus florissant, et, qui le croirait, le plus intolérant des cultes esthétiques à la dernière mode. Il tend à n’accorder d’intérêt pour le poète, d’intérêt pour l’expression artistique qu’aux états psychiques individuels, de préférence inconscients, et à leurs fugaces nuances. Il dénie implicitement toute séduction inspiratrice, toute exaltante splendeur au général et à l’universel, qui paraissaient cependant avoir été jusqu’ici le pain des grands inspirés. Il étend son empire jusqu’à la critique, la science, la philosophie, elles-mêmes, qu’on veut non éclairantes, mais, a tout prix, émouvantes. C’est le « panlyrisme ». Les joies de la contemplation intellectuelle, la beauté de l’ordre comme ordre, voilà ce dont on ne veut plus entendre parler. Cela donne mal aux nerfs.
Belphégor analyse supérieurement le mécanisme, la genèse, l’invasion de cette conception aussi infatuée que barbare. Il la poursuit et la vitriole jusqu’en ses prétextes les plus spécieux. Sous cette idolâtrie de la sensibilité, il n’a pas de peine à reconnaître l’involontaire aveu d’épuisement et de bassesse d’une sensibilité appauvrie, qui se dérobe farouchement au contact des clartés de la pensée parce que ce qu’elle a de chétif, d’impuissant, d’égoïste, d’inférieur aux grandes choses à sentir, aux richesses de la vie, aux tumultes abondants de l’histoire, aux magnificences et aux drames de la nature, en serait cruellement percé et mis à jour. Certes, dirait M. Benda, il n’y a pas d’inspiration artistique sans de grands mouvements sensitifs ; les âmes des artistes créateurs furent toujours des âmes révolutionnées. Mais ces mouvements supposent entre l’âme et les choses un large commerce qui ne peut être précisément procuré à l’âme que par l’étendue des visions de l’intelligence. Et la « création » ne commence que par l’acte propre de l’intelligence et de la volonté pour s’emparer de ces mouvements jaillissants, les observer, les étudier comme s’ils étaient d’un autre, calculer froidement les moyens de les rendre sans les refroidir, les amener, sans les diminuer, à cette expression fixée, générale, objective, humaine qui en fera désormais le bien de tous les esprits et dans la production de laquelle le tourment de l’artiste, en quelque sorte délivré de lui-même, s’apaisera.
* *
Attachant trop de prix à l’être féminin pour être galant (du moins comme philosophe), M. Benda lui faisait son procès. Il imputait à l’empire excessif que la femme s’est acquis sur notre société et nos mœurs l’avènement et la faveur de cet émotionnisme universel, la propagation de cette perversion molle et subtile qui ne va qu’à l’énervement de toute virilité mentale.
Mais comme le fabuliste, il connaissait, lui aussi, « bon nombre d’hommes qui sont femmes » dans cette question. Et au fond, c’est contre ceux-ci que portaient le plus vertement ses coups. Si les femmes qui sont femmes lui paraissaient affectées, dans la partie la plus en vue de l’élite sociale de nos jours, de certaines dispositions intellectuelles délétères, on s’apercevrait que leur cas n’était pas à ses yeux aussi détestable ni aussi désespéré que celui de leurs congénères masculins. Il se souvenait que les illustres salons d’autrefois, si importants dans l’histoire de nos lettres, ont connu la présidence de femmes qui, de la reine Marguerite de Valois et Mlle de Rambouillet, aux grandes bourgeoises encyclopédistes du XVIIIe siècle, furent des modèles de rectitude et de santé d’esprit, de goût généreux et franc, et contre qui l’immortelle satire de Molière, qui trouverait aujourd’hui tant de lamentables applications, ne porte point. Pourquoi l’espèce n’en saurait-elle renaître ? Si la France est toujours la France, si la vie de société, émergeant de son éclipse actuelle, doit continuer à y exercer sur les mœurs l’influence qu’elle posséda toujours, on ne pourra se passer du concours féminin pour corriger les mœurs. Une saine manière de penser sur les choses d’intérêt et de goût commun, l’amour du bon sens et l’horreur de ce qui n’en a pas font partie des mœurs. Et rien ne favorise cette assiette du jugement, rien surtout ne la conserve à celles qui naturellement la possèdent et ne défend des vertigineuses tentations du snobisme et de l’abracadabra la périssable solidité de leur charmante cervelle, comme de n’être pas demeurées absolument étrangères, dans leur éducation, à tout exercice rationnel de la pensée. C’est sans doute ce qui a touché M. Benda. Et c’est pourquoi il s’est fait avec autant de mesure et de tact que de précision le maître de philosophie de Mélisande. Il n’a cure qu’elle garde éternellement en mémoire la doctrine des universaux et l’exacte définition de l’empirisme. Mais la petite peine qu’elle aura dû se donner pour entendre ces abstractions lui aura fait prendre la salutaire habitude d’une certaine liaison entre les idées et d’une sage méfiance de celles qui ne se lient pas.
Ces leçons forment un livre délicieux qui a pour précédent dans notre littérature les Entretiens sur la pluralité des mondes, de Fontenelle, et qui évoque la merveilleuse fable dédiée à Mme de La Sablière, où La Fontaine, non content de mettre en pièces avec une maîtrise légère l’automatisme des bêtes, selon Descartes, propose sur la nature de l’âme animale une théorie dont le ravissant langage n’exclut pas la remarquable pertinence philosophique. Au milieu de mille flatteries malignes et de paternelles agaceries à son élève, M. Benda trouve moyen de lui expliquer, avec une force et une propriété d’expression étonnantes les grands problèmes de la philosophie. Tout y est, et le livre est mince ! C’est une prodigieuse réussite, spirituelle et pleine de charme. Mélisande a trop de naturel et de bon instinct pour que le spectacle de la sempiternelle querelle et de l’incessant retour des systèmes la conduise au scepticisme moral. M. Benda excellerait à la détourner de cette conclusion. Mais il lui a ouvert des perspectives aussi claires qu’agréables sur le grand paysage des doctrines et des connaissances humaines. Désormais elle ne prendra pas une souris pour une montagne. Si quelque jour, dans son salon, un poète lit des vers libres, il lui suffira de se référer au « principe de contradiction » que son bon maître lui a recommandé entre tous, pour concevoir que des vers qui sont libres ne sont pas des vers. Elle saura le sens des mots qu’elle emploie et n’emploiera pas ceux qu’elle n’entend point, elle aura l’esprit réservé et prudent, elle ne vivra pas dans l’angoisse de n’être pas à la page, elle goûtera aux vieux livres autant qu’aux nouveaux, les faux génies perdront leurs frais avec elle, elle verra clair dans leurs augustes ténèbres.
II — Allons-nous à un « nouveau Moyen Age » ?
Ce livre, rude et pénible à lire, traduit du russe en français après avoir été pensé en allemand par un Russe, vaut la peine d’être lu. L’idée qui le remplit a des apparences d’archaïsme insensé. Pourtant elle s’accorde par quelque côté aux préoccupations morales de ceux qui sentent et comprennent notre temps et cherchent à le définir sans convention. C’est un réquisitoire contre la civilisation moderne et une apologie de la civilisation médiévale, d’où suit le conseil de chercher le remède à la crise qui tourmente la civilisation moderne épuisée, dans un retour aux principes de la civilisation médiévale. Il y a la toute une philosophie de l’histoire, apocalyptique et réaliste à la fois, qui voisine avec les conceptions de notre école néo-thomiste et fait penser plus encore à Joseph de Maistre, auquel d’ailleurs l’auteur se réfère.
Selon M. Berdaieff, la Renaissance du XVIe siècle a été le point de départ d’un grand égarement de l’esprit humain qui a commencé alors à « se séparer de Dieu ». Poussé à l’orgueil par la multiplication de ses connaissances spéciales et matérielles, il s’est rendu oublieux des connaissances mystiques et intérieures qu’il tenait, non de son propre fond, mais des communications ou impressions de la Divinité elle-même, et qui avaient jusque-là éclairé pour lui le sommet de toutes les choses. Il a répudié les lumières de Platon et celles du christianisme. Il n’a voulu rien admettre de transcendant et de préalablement donné d’en haut, qui fût comme l’étoile directrice de ses recherches. Pour comprendre le monde et établir les justes institutions de l’humanité, il a prétendu se fier exclusivement aux données du rationalisme expérimental. Il a prétendu expliquer la nature par la nature. Ceci le condamnait, dans l’ordre théorique et intellectuel, a la dispersion indéfinie des idées et lui interdisait l’accès des hauteurs d’où peut s’embrasser l’ensemble du monde et de l’homme, s’en établir une synthèse « authentique ». Dans l’ordre pratique, cet abaissement général de ses perspectives devait avoir pour logique et nécessaire résultat le matérialisme. L’invasion du matérialisme dans les institutions sociales et politiques et dans les relations des peuples est la suprême calamité des temps modernes.
Elle est la cause directe des épouvantables épreuves qui ont frappé l’Europe et spécialement la Russie, patrie de Nicolas Berdaïeff. Mais, c’est de la Russie elle-même que nous viendra, selon lui, le salut Tombée aux abîmes du matérialisme bolcheviste, elle y puisera la force de remonter jusqu’à l’air pur des horizons spirituels et des vues divines, parce que, n’ayant point participé au mouvement de la Renaissance, elle n’a ni l’esprit opprimé par son rationalisme craintif et paralysant, ni l’âme alourdie par son « humanisme » anti-humain. Ses ailes sont nouées, mais elle les a conservées.
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J’essaie de résumer, M. Berdaïeff, en lui laissant son vague, auquel je préférerais du précis, mais qui n’est pas non plus du vide. Je n’approuve pas son jugement sur l’esprit de la Renaissance qui n’a nullement été un esprit d’orgueil. Il y a eu alors des hommes sans réflexion pour s’enfler et se bouffir à la vue du prodigieux et rapide accroissement des connaissances humaines suscité par la conjonction de plusieurs heureuses fortunes, telles que l’invention de l’imprimerie et de la lunette astronomique, la découverte du Nouveau-Monde et celle des manuscrits et monuments de l’ancienne Grèce. C’étaient hommes de second ordre qui n’ont participé d’eux-mêmes ni aux conquêtes du savoir, ni aux créations de l’art d’où cette époque tire sa magnificence. Le génie, la vraie supériorité ne sont jamais orgueilleux. La simplicité est leur marque. Les grands créateurs de la Renaissance, Copernic, Léonard de Vinci, Michel-Ange, Galilée, Descartes ont pu écraser de hautaines rebuffades la sottise et la routine qui se mettaient sur leur route. Dans le for intérieur, ils ont porté dans la recherche du vrai et du beau autant de candeur et d’oubli d’eux-mêmes que les grands philosophes scolastiques et que les grands artisans de nos cathédrales. Rien de plus antipathique et de plus mesquin que l’entreprise de les diffamer.
Je ne crois pas davantage que cette brusque augmentation du savoir humain ait eu pour conséquence nécessaire l’éclipsé de l’idée religieuse, prise en ce qu’elle a de général. Celui qui a un esprit naturellement religieux, qui croit voir rayonner sur la face de l’univers les feux d’une beauté et d’une bonté suprêmes dont l’univers serait l’œuvre, comment serait-il contrarié dans cette disposition par une connaissance plus étendue et plus riche des choses créées ? C’est de nouveaux sujets d’adorer qu’il y doit trouver, au contraire, de nouvelles terrasses, si j’ose dire, d’où regarder les lueurs de l’infini.
Pour ce qui est du christianisme dogmatique, avec ses croyances positives, est-il vrai que le mouvement de la Renaissance ait eu pour lui des conséquences destructives spéciales ? Les faits nous fournissent la réponse la plus simple. L’incrédulité rationaliste a préexisté à la Renaissance. Elle s’est affirmée pendant tous les siècles du moyen âge, non chez des individus isolés, mais dans des écoles entières, telles que l’école averroïste. La prudence et la réserve relatives que la crainte du bûcher imposait alors à ses expressions n’en diminuaient pas la portée de fond pour qui savait et voulait comprendre. D’ailleurs, le bûcher s’allumait souvent. Si, au XVIe siècle, à la faveur des luttes de la Réforme, elle parut avec un peu plus d’audace, ce ne fut que pour un temps. Le XVIIe siècle jusqu’en sa dernière période la refoula, la châtia avec autant de force que le XIIIe siècle. Ce fut seulement vers la fin de ce siècle, grâce à la liberté de la librairie, que le protestantisme avait fait naître en Hollande et en Angleterre, qu’elle leva franchement la tête, acquit une puissance extraordinaire de propagande, entraîna une grande partie de l’élite intellectuelle, devint un grand fait social. C’est à cette époque, c’est au XVIIIe siècle que les formules un peu nébuleuses, mais significatives, de M. Berdaïeff sur « l’humanité qui se sépare de Dieu » pourraient s’appliquer avec quelque précision.
Encore sa généralisation se heurterait-elle au fait de la réaction religieuse si ample, si abondante en œuvres littéraires et effets publics, que le XIXe siècle n’a cessé de poursuivre dans toute l’Europe contre la philosophie irréligieuse du XVIIIe. Au total, la synthèse historique de M. Berdaïeff renferme beaucoup d’arbitraire et ne doit qu’au tour apocalyptique de ses formules, le peu de consistance apparente qu’elle peut offrir.
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Et cependant, cette synthèse correspond à une réalité que l’auteur russe a puissamment sentie d’instinct, à ce qu’il me semble, plutôt qu’il ne s’en est rendu compte à la réflexion, ce qui l’a empêché de la bien traduire. Je lui reprocherais d’avoir porté sur un mal réel, dont il n’appartiendrait pas à un esprit vulgaire d’éprouver l’alarme, un diagnostic faux.
Les tendances religieuses de l’humanité souffrent aujourd’hui d’une compression redoutable qui menace la civilisation de désordres et de cataclysmes. Cette compression a pour cause ce que j’appellerai l’invasion des masses dans tous les domaines, poids étouffant sous lequel l’esprit halète et se sent de plus en plus gêné pour développer sa vie propre et conserver son élan. Enveloppée, écrasée d’un monde de lourds nuages, l’alouette intérieure n’ose plus percer jusqu’aux régions élevées et lumineuses où elle respire. Elle n’en sait plus la direction. Elle s’étiole.
Masse des faits expérimentaux et des théories de détail dans les sciences physiques, déjouant tout essai de constitution d’une métaphysique de la nature consonante à nos connaissances. — Masse des informations sur l’humanité, sur ses variétés infinies dans le temps et dans l’espace, sur le sort ruineux de ce qu’elle paraît avoir édifié de plus beau dans le passé, d’où résulte une difficulté de se diriger et d’opter, une timidité critique dans le choix des principes de civilisation et des disciplines de pensée convenables au siècle qui vient. — Masse des hommes dans la société, masse des peuples dans la mêlée internationale, opposant une immense couche inerte et décourageante à la pénétration de toute parole et de toute idée qui n’aille pas dans le sens du moindre effort, mais tende au réveil d’une foi humaine.
Devant cette menace d’écrasement du spirituel par le matériel, il y a deux attitudes à prendre.
L’attitude rétrograde dont Joseph de Maistre a donné en son temps l’exemple le plus illustre. Elle consiste à se replacer en idée dans une époque où la science était beaucoup moins encombrée de faits, où chaque partie de l’humanité ne connaissait qu’elle-même et une courte portion de l’histoire, où des nations beaucoup moins peuplées se prêtaient plus facilement à la formation d’une aristocratie ou oligarchie permanente et héréditaire, où le monde en un mot était moins grand et moins tumultueux. Les synthèses, institutions, règles d’action de cette époque, plus arbitrairement imaginée et reconstituée d’ailleurs que représentée dans ses traits réels, sont donnés comme la vérité absolue et éternelle qui suffit à tout et où il faut intégralement revenir. C’est un aveu d’impuissance, voilé sous des paroles de condamnation et de déclaration de guerre.
L’attitude progressive, qui est tout opposée à celle-là, et qui voit dans cette accumulation de matière, non un obstacle invincible à l’exercice efficace de la pensée, mais un excitant pour elle à tirer de soi de nouvelles ressources, à perfectionner son activité et son art, afin de se rendre peu à peu ces masses maniables et de les dominer avec une aisance digne de l’ancien esprit hellénique. C’est ce qu’elle a fait, depuis les origines de la civilisation, chaque fois qu’elle s’est trouvée devant la tâche de digérer, si j’ose ainsi dire, et d’élucider un nouvel apport confus d’expériences physiques ou sociales. Et c’est ce qu’en aucun cas elle n’a pu d’ailleurs utilement entreprendre, sans y employer les leçons et les acquisitions du passé. C’est à quoi elle doit s’appliquer aujourd’hui, dans des conditions rendues, il est vrai, singulièrement difficiles par l’énormité du faix qui l’opprime. C’est dans cette voie, c’est au cours et au prix de ce travail que la partie spirituelle de l’homme se retrouvera, se reconquerra elle-même, et avec elle-même, selon le vœu de M. Berdaïeff, ce contact divin qu’elle semble avoir perdu.
III — Laïcité et humanité
M. Max Frantel, rédacteur à Comœdia, est un charmant jeune homme et un journaliste plein d’esprit. M’ayant interviewé sur le sujet du romantisme, il a rapporté fidèlement mes propos. Mais, comme il ne leur a point, sans doute, trouvé assez de piquant, il y en a adjoint d’autres, qui lui auraient été tenus, prétend-il, par certain fantastique personnage, rencontré à deux pas de ma demeure, et qui se serait présenté à lui comme mon « démon familier ». Ce démon, qui prétend savoir mieux que moi ce que je pense, a la manie de l’exprimer par ellipses. Tour bien bizarre chez le soi-disant interprète d’un vieil universitaire, qui aurait plutôt par métier le goût excessif des explications. Il me fait lancer sur toutes questions de péremptoires oracles. Ces oracles sont à grand effet. Mais je voudrais bien, au risque d’en éteindre un peu l’effet, y introduire quelques distinguo négligés par ce bizarre sosie. Je le voudrais pour l’un d’eux tout au moins, touchant à une question qui est sérieuse, bien que le nom seul en exhale déjà de l’ennui : la « laïcité ». « Nous ne croyons plus, heureusement, m’a fait prononcer mon démon, à cette contrefaçon de doctrine, la laïcité, forme périmée de l’intellectualité misérable de la troisième République ! » Distinguo, monsieur le démon, distinguo !
« Laïcité » est vite dit. Mais, dans le mauvais français d’aujourd’hui, ce mot a deux ou trois significations fort différentes. Laquelle est ici en question ?
Si « laïcité » s’applique à la condition purement civile d’un Etat émancipé de la tutelle ou du contrôle de toute autorité religieuse particulière, je suis laïque autant qu’on peut l’être. Je respecte la conception opposée de l’Eglise. Mais ses partisans eux-mêmes doivent reconnaître que, en pratique, dans l’Etat moderne, cette entière indépendance du pouvoir civil est notamment la garantie la plus nécessaire de la liberté de conscience et de la paix religieuse entre citoyens.
Si laïcité signifie, de la part de l’Etat, un parti, une attitude de combat plus ou moins dissimulé, de dédain plus ou moins avoué à l’égard des confessions religieuses en général, ou de telle confession religieuse spécialement, alors je ne suis plus laïque du tout, je suis antilaïque. L’Etat est, par vocation, le protecteur, l’ami de toutes les forces, de toutes les influences morales susceptibles de fonder ou de favoriser la moralité de l’individu, l’ordre de la famille, les rapports de justice, d’équité et de bienveillance entre les citoyens. La religion est une de ces forces, de ces influences. Pour qui ne borne pas ses regards à une élite assez peu nombreuse, mais les étend à la masse de la société, il ne s’en est pas vu encore d’aussi puissante que la religion. Encore ne veux-je pas dire qu’une élite tout à fait dépourvue de sentiment religieux ne le fût point par là même de quelque chose d’humain.
Ou bien, il faudrait que M. Léon Blum, qui déclarait un jour que le socialisme collectiviste international ne saurait avoir de haine contre l’Eglise, puisqu’il entreprend sur d’autres bases une tâche d’organisation humaine universelle analogue à celle que l’Eglise a poursuivie pendant des siècles, et à quoi elle ne suffit plus, il faudrait, dis-je, que M. Léon Blum nous démontrât qu’il y a parité de niveau moral et que le socialisme collectiviste n’est pas matérialiste avant tout, incapable de dépasser le matérialisme.
* *
« Laïcité » se prend encore en un troisième sens, voisin d’ailleurs du second.
Nous vivons, dans l’ordre primaire, sous un régime de liberté relative d’enseignement, dont je n’examinerai pas s’il ne pourrait être avantageusement élargi. Mais dans ses écoles, à lui, l’Etat républicain a voulu offrir, en outre des connaissances usuelles, une doctrine morale complète, capable de suffire à l’éducation de l’homme. Cela lui est-il possible sans violer sa neutralité ? Professer que la morale peut s’établir sans aucun concours du sentiment religieux, ou bien encore qu’on peut mener une vie pleinement humaine par la seule moralité, sans lever les yeux plus haut que la terre, sans aucune part faite aux préoccupations transcendantales, n’est-ce pas là infliger à la religion une immense dépréciation aux yeux de tout un pays ? Un philosophe, un écrivain, ne disposant que du pouvoir de l’idée, a tout le droit de soutenir publiquement cette thèse. L’Etat, avec sa puissance matérielle, dont la seule présence a quelque chose de contraignant, malgré qu’il en ait, possède-t-il un tel droit ?
Aux débuts de l’école laïque, on inscrivit dans ses programmes l’idée de Dieu et des devoirs envers Dieu, facteur commun des confessions chrétiennes et de la religion judaïque. C’était une base possible de paix entre le curé et l’instituteur, celui-ci s’en tenant à la notion de Dieu, considéré comme source et règle suprême de tout bien, celui-là y ajoutant les supposés particuliers de la religion touchant les actes de Dieu dans l’humanité et le salut éternel des individus. L’instituteur laissait une place possible à l’enseignement confessionnel, il ne lui coupait pas ses racines. Cet article n’a jamais été effacé du programme. En fait, il a disparu, parce qu’il y a eu un moment où les nouvelles générations de maîtres primaires n’ont plus pu, dans l’immense majorité, professer sincèrement l’idée de Dieu, gagnées qu’elles étaient à des philosophies qui l’excluent. Ainsi, ce problème des problèmes, qui a troublé, qui a jeté dans des abîmes de méditation tous les grands penseurs qu’une foi dogmatique ne fixait point, et jusqu’à Voltaire lui-même, ce problème qui a soulevé d’une émotion sacrée un Goethe, un Lamartine, tous les grands poètes modernes, et auquel ces beaux génies ont répondu par une affirmation qu’ils craignaient seulement de trop limiter par les mots humains, il s’est formé une espèce de concert entre un grand nombre de ces braves gens du primaire, hommes de demi-éducation et de trop courte expérience intellectuelle, exagérément frappés des dernières nouvelles de Hœckel ou de Letourneau, pour le trancher par la négation autoritaire ou par le silence. La roue des idées tourne cependant. S’ils étaient maintenant en retard !
Cette disparition de Dieu a rendu désespérant à réaliser le tacite concordat moral, le contact d’humanité qui devrait s’établir entre le curé et l’instituteur laïque, libres l’un de l’autre. Elle a intérieurement attristé l’école laïque elle-même. Avec le soleil de l’idée divine, soleil qui n’entrait d’ailleurs dans cette école que pâli aux verres gris et opaques de Kant, s’en sont allés tous ses rayons, et surtout le plus doux : la poésie, plus nécessaire, en un sens, que la morale elle-même. L’héroïsme légendaire et ses beaux récits se sont vus expulsés au nom de la conception scientifique de l’histoire, confondue avec la pauvreté et la platitude. Un rationalisme indigent, un faux utilitarisme qui condamne au dessèchement ou à la torpeur les hautes cordes de l’âme, se sont de plus en plus emparés de la doctrine éducative inculquée aux jeunes pédagogues primaires. Le communisme, où vont beaucoup d’entre eux, n’est souvent que la réclamation aveugle d’un idéalisme auquel ne s’est offerte qu’une maigre et insipide nourriture spirituelle. C’est là une des choses dont j’ai vu le plus s’étonner des étrangers sympathiques à notre pays. Toute question confessionnelle mise de côté, mais non d’ailleurs tout esprit religieux, et au simple point de vue d’humanisme général qui est celui adopté ici, ils sont surpris que le riche et heureux génie de la vieille France, sa merveilleuse humeur ne se reflètent que si pauvrement dans les inspirations officielles de son éducation populaire.
Voilà, peu s’en faut, ce que mon « démon » voulait dire.
IV — Joseph Delteil a-t-il insulté Jeanne d’Arc ?
J’ai rencontré un instituteur primaire, de mes amis. Il tenait à la main la Jeanne d’Arc de Joseph Delteil. Il m’a dit : C’est magnifique ! J’en ai lu bien des pages à mes élèves. Ils ont été transportés. Je ne me souviens que d’un morceau littéraire qui les ait enthousiasmés à ce point : la tirade de Metternich sur le chapeau de Napoléon, dans l’Aiglon de Rostand.
Ce ne sont point des critiques littéraires négligeables que les enfants. Oh ! s’il ne s’agissait que d’une « histoire » qu’on leur conte, leur sentiment pourrait bien n’offrir aucun intérêt Le récit policier est sans rival auprès d’eux. Mais l’« histoire », ici, n’était pas en cause. Ils la connaissaient. Ils l’avaient ânonnée. Ce dont on les régalait, c’était des beautés dont un littérateur expert en style vient, après bien d’autres, de s’appliquer à relever cette histoire et à la décorer à son tour. Descriptions, tableaux, scènes, dialogues, traits de couleur et de verve, fusées et expressions d’éloquence, voilà ce qui les avait ravis. De la littérature, quoi ! Des gamins, à qui on eût bien vainement fait entendre, non seulement de l’Eschyle ou du Racine, mais même du Michelet, les voilà saisis, enchantés par du Delteil et par du Rostand.
Je le dis sans ironie et tout à l’honneur de Rostand et de Delteil. Il faut un génie particulier pour toucher et enchanter avec de la littérature les enfants, et, ce qui revient à peu près au même, le peuple. Génie de grosse et brillante matérialisation dans l’expression, d’extrême simplification dans le fond moral et humain, de vive et ronde générosité dans l’inspiration. Le génie même qui a produit ses monuments énormes et superbes dans Notre-Dame de Paris et les Misérables, de Victor Hugo.
Que Joseph Delteil ait sa place élue et définitive parmi les inspirés de cette forte Muse aux gros bras, il serait téméraire de l’affirmer sur la foi de ce seul livre dont la truculence n’est pas toujours sans affectation. Pourtant, ce que ce livre a de bon et de sympathique me paraît bien de cette veine. Et les titres des ouvrages futurs que le jeune auteur nous annonce seraient bien faits pour nous confirmer dans notre prévision et notre espérance. Nous aurons une Vie d’Adam, où Delteil, qui « croit être aujourd’hui le seul homme capable de comprendre Jeanne d’Arc », se certifiera sans doute le seul capable de comprendre le premier homme ; une Vie d’Eve, où les hanches et le poitrail fleurissant de notre première mère seront un peu là, et où le biographe lui dédiera le juste los d’avoir été, malgré le serpent, celle de toutes ses pareilles qui se crut le moins obligée de chercher midi à quatorze heures (il est vrai qu’il n’y avait encore qu’un homme) ; une Vie de Napoléon, où nous le verrons gagner d’une seule haleine toutes les batailles de l’empereur ; une Histoire de la Révolution française, une Histoire générale de la femme, d’Eve à nos jours, enfin La Nature (roman) et La Vie (roman). L’Histoire de la Révolution et L’Histoire générale de la femme seront écrites dans l’espace d’une seule année : 1928.
Ce sera bien rapide. Et je ne sais si le jeune Hugo lui-même composa avec cette formidable célérité son Bug-Jargal et son Han d’Islande, qui n’embrassaient pas ces prodigieuses matières. Au fait, le résultat seul comptera. Que ce résultat soit hilarant, rutilant, endiablé, torrentiel au possible ; qu’il nous exhibe, dans le plus haut relief, d’une part l’enlumineur riche et truculent, d’autre part le Gaudissart de haut goût que Delteil se montre aux plus sympathiques pages de sa Jeanne d’Arc, c’est là ce que nous souhaitons. Les nourrissons de mon régent y trouveront leur joie, sans que les délicats manquent, pour cela, d’y trouver leur compte. Je n’attends pas de cet auteur une littérature « intérieure ».
Cependant il y a mesure à tout. Si la vocation de bolide que Joseph Delteil prétend être la sienne et que nous sommes loin de lui dénier, est réellement forte et spontanée, si elle ne se ramène pas à une attitude pure et à une gesticulation de théâtre, elle pourrait, sans rompre pour cela sa force et son élan, s’exercer avec quelques précautions et égards de plus qu’elle n’a fait en cette bruyante Jeanne d’Arc. Une sorte d’impulsivité sacrée est, selon notre auteur, la loi des grands hommes, « Pascal, Danton, Nietzsche, Joseph Delteil ». Une voix leur crie : « Va ! Va ! Va ! » Soit. Mais cette voix impérative leur interdit-elle pour autant de jeter un coup d’œil sur le terrain, et, s’il s’agit de création littéraire, de regarder au moins aux gros éléments et aux convenances criantes du sujet ? S’ils ne pouvaient « aller » qu’à ce prix, leurs voyages ne seraient pas sans péril.
* *
Certains se sont montrés fort durs pour ce livre. Ils ont été jusqu’à y trouver de l’« ignoble ». Je proteste. Les images inutilement grossières qu’on y peut relever ne choquent que littérairement. Le sentiment n’a rien de malsain. Et comment oublier, à cause de ces seuls excès, tant de descriptions, de narrations d’un éclat plaisant, d’une poésie sincère et vigoureuse, d’une verve cordiale qui épouse les plus jolis mouvements de l’âme ?
Pas davantage ne me récrierai-je aux fabuleux anachronismes où M. Delteil se complaît. Sa Jeanne réclame du « pinard ». Les hommes entonnent la Marseillaise. Jeanne fait coller aux murs d’Orléans la proclamation textuelle de Galliéni aux Parisiens. Tout ça n’est pas très fort, si vous voulez. Ça n’est pas ridicule. C’est du Delteil. J’avoue n’y pas faire la petite bouche, non plus que je ne la fais aux gros calembours, qui m’ont toujours délecté.
Ce dont je me plaindrais, mais en y mettant quelque réserve, c’est que M. Delteil ait un peu insisté sur ce que j’appellerais les effluves sexuels de Jeanne et les troubles qu’en éprouvent, soit le dauphin, soit les jeunes hommes élégants ou rudes avec qui elle est en perpétuel contact à la cour et dans les camps. C’est aussi qu’il lui ait prêté à elle-même, en qui il voit avant tout, non sans raison, une saine fille des champs, des frémissements, des alanguissements de chair, vite domptés d’ailleurs par la fierté de l’esprit et le sens, sitôt alerté, de sa divine mission. L’accuser de n’avoir pas traité chastement son sujet ni respecté assez la pureté réelle et légendaire de l’héroïne serait inique. Il a voulu être naturel et vrai. Et je préfère en cela son intention aux fadeurs de cette littérature hagiographique qui croit mieux honorer ses héros en supprimant en eux tous les mouvements de la nature. Le résultat de ces fausses pudeurs, c’est l’art de la rue Saint-Sulpice ; c’est ces saints et ces saintes, non en chair, mais en cire, dont l’emphatique et vide louange ressassée par de pieux rhéteurs a fait périr d’ennui notre enfance ; c’est cette Jeanne d’Arc en cotte bleu ciel et cuirassée de papier d’argent d’où toute vie, toute sève s’est retirée. Que Delteil se soit écarté avec horreur de ces sentiers de mort et d’édifiante niaiserie, qu’il ait cherché à nous donner une Jeanne bien vivante et de plein jet, combien je l’en loue ! Ma crainte, c’est que les moyens dont il s’est servi ne soient un peu trop simples, trop élémentaires, trop physiques, parfois même trop triviaux, même pour un art dont la destination serait délibérément populaire. Notamment, je suis très net sur ce point que, dans une interprétation morale ou poétique vraie de notre héroïne et de son destin, la considération de la femme, au point de vue sensuel, ne mérite aucune part. Je ne le dis pas dans un esprit d’idéalisation conventionnelle, mais de vérité. Ce thème, si discrètement qu’on le touche, mène vite à la vulgarité, qui, en art, n’est jamais la vérité, et qui ne l’est ni ne peut l’être historiquement non plus, quand il s’agit de Jeanne d’Arc.
Jeanne n’a pas vingt-cinq ans, ni vingt-deux. Elle en a dix-huit. A cet âge, et déjà bien avant cet âge, la femme peut être éveillée chez la vierge, et même fort éveillée. Question de tempérament, question d’éducation, de mœurs, de milieu. Elle ne l’est pas toujours. Elle ne l’est certes pas nécessairement. Ce qu’on a laissé dormir dort encore. Ce qu’on a bercé d’une autre chanson se berce encore d’autres rêves. Il est vrai que toutes les chansons sont d’amour ; et tous les rêves.
Mais pour une fillette de cet âge, dont les sens jouissent de la quiétude, il est des amours, des rêves célestes qui la charment et la tiennent entièrement Jeanne adolescente a été exceptionnellement pieuse sans sottise, toutes ses compagnes, tous ses compagnons d’enfance en témoignent au procès de réhabilitation. Les seuls enchantements qu’elle ait connus et qui aient orienté l’essor de ses désirs, sont ceux de la merveilleuse chanson chrétienne. Ils lui sont familiers. Saint Michel, sainte Catherine, sainte Marguerite sont ses amis. Quoi d’étonnant qu’ils la visitent, comme elle garde ses bêtes. Je m’étonne de ne pas voir parmi eux le roi David. Comment, dotée de ces délicieuses visions, serait-elle troublée par un beau gars qui la serre d’un peu près ? Mais elle n’est pas une visionnaire dans la vie ; l’audacieux ne s’y reprendrait pas à deux fois. Jeanne dans son village, et à la veille de monter à cheval, c’est une « enfant de Marie » qui effraye peut-être les bonnes sœurs avec ses idées et les bouscule de ses vertes reparties, mais la perle de la congrégation. Sainte-Beuve, dans un admirable aperçu, indique comment un grand artiste qui s’attacherait à l’entreprise de la ressusciter par la poésie devrait accorder cette divine enfance d’une âme toute mystique avec cette verdeur et ce primesaut rustique du tempérament, avec cette acuité naïve de l’esprit.
Les concupiscences du Dauphin, des capitaines à l’égard de sa personne ne me paraissent pas vraisemblables, si belle qu’elle pût être. La religion et, ce qui est plus puissant encore^ la superstition la protégeaient contre leurs mauvaises pensées. Cela me paraît d’une évidente psychologie. Quand elle arriva à Chinon, on se demanda si ce n’était pas une diablesse. De nobles matrones furent commises pour vérifier son pucelage, et tout fut dit. Elle fut désormais « la Pucelle ». Nul n’eût osé y toucher.
* *
L’erreur de M. Delteil, ce serait d’avoir fait beaucoup trop petite part à l’élément religieux dans lequel baigne toute l’histoire de Jeanne et sans lequel elle ne s’expliquerait pas, quelque idée que chacun se fasse d’ailleurs, à un point de vue philosophique et général, de la nature et des sources de cet élément lui-même. Cette part, rien ne le porte à la nier. Mais il la présente sous des formes vraiment trop épaisses, quand, par exemple, interprétant les pensées de Jeanne, qui vient de recevoir la communion et de déjeuner avec appétit, il lui fait associer dans une même énumération ces trois sources de santé : « Bien communier, bien manger et bien boire. » Fi !
Je n’insiste pas sur ces réserves. Il y aurait naïveté à les justifier plus avant. La Jeanne d’Arc de M. Delteil est d’inspiration fort subjective. Sous le portrait un peu lourd et court de l’héroïne nationale, le jeune écrivain enveloppe, sans grand artifice d’ailleurs, le manifeste tout personnel d’un certain idéal de santé morale dont il y a avant tout du bien à dire et à souhaiter qu’il soit partagé par beaucoup d’hommes de son âge. On observera seulement que cette santé plairait davantage encore si elle avait la grâce de s’ignorer un peu plus, de ne pas exhiber le biceps et de ne pas médire, comme elle le fait, des complexités de l’intelligence, qui sont elles-mêmes nécessaires à la santé de l’homme civilisé.
Par ailleurs, M. Delteil nous donne une série bien ordonnée de vignettes, enluminures et tableaux d’histoire où passe le souffle même de son généreux idéal et où éclate un talent original, animé, gracieux, fastueux dont nous attendons avec amitié les fruits prochains.
Troisième partie — Questions d’art poétique
I — Moussorgsky et l’art « populaire »
Entre les compositeurs modernes de la Russie, Moussorgsky nous apparaît le plus marqué du caractère national. Ses grands émules, les Balakirew, les Borodine, les Rimsky-Korsakof, ont exprimé avec une poésie souvent magique la sensibilité et l’imagination de leur peuple. Mais cette muse ne les a pas constamment inspirés. Ils lui ont été parfois infidèles. Ces Russes ont eu leurs jours de germanisme. Ce n’étaient pas leurs meilleurs jours. Si les arts ne vivent que de spontanéité, de sincérité sensitive, cela est surtout vrai de la musique, celui de tous qui tient du plus près au tempérament et aux nerfs. Le musicien qui n’est pas de son terroir n’est qu’un rhéteur. Il n’y en a pas de plus sûre preuve que la chute réservée aux plus grands, quand fantaisie leur prend de chanter en langue étrangère. Schumann a écrit quelques lieds sur le rythme du boléro, qui sont pitoyables ; c’est une terrible entreprise pour un Teuton, même doué de ce génie, que de vouloir jouer de la guitare, « Wagner, disait à un compositeur français l’Allemand Richard Strauss, vous a fait plus de mal que de bien. » C’est la vérité même. Les Français qui ont imité Wagner lui ont pris la lourdeur et la surcharge de sa pâte musicale ; ils ne lui ont pas emprunté aussi aisément le secret des éclairs qui la traversent, des énergies qui la soulèvent et la font tourbillonner au soleil. Il valait mieux pour nos Russes livrer leur âme aux voix de la steppe que de la lier au mol empire des parfaites élégances de Mendelssohn. Mais s’il arrivait qu’ils retombassent en Mendelssohn, rien n’était plus digne d’indulgence. La musique de la steppe, ils venaient de la découvrir. Leur école nationale était née de la veille. Elle n’avait pu constituer pleinement le style et 1er cadres d’expression de son génie ; elle n’avait pu mettre au service de ce génie les formes, les disciplines grâce auxquelles il se fût répandu sans déchet en toutes sortes de compositions. Naïfs et raffinés de sensibilité à la fois, ces musiciens, avec leur parti de ne plus ouvrir leur cœur qu’aux chants de la terre russe, s’étaient placés dans la condition artistique des primitifs, tandis que, autour d’eux, l’art musical européen avait atteint depuis longtemps le plus haut degré de perfection technique, la plus éblouissante richesse et sûreté de moyens. Cet art avait pénétré chez eux. Il y était installé. La Russie était comme une colonie musicale de l’Allemagne, de l’Italie, de la France, mais de l’Allemagne surtout. Le fameux groupe des Cinq avait proclamé l’affranchissement national, le retour de la musique russe aux sources russes. Ce superbe programme n’avait pu s’exécuter d’un coup. Et l’on comprend que la facture étrangère, véhicule inévitable de la pensée étrangère, reprît, par places, ses droits ou ses faux droits, lorsqu’il s’agissait de mettre sur pied des symphonies, des opéras, des œuvres de musique de chambre capables de lutter de prestige avec les plus célèbres ouvrages du dehors. S’il y eut cependant un des maîtres du groupe sur qui cette influence demeura sans prise et dont l’émancipation fut complète, ce fut Moussorgsky. On peut l’expliquer par la supériorité de force et de sève de son génie. Il n’est pas interdit de penser que les imperfections de la culture musicale rude et sommaire qui le distingue de ses compagnons, curieux de s’approprier toutes les ressources de l’écriture, sont pour quelque chose dans ce résultat.
La récente apparition de son chef-d’œuvre, Boris Godounow, sur la scène de l’Opéra remet en pleine lumière la figure de cet artiste profond et étrange. — Loin de moi l’intention de l’étudier en quelques pages. Nous avons sur Moussorgsky deux très estimables ouvrages biographiques et analytiques, l’un de M. Pierre d’Alheim, l’autre de M. Calcovoressi, et un aperçu de Camille Bellaigue, d’une poésie pénétrante. J’y renvoie le lecteur curieux du sujet. On ne trouvera ici que quelques notes et réflexions, sans aucune visée didactique, sur le maître russe.
* *
La formation de l’école nationale de musique russe au beau milieu du XIXe siècle n’intéresse pas seulement l’histoire de l’art. Elle constitue un fait significatif de l’histoire des peuples. Il faut la comprendre comme un cas particulier du risorgimento européen. Elle procède de ce mouvement général d’imagination qui, chez la plupart des peuples de l’Europe, a rendu aux antiquités nationales oubliées un auguste et mystérieux prestige. Partout, à partir de 1820 environ, les érudits, les poètes, les artistes ont entrepris d’exhumer et de remettre en honneur les plus vieilles créations épiques, lyriques, religieuses ou législatives de leur race ou de leur pays. Cette entreprise a varié d’ardeur, selon qu’elle s’inspirait, comme chez nous, d’une curiosité purement artistique et littéraire, ou bien qu’elle était excitée, comme en Allemagne, en Pologne, en Roumanie, en Grèce par des visées d’essor politique, par des rêves de conquête ou d’indépendance. En Russie, la politique n’y fut pour rien. Le tsar n’avait pas de sujets plus soumis, ni le système politique européen de participants plus dociles que ces poètes et ces musiciens, qui cherchèrent dans les légendes et les coutumes du sol russe, dans ses plus anciens chants la matière d’une inspiration originale et rafraîchie. Il importe cependant, pour les comprendre, de les rattacher à l’influence générale qui les porta de ce côté et de saisir dans leur archaïsme novateur l’un des nombreux fruits, et non le moins heureux, d’une graine alors éparse dans l’atmosphère du monde. Au regard de l’historien, les restaurateurs de la muse « populaire » russe sont les cousins slaves du latin Mistral relevant dans le même temps la muse provençale.
Une illusion, un mythe, que la froide critique peut dévoiler, sans que la sensibilité refuse d’en goûter, à l’occasion, la vertu inspiratrice, a joué dans l’œuvre de ces chercheurs de sources un rôle important : l’illusion, le mythe du « populaire ». On s’est enthousiasmé à l’idée que l’on retrouvait, par-delà les productions chères à des époques d’un goût trop aristocratique et trop policé, une littérature et un art qui, nés du « peuple » et pour le « peuple », devaient être baignés d’une humanité plus profonde. Aujourd’hui, dans le domaine littéraire du moins, personne n’est plus dupe de cette fable nuageuse. On sait fort bien que l’idée d’un poème, d’un récit organisé qui aurait pour auteur, non un individu, mais une collectivité anonyme, est une chimère cornue, ou plutôt casquée, forgée sans désintéressement par le cerveau germanique qui se réservait d’en tirer maintes argumentations en faveur de la supériorité des Allemands sur les autres peuples et des bienfaits inhérents à leur hégémonie éventuelle. Le poème le plus fruste, la narration la plus naïve a eu un auteur particulier, qui s’appelait Pierre ou Paul, un professionnel qui a probablement fait de son mieux dans les cadres de l’art littéraire de son temps. Il est vrai que la qualité de « populaire » se justifierait encore, en ce sens même, par rapport à un art dont le peuple (entendez la classe ignorante, non cultivée) aurait été, sinon l’auteur, au moins le destinataire spécial. Dans cet art, fait pour lui, nous respirerions son âme vierge et pure. Cela n’a pas plus de raison. Il a pu y avoir à toute époque des ouvrages qui cherchaient leur clientèle dans la partie ignorante de la société, comme il y a aujourd’hui des feuilletons écrits pour les midinettes et les concierges. Ce qu’il est permis d’assurer, c’est que c’étaient productions de l’ordre le plus bas, caractérisées par une grossière invention matérielle, sans imagination ni pensée.
Mais quoi ! me dit-on, voulez-vous nier l’évidence d’un siècle de découvertes ? Que faites-vous des innombrables et merveilleuses trouvailles de ces investigateurs que l’on a vus pendant de longues années du XIXe siècle, en France et partout, cueillir sur les lèvres des gens de campagne les trésors souvent ravissants du folklore poétique et mélodique, trésors complètement inconnus des classes instruites et que ces pèlerins leur ont rapportés et remis sous les yeux, comme des fleurs du matin, humides et brillantes de rosée ?
Certes, ces trésors étaient des trésors, et j’en sais le prix. Mais, sans être un savant en folklorisme, je sais fort bien d’où ils viennent. Et c’est une vieille paysanne dont les récits charmaient mon enfance qui m’en a instruit sans s’en douter.
Cette aimable femme, qui n’avait pas appris à lire, me racontait l’histoire des Quatre fils Aymon. Les épisodes d’amour et de bataille où s’étaient illustrés ces quatre jeunes gens étaient nombreux dans sa bonne mémoire, pas assez pour que mon imagination enchantée ne l’obligeât d’en recommencer indéfiniment le conte. Un jour je découvris la source d’où elle le tenait par intermédiaire. Je trouvai à la foire, perdu parmi les articles d’épicerie et les ustensiles de ménage qu’étalait un colporteur, un petit livre imprimé avec des têtes de clous, qui portait ce titre : Histoire des Quatre fils Aymon. Je me rappelle l’avoir acheté pour quatre sous. Quelques années après, ayant passé mon baccalauréat, je suivais à la Faculté des Lettres de Toulouse un cours sur la littérature du Moyen Age. Quelle ne fut pas ma surprise d’entendre le professeur refaire les récits de ma bonne femme dans un langage sobre et châtié, qui m’était moins agréable que son vocero coupé de dolentes exclamations ! Il analysait les romans de chevalerie. Et il remarquait que ces romans, dont l’affabulation nous fait l’effet de contes de nourrice, d’ailleurs délicieux en mille endroits, étaient lus par les belles dames des XIIe, XIIIe, XIVe siècles avec la même ferveur que ceux de Balzac ou d’Octave Feuillet par les belles dames du XIXe. Il ajoutait que la Renaissance introduisit dans la société élégante de l’Europe, avec un développement intellectuel nouveau, le goût de fictions moins naïves et qu’il se trouva deux grands moqueurs, Cervantès et l’Arioste, pour porter à ce genre de romanesque le coup décisif. Le moment vint où ceux et celles qui s’en délectaient encore n’osaient plus l’avouer. Bientôt cette littérature ne trouva plus d’acquéreurs distingués. Elle devint matière d’exploitation pour l’imprimerie à bon marché, qui la dépeça et remplit de ses récits mutilés de petits volumes de colportage destinés aux gens de la campagne. C’est ainsi que, des cours et des châteaux qui en avaient fait la première fortune, elle passa dans le commerce du peuple. Nul doute d’ailleurs qu’elle n’y ait acquis, en circulant, un parfum de poésie nouvelle.
Je vois à cette expérience de mes jeunes années une signification assez générale, et, sans me donner pour clerc en la matière, j’oserai avancer que les fables du folklore, loin d’offrir un produit d’origine populaire, sont les débris d’une littérature de fiction dont se délectait la haute société européenne aux derniers siècles du Moyen Age. L’imagination des conteurs de village, en étant devenue maîtresse, a pu d’ailleurs y ajouter de charmants ornements, et quelques absurdités de plus.
Ce qui est vrai des fables est vrai des chansons. Il n’y a pas de chansons populaires au sens propre du mot. Les chansons populaires de nos jours (En r’v’nant de la Revue, Madelon et autres) sont de la mélodie facile (dans le pire sens du mot) que sa facilité, son rythme de marche, quelque heureuse conjonction de circonstances fixent promptement dans la mémoire du peuple de Paris. C’est tout différent, et l’on voit dans les salons beaucoup de personnes qui avoueraient, si elles étaient franches, ne goûter sincèrement que cette forme de mélodie qui s’écoute avec les jambes non moins qu’avec les oreilles. Elles auraient d’ailleurs bien tort d’en rougir. Pour les musiciens qui, conformément à certaine théorie de Wagner, croient qu’il y a une essence populaire d’inspiration, distincte de l’inspiration cultivée et savante et dans laquelle celle-ci gagnera à se baigner et se rafraîchir, leur vocabulaire esthétique appelle une nette rectification. Ce qu’ils nomment populaire, il faut le nommer archaïque. Tant de jolis chants, qui ont été exhumés et recueillis à ce titre par de pieux chercheurs, sont, en réalité, des compositions élaborées avec tout l’art et la finesse réfléchie d’une époque antérieure à l’avènement du système harmonique moderne, et qui pensait musicalement dans d’autres modes (c’est-à-dire, à peu près, d’autres gammes) et d’autres tons que les nôtres. Après que l’harmonie, la polyphonie eurent vu le jour, l’homme des champs, qui n’en avait que faire, continua de chanter ces airs nus, créés pour le divertissement des grands, et qui étaient parvenus jusqu’à lui de la même manière que Mon père, tu m’as dû maudire se fait connaître au jeune ouvrier de Toulouse, auditeur assidu de Guillaume Tell, au théâtre du Capitole. Aujourd’hui, c’est au village que nous retrouvons ces vieilles mélodies. Et c’est ce qui nous fait croire qu’elles y sont nées et que nous surprenons en elle la voix primitive de la nature. Certes, si elles sont belles et expressives, c’est bien la nature qui respire en elles. Encore faut-il qu’elle ait trouvé pour l’interpréter un artiste doué de génie et au fait de son art.
Les musiciens qui professent ce culte du « populaire » sont d’ailleurs les premiers à le trahir, si du moins ils sont bons musiciens. Que font-ils quand ils ont mis la main sur quelqu’une de ces vénérables perles mélodiques et qu’ils se proposent d’en donner l’enchantement à leurs contemporains ? Ils la sertissent dans une harmonie choisie avec tout ce qu’ils ont de délicatesse et de goût. Tout le monde les en applaudit. Mais si ce qu’ils ornent ainsi était la naïveté et l’ingénuité pure, ils le gâteraient en y mêlant leur science ; on ne fond pas ensemble deux natures contradictoires. En réalité, ils achèvent dans un sens naturel un ouvrage qui avait déjà assez de raffinement natif pour se prêter aux raffinements plus complexes de l’expression moderne.
Qu’on ne me fasse pas verser d’un excès dans l’autre ! Qu’on ne m’attribue pas cette idée barbare que la même musique pourrait naître partout, et qu’une race, un peuple, une communauté humaine formée par des liens de tradition ou de sang, n’aient pas leur chant propre, le chant de leur âme, de leur passé, de leurs rêves ! J’ai dit tout le contraire. Ce que je maintiens, c’est que cette musique, ce chant ne se dégagent pas, ne se réalisent pas sans les moyens d’un art sorti de ses premiers et naïfs tâtonnements et parvenu à une certaine maturité.
* *
Si j’insiste quelque peu sur ces généralités, c’est qu’elles jettent un jour profond sur la qualité caractéristique de la musique russe, et que celle-ci, à son tour, en contient l’illustration vivante. Celle de Moussorgsky éminemment. Quitter la défroque allemande, italienne, française, redevenir russe en musique en retrempant l’esprit musical aux sources de la musique nationale populaire russe, tel fut le mot d’ordre de l’école des Cinq. Il est très frappant qu’ils aient tiré de ces sources un style à la hauteur des plus vastes entreprises. C’est qu’à la vérité, ces thèmes désuets et si jeunes, qui ne se conservaient plus que dans la musique d’église, dans les chants de soldats et de paysans et, chose curieuse, dans certaines opérettes à la mode, avaient une délicatesse de tissu et un piquant de coloris qui les mettaient en harmonie avec l’extrême subtilité de sens propre à ces artistes, qui s’y retrouvaient eux-mêmes. Ils se sentaient capables d’en prolonger l’inspiration avec la plus grande aisance et comme d’en diffuser le parfum dans leurs inspirations personnelles. Ils n’incorporaient pas à un art ce qui était sans art. Leur art en rejoignait un autre, un vieil art russe, quelque peu byzantin, son seul ancêtre légitime. Chez Moussorgsky, cette continuité est singulière. Il a inséré dans ses œuvres dramatiques bien des thèmes de cette origine. On n’a guère la curiosité de les y chercher, tant ce qu’il crée de son fond est de même venue, de même famille. Ce qu’on pourrait, par opposition à son âpre et douce saveur nationale appeler « politesse européenne » a une part assez grande aux ouvrages de ses compagnons, en particulier de Rimsky-Korsakof, mais n’a guère de part aux siens. Et je ne veux pas dire que l’inspiration y ait rien de rude, de dur, de sauvage. Tout au contraire : il n’y a pas de musicien qui ait trouvé aux plus tendres sentiments de l’âme une traduction plus saisissante à la fois et plus nuancée. Les expressions de la tendresse paternelle, par exemple, sont incomparables dans Boris Godounow. Et non moins celles de la fidélité du peuple à son tsar ou de la piété religieuse. Mais ces émotions, ces passions nobles, imprégnées de la plus fine civilisation morale, ont chez les êtres que le musicien met en scène, et qui sont son propre être diversifié et multiplié, une ingénuité, une intégrité, une fraîcheur, difficiles à analyser et auxquelles s’attache un charme. Je ne sais trop ce que c’est qu’être russe. Et plus je vois de Russes, moins je le sais. Je me rends compte néanmoins qu’on ne saurait l’être plus que Moussorgsky, et cela du côté le plus sympathique, le plus humain.
Contraste significatif et qu’on ne pourra trop méditer ! Richard Wagner, magnifique musicien, foncièrement nourri et pétri de toutes les richesses, de toutes les beautés et de toutes les habiletés de la musique européenne, depuis Bach jusqu’à Meyerbeer, depuis Beethoven jusqu’à Berlioz et Liszt, Wagner, créateur d’un art poétiquement luxueux, qui ruisselle de splendeur et d’opulence, s’est délecté à mettre en musique une grossière épopée morale, aussi puérile qu’ambitieuse dans l’invention, aussi brutale par les tendances réelles que mystique et métaphysique par les prétentions, où il n’a réussi à insuffler à aucun de ses personnages, de ceux-là mêmes qu’il veut faire grands, une âme vraiment noble, un sentiment vraiment pur ; œuvre d’une fausse inspiration humanitaire, à vrai dire antipathique et injurieuse à l’humanité. Je parle avec cette sévérité du poème de la Tétralogie, et je ne sympathise pas davantage avec celui de Tristan et Yseult, conception plutôt effrénée que passionnée. Je ne vise pas le reste de l’œuvre poétique wagnérienne, Tannhäuser, Lohengrin, très acceptables opéras, Les Maîtres chanteurs, fable germanique un peu lourde, qui a un gros charme adolescent Moussorgsky, musicien doué à miracle, mais sans école, étranger aux traditions qui soutiennent le compositeur, gauche, fruste, parfois pénible, jamais indifférent, imprimant à ses gaucheries mêmes un accent et un mordant extraordinaires, ourdissant un tissu qui, de loin, pourrait sembler pauvre et troué, mais qui offre à un regard plus proche des fils merveilleux, ne demandant rien qu’à lui-même, ne tirant rien que de sa propre substance, Moussorgsky, à la fois prince oriental et pauvre moujik de son art, ne chante que sous les inspirations humaines les plus exquises moralement Ce n’est certes pas un sentimental. Ses drames accusent le sens réel de l’histoire, la connaissance lucide de tout le tragique de l’humanité. Ils sont, comme intelligence générale et psychologie, d’un étiage extrêmement supérieur à ceux de Wagner ; il n’y a pas de comparaison. Mais ce que je souligne, c’est qu’avec cette supériorité de la pensée, ils respirent une honnêteté, une ingénuité de cœur tout à fait étrangères aux inventions wagnériennes. Wagner est somptueux et pourrait prêter des millions à ce pauvre Russe. Mais celui-ci a ce que tous les millions du monde ne donnent pas : l’aristocratie de race.
Les œuvres de Moussorgsky, familières chez nous à la plupart des amateurs de musique, sont des tableaux de genre, d’une prodigieuse vérité de trait et de couleur, et qui ont véritablement reculé les bornes de la puissance de peindre propre à la musique. Je parle de ces scènes de la vie d’enfant, de toutes ces mélodies dont les poèmes mettent en scène des figures ou des circonstances familières de la vie russe, rendues avec un réalisme aigu dont il n’y avait jamais eu d’exemple, et que la critique musicale s’est souvent appliquée à décrire dans le résultat et dans les moyens. De ces moyens, le plus saisissant est une liberté de l’écriture harmonique qui rompt souvent les limites assignées jusque-là au monde des combinaisons sonores possibles et dont on peut se demander, sans méconnaître les étonnants effets que lui a fait rendre Moussorgsky, si elle n’a pas eu, comme exemple, quelque chose de dangereux pour le développement ultérieur de l’art musical. Il faut prendre garde que ce qui est chez lui de l’expressif et du fouillé ne devienne chez d’autres du brutal et du torturé.
Mais ces œuvres, d’ailleurs si fortes, ne nous donnaient qu’une idée bien incomplète du maître russe. La représentation de Boris Godounow aura pu apprendre à ceux qui l’ignoraient que ce miniaturiste incomparable est aussi un peintre de souffle et d’envergure, capable de brosser d’une main magistrale de vastes compositions. Ce ne sont pas la deux Moussorgsky. C’est le même. Le charme souverain du dramaturge de haute portée, c’est qu’il a la même candeur, la même fraîcheur un peu sauvage dans la touche que le poète de ces tableautins serrés et frémissants de vie. Boris Godounow est une sorte de fresque historique, façonnée par Moussorgsky d’après un poème célèbre de Pouchkine, et qu’anime l’intérêt d’une sombre tragédie. Le peuple russe, l’inquiétude qui l’agite à la pensée que la vacance du trône va le laisser orphelin, sa joie quand il a recouvré un tsar ; et, en opposition avec ces beaux sentiments mystiques et simples de la foule, les remords qui tourmentent l’âme noble et criminelle de Boris, l’assassin du jeune prince confié à sa tutelle et dont il a voulu mettre la couronne sur sa tête au prix d’un forfait ; le conflit entre la conscience de ce qu’il a fait de bon et de généreux pour son peuple, pour ses enfants et le souvenir de sa scélératesse inexpiable, entre la grandeur de ses pensées impériales et l’épouvante de cet assassinat dont l’image le poursuit plus implacablement à mesure qu’il devient vieux et que sa vie se couronne de fruits ; tels sont les ressorts shakespeariens du drame. Il atteint son sommet dans le long monologue où Boris repasse toutes ses pensées et où les cris de terreur, à l’idée du juge d’en haut, alternent sans violence avec des inflexions de tendresse paternelle, d’une émotion et d’une suavité indicibles.
Certes, le drame n’est pas « bien composé ». Il est fait, à la manière des tragédies de Shakespeare, d’une suite de tableaux dont le lien dramatique est souvent lâche. L’unité n’y manque point cependant ; unité de sentiment, unité d’atmosphère musicale. Une idée domine et enveloppe tout : l’idée russe. En un sens, le vieux moine que l’on voit au premier acte, dans une salle de son couvent, occupé à continuer, dans un esprit de sérénité qu’aucun événement n’agite, les annales de la Russie rédigées par la chaîne silencieuse de ses prédécesseurs, ce vieux moine est le principal personnage de l’œuvre. Il incarne la pensée historique du musicien, embrassant à la fois avec une émotion de patriote et une tranquillité de fataliste oriental le cycle familier des crises de son pays : la mort violente du prince, la conspiration d’un faux tsar usurpateur, la levée hostile de la Pologne, l’intrigue catholique qui la favorise, et, plus ou moins victime, plus ou moins à l’abri de ces événements, un bon peuple qui continue à porter sa besace, à souffrir et à s’amuser aujourd’hui comme hier de la vie, avec son âme fine, vague et élémentaire. La palette de Moussorgsky n’a pas de moins vives couleurs pour peindre une scène d’auberge où vont et viennent deux vieux moines ivrognes et bons enfants, ou bien la gaieté des jeunes filles réunies à la fontaine, que le train majestueux du tsar apparaissant au milieu du peuple, dans un éclat byzantin.
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Un excellent biographe de Moussorgsky, M. Calcovoressi, a des remarques pénétrantes au sujet de l’insuffisance de formation musicale que l’on a beaucoup reprochée à l’auteur de Boris Godounow.
D’après lui, il n’eût dépendu que de Moussorgsky de devenir aussi fort et même aussi malin que n’importe quel autre dans l’usage de la technique traditionnelle. Il s’y serait refusé à dessein, dans l’idée qu’il y avait une contradiction de nature entre ce qu’il aurait appris à faire dans l’école et la manière dont il devait faire pour réaliser ce qu’il sentait « Il comprit probablement par intuition, écrit M. Calcovoressi, que les habitudes de style acquises par le travail méthodique pèsent sur l’indépendance de la pensée musicale, — ce qui est vrai dans une large mesure ; cependant le véritable génie reconquiert toujours la liberté, s’il se propose de le faire, — et que la stylisation artistique, nécessaire à la beauté pure, serait un obstacle à l’obtention de l’absolu réalisme qu’il entrevoyait. » On ne saurait indiquer avec plus d’exactitude la part de la puissance et de l’impuissance dans le cas qui nous occupe. Il y avait, de la part de Moussorgsky, l’involontaire aveu d’une certaine faiblesse dans le fait qu’il ne se sentait pas de taille à se dégager des liens de la formation d’école après s’y être engagé, et à en retenir le profit tout en en rejetant la servitude. Mais il est également juste de considérer que, seul, un maître plein de génie eût pu comprendre cet élève et faire servir au développement du tour d’expression si nouveau qu’il portait en lui un enseignement d’école constitué en vue de résultats bien différents.
Il est tout au moins certain que Moussorgsky avait la vue plus nette de son opposition aux habitudes d’esprit et de facture qu’un apprenti compositeur contracte dans la pratique assidue du contrepoint et de la fugue. Un jour qu’il jouait au piano une symphonie de Schumann, son enthousiasme tomba tout d’un coup et il quitta la place en disant : « C’est assez ; voici les mathématiques musicales qui commencent. » Il en était arrivé au point où, les thèmes de l’ouvrage ayant été exposés, le « développement » formel de ces thèmes fait son apparition, pour se poursuivre, selon les règles (des règles larges d’ailleurs) jusqu’à la fin du morceau ou, du moins, jusqu’à une « réexposition » dans une tonalité voisine, elle-même suivie d’autres développements. Appliqué à Beethoven ou à Mozart, le mot eût été tout à fait injuste et peu intelligent. Ces maîtres pensent, en général, d’une manière naturelle dans la forme du développement. Ils l’animent, le font vivre et rebondir, y font circuler une force vive. Chez eux, au moins dans leurs bons jours, le développement est dynamique. Chez Schumann, génie d’expression bien plutôt que de construction, lyrique intime bien plutôt que lyrique apollinien, harmoniste riche, profond, savoureux, nouveau, pour qui le travail du contre-point est une lande où il ne s’engage qu’à contre-cœur, chez Schumann, dis-je, rien de moins spontané que le « développement » classique. Il le fait parce qu’il faut le faire. Il l’a souvent pénible, dur, tassé et sans jet Moussorgsky y voyait juste.
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La question est seulement de savoir si, même un musicien qui n’a nullement la vocation symphonique et que son génie appelle à la liberté, à la spontanéité continue de l’expression dramatique, ne gagne pas, à la longue pratique des formes scolaires, une souplesse de main et une aisance d’écriture châtiée, qui, loin de le paralyser dans son genre d’invention propre, l’y rendront plus libre et plus maître encore. De fait, il apparaît que Moussorgsky n’a reçu d’autrui que les notions élémentaires de l’harmonie et de l’instrumentation. L’effet de l’apprentissage sur les maîtres, c’est que leur sensibilité, avant de dégager ce qu’elle a de personnel, est déjà tout imprégnée de musique. C’est à cette imprégnation que s’est dérobé Moussorgsky. Il a voulu se réduire à sa sensation crue et nue et, sur ce modèle intérieur farouchement défendu contre tout modelage préalable, façonner exclusivement son dire musical. Il s’est mis dans le cas, non point de se forger un vocabulaire musical entièrement nouveau (tentative impossible, absurde), mais de retrouver par lui-même, de recréer de son fond et par la seule vertu de sa sincérité sensitive, le vocabulaire naturel de la musique. « Ce que ses œuvres contiendront de caractéristique et d’excellent, dit son biographe, proviendra toujours en partie du fait que, n’ayant aucune habitude de pensée ou d’écriture acquise, aucune formule toute faite à sa disposition, il devra à chaque occasion refaire en soi le processus tout entier de la conception et de la réalisation. » Je préfère les expressions de Claude Debussy définissant l’art de Moussorgsky « un art curieux de sauvage qui découvrirait la musique à chaque pas tracé par ses émotions ».
Il ne faudrait pas exagérer toutefois cet autodidactisme. En voici, je crois, l’exacte mesure. Moussorgsky est comparable à un écrivain de génie qui aurait lu et relu, pour le plaisir et sans étude appliquée, les meilleurs poètes et prosateurs, mais qui n’aurait jamais fait d’exercice de composition et n’en aurait fait que bien peu de grammaire. Cet écrivain n’entrerait pas dans l’art comme un homme des bois, il s’en faut de tout ; mais il n’aurait pas la main sûre, tout en l’ayant fort hardie. Excellent pianiste, Moussorgsky a lu Beethoven, Haendel, Mozart, Schumann en amateur très distingué. Il a nécessairement acquis auprès d’eux un sens général de l’expression, sans s’initier (ce qui ne peut se faire que par la pratique et l’exercice scolastiques) à leurs procédés d’écriture, de modulation et d’ordonnance. Il a fallu qu’il se créât sa facture et son métier. De là ses défauts, si intimement mêlés à ses extraordinaires qualités d’invention que ce serait entreprise bien téméraire que de vouloir en purger son texte sans le défigurer plus ou moins.
Ces précisions étaient indispensables parce qu’elles éclairent une querelle qui vient de s’élever au sujet de l’œuvre jouée à l’Opéra. Le Boris Godounow que nous avons entendu est-il le Boris Godounow authentique, celui de Moussorgsky ? Ou bien n’est-il, comme certains le prétendent, qu’un monument hybride et bâtard, où l’œuvre du maître ne se montrerait que gâtée, sous prétexte d’épuration et de correction, par les retouches malencontreuses et pédantesques de son ami, Rimsky-Korsakof ?
Boris Godounow avait été représenté pour la première fois en 1874. Le public fut très partagé de sentiment. Le compositeur trouva dans la jeunesse un parti enthousiaste qui fit et soutint le succès. Par contre, la critique, les connaisseurs, et même les musiciens amis du compositeur, les artistes de son groupe firent de dures réserves. Ils jugeaient l’œuvre pleine de traits de génie, débordante de personnalité, mais très grossièrement écrite et remplie de défaillances musicales. En 1884, après une longue disparition, elle fut reprise. Moussorgsky n’était plus. Cette fois, le sentiment des délicats l’emporta. Et il apparut nécessaire, pour la sauver d’un inique naufrage, de la nettoyer de ses impuretés. Rimsky-Korsakof, la plus savante et la plus habile main parmi les compositeurs russes, en assuma la responsabilité avec une bonne foi et une sincérité de dévouement qui ne sauraient être mises en doute. A-t-il abîmé Moussorgsky ? L’a-t-il amélioré, c’est-à-dire est-il parvenu à le débarrasser de ses rudesses, de ses souillures techniques (si souillures il y a) sans altérer, affaiblir, affadir, banaliser son expression ?
Deux jeunes écrivains français, fort experts en matière musicale, M. André Cœuroy, dans La Revue universelle, M. Robert Godet, dans La Revue musicale, ont fait sans ménagement à Rimsky-Korsakof son procès. Ils le peignent comme un pédant, comme un professeur qui professe hors de saison et corrige comme un devoir d’école la création aventureuse peut-être, mais géniale, d’un homme qui le dépassait.
Plein d’estime pour le travail de ces messieurs, je leur reprocherai de s’être laissé aller à l’égard du grand musicien et du grand poète qui a écrit Sadko, Snegoroutcka et Scheherazade à un sentiment de dédain et à une violence d’expression qui n’ajoutent aucune force à leur thèse et qui nous préviendraient plutôt contre elle. Rimsky a pu se tromper en cette occasion. Il n’en reste pas moins Rimsky, c’est-à-dire un grand maître et un grand inspiré de son art. C’était de plus une intelligence très ouverte, d’un sens et d’un goût très fin, et qui comprenait, sentait son Moussorgsky avec autant de pénétration et d’intimité que personne. C’est une erreur de psychologie de la part de ses ardents adversaires de croire qu’il n’ait pas su ce qu’il faisait. Il l’a su et il l’a fait. A-t-il eu raison ?
Pour se prononcer en toute connaissance de cause, il ne suffit pas de comparer la partition piano et chant originale et la partition et chant de Rimsky. Il ne suffirait même pas de confronter à la lecture les deux partitions d’orchestre (celle de Moussorgsky est devenue, me dit-on, introuvable). Il faudrait entendre exécuter au théâtre l’une et l’autre de bout en bout et juger de l’effet. N’oublions pas que c’est sur la constatation de cet effet que Rimsky s’est mis à l’œuvre. Dans cet effet d’ailleurs, la salle et le milieu où l’œuvre est donnée entrent essentiellement en ligne de compte. Telles pauvretés de l’étoffe orchestrale qui passeraient dans une salle de dimensions moyennes, peu brillante d’architecture et d’ornements et devant une élite d’artistes et d’hommes sensibles, ne seraient pas tolérables (et ne le seraient pas, dis-je, pour cette même élite) dans une vaste salle éclatante, remplie d’un public nombreux et mêlé. Ici, il faut que tout supporte le plein feu de la rampe.
Ce sont réserves de principe qui montrent avec quelle prudence la question doit être jugée. Les ayant faites, je n’hésite pas à reconnaître les incontestables avantages que M. Robert Godet a trouvés à prouver son dire par une série d’exemples et de citations. Sans doute fait-il trop d’état de certaines modifications qui ne touchent qu’au dispositif. Mais ce qui est plus grave, c’est des changements dans l’écriture harmonique et dans les modulations. Cela touche au fond même de la pensée. Je lui donne gain de cause put la question posée dans ces limites. Mais, encore une fois, elle ne peut légitimement se poser que pour l’ensemble, et il s’agit de savoir si l’ensemble n’a pas gagné en équilibre ce que bien des détails (dont l’impression à l’exécution est passagère) ont pu perdre en saveur. Rimsky succombe sous la loupe. Succomberait-il sous le télescope ?
Au total, et sans que je veuille me prononcer catégoriquement, je n’aurais pas reçu de l’œuvre entendue à l’Opéra une si forte et si grande impression si elle n’était pas de celui qui l’a faite, si, sous les arrangements fraternels (au moins d’intention) de l’illustre Rimsky, le cœur profond et l’imagination délicieuse de Moussorgsky ne parvenaient encore à chanter à pleine voix.
II — Camille Saint-Saëns ou L’art abstrait
La critique peut varier dans l’appréciation de l’œuvre laissée par Camille Saint-Saëns, et d’autant plus que cette œuvre est immense et d’une extraordinaire variété de genres. Il ne peut y avoir, il n’y a eu qu’un sentiment sur la grandeur de la perte que l’art français vient de faire en lui. Ce sentiment n’est pas seulement celui de la France. L’étranger s’y associe. Dans tous les pays de l’Europe, l’œuvre de Saint-Saëns passait depuis longtemps pour le monument où dans ces cinquante dernières années le génie musical de notre nation a trouvé son expression la plus fidèle et la plus complète.
Il est, je crois, impossible qu’un artiste acquière la popularité européenne sans avoir tout d’abord obtenu la popularité dans sa propre patrie. Comment le bruit de son nom se fût-il répandu au dehors si la voix nationale n’eût commencé par le lancer aux échos ? Cependant, l’une de ces deux gloires n’est pas la mesure de l’autre. Massenet, Gounod ont vu leurs ouvrages les plus célèbres joués sur tous les théâtres germaniques sans y gagner, auprès des Allemands, le prestige de réputation échu en partage à l’auteur de Samson et Dalila. Notre grand et cher Gabriel Fauré est injustement négligé par le public allemand ; il n’y a, au-delà du Rhin, que certains professionnels pour rendre pleine justice à son génie. Chez nous, au contraire, Massenet, Gounod, Fauré ont toujours trouvé auprès du public plus de faveur que leur illustre émule. Les deux premiers ont été plus aimés de la foule ; le troisième, de l’élite délicate. Il y a dans le sentiment général des Français que la musique intéresse, à l’égard de Saint-Saëns, une nuance, je ne dirai pas de froideur, mais de respect un peu distant qui contraste avec l’amitié de cœur qu’ils ont pour le musicien de Roméo et Juliette, pour celui de Manon, pour celui de Pénélope. Cette communication affective, les étrangers l’éprouvent beaucoup moins au contact de ces maîtres. Ils vibrent moins que nous avec eux. Ils trouvent dans les belles œuvres de Saint-Saëns une universalité de signification qui, sans en diminuer à leurs yeux le caractère essentiellement français, les leur raid plus accessibles.
Ces perspectives différentes répondent toutes à la réalité. Massenet, Gounod, Fauré, que je ne mets certes pas sur le même rang quant à la valeur, mais que je rapproche pour la nature du goût qu’ils inspirent, sont les musiciens de la sensibilité. Saint-Saëns est le musicien de l’intelligence.
Je m’empresse d’éclaircir cette distinction un peu scolastique où l’on voudra bien ne trouver qu’une simple orientation des idées,
L’inspiration de ces musiciens sensitifs prend sa source dans les passions, surtout dans les passions tendres, et dans la rêverie lyrique. Ils n’en sont pas musiciens moins accomplis pour cela. La maîtrise de Massenet n’avait pas de rivale, c’est ce qu’il faut bien maintenir pour la gouverne de ceux à qui la dissimule sa facilité. La pureté de technique qu’un Faute porte dans l’extrême subtilité et la plus fine nouveauté de l’expression est merveilleuse. Mais leur chant, à tous deux, s’il se déroule avec une habileté consommée, part du cœur.
On pourrait dire comparativement que le chant magistral de Saint-Saëns part du cerveau. Mais alors, penseront certains, il est de glace ! Le cerveau est l’organe de la connaissance, il n’est pas l’organe de l’enthousiasme et du lyrisme. Et comment de lyrisme et d’enthousiasme la musique se passerait-elle ?
Elle ne s’en passe pas, en effet. On voudra bien remarquer que la mathématique ne s’en passe pas davantage et que les génies qui ont accompli les grandes conquêtes de l’algèbre ont tous témoigné, depuis Archimède ou Newton jusqu’à Henri Poincaré, de l’ivresse dans laquelle ils ont vécu. Ce sont là de bien grands noms à côté de Saint-Saëns. Il est d’un rang assurément moindre dans son ordre. Mais il est de la même famille d’esprits. La source de son enthousiasme, c’est le jeu musical pour lui-même, c’est la danse divine des harmonies et des rythmes, c’est la chorégraphie éthérée des combinaisons sonores. Voilà la qualité vraie de son génie. Ce génie devait faire de lui un grand symphoniste et un musicien dramatique ou lyrique de beaucoup moindre envergure. On doit la vérité à cette illustre tombe. Nous croyons que d’une manière générale l’œuvre dramatique de Saint-Saëns n’est pas destinée à survivre, parce que le genre ne répondait pas à sa nature. Nous croyons qu’une bonne partie de son œuvre instrumentale restera l’admiration des générations prochaines.
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Ce fut un enfant prodige. Comme Mozart ? Pas tout à fait. Mozart, le plus complet et le plus achevé des génies de la musique, a tout eu. Il a été un des plus grands poètes européens. Et il a été la musique faite homme. Saint-Saëns n’était que la musique. Et c’est fort beau.
Il avait onze ans quand il donna son premier concert de piano, seize ans quand fut exécutée sa première œuvre, une symphonie. C’était en l’année 1852. Le jeune artiste n’avait pas voulu paraître sous son nom. Les exécutants crurent l’ouvrage d’un maître déjà avancé dans la carrière, tellement l’écriture, l’ordonnance portaient les marques d’un savoir consommé et rompu à toutes les finesses de la technique. Plus tard, le maître lui-même, revoyant les compositions de toutes sortes échappées à la plume trop facile de son enfance, observait qu’elles n’avaient, pour le fond, aucun intérêt musical, mais qu’on y eût vainement cherché une faute de grammaire ou d’orthographe, bien qu’il ne fût point encore passé par l’école.
Qu’on veuille bien remarquer le moment où ceci se passait. Dans l’histoire de la musique française, ce moment fait démarcation entre deux époques, l’une de dépression manifeste, l’autre caractérisée par un très beau relèvement. La première est l’époque de Louis-Philippe, où tout dans le domaine des lettres et des arts fléchit et s’abaisse, l’époque du style troubadour, des sujets de pendule, de la poésie molle, du romanesque sentimental et vulgaire, du style lâché, de l’enflure oratoire, des « grandes machines », l’époque du roi bourgeois et du gouvernement bourgeois aux productions de laquelle il faut se référer pour comprendre cette « haine du bourgeois qui a été la muse inspiratrice du bon Gustave Flaubert, ce bourgeois fieffé, retourné par la fureur. En musique régnent Halévy, Meyerbeer, Adam, trinité suffisamment significative. Seul, Hector Berlioz, noble et haut génie, mal servi par une technique courte et impure, soutient à l’écart, comme un prince exilé, les hautes traditions de la musique expressive.
Après le coup d’Etat, et sans que je veuille ici mettre en cause la corrélation entre ces deux faits, un retour de vigueur et de dignité s’accuse dans tous les domaines de l’esprit. Une puissante génération intellectuelle et littéraire s’annonce.
La musique ne demeure pas étrangère à cette restauration. C’est le temps où Gounod, Bizet, Lalo se mettent à l’œuvre. Massenet n’est pas loin, ni César Franck, ni Chabrier. Saint-Saëns se classe parmi les aînés de ce magnifique groupe.
Un trait le distingue ou plutôt lui est commun avec Franck : le classicisme profond de sa formation et de sa culture. Il remonte aux maîtres de la plus grande époque et c’est à eux qu’il demande tout. A onze ans, dans son premier concert, c’est du Bach et du Mozart qu’il fait entendre. Voilà ses deux professeurs. On peut y joindre Haendel. Il a, depuis, tout lu, tout connu. Mais tout ce qu’il a appris, il l’a appris à cette source. Quand on y a puisé comme lui, on n’a plus rien à apprendre. Debussy, dans un article justement sévère pour un de ses opéras, Les Barbares, le reconnaîtra : « M. Saint-Saëns est l’homme d’Europe qui sait le mieux la musique. » C’était, de la part de Debussy, un hommage glacé. Quel hommage pourtant, rendu par une telle plume !
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L’apprentissage auprès des plus grands et des plus sûrs maîtres ne suffit pas à modeler le génie d’un artiste. Il faut compter aussi l’influence de son temps, les sentiments, les goûts, les tendances de toutes sortes qui distinguent la génération à laquelle il appartient. S’il est grand, cet apport psychologique de l’atmosphère qu’il respire se filtrera, s’épurera dans son esprit et y recevra comme une généralité de sens qui le rendra communicable et intelligible aux générations prochaines. Chose curieuse et qui contribue, je crois, à fixer la physionomie particulière de Saint-Saëns. Cette influence a été faible sur lui. Et l’on ne peut pas dire non plus qu’il ait été, par le tour d’esprit, au milieu de sa propre époque, le survivant d’une époque passée ou le précurseur d’une époque en germe. De là, un certain caractère abstrait de sa personnalité intellectuelle et de son inspiration musicale. Il n’a, comme artiste, vécu ni dans son temps, ni dans aucun temps particulier. Il a vécu dans la musique, — la musique en soi, eût dit un scolastique.
Des détracteurs (il en eut, il en a encore, mais plus intéressés et sectaires, je crois, que sincères) interpréteront ce trait comme une manière courtoise et enveloppée de dire que la personnalité était faible chez lui et de peu de relief. Je protesterais avec la dernière énergie contre ce commentaire. Holà ! c’était quelqu’un que « le père Saint-Saëns », comme son âge et sa gloire, devenue patriarcale, autorisaient depuis bien longtemps à dire. C’était un esprit débordant et pétillant d’originalité et de vie. Et je reconnais que cette vitalité et cette espèce d’abstraction sont deux caractères que la logique ne concilie pas facilement. La capricieuse nature, beaucoup plus maligne que la logique, les avait réunis en lui. Regardez son œuvre ! Ce qu’elle tient du milieu est superficiel : un peu d’italianisme, un goût assez marqué d’orientalisme en certains ouvrages, quelques formes et coupes prises à Gounod dans ses opéras, tout cela ne va pas bien loin. L’observation serait de peu de portée, si on ne pouvait l’appliquer qu’à celles de ses productions où il n’y a pas beaucoup de substance. On dirait : « Il ne faut pas être surpris que l’ambiance ait peu contribué à la génération de ces œuvres qui, au total, ne vivent pas beaucoup. » Mais regardez son chef-d’œuvre, la symphonie avec orgue. C’est là que vous me comprendrez. Cela n’est-il pas prodigieux d’animation et d’action ? Et, d’autre part, pourriez-vous trouver un lien entre cette inspiration et la sensibilité contemporaine ?
J’ai souvent pensé que, si Saint-Saëns n’avait pas eu l’immense talent d’écrire en musique qui devait, bon gré mal gré, le rendre célèbre et lui créer de laborieuses obligations envers sa propre gloire, il aurait vécu un peu comme Balthazar Claës, l’alchimiste de Balzac, cultivant, dans des voies à lui, des sciences singulières et des curiosités à part, dont la spécialité bizarre l’eût réjoui et rempli d’ironie à l’égard du reste de l’humanité. Mon hypothèse n’est pas tout à fait en l’air. Tandis qu’il laissait sécher ses feuillets de musique, Saint-Saëns s’occupait d’astronomie, sans se soucier guère où l’astronomie en était, et il écrivait des vers, sans se préoccuper des angoisses du commun des poètes quant aux difficiles secrets de la poétique. Il calculait à sa mode les trajectoires des astres et il écrivait des vers à sa mode, qui n’était pas toujours coulante, mais qui n’était jamais sotte. Il ne demandait la permission à personne.
Il a vécu une très longue vie, et c’est ainsi qu’après avoir traversé l’époque de sa propre génération avec laquelle il s’entendait, du moins quant aux fondements et aux normes du style musical, il en a traversé deux autres, qui avaient pris des directions bien différentes et hostiles, on peut le dire, à ses principes : l’époque wagnérienne française et l’époque impressionniste, dominée par Debussy. Ces courants nouveaux, déchaînés autour de lui, n’ont pas entamé au moindre degré sa forte sécheresse. Ne tirant sa sève que de lui-même, il est resté vert pour les détester cordialement et leur dire leur fait.
N’exagérons rien et ne retournons pas l’injustice contre un homme de tempérament, qui a été quelquefois injuste, mais toujours loyal. Saint-Saëns, qui devait sur le tard s’emporter contre Wagner à quelques excès, a été, à son heure, le plus autorisé et le plus utile défenseur de la musique wagnérienne en France. Il avait à peine vingt ans quand Wagner, séjournant à Paris et chargé déjà de partitions magnifiques qu’il ne réussissait pas à faire jouer, le prenait comme exécutant pour des lectures au piano dans les salons. La facilité incroyable avec laquelle le jeune artiste français débrouillait à vue une page d’orchestre et en rendait l’essentiel sur le clavier, éblouissait le maître allemand. Il est vrai qu’il se rattrapait par ce trait : « Il est fâcheux que chez le jeune Saint-Saëns, qui brûle de se produire comme compositeur, la productivité ne s’égale pas à la réceptivité. » C’est de l’allemand, mais de l’allemand qui se laisse comprendre et qui est même plus rosse que les rosses des Walküres. Wagner en jugeait un peu vite. Une trentaine d’années plus tard, il saluait en Saint-Saëns le meilleur musicien de son pays. Il lui devait de la reconnaissance pour la lucide et généreuse largeur avec laquelle Saint-Saëns avait, dans son volume Harmonie et Mélodie, expliqué au public français les beautés de la tétralogie wagnérienne. Joignons à ce service celui que Saint-Saëns a encore rendu à la musique en contribuant grandement à remettre en honneur les compositions de Liszt, à qui le renom éblouissant du virtuose a trop longtemps ravi la gloire du créateur et de l’inspire.
Qu’à côté de ce noble dévouement à des maîtres dont les tendances étaient fort opposées aux siennes, Saint-Saëns ait montré contre d’autres une âpreté regrettable, convenons-en. Mais avouons aussi que les sujets de plainte qu’il a donnés à cet égard aux amis de César Frank et à son école lui ont été rendus avec usure.
Nous ne voulons que suivre ici quelques traits de cette figure de maître. Nous n’essayerons pas d’aborder le détail innombrable de son œuvre. Il y faudrait un livre. Ce livre a été fait et on le recommencera.
La séparation que nous avons tracée entre son œuvre dramatique et son œuvre symphonique et la grande supériorité de qualité que nous avons reconnue à la seconde sur la première, voilà une position qui ne pourrait être maintenue sans nuances dans une étude plus détaillée. Souvent le maître symphoniste s’affirme dans les opéras et combien de fois ce qu’on y peut trouver à redire pour la froideur de l’expression est-il compensé par ce qu’il y faut admirer pour l’élégance souveraine de la forme et l’équilibre d’une composition d’où rien de vif ne s’élance, mais où tout est admirablement placé !
C’est à parcourir l’œuvre instrumentale dans tous les genres que nous trouverions nos joies. Elle est inégale, elle est trop nombreuse. Mais on y fait tous les jours des découvertes. On y goûte un maître du rythme et du pittoresque, aux combinaisons sans cesse renouvelées, à l’écriture d’une souplesse, d’une ingéniosité simples et d’une limpidité sans égales.
La personnalité de Saint-Saëns aide, je crois, à comprendre un trait qui lui est particulier et dont on ne trouverait peut-être pas d’autre exemple dans l’histoire de la musique. Quand un maître s’est élevé dans un de ses ouvrages à une hauteur qui passe le reste, on observe autour de ce sommet dominant d’autres sommets qui en approchent, gradins par où il a gravi cette altitude. Dans l’œuvre de Saint-Saëns, la Symphonie en ut mineur, avec orgue, est une cime sans abords. Un artiste que j’ai toujours entendu le démolir avec la dernière iniquité me disait : « Là, il faut tirer son chapeau. Mais cela n’a rien de commun avec le reste de ce qu’il a fait. » Je crus qu’il allait conclure : « La symphonie avec orgue est d’un autre. Saint-Saëns l’a signée. » Il y a dans ce jugement l’outrance d’une vérité. Le jour où il a écrit cette immortelle composition, Saint-Saëns s’est dépassé lui-même. On dirait que, s’étant ramassé tout entier dans les éléments les plus forts et les plus vifs de son tempérament et de son génie, il y a trouvé une élasticité et une puissance d’élan qui l’ont lancé sur les hauteurs et l’y ont soutenu pendant une grande heure d’inspiration. Je parle du temps qu’on met à exécuter l’œuvre.
Un motif rythmique d’une fermeté, d’un serré et en même temps d’une légèreté étonnante, contenant dans sa densité les énergies d’un rebondissement musical qui semble ne devoir pas avoir de fin, voilà le germe d’où est sorti cette incomparable efflorescence sonore, cette forêt musicale aux horizons infinis et ordonnés comme un jardin à la française. L’étranger fait à notre pays la réputation de stérilité dans le domaine de la symphonie. Les noms de Franck, de d’Indy, de Lalo, de Dukas, de Le Borne, sont autant de réponses victorieuses à cette thèse, réponses que l’avenir, espérons-le, accroîtra et amplifiera. Jusqu’ici nous croyons n’être injuste envers personne en proclamant que la symphonie avec orgue de Saint-Saëns oppose à cette dénégation le front le plus large et le plus infrangible. Cette symphonie est un monument d’une géométrie superbe pour l’esprit qui en observe froidement la facture, l’économie, les proportions et les ordonnances. Quand, sous la baguette du chef d’orchestre, le monument s’ébranle et que les figures qui le composent entrent dans la danse sacrée, c’est l’ivresse d’Apollon, c’est la fête des dieux.
III — La leçon de Wagner
(A propos de Tristan et Yseult)
J’ai voulu réentendre Tristan, que l’Opéra-Comique a placé dans son répertoire. L’attrait de la traduction nouvelle qu’en ont élaborée un véritable poète, Maurice Lena, et un grand lettré, Jean Chantavoine, expliquerait à lui seul ma curiosité. Mais je ne suis pas encore sourd aux appels de cette musique enchanteresse.
Ce n’est pas d’ailleurs sans de mélancoliques pensées que j’ai pris le chemin du théâtre. L’œuvre de Wagner a tenu, à son heure, qui fut a peu près l’heure de mon adolescence, une telle place dans le monde que les réapparitions solennelles qui lui sont réservées parfois évoquent assez naturellement dans l’esprit d’un homme de mon âge l’idée des immenses changements que le monde a traversés depuis lors et la question de leur réelle portée. Nous avons vu cette œuvre intéresser, captiver, conquérir l’Europe. Résultat qui n’était pas fait pour surprendre. Elle avait en elle-même quelque chose d’européen. L’Europe s’y pouvait reconnaître. Par son origine, par l’ensemble des sources d’inspiration qu’elle réunissait, des formes constructives qu’elle combinait, elle n’était guère moins italienne et française que germanique. Ses racines s’étendaient bien au-delà des terres allemandes et puisaient leur sève aux pays de Rossini, de Berlioz, de Liszt, sans parler de ce qu’elle devait aux littératures. Or, peu après qu’elle eut triomphé, ce vieux sol européen qui lui avait donné naissance et qui avait porté ses triomphes, a subi les ébranlements les plus profonds. Si peu enclin qu’on soit à des pessimismes définitifs, il est impossible de ne pas se demander, en présence de ce qui se passe et menace, si le temps d’accomplissement des prédictions de Chateaubriand, annonçant aux dernières pages de ses Mémoires d’outre-tombe, avec une force d’accent et d’argumentation si désolante, la décadence et la fin prochaine de la vieille civilisation commune des nations occidentales, n’est pas venu. Admettons-en l’hypothèse : l’œuvre wagnérienne aurait été, dans le domaine des arts, le dernier grand fruit collectif de cette civilisation splendide. Fruit opulent aux yeux, mais déjà gâté au dedans, diront certains à la suite de Nietzsche. Je n’en relève, pour l’instant, que l’universalité de provenance. Et je rêve aux signes qui nous font craindre que l’époque humaine où une telle génération spirituelle était possible soit révolue, que l’arbre qui engendra cette végétation ensorcelante et tardive soit à la veille de s’affaisser. Quand je vois remettre en scène avec un éclat particulier telle ou telle des créations du maître, il me semble qu’un soleil en train, comme dit le poète, de « descendre derrière l’horizon », en remonte un instant pour adresser à un univers qui s’enténèbre de plus en plus et qui s’y plaît, le reproche désespéré de ses feux pâlis. Noire imagination qui n’est pas sans harmonie avec les couleurs d’incendie sombrement fastueuses de l’œuvre conclusive du maître : ce Crépuscule des Dieux, qu’il n’aurait, au cas où seraient fondés ces tragiques pressentiments d’histoire, que trop véridiquement nommé.
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Abstraction faite de ce changement de l’ambiance, et en supposant que les œuvres de Wagner réapparussent dans un milieu d’intelligence et de goût public égal en qualité à celui qui en vit éclater la gloire, il serait d’ailleurs impossible qu’elles n’eussent pas, avec les années écoulées, revêtu par elles-mêmes de nouveaux aspects. C’est le sort de toutes les œuvres d’art et c’en est l’épreuve. Il en va des ouvrages de musique comme des ouvrages de peinture ou de poésie. Ceux-là qui, à leur naissance, causèrent aux contemporains la plus vive surprise d’enchantement, ceux-là dont les sensibles nouveautés d’images, de coloris, de sonorités leur firent sentir la séduction d’une magie inconnue, se dépouillent, avec le temps, de ce premier charme capiteux qui intéressait trop particulièrement les nerfs et pouvait tromper. Ce trop brillant effet s’use. La génération prochaine l’éprouve beaucoup moins. C’est comme une grisante vapeur qui enveloppait l’objet et qui maintenant s’éclaircit, retombe, laissant mieux voir l’objet même. La sûre manifestation de ce qu’il a de substance et de force véritables, d’aptitude à la durée, commence ici. La chair de l’œuvre s’amincit, si j’ose dire, et devient diaphane. Son âme est mieux discernée, elle transparaît toute pure, elle s’avoue. Plus d’illusion possible sur la qualité et la valeur de l’invention, de l’idée, du sentiment, du mouvement inspirateur. Hélas ! il apparaît souvent que ce qu’on avait cru tout d’abord riche et grand n’était qu’une pauvreté de fond, très pourvue de dons secondaires, audacieuse et habile à s’en servir, à les faire jouer tumultueusement, à les jeter aux yeux, à s’entourer d’un tourbillon de richesses spécieuses et tout extérieures.
Ce n’est pas que la distinction de la forme et du fond, qui, même appliquée aux œuvres philosophiques et didactiques, n’a qu’une valeur relative, puisse l’être sans infiniment de restrictions et de nuances aux œuvres des arts. Tout art est matière et l’on pourrait dire que tout y est matériel. L’art ne vit que de beauté. La beauté n’est pas une abstraction, un concept ; elle est chose tangible, une certaine disposition de matière qui flatte les sens. Cependant, c’est seulement par une influence intérieure, par une action psychique impalpable que la matière peut être amenée à cette disposition et la conserver. Voici un adolescent dont tous admirent la grâce de visage et de corps. Vous le retrouvez vingt ans plus tard. C’est un homme lourd, à la physionomie commune, tassée, obscure, à l’allure épaisse, sans aucune personnalité physique. Pourquoi ne s’est-il pas développé et maintenu dans les belles lignes de ses jeunes ans ? Parce que la flamme d’un esprit et d’un caractère n’était pas là pour soutenir d’une manière habituelle le port fier et libre de sa personne et l’expression ferme de ses traits ; parce que le moral a abandonné le physique, une fois passée la belle saison où le physique fleurit de lui-même, et que les formes corporelles se sont comme affaissées sur le terre à terre des préoccupations et la mollesse de l’âme. Mais voici cet autre qui, pour des raisons inverses, et malgré les dessiccations de la chair, est plus beau à cinquante ans qu’à vingt ans et peut-être à soixante qu’à cinquante, d’une beauté qui n’appelle plus la caresse des femmes, mais, à la voir, émeut davantage l’esprit.
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Tristan a magnifiquement vieilli. L’a-t-on assez prétendu, au temps des luttes wagnériennes, que la musique de Wagner, plus riche de moyens extérieurs et d’ingrédients ornementaux que de véritable substance et d’inspirations authentiques, ne tirait guère son trompeur prestige que du raffinement et de l’accumulation de ses attraits purement sensuels ? La beauté toute physique des sonorités orchestrales que l’on reconnaissait merveilleuses en soi, y suppléait, disait-on, à la valeur de l’idée. Et, pour les idées qu’elle contenait, les enchevêtrements incessants d’une polyphonie fallacieuse qui ne s’arrêtait pas de les mêler les unes aux autres, de les relever les unes par les autres, abusait l’auditeur sur leur réelle force, leur originalité, leur vie expressive. On était pris dans un tourbillon, voluptueusement étourdi, mais non pas touché à l’âme. Rien de franc, rien de pur ; jamais, et pour cause, la mélodie à nu, la belle ligne qui s’élance, se déroule et ne cherche à valoir que par soi. Toujours la complexité artificieuse. Nietzsche compare cette musique au sirocco et le musicien à un démon de mimétisme et de prestidigitation.
Cette dénigrante doctrine, présentée par Nietzsche avec la plus virulente verve, le spectacle de l’autre soir m’en apportait la réfutation expérimentale. Il y avait bien vingt-cinq années que je n’avais entendu Tristan, dont ma jeunesse a été d’ailleurs si séduite que la partition que j’en possède tombe en lambeaux et que je la sais par cœur note par note. Pendant ce long intervalle, j’ai connu et aimé de nobles musiques anciennes, et particulièrement des musiques de la vieille France, Rameau, Grétry, les maîtres du XVIIIe siècle, trop longtemps négligés, puis ramenés à la lumière par de pieux soins. J’en ai connu et goûté de plus récentes que Wagner. Si jamais Wagner m’eût (pour employer le vocabulaire nietzschéen) intoxiqué, me voici bien désintoxiqué. Au surplus, ce qu’on pourrait appeler les « matérialités » de l’art de Wagner, son opulence orchestrale, ses raffinements sur l’instrumentation, sa polyphonie, tout cela est devenu domaine banal pour les compositeurs. Chacun sait l’imiter. Ou plutôt on ne l’imite plus. C’est, comme on dit, « dépassé ». C’est le costume d’une autre saison. Si l’art wagnérien n’avait vécu que de troubles prestiges et de captieux ensorcellements, ces feux d’artifice étant aujourd’hui éteints, cet art serait mort II vit. Mais sa vie, que nous avons vue jadis engagée dans de terribles combats où, les simples armes de la beauté ne suffisant pas à sa défense contre la foule qui l’assaillait, die dut hélas ! y ajouter celles du charlatanisme, des déclamations et des fausses prophéties pour recruter à son service une foule contraire, sa vie s’est transportée dans une sphère plus calme et plus pure, la sphère de l’immortalité.
J’ai entendu avec la plus noble jouissance de l’esprit un Tristan décanté par le temps. Il m’est apparu comme un de ces tableaux dont la couleur a un peu passé, nous entre moins dans les yeux, mais où les formes, le modelé, la composition, l’expression ont pris par là même un plus sûr, un plus fin relief et où, d’un fond de pensée mieux dévoilé, se dégagent de plus délicates harmonies. Ma délectation apaisée, presque détachée, m’en plus chère que l’ivresse de mon jeune temps, quand, me cherchant moi-même dans tous les lyrismes, je les troublais. J’aime mieux ce Tristan devenu lointain. Quelle poésie et quel style ! Que me font les puérilités de détail du poème et l’encombrement de ses idéologies superflues ! Je n’y fais pas, je n’y ai jamais fait attention. Je n’entends que les grands thèmes universels que ces superfétations n’étouffent pas, les thèmes de la terre et de la mer, de l’amitié et de la trahison, de la jeunesse et des ans, de l’amour et de la mort. Ils chantent ici divinement. Mon automne, qu’ils n’agitent plus, leur découvre plus de douceur.
IV — Une grande âme d’artiste : Guillaume Lekeu
(Souvenirs)
Je n’apporte pas ici de nouveaux commentaires sur l’œuvre musicale de Guillaume Lekeu, mais quelques souvenirs de mes relations de jeunesse avec ce grand artiste, ce grand esprit, mon contemporain, enlevé avant l’âge de vingt-cinq ans, à la gloire qui l’attendait et qui n’a couronné que sa tombe. Aussi bien ces souvenirs illustreront-ils la figure et le génie de l’artiste lui-même. Le lien qui m’unissait à Lekeu n’était pas celui d’une camaraderie banale, mais d’une intime amitié, où les communions de l’intelligence eurent plus de part que la ressemblance des tempéraments et des habitudes. On m’excusera si, pour parler de lui, je suis obligé de parler de moi-même. Pendant le temps trop court que je le connus, nos deux existences s’enlacèrent. Nous vivions quotidiennement ensemble. Nos divertissements étaient communs. Nous nous découvrions nos peines, nos rêves, nos espérances.
L’amitié de cet être supérieur, je n’en ai joui en réalité que pendant un an. Mais, au cours de cette unique année, que la catastrophe de sa mort termina, la confiance de Lekeu me fit si abondamment participer aux trésors de sa profonde et riche nature que notre liaison me semble à présent avoir occupé toute une période de ma vie. Je ne puis croire qu’elle ait été si brève.
J’étais alors étudiant à la Faculté des Lettres. Je dînais quelquefois chez un de mes professeurs qui comptait Lekeu parmi ses jeunes amis. C’est là que nous nous rencontrâmes un soir de décembre 1892. Wagner nous jeta dans les bras l’un de l’autre. Je découvrais avec ivresse l’œuvre du géant germanique, dont je n’avais encore rien entendu au théâtre, mais que je dévorais en partitions. Dans cette maison amie, ou tous les arts étaient en honneur, je faisais figure de chanteur wagnérien attitré. Avec une voix d’autant plus apte à tous les emplois qu’elle n’existait point, je chantais à volonté, les basses, les ténors et les soprani. J’interprétais Wotan, Siegfried, Brunhilde et les filles du Rhin. La passion créait l’organe. Je m’accompagnais même au piano, sans avoir jamais appris le piano, avec une maladresse effroyable qui contrariait cruellement mes expansions vocales. Quelle bonne fortune de trouver sous la main le camarade inconnu qui du clavier savait faire jaillir un orchestre, et grâce à qui je pouvais enfin ténoriser à plein cœur sans la terreur obsédante des fausses notes ! Je crois bien que tout un acte de la Walkyrie y passa ; Depuis cette séance athlétique, quand nous revenions sur la naissance si rapide de notre amitié, Lekeu me disait que l’enthousiasme qui animait mes aphonies avait fait faire plus de chemin à ses sentiments pour moi que de longues confidences. « Je vous voyais en espadrilles grimpant dans vos sentiers de montagnes. » La vive joie béarnaise dont je débordais en ce temps, et dont l’âge, s’il en a atténué les manifestations, n’a pas empoisonné les sources, éveillait par sympathie cette autre joie de race, cette joie wallonne, au rythme plus lent, au train plus mesuré, aux significations plus philosophiques, qui, dans les bonnes heures, s’étalait largement sur le visage si bon, si réfléchi, si puissamment expressif, de mon accompagnateur improvisé.
Notre hôte habitait Passy. Nous demeurions tous deux au quartier latin. Nous traversâmes Paris à pied pour rentrer chez nous, remuant, comme entrée de jeu, toutes les idées. Lekeu m’apprit où il en était de sa carrière. Il venait de prendre part à Bruxelles au concours de Rome pour la musique. Il avait obtenu le deuxième second grand prix. Cette arithmétique compliquée ne me fit aucune impression. Je lui avais déjà en pensée décerné le premier prix. Cette tête-là, cette tête ronde et forte, dont, après trente ans écoulés, les moindres traits gardent dans ma mémoire leur entier relief, ce n’était pas une tête d’accessit. Il pouvait y avoir un autre premier, si la nature avait eu le généreux caprice de faire naître sur le sol belge en une même couvée d’hommes, deux grands musiciens. Mais celui-ci ne pouvait être l’inférieur de nul de son âge. Ce front puissant, ces yeux à la fois grands et aigus, brillant, sous la voûte de l’arcade sourcilière profonde, d’un sombre éclat concentré, et qu’animait la continuelle alternance d’une vision intérieure et d’une vision extérieure également vives et lumineuses, ce masque noble et tranquille qui disait la sagesse et l’équilibre d’une âme de feu, de tels caractères révélaient à la première rencontre un homme hors de pair. La franchise et la robustesse des propos, la vigueur simple d’une élocution alourdie par des restes d’accent natal confirmaient ce jugement immédiat. Combien je me moquais de sa place en composition ! Je le priai ardemment de me communiquer sa cantate de concours. Le lendemain, la partition d’Andromède était sur mon piano. Cet ouvrage de jeunesse a des faiblesses ; mais il a d’autre part, mieux que des promesses : de grandes beautés pathétiques ; les unes et les autres fort bien discernées par Lekeu lui-même, comme en témoignent les lettres que publie Mlle Lorrain dans la belle et émouvante biographie qui est l’occasion de ces souvenirs.
Peu de jours après avait lieu chez Lekeu une tumultueuse exécution d’Andromède où je ne me rappelle plus quelle voix je faisais, mais où prenait part un ténor plus authentique que moi, mon vieil et très cher ami le docteur Raymond Diriart, alors interne des hôpitaux, avec qui je l’avais mis en rapport, non seulement parce que mes amis devaient être les amis de Diriart, mais parce que Diriart, musicien fervent, ne m’eut jamais pardonné de ne pas l’approcher de la merveilleuse fontaine de musique que je venais de découvrir dans l’auteur d’Andromède, deuxième second grand prix de Rome2.
Ce que Lekeu ne m’avait jamais dit et que je viens d’apprendre par le livre de Mlle Lorrain, c’est que cette récompense, tirée par les cheveux, il s’était refusé à la recevoir. Il était, je pense, un peu confus de ce coup de tête. Son maître, d’Indy, le moralisa à ce sujet, non qu’il doutât que Lekeu eût été méconnu par ses juges, mais parce qu’il s’était donné des apparences « d’outrecuidance ». Dieu sait que rien ne lui ressemblait moins. Les grands artistes, les vrais inspirés sont toujours simples et naturels. Il l’était, le cher garçon, autant qu’on pût l’être. Les grands artistes, les vrais inspirés sont absolument exempts de vanité. Ce vice ne l’effleura pas. Et s’il y perdit un certain art, d’ailleurs utile, de se faire valoir, il en trouva l’ample récompense dans la plus savoureuse, quoique la moins charitable des joies de l’esprit : je veux dire celle que le spectacle de la vanité et de ses agitations procure aux esprits qu’une telle supériorité en dispense.
On peut supposer d’ailleurs qu’une tête aussi méditative n’avait pas tardé à tirer de cette expérience passagèrement cuisante, une juste leçon sur la philosophie des concours. Lekeu avait conscience de son génie. Les concours ne sont pas faits pour déceler le génie, qui, à l’âge où on les passe d’ordinaire, ne se manifeste que par éclairs et n’a pas trouvé-son expression soutenue. Que dis-je ? Il arrive souvent à un jeune artiste du plus authentique génie de tomber dans ses premières productions au-dessous d’un bon élève, parce qu’il a, lui, dédaigné d’apprendre la manière d’utiliser et de revernir les poncifs qui ont fait leurs preuves, et, d’autre part, n’est pas assez fort, ni assez habile encore pour répandre et distribuer dans toutes les parties d’une composition étendue une inspiration originale qui lui vient plutôt par à-coups. Si le Rienzi de Wagner eût été écrit pour un concours d’opéras, il n’eût probablement pas été primé, malgré la marque des griffes de l’aigle sur certains morceaux et le flux de vigueur qui soulève l’ensemble. L’objet raisonnable des concours, c’est de sélectionner les bons praticiens et les professeurs qui, doués ou non de la faculté créatrice, qui est la chose la plus rare et la plus imprévisible du monde, sauront au moins par leur goût consommé, par leur initiation profonde et complète aux traditions des maîtres et à la science d’école, maintenir les fondements nécessaires et le niveau élevé de l’art II y a un concours de Rome tous les ans. Il ne peut y avoir un génie tous les ans.
En ce temps, Lekeu occupait au cinquième étage d’une maison du boulevard Saint-Michel, toute proche de la rue du Val-de-Grâce, un petit appartement clair et gai, dont l’arrangement trahissait la sollicitude maternelle. De son balcon s’offrait sur Paris une vue superbe ayant pour premier plan les verdures et les architectures du Luxembourg. Que de beaux moments de jeunesse passés sur ce balcon, en particulier les soirs d’été, dans les entr’actes des séances de musique, consacrées à l’exécution branlante, mais enflammée, de trios et quatuors classiques, ou bien au chaleureux massacre d’un acte de Wagner. Lekeu, sans être aussi mauvais pianiste que Berlioz ou Wagner, n’était pas précisément un virtuose du clavier. Il jouait avec sa tête plus encore qu’avec ses doigts. Mais c’était plaisir de l’entendre et de le suivre, tant le mouvement de son âme triomphait des gaucheries de sa main. C’est dans ce cabinet de travail que j’ai suivi l’élaboration de son chef-d’œuvre brisé, ce Quatuor admirable pour piano et cordes que la mort interrompit, mais qui demeure, dans sa mutilation, un des monuments les plus éloquents et les plus purs de la musique moderne. C’est là qu’il me fit entendre à son éclosion le sublime thème de l’adagio : mi, la, do, ré, mi, fa, la, sol, ré, do, si, ré, do, si, sol, mi, si, la. Thème où Beethoven eût reconnu sa plus certaine postérité.
* *
Pour rester plus en contact avec mon ami, je le décidai à prendre ses repas à la pension Laveur, dont j’étais un habitué. Ce n’était pas un restaurant banal que Laveur. De 1848 à 1900, la plupart des futures illustrations ou des futures importances de la politique et des lettres en ont savouré les omelettes fameuses. Certaines ont continué d’y fréquenter dans leur âge mûr. J’y ai souvent mangé à côté d’Emile Faguet déjà célèbre et qui ne dédaignait pas d’ébouriffer de ses calembours son blanc-bec de voisin. La pension Laveur avait été fondée vers 1848 par un maître-queux venu de Savoie avec quelques sous et que la cuisine n’était pas seule à intéresser. Il avait des opinions politiques ardentes. Ledru-Rollin, Louis Blanc, Albert et autres grands-prêtres de l’idée républicaine, socialiste et humanitaire, telle que l’entendait ou la rêvait solennellement cette époque, étaient ses dieux. Méprisant la bonne règle qui veut qu’un commerçant soit bien avec tout le monde, il s’afficha et n’y perdit rien. Sa table attira les jeunes barbes du quartier latin. Elle en devint le rendez-vous. Pendant toute la durée de l’Empire, il fut le nourricier attitré de la jeunesse républicaine ou opposante des écoles, de l’Université, du barreau. Le Deux-Décembre lui avait inspiré une virulente chanson politique dont, en mon temps, ces deux vers étaient encore cités :
On assassine à domicileEt dans les rues adjacentes.
Son commerce prospérant, celui qui devait rester dans la tradition de la maison, « le père Laveur », quoiqu’il n’eût pas eu d’enfants, fit venir de son pays natal des neveux, nièces, cousins et cousines qu’il destinait à partager en bonne harmonie la succession de la maison. L’harmonie ne fit pas défaut. C’étaient les plus braves gens du monde. Leurs clients étaient leurs amis. Rien de plus patriarcal que leurs usages. Tous les anciens hôtes de Laveur se souviennent avec affection de Baptiste, de François, de l’oncle Guittard, de Maria et de la tante Rose. Au temps de ma jeunesse, l’élite de ceux qui y avaient fréquenté sous l’Empire figuraient parmi les notabilités de la Chambre, du Sénat, du Conseil municipal de Paris. Aussi nos rôtisseurs avaient-ils les plus belles relations. On disait que l’influence du majestueux Baptiste pour obtenir des places de sergent de ville était sans égale. Baptiste était le cacique et aussi « l’intellectuel » de la famille. Ayant trouvé sur la banquette du café un volume oublié par un client qui ne le réclama pas, il en constitua sa bibliothèque. C’était un tome dépareillé de Schopenhauer en français. Ce fut pour lui une révélation étonnante* Il devint, d’après le conseil du sage, l’homme d’un seul livre. Grand causeur, il prit l’habitude d’illustrer ses propos de citations qu’il paraissait puiser à pleines mains chez le philosophe francfortois. Mais, à la longue, on s’apercevait qu’elles n’étaient que deux, comme ces deux soldats que les metteurs en scène font repasser indéfiniment sur les planches pour figurer une armée de vingt mille hommes. Telle était, aux yeux de Baptiste, l’importance de son auteur qu’il ne le nommait même plus de son nom. Il disait : « Il », et l’on devait comprendre. « Hein ! monsieur Lasserre, me confia-t-il un jour, quelle tête ! quelle tête ! Comme il… comme il… vous arrange ça ! — Qui donc, mon cher Baptiste ? — Qui ? Voyons ! ce vieux Schopinaboire ! Qui voulez-vous que ce soit ? » On imagine combien le fond d’humour de Lekeu dut se délecter de ce personnage.
La maison Laveur possédait à l’amitié et à la reconnaissance de sa jeune clientèle un titre des plus précis, titre qui s’incarnait dans la vaste et puissante personne de tante Rose. Tante Rose, la bien nommée, avait un visage d’un magnifique rose qui, soutenu sans nuances ni dégradations, des profonds replis du menton à la racine des cheveux d’un blanc éclatant, lui prêtait l’apparence de la plus belle pièce de confiserie. Elle était fort vieille, fort grosse et boulotte. Ses pieds trottaient menu sous un corps énorme. Elle trônait à un bureau minuscule. On se demandait comment elle faisait pour s’y couler et pour s’en dégager. Parfois, quand le gros des dîneurs avait fini, on la voyait s’approcher avec un air confidentiel de quelque convive attardé, s’asseoir maternellement à côté de lui et lui chuchoter à l’oreille quelques mots qui ne sont pas restés pour moi un mystère. Ces mots les voici, sous toutes garanties d’authenticité : « Auriez-vous un peu d’archent ? » Bien que non alsacienne, puisque savoyarde, tante Rose prononçait archent, afin de suppléer par la force de l’accentuation au discret étouffement de la sonorité. Le questionné ne manquait jamais de répondre par un grand flux de gestes et paroles de surprise, d’acquiescement, de promesse. Comment ! il y avait si longtemps que cela qu’il n’était passé à la caisse ! Distraction pure ! Il ne manquerait pas de le faire un de ces très prochains jours. D’ordinaire, après avoir fait recommencer quatre ou cinq fois son exploration à tante Rose de plus en plus souriante, et qui était d’une diplomatie merveilleuse pour y mettre les intervalles séants, il finissait par lui présenter un billet de cent ou même de cinquante francs à valoir sur une note de mille ou davantage, et qui était reçu avec une pudique effusion. C’était la paix digestive assurée pour quelques mois.
La maison Laveur était une institution de crédit fondée sur des bases morales d’une candeur qui ne trouverait pas d’application aujourd’hui et qui a pourtant fait la fortune d’une tribu. Elle pratiquait avec une liberté singulière le prêt d’honneur. Le crédit qu’elle faisait reposait uniquement sur la valeur ou la présomption de la valeur personnelle de jeunes gens studieux sans fortune. Il y avait bien dans sa clientèle des fils de famille dont la solvabilité était garantie par la situation de leur papa, situation sur laquelle maître Baptiste, qui avait des amis jusqu’à Marvejols, Quimper-Corentin ou Saint-Gaudens, trouvait l’occasion de s’instruire d’un air indolent. Il y avait en grand nombre des aspirants médecins, juristes, savants ou professeurs à qui leurs parents ne pouvaient fournir assez, et qui auraient été en grand embarras de poursuivre leurs études, s’ils avaient été obligés de payer leurs côtelettes. Ceux-là, il leur suffisait d’être introduits par un pensionnaire un peu ancien qui pouvait fort bien lui-même ne subsister que de la confiance de Baptiste en son avenir. Il était sous-entendu qu’on payerait avec les premiers honoraires. Je pourrais citer un professeur de droit qui devait pour sept mille francs de repas quand il fut reçu agrégé, et plusieurs médecins arrivés à de hautes places qui auraient dû abandonner la partie, si Baptiste n’avait pressenti à coup sûr leur génie clinique. Cette conception généreuse trouvait son symbole dans une anecdote que des exégètes sévères classeraient peut-être au nombre des mythes. On racontait qu’un client qui, à la fin du mois, s’était spontanément approché du trône nain de la tante Rose pour lui demander sa note, s’était attiré cette réplique : « Hé quoi ! Monsieur, n’auriez-vous donc pas confiance dans la maison ? »
* *
Lekeu se plut beaucoup dans ce milieu intelligent et animé. Il ne profita pas du favorable horoscope de Baptiste à qui je le présentai et qui lui trouva « une boule de philosophe », ce qui était d’ailleurs excellemment vu. Il pouvait payer. Il payait recta, comme un homme de bureau. Il demandait chaque mois sa note avec une régularité, une spontanéité dont tante Rose éprouvait presque du trouble. Non qu’il ruisselât d’argent ! Sa famille, qui l’entretenait fort bien, n’eût pas pu, je crois, le gâter. Mais c’était l’homme le plus ordonné et le plus exact. Nul n’a mieux réfuté par sa personne cette prétendue affinité du désordre et du génie dont les ratés du romantisme avaient fait un dogme à l’usage des petits bourgeois. Les libertés de sa pensée trouvaient un contrepoids dans la sévère discipline de ses habitudes. Sa fantaisie était tout entière dans sa tête et se dépensait complètement dans ses inspirations. Il ne l’eût pas laissé pénétrer dans sa vie. La vraie puissance ne se gaspille pas. En outre, la reconnaissance pour les sacrifices que ses tendres et admirables parents faisaient pour lui, l’en eût défendu. Quel bon fils !
Je profanerais les choses sacrées, je profanerais le langage même, si j’insistais dans mes paroles sur la beauté des lettres à sa mère, si je sondais la source des larmes que j’ai versées en les lisant. Voici de longues années que Mme Lekeu a rejoint cet enfant adoré, qui fut, lui aussi, un enfant sublime. Qui a vu cette femme forte et ardente ne peut plus en pensée la séparer de son fils. Il en était tout le portrait. Leurs yeux offraient la même flamme. Leurs visages les mêmes reliefs, le même élan vers les choses supérieures, la même splendeur d’honnêteté.
Baptiste ne s’était pas trompé en trouvant à Lekeu une « boule de philosophe ». Non seulement la philosophie l’intéressait, mais il y était initié. Il avait, dans ce domaine, de fortes lectures. C’était alors celui de mes études. Nous ne cessions d’en agiter les problèmes. J’en savais nécessairement plus que lui. Mais quand je lui exposais, pour repaître sa curiosité, quelque doctrine qu’il n’avait pu connaître par ses propres lectures, j’étais saisi de sa puissance et de sa rapidité d’assimilation. Ce que je lui avais appris, il me l’apprenait à son tour en en dégageant la signification essentielle, en la réduisant aux formules les plus denses et les plus simples. Nous étions à l’âge où la joie d’exercer la pensée l’emporte sur le souci du vrai et du faux en matière spéculative, à l’âge où l’on sait plus de gré aux idées d’exciter fortement l’imagination que d’exprimer ce qui est. Il avait cependant l’esprit fort net et un très bon jugement critique. Ce grand sensitif n’admettait pas volontiers les considérations sentimentales dans la recherche de la vérité. C’était un admirable équilibré dont la solidité m’émerveille encore quand je songe à sa jeunesse et à tout ce qu’il avait, par ailleurs, d’enfant. Familier avec les tourments d’un grand créateur qu’effraye et qu’exalte tour à tour la vue des terres vierges que son impérieux génie le presse de conquérir, il n’en avait pas moins la vue la plus sage et la plus positive de la vie. Cet enthousiaste grave n’était pas un chimérique. Il connaissait déjà la vraie condition des hommes. Elle lui inspirait l’ironie et la pitié. Je me rappelle ce mot de lui. La veille de la Pentecôte, vers le soir, il avait eu affaire à la gare de l’Est. Les quais extérieurs étaient noirs de monde. C’étaient des familles d’ouvriers qui, encore en habit de travail, venaient attendre les permissionnaires militaires. Le rayonnement inaccoutumé de tous ces visages le frappa. « Pauvres gens ! me disait-il. C’est la vingtième fois qu’ils viennent à la même occasion. Et chaque fois cette attente a pour eux une sorte de magie. Ils croient que ça va changer. »
Comme les impressions me sont restées vives de ce voyage que nous fîmes ensemble à Bruxelles dans l’été de 1893 ! On devait jouer dans un concert dirigé par Eugène Isaye sa Fantaisie sur des airs populaires angevins. En route, il me demanda de lui exposer le système philosophique de Jules Lachelier. Docile à mes maîtres de Sorbonne, j’avais de l’admiration, ou je m’imaginais que j’en avais, pour ce travail dont la fortune universitaire fut grande, mais ne s’est pas soutenue longtemps après que Lachelier eut résigné ses fonctions officielles. Il attestait quelque chose d’étrange : la vigueur, une espèce de force écrasante dans l’infertilité. C’était une viande creuse, mais coriace, et qui exerçait les dents. En débarquant à Bruxelles, Lekeu possédait Lachelier mieux que Lachelier lui-même.
Lekeu trouvait à Bruxelles un groupe de jeunes musiciens qui savaient sa force, son avenir, et qui, bien que de son âge, l’entouraient déjà comme un aîné. Parmi eux, je me souviens tout particulièrement d’Henri Gillet, le violoncelliste, artiste émouvant et gai compagnon, fiancé à une ravissante jeune fille. Le mariage tardait parce qu’ils n’avaient que leur amour à mettre en commun. Le rêve enfin se réalisa. Le soir même des noces, Gillet sentit les premiers signes d’une fièvre typhoïde qui, peu de jours après, l’emportait. Je me souviens aussi de Mathieu Crickboom, qui a suivi si brillamment, comme chacun le sait, les traces de son maître Ysaye. J’entendis Crickboom exécuter plusieurs fois avec une flamme de jeunesse qu’il n’a pas perdue, la grande Sonate pour piano et violon encore inédite, depuis si célèbre, qui figure à côté du Quatuor inachevé, après le Quatuor peut-être, parmi les plus sûrs et les plus indiscutables titres de gloire de Lekeu. Comme les jugements sur les choses de l’art sont capricieux et fragiles ! Et quels obstacles les vérités de goût ont à vaincre, de quelles routines, de quelles inerties, de quelles indifférences, de quelles apathies, de quelles petitesses elles ont à triompher pour se faire jour et s’imposer aux esprits ! Un an et demi plus tard, je vivais à Munich. Mon ami était mort. Et c’est en cette ville que je reçus la Sonate, gravée et éditée grâce aux seins pieux de ceux qui l’avaient appréciée. Je n’avais plus rien à apprendre sur la grandeur de cet ouvrage. La lecture me la fit mieux concevoir en me dévoilant la construction de l’édifice. Dans mon zèle pour le nom de l’auteur, je profitai de ma liaison avec un familier de Levy, le Hofcappelmeister, célèbre comme chef d’orchestre dans toute l’Europe, pour la lui faire montrer. Levy ne la garda pas quarante-huit heures. Il me la fit rendre en demandant très sérieusement si celui qui avait fait cela n’était pas fou. Je ne suis pas encore revenu de ma stupeur. On peut goûter plus ou moins l’expression de la Sonate. Mais les lignes en sont les plus claires et les formes d’écriture des plus solides et des plus classiques. Comment un musicien exercé put-il s’y tromper à ce point ?
On rêve à ce qu’eût donné Lekeu s’il avait vécu. Méditation vaine et qui pourtant s’appuie, quand il s’agit de lui, à quelque chose de sûr. J’oserais répondre que son développement eût été grand. Les germes dont son esprit était déjà chargé à vingt-quatre ans étaient si nombreux et si forts qu’on n’imagine point qu’il eût pu avorter. On a vu en poésie, en musique, de beaux génies qui n’eurent qu’une saison, la jeunesse. Cette saison passée, leur sève était tarie. Il ne leur restait plus qu’à en exprimer les suprêmes gouttes, et, faute de jaillissements nouveaux, à se recommencer, à s’imiter sèchement eux-mêmes. Ces génies sont ceux dont l’inspiration tient avant tout à la fraîcheur de la sensation, à la fleur première de la sensualité. Or, la sensualité, c’est le moi. Les imaginations où elle s’exhale n’ont pour objet que l’individu lui-même, ses possibilités de joie ou de souffrance, ses exaltations ou ses langueurs. Ces génies de jeunesse sont en général élégiaques. Ils écrivent le poème de leurs émotions toutes personnelles, émotions liées à la faculté, qui caractérise leur âge, de jouir et plus encore de souffrir de tout, fût-ce de bien petites choses, d’une manière aiguë et exaspérée. C’est tout ce qu’ils sentent et savent d’original. Leur sensibilité à l’humain en général est souvent courte, banale. Par suite, leurs vues, leur intelligence, sans étendue et sans envol. Quand, avec les années, leurs sens ont perdu le feu de la vibration native, quand la périphérie de leur âme s’est déveloutée, ils devraient trouver aux sources plus hautes d’une région plus intérieure un aliment rénovateur. Ils ne l’y trouvent point, parce qu’ils sont, à côté de leur don juvénile et fané, hommes ordinaires et parfois (cela s’est vu) au-dessous de l’ordinaire.
D’une bien autre race, notre Lekeu. Il avait le cœur simple et grand, l’intelligence vaste, avide et vigoureuse. Il avait cette richesse affective supérieure qui suppose l’ordre naturel des affections. Il aimait ce qu’aime tout honnête homme, mais plus puissamment que la plupart.
Il attestait de toute sa personnalité que, si un art relativement petit d’expression, et qui peut d’ailleurs se montrer dans cette petitesse relative, bien précieux et exquis encore, s’accommode aisément, chez l’artiste, d’une nature trouble et douteuse, une moralité profonde de l’âme est à la base de tout art vraiment élevé. Son culte de Beethoven, qu’il se plaît à appeler « le vieux », est significatif. Il ne s’inspire pas seulement de la perfection de l’art beethovenien, qui est comme le point culminant du classique, et à qui tout musicien pourrait reconnaître cette place et ce caractère, quand même il ne sympathiserait qu’à demi avec le lyrisme et la personnalité intime de Beethoven. Il s’inspire d’une affinité intérieure. Ce sont les inspirations du maître des maîtres auxquelles Lekeu sait et sent les siennes apparentées. De fait, à mesure qu’il s’émancipe de l’influence formelle de Franck, ses thèmes trahissent de plus en plus le génie même de son dieu. Non qu’il l’imite. Ce serait pur archaïsme, et rien n’est plus spontané, n’a un accent plus neuf que l’invention musicale de Lekeu dans ses dernières œuvres. Mais son démon est le même, son ambition la même. De ce qu’a de particulier l’émotion qui le soulève et le met en état de grâce artistique, il cherche toujours à dégager les lignes de l’universel. Créer, pour lui, c’est proprement cela.
Opposition curieuse et bien instructive. Ce Beethoven que Lekeu met au-dessus de tout, j’ai vu Claude Debussy en disposition d’ironie perpétuelle à son égard…
Trente ans nous séparent du jour où il est mort J’étais alors éloigné de lui. Débutant dans la profession universitaire, j’enseignais depuis quelques mois la philosophie au lycée de Saint-Brieuc. La Bretagne m’avait séduit. Elle me grisait, m’enveloppait d’une influence magique. Du jardin public de la ville, je regardais au loin vers le nord-ouest la tour de Cesson, dressée sur une colline sauvage que l’écume de la mer cerne de ses courses éternelles. Lekeu, pensais-je, dirait comme moi : « C’est la tour où Tristan agonise, guettant sur les flots la voile de sa bien-aimée ». Je brûlais de le revoir. Je l’attendais. Quel confident du trop plein de poésie dont m’étouffait la nouveauté de ce pays de merveilles et de mystère ! Hélas ! ce ne fut pas lui. Ce fut un télégramme de son cher père qui m’annonçait la nouvelle affreuse. Il était mort, et je ne le savais pas malade. J’accourus à Angers. Trop tard pour embrasser une dernière fois cette belle tête qui portait tant d’enthousiasmé et tant de sagesse. Je revois encore le médecin aux cheveux blancs, cette mère aux yeux fixes qui maîtrisait sa folie, et ce père terrassé, qui allait et venait, qui recevait chacun de nous avec attention et bonne grâce, qui s’enquérait de nos propres peines tout comme
l’eût fait son enfant.
FIN