(1875) Revue des deux mondes : articles pp. 326-349
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(1875) Revue des deux mondes : articles pp. 326-349

Études physiologiques sur quelques poisons américains :
Le curare

Revue des Deux Mondes, septembre 1864, (2, t. 53).
URL Gallica: http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k86978g/f218.image

I

Les poisons peuvent être employés comme agents de destruction de la vie ou comme moyens de guérison des maladies ; mais, outre ces deux usages bien connus de tout le monde, il en est un troisième qui intéresse particulièrement le physiologiste. Pour lui, le poison devient un instrument qui dissocie et analyse les phénomènes les plus délicats de la machine vivante, et, en étudiant attentivement le mécanisme de la mort dans les divers empoisonnements, il s’instruit par voie indirecte sur le mécanisme physiologique de la vie. Telle est la manière dont j’ai envisagé depuis longtemps l’action des substances toxiques1, et suivant laquelle je voudrais considérer ici les effets singuliers produits par quelques poisons américains encore peu connus. Je commencerai ces études physiologiques par l’histoire du curare, le premier de ces poisons qu’il m’a été donné de soumettre à des investigations expérimentales.

Le curare2 est une substance dont se servent certaines peuplades sauvages de l’Amérique du Sud pour empoisonner leurs flèches, d’où le nom de poison de flèches qui lui a aussi été donné. Toutefois, la dénomination de poison de flèches comprenant des agents vénéneux très-divers, nous conserverons le nom de curare, généralement admis en Europe, pour désigner un poison américain qui est décrit dans les récits des voyageurs, et qui se caractérise d’ailleurs par ses effets physiologiques, ainsi qu’on le verra plus loin.

Le curare est connu depuis la découverte de la Guyane par Walter Raleigh, en 1595. Raleigh, le premier, rapporta ce poison en Europe, sur des flèches empoisonnées, sous le nom de ourari. Beaucoup d’anciens voyageurs ont jugé à propos d’orner l’histoire du curare d’une foule de récits plus ou moins fabuleux, que nous devons passer sous silence pour ne nous arrêter qu’aux renseignements qui ont un caractère scientifique. Dans un voyage fait en Amérique de 1799 à 1804, M. de Humboldt a pu assister à la fabrication du curare. C’est une sorte de fête comparable à celle des vendanges, la fiesta de las juvias. Les sauvages vont chercher dans les forêts les lianes du venin (juvias), après quoi ils font fête et s’enivrent avec de grandes quantités de boissons fermentées que les femmes préparent en leur absence. « Pendant deux jours, dit M. de Humboldt, on ne rencontre que des hommes ivres… » Lorsque tout dort dans l’ivresse, le maître du curare, qui est en même temps le sorcier et le médecin de la tribu, se retire seul, broie les lianes, en fait cuire le suc et prépare le poison. D’après ce qu’il a vu, M. de Humboldt admet que la composition du curare est exclusivement végétale, et que la propriété vénéneuse qu’il renferme est due à une plante de la famille des strychnées. MM. Boussingault et Roulin, qui ont visité l’Amérique du Sud vingt-cinq ans plus tard, ont émis la même opinion. Mais Ch. Watterton, qui parcourut en 1812 les contrées de Démérary et d’Essequibo, fait entrer dans la préparation du curare, outre les substances végétales, des fourmis venimeuses de deux espèces et des crochets de serpents broyés. De même M. Goudot, qui a habité le Brésil pendant dix années, regarde le suc de liane épaissi comme jouant simplement le rôle d’un excipient dans lequel on introduit ensuite du venin de serpent. À son retour en France en 1844, il a remis à M. Pelouze, qui me l’a communiquée, une note sur la préparation du curare, que je crois utile de transcrire ici.

« Le curare est préparé par quelques-unes des tribus les plus reculées qui habitent les forêts qui bornent le Haut-Orénoque, le Rio-Negro et l’Amazone, et qui, toutes ou presque toutes, sont anthropophages… La manière de préparer le curare varie dans chacune des tribus où il se fabrique, et celui qui est réputé le plus actif vient des nations voisines de l’empire du Brésil. Le procédé employé par les Indiens du Mesaya, qui ne sont éloignés que de vingt journées de la frontière de la Nouvelle-Grenade, est le seul à peu près connu, et encore ne l’est-il que très-imparfaitement, car ces Indiens en font un grand secret, et il n’y a que leurs devins qui aient l’art de le préparer. Ces hommes, qui sont en même temps les prêtres et les médecins ou guérisseurs de sorts, emploient pour la préparation du poison une liane nommée curari, d’où le nom de curare donné au poison. Cette liane, coupée en tronçons et broyée, donne un suc laiteux abondant et très-âcre. Les tronçons écrasés sont mis en macération dans de l’eau pendant quarante-huit heures, puis on exprime et on filtre soigneusement le liquide, qui est soumis à une lente évaporation jusqu’à concentration convenable. Alors on le répartit dans plusieurs petits vases de terre, qui sont eux-mêmes placés sur des cendres chaudes, et l’évaporation se continue avec plus de soin encore. Lorsque le poison est arrivé à la consistance d’extrait mou, on y laisse tomber quelques gouttes de venin recueilli dans les vésicules des serpents les plus venimeux, et l’opération se trouve achevée lorsque l’extrait est parfaitement sec. »

Dans la relation d’une Expédition dans les parties centrales de l’Amérique du Sud, faite de 1843 à 1847 sous la direction de M. F. de Castelnau, il est encore fait mention de la composition du curare. Les auteurs de cette relation reviennent à l’opinion de MM. de Humboldt, Boussingault et Roulin, savoir que le curare est un poison végétal ; mais ils assurent en outre que les Indiens ne mettent aucun secret dans cette préparation. Enfin le dernier voyageur qui, à ma connaissance, ait écrit sur le curare, M. Émile Carrey, met tout le monde d’accord. Suivant lui, chez toutes les tribus, le curare aurait pour base un poison végétal identique : seulement il est des Indiens qui préparent le curare sans mystère et en y employant simplement les plantes actives, tandis que d’autres y ajoutent des substances plus ou moins singulières et entourent la fabrication de pratiques plus ou moins bizarres ; mais ce serait par superstition ou par pur charlatanisme que les maîtres du curare de certaines tribus en agiraient ainsi, afin d’augmenter le prestige de leur puissance ou de cacher la composition du poison aux étrangers.

Les Indiens se servent du curare pour empoisonner leurs flèches de chasse ou leurs flèches de guerre. Les flèches de chasse, destinées à être lancées au moyen d’un arc, sont pourvues d’un dard mobile ; celles qui doivent être lancées au moyen d’une sarbacane sont très-petites, et ne forment en quelque sorte qu’un simple dard en bois de fer très-effilé et muni d’une pointe très aiguë qui porte le poison. Les flèches de guerre ont un dard fixe très-acéré, formé par des os d’animaux ou par du bois très-dur ; quelquefois le dard est garni d’épines disposées en sens inverse, de manière à empêcher le trait de sortir de la blessure. Outre ces armes toutes préparées, les Indiens ont encore leur provision de curare, qu’ils tiennent renfermée dans des petits pots de terre cuite ou dans des calebasses.

Le poison américain nous parvient en Europe sous ces trois formes. On ne peut se le procurer que par l’entremise des voyageurs ; il n’existe pas dans le commerce européen, et les Indiens en font l’objet d’un échange, soit entre eux, soit avec les étrangers. « Les Indiens de Mesaya, dit M. Goudot, une des tribus les plus féroces, préparent le curare et en font un commerce d’échange avec les habitants de la frontière de la Nouvelle-Grenade, qui, bravant les fièvres et les dangers de toute espèce, se hasardent à pénétrer jusqu’au fond des forêts qu’ils habitent, et leur portent des haches, des couteaux, des ciseaux, des aiguilles et quelques étoffes de coton grossier. Ils reçoivent en payement du poison, de la cire d’abeilles presque aussi blanche que celle de Cuba, des fécules colorantes et du vernis qui peut être comparé à celui du Japon. »

Le curare contenu dans les petits pots de terre cuite et dans les calebasses est un extrait noir à cassure brillante, présentant assez bien l’aspect de l’extrait du jus de réglisse noir de nos droguistes. Le principe actif du poison est soluble dans l’eau, dans le sang et dans toutes les humeurs animales ; mais il est mélangé de beaucoup d’impuretés qui restent en suspension dans le liquide, et où le microscope fait reconnaître en grande partie des débris de végétaux. Le vrai curare paraît conserver son activité d’une manière indéfinie, même à l’état de solution dans l’eau. J’en conserve ainsi depuis plus de dix ans qui semble n’avoir rien perdu sensiblement de ses propriétés toxiques, bien qu’il se soit produit des moisissures en grande quantité à la surface du liquide. Comme l’eau, le sang et les humeurs animales, l’alcool dissout le venin curarique ; l’éther et l’essence de térébenthine au contraire le précipitent. MM. Boussingault et Roulin ont préparé, sous le nom de curarine, le principe actif du curare. Toutefois le corps qu’ils ont obtenu n’est point cristallisable et défini ; la curarine est une substance d’apparence cornée, très-hygrométrique, très-soluble dans l’eau et dans l’alcool.

Les caractères qui viennent d’être indiqués, de même que l’inaltérabilité du curare à l’ébullition et aux agents chimiques, ne sauraient permettre aucune induction sur la nature animale ou végétale du poison. En effet, c’est par erreur que l’on a cru jusqu’ici que tous les agents toxiques animaux se distinguaient des agents toxiques végétaux par une altérabilité plus grande ; le venin de crapaud, par exemple, résiste à l’ébullition et se dissout dans l’alcool et l’éther. Il faudrait donc, pour résoudre la question de la composition du curare, saisir sur place l’agent réellement actif et le débarrasser de tous les ingrédients inutiles. Jusqu’ici les voyageurs, il est vrai, nous ont fourni le curare, mais avec lui ils ne nous ont rapporté que des récits et des descriptions contradictoires de procédés de préparation. Aucun n’a essayé sur les lieux d’expérimenter par lui-même, pour savoir quelle était réellement la plante vénéneuse qui le constituait, afin de la caractériser et de la rapporter en Europe.

Le curare, à l’égal de beaucoup d’autres poisons énergiques, entrera certainement dans le domaine de la médecine ; mais il serait nécessaire pour cela d’en connaître exactement la composition dans un temps assez rapproché. En effet, M. Émile Carrey nous apprend, dans l’intéressante relation de son voyage, que beaucoup de peuplades indiennes ont déjà renoncé à l’arme empoisonnée de l’homme primitif pour la remplacer par l’arme à feu de l’homme civilisé. Les flèches empoisonnées et le curare ne se trouvent plus aujourd’hui que chez les tribus les plus farouches de l’Amérique du Sud, et il pourrait bien se faire que d’ici à un demi-siècle l’usage de ce poison et les procédés de préparation fussent complétement perdus.

Quant à son action sur les êtres vivants, le curare a toujours été représenté comme un poison violent dès qu’on l’introduit en contact avec le sang au moyen d’une plaie, mais inoffensif lorsqu’il est avalé et déposé dans les voies digestives. Les chairs des animaux tués par le curare sont en effet bonnes à manger et ne déterminent aucun accident.

On a dit que le curare était un poison aussi bien pour les végétaux que pour les animaux ; cela est inexact. D’autres ont admis, sur la foi des récits, que les exhalaisons de curare sont vénéneuses. Vers le milieu du siècle dernier, La Condamine racontait que la cuisson du poison était confiée à une vieille femme : si cette femme mourait, le curare était jugé de bonne qualité ; si elle ne mourait pas, on la battait de verges. M. Émile Carrey, avec sa verve naturelle, nous a décrit des pratiques analogues dont il avait entendu parler. Comme on le voit, l’esprit s’est plu à entourer de merveilleux l’histoire de ce poison, dont l’origine et l’action étaient mal connues. Ici notre tâche sera de dépouiller les faits de toutes les interprétations mystérieuses pour n’admettre que ce que l’expérience nous prouvera directement ; mais peut-être trouvera-t-on qu’on n’y aura rien perdu, et que les vérités scientifiques, quand nous pouvons les entrevoir, ne sont pas moins merveilleuses que les créations romanesques de notre imagination.

II

En 1844, je reçus de M. Pelouze des flèches empoisonnées ainsi que du curare qui avait été acheté par M. Goudot chez les Indiens Andaquies au mois d’août 1842. En 1848, un jeune Brésilien qui suivait mes cours, le docteur Edwards, me donna du curare que l’on retira d’une calebasse en l’exposant à la chaleur pour ramollir et extraire le poison qui en tapissait les parois. Plus tard, j’ai expérimenté avec du curare qui nous avait été rapporté à M. Magendie et à moi par M. Émile Carrey, et qui provenait des bords de l’Amazone, avec du curare du Venezuela que m’avait remis M. Rayer, et avec du curare de Para dont M. Boussingault m’avait fait part. J’ai constaté pour tous ces curares de diverses provenances des effets toxiques tout à fait semblables, sauf peut-être des nuances dans l’intensité du poison qu’il serait difficile de bien caractériser.

Un des faits qui paraît avoir le plus frappé tous ceux qui ont parlé du curare est l’innocuité de ce poison dans les voies digestives. Les Indiens, en effet, se servent du curare comme poison sous la peau et comme médicament dans l’estomac. J’ai entendu souvent raconter à M. Boussingault qu’il avait connu dans son voyage en Amérique un général colombien atteint d’épilepsie, qui, pour éviter les accès de sa terrible maladie, avalait des pilules assez volumineuses de curare. Les expériences sur les animaux ont confirmé les observations faites sur l’homme. On peut mélanger aux aliments d’un chien ou d’un lapin du curare en quantité beaucoup plus considérable qu’il ne serait nécessaire pour l’empoisonner par une plaie, et cela sans que l’animal en éprouve aucun inconvénient.

Toutefois il ne faudrait pas croire qu’il y ait là une propriété merveilleuse particulière au curare. C’est une simple question de dose et de rapidité de l’absorption. Je me suis assuré par des expériences nombreuses que chez les jeunes animaux à jeun (mammifères et oiseaux), lorsque l’absorption intestinale est devenue plus active, le curare ne peut plus être aussi impunément introduit dans l’estomac, de sorte que cela se réduit simplement à dire qu’il faut des quantités beaucoup plus grandes de curare pour agir par les voies digestives que par une piqûre sous-cutanée. C’est un cas commun, à des degrés divers, à beaucoup d’autres substances toxiques et médicamenteuses ; la différence s’explique physiologiquement par la propriété que présentent les substances non cristalloïdes d’être absorbées très-lentement à la surface des membranes muqueuses. Mais nous n’avons pas à nous arrêter à ces particularités qui concerneraient l’histoire thérapeutique du curare : je me hâte d’arriver à l’empoisonnement par piqûre, qui fait pénétrer rapidement le venin dans le sang, et amène la mort avec un cortège de symptômes particuliers que nous avons pour objet d’examiner et d’expliquer dans cette étude.

Le curare, introduit dans les tissus vivants à l’aide d’une flèche ou d’un instrument empoisonné, détermine la mort d’autant plus rapidement que le venin pénètre plus vite dans le sang. C’est pourquoi la mort est plus prompte quand on emploie une solution de curare au lieu de poison sec. Le degré de vitalité des animaux et la rapidité de la circulation qui en est la conséquence agissent dans le même sens. C’est ce qui fait que les animaux vigoureux sont plus faciles à empoisonner que les animaux languissants, et que, toutes choses égales d’ailleurs (taille de l’animal, dose du poison), les animaux à sang chaud meurent plus vite que les animaux à sang froid, et parmi les premiers les oiseaux plus vite que les mammifères.

La plaie empoisonnée par le curare n’est le siège d’aucune douleur ni d’aucune irritation particulière, le venin ne possède par lui-même aucune propriété caustique, de sorte que si la piqûre a été rapide, l’animal est empoisonné sans s’en apercevoir. M. Boussingault m’a dit que, lorsque les Indiens blessent des oiseaux à la chasse avec les petites flèches qu’ils lancent à l’aide d’une sarbacane, et dont la pointe est acérée comme celle d’une aiguille, il arrive souvent que l’animal ne sent pas la blessure et qu’il meurt sur place en une minute ou deux. Il n’en est pas ainsi quand on emploie de plus grandes flèches sur des animaux qui fuient ; néanmoins la paralysie due à l’action du poison arrive assez vite pour que l’animal s’arrête et n’échappe jamais au chasseur. Watterton raconte qu’en traversant les terres qui séparent l’Essequibo du Démérary, lui et ses compagnons rencontrèrent une troupe de sangliers. Un Indien banda son arc et frappa l’un d’eux d’une flèche empoisonnée ; elle entra dans la mâchoire et se rompit. Le sanglier fut trouvé mort à cent soixante-dix pas du lieu où il avait été frappé, et leur fournit un souper succulent.

Les symptômes de la mort par le curare offrent un aspect caractéristique sur lequel s’accordent tous les observateurs.

On ne pourrait guère constater ces symptômes chez les petits oiseaux, dont la mort a lieu parfois en quelques secondes ; mais chez les oiseaux plus gros, chez les mammifères et chez les animaux à sang froid, la mort arrive dans un espace de temps qui varie en général entre cinq et douze minutes quand on a employé un excès de poison. Je rapporterai seulement trois ou quatre exemples ; ils seront l’expression exacte de ce que j’ai toujours vu se reproduire dans les expériences en quelque sorte innombrables que j’ai répétées depuis vingt ans.

À l’aide d’une petite flèche empoisonnée, j’ai fait sur le dos d’un lapin une piqûre si peu douloureuse qu’il n’en a pas pour cela interrompu son repas ; mais après deux ou trois minutes l’animal a cessé de manger et est allé se placer dans un coin du laboratoire : il s’est tapi contre le mur et a baissé ses oreilles sur son dos, comme s’il eût voulu dormir. Puis il est resté parfaitement tranquille et peu à peu s’est affaissé ; ses jambes ont d’abord cédé en même temps que la tête a fléchi ; enfin il est tombé sur le flanc complétement paralysé. Après six minutes, à partir du moment de la piqûre, l’animal était mort, c’est-à-dire que la respiration avait cessé.

Un jeune chien piqué à la cuisse avec un instrument empoisonné s’aperçut à peine de sa blessure ; il courait et sautait comme de coutume, mais au bout de trois ou quatre minutes l’animal se coucha sur le ventre comme s’il eût été fatigué ; il avait conservé toute son intelligence et ne semblait nullement souffrir ; seulement il répugnait au mouvement. Bientôt le chien posa sa tête par terre entre ses deux jambes de devant, comme s’il eût été encore plus fatigué et qu’il eût voulu s’endormir. Cependant ses yeux restaient toujours ouverts et tranquilles en même temps que son corps s’affaissait sur lui-même ; l’animal était alors complétement paralysé. Bientôt les yeux devinrent ternes, les mouvements respiratoires cessèrent, et l’animal était mort huit minutes après la piqûre empoisonnée.

Les grenouilles, les crapauds et les couleuvres meurent avec des symptômes semblables. Les animaux ne manifestent aucune agitation ni aucune expression de douleur. Ils sont pris d’une paralysie progressive qui éteint successivement toutes les fonctions vitales. C’est là le caractère particulier de la mort par le curare. Dans tous les genres de mort que l’on connaît, il y a toujours vers l’agonie des convulsions, des cris ou des râles indiquant une souffrance et une sorte de lutte entre la vie et la mort. Dans la mort par le curare, rien de pareil ; il n’y a pas d’agonie, la vie paraît s’éteindre. Tous les voyageurs qui ont vu périr des animaux par le curare décrivent la mort avec des symptômes pareils à ceux que nous venons d’indiquer. « La mort arrive, dit M. Carrey, comme si un fluide vital s’écoulait. » Watterton, qui nous a donné le plus de détails sur les effets du curare raconte que lorsqu’un oiseau est blessé à la chasse par une flèche empoisonnée, il reste environ trois minutes avant de tomber, mais que sa chute n’est précédée par aucun signe de douleur, qu’il y a seulement une sorte de stupeur qui se manifeste par une répugnance apparente au mouvement. « Ayant empoisonné, dit-il, une jeune poule pleine de vie au moyen d’une piqûre faite à la cuisse avec une flèche empoisonnée, la poule n’en parut nullement incommodée. Pendant la première minute, elle marcha tranquillement ; pendant la deuxième minute, elle resta calme et becqueta la terre. Moins d’une demi-minute après, elle ouvrit et ferma souvent le bec ; sa queue était abaissée, et ses ailes tombaient presque à terre. À la fin de la troisième minute, elle était courbée, ne pouvant plus soutenir sa tête, qui tombait, se relevait, et chaque fois tombait plus bas, comme celle d’un voyageur fatigué qui sommeille debout ; ses yeux s’ouvraient et se fermaient. Au bout de cinq minutes, la poule était morte. » Dans un autre exemple, il s’agit d’un paresseux dont la vie céda sans le moindre combat apparent, sans un cri ni un gémissement. C’était un aï ou paresseux à trois doigts ; il appartenait à un naturaliste qui, voulant le tuer pour conserver sa peau, avait eu recours au curare. L’aï fut blessé à la jambe et mis sur le plancher, à peu de distance d’une table. Il s’efforça d’en atteindre le pied et s’y accrocha, comme s’il eût voulu monter ; mais ce furent ses derniers efforts : sa vie s’éteignit rapidement, quoique graduellement… D’abord une de ses jambes de devant lâcha prise et tomba de côté, incapable de se mouvoir ; l’autre fit bientôt de même. Les membres antérieurs ayant perdu toute force, le paresseux se coucha lentement et mit sa tête entre ses jambes de derrière, qui tenaient encore à la table ; mais lorsqu’elles furent atteintes à leur tour, il tomba à terre si doucement qu’on n’eût pas pu distinguer cette chute d’un mouvement ordinaire. Si l’on avait ignoré la circonstance de sa blessure, on n’eût jamais pensé qu’il succombait. La bouche était fermée ; on n’y voyait ni écume, ni salive. On n’observa ni tressaillement, ni altération visible de la respiration. Au bout de dix minutes, il fit un léger mouvement, et une minute après il était mort. « En un mot, dit Watterton, depuis le moment où l’action du poison commença à se montrer chez le paresseux, on aurait cru que le sommeil l’accablait. ».

Watterton nous donne encore le récit de la mort d’un homme empoisonné par le curare. Deux Indiens couraient la forêt pour chercher du gibier. L’un d’eux prit une flèche empoisonnée et la lança sur un singe rouge qui était au-dessus de lui, dans un arbre. Le coup était presque perpendiculaire. La flèche manqua le singe, et en retombant frappa l’Indien au bras, un peu au-dessus du coude. Il fut convaincu que tout était fini pour lui. « Jamais, dit-il à son camarade d’une voix entrecoupée et regardant son arc pendant qu’il parlait, jamais je ne banderai plus cet arc. » Ayant dit ces mots, il ôta la petite boîte de bambou contenant le poison qui était suspendue à son épaule, et, l’ayant mise à terre avec son arc et ses flèches, il s’étendit auprès, dit adieu à son compagnon et cessa de parler pour toujours. « Ce sera une consolation pour les âmes compatissantes, remarque ailleurs Watterton, de savoir que la victime n’a pas souffert, car le wourali détruit doucement la vie. »

Ainsi toutes les descriptions nous offrent un tableau doux et tranquille de la mort par le curare. Un simple sommeil paraît être la transition de la vie à la mort. Cependant il n’en est rien ; l’apparence extérieure est trompeuse. Cette étude sera donc propre à montrer combien nous pouvons être dans l’erreur relativement à l’interprétation des phénomènes naturels, tant que la science ne nous en a pas appris la cause et dévoilé le mécanisme. Si en effet, abordant maintenant la partie essentielle de notre sujet, nous entrons, au moyen de l’expérimentation, dans l’analyse organique de l’extinction vitale, nous verrons que cette mort, qui nous paraît survenir d’une manière si calme et si exempte de douleur, est au contraire accompagnée des souffrances les plus atroces que l’imagination de l’homme puisse concevoir.

III

Le corps d’un animal vivant est un assemblage admirable de particules, qui sont d’autant plus délicates et plus variées dans leurs propriétés physiologiques, que l’être occupe un rang plus élevé dans l’échelle de l’organisation. Or, il importe, pour la clarté de notre sujet, que nous descendions un instant dans cette machine vivante qui va devenir le théâtre des actions délétères que nous nous proposons de définir et d’expliquer.

Les manifestations vitales que nous apercevons au dehors ont une cause intérieure, cachée à nos regards. Elles ne sont toutes que des résultantes de l’action réciproque et simultanée d’un grand nombre de particules organiques élémentaires, de même que dans la nature brute les phénomènes ne sont aussi que des résultantes complexes des propriétés des corps simples inorganiques. C’est donc dans les éléments organiques, c’est-à-dire dans les parties les plus déliées de l’organisme, que siègent les conditions intimes de la vie et de la mort. Le poison n’envahit jamais l’organisme d’emblée et dans sa totalité ; mais il porte son action toxique et paralysante sur un élément organique essentiel à la vie. Ensuite il amène la dislocation de l’édifice vital par un mécanisme qui variera en raison de l’élément primitivement atteint, de la nature et de l’importance de ses rapports physiologiques avec l’ensemble des phénomènes de la vie.

La chimie connaît aujourd’hui soixante-dix corps simples environ, dont seize seulement entrent dans la composition de l’organisme vivant le plus compliqué, qui est celui de l’homme ; mais ce n’est point en leur qualité de corps chimiquement simples que ces substances viennent agir ici : elles se sont préalablement combinées et groupées sous l’influence de la force vitale, pour constituer les particules les plus ténues de notre organisme. Ces particules, bien que complexes chimiquement, sont élémentaires au point de vue physiologique en ce sens qu’elles sont douées de propriétés vitales simples et définies qui ne persistent pas après la division ou l’altération de l’élément. Telle est en quelques mots l’idée qu’on doit se faire des parties microscopiques de notre corps, auxquelles il convient de donner le nom d’éléments anatomiques ou peut-être mieux celui d’organismes élémentaires. En effet, les éléments anatomiques sont de véritables organismes élémentaires, et ce sont ces organismes élémentaires qui, par leur réunion et leurs groupements, sont ensuite appelés à constituer un organisme total d’autant plus complexe et d’autant plus élevé dans l’organisation que la variété physiologique de ses éléments se montre plus grande. Nous pouvons donc considérer que notre corps est composé par des millions de milliards de petits êtres ou individus vivants et d’espèce différente. Il en est qui sont libres comme les globules du sang ; mais la plupart sont unis et soudés. Les éléments de même espèce se réunissent pour constituer nos tissus, et nos tissus se mélangent pour former nos organes ; les éléments d’espèce différente se soudent entre eux afin de pouvoir réagir les uns sur les autres et concourir avec harmonie à un même but physiologique. Néanmoins, dans toutes ces réunions ou soudures, aucun élément ne se confond avec son voisin ; ils s’unissent et restent distincts comme des hommes qui se donneraient la main. Chaque espèce d’éléments représente ainsi une véritable espèce d’individus qui dépend d’un tout auquel il est associé, mais qui a toujours son indépendance et sa vie propre, qui a sa manière particulière de se nourrir et d’être excité, qui a ses poisons spéciaux et sa manière spéciale de mourir. Enfin, comme on peut le dire d’un seul mot, chaque élément a son autonomie, mais autonomie inconsciente et enchaînée par un déterminisme absolu aux conditions physico-chimiques du milieu organique intérieur.

À part les éléments organiques qu’on peut appeler passifs, parce que, par leur réunion, ils constituent la charpente osseuse du corps, ainsi que tous les tissus conjonctifs qui donnent la solidité, l’élasticité et la cohésion à nos organes, il existe deux autres classes d’éléments organiques qui nous manifestent une activité constante et nécessaire. Dans la première classe, nous placerons tous les éléments organiques qui, sous la forme de vésicules ou de cellules soit libres, soit fixées ou agglomérées, constituent les tissus glandulaires, muqueux et épithéliaux. Les propriétés de ces éléments groupés en tissus se manifestent plus particulièrement dans l’accomplissement des phénomènes de la vie nutritive. Nous placerons dans la seconde classe les éléments organiques qui, généralement sous la forme de fibres ou de tubes réunis ou soudés les uns aux autres, constituent les tissus musculaires et nerveux. En raison de leurs propriétés, ces derniers éléments président aux fonctions de sensibilité et de mouvement qui sont propres aux animaux et constituent les manifestations les plus élevées des êtres vivants.

L’objet de la physiologie générale est d’analyser chaque fonction et chaque acte de l’économie, afin de les ramener à leur élément organique. Le phénomène de la respiration, malgré ses variétés apparentes, se réduit finalement pour tous les animaux à la propriété de l’élément ou globule sanguin qui, au contact de l’air, absorbe l’oxygène et exhale l’acide carbonique. La digestion, avec les sécrétions qui y concourent, se ramène à l’élément glandulaire ou épithélial, qui, sous l’influence de certains excitants déterminés, laisse suinter un liquide qu’il a la propriété de préparer et d’accumuler en lui. De même, quand nous voyons apparaître dans un animal un phénomène de sensibilité ou de mouvement, nous devons nous reporter par l’analyse physiologique aux propriétés des fibres nerveuses et musculaires qui constituent ses conditions élémentaires. La fibre musculaire représente un tube microscopique à parois élastiques ; ce tube est rempli d’une substance contractile, c’est-à-dire d’une matière qui, pendant la vie, jouit de la propriété de se contracter sous l’influence nerveuse de façon à raccourcir le tube musculaire et à entraîner dans son mouvement les parties auxquelles il est fixé. Nous trouvons dans le système nerveux des éléments producteurs et conducteurs, les uns pour la sensibilité, les autres pour la motricité. Les conducteurs nerveux représentent de véritables fils électriques organiques ; ils sont constitués par un tube rempli d’une substance appelée moelle nerveuse, destinée à protéger un filament central. Ce filament est la partie physiologiquement essentielle du nerf, et qu’on appelle l’axe du cylindre nerveux ou le cylinder axis. Le tube nerveux sensitif s’unit au tube moteur au moyen d’un renflement nerveux appelé cellule nerveuse, et le tube moteur se termine dans la fibre musculaire en présentant une nouvelle intumescence particulière. Tous ces éléments organiques qui composent notre corps sont d’une grande ténuité microscopique, car la grandeur en varie entre des centièmes et des millièmes de millimètres. On pourra par conséquent avoir une idée de leur nombre par leur masse, quand on saura que les cellules et les tubes nerveux, par leur réunion, forment le cerveau, la moelle épinière et les cordons nerveux, et que toutes les fibres musculaires ensemble constituent essentiellement la viande ou la chair qui représente la plus grande partie du poids du corps de l’homme et des animaux.

Quelles que soient la complication et la variété de nos opérations intellectuelles, de nos sentiments et de nos mouvements, ils ne sont jamais exprimés que par l’activité vitale de trois éléments organiques formant une chaîne à anneaux distincts, mais dont les propriétés sont cependant physiologiquement et hiérarchiquement subordonnées. Ces trois éléments sont l’élément nerveux sensitif, l’élément nerveux moteur, et l’élément musculaire. Le point de départ de l’action physiologique se trouve dans l’élément nerveux sensitif ou intellectuel ; sa vibration se transmet suivant son axe, et, arrivée à la cellule nerveuse, véritable relais, la vibration sensitive se transforme en vibration motrice. Cette dernière se propage à son tour dans l’élément nerveux moteur, et, arrivée à son extrémité périphérique, elle fait vibrer la fibre musculaire, qui, réagissant en vertu de sa propriété élémentaire, opère la contraction ou le mouvement. Ces trois éléments organiques jouent ainsi le rôle d’excitant les uns par rapport aux autres ; l’élément nerveux sensitif excite l’élément nerveux moteur, et l’élément nerveux moteur excite la fibre musculaire, d’où résulte finalement la contraction. Dans leur action d’ensemble, ces éléments ont des relations tellement connexes que, les uns sans les autres, ils n’auraient point de raison d’être. En effet, l’élément sensitif n’a pas de raison d’être sans l’élément moteur qui indique sa présence, et l’élément moteur n’aurait pas de raison d’être sans l’élément musculaire sur lequel son influence doit se manifester. Toutefois, malgré cette connexion intime et nécessaire, chacun de ces trois éléments n’en reste pas moins indépendant et distinct organiquement. L’élément sensitif vit et meurt à sa manière, il a ses poisons qui lui sont propres. L’élément moteur peut vivre et mourir séparément, il a également ses poisons spéciaux. Enfin l’élément musculaire a de même des conditions de vie et de mort qui n’appartiennent qu’à lui. Si cette indépendance organique est réelle pour la vie nutritive des éléments, elle n’est plus qu’une illusion au point de vue des manifestations vitales qu’ils doivent accomplir dans l’organisme. Ces manifestations n’étant qu’une résultante d’activités diverses, elles exigent le concours de toutes. Si l’un des trois éléments, sensitif, moteur et musculaire, vient à être supprimé, les deux autres continuent de vivre sans doute, mais ils n’ont plus de sens, de même qu’une phrase perd sa signification dès qu’un de ses membres vient à lui manquer.

La loi fondamentale de la vie est l’échange de matières continuel entre le corps vivant et le milieu cosmique qui l’entoure. De là résulte un véritable circulus ou tourbillon rénovateur du corps dont la rapidité mesure l’intensité de la vie. Les conditions des phénomènes vitaux ne sont absolument constituées ni par l’organisme, ni par le milieu ; il faut le concours des deux. Malgré l’intégrité de l’organisme, la vie cessera, si le milieu est supprimé ou vicié ; malgré la présence d’un milieu favorable, la vie s’éteindra, si l’organisme est lésé ou détruit.

Notre corps entier ou notre organisme n’est, nous le répétons, qu’un agrégat d’éléments organiques, ou mieux d’organismes élémentaires innombrables, véritables infusoires qui vivent, meurent et se renouvellent chacun à sa manière. Cette comparaison exprime exactement ma pensée, car cette multitude inouïe d’organismes élémentaires associés qui composent notre organisme total existent, comme des infusoires, dans un milieu liquide qui doit être doué de chaleur et contenir de l’eau, de l’air et des matières nutritives. Les infusoires libres et disséminés à la surface de la terre trouvent ces conditions dans les eaux où ils vivent. Les infusoires organiques de notre corps, plus délicats, groupés en tissus et en organes, trouvent ces conditions, entourés de protecteurs spéciaux, dans notre fluide sanguin, qui est leur véritable liquide nourricier. C’est dans ce liquide, qui ne les imbibe pas, mais qui les baigne, que s’accomplissent tous les échanges matériels, solides, liquides ou gazeux, que leur vie exige ; ils y prennent leurs aliments et y rejettent leurs excréments, absolument comme des animaux aquatiques. D’ailleurs la vie ne s’accomplit jamais que dans un milieu liquide. Ce n’est que par des artifices de construction que les organismes de l’homme, ainsi que ceux d’autres animaux, peuvent vivre dans l’air ; mais tous les éléments actifs de leurs fonctions vivent sans exception, à la façon des infusoires, dans un milieu liquide intérieur. C’est pourquoi j’ai donné le nom de milieu intérieur organique au sang et à tous les liquides blastématiques qui en dérivent.

Le système circulatoire n’est autre chose qu’un ensemble de canaux destinés à conduire l’eau, l’air et les aliments aux éléments organiques de notre corps, de même que des routes et des rues innombrables serviraient à mener les approvisionnements aux habitants d’une ville immense. Les canaux veineux n’ont pas, à proprement parler, de rapports physiologiques actifs avec les éléments organiques ; ils ne leur portent rien, ils ne font qu’emmener le sang qui a servi à les nourrir ; mais le système veineux présente une autre origine périphérique de la plus haute importance, car c’est par cette origine que le courant veineux, dont la direction est centripète, vient se répandre sur les diverses surfaces de l’organisme et puiser l’air dans les poumons, de l’eau et des aliments dans les intestins, ainsi que d’autres liquides interstitiels. Tous ces éléments constitutifs du milieu intérieur sont ensuite portés au cœur, centre du mouvement circulatoire. Ici commence le système artériel qui lance le sang dans une direction inverse à celle qui précède, c’est-à-dire du centre à la périphérie. Le sang ainsi poussé par le cœur dans les artères va se purifier en tout ou en partie de divers produits d’élimination et par des mécanismes divers, suivant les organismes ; mais ce qu’il importe de savoir ici, c’est que le sang artériel est celui qui se dirige vers nos organismes élémentaires et qui leur distribue toutes les substances capables de réagir sur eux. Le sang artériel porte la vie aux éléments organiques, parce qu’il contient en dissolution de l’oxygène et les autres éléments d’un milieu organique propre à entretenir la vie ; mais le sang artériel peut aussi apporter la mort, s’il est introduit dans les voies circulatoires, c’est-à-dire dans le milieu intérieur organique, des substances qui l’ont vicié. Or c’est le cas qui se présente dans tous les empoisonnements.

Lorsqu’un animal est piqué par une flèche empoisonnée avec du curare, nous avons vu qu’il ne meurt qu’après un certain temps. Il y a en effet trois étapes nécessaires que le poison doit parcourir. Premièrement le poison doit être dissous dans la plaie par les humeurs animales qui s’y trouvent ; deuxièmement, il doit pénétrer dans les veines et être porté jusqu’au cœur ; troisièmement, il doit être amené en contact avec les éléments organiques au moyen du système artériel. Ce n’est point encore tout : il faut que la substance toxique s’accumule dans le sang par suite d’une disproportion qui doit s’établir entre l’absorption et l’élimination du poison. Tout cela demande, ainsi que nous le savons, un maximum de dix à douze minutes pour s’accomplir. Nous concevons maintenant que le curare puisse ne pas agir si, avant d’arriver au système artériel, il rencontre sur sa route quelque voie d’élimination rapide, ou s’il se trouvait, par un obstacle quelconque, retenu dans le système veineux. En effet dans ce cas le poison ne parvient pas jusqu’aux voies qui conduisent aux éléments organiques.

Trois ans après le retour de Watterton en Angleterre, Brodie fit quelques expériences qu’il importe de mentionner. On inocula du curare à la jambe d’un âne, et il mourut en douze minutes, Sur un autre âne, on inocula le même poison, et de la même manière, mais après avoir placé un bandage autour de la jambe au-dessus de l’endroit où l’inoculation avait été pratiquée. L’âne marcha librement, comme à l’ordinaire, et il continua à manger sans s’apercevoir de rien. Au bout d’une heure on délia le bandage, et dix minutes après la mort avait saisi cet animal. Ces expériences, qui sont imitées de celles que Magendie avait faites pour d’autres poisons et qui ont été bien souvent confirmées, s’expliquent physiologiquement d’une manière très simple : tant que le poison restait sous la peau de la jambe au-dessous de la ligature, il ne pouvait pas arriver au cœur, parce que cette ligature empêchait le sang veineux de passer et de l’y transporter. Le poison, avons-nous dit, n’est actif que lorsque, étant parvenu au cœur, il peut se répandre par les artères, et arriver ainsi à tous les éléments organiques ; mais là encore nous pouvons, à l’aide d’un artifice expérimental, empêcher le poison de se généraliser. Si nous lions l’artère d’un membre par exemple, nous empêcherons le sang empoisonné d’être porté aux éléments organiques de ce membre, et nous leur conserverons la vie, tandis que tout le reste du corps aura ressenti les atteintes délétères de la substance toxique. En un mot, en arrêtant le poison dans les veines, on sauve tout l’individu ; en arrêtant le poison dans les artères, on ne sauve que la partie du corps à laquelle l’artère oblitérée portait le sang.

Après cet exposé sommaire de quelques notions physiologiques qu’il était nécessaire de rappeler, revenons aux effets du poison américain. Nous aurons à rechercher d’abord sur quel élément organique particulier du corps il a porté son action toxique, et à déterminer ensuite le mécanisme par lequel la mort de cet élément a pu amener la mort de tout l’organisme.

IV

Dans le mois de juin 1844, je fis ma première expérience sur le curare : j’insinuai sous la peau du dos d’une grenouille un petit fragment de curare sec, et j’observai l’animal. Dans les premiers moments, la grenouille allait et sautait comme avant avec la plus grande agilité, puis elle resta tranquille. Au bout de cinq minutes, les jambes de devant cédèrent, le corps s’aplatit et s’affaissa peu à peu. Après sept minutes, la grenouille était morte, c’est-à-dire qu’elle était devenue molle, flasque, et que le pincement de la peau ne déterminait plus chez elle aucune réaction vitale. Je procédai alors à ce que j’appelle l’autopsie physiologique de l’animal.

Des mesures sages, et que tout le monde approuve, empêchent de faire chez l’homme les autopsies avant qu’il se soit écoulé vingt-quatre heures depuis le moment de la mort. Cette circonstance diminue considérablement l’importance scientifique des autopsies cadavériques. En effet, la vie ne cesse pas parce que tout notre corps est mort à la fois, mais seulement parce que un ou plusieurs de ses éléments organiques ont perdu leurs propriétés vitales. En faisant l’autopsie au moment même de la mort, on doit donc toujours rencontrer des éléments organiques qui ont perdu leurs propriétés physiologiques ; mais d’autres qui les possèdent encore, et qui ne finissent par les perdre et par mourir à leur tour qu’à cause de la dislocation des fonctions nécessaires à leur existence. Quand on pratique l’autopsie vingt-quatre heures après la mort, tous les éléments organiques sont éteints, rigides et froids. On ne trouve plus que des lésions chroniques qui nous font connaître les diverses métamorphoses pathologiques des tissus, mais qui ne nous expliquent en rien le mécanisme de la mort, car l’individu vivait quelques heures auparavant avec cette même lésion. Dans d’autres cas, on ne trouve rien, et on croit que la cause de la mort est insaisissable. C’est ce qui nous serait arrivé, si nous eussions fait l’autopsie de notre grenouille le lendemain : nous aurions eu un cadavre empoisonné par le curare qui ne nous aurait offert aucune lésion, qu’il nous eût été impossible de distinguer sous aucun rapport du cadavre d’une grenouille morte d’une tout autre manière. Il en est autrement, ainsi qu’on le verra, lorsqu’on fait l’autopsie physiologiquement, c’est-à-dire en ouvrant l’animal aussitôt après la mort. C’est là un avantage des plus importants que présente seule la pathologie expérimentale, car ce que la morale interdit de faire sur nos semblables, la science nous autorise à le faire sur les animaux. L’homme, qui a le droit de se servir des animaux pour ses usages domestiques et pour son alimentation, a également le droit de s’en servir pour s’instruire dans une science utile à l’humanité.

En ouvrant la grenouille empoisonnée, je vis que son cœur continuait à battre. Son sang rougissait à l’air et présentait ses propriétés physiologiques normales. Je me servis ensuite de l’électricité comme de l’excitant le plus convenable pour réveiller et provoquer la réaction physiologique des éléments nerveux et musculaires. En agissant directement sur les muscles, l’excitant électrique produisait des contractions violentes dans toutes les parties du corps ; mais en agissant sur les nerfs eux-mêmes il n’y avait plus aucune réaction. Les nerfs, c’est-à-dire les tubes nerveux qui les composent, étaient donc complètement morts, tandis que les autres éléments organiques des muscles, du sang, des muqueuses, etc., étaient très-vivants et conservaient encore leurs propriétés physiologiques pendant un grand nombre d’heures, ainsi que cela se voit surtout chez les animaux à sang froid.

Il est maintenant facile de comprendre que l’extinction vitale des éléments nerveux qui font contracter les muscles doive amener la mort de l’organisme tout entier par la cessation successive de tous les mouvements. L’arrêt des mouvements respiratoires produit particulièrement ce résultat en empêchant dans le milieu organique sanguin l’aération, qui est indispensable pour entretenir la vie de tous les éléments organiques qui nous composent. Si le cœur conserve encore ses mouvements, cela prouve, ainsi qu’on le savait déjà, qu’il n’est pas influencé par le système nerveux comme les autres muscles, ce qui lui permet d’être, suivant l’expression de Haller, l’organe primum vivens et l’organe ultimum moriens. En outre la démonstration de cette action nette et caractéristique du curare, qui tue l’élément nerveux et respecte l’élément musculaire, a résolu la question de ce qu’on appelait l’irritabilité hallerienne, en prouvant expérimentalement que la propriété contractile du muscle est distincte de la propriété du nerf qui l’excite, puisque le poison parvient à les séparer immédiatement l’une de l’autre.

Cette première expérience analytique faite sur la grenouille a ensuite été répétée de la même manière sur d’autres animaux plus rapprochés de l’homme et appartenant à la classe des oiseaux et des mammifères. J’ai constaté des résultats tout à fait semblables, et l’autopsie physiologique me montra que, comme chez la grenouille, l’élément nerveux moteur avait été seul atteint par le curare, tandis que les autres éléments organiques avaient conservé leurs propriétés physiologiques. L’observation attentive des symptômes de l’empoisonnement sur les animaux élevés vint me révéler des particularités intéressantes relatives à la sensibilité et à l’intelligence. Un chien d’une humeur douce avait été blessé par une flèche empoisonnée. D’abord l’animal ne s’en aperçut pas : il courait, gambadait joyeusement comme à l’ordinaire ; mais bientôt, comme s’il eût été fatigué, il se coucha sur le ventre, dans une attitude très-naturelle. Quand on appelait le chien, il répondait à l’appel ; il se levait et venait, après des sommations réitérées et avec une sorte de lassitude. Peu de temps après, le chien ne pouvait plus se lever malgré ses efforts ; il avait conservé toute son intelligence et ne paraissait nullement souffrir ; seulement ses jambes, et particulièrement celles du train de derrière, n’obéissaient plus à sa volonté. Lorsqu’on parlait à l’animal, il répondait parfaitement bien par les mouvements de la tête, par l’expression des yeux et par l’agitation de la queue ; mais un peu plus tard la tête tomba, l’animal ne pouvait plus la soutenir. Le chien était alors couché et respirait avec calme, comme un animal qui aurait reposé tranquillement ; si on l’appelait, sa queue seule pouvait S’agiter et ses yeux se tourner encore et sans aucune expression de souffrance, pour montrer qu’il entendait. Enfin les mouvements respiratoires cessèrent peu à peu, et les yeux étaient déjà devenus ternes et sans vie que des mouvements légers de la queue venaient témoigner que le chien entendait encore celui qui lui parlait.

Un autre chien d’une nature féroce, et cherchant à mordre tous ceux qui l’approchaient, fut piqué par une flèche empoisonnée. Pendant les premiers moments, l’animal farouche, blotti dans son coin, faisait entendre des grondements mêlés d’aboiements toutes les fois qu’on se dirigeait vers lui. Après six ou sept minutes, l’animal se coucha, ses jambes ne pouvaient plus le soutenir, et ses cris s’éteignirent, mais il n’en était pas moins furieux. Toutes les fois qu’on approchait, il montrait les dents et roulait des yeux flamboyants. Quand on lui présentait un bâton, il le mordait avec force et avec une rage silencieuse. Cette rage ne s’éteignit qu’avec la vie, et lorsque le chien ne pouvait plus la manifester par ses lèvres et par ses dents, elle était encore dans ses regards, qui, les derniers, exprimèrent sa furie.

Les deux expériences qui précèdent nous montrent que dans la mort par le curare l’intelligence n’est point anéantie ; chacun de nos animaux a conservé son caractère jusqu’au bout, et si les manifestations caractéristiques ont disparu, ce n’est pas parce qu’elles se sont réellement éteintes, mais parce qu’elles se sont trouvées successivement refoulées et comme envahies par l’action paralytique du poison. En effet, dans ce corps sans mouvement, derrière cet œil terne, et avec toutes les apparences de la mort, la sensibilité et l’intelligence persistent encore tout entières. Le cadavre que l’on a devant les yeux entend et distingue ce que l’on fait autour de lui, il ressent des impressions douloureuses quand on le pince ou qu’on l’excite. En un mot, il a encore le sentiment et la volonté, mais il a perdu les instruments qui servent à les manifester : c’est ce que nous allons montrer en poussant plus loin notre analyse physiologique.

Rappelons-nous pour un instant que le curare ne peut exercer son action toxique qu’après avoir été porté par les artères et mis en contact avec nos éléments organiques. Rappelons-nous encore qu’en liant ou en obstruant une artère d’un membre ou d’une autre partie du corps, on peut ainsi préserver cette partie de l’empoisonnement qui envahira tout le reste de l’organisme. Or à l’aide de ce membre ou de cette partie réservée, ne fût-ce même que d’une fibre musculaire, l’animal pourra manifester ce qu’il sent et montrer que son intelligence, qui avait été en quelque sorte saisie dans un cadavre, n’avait pas été abolie. Ces expériences analytiques se démontrent particulièrement bien chez les animaux à sang froid à cause de la persistance plus longue des propriétés élémentaires des tissus après l’arrêt de la circulation artérielle. Sur une grenouille très-vivace j’ai intercepté le passage du sang artériel dans les jambes du train de derrière par la ligature des artères, en ayant grand soin de laisser intacts les nerfs qui font communiquer ces membres avec la moelle épinière. Après cette opération, la grenouille avait conservé toute son agilité, sautait et nageait comme à l’ordinaire. Alors je l’empoisonnai en lui insinuant un petit fragment de curare sous la peau du dos. Après cinq minutes, la grenouille s’affaissa, ses jambes de devant, ayant perdu leur ressort, s’écartèrent, et la mâchoire inférieure de l’animal reposait sur la table. Après sept ou huit minutes, la grenouille était morte et sans mouvement. Quand on pinçait la peau de la tête, du corps ou des pattes de devant, il n’y avait aucun mouvement ni aucune réaction vitale dans ces parties empoisonnées ; mais la grenouille agitait aussitôt avec violence ses deux pattes de derrière, qui avaient été préservées de l’empoisonnement par la ligature des artères. Ce résultat était constant même après les plus légères piqûres dans la partie du corps empoisonnée. Quand on mettait la grenouille dans l’eau et qu’on excitait une partie quelconque de son corps, elle nageait parfaitement avec ses deux jambes de derrière, qui poussaient devant elles le reste du corps complètement immobile, quoique sensible ; mais non-seulement notre grenouille avait conservé la sensibilité dans le train antérieur de son corps paralysé par le poison, elle y avait encore conservé ses sens et sa volonté. En effet, si l’on couvrait le vase où l’on avait introduit la grenouille de manière à la placer dans l’obscurité, et si ensuite on faisait subitement pénétrer un rayon de soleil en déplaçant le couvercle, on apercevait le tronçon de la grenouille flasque et incliné en bas s’avancer volontairement vers le soleil à l’aide des deux jambes de derrière. J’ai répété l’expérience très-souvent ; elle a toujours réussi. Si, au lieu des deux jambes, on n’en préserve qu’une de l’empoisonnement, le résultat est le même ; seulement il n’y a qu’une jambe qui se meut quand on pince l’animal, et cette jambe pousse tout le reste du corps devant elle quand on place l’animal dans l’eau. Quand, au lieu d’une jambe, on ne préserve de l’empoisonnement qu’un seul doigt, ce doigt s’agite et exprime le sentiment de tout le corps réduit à l’état de cadavre. Le spectacle intéressant que je viens de tracer peut s’observer parfois pendant une heure ou deux dans les saisons favorables. Il ne cesse que lorsque l’asphyxie et la mort de l’organisme sont arrivées par suite de la suppression trop prolongée des mouvements respiratoires. Chez les animaux à sang chaud, ces phénomènes se passent en un temps beaucoup plus court, mais ils n’en existent pas moins. Lorsqu’un mammifère ou un homme est empoisonné par le curare, l’intelligence, la sensibilité et la volonté ne sont point atteintes par le poison, mais elles perdent successivement les instruments du mouvement, qui refusent de leur obéir. Les mouvements les plus expressifs de nos facultés disparaissent les premiers, d’abord la voix et la parole, ensuite les mouvements des membres, ceux de la face et du thorax, et enfin les mouvements des yeux qui, comme chez les mourants, persistent les derniers. Peut-on concevoir une souffrance plus horrible que celle d’une intelligence assistant ainsi à la soustraction successive de tous les organes qui, suivant l’expression de M. de Bonald, sont destinés à la servir, et se trouvant en quelque sorte enfermée toute vive dans un cadavre ? Dans tous les temps, les fictions poétiques qui ont voulu émouvoir notre pitié nous ont représenté des êtres sensibles renfermés dans des corps immobiles. Notre imagination ne saurait rien concevoir de plus malheureux que des êtres pourvus de sensation, c’est-à-dire pouvant éprouver le plaisir et la peine, quand ils sont privés du pouvoir de fuir l’un et de tendre vers l’autre. Le supplice que l’imagination des poëtes a inventé se trouve produit dans la nature par l’action du poison américain. Nous pouvons même ajouter que la fiction est restée ici au-dessous de la réalité. Quand le Tasse nous dépeint Clorinde incorporée vivante dans un majestueux cyprès, au moins lui a-t-il laissé des pleurs et des sanglots pour se plaindre et attendrir ceux qui la font souffrir en blessant sa sensible écorce.

Le poison est donc, ainsi que nous l’avons dit en commençant cette étude, un instrument qui nous a fait pénétrer dans les replis les plus cachés de notre organisation, et nous a permis d’en saisir les phénomènes les plus délicats. En parcourant les diverses phases de l’empoisonnement, nous avons vu que le curare détruit le mouvement en laissant persister la sensibilité. De plus, nous avons prouvé qu’il n’atteint qu’un des éléments efficaces du mouvement, le nerf moteur, car le cœur continue à battre, et les muscles ont conservé leur faculté contractile intacte. La conclusion physiologique qui ressort de ces expériences est très-claire : l’élément nerveux sensitif, l’élément nerveux moteur et l’élément musculaire ont chacun leur autonomie, puisque le curare les sépare et n’est toxique que pour un seul d’entre eux. Rappelons-nous pourtant que, malgré leur indépendance, les éléments organiques n’ont d’effet physiologique que par l’ensemble de leurs rapports. La manifestation motrice chez l’homme ou chez un animal exige le concours de trois termes ou éléments anatomiques. L’élément nerveux, sensitif ou volontaire est le point de départ de la détermination motrice. Ensuite l’élément nerveux moteur transmet cette détermination au muscle qui l’exécute, ou autrement dit qui la manifeste. Si un seul des trois termes précédents vient à manquer, l’acte n’a plus lieu. Dans l’empoisonnement par le curare, la sensibilité ainsi que la volonté du mouvement existent, la contractilité et par conséquent la possibilité d’exécution du mouvement existent ; mais par cela seul que l’élément nerveux moteur qui forme le trait d’union de la sensibilité au mouvement est détruit par le poison, tout nous semble anéanti. En effet, la sensibilité, comme toutes les facultés qui ont pour siège le système nerveux, n’a aucune possibilité de se manifester par elle-même. Il faut absolument à ces facultés le système contractile ou musculaire sous une forme quelconque pour signaler leur présence ou se traduire à l’extérieur. Par conséquent nous ne pouvons juger des sensations des hommes et des animaux que par leurs mouvements. Cependant, chez les animaux empoisonnés par le curare, nous aurions été dans l’erreur la plus complète, si de l’absence du mouvement nous avions conclu à l’absence de la sensibilité. Cet exemple prouvera une fois de plus que nous n’avons de criterium absolu que dans notre conscience, et que dès que nous nous livrons aux interprétations des phénomènes qui sont en dehors de nous, nous ne sommes entourés que de causes d’erreur et d’illusions.

V

La science s’arrête aux causes prochaines des phénomènes ; la recherche des causes premières n’est pas de son domaine. Le savant a donc atteint son but quand, par une analyse expérimentale successive, il est parvenu à rattacher la manifestation des phénomènes à des conditions matérielles exactement définies. De cause en cause il arrive finalement, suivant l’expression de Bacon, à une cause sourde qui n’entend plus nos questions et ne répond plus. Toutefois la cause prochaine à laquelle nous devons nous arrêter ne peut jamais être considérée comme la limite absolue de nos connaissances ; elle n’est sourde qu’à nos trop faibles moyens actuels d’investigation.

Dans notre analyse physiologique, nous sommes arrivés à localiser l’action du poison américain sur l’élément nerveux moteur et déterminer, comme conséquence, un mécanisme de la mort propre à cet agent toxique ; mais devons-nous nous arrêter là et sommes-nous parvenus à la limite que la science actuelle nous permet d’atteindre ? Je ne le pense pas. Non seulement il y aurait encore lieu d’isoler chimiquement le principe actif du curare des matières étrangères auxquelles il est mélangé ; il y aurait en outre à déterminer quel genre de modification physique ou chimique la substance toxique imprime à l’élément organique pour en paralyser l’action. Quant à présent, nous ignorons complétement quelle peut être la nature de cette influence. Cependant nous savons à ce sujet une chose importante, c’est que, loin de produire une altération toxique définitive qui détruise pour toujours l’élément organique, ainsi que le font beaucoup de poisons, le curare ne détermine qu’une sorte d’inertie ou d’engourdissement de l’élément nerveux moteur. Il en résulte une paralysie de cet élément qui dure tant que le curare reste dans le sang en contact avec lui, mais qui peut cesser quand le poison est éliminé. De là il résulte cette conséquence importante, que la mort par le curare n’est point sans appel, et qu’il est possible de faire revenir à la vie un animal ou un homme qui aurait été empoisonné par cet agent toxique.

Pour comprendre le mécanisme du retour à la vie, il faut nous rappeler le mécanisme de la mort, et si la théorie que nous en avons donnée est bonne, les deux mécanismes doivent se contrôler réciproquement et pouvoir se déduire l’un de l’autre. Le curare introduit avec le sang va se mettre en contact avec les éléments organiques et paralyser d’une manière successive tous les mouvements volontaires. D’abord les nerfs moteurs des organes de la voix sont paralysés ; mais la vie n’en continue pas moins, parce que l’animal respire toujours. Ce n’est que quand les mouvements respiratoires du thorax viennent à cesser que la mort réelle de l’organisme commence. Tous les éléments organiques du corps vont alors être atteints, parce qu’un élément indispensable à tous, l’air ou l’oxygène, va manquer dans le sang, leur milieu organique. Sans doute le cœur, qui continue à battre, fait circuler le sang, mais ce sang ne prend plus d’oxygène dans les poumons paralysés, et l’asphyxie de tous les éléments organiques arrivera avec une rapidité plus ou moins grande suivant la nature des animaux, mais d’une manière infaillible pour tous. Nous voyons ainsi que la destruction de l’élément nerveux moteur ne tue pas directement, comme si cet élément seul représentait le principe de la vie. La soustraction de l’élément nerveux moteur tue parce que, les autres éléments qui avaient des rapports avec lui ne pouvant plus fonctionner, il en résulte une dislocation de la machine vivante tout entière. De même un édifice s’écroule quand on enlève une de ses pierres fondamentales.

En résumé, c’est donc le manque d’oxygène ou l’asphyxie qui amène la mort dans l’empoisonnement par le curare. S’il en est ainsi, c’est l’oxygène qu’il faut rendre pour rappeler à la vie, et le contre-poison sera simplement la respiration artificielle, c’est-à-dire un soufflet qui, remplaçant les mouvements respiratoires éteints, introduira graduellement, et avec les précautions convenables, de l’air pur dans les poumons. On peut dire alors qu’on tient dans ses mains l’existence de l’individu empoisonné, et la vie nous apparaît comme un pur mécanisme dont nous pouvons faire mouvoir les rouages, mais que nous ne pouvons localiser dans aucun d’eux exclusivement ; elle n’est nulle part et se rencontre partout.

Sous l’influence de la respiration artificielle, le sang continuera donc à circuler et à se charger d’oxygène : de cette manière, les éléments organiques que le curare n’a pas atteints continueront à vivre ; mais le poison lui-même, en circulant avec le sang, finira par s’éliminer par les divers émonctoires et particulièrement par les urines, de sorte qu’après un temps suffisant tout le curare sera sorti du sang, et l’élément nerveux moteur, qui n’avait été qu’engourdi par son contact, mais non désorganisé, se réveillera en quelque sorte et reprendra ses fonctions dès que l’agent qui le paralysait aura disparu. Alors le rouage vital brisé sera raccommodé, et la machine pourra reprendre et entretenir seule son mouvement naturel. Telle est l’explication très-simple du retour à la vie des animaux empoisonnés par le curare au moyen de la respiration artificielle.

En 1815, Watterton et Brodie inoculèrent du curare à une ânesse, qui mourut en dix minutes. On lui fit alors une incision à la trachée artère, et on lui gonfla régulièrement les poumons pendant deux heures avec un soufflet. La vie suspendue revint : l’ânesse leva la tête et regarda autour d’elle ; mais, l’introduction de l’air ayant été interrompue, elle retomba dans la mort apparente. On recommença aussitôt la respiration artificielle et on la continua sans interruption pendant deux heures encore. Ce moyen sauva l’ânesse ; elle se leva et marcha sans paraître éprouver ni agitation ni douleur. La blessure du cou et celle par laquelle le poison était entré guérirent facilement. Après un peu de fatigue, l’animal se rétablit tout à fait et devint par la suite gras et pétulant. D’autres expérimentateurs, M. Virchow de Berlin entre autres, ont observé des faits semblables sur des chiens, des chats et des lapins. J’ai souvent moi-même répété ces expériences et constaté que chez l’animal sauvé le poison était passé dans l’urine, de sorte qu’en concentrant ce liquide, on y retrouvait le curare avec ses propriétés toxiques ordinaires.

L’insufflation artificielle peut très-bien être appliquée à l’homme, et il existe des appareils pour la pratiquer. Si un homme était empoisonné par le curare, la seule manière connue de le sauver consisterait à le faire respirer artificiellement. Mais, quand on peut agir aussitôt après la blessure, il y a d’autres moyens d’empêcher l’empoisonnement d’avoir lieu, non par des médications empiriques et illusoires, mais par des procédés physiologiques dont la science comprend et règle l’action. Si la blessure a eu lieu dans un membre, la première chose à faire est de poser une ligature sur ce membre au-dessus de la plaie empoisonnée. Nous savons qu’en empêchant ainsi le curare d’arriver au cœur, on s’oppose à l’empoisonnement de l’organisme ; mais que faire ensuite ? Le poison est toujours là, et si l’on enlève le bandage, l’intoxication, que l’on a retardée ou suspendue, n’en arrivera pas moins. Il n’y aurait à prendre qu’un parti extrême, qui du reste a été conseillé : à l’aide d’un couteau, enlever toute la surface empoisonnée ou, pour plus de sûreté encore, retrancher le membre au-dessous de la ligature. Sans doute, l’amputation serait préférable à une mort certaine ; mais on peut mieux faire, car si nous réfléchissons aux notions expérimentales que nous avons acquises, nous verrons que la physiologie nous fournit la possibilité d’éviter à la fois la mort et la perte du membre.

Rappelons-nous qu’un animal empoisonné par le curare n’est pas privé de tous ses mouvements à la fois : on les voit s’éteindre successivement, en commençant par les mouvements des extrémités et en finissant par les mouvements respiratoires. Cet envahissement progressif de l’appareil locomoteur provient de l’action d’une dose graduellement croissante de poison introduite dans le sang par l’absorption, car lorsqu’on injecte d’un seul coup dans la circulation une forte proportion de curare, l’animal est comme foudroyé et meurt instantanément. Ceci nous prouve en outre qu’il y a des éléments nerveux moteurs qui sont plus accessibles à l’action du curare que d’autres. En effet, bien qu’il s’agisse d’éléments organiques de même nature, il y a entre eux une hiérarchie physiologique, de même qu’il y a une classification zoologique qui exprime la hiérarchie des organismes. La quantité de curare arrivée dans le sang et capable d’empoisonner les nerfs moteurs des membres ne suffit pas pour agir sur les nerfs moteurs de la tête : la quantité qui paralyse les nerfs moteurs de la tête n’atteint pas encore les nerfs respiratoires thoraciques et diaphragmatiques, mais d’un autre côté cette différence dans la susceptibilité des éléments pour le poison coïncide avec une vibration moins rapide de leur substance, de telle sorte que ceux qui sont les plus longs à s’empoisonner sont en même temps les plus tardifs à se débarrasser de la substance toxique. Les nerfs moteurs des membres et de la tête, qui sont empoisonnés avant les nerfs respiratoires, reprennent leurs fonctions avant ces derniers. C’est ce qui nous explique comment l’ânesse de Watterton, qui a pu relever la tête et regarder autour d’elle, est retombée morte quand on a arrêté le soufflet qui la faisait vivre en remplaçant ses nerfs respiratoires encore engourdis.

De cet ensemble d’observations il résulte que nous pouvons, en variant les doses du curare, passer en quelque sorte du poison au médicament, empoisonner l’animal complétement ou incomplètement, et même l’empoisonner au tiers, au quart, etc., de manière à obtenir des effets qui non-seulement ne soient pas mortels, mais qui soient gradués et déterminés d’avance. J’ai institué depuis longtemps un grand nombre d’expériences de ce genre : j’ai pu ainsi amener des animaux à avoir seulement les quatre membres paralysés, ou bien les quatre membres et la tête. Enfin j’ai pu aller plus loin et paralyser les mouvements thoraciques en ne conservant intègre que le nerf diaphragmatique, qui suffit pour empêcher l’asphyxie. Le curare sert ainsi de moyen contentif au physiologiste, car les animaux, exactement comme s’ils étaient solidement attachés sur une table de laboratoire, sont véritablement enchaînés pendant plusieurs heures dans de telles expériences, qui offrent d’ailleurs de l’intérêt à beaucoup d’autres points de vue. On observe alors, quand le curare agit en petite proportion, des sortes d’agitation non douloureuses dans les membres, par suite de cette loi que toute substance qui, à haute dose, éteint les propriétés d’un élément organique, les excite à petite dose. Quand l’action du curare est arrivée à son summum, l’élimination fait peu à peu disparaître le poison du sang ; en même temps et parallèlement cessent tous les symptômes paralytiques ; puis, aussitôt qu’ils sont dissipés, l’animal se lève et court alerte absolument comme avant, et sans qu’il en résulte jamais aucun inconvénient ultérieur pour sa santé.

Revenons maintenant à notre blessé, dont il s’agit de sauver la vie et de conserver le membre. La ligature est en place, et le poison est retenu au-dessous d’elle. On devine ce qu’il faut faire : délier le bandage et laisser pénétrer le poison dans le sang ; mais dès que les membres seront pris et que la paralysie se manifestera, resserrer aussitôt la ligature ; puis, quand l’élimination aura chassé le poison et fait disparaître les effets toxiques, défaire aussitôt le bandage et laisser entrer une quantité non mortelle qui sera chassée à son tour, et ainsi de suite, jusqu’à élimination complète. Cela n’est point aussi long qu’on pourrait le penser, et en moins d’une demi-journée j’ai pu sauver des chiens de moyenne taille qui avaient été piqués avec une flèche empoisonnée.

Quand on place une ligature sur un membre pour arrêter le poison, il n’est pas nécessaire de serrer le lien outre mesure, ce qui pourrait amener l’engorgement et même la gangrène du membre ; il suffit de comprimer modérément pour empêcher le retour du sang veineux. On peut même dire qu’on n’arrête pas d’une manière absolue le passage du sang empoisonné ; mais il s’en échappe si peu à la fois que la petite quantité de poison introduite dans l’organisme est éliminée à mesure, sans pouvoir s’accumuler assez pour produire ses effets toxiques. Cela explique comment j’ai pu empêcher des animaux d’être empoisonnés en laissant la ligature appliquée pendant vingt-quatre ou quarante-huit heures. Après ce temps on peut délier le membre sans danger, parce que le poison et la mort ont pu s’enfuir d’une manière imperceptible.

Le poison américain dont nous venons d’esquisser l’histoire physiologique est destiné, comme tous les poisons violents, à entrer dans la classe des remèdes héroïques ; mais l’action thérapeutique des poisons, qui est encore aujourd’hui à peu près complétement dans les mains de l’empirisme, ne pourra en sortir et être compris scientifiquement que par l’étude physiologique des empoisonnements. L’action médicamenteuse n’est au fond qu’un empoisonnement incomplet. C’est aux éléments intimes de notre organisation qu’il faut remonter pour saisir le mécanisme de toutes ces actions. Ces recherches sont longues et entourées de difficultés innombrables ; mais les phénomènes de la vie ont leur déterminisme absolu, comme tous les phénomènes naturels. La science vitale existe, elle n’a d’entraves que dans sa complexité, et s’il arrive un jour, ce qui n’est pas douteux, qu’à force de travail et de patience la physiologie soit définitivement fondée comme science, alors nous pourrons, par des modifications du milieu sanguin, exercer notre empire sur tout ce monde d’organismes élémentaires qui constituent notre être ; en connaissant les lois qui régissent leurs rapports divers, nous pourrons régler et modifier à notre gré les manifestations vitales. Sans doute le principe des choses nous échappera toujours, et nous ne cherchons pas à connaître l’origine première de tous ces éléments organiques, pas plus que le physicien et le chimiste ne cherchent à trouver la cause créatrice de la matière minérale dont ils étudient les propriétés. Seulement nous connaîtrons la loi des phénomènes de la substance vivante et organisée, et en nous soumettant à ces lois nous pourrons faire varier les actions qui en dépendent. Les physiciens et les chimistes n’agissent pas autrement quand ils gouvernent les phénomènes des corps bruts. C’est par métaphore qu’ils se disent les maîtres de la nature, car ils savent parfaitement bien qu’ils ne font qu’obéir à ses lois.

Claude Bernard

Étude sur la physiologie du cœur

Revue des Deux Mondes, mars 1865, (2, t. 56).
URL Gallica: http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k35501h/f235.image

Pour le physiologiste, le cœur est l’organe central de la circulation du sang, et à ce titre c’est un organe essentiel à la vie ; mais par un privilège singulier, qui ne s’est vu pour aucun autre appareil organique, le mot cœur est passé, comme les idées que l’on s’est faites de ses fonctions, dans le langage du physiologiste, dans le langage du poète, du romancier et de l’homme du monde, avec des acceptions fort différentes. Le cœur ne serait pas seulement un moteur vital qui pousse le liquide sanguin dans toutes les parties de notre corps qu’il anime ; le cœur serait aussi le siège et l’emblème des sentiments les plus nobles et les plus tendres de notre âme. L’étude du cœur humain ne serait pas uniquement le partage de l’anatomiste et du physiologiste ; cette étude devrait aussi servir de base à toutes les conceptions du philosophe, à toutes les inspirations du poëte et de l’artiste.

Il s’agira ici, bien entendu, du cœur anatomique, c’est-à-dire du cœur étudié au point de vue de la science physiologique purement expérimentale ; mais cette étude rapide que nous allons faire des fonctions du cœur devra-t-elle renverser les idées généralement reçues ? La physiologie devra-t-elle nous enlever des illusions, et nous montrer que le rôle sentimental que dans tous les temps on a attribué au cœur n’est qu’une fiction purement arbitraire ? En un mot, aurons-nous à signaler une contradiction complète et péremptoire entre la science et l’art, entre le sentiment et la raison ?…

Je ne crois pas, quant à moi, à la possibilité de cette contradiction. La vérité ne saurait différer d’elle-même, et la vérité du savant ne saurait contredire la vérité de l’artiste. Je crois au contraire que la science qui coule de source pure deviendra lumineuse pour tous, et que partout la science et l’art doivent se donner la main en s’interprétant et en s’expliquant l’un par l’autre. Je pense enfin que, dans leurs régions élevées, les connaissances humaines forment une atmosphère commune à toutes les intelligences cultivées, dans laquelle l’homme du monde, l’artiste et le savant doivent nécessairement se rencontrer et se comprendre.

Dans ce qui va suivre, je ne chercherai donc pas à nier systématiquement au nom de la science tout ce que l’on a pu dire au nom de l’art sur le cœur comme organe destiné à exprimer nos sentiments et nos affections. Je désirerais au contraire, si j’ose ainsi dire, pouvoir affirmer l’art par la science en essayant d’expliquer par la physiologie ce qui n’a été jusqu’à présent qu’une simple intuition de l’esprit. Je forme, je le sais, une entreprise très difficile, peut-être même téméraire, à cause de l’état actuel encore si peu avancé de la science des phénomènes de la vie. Cependant la beauté de la question et les lueurs que la physiologie me semble déjà pouvoir y jeter, tout cela me détermine et m’encourage. Il ne s’agira pas d’ailleurs de parler ici de la physiologie du cœur en entrant dans tous les détails d’une étude analytique expérimentale complète et impossible pour le moment : c’est une simple tentative, et il me suffira d’exprimer mes idées physiologiques en les appuyant par les faits les plus clairs et les plus précis de la science. J’envisagerai ainsi la physiologie du cœur d’une manière générale, mais en m’attachant plus particulièrement aux points qui me semblent propres à éclairer la physiologie du cœur de l’homme.

I

Avant tout, le cœur est une machine motrice vivante, une véritable pompe foulante destinée à distribuer le fluide nourricier et excitateur des fonctions à tous les organes de notre corps. Ce rôle mécanique caractérise le cœur d’une manière absolue, et partout où le cœur existe, quel que soit le degré de simplicité ou de complication qu’il présente dans la série animale, il accomplit constamment et nécessairement cette fonction d’irrigateur organique.

Pour un anatomiste pur, le cœur de l’homme est un viscère, c’est-à-dire un des organes qui font partie des appareils de nutrition situés dans les cavités splanchniques. Tout le monde sait que le cœur est placé dans la poitrine, entre les deux poumons, qu’il a la forme d’un cône dont la base est fixée par de gros vaisseaux qui charrient le liquide sanguin, et dont la pointe libre est inclinée en bas et à gauche, de façon à venir se placer entre la cinquième et la sixième côte au-dessous du sein gauche. Quant à la nature du tissu qui le compose, le cœur rentre dans le système musculaire : il est creusé à l’intérieur de cavités qui servent de réservoir au sang ; c’est pourquoi les anatomistes ont encore appelé le cœur un muscle creux.

Dans le cœur de l’homme, on voit quatre compartiments ou cavités : deux cavités forment la partie supérieure ou base du cœur, appelées oreillettes et recevant le sang de toutes les parties du corps au moyen de gros tuyaux nommés veines ; deux cavités forment la partie inférieure ou la pointe du cœur, appelées ventricules et destinées à chasser le liquide sanguin dans toutes les parties du corps au moyen de gros tuyaux nommés artères. Chaque oreillette du cœur communique avec le ventricule qui est au-dessous d’elle du même côté ; mais une cloison longitudinale sépare latéralement les oreillettes et les ventricules, de telle sorte que le cœur de l’homme, qui est réellement double, se décompose en deux cœurs simples formés chacun d’une oreillette et d’un ventricule, et situés l’un à droite, l’autre à gauche de la cloison médiane. Chaque cavité ventriculaire du cœur est munie de deux soupapes appelées valvules. L’une placée à l’orifice d’entrée du sang de l’oreillette dans le ventricule, est nommée valvule auriculo-ventriculaire ; l’autre, située à l’orifice de sortie du sang du ventricule par l’artère, s’appelle valvule sigmoïde.

Le cœur de l’homme, ainsi que celui des mammifères et des oiseaux, est donc un cœur anatomiquement double et composé de deux cœurs simples, appelés l’un le cœur droit, l’autre le cœur gauche. Chacun de ces cœurs a un rôle bien différent. Le cœur gauche, nommé encore cœur à sang rouge, est destiné à recevoir dans son oreillette par les veines pulmonaires le sang pur et rutilant qui vient des poumons, pour le faire passer ensuite dans son ventricule, qui le lance dans toutes les parties du corps, où il devient impur et noir. Le cœur droit, appelé aussi cœur à sang noir, est destiné à recevoir dans son oreillette par les veines caves le sang impur qui revient de toutes les parties du corps et à le faire passer ensuite dans son ventricule pour le lancer dans le poumon, où il devient pur et rutilant. En un mot, le cœur gauche est le cœur qui préside à la distribution du liquide vital dans tous nos organes et dans tous nos tissus, et le cœur droit est le cœur qui préside à la revivification du sang dans les poumons, pour le restituer au cœur gauche, et ainsi de suite.

Ces prémisses étant établies, nous n’aurons plus ici à considérer le cœur que comme un organe qui distribue la vie à toutes les parties de notre corps, parce qu’il leur envoie le liquide nourricier qui leur est indispensable pour vivre et manifester leurs fonctions. Quant au liquide nourricier, il est représenté par le sang lui-même, qui est sensiblement identique chez tous les animaux vertébrés quelles que soient d’ailleurs la diversité de l’espèce animale et la variété de son alimentation. Dans les phénomènes extérieurs de la préhension des aliments, le zoologiste distingue le carnassier féroce qui se nourrit de chairs palpitantes, le ruminant paisible qui se repait de l’herbe des prés, le frugivore et le granivore qui se nourrissent plus spécialement de fruits et de graines ; mais, quand on descend dans le phénomène intime de la nutrition, la physiologie générale nous apprend que ce qui se nourrit, à proprement parler, dans les animaux, ce n’est pas le type spécifique et individuel, qui varie à l’infini, mais seulement les organes élémentaires et les tissus, qui partout se détruisent et vivent d’une manière identique. La nature, suivant l’expression de Goethe, est un grand artiste. Les animaux sont constitués par des matériaux organiques semblables ; c’est l’arrangement et la disposition relative des matériaux qui déterminent la variété de ces véritables monuments organisés, c’est-à-dire les formes et les propriétés animales spécifiques. De même, dans les monuments de l’homme, les matériaux se ressemblent par leurs propriétés physiques, et cependant l’arrangement différent peut réaliser des idées diverses et donner naissance à un palais ou à une chaumière. En un mot, le type spécifique existe, mais seulement à l’état d’une idée réalisée. Pour la physiologie, ce n’est pas le type animal qui vit et meurt, ce sont les matériaux organiques ou les tissus qui le composent ; de même, dans un édifice qui se dégrade, ce n’est pas le type idéal du monument qui se détériore, mais seulement les pierres qui le forment.

En physiologie générale, on ne saurait donc déduire de la grande variété d’alimentation des animaux aucune différence de nutrition organique essentielle. Chez l’homme et chez tous les animaux, les organes élémentaires et les tissus vivants sont sanguinaires, c’est-à-dire qu’ils se repaissent du sang dans lequel ils sont plongés. Ils y vivent comme les animaux aquatiques dans l’eau, et de même qu’il faut renouveler l’eau qui s’altère et perd ses éléments nutritifs, de même il faut renouveler, au moyen de la circulation, le sang qui perd son oxygène et se charge d’acide carbonique. Or c’est précisément là le rôle qui incombe au cœur. Le système du cœur gauche apporte aux organes le sang qui les anime ; le système du cœur droit emporte le sang qui les a fait vivre un instant.

Quand en physiologie on veut comprendre les fonctions d’un organe, il faut toujours remonter aux propriétés vitales de la substance qui le compose ; c’est par conséquent dans les propriétés du tissu du cœur que nous pourrons trouver l’explication de ses fonctions. Cela ne nous offrira d’ailleurs aucune difficulté, car, ainsi que nous l’avons déjà dit, le cœur est un muscle, et il en possède toutes les propriétés physiologiques. Or il me suffira de rappeler que ce tissu charnu ou musculaire est constitué par des fibres qui ont la propriété de se raccourcir, c’est-à-dire de se contracter. Quand les fibres musculaires sont disposées de manière à former un muscle allongé dont les deux extrémités viennent s’insérer sur deux os articulés ensemble, l’effet nécessaire de la contraction ou du raccourcissement du muscle est de faire mouvoir les deux os l’un sur l’autre en les rapprochant. Mais quand les fibres musculaires sont disposées de manière à former les parois d’une poche musculaire, comme cela a lieu dans le cœur, l’effet nécessaire de la contraction du tissu musculaire est de rétrécir et de faire disparaître plus ou moins complètement la cavité en expulsant le contenu. Cela nous fera comprendre comment, à chaque contraction des cavités du cœur, le sang qu’elles contiennent se trouve expulsé suivant une direction déterminée par la disposition des valvules ou soupapes cardiaques. Quand l’oreillette se contracte, le sang est poussé dans le ventricule parce que la valvule auriculo-ventriculaire s’abaisse ; quand le ventricule se contracte, le sang est chassé dans les artères parce que la valvule sygmoïde ou artérielle s’abaisse pour laisser passer le liquide sanguin en même temps que la valvule auriculo-ventriculaire se relève pour empêcher le sang de refluer dans l’oreillette. La contraction des cavités du cœur, qui les vide de sang, est suivie d’un relâchement pendant lequel de nouveau elles se remplissent de liquide sanguin, puis d’une nouvelle contraction qui les vide encore, et ainsi de suite. Il en résulte que le mouvement du cœur est constitué par une succession de mouvements alternatifs de contraction et de relâchement de ses cavités. On appelle systole le mouvement de contraction et diastole le mouvement de relâchement. Les quatre cavités du cœur se contractent et se relâchent successivement deux à deux : d’abord les deux oreillettes, puis les deux ventricules. Un intervalle de repos très-court sépare la contraction des oreillettes de la contraction des ventricules, puis un intervalle un peu plus long succède à la contraction du ventricule. Il serait complétement hors de notre objet de décrire ici en détail le mécanisme de la circulation dans les différentes cavités du cœur. Dans nos explications ultérieures, nous aurons seulement à tenir compte du ventricule gauche, qui, ainsi que nous l’avons déjà dit, est le ventricule nourricier qui alimente et anime tous les organes du corps. Il nous suffira donc de dire qu’au moment de la contraction de ce ventricule le cœur se projette en avant, et vient frapper comme le battant d’une cloche entre la cinquième et la sixième côte au-dessous du sein gauche ; c’est ce qu’on appelle le battement du cœur. A ce même instant de la contraction du ventricule gauche, le sang est lancé dans l’aorte et dans les artères du corps avec une pression capable de soulever une colonne mercurielle d’environ 150 millimètres de hauteur. C’est ce qui produit le soulèvement observé dans toutes les artères, et qu’on appelle le pouls.

Toute la mécanique des mouvements du cœur a été l’objet de travaux extrêmement approfondis, et la science moderne a étudié les phénomènes de la circulation à l’aide de procédés graphiques qui donnent aux recherches une très-grande exactitude. Le seul point que nous tenions à rappeler, c’est que le cœur est une véritable machine vivante, qui fonctionne comme une pompe foulante dans laquelle le piston est remplacé par la contraction musculaire. La question que nous désirons plus particulièrement examiner dans cette étude est celle de savoir comment le cœur, ce simple moteur de la circulation du sang, peut, en réagissant sous l’influence du système nerveux, coopérer au mécanisme si délicat des sentiments qui se passent en nous.

II

Le cœur nous apparaît immédiatement comme un organe étrange par son activité exceptionnelle. Dans le développement du corps animal, chaque appareil vital n’entre en général en fonction qu’après avoir achevé son évolution et acquis sa texture définitive. Il y a même des organes, particulièrement ceux destinés à la propagation de l’espèce, qui ne se montrent sur la scène organique que longtemps après la naissance pour en disparaître ensuite et rentrer de nouveau dans la torpeur pendant la dernière période de la vie de l’individu. Le cœur au contraire manifeste son activité dès l’origine de la vie, bien longtemps avant de posséder sa forme achevée et sa structure caractéristique. Ce fait n’est pas seulement remarquable comme caractère de la précocité des fonctions du cœur, mais il est de nature à faire réfléchir profondément le physiologiste sur le rapport réel qui doit exister entre les formes anatomiques et les propriétés vitales des tissus. Rien n’est beau comme d’assister à la naissance du cœur. Chez le poulet, dès la vingt-sixième ou trentième heure de l’incubation, on voit apparaître sur le champ germinal un très-petit point, punctum saliens, dans lequel on finit par constater des mouvements rares et à peine perceptibles. Peu à peu ces mouvements se prononcent davantage et deviennent plus fréquents ; le cœur se dessine mieux, des artères et des veines se forment, le liquide sanguin se manifeste plus distinctement, et tout un système vasculaire provisoire (area vasculosa) s’est étalé en rayonnant autour du cœur, désormais constitué physiologiquement comme organe de circulation embryonnaire. À ce moment, les linéaments fondamentaux du corps de l’animal ont déjà paru ; le cœur, alors en pleine activité, représente un moteur sanguin isolé, antérieur à l’organisation, et destiné à transporter sur le chantier de la vie les matériaux nécessaires à la formation du corps animal. Chez l’oiseau, le cœur va chercher les matériaux dans les éléments de l’œuf : chez le mammifère, il les puise dans les éléments du sang maternel. Pendant que cet organe sert ainsi à la construction et au développement du corps tout entier, il s’accroît et se développe lui-même. À son origine, ce n’est qu’une simple vésicule obscurément contractile, comme la vésicule circulatoire d’un infusoire ; mais cette vésicule s’allonge bientôt et bat avec rapidité ; la partie inférieure reçoit le liquide sanguin et représente une oreillette, tandis que la partie supérieure constitue un véritable ventricule qui lance le sang dans un bulbe aortique se divisant en arcs branchiaux : c’est alors un vrai cœur de poisson. Plus tard, ce cœur subit un mouvement combiné de torsion et de bascule qui ramène en haut sa partie auriculaire et en bas sa partie ventriculaire ; avant que le mouvement de bascule soit complet, l’organe représente un cœur à trois cavités, cœur de reptile, et dès que le mouvement est achevé, il possède les quatre cavités du cœur d’oiseau ou de mammifère. Les diverses phases de développement du cœur nous montrent donc que cet organe n’arrive à son état d’organisation le plus élevé chez les oiseaux, les mammifères et l’homme, qu’en passant transitoirement par des formes qui sont restées définitives pour des classes animales inférieures. C’est l’observation de ces faits et de beaucoup d’autres du même genre qui a donné naissance à l’idée philosophiquement vraie que chaque animal reflète dans son évolution embryonnaire les organismes qui lui sont inférieurs.

Le cœur diffère ainsi de tous les muscles du corps en ce qu’il agit dès qu’il apparaît, et avant d’être complétement développé. Une fois achevé dans son organisation, il continue encore de former une exception dans le système musculaire : en effet, tous les appareils musculaires nous présentent dans leurs fonctions des alternatives d’activité et de repos ; le cœur au contraire ne se repose jamais. De tous les organes du corps il est celui qui agit le plus longtemps ; il préexiste à l’organisme, il lui survit, et dans la mort successive et naturelle des organes il est le dernier à manifester ses fonctions. En un mot, suivant l’expression du grand Haller, le cœur vit le premier (primus vivens) et meurt le dernier (ultimum moriens). Dans cette extinction de la vie de l’organisme, le cœur agit encore quand déjà les autres organes font silence autour de lui. Il veille le dernier, comme s’il attendait la fin de la lutte entre la vie et la mort, car tant qu’il se meut, la vie peut se rétablir ; lorsque le cœur a cessé de battre, elle est irrévocablement perdue, et de même que son premier mouvement a été le signe certain de la vie, son dernier battement est le signe certain de la mort.

Les notions qui précèdent étaient nécessaires à donner, car elles nous aideront à mieux faire comprendre l’action du système nerveux sur le cœur. Nous devons déjà pressentir que cet organe musculaire possède la propriété de se contracter sans l’intervention de l’influence nerveuse ; il entre en fonction bien avant que le système nerveux ait donné signe de vie. Il y a même plus, les nerfs peuvent être très-développés et constitués anatomiquement sans agir encore sur aucun des organes musculaires qui sont eux-mêmes déjà développés. En effet, j’ai constaté, par des expériences directes que les extrémités nerveuses ne se soudent physiologiquement aux systèmes musculaires que dans les derniers temps de la vie embryonnaire. Lorsque, après la naissance, le système nerveux a pris son empire sur tous les organes musculaires du corps, le cœur se passe néanmoins de son influence pour accomplir ses fonctions de moteur circulatoire central. On paralyse les muscles des membres en coupant les nerfs qui les animent, on ne paralyse jamais les mouvements du cœur en divisant les nerfs qui se rendent dans son tissu ; au contraire, ses mouvements n’en deviennent que plus rapides. Les poisons qui détruisent les propriétés des nerfs moteurs abolissent les mouvements dans tous les organes musculaires du corps, tandis qu’ils sont sans action sur les battements du cœur. J’ai décrit dans la Revue 3 les effets du curare, le poison paralyseur par excellence des systèmes nerveux moteurs ; on se souvient que le cœur continue de battre et de faire circuler le sang dans le corps d’un animal absolument privé de toute influence nerveuse motrice.

De tout cela devons-nous conclure que le cœur ne possède pas de nerfs ? Cette opinion, à laquelle s’étaient arrêtés d’anciens physiologistes, est aujourd’hui contredite par l’anatomie, qui nous montre que le cœur reçoit dans son tissu un grand nombre de rameaux nerveux. Ce n’est donc pas à l’absence de nerfs qu’il faut attribuer toutes les anomalies que le cœur nous a offertes jusqu’à présent, c’est à l’existence d’un mécanisme nerveux tout particulier, qu’il nous reste à examiner.

III

La réaction bien connue des nerfs moteurs sur les muscles en général se résume en cette proposition fondamentale : tant que le nerf n’est point excité, le muscle reste à l’état de relâchement et de repos ; dès que le nerf vient à être excité naturellement ou artificiellement, le muscle entre en activité et en contraction. L’observation de l’influence de notre volonté sur les mouvements de nos membres suffirait pour nous prouver ce que je viens d’avancer ; mais rien n’est en outre plus facile à démontrer par des expériences directes faites sur des animaux vivants ou récemment morts. Si par vivisection on prépare une grenouille, de manière à isoler un nerf qui se rend dans les muscles d’un membre, on voit que, tant qu’on ne touche pas à ce nerf, les muscles du membre restent relâchés et en repos, et qu’aussitôt qu’on vient à exciter ce nerf par le pincement ou mieux par un courant électrique, les muscles entrent en une contraction énergique et rapide. C’est là un fait général qui peut se constater expérimentalement chez l’homme et chez tous les animaux vertébrés, soit pendant la vie, soit immédiatement après la mort, tant que les systèmes musculaires et nerveux conservent leurs propriétés vitales respectives. Si maintenant nous agissons par des procédés analogues sur les nerfs du cœur, nous verrons que cet organe musculaire paradoxal nous présente encore à ce point de vue une exception, et je dirai même, pour être plus exact, qu’il nous offre une complète opposition avec les muscles des membres. Pour être dans la vérité, il suffira de renverser les termes de la proposition et de dire : Tant que les nerfs du cœur ne sont pas excités, le cœur bat et reste à l’état de fonction ; dès que les nerfs du cœur viennent à être excités naturellement ou artificiellement, le cœur entre en relâchement et à l’état de repos. Si on prépare par vivisection une grenouille ou un autre animal vivant ou récemment mort de manière à observer le cœur et à isoler les nerfs pneumo-gastriques qui vont dans son tissu, on constate que, tant qu’on n’agit pas sur ces nerfs, le cœur continue à battre comme à l’ordinaire, et qu’aussitôt qu’on vient à les exciter par un courant électrique puissant, le cœur s’arrête en diastole, c’est-à-dire en relâchement. Ce résultat est également général ; il existe chez tous les vertébrés depuis la grenouille jusqu’à l’homme. Il faudra toujours avoir présent à l’esprit le fait de cette influence singulière et paradoxale des nerfs sur le cœur, parce que c’est ce résultat qui nous servira de point de départ pour expliquer ultérieurement comme l’organe central de la circulation peut réagir sur nos sentiments ; mais, avant d’en arriver là, il est nécessaire d’examiner de plus près les diverses formes que peut nous présenter l’arrêt du cœur sous l’influence de l’excitation galvanique des nerfs. L’excitation des nerfs pneumo-gastriques ou nerfs du cœur par un courant électrique très actif arrête aussitôt les battements de cet organe. Toutefois il y a dans le phénomène quelques variétés qui dépendent de la sensibilité de l’animal. Si l’on agit sur des mammifères très-sensibles, le cœur s’arrête instantanément, tandis que chez des animaux à sang froid et surtout pendant l’hiver le cœur ne ressent pas immédiatement l’influence nerveuse ; plusieurs battements peuvent encore avoir lieu avant qu’il s’arrête. Après la cessation de l’excitation galvanique violente des nerfs, les battements reparaissent assez vite, plus ou moins facilement toutefois, suivant l’état de vigueur ou de sensibilité de l’animal. Il peut même arriver que chez des animaux très-sensibles ou affaiblis les battements ne reparaissent plus ; alors l’arrêt du cœur est définitif, et la mort s’ensuit immédiatement.

L’excitation galvanique des nerfs pneumo-gastriques a pour effet d’arrêter le cœur d’autant plus énergiquement que l’application en est plus soudaine et qu’elle a été moins répétée. Quand on reproduit plusieurs fois de suite ou qu’on prolonge trop l’excitation, la sensibilité du cœur et de ses nerfs s’émousse au point que l’électricité ne peut plus arrêter ses battements ; il en est de même quand on irrite graduellement les nerfs : on peut arriver successivement à employer des courants très-violents sans arrêter le cœur. Lorsqu’on applique des excitations faibles sur les nerfs du cœur, les résultats sont toujours les mêmes au fond, seulement la différence d’intensité leur donne une apparence tout autre. En effet, l’excitation galvanique faible et instantanée des pneumo-gastriques amène bien chez un animal très-sensible un arrêt subit du cœur, mais de si courte durée qu’il serait souvent imperceptible pour un observateur non prévenu. En outre, à la suite de ces actions légères ou modérées, les battements cardiaques reparaissent aussitôt avec plus d’énergie et de rapidité. On voit ainsi que l’excitation énergique des nerfs du cœur amène un arrêt prolongé de l’organe, avec un retour lent et plus ou moins difficile de ses battements, tandis que les actions modérées ne provoquent qu’un arrêt extrêmement fugace du cœur, suivi immédiatement d’une accélération dans ses battements avec augmentation de l’énergie des contractions ventriculaires.

Tous les résultats que nous avons mentionnés jusqu’ici, soit relativement à l’excitation des nerfs des muscles des membres, soit relativement à l’excitation des nerfs du cœur, ont été fournis par des expériences de vivisection dans lesquelles on avait appliqué l’excitant sur les nerfs moteurs eux-mêmes ; mais dans l’état naturel les choses ne sauraient se passer ainsi : ce sont des excitants physiologiques qui viennent irriter les nerfs moteurs, afin de déterminer leur réaction sur les muscles. Ces excitants physiologiques sont au nombre de deux : la volonté et la sensibilité. La volonté ne peut exercer son influence sur tous les nerfs moteurs du corps ; les nerfs du cœur par exemple sont en dehors d’elle. La sensibilité au contraire exerce une influence qui est générale, et tous les nerfs moteurs, qu’ils soient volontaires ou involontaires, subissent son action réflexe. On a appelé réflexes toutes les actions sensitives qui réagissent sur les nerfs moteurs en donnant lieu à des mouvements involontaires, parce qu’on suppose que l’impression sensitive venue de la périphérie est réfléchie dans le centre nerveux sur le nerf moteur. Il serait inutile de nous étendre davantage sur le mécanisme des actions nerveuses réflexes, qui forment aujourd’hui une des bases importantes de la physiologie du système nerveux. Il nous suffira de savoir que tous les mouvements involontaires sont le résultat de la simple action de la sensibilité ou du nerf sensitif sur le nerf moteur, qui réagit ensuite sur le muscle. Tous les mouvements involontaires du cœur que nous aurons à observer n’ont pas d’autre source que la réaction de la sensibilité sur les nerfs pneumo-gastriques moteurs de cet organe, et quand nous dirons par exemple qu’une impression douloureuse arrête les mouvements du cœur, cela signifiera simplement qu’un nerf sensitif primitivement excité a transmis son impression au cœur en excitant le pneumo-gastrique, qui, à son tour, a fait ressentir son influence motrice au cœur absolument comme quand nous agissons dans nos expériences avec le courant galvanique. Quand le physiologiste excite un nerf moteur à réagir sur les muscles au moyen d’un courant galvanique ou à l’aide du pincement, il substitue un excitant artificiel à l’excitant naturel, qui est la volonté ou la sensibilité ; mais les résultats de l’action nerveuse motrice sont toujours les mêmes. On verra bientôt en effet toutes les formes d’arrêt du cœur que nous avons observées en agissant directement avec un courant galvanique sur les nerfs pneumo-gastriques se reproduire par les influences sensitives diverses. Comme nous savons maintenant que les influences sensitives ne peuvent agir sur le cœur qu’en excitant ses nerfs moteurs, nous sous-entendrons désormais cet intermédiaire dans le langage, et quand nous dirons : la sensibilité ou les sentiments réagissent sur le cœur, nous saurons ce que cela signifie physiologiquement.

Nos expériences directes sur l’excitation des nerfs pneumo-gastriques nous ont montré que le cœur est d’autant plus prompt à recevoir l’impression nerveuse et à s’arrêter que l’animal est plus sensible ; il en est de même pour les réactions des nerfs de la sensibilité sur le cœur. Chez la grenouille, on n’arrête pas le cœur en pinçant la peau : il faut des actions beaucoup plus énergiques. Mais chez des animaux élevés, chez certaines races de chiens par exemple, les moindres excitations des nerfs sensitifs retentissent sur le cœur. Si l’on place un hémomètre sur l’artère de l’un de ces animaux afin d’avoir sous les yeux par l’oscillation de la colonne mercurielle l’expression des battements du cœur, on constate qu’au moment où l’on excite rapidement un nerf sensitif il y a arrêt du cœur en diastole, ce qui détermine une suspension de l’oscillation avec abaissement léger de la colonne mercurielle. Aussitôt après, les battements reparaissent considérablement accélérés et plus énergiques, car le mercure s’élève quelquefois de plusieurs centimètres pour redescendre à son point primitif lorsque le cœur calmé a repris son rythme normal. Le cœur est quelquefois si sensible chez certains animaux que des excitations très-légères des nerfs sensitifs peuvent amener des réactions, lors même que l’animal ne manifeste aucun signe de douleur. Ce sont là des expériences que nous avons faites, mon maître Magendie et moi, il y a bien longtemps, et qui depuis ont été souvent répétées et vérifiées par des procédés divers.

À mesure que l’organisation animale s’élève, le cœur devient donc un réactif de plus en plus délicat pour trahir les impressions sensitives qui se passent dans le corps, et il est naturel de penser que l’homme doit être au premier rang sous ce rapport. Chez lui, le cœur n’est plus seulement l’organe central de la circulation du sang, mais il est devenu en outre un centre où viennent retentir toutes les actions nerveuses sensitives. Les influences nerveuses qui réagissent sur le cœur arrivent soit de la périphérie par le système cérébro-spinal, soit des organes intérieurs par le grand sympathique, soit du centre cérébral lui-même, car au point de vue physiologique il faut considérer le cerveau comme la surface nerveuse la plus délicate de toutes : d’où il résulte que les actions sensitives qui proviennent de cette source sont celles qui exerceront sur le cœur les influences les plus énergiques.

IV

Comment est-il possible de concevoir le mécanisme physiologique à l’aide duquel le cœur se lie aux manifestations de nos sentiments ? Nous savons que cet organe peut recevoir le contre-coup de toutes les vibrations sensitives qui se passent en nous, et qu’il peut en résulter tantôt un arrêt violent avec suspension momentanée et ralentissement de la circulation, si l’impression a été très-forte, tantôt un arrêt léger avec réaction et augmentation du nombre et de l’énergie des battements cardiaques, si l’impression a été légère ou modérée ; mais comment cet état peut-il ensuite traduire nos sentiments ? C’est ce qu’il s’agit d’expliquer. Rappelons-nous que le cœur ne cesse jamais d’être une pompe foulante, c’est-à-dire un moteur qui distribue le liquide vital à tous les organes de notre corps. S’il s’arrête, il y a nécessairement suspension ou diminution dans l’arrivée du liquide vital aux organes, et par suite suspension ou diminution de leurs fonctions ; si au contraire l’arrêt léger du cœur est suivi d’une intensité plus grande dans son action, il y a distribution d’une plus grande quantité du liquide vital dans les organes, et par suite surexcitation de leurs fonctions.

Cependant tous les organes du corps et tous les tissus organiques ne sont pas également sensibles à ces variations de la circulation artérielle, qui peuvent diminuer ou augmenter brusquement la quantité du liquide nourricier qu’ils reçoivent. Les organes nerveux et surtout le cerveau, qui constituent l’appareil dont la texture est la plus délicate et la plus élevée dans l’ordre physiologique, reçoivent les premiers les atteintes de ces troubles circulatoires. C’est une loi générale pour tous les animaux : depuis la grenouille jusqu’à l’homme, la suspension de la circulation du sang amène en premier lieu la perte des fonctions cérébrales et nerveuses, de même que l’exagération de la circulation exalte d’abord les manifestations cérébrales et nerveuses. Toutefois ces réactions de la modification circulatoire sur les organes nerveux demandent pour s’opérer un temps très-différent selon les espèces. Chez les animaux à sang froid, ce temps est très-long, surtout pendant l’hiver ; une grenouille reste plusieurs heures avant d’éprouver les conséquences de l’arrêt de la circulation ; on peut lui enlever le cœur, et pendant quatre ou cinq heures elle saute et nage sans que sa volonté ni ses mouvements paraissent le moins du monde troublés. Chez les animaux à sang chaud, c’est tout différent : la cessation d’action du cœur amène très-rapidement la disparition des phénomènes cérébraux, et d’autant plus facilement que l’animal est plus élevé, c’est-à-dire possède des organes nerveux plus délicats.

Le raisonnement et l’expérience nous montrent qu’il faut encore placer, sous ce rapport, l’homme au premier rang. Chez lui, le cerveau est si délicat qu’il éprouvera en quelques secondes, et pour ainsi dire instantanément, le retentissement des influences nerveuses exercées sur l’organe central de la circulation, influences qui se traduisent comme nous allons le voir bientôt, tantôt par une émotion, tantôt par une syncope. Les phénomènes physiologiques suivent partout une loi identique, mais la nature plus ou moins délicate de l’organisme vivant peut leur donner une expression toute différente. Ainsi la loi de réaction du cœur sur le cerveau est la même chez la grenouille et chez l’homme ; cependant jamais la grenouille ne pourra éprouver une émotion ni une syncope, parce que le temps qu’il faut à son cœur pour ressentir l’influence nerveuse, et à son cerveau pour éprouver l’influence circulatoire, est si long que la relation physiologique entre les deux organes disparaît.

Chez l’homme, l’influence du cœur sur le cerveau se traduit par deux états principaux entre lesquels on peut supposer beaucoup d’intermédiaires : la syncope et l’émotion. La syncope est due à la cessation momentanée des fonctions cérébrales par cessation de l’arrivée du sang artériel dans le cerveau. On pourrait produire la syncope en liant ou en comprimant directement toutes les artères qui vont au cerveau ; mais ici ne nous occupons que de la syncope qui survient par une influence sensitive portée sur le cœur et assez énergique pour arrêter ses mouvements. L’arrêt du cœur qui produit la perte de connaissance en privant le cerveau du sang amène aussi la pâleur des traits et une foule d’autres effets accessoires dont il ne peut être question ici. Toutes les impressions sensitives énergiques et subites sont dans le cas d’amener la syncope, quelle qu’en soit d’ailleurs la nature. Des impressions physiques sur les nerfs sensitifs ou des impressions morales, des sensations douloureuses ou des sensations de volupté, conduisent au même résultat et amènent l’arrêt du cœur. La durée de la syncope est naturellement liée à la durée de l’arrêt du cœur. Plus l’arrêt a été intense, plus en général la syncope se prolonge, et plus difficilement se rétablissent les battements cardiaques, qui d’abord reviennent irrégulièrement pour ne reprendre que lentement leur rythme normal. Quelquefois l’arrêt du cœur est définitif et la syncope mortelle ; chez les individus faibles et en même temps très-sensibles, cela peut arriver. On a constaté expérimentalement que, sur des colombes épuisées par l’inanition, il suffit parfois de produire une douleur vive, en pinçant un nerf de sentiment, pour amener un arrêt du cœur définitif et une syncope mortelle.

L’émotion dérive du même mécanisme physiologique que la syncope, mais elle a une manifestation bien différente. La syncope, qui enlève le sang au cerveau, donne une expression négative, en prouvant seulement qu’une impression nerveuse violente est allée se réfléchir sur le cœur pour revenir frapper le cerveau. L’émotion au contraire, qui envoie au cerveau une circulation plus active, donne une expression positive, en ce sens que l’organe cérébral reçoit une surexcitation fonctionnelle en harmonie avec la nature de l’influence nerveuse qui l’a déterminée. Dans l’émotion, il y a toujours une impression initiale qui surprend en quelque sorte et arrête très-légèrement le cœur, et par suite une faible secousse cérébrale qui amène une pâleur fugace ; aussitôt le cœur, comme un animal piqué par un aiguillon, réagit, accélère ses mouvements et envoie le sang à plein calibre par l’aorte et par toutes les artères. Le cerveau, le plus sensible de tous les organes, éprouve immédiatement et avant tous les autres les effets de cette modification circulatoire. Le cerveau a été sans doute le point de départ de l’impression nerveuse sensitive ; mais par l’action réflexe sur les nerfs moteurs du cœur l’influence sensitive a provoqué dans le cerveau les conditions qui viennent se lier à la manifestation du sentiment.

En résumé, chez l’homme, le cœur est le plus sensible des organes de la vie végétative ; il reçoit le premier de tous l’influence nerveuse cérébrale. Le cerveau est le plus sensible des organes de la vie animale ; il reçoit le premier de tous l’influence de la circulation du sang. De là résulte que ces deux organes culminants de la machine vivante sont dans des rapports incessants d’action et de réaction. Le cœur et le cerveau se trouvent dès lors dans une solidarité d’actions réciproques des plus intimes, qui se multiplient et se resserrent d’autant plus que l’organisme devient plus développé et plus délicat. Ces rapports peuvent être constants ou passagers, varier avec le sexe et avec l’âge. C’est ainsi qu’à l’époque de la puberté, lorsque des organes, jusqu’alors restés inertes ou engourdis, s’éveillent et se développent, des sentiments nouveaux prennent naissance dans le cerveau et apportent au cœur des impressions nouvelles. Les sentiments que nous éprouvons sont toujours accompagnés par des actions réflexes du cœur ; c’est du cœur que viennent les conditions de manifestation des sentiments, quoique le cerveau en soit le siège exclusif. Dans les organismes élevés, la vie n’est qu’un échange continuel entre le système sanguin et le système nerveux. L’expression de nos sentiments se fait par un échange entre le cœur et le cerveau, les deux rouages les plus parfaits de la machine vivante. Cet échange se réalise par des relations anatomiques très-connues, par les nerfs pneumo-gastriques qui portent les influences nerveuses au cœur, et par les artères carotides et vertébrales qui apportent le sang au cerveau. Tout ce mécanisme merveilleux ne tient donc qu’à un fil, et si les nerfs qui unissent le cœur au cerveau venaient à être détruits, cette réciprocité d’action serait interrompue, et la manifestation de nos sentiments profondément troublée. Toutes ces explications, me dira-t-on, sont bien empreintes de matérialisme. À cela je répondrai que ce n’est pas ici la question. Si ce n’était m’écarter du but de ces recherches, je pourrais montrer facilement qu’en physiologie le matérialisme ne conduit à rien et n’explique rien ; mais un concert en est-il moins ravissant parce que le physicien en calcule mathématiquement toutes les vibrations ? Un phénomène physiologique en est-il moins admirable parce que le physiologiste en analyse toutes les conditions matérielles ? Il faut bien que cette analyse, que ces calculs se fassent, car sans cela il n’y aurait pas de science. Or la science physiologique nous apprend que, d’une part, le cœur reçoit réellement l’impression de tous nos sentiments, et que, d’autre part, le cœur réagit pour renvoyer au cerveau les conditions nécessaires de la manifestation de ces sentiments, d’où il résulte que le poëte et le romancier qui, pour nous émouvoir, s’adressent à notre cœur, que l’homme du monde qui à tout instant exprime ses sentiments en invoquant son cœur, font des métaphores qui correspondent à des réalités physiologiques. Quelquefois un mot, un souvenir, la vue d’un événement, éveillent en nous une douleur profonde. Ce mot, ce souvenir ne sauraient être douloureux par eux-mêmes, mais seulement par les phénomènes qu’ils provoquent en nous. Quand on dit que le cœur est brisé par la douleur, il y a des phénomènes réels dans le cœur. Le cœur a été arrêté, si l’impression douloureuse a été trop soudaine ; le sang n’arrivant plus au cerveau, la syncope, des crises nerveuses en sont la conséquence. On a donc bien raison, quand il s’agit d’apprendre à quelqu’un une de ces nouvelles terribles qui bouleversent notre âme, de ne la lui faire connaître qu’avec ménagement. Nous savons par nos expériences sur les nerfs du cœur que les excitations graduées émoussent ou épuisent la sensibilité cardiaque en évitant l’arrêt des battements. Quand on dit qu’on a le cœur gros, après avoir longtemps été dans l’angoisse et avoir éprouvé des émotions pénibles, cela répond encore à des conditions physiologiques particulières du cœur. Les impressions douloureuses prolongées, devenues incapables d’arrêter le cœur, le fatiguent et le lassent, retardent ses battements, prolongent la diastole, et font éprouver dans la région précordiale un sentiment de plénitude ou de resserrement. Les impressions agréables répondent aussi à des états déterminés du cœur. Quand une femme est surprise par une douce émotion, les paroles qui ont pu la faire naître ont traversé l’esprit comme un éclair, sans s’y arrêter ; le cœur a été atteint immédiatement et avant tout raisonnement et toute réflexion. Le sentiment commence à se manifester après un léger arrêt du cœur, imperceptible pour tout le monde, excepté pour le physiologiste ; le cœur, aiguillonné par l’impression nerveuse, réagit par des palpitations qui le font bondir et battre plus fortement dans la poitrine, en même temps qu’il envoie plus de sang au cerveau, d’où résultent la rougeur du visage et une expression particulière des traits correspondant au sentiment de bien-être éprouvé. Ainsi dire que l’amour fait palpiter le cœur n’est pas seulement une forme poétique ; c’est aussi une réalité physiologique. Quand on dit à quelqu’un qu’on l’aime de tout son cœur cela signifie physiologiquement que sa présence ou son souvenir éveille en nous une impression nerveuse qui, transmise au cœur par les nerfs pneumo-gastriques, fait réagir notre cœur de la manière la plus convenable pour provoquer dans notre cerveau un sentiment ou une émotion affective. Je suppose ici, bien entendu, que l’aveu est sincère ; sans cela, le cœur n’éprouverait rien et le sentiment ne serait que sur les lèvres. Chez l’homme, le cerveau doit, pour exprimer ses sentiments, avoir le cœur à son service. Deux cœurs unis sont des cœurs qui battent à l’unisson sous l’influence des mêmes impressions nerveuses, d’où résulte l’expression harmonique de sentiments semblables.

Les philosophes disent qu’on peut maîtriser son cœur et faire taire ses passions. Ce sont encore des expressions que la physiologie peut interpréter. On sait que par sa volonté l’homme peut arriver à dominer beaucoup d’actions réflexes dues à des sensations produites par des causes physiques. La raison parvient sans doute à exercer le même empire sur les sentiments moraux. L’homme peut arriver par la raison à empêcher les actions réflexes sur son cœur ; mais plus la raison pure tendrait à triompher, plus le sentiment tendrait à s’éteindre.

La puissance nerveuse capable d’arrêter les actions réflexes est en général moindre chez la femme que chez l’homme : c’est ce qui lui donne la suprématie dans le domaine de la sensibilité physique et morale, c’est ce qui a fait dire qu’elle a le cœur plus tendre que l’homme. Mais je m’arrête dans ces considérations, qui nous entraîneraient trop loin, et je terminerai par une conclusion générale.

La science ne contredit point les observations et les données de l’art, et je ne saurais admettre l’opinion de ceux qui croient que le positivisme scientifique doit tuer l’inspiration. Suivant moi, c’est le contraire qui arrivera nécessairement. L’artiste trouvera dans la science des bases plus stables, et le savant puisera dans l’art une intuition plus assurée. Il peut sans doute exister des époques de crise dans lesquelles la science, à la fois trop avancée et encore trop imparfaite, inquiète et trouble l’artiste plutôt qu’elle ne l’aide. C’est ce qui peut arriver aujourd’hui pour la physiologie à l’égard du poëte et du philosophe ; mais ce n’est là qu’un état transitoire, et j’ai la conviction que quand la physiologie sera assez avancée, le poëte, le philosophe et le physiologiste s’entendront tous.

Claude Bernard

Du progrès dans les sciences physiologiques

Revue des Deux Mondes, juillet 1865, (2, t. 58).
URL Gallica: http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k355036/f640.image

La méthode expérimentale, qui depuis longtemps est appliquée avec tant de succès à l’étude des phénomènes des corps bruts, tend de plus en plus aujourd’hui à s’introduire dans l’étude des phénomènes des êtres vivants, mais beaucoup de savants doutent encore de son utilité réelle, et il en est qui croient que la spontanéité vitale sera toujours un obstacle insurmontable à l’application d’une méthode commune d’investigations dans les sciences physiologiques et dans les sciences physico-chimiques.

Les corps bruts étant tous dépourvus de spontanéité, les manifestations de leurs propriétés demeurent enchaînées d’une manière absolue aux variations des circonstances qui les environnent, ce qui permet à l’expérimentateur de les atteindre facilement et de les modifier à son gré. Les êtres vivants, étant au contraire doués de spontanéité, nous apparaissent comme s’ils étaient tous pourvus d’une force intérieure qui rend les manifestations de la vie d’autant plus indépendantes des variations des influences extérieures que l’être s’élève davantage dans l’échelle de l’organisation. Chez l’homme et chez les animaux supérieurs, cette force vitale semble avoir pour résultat de soustraire le corps vivant aux influences physico-chimiques générales et de le rendre ainsi tout à fait inaccessible aux procédés ordinaires d’expérimentation. D’un autre côté, tous les phénomènes des animaux vivants sont reliés par la sensibilité et maintenus par elle dans une harmonie réciproque telle qu’il paraît impossible de séparer une partie de leur organisme sans amener immédiatement un trouble dans tout son ensemble.

Beaucoup de médecins et de naturalistes ont exploité ces divers arguments pour s’élever contre l’emploi de l’expérimentation chez les êtres vivants. Ils ont admis que la force vitale était en opposition avec les forces physico-chimiques, qu’elle dominait tous les phénomènes de la vie, les assujettissait à des lois tout à fait spéciales, et faisait de l’organisme un tout vivant auquel l’expérimentateur ne pouvait toucher sans détruire le caractère de la vie même. Cuvier, qui a partagé cette opinion, et qui pensait que la physiologie devait être une science d’observation et de déduction anatomique, s’exprime ainsi : « Toutes les parties d’un corps vivant sont liées ; elles ne peuvent agir qu’autant qu’elles agissent toutes ensemble. Vouloir en séparer une de la masse, c’est la reporter dans l’ordre des substances mortes, c’est en changer entièrement l’essence4. »

Si les objections précédentes étaient fondées, il faudrait reconnaître ; ou bien qu’il n’y a pas de déterminisme possible dans les phénomènes de la vie, ce qui serait nier purement et simplement la physiologie expérimentale, ou bien il faudrait admettre que la force vitale doit être étudiée suivant une méthode particulière, et que la science des corps vivants doit reposer sur d’autres principes que la science des corps inertes. Ces idées, qui ont été florissantes à d’autres époques, s’évanouissent aujourd’hui de plus en plus sous l’influence des progrès de la physiologie. Cependant il importe d’en extirper les derniers germes, parce que ce qui reste encore de ces idées dans certains esprits constitue un véritable obstacle à la marche de la science physiologique et de la médecine expérimentale. Je me propose de démontrer que les phénomènes des corps vivants sont, comme ceux des corps bruts, soumis à un déterminisme absolu et nécessaire. La science vitale ne peut employer d’autres méthodes ni avoir d’autres bases que celles de la science minérale, et il n’y a aucune différence à établir entre les principes des sciences physiologiques et ceux des sciences physico-chimiques.

I

La spontanéité dont jouissent les êtres vivants n’empêche pas le physiologiste de leur appliquer la méthode expérimentale5. En effet, malgré cette spontanéité, les êtres vivants ne sont pas indépendants des influences du monde extérieur, et leurs fonctions sont constamment liées à des conditions qui en règlent l’apparition d’une manière déterminée et nécessaire.

Dès qu’on entre dans l’étude des mécanismes propres aux phénomènes de la vie, on s’aperçoit bientôt que la spontanéité apparente dont jouissent les corps vivants n’est que la conséquence toute naturelle de certaines circonstances bien déterminées, et il nous sera facile de prouver qu’au fond les manifestations des corps vivants, aussi bien que celles des corps bruts, sont rattachées à des conditions d’ordre purement physico-chimique. Nous ajouterons que le problème que se posent le physiologiste et le médecin expérimentateur n’est point de remonter à la cause première de la vie, mais seulement d’arriver à la connaissance de ces conditions physico-chimiques déterminantes de l’activité vitale.

Notons d’abord que l’indépendance de l’être vivant dans le milieu cosmique ambiant n’apparaît que dans les organismes complets et élevés. Dans les êtres inférieurs réduits à un organisme élémentaire, tels que les infusoires, il n’y a pas d’indépendance réelle. Ces êtres ne manifestent les propriétés vitales, souvent très actives, dont ils sont doués que sous l’influence de l’humidité, de la lumière, de la chaleur extérieure, et dès qu’une ou plusieurs de ces conditions viennent à manquer, la manifestation vitale cesse, parce que les phénomènes physico-chimiques qui lui sont parallèles s’arrêtent. Beaucoup de ces animaux tombent alors dans un état de vie latente qui n’est autre chose qu’un état d’indifférence chimique du corps organisé vis-à-vis du monde extérieur. Cette suspension complète des manifestations apparentes de la vie est susceptible de durer un temps en quelque sorte indéfini. Spallanzani a vu la vitalité reparaître sous l’influence d’une goutte d’eau chez des anguillules du blé niellé, inertes et desséchées depuis près de trente ans6. Dans ce cas l’eau, restituée au corps, y a simplement fait reparaître les phénomènes chimiques, et a permis aux tissus de manifester leurs propriétés vitales.

Dans les végétaux, les phénomènes de la vie sont également liés quant à leurs manifestations aux conditions de chaleur, d’humidité et de lumière du milieu ambiant, et c’est ce qui constitue l’influence des saisons, que tout le monde connaît. Il en est de même encore pour les animaux à sang froid ; les phénomènes de la vie s’engourdissent ou se réveillent chez eux suivant les mêmes conditions climatériques de chaleur, de froid, d’humidité, de sécheresse. Or l’eau, la chaleur, l’électricité, sont aussi les excitants des phénomènes physico-chimiques, de telle sorte que les influences qui provoquent, accélèrent ou ralentissent les manifestations vitales chez les êtres vivants sont exactement les mêmes que celles qui provoquent, accélèrent ou ralentissent les manifestations minérales dans les corps bruts. Loin de voir, à l’exemple des vitalistes, une sorte d’opposition ou d’incompatibilité entre les conditions des fonctions vitales et les conditions des actions minérales, il faut au contraire constater entre ces deux ordres de phénomènes un parallélisme complet et une relation directe et nécessaire. Cette relation est plus étroite chez les êtres inférieurs, chez les végétaux et chez les animaux à sang froid ; mais chez l’homme et chez les autres animaux à sang chaud il y a en général une indépendance évidente entre les fonctions de l’organisme et les conditions du milieu ambiant. Les phénomènes vitaux ne subissent plus dans leurs manifestations l’influence des alternatives des saisons ni celle des variations cosmiques. Par suite d’un mécanisme protecteur plus complet, l’animal possède et maintient en lui, dans un milieu intérieur qui lui est propre, les conditions d’humidité et de chaleur nécessaires aux manifestations des phénomènes vitaux. L’organisme de l’animal à sang chaud, étant suffisamment protégé, n’entre que très difficilement en équilibre avec le milieu extérieur ; il garde en quelque sorte ses organes en serre chaude, et il leur conserve ainsi leur activité vitale. C’est de même que nous voyons dans les serres de nos jardins, se manifester une activité vitale végétative indépendante des chaleurs et des frimas extérieurs, mais liée cependant d’une manière intime et nécessaire aux conditions physico-chimiques de l’atmosphère intérieure de la serre.

Les manifestations de la vie que nous observons chez l’homme ou chez un animal supérieur sont beaucoup plus complexes qu’elles ne nous apparaissent ; mais ce qu’il ne faut jamais oublier, c’est que, quelle qu’en soit la complexité, elles sont toujours la résultante des propriétés intimes d’une foule d’éléments organiques dont l’activité est liée aux conditions physico-chimiques des milieux internes où ils sont plongés. Nous supprimons dans nos explications le milieu intérieur que nous ne voyons pas pour ne considérer que le milieu extérieur qui est sous nos yeux, et c’est ainsi que nous pouvons croire faussement qu’il y a dans l’être vivant une force vitale qui viole les lois physico-chimiques du milieu cosmique général.

Les machines vivantes sont donc créées et construites de telle façon qu’en se perfectionnant elles deviennent de plus en plus libres dans le monde extérieur ; mais il n’en existe pas moins la détermination vitale dans leur milieu interne, qui par suite de ce même perfectionnement s’est isolé de plus en plus du milieu cosmique général. Les machines que l’intelligence de l’homme crée, quoique infiniment plus grossières, possèdent aussi une indépendance qui n’est que l’expression du jeu de leur mécanisme intérieur. Une machine à vapeur possède une activité indépendante des conditions physicochimiques du milieu extérieur, puisque, par le froid, le chaud, le sec et l’humide, la machine continue à marcher ; mais pour le physicien qui descend dans le milieu intérieur de la machine, il trouve que cette indépendance n’est qu’apparente, et que le mouvement de chaque rouage intérieur est déterminé par des conditions physiques absolues et dont il connaît la loi. De même pour le physiologiste, s’il peut descendre dans le milieu intérieur de la machine vivante, il y trouvera un déterminisme qui doit devenir pour lui la base réelle de la science expérimentale des corps vivants.

Pour comprendre l’expérimentation sur les êtres vivants, et surtout chez les êtres vivants d’une organisation élevée, il faut nécessairement tenir compte de deux milieux : le milieu cosmique ou extra-organique, qui est commun aux êtres vivants et aux corps bruts, et le milieu intra-organique, qui est spécial aux êtres vivants. Ce dernier milieu, qui est en rapport avec nos éléments organiques actifs (muscles, nerfs, glandes, etc.), est formé par tous les liquides circulants (la liqueur du sang et tous les liquides intra-organiques et blastématiques). Nous trouvons dans ce milieu liquide les conditions de température, l’air et les aliments dissous dans l’eau, car, ainsi que nous l’avons dit ailleurs7, tous les éléments organiques actifs qui composent notre organisme sont nécessairement aquatiques, et ce n’est que par un artifice de construction que notre corps peut exister et se mouvoir dans l’air sec.

La médecine expérimentale ou scientifique sera surtout fondée sur la connaissance des propriétés du milieu intra-organique. Quand un médicament exerce sur nous son action, ce n’est point dans notre estomac qu’il agit, mais seulement dans notre milieu intra-organique, après avoir pénétré dans notre sang et s’être mis en contact avec nos particules organisées. Cette idée du milieu intérieur, dirigeant mes études en physiologie, m’a servi à déterminer d’une manière plus précise l’action des substances toxiques sur les divers éléments de notre corps8; mais en outre il en résulte des considérations nouvelles, qui sont destinées à guider le physiologiste dans ses expérimentations et à servir de base à la fois à la physiologie et à la pathologie générales. En effet, au point de vue médical ou thérapeutique, nous ne saurions trouver, ni chez l’homme, ni chez les animaux élevés, une indépendance vitale à l’égard des poisons et des médicaments. Tous les jours nous pouvons modifier les phénomènes de la vie ou les éteindre en faisant pénétrer des substances actives dans notre sang ou dans notre milieu organique ; mais ce serait une illusion que de ne voir, dans toutes ces modifications si variées et si multiples de l’organisme, que l’expression indéterminée d’une force vitale quelconque. Elles dépendent toutes au contraire de conditions physico-chimiques précisés survenues dans notre milieu intérieur ou dans les éléments histologiques de nos tissus.

Autrefois Buffon avait cru qu’il devait exister dans le corps des êtres vivants un élément organique particulier qui ne se retrouverait pas dans les corps minéraux9. Les progrès des sciences chimiques ont détruit cette hypothèse en montrant que le corps vivant est exclusivement constitué par des matières simples ou élémentaires empruntées au monde minéral. On a pu croire de même à l’activité d’une force spéciale pour la manifestation des phénomènes de la vie ; mais les progrès des sciences physiologiques détruisent également cette seconde hypothèse, en faisant voir que les propriétés vitales n’ont pas plus de spontanéité par elles-mêmes que les propriétés minérales, et que ce sont les mêmes conditions physicochimiques générales qui président aux manifestations des unes et des autres. On ne saurait inférer de ce qui vient d’être dit que nous assimilons les corps vivants aux corps bruts ; le bon sens de tous protesterait immédiatement contre une pareille confusion. Il est évident que les corps vivants ne se comportent pas comme les corps inanimés. Il s’agit seulement de bien caractériser et de bien définir leur différence, car c’est un point capital pour bien comprendre la science physiologique expérimentale.

De toutes les définitions de la vie, celle qui est à la fois la moins compromettante et la plus vraie est celle qui a été donnée par l’Encyclopédie : « la vie est le contraire de la mort. » Cette définition est d’une clarté naïve, et cependant nous ne pourrons jamais rien dire de mieux, parce que nous ne saurons jamais ce qu’est la vie en elle-même. Pour nous, un corps n’est vivant que parce qu’il meurt et parce qu’il est organisé de manière à ce que, par le jeu naturel de ses fonctions, il entretient son organisation pendant un certain temps et se perpétue ensuite par la formation d’individus semblables à lui. La vie a donc son essence dans la force ou plutôt dans l’idée directrice du développement organique ; c’est la force vitale ainsi comprise qui constituait la force médicatrice d’Hippocrate, la force séminale et l’archeus faber de Van Helmont. Si je devais définir la vie d’un seul mot, je dirais : la vie, c’est la création. En effet, la vie pour le physiologiste ne saurait être autre chose que la cause première créatrice de l’organisme qui nous échappera toujours, comme toutes les causes premières. Cette cause se manifeste par l’organisation ; pendant toute sa durée, l’être vivant reste sous l’empire de cette influence vitale créatrice, et la mort naturelle arrive lorsque la création organique ne peut plus se réaliser.

L’esprit de l’homme ne peut concevoir un effet sans cause, la vue d’un phénomène éveille toujours en lui une idée de causalité, et toute la science humaine consiste à remonter des effets observés à leur cause ; mais de tout temps les philosophes et les savants ont distingué deux ordres de causes, — les causes premières et les causes secondes ou prochaines. Les causes premières, qui sont relatives à l’origine des choses, nous sont absolument impénétrables ; les causes prochaines, qui sont relatives aux conditions de manifestation des phénomènes sont à notre portée et peuvent nous être connues expérimentalement. Newton a dit que celui qui se livre à la recherche des causes premières donne par cela même la preuve qu’il n’est pas un savant. En effet, cette recherche reste stérile, parce qu’elle nous pose des problèmes qui sont inabordables à l’aide de la méthode expérimentale.

En résumé, il y a dans un phénomène vital, comme dans tout autre phénomène naturel, deux ordres de causes : d’abord une cause première, créatrice, législative et directrice de la vie, et inaccessible à notre connaissance, — ensuite une cause prochaine ou exécutive du phénomène vital, qui toujours est de nature physicochimique, et tombe dans le domaine de l’expérimentateur. La cause première de la vie donne l’évolution ou la création de la machine organisée ; mais la machine, une fois créée, fonctionne en vertu des propriétés de ses éléments constituants et sous l’influence des conditions physico-chimiques qui agissent sur eux. Pour le physiologiste et le médecin expérimentateur, l’organisme vivant n’est qu’une machine admirable, douée des propriétés les plus merveilleuses, mise en action à l’aide des mécanismes les plus complexes et les plus délicats. C’est une machine dont ils doivent analyser et déterminer le mécanisme, afin de pouvoir les modifier, car la mort accidentelle n’est que la dislocation ou la destruction de l’organisme par suite de la rupture ou de la cessation d’action d’un ou de plusieurs de ces mécanismes vitaux.

II

La recherche des causes premières, avons-nous dit, n’est point du domaine scientifique. Quand l’expérimentateur est parvenu au déterminisme des phénomènes, il ne lui est pas donné d’aller au-delà, et sous ce rapport la limite de sa connaissance est la même dans les sciences des corps vivants et dans les sciences des corps bruts.

La nature de notre esprit nous porte d’abord à rechercher la cause première, c’est-à-dire l’essence ou le pourquoi des choses. En cela, nous visons plus loin que le but qu’il nous est donné d’atteindre, car l’expérience nous apprend bientôt que nous ne pouvons pas aller au-delà du comment, c’est-à-dire au-delà du déterminisme qui donne la cause prochaine ou la condition d’existence des phénomènes.

Ce que nous appelons le déterminisme d’un phénomène n’est rien autre chose que la cause déterminante ou la cause prochaine, c’est-à-dire la circonstance qui détermine l’apparition du phénomène et constitue sa condition ou l’une de ses conditions d’existence. Le mot déterminisme a une signification tout à fait différente de celle du mot fatalisme. Le fatalisme suppose la manifestation nécessaire d’un phénomène indépendamment de ses conditions, tandis que le déterminisme n’est que la condition nécessaire d’un phénomène dont la manifestation n’est pas forcée. Le fatalisme est donc antiscientifique à l’égal de l’indéterminisme.

Lorsque, par une analyse expérimentale successive, nous avons trouvé la cause prochaine ou la condition élémentaire d’un phénomène, nous avons atteint le but scientifique que nous ne pourrons jamais dépasser. Quand nous savons que l’eau avec toutes ses propriétés résulte de la combinaison de l’oxygène et de l’hydrogène dans certaines proportions, et que nous connaissons la condition de cette combinaison, nous savons tout ce que nous pouvons savoir scientifiquement à ce sujet ; mais cela répond au comment et non au pourquoi des choses. Nous savons comment l’eau peut se faire ; mais pourquoi la combinaison d’un volume d’oxygène et de deux volumes d’hydrogène donne-t-elle de l’eau, nous n’en savons rien, nous ne pouvons pas le savoir, et nous ne devons pas le chercher. En médecine aussi bien qu’en chimie, il n’est pas scientifique de poser la question du pourquoi cela ne peut en effet que nous égarer dans des questions insolubles et sans applications. Serait-ce pour se moquer de cette tendance anti-scientifique de la médecine qui résulte de l’absence du sentiment de cette limite de nos connaissances que Molière a mis dans la bouche de son candidat docteur, à qui l’on demandait pourquoi l’opium fait dormir, la réponse suivante : Quid est in eo virtus dormitiva cujus est natura sensus assupire ? Cette réponse paraît plaisante ou absurde ; elle est cependant la seule qu’on pourrait faire. De même, si l’on voulait répondre à cette question « Pourquoi l’hydrogène, en se combinant avec de l’oxygène, fait-il de l’eau ? » on serait obligé de dire « Parce qu’il y a dans l’hydrogène une propriété capable d’engendrer l’eau. » C’est donc seulement la question du pourquoi qui est absurde, puisqu’elle entraîne une réponse qui paraît naïve ou ridicule. Il vaut mieux reconnaître que nous ne savons pas, et que c’est là que se place la limite de notre connaissance. Nous pouvons savoir comment et dans quelles conditions l’opium fait dormir ; mais nous ne saurons jamais pourquoi.

Les propriétés de la matière vivante ne peuvent être manifestées et connues que par leurs rapports avec les propriétés de la matière brute, d’où il résulte que les sciences physiologiques expérimentales ont pour base nécessaire les sciences physico-chimiques, auxquelles elles empruntent leurs procédés d’investigation et leurs moyens d’action. Le corps vivant est pourvu sans doute de propriétés et de facultés tout à fait spéciales à sa nature, telles que la plasticité organique, la contractilité, la sensibilité, l’intelligence néanmoins toutes ces propriétés et toutes ces facultés sans exception, de quelque ordre qu’elles soient, trouvent leur déterminisme, c’est-à-dire leurs moyens de manifestations et d’action, dans les conditions physico-chimiques des milieux extérieur et intérieur de l’organisme. Mais dans les phénomènes vitaux pas plus que dans les phénomènes minéraux la condition d’existence d’un phénomène ne saurait rien nous apprendre sur sa nature. Quand nous savons que l’excitation extérieure de certains nerfs et que le contact physique et chimique du sang, à une certaine température, avec les éléments nerveux cérébraux sont nécessaires pour manifester la pensée ainsi que les phénomènes nerveux et intellectuels, cela nous indique le déterminisme ou les conditions d’existence de ces phénomènes, mais cela ne saurait rien nous apprendre sur la nature première de l’intelligence. De même, quand nous savons que le frottement et les actions chimiques développent l’électricité, cela nous indique le déterminisme ou les conditions du phénomène, mais cela ne nous apprend rien sur la nature première de l’électricité.

L’expérimentateur peut modifier tous les phénomènes de la nature qui sont à sa portée. Par une disposition que nous devons sans doute trouver fort sage, il ne pourra jamais agir sur les corps célestes ; c’est pourquoi l’astronomie est condamnée à rester à tout jamais une science d’observation pure. « Sur la terre, dit Laplace, nous faisons varier les phénomènes par des expériences ; dans le ciel, nous observons avec soin tous ceux que nous offrent les mouvements célestes10. » Parmi les sciences des phénomènes terrestres qui seules sont appelées à être des sciences d’expérimentation, les sciences minérales ont été les premières, à cause de la plus grande simplicité de leurs phénomènes, à devenir accessibles à l’expérimentateur mais c’est à tort qu’on a voulu exclure l’expérimentation de la science des êtres vivants, en disant que l’organisme s’isole comme un petit monde (microcosme) dans le grand monde (macrocosme), et que sa vie représente la résultante d’un tout ou d’un système indivisible dont nous ne pouvons qu’observer les effets sans les modifier. Si la médecine, par exemple, voulait rester une science d’observation, le médecin devrait se contenter d’observer ses malades, se borner à prédire la marche et l’issue de leurs maladies, mais sans y toucher plus que l’astronome ne touche à ses planètes. Donc le médecin expérimente dès qu’il donne un remède actif, car c’est une véritable expérience qu’il fait en essayant d’apporter une modification quelconque dans les symptômes de la maladie. L’expérimentation scientifique doit être fondée sur la connaissance du déterminisme des phénomènes, autrement l’expérimentation n’est encore qu’aveugle et empirique. L’empirisme doit être subi comme une période nécessaire de l’évolution de la médecine expérimentale mais il ne saurait être érigé en système, comme l’ont voulu quelques médecins.

L’expérimentation peut être appliquée à tous les phénomènes naturels de quelque ordre qu’ils soient, et cela se comprend, puisque l’expérimentateur n’engendre pas les phénomènes, mais agit seulement et exclusivement sur leur état antérieur, c’est-à-dire sur la condition physico-chimique qui en précède et en détermine immédiatement la manifestation. Quand l’expérimentateur refroidit un corps liquide pour le faire cristalliser, il n’agit pas sur la cristallisation, qui est la propriété innée de la matière minérale, il ne fait que déterminer la condition dans laquelle elle a lieu. Quand on chauffe à 100 degrés du chlorure d’azote et qu’il s’ensuit une explosion qui devient à la fois une source puissante de mouvement et de chaleur, on n’agit pas sur l’explosion elle-même, on ne fait qu’apporter une température de 100 degrés qui est la condition déterminante de l’explosion. Pour les phénomènes organiques, il en est absolument de même. Quand on a mis par exemple des globules de levure de bière dans un liquide sucré, qu’on maintient à une température inférieure à − 10 degrés, rien ne se passe dans le liquide ; la levure engourdie reste sans action sur le sucre, et il ne se forme ni acide carbonique ni alcool ; mais si on élève la température à + 30 degrés, on voit bientôt la fermentation marcher avec une très grande activité. Dans ce cas encore, on n’a pas agi sur la propriété de fermentation qui est essentielle et innée à la levure, on n’a fait que produire les conditions chimico-physiques sous l’influence desquelles la fermentation s’arrête ou se manifeste. Si maintenant nous prenons nos exemples dans les phénomènes les plus élevés et les plus mystérieux des êtres vivants, nous verrons que l’application de l’expérimentation doit toujours être comprise de la même manière. Ce qui se passe chaque jour sous nos yeux pendant l’incubation dans l’œuf d’une poule serait bien fait pour nous émerveiller et pour nous montrer toute la profondeur de notre ignorance ; mais par habitude nous cessons de nous étonner des phénomènes vulgaires, parce que nous cessons d’y réfléchir. On a comparé l’évolution organique silencieuse qui s’accomplit dans cet œuf à l’harmonie muette des corps célestes dans l’espace. Van Helmont, qui nous apparaît comme une sorte d’esprit lucide au milieu des ténèbres du moyen âge, avait placé dans l’œuf un archeus faber, ou une idée, qui dirigeait l’évolution11. Cela ressemble bien en effet à une idée qui se développe, car dès ce moment tout est coordonné, tout est prévu non seulement pour l’évolution du nouvel être, mais pour son entretien fonctionnel durant sa vie entière, car la nutrition n’est que la génération continuée. Et si maintenant nous recourons à la science moderne, nous verrons que dans l’œuf la partie essentielle se réduit à une petite vésicule ou cellule microscopique, tout le reste de l’œuf de l’oiseau, le jaune et le blanc, n’étant que des matériaux nutritifs destinés à fournir au développement qui doit se faire en dehors du corps maternel. Nous serions donc obligés de mettre dans la simple cellule organique microscopique qui compose l’œuf de tous les animaux une idée évolutive tellement complexe que non seulement elle renferme tous les caractères spécifiques de l’être, mais qu’elle retrace encore tous les détails de l’individualité. C’est ainsi que chez l’homme une maladie qui apparaîtra par hérédité vingt ou trente ans plus tard se trouve déjà en germe dans cette vésicule mystérieuse. Mais cette idée spécifique contenue dans l’œuf ne se manifeste et ne se développe elle-même que sous l’influence de conditions purement physico-chimiques. Comme notre cellule de levure de bière, la cellule de l’œuf reste engourdie au-dessous d’une certaine température, et ce n’est qu’à + 35 degrés que l’idée organique manifestera son activité. Je m’arrête ici : les exemples que j’ai cités, et qui se rapportent tous à des faits bien connus, me paraissent suffisants pour exprimer mon sentiment et faire comprendre ma pensée. L’expérimentateur ou le déterministe doit donc observer les phénomènes de la nature uniquement pour trouver leur cause déterminante, sans vouloir, pour les expliquer dans leurs causes premières, recourir à des systèmes qui peuvent flatter son orgueil, mais qui ne font en réalité que voiler son ignorance.

Il faut cesser, on le voit, d’établir entre les phénomènes des corps vivants et les phénomènes des corps bruts une différence fondée sur ce que l’on peut connaître la nature des premiers et que l’on doit ignorer celle des seconds. Ce qui est vrai, c’est que la nature ou l’essence de tous les phénomènes, qu’ils soient vitaux ou minéraux, nous reste complétement inconnue. L’essence du phénomène minéral le plus simple est aussi totalement ignorée du chimiste et du physicien que l’est du physiologiste l’essence des phénomènes intellectuels ou la cause première d’un autre phénomène vital quelconque. Cela se conçoit d’ailleurs : la connaissance de la nature intime des choses ou la connaissance de l’absolu exigerait pour le phénomène le plus simple la connaissance de l’univers entier, car il est évident qu’un phénomène de l’univers est un rayonnement quelconque de cet univers, dans l’harmonie duquel il entre nécessairement pour sa part. La connaissance de l’absolu est donc la connaissance qui ne laisserait rien en dehors d’elle. L’homme y tend par sentiment, mais il est clair qu’il ne pourra la posséder tant qu’il ignorera quelque chose, et la raison paraît nous dire qu’il en sera toujours ainsi. Toutefois, la raison, même en servant de correctif au sentiment, ne le fait pas disparaître. L’homme, en se corrigeant, ne change pas sa nature pour cela ; son sentiment, refoulé sur un point, reparaît et se fait jour ailleurs. C’est ainsi que l’expérience, qui vient à chaque pas montrer au savant que sa connaissance est bornée, n’étouffe pas en lui son sentiment naturel, qui le porte à croire que la vérité absolue est de son domaine. L’homme se comporte instinctivement comme s’il devait y parvenir, et le pourquoi incessant qu’il adresse à la nature en est la preuve. Il serait du reste mauvais pour la science que la raison ou l’expérience vînt étouffer complétement le sentiment ou l’aspiration vers l’absolu. Le savant dépasserait alors le but de la méthode expérimentale, comme celui qui, pour redresser une branche vers une meilleure direction, la romprait, et ferait cesser en elle toute sève et toute végétation. En effet, on le verra plus loin, c’est cette espérance de la vérité, constamment déçue, constamment renaissante, qui soutient et soutiendra toujours les générations successives dans leur ardeur passionnée à étudier les phénomènes de la nature.

Le rôle particulier de la science expérimentale est de nous apprendre que nous ignorons, en nous montrant nettement que la limite de nos connaissances s’arrête au déterminisme ; mais, par une merveilleuse compensation, à mesure que la science froisse notre sentiment et rabaisse notre orgueil, elle augmente notre puissance. Le savant qui a poussé l’analyse expérimentale jusqu’au déterminisme d’un phénomène voit clairement qu’il ignore ce phénomène dans sa cause première, mais il en est devenu maître ; l’instrument qui agit lui reste inconnu dans son essence, mais il connaît la manière de s’en servir. Nous ignorons l’essence du feu, de l’électricité, de la lumière, et cependant nous en réglons les phénomènes à notre profit. Nous ignorons l’essence de la vie, mais nous n’en réglons pas moins les phénomènes vitaux dès que nous connaissons suffisamment leurs conditions d’existence. La seule différence est que dans les phénomènes vitaux le déterminisme est beaucoup plus difficile à atteindre, parce que les conditions sont infiniment plus complexes et plus délicates et qu’elles sont en outre combinées les unes avec les autres.

Le physicien et le chimiste, ne se plaçant pas en dehors de l’univers, peuvent étudier les corps et les phénomènes isolément, sans être obligés pour les comprendre de les rapporter à l’ensemble de la nature ; mais le physiologiste, se trouvant au contraire placé en dehors de l’organisme animal dont il peut voir l’ensemble, doit tenir compte de l’harmonie de cet ensemble en même temps qu’il cherche à pénétrer dans l’intérieur pour analyser le mécanisme de chacune des parties. Il s’ensuit que le physicien et le chimiste peuvent repousser toute idée de causes finales dans les faits qu’ils observent et que le physiologiste au contraire est porté à admettre une finalité harmonique et préétablie dans le corps organisé, dont toutes les actions partielles sont solidaires et génératrices les unes les autres. Si, à l’aide de l’analyse expérimentale, on décompose l’organisme vivant en isolant ses diverses parties, ce n’est point pour les concevoir séparément. Quand on veut donner à la propriété physiologique d’un organe ou d’un tissu toute sa valeur et sa véritable signification, il faut toujours la rapporter à l’organisme, et ne tirer de conclusion sur elle que relativement à ses effets dans l’ensemble organisé. Il faut reconnaître en un mot que le déterminisme dans les phénomènes de la vie est non seulement un déterminisme très complexe, mais que c’est en même temps un déterminisme harmoniquement subordonné. Les phénomènes physiologiques, si compliqués chez les animaux élevés, sont constitués par une série de phénomènes plus simples qui s’engendrent les uns les autres en s’associant ou se continuant vers un but final commun. Or l’objet essentiel pour le physiologiste est de déterminer par l’analyse expérimentale les conditions élémentaires des phénomènes physiologiques complexes et d’en saisir la subordination naturelle, afin d’en comprendre et d’en suivre les diverses combinaisons dans les mécanismes si variés que nous offrent les êtres vivants. L’emblème antique représenté par un serpent qui forme un cercle en se mordant la queue donne une image assez juste de la vie. En effet l’organisme vital forme un circuit fermé, mais ce cercle a une tête et une queue, en ce sens que tous les phénomènes vitaux n’ont pas la même importance, quoiqu’ils soient connexes et se fassent suite dans l’accomplissement du circulus vital. Ainsi les organes musculaires et nerveux entretiennent l’activité des organes qui préparent le sang ou le milieu intérieur ; mais le sang à son tour nourrit les organes qui le produisent. Il y a là une solidarité organique et sociale qui entretient dans l’économie animale un mouvement sans cesse dépensé et sans cesse renaissant, jusqu’à l’heure où le dérangement ou la cessation d’action d’un élément organique nécessaire amène un trouble dans le jeu de la machine vivante ou même en provoque l’arrêt définitif. Le problème du médecin expérimentateur consiste donc à trouver le déterminisme simple d’un dérangement organique compliqué, c’est-à-dire à découvrir la condition du phénomène pathologique initial qui amène tous les autres à sa suite par un déterminisme complexe, qui n’est lui-même que l’enchaînement d’un plus ou moins grand nombre de déterminismes simples.

Le déterminisme du phénomène initial une fois saisi sera le fil d’Ariane qui dirigera l’expérimentateur, et lui permettra toujours de se retrouver dans le labyrinthe en apparence si obscur des phénomènes physiologiques et pathologiques. Il comprendra dès lors comment une succession de déterminismes subordonnés les uns aux autres engendre un ensemble logique de phénomènes se reproduisant toujours avec le même type comme des individualités appartenant à une espèce définie. À l’état physiologique, ces types de phénomènes constituent les fonctions ; à l’état pathologique, ils forment les maladies. La production d’une maladie pour Van Helmont était due à l’évolution d’une idée morbide (idea febrilis), et pour les médecins d’aujourd’hui, c’est encore l’expression d’une entité morbide. Les empoisonnements comme les maladies se ramènent à un déterminisme complexe, ayant pour déterminisme initial l’action physico-chimique du poison sur un élément organisé, bien qu’il puisse ensuite, dans les déterminismes secondaires, intervenir des conditions de phénomènes qu’on peut appeler vitales, parce qu’elles ne se produisent pas en dehors de l’organisme vivant, sain ou malade12.

Enfin la connaissance du déterminisme physico-chimique initial des phénomènes complexes physiologiques ou pathologiques permettra seule au physiologiste d’agir rationnellement sur les phénomènes de la vie et d’étendre sur eux sa puissance d’une manière aussi sûre que le font le physicien et le chimiste pour les phénomènes des corps bruts. Toutefois il ne faudrait pas nous abuser sur notre puissance, car nous obéissons à la nature au lieu de lui commander. Nous ne pouvons en réalité connaître les phénomènes de la nature que par leur relation avec leur cause déterminante ou prochaine. Or la loi n’est rien autre chose que cette relation établie numériquement de manière à faire prévoir le rapport de la cause à l’effet dans tous les cas donnés. C’est ce rapport, établi par l’observation, qui permet à l’astronome de prédire les phénomènes célestes c’est encore ce même rapport, établi par l’observation et par l’expérience, qui permet au physicien, au chimiste et au physiologiste non seulement de prédire les phénomènes de la nature, mais encore de les modifier à son gré et à coup sûr, pourvu qu’il ne sorte pas des rapports que l’expérience lui a indiqués, c’est-à-dire de la loi. Ceci veut dire, en d’autres termes, que nous ne pouvons gouverner les phénomènes de la nature qu’en nous soumettant aux lois qui les régissent.

L’expérimentateur ne peut changer les lois de la nature. Il agit sur les phénomènes, quand il en connaît le déterminisme physicochimique mais il ne lui est donné ni de les créer de toutes pièces ni de les anéantir absolument ; il ne peut que les modifier. Les conditions physico-chimiques des phénomènes sont d’autant plus faciles à analyser et à préciser que le phénomène est plus simple ; mais au fond et dans tous les cas, ainsi que nous l’avons dit, la cause première du phénomène reste entièrement impénétrable. L’expérimentateur peut donc plus qu’il ne sait, et, quelle que soit la manière dont son esprit conçoive les forces de la nature, vitales ou minérales, son problème est toujours le même : déterminer les conditions matérielles dans lesquelles un phénomène apparaît ; puis, ces conditions étant connues, les réaliser ou non, pour faire apparaître ou disparaître le phénomène. Pour produire un phénomène nouveau, l’expérimentateur ne fait que réaliser des conditions phénoménales nouvelles ; mais il ne crée rien, ni comme force ni comme matière. À la fin du siècle dernier, la science a proclamé une grande vérité, à savoir qu’en fait de matière rien ne se perd ni rien ne se crée dans la nature ; tous les corps, dont les propriétés varient sans cesse sous nos yeux, ne sont que des transmutations d’agrégats de matières équivalentes en poids. Dans ces derniers temps, la science a proclamé une seconde vérité dont elle poursuit encore la démonstration, et qui est en quelque sorte le complément de la première, à savoir qu’en fait de forces rien ne se perd, ni rien ne se crée dans la nature ; d’où il suit que toutes les formes des phénomènes de l’univers, variées à l’infini, ne sont que des transformations équivalentes de forces les unes dans les autres : Sans vouloir aborder ici la question de la nature des forces minérales et des forces vitales, qu’il me suffise de dire que les deux vérités que je viens d’énoncer sont universelles, et qu’elles embrassent les phénomènes des corps vivants aussi bien que ceux des corps bruts.

Comme conséquence de ce qui précède, nous voyons que tous les phénomènes, de quelque ordre qu’ils soient, existent virtuellement dans les lois immuables de la nature, et qu’ils ne se manifestent que lorsque leurs conditions d’existence sont réalisées. Les corps et les êtres qui sont à la surface de notre terre expriment le rapport harmonieux des conditions cosmiques de notre planète et de notre atmosphère avec les êtres et les phénomènes dont elles permettent l’existence. D’autres conditions cosmiques feraient nécessairement apparaître un autre monde dans lequel se manifesteraient tous les phénomènes qui y rencontreraient leurs conditions d’existence, et dans lequel disparaîtraient tous ceux qui ne pourraient s’y développer ; mais quelles que soient les variétés de phénomènes Infinies que nous concevions sur la terre, en nous plaçant par la pensée dans toutes les conditions cosmiques que notre imagination peut enfanter, nous sommes toujours obligés d’admettre que tout cela se passera d’après les lois de la physique, de la chimie et de la physiologie, qui existent à notre insu de toute éternité, et que dans tout ce qui arriverait il n’y aurait rien de créé ni en force ni en matière, qu’il y aurait seulement production de rapports différents, et par suite création d’êtres et de phénomènes nouveaux.

Quand un chimiste fait apparaître un corps nouveau dans la nature, il ne saurait se flatter d’avoir créé les lois qui l’ont fait naître ; il n’a fait que réaliser les conditions qu’exigeait la loi créatrice pour se manifester. Il en est de même pour les corps organisés : un chimiste et un physiologiste ne pourraient faire apparaître des êtres vivants nouveaux dans leurs expériences qu’en obéissant aux lois éternelles de la nature.

III

La méthode expérimentale a pour but de trouver le déterminisme ou la cause prochaine des phénomènes de la nature. Le principe sur lequel repose cette méthode est la certitude qu’un déterminisme existe ; son procédé de recherche est le doute philosophique ; son critérium est l’expérience. En d’autres termes, le savant croit d’une manière absolue à l’existence du déterminisme qu’il cherche, mais il doute toujours de l’avoir trouvé. C’est pour cela qu’il est sans cesse obligé de s’en référer à l’expérience. La méthode expérimentale n’est que l’expression de la marche naturelle de l’esprit humain allant à la recherche des vérités scientifiques qui sont hors de nous. Chaque homme se fait de prime abord des idées sur ce qu’il voit et il est porté à interpréter les phénomènes de la nature par anticipation avant de les connaître par expérience. Cette tendance est spontanée ; une idée préconçue a toujours été et sera toujours le premier élan d’un esprit investigateur. La méthode expérimentale a pour objet de transformer cette conception à priori, fondée sur une intuition ou un sentiment vague des choses, en une interprétation à posteriori, établie sur l’étude expérimentale des phénomènes. C’est pourquoi on a aussi appelé la méthode expérimentale méthode à posteriori.

L’esprit humain a passé par trois périodes nécessaires dans son évolution. D’abord le sentiment, s’imposant à la raison, créa les vérités de la foi, c’est-à-dire la théologie. La raison ou la philosophie, devenant ensuite la maîtresse, enfanta les systèmes ou la scolastique. Enfin l’expérience, c’est-à-dire l’étude des phénomènes naturels, apprit à l’homme que les vérités du monde extérieur ne se trouvent formulées de prime abord ni dans le sentiment ni dans la raison. Ce sont seulement nos guides indispensables ; mais pour atteindre ces vérités il faut nécessairement descendre dans la réalité objective des faits, où elles se trouvent sous la forme de relations phénoménales.

C’est ainsi qu’apparaît par le progrès naturel des choses la méthode expérimentale, qui résume tout en s’appuyant successivement sur les trois branches de ce trépied immuable : le sentiment, la raison et l’expérience. Dans la recherche de la vérité au moyen de cette méthode, le sentiment a toujours l’initiative, il engendre l’idée à priori : c’est l’intuition. La raison ou le raisonnement développe ensuite l’idée et déduit ses conséquences logiques ; mais si le sentiment doit être éclairé par les lumières de la raison, la raison à son tour doit être guidée par l’expérience, qui seule lui permet de conclure.

L’esprit humain est un tout complexe qui ne marche et ne fonctionne que par le jeu harmonique de ses diverses facultés. Il faudrait donc se garder, dans l’association que j’ai signalée plus haut, de donner une prédominance exagérée soit au sentiment, soit à la raison, soit à l’expérience. Si le sentiment fait taire la raison, nous sommes hors de la science et nous arrivons dans les vérités irrationnelles de foi ou de tradition. Si la raison n’invoque pas sans cesse l’expérience, nous tombons dans la scolastique et sous la domination des systèmes ; si l’expérience se passe du raisonnement, nous ne pouvons pas sortir des faits, et nous croupissons dans l’empirisme. La méthode expérimentale est la méthode qui cherche la vérité par l’emploi bien équilibré du sentiment, de la raison et de l’expérience. Elle proclame la liberté de l’esprit et de la pensée. Son caractère est de ne relever que d’elle-même, parce qu’elle emprunte à son critérium l’expérience une autorité impersonnelle qui domine toute la science. Elle n’admet pas d’autorité personnelle ; elle repousse d’une manière absolue les systèmes et les doctrines. Ceci n’est point de l’orgueil et de la jactance. L’expérimentateur au contraire fait acte d’humilité en niant l’autorité individuelle, car il doute de ses propres connaissances, et il soumet ainsi l’autorité des hommes à celle de l’expérience et des lois de la nature.

La première condition à remplir pour un savant qui se livre à l’investigation expérimentale des phénomènes naturels, c’est donc de ne se préoccuper d’aucun système et de conserver une entière liberté d’esprit assise sur le doute philosophique. En effet, d’un côté nous avons la certitude de l’existence du déterminisme des phénomènes, parce que cette certitude nous est donnée par un rapport nécessaire de causalité dont notre esprit a conscience ; mais nous n’avons, d’un autre côté, aucune certitude relativement à la formule de ce déterminisme, parce qu’elle se réalise dans des phénomènes qui sont en dehors de nous. L’expérience seule doit nous diriger ; elle est notre critérium unique, et elle devient, suivant l’expression de Goethe13, la seule médiatrice qui existe entre le savant et les phénomènes qui l’environnent.

Une fois que la recherche du déterminisme des phénomènes est admise comme but unique de la méthode expérimentale, il n’y a plus ni matérialisme, ni spiritualisme, ni matière brute, ni matière vivante, il n’y a que des phénomènes naturels dont il faut déterminer les conditions, c’est-à-dire connaître les circonstances qui jouent par rapport à ces phénomènes le rôle de cause prochaine. Toutes les sciences qui font usage de la méthode expérimentale doivent tendre à devenir anti-systématiques. La médecine expérimentale ne sera pas un système nouveau de médecine, mais au contraire la négation de tous les systèmes. Elle ne devra se rattacher à aucun mot systématique ; elle ne sera ni animiste, ni organiciste, ni solidiste, ni humorale ; elle sera simplement la science qui cherche à remonter aux causes prochaines des phénomènes à l’état sain et à l’état morbide.

Ce que nous venons de dire relativement aux systèmes médicaux, nous pouvons l’appliquer aux systèmes philosophiques. La physiologie expérimentale ne sent le besoin de se rattacher à aucun système philosophique. Le rôle du physiologiste, comme celui de tout savant, est de chercher la vérité en elle-même, sans vouloir la faire servir de contrôle à tel ou tel système de philosophie. Quand le savant poursuit l’investigation scientifique en prenant pour base un système philosophique quelconque, il s’égare nécessairement dans les régions des causes premières. L’idée systématique donne à l’esprit une sorte d’assurance trompeuse et une inflexibilité qui s’accordent mal avec la liberté du doute que doit toujours garder l’expérimentateur dans ses recherches. Les systèmes sont tous nécessairement incomplets ; ils ne sauraient représenter tout ce qui est dans la nature, mais seulement ce qui est dans l’esprit des hommes. Or, pour trouver la vérité, il suffit que le savant se mette en face de la nature, qu’il l’interroge librement en suivant la méthode expérimentale à l’aide de moyens d’investigation de plus en plus parfaits, et je pense que dans ce cas le seul système philosophique consiste à ne pas en avoir.

Comme expérimentateur, j’évite donc les systèmes philosophiques, mais je ne saurais pour cela repousser cet esprit philosophique qui, sans être nulle part, est partout, et qui, sans appartenir à aucun système, doit régner non seulement sur toutes les sciences, mais sur toutes les connaissances humaines. C’est ce qui fait que, tout en fuyant les systèmes philosophiques, j’aime beaucoup les philosophes, et je me plais infiniment dans leur commerce. En effet, au point de vue scientifique, la philosophie représente l’aspiration éternelle de la raison humaine vers la connaissance de l’inconnu. Dès lors les philosophes se tiennent toujours dans les questions en controverse et dans les régions élevées, limites supérieures des sciences. Par là ils communiquent à la pensée scientifique un mouvement qui la vivifie et l’ennoblit ; ils fortifient l’esprit en le développant par une gymnastique intellectuelle générale en même temps qu’ils le reportent sans cesse vers les solutions inépuisables des grands problèmes ; ils entretiennent ainsi une sorte de soif de l’inconnu et le feu sacré de la recherche, qui ne doivent jamais s’éteindre chez un savant.

En effet, le désir ardent de la connaissance est l’unique mobile qui attire et soutient l’investigateur dans ses efforts, et c’est précisément cette connaissance, qu’il saisit et qui fuit toujours devant lui, qui devient à la fois son seul tourment et son seul bonheur. Celui qui ne connaît pas les tourments de l’inconnu doit ignorer les joies de la découverte, qui sont certainement les plus vives que l’esprit de l’homme puisse jamais ressentir. Mais, par un caprice de notre nature, cette joie de la découverte tant cherchée et tant espérée s’évanouit dès qu’elle est trouvée. Ce n’est qu’un éclair dont la lueur nous a découvert d’autres horizons vers lesquels notre curiosité inassouvie se porte encore avec plus d’ardeur. C’est ce qui fait que, dans la science même, le connu perd son attrait, tandis que l’inconnu est toujours plein de charmes. C’est pour cela que les esprits qui s’élèvent et deviennent vraiment grands sont ceux qui ne sont jamais satisfaits : d’eux-mêmes dans leurs œuvres accomplies, mais qui tendent toujours mieux dans des œuvres nouvelles. Le sentiment dont je parle en ce moment est bien connu des savants et des philosophes : C’est ce sentiment qui a fait dire à Priestley14 qu’une découverte que nous faisons nous en montre beaucoup d’autres à faire ; c’est ce sentiment qu’exprime Pascal15, mais sous une forme peut-être paradoxale, quand il dit : « Nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses. » Pourtant c’est bien la vérité elle-même qui nous intéresse, et si nous la cherchons toujours, c’est parce que ce que nous en avons trouvé ne peut pas nous satisfaire. Sans cela, nous ferions dans nos recherches ce travail inutile et sans fin que nous représente la fable Sisyphe, qui roule toujours son rocher qui retombe sans cesse au point de départ. Cette comparaison n’est point exacte scientifiquement : le savant monte toujours en cherchant la vérité, et s’il ne la trouve jamais tout entière, il en découvre néanmoins des fragments très importants, et ce sont précisément ces lambeaux de la vérité générale qui constituent la science.

Le savant ne cherche donc pas pour le plaisir de chercher, mais pour le plaisir de trouver. Il cherche la vérité à cause du désir ardent qu’il a de la posséder, et il la possède déjà dans des limites qu’expriment les sciences elles-mêmes dans leur état actuel. Mais le savant ne doit pas s’arrêter en chemin il doit toujours s’élever plus haut et tendre à la perfection, il doit toujours chercher tant qu’il voit quelque chose à trouver. Sans cette excitation constante qui est donnée par l’aiguillon de l’inconnu, sans cette soif scientifique toujours renaissante, il serait à craindre que le savant ne se systématisât dans ce qu’il a d’acquis ou de connu. Alors la science ne ferait plus de progrès et s’arrêterait par indifférence intellectuelle, comme quand les corps minéraux saturés tombent en indifférence chimique et se cristallisent. Il faut donc empêcher que l’esprit, trop absorbé par le connu d’une science spéciale, ne tende au repos ou ne se traîne terre à terre, en perdant de vue les questions qui lui restent à résoudre. La philosophie, en agitant la masse inépuisable des questions non résolues, stimule et entretient ce mouvement salutaire dans les sciences, car, dans le sens restreint où je considère ici la philosophie, l’indéterminé seul lui appartient, le déterminé retombant nécessairement dans le domaine scientifique. Je n’admets donc pas la philosophie qui voudrait assigner des bornes à la science, pas plus que la science qui prétendrait supprimer les vérités philosophiques qui sont actuellement hors de son propre domaine. La vraie science ne supprime rien, elle cherche toujours et regarde en face et sans se troubler les choses qu’elle ne comprend pas encore. Nier ces choses ne serait pas les supprimer, ce serait fermer les yeux et croire que la lumière n’existe pas. Ce serait l’illusion de l’autruche qui croit supprimer le danger en se cachant la tête dans le sable. Selon moi, le véritable esprit philosophique est celui dont les aspirations élevées fécondent les sciences en les entraînant à la recherche de vérités qui sont actuellement en dehors d’elles, mais qui ne doivent pas être délaissées par cela même qu’elles s’éloignent et s’élèvent de plus en plus à mesure qu’elles sont abordées par des esprits philosophiques plus puissants et plus délicats. Maintenant cette aspiration de l’esprit humain aura-t-elle une fin, trouvera-t-elle une limite ? Je ne saurais le comprendre ; en attendant, le savant n’a rien de mieux à faire que de marcher sans cesse, parce qu’il avance toujours.

Un des plus grands obstacles qui se rencontrent dans cette marche générale et libre des connaissances humaines est donc la tendance qui porte les diverses connaissances à s’individualiser dans des systèmes. Cela n’est point une conséquence des choses elles-mêmes, parce que dans la nature tout se tient et que rien ne saurait être vu isolément et systématiquement, mais c’est un résultat de la tendance de notre esprit, à la fois faible et dominateur, qui nous porte à absorber les autres connaissances dans une systématisation personnelle. Une science qui s’arrêterait dans un système resterait stationnaire et s’isolerait, car la systématisation est un véritable enkystement scientifique, et toute partie enkystée dans un organisme cesse de participer à la vie générale de cet organisme. Les systèmes tendent donc à asservir l’esprit humain, et la seule utilité que l’on puisse, suivant moi, leur trouver, c’est de susciter des combats qui les détruisent en agitant et en excitant la vitalité de la science. En effet, il faut chercher à briser les entraves des systèmes philosophiques et scientifiques, comme on briserait les chaînes d’un esclavage intellectuel. La vérité, si on peut la trouver, est de tous les systèmes, et pour la découvrir l’expérimentateur a besoin de se mouvoir librement de tous les côtés sans se sentir arrêté par les barrières d’un système quelconque. La philosophie et la science ne doivent donc point être systématiques, elles doivent être unies et s’entr’aider sans vouloir se dominer l’une l’autre.

Mais si, au lieu de se contenter de cette union fraternelle pour la recherche de la vérité, la philosophie voulait entrer dans le ménage de la science et lui imposer dogmatiquement des méthodes et des procédés d’investigation, l’accord ne pourrait certainement plus exister. Pour faire des observations, des expériences ou des découvertes scientifiques, les méthodes et procédés philosophiques sont trop généraux et restent impuissants ; il n’y a pour cela que des méthodes et des procédés scientifiques souvent très spéciaux qui ne peuvent être connus que des expérimentateurs, des savants ou des philosophes qui pratiquent une science déterminée. Les connaissances humaines sont tellement enchevêtrées et solidaires les unes des autres dans leur évolution, qu’il est impossible de croire qu’une influence individuelle puisse suffire à les faire avancer lorsque les éléments du progrès ne sont pas dans le sol scientifique lui-même. C’est pourquoi, tout en reconnaissant la supériorité des grands hommes, je pense néanmoins que, dans l’influence particulière ou générale qu’ils ont sur les sciences, ils sont toujours et nécessairement plus ou moins fonction de leur temps. Il en est de même des philosophes : ils ne peuvent que suivre la marche de l’esprit humain, et ils ne contribuent à son avancement qu’en attirant les esprits vers la voie du progrès, que beaucoup n’apercevraient peut-être pas ; mais ils sont encore en cela l’expression de leur temps. Ce serait donc une illusion que de prétendre absorber les découvertes particulières d’une science au profit d’une méthode ou d’un système philosophique quelconque. En un mot, si les savants sont utiles aux philosophes et les philosophes aux savants, le savant n’en reste pas moins libre et complétement maître chez lui, et je pense, quant à moi, que les savants dans leurs laboratoires font leurs découvertes, leurs théories et leur science sans les philosophes. Joseph de Maistre a dit que ceux qui ont fait le plus de découvertes dans la science sont ceux qui ont le moins connu Bacon16; ceux qui l’ont lu et médité, ainsi que Bacon lui-même, n’y ont souvent guère réussi. C’est qu’en effet l’art d’obtenir le déterminisme des phénomènes à l’aide des procédés et des méthodes scientifiques ne s’apprend que dans les laboratoires, où l’expérimentateur est aux prises avec les problèmes de la nature. Quand on est en face de phénomènes dont il faut déterminer les conditions d’existence ou les causes prochaines, les procédés du raisonnement doivent varier à l’infini, suivant la nature des phénomènes dans les diverses sciences et selon les cas plus ou moins difficiles et plus ou moins complexes auxquels on les applique. Les savants, et même les savants spéciaux en chaque science, peuvent seuls intervenir dans de pareilles questions, parce que non seulement les procédés diffèrent, mais parce que l’esprit du naturaliste n’est pas celui du physiologiste, et que l’esprit du chimiste n’est pas celui du physicien. Quand des philosophes tels que Bacon, ou d’autres plus modernes, ont voulu donner une systématisation de préceptes pour la recherche scientifique, ils ont pu paraître séduisants aux personnes qui ne voient les sciences que de loin ; mais en réalité de pareils ouvrages ne sont d’aucune utilité aux savants faits, et pour ceux qui veulent se livrer à la culture des sciences, ils les égarent par une fausse simplicité des choses ; bien plus, ils les gênent en chargeant l’esprit d’une foule de règles vagues ou inapplicables, qu’il faut se hâter d’oublier, si l’on veut entrer dans la science et devenir un véritable expérimentateur.

Je crois que dans l’enseignement scientifique le rôle d’un maître est de montrer expérimentalement à l’élève le but que le savant se propose, et de lui indiquer tous les moyens qu’il peut avoir à sa disposition pour l’atteindre. Le maître doit ensuite laisser l’élève libre de se mouvoir à sa manière, suivant sa nature, pour arriver au but qu’il lui a montré, sauf à venir à son secours, s’il voit qu’il s’égare. Je pense enfin que la vraie méthode scientifique est celle qui contient l’esprit sans l’étouffer, celle qui laisse autant que possible l’esprit en face de lui-même, et le dirige tout en respectant ses qualités les plus précieuses, qui sont son originalité créatrice et sa spontanéité scientifique. En effet, les sciences n’avancent que par les idées nouvelles et par la puissance créatrice ou originale de la pensée. Il faut donc prendre garde, dans l’enseignement des sciences, que les connaissances qui doivent armer l’intelligence ne l’accablent par leur poids, et que les règles qui sont destinées à soutenir les côtés faibles de l’esprit n’en atrophient ou n’en étouffent les côtés puissants et féconds. Je n’ai point à entrer ici dans d’autres développements ; j’ai dû me borner à prémunir les sciences physiologiques et la médecine expérimentale contre les exagérations de l’érudition et contre l’envahissement et la domination des systèmes, parce que ces sciences, en y succombant, verraient disparaître leur fécondité, et perdraient l’indépendance et la liberté d’esprit, qui seront toujours les conditions essentielles de leurs progrès.

Si le génie de l’homme a dans les sciences comme ailleurs une suprématie qui ne perd jamais ses droits, cependant, pour les sciences expérimentales, le savant doit appliquer ses idées à la recherche du déterminisme scientifique et interroger la nature dans un laboratoire, avec les moyens convenables et nécessaires. On ne concevrait pas un physicien ou un chimiste sans laboratoire. Pour le physiologiste il doit en être de même : il faut qu’il analyse expérimentalement les phénomènes de la matière vivante, comme le physicien et le chimiste analysent expérimentalement les phénomènes de la matière brute. En un mot, le laboratoire est la condition sine qua non du développement de toutes les sciences expérimentales. L’évidence de cette vérité amène et amènera nécessairement une réforme universelle et profonde dans l’enseignement scientifique, car on a reconnu partout aujourd’hui que c’est dans les laboratoires que germent et grandissent toutes les découvertes de la science pure, pour se répandre ensuite et couvrir le monde de leurs applications utiles. Le laboratoire seul apprend les difficultés réelles de la science à ceux qui le fréquentent. Il leur montre en outre que la science pure a toujours été la source de toutes les richesses réelles que l’homme acquiert et de toutes les conquêtes qu’il fait sur les phénomènes de la nature. C’est là une excellente éducation pour la jeunesse, parce qu’elle seule peut lui faire comprendre que les applications actuelles si brillantes des sciences ne sont que l’épanouissement de travaux antérieurs, et que ceux qui profitent aujourd’hui de leurs bienfaits doivent un tribut de reconnaissance à leurs devanciers, qui ont péniblement cultivé l’arbre de la science sans le voir fructifier.

Claude Bernard

Des fonctions du cerveau

Revue des Deux Mondes, mars 1872, (2, t. 98).
URL Gallica: http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k35517w/f372.image

I

Le premier soin de la physiologie a été de localiser les fonctions de la vie dans les différents organes du corps qui leur servent d’instruments. C’est ainsi qu’on a rattaché la digestion à l’estomac, la circulation au cœur, la respiration au poumon ; c’est encore de même qu’on a placé le siège de l’intelligence et de la pensée dans le cerveau. Toutefois, relativement à ce dernier organe, on a cru devoir faire des réserves et ne pas admettre que l’expression métaphysique des facultés intellectuelles et morales fut la manifestation pure et simple de la fonction cérébrale. Descartes, qu’il faut mettre au nombre des promoteurs de la physiologie moderne, parce qu’il a très-bien compris que les explications des phénomènes de la vie ne peuvent relever que des lois de la physique et de la mécanique générales, s’est clairement exprimé à cet égard. Adoptant les idées de Galien sur la formation des esprits animaux dans le cerveau, il leur donne pour mission de se répandre au moyen des nerfs dans toute la machine animée, afin de porter à chacune des parties l’impulsion nécessaire à son activité spéciale. Cependant, au-dessus et distincte de cette fonction physiologique du cerveau, Descartes admet l’âme, qui donne à l’homme la faculté de penser ; elle aurait son siège dans la glande pinéale, et dirigerait les esprits animaux qui en émanent et lui sont subordonnés.

Les opinions de Descartes touchant les fonctions du cerveau ne pourraient aujourd’hui supporter le moindre examen physiologique ; ses explications, fondées sur des connaissances anatomiques insuffisantes, n’ont pu enfanter que des hypothèses empreintes d’un grossier mécanisme. Néanmoins elles ont pour nous une valeur historique, elles nous montrent que ce grand philosophe reconnaissait dans le cerveau deux choses : d’abord un mécanisme physiologique, puis, au-dessus et en dehors de lui, la faculté pensante de l’âme. Ces idées sont à peu près celles qui ont régné ensuite parmi beaucoup de philosophes et parmi certains naturalistes ; le cerveau, où s’accomplissent les fonctions les plus importantes du système nerveux, serait non pas l’organe réel de la pensée, mais seulement le substratum de l’intelligence. Bien souvent en effet on entend faire cette objection, que le cerveau forme une exception physiologique à tous les autres organes du corps, en ce qu’il est le siège de manifestations métaphysiques qui ne sont pas du ressort du physiologiste. On conçoit que l’on puisse ramener la digestion, la respiration, la locomotion, etc., à des phénomènes de mécanique, de physique et de chimie ; mais on n’admet pas que la pensée, l’intelligence, la volonté se soumettent à de semblables explications. Il y a là, dit-on, un abîme entre l’organe et la fonction, parce qu’il s’agit de phénomènes métaphysiques et non plus de mécanismes physico-chimiques. De Blainville, dans ses cours de zoologie, insistait beaucoup sur la définition de l’organe et du substratum. « Dans l’organe, disait-il, il y a un rapport visible et nécessaire entre la structure anatomique et la fonction ; dans le cœur, organe de la circulation, la conformation et la disposition des orifices et de leurs valvules rend parfaitement compte de la circulation du sang. Dans le substratum, rien de pareil ne s’observe : le cerveau est le substratum de la pensée ; elle a son siège en lui, mais la pensée ne saurait se déduire de l’anatomie cérébrale. » C’est en se fondant sur de pareilles considérations qu’on s’est cru autorisé à prétendre que la raison pouvait être, chez les aliénés, troublée d’une manière dite essentielle, c’est-à-dire sans qu’il existât aucune lésion matérielle du cerveau. La réciproque a été de même soutenue, et on trouve cités dans des traités de physiologie des cas où l’intelligence se serait manifestée intègre chez des individus dont le cerveau était ramolli ou pétrifié. Aujourd’hui les progrès de la science ont ruiné toutes ces doctrines ; cependant il faut reconnaître que les physiologistes qui se sont autorisés des recherches modernes les plus délicates sur la structure du cerveau pour localiser la pensée dans une substance particulière ou dans des cellules nerveuses d’une forme et d’un ordre déterminés n’ont pas davantage résolu la question, car ils n’ont fait en réalité qu’opposer des hypothèses matérialistes à d’autres hypothèses spiritualistes.

De tout ce qui précède, je tirerai la seule conclusion légitime qui en découle : c’est que le mécanisme de la pensée nous est inconnu, et je crois que tout le monde sera d’accord sur ce point. La question fondamentale que nous avons posée n’en subsiste pas moins, car ce qui nous importe, c’est de savoir si l’ignorance où nous sommes à ce sujet est une ignorance relative qui disparaîtra avec les progrès de la science, ou bien si c’est une ignorance absolue en ce sens qu’il s’agirait là d’un problème vital qui doit à jamais rester en dehors de la physiologie. Je repousse, tant qu’à moi, cette dernière opinion, parce que je n’admets pas que la vérité scientifique puisse ainsi se fractionner. Comment comprendre en effet qu’il soit donné au physiologiste de pouvoir expliquer les phénomènes qui s’accomplissent dans tous les organes du corps, excepté une partie de ceux qui se passent dans le cerveau ? De semblables distinctions ne peuvent exister dans les phénomènes de la vie. Ces phénomènes présentent sans doute des degrés de complexité très-différents, mais ils sont tous au même titre accessibles ou inaccessibles à nos investigations, et le cerveau, quelque merveilleuses que nous paraissent les manifestations métaphysiques dont il est le siège, ne saurait constituer une exception parmi les autres organes du corps.

II

Les phénomènes métaphysiques de la pensée, de la conscience et de l’intelligence, qui servent aux manifestations diverses de l’âme humaine, considérés au point de vue physiologique, ne sont que des phénomènes ordinaires de la vie, et ne peuvent être que le résultat de la fonction de l’organe qui les exprime. Nous allons montrer en effet que la physiologie du cerveau se déduit, comme celle de tous les autres organes du corps, des observations anatomiques, de l’expérimentation physiologique et des connaissances de l’anatomie pathologique.

Dans son développement anatomique, le cerveau suit la loi commune, c’est-à-dire qu’il devient plus volumineux quand les fonctions auxquelles il préside augmentent de puissance. À mesure que l’intelligence se manifeste davantage, nous voyons dans la série des animaux le cerveau acquérir un plus grand développement, et c’est chez l’homme, où les phénomènes intellectuels sont arrivés à leur expression la plus élevée, que l’organe cérébral présente le volume le plus considérable. D’après la forme du cerveau, d’après le nombre des plis ou circonvolutions qui en étendent la surface, on peut déjà préjuger l’intelligence des divers animaux ; mais ce n’est pas seulement l’aspect extérieur du cerveau qui change quand ses fonctions se modifient, il offre en même temps dans sa structure intime une complexité qui s’accroît avec la variété et l’intensité des manifestations intellectuelles. Relativement à la texture du cerveau, nous n’en sommes plus au temps de Buffon, qui considérait la cervelle, ainsi qu’il l’appelait avec dédain, comme une substance muqueuse sans importance. Les progrès de l’anatomie générale et de l’histologie nous ont appris que l’organe cérébral possède la texture à la fois la plus délicate et la plus complexe de tous les appareils nerveux. Les éléments anatomiques qui le composent sont des éléments nerveux sous la forme de tubes et de cellules combinés et unis entre eux. Ces éléments sont semblables dans tous les animaux par leurs propriétés physiologiques et par leurs caractères histologiques ; ils diffèrent par le nombre, les réseaux, les connexions, l’arrangement en un mot, qui présente une disposition particulière dans le cerveau de chaque espèce. En cela, le cerveau suit encore la loi générale, car dans tous les organes l’élément anatomique garde des caractères fixes qui le font reconnaître ; le perfectionnement organique consiste surtout dans l’arrangement de ces éléments, qui, dans chaque espèce animale, offre une forme spécifique. Chaque organe serait donc en réalité un appareil dont les éléments constitutifs restent identiques, mais dont le groupement devient de plus en plus compliqué à mesure que la fonction elle-même se montre plus variée et plus complexe.

Si nous considérons maintenant les conditions organiques et physico-chimiques nécessaires à l’entretien de la vie et à l’exercice des fonctions, nous verrons qu’elles sont les mêmes dans le cerveau que dans tous les autres organes. Le sang agit sur les éléments anatomiques de tous les tissus en leur apportant les conditions de nutrition, de température, d’humidité, qui leur sont indispensables. Lorsque le sang afflue en moindre quantité dans un organe quelconque, l’activité fonctionnelle se modère, et l’organe entre au repos ; mais, si le fluide sanguin est supprimé, les propriétés élémentaires du tissu s’altèrent peu à peu, en même temps que les fonctions sont anéanties. Il en est absolument de même pour les éléments anatomiques du cerveau. Dès que le sang cesse d’y parvenir, les propriétés nerveuses sont atteintes, ainsi que les fonctions cérébrales, qui finissent par disparaître, si l’anémie devient complète. Une simple modification dans la température du sang, dans sa pression, suffit pour produire des troubles profonds dans la sensibilité, le mouvement ou la volonté.

Tous les organes du corps nous offrent alternativement un état de repos et un état de fonction dans lesquels les phénomènes circulatoires sont essentiellement différents. Des observations nombreuses, prises dans les appareils les plus divers, ont mis ces faits hors de doute. Lorsque par exemple on examine le canal alimentaire d’un animal à jeun, on trouve la membrane muqueuse qui revêt la face interne de l’estomac et des intestins pâle et peu vascularisée ; pendant la digestion au contraire, on constate que la même membrane est très-colorée et gonflée par le sang, qui y afflue avec force. Ces deux phases circulatoires, à l’état de repos et à l’état de fonctions, ont pu être vérifiées directement dans l’estomac chez l’homme vivant. Tous les physiologistes connaissent l’histoire d’un jeune Canadien blessé accidentellement d’un coup de mousquet chargé à plomb qui l’atteignit presque à bout portant dans le flanc gauche. La cavité abdominale avait été ouverte par une énorme plaie contuse, et l’estomac, largement perforé, laissait échapper les aliments du dernier repas. Le malade fut soigné par le docteur Beaumont, chirurgien à l’armée des États-Unis ; il guérit, mais en conservant une plaie fistuleuse de trente-cinq à quarante millimètres de circonférence, à travers laquelle on pouvait introduire différents corps et inspecter facilement ce qui se passait dans l’estomac. Le docteur Beaumont, voulant étudier ce cas remarquable, s’attacha en qualité de domestique ce jeune homme, dont la santé et les facultés digestives en particulier s’étaient complètement rétablies. Il put le garder à son service pendant sept années, durant lesquelles il fit un très-grand nombre d’observations du plus haut intérêt pour la physiologie. À jeun, en regardant dans l’intérieur de l’estomac, on en apercevait distinctement la membrane interne ; elle formait des replis irréguliers, la surface, d’un rose pâle, n’était animée d’aucun mouvement, et n’était absolument lubrifiée que par du mucus. Aussitôt que les matières alimentaires descendaient dans l’estomac et touchaient la membrane muqueuse, la circulation s’y accélérait, la couleur s’avivait, et des mouvements péristaltiques s’y manifestaient. Les papilles muqueuses versaient alors le suc gastrique, fluide clair et transparent destiné à dissoudre les aliments. Lorsqu’on essuyait avec une éponge ou un linge fin le mucus qui recouvrait la membrane villeuse, on voyait bientôt le suc gastrique reparaître et s’assembler en gouttelettes qui ruisselaient le long des parois de l’estomac comme la sueur sur le visage. Ce que nous venons de voir sur la membrane muqueuse gastrique s’observe de même pour tout l’intestin et pour tous les organes glandulaires annexés à l’appareil digestif. Les glandes salivaires, le pancréas, pendant l’intervalle des digestions, présentent un tissu pâle et exsangue dont les sécrétions sont entièrement suspendues. Pendant la période digestive au contraire, ces mêmes glandes sont gorgées de sang, rutilantes, comme érectiles, et leurs conduits laissent écouler les liquides sécrétés en abondance.

Il faut donc reconnaître dans les organes deux ordres de circulations : d’un côté la circulation générale, connue depuis Harvey, et de l’autre les circulations locales, découvertes et étudiées seulement dans ces derniers temps. Dans les phénomènes de circulation générale, le sang ne fait en quelque sorte que traverser les parties pour passer des artères dans les veines ; dans les phénomènes de la circulation locale, qui est la vraie circulation fonctionnelle, le fluide sanguin pénètre dans tous les replis de l’organe, et s’accumule autour des éléments anatomiques pour réveiller et exciter leur mode d’activité spéciale. Le système nerveux, sensitif et vaso-moteur, préside à tous les phénomènes de circulations locales qui accompagnent les fonctions organiques ; c’est ainsi que la salive s’écoule abondamment lorsqu’un corps sapide vient impressionner les nerfs de la membrane muqueuse buccale, et que le suc gastrique se forme sous l’influence du contact des aliments et de la surface sensible de l’estomac. Toutefois cette excitation mécanique sur les nerfs sensitifs périphériques, venant retentir sur l’organe par action réflexe, peut être remplacée par une excitation purement psychique ou cérébrale. Une expérience simple vient en donner la démonstration. Prenant un cheval à jeun, on découvre sur le côté de la mâchoire le canal excréteur de la glande parotide, on divise ce conduit, et rien n’en sort ; la glande est au repos. Si alors on fait voir au cheval de l’avoine, ou mieux, si, sans rien lui montrer, on exécute un mouvement qui indique à l’animal qu’on va lui donner son repas, aussitôt un jet continu de salive s’écoule du conduit parotidien, en même temps que le tissu de la glande s’injecte et devient le siège d’une circulation plus active. Le docteur Beaumont a observé sur son Canadien des phénomènes analogues. L’idée d’un mets succulent déterminait non-seulement un appel de sécrétion dans les glandes salivaires, mais provoquait encore un afflux sanguin immédiat sur la membrane muqueuse stomacale.

Ce que nous venons de dire sur les circulations locales ou fonctionnelles ne s’applique pas seulement aux organes sécréteurs où s’opère la séparation d’un liquide à la formation duquel le sang doit plus ou moins concourir ; il s’agit là d’un phénomène général qui s’observe dans tous les organes, quelle que soit la nature de leur fonction. Le système musculaire, qui ne produit qu’un travail mécanique, est dans le même cas que les glandes, qui agissent chimiquement. Au moment de la fonction du muscle, le sang circule avec une plus grande activité, qui se modère quand l’organe entre en repos. Le système nerveux périphérique, la moelle épinière et le cerveau, qui servent à la manifestation des phénomènes de l’innervation et de l’intelligence, n’échappent pas non plus à cette loi, ainsi que nous allons le voir.

Les relations qui existent entre les phénomènes circulatoires du cerveau et l’activité fonctionnelle de cet organe ont été longtemps obscurcies par des opinions erronées sur les conditions du sommeil, considéré à juste titre comme l’état de repos de l’organe cérébral. Les anciens croyaient que l’état de sommeil était la conséquence d’une compression opérée sur le cerveau par le sang lorsque sa circulation se ralentit. Ils supposaient que cette pression s’exerçait surtout à la partie postérieure de la tête, au point où les sinus veineux de la dure-mère viennent aboutir dans un confluent commun qu’on appelle encore torcular ou pressoir d’Hérophile, du nom de l’anatomiste qui en donna la première description. Ces explications hypothétiques se sont transmises jusqu’à nous. Ce n’est que dans ces dernières années que l’expérimentation est venue en démontrer la fausseté. On a prouvé en effet par des expériences directes que pendant le sommeil le cerveau, au lieu d’être congestionné, est au contraire pâle et exsangue, tandis que pendant la veille la circulation, devenue plus active, provoque un afflux de sang qui est en raison de l’intensité des fonctions cérébrales. Sous ce rapport, le sommeil naturel et le sommeil anesthésique du chloroforme se ressemblent ; dans les deux cas, le cerveau, plongé dans le repos ou l’inaction, présente la même pâleur et la même anémie relative.

Voici comment se fait l’expérience. Sur un animal, on enlève avec soin une partie de la paroi osseuse du crâne, et on met à nu le cerveau de manière à observer la circulation à la surface de cet organe. C’est alors qu’on fait respirer du chloroforme pour opérer l’anesthésie. Dans la première période excitante de l’action chloroformique, on voit le cerveau se congestionner et faire hernie au dehors ; mais, dès que la période du sommeil anesthésique arrive, la substance cérébrale s’affaisse, pâlit, en présentant un affaiblissement de la circulation capillaire qui persiste autant que dure l’état de sommeil ou de repos cérébral. Pour observer le cerveau pendant le sommeil naturel, on a pratiqué sur des chiens des couronnes de trépan en remplaçant la pièce osseuse enlevée par un verre de montre exactement appliqué, afin d’empêcher l’action irritante de l’air extérieur. Les animaux survivent parfaitement à cette opération ; en observant leur cerveau par cette sorte de fenêtre pendant la veille et pendant le sommeil, on constate que lorsque le chien dort, le cerveau est toujours plus pâle, et qu’un nouvel afflux sanguin se manifeste constamment au réveil, lorsque les fonctions cérébrales reprennent leur activité. Des faits analogues à ceux observés chez les animaux ont été vus directement sur le cerveau de l’homme. Sur un individu victime d’un épouvantable accident de chemin de fer, on eut l’occasion d’observer une perte de substance considérable. Le cerveau apparaissait dans une étendue de trois pouces de long sur six de large. Le blessé présentait de fréquentes et graves attaques d’épilepsie et de coma, pendant lesquelles le cerveau s’élevait invariablement. Après ces attaques, le sommeil survenait, et la hernie cérébrale s’affaissait graduellement. Lorsque le malade était réveillé, le cerveau faisait de nouveau saillie, et se mettait de niveau avec la surface de la table externe de l’os. À la suite d’une fracture du crâne, on observa chez un autre blessé la circulation cérébrale pendant l’administration des anesthésiques. Au début de l’inhalation, la surface cérébrale devenait arborescente et injectée ; l’hémorragie et les mouvements du cerveau augmentaient, puis, au moment du sommeil, la surface du cerveau s’affaissait peu à peu au-dessous de l’ouverture, en même temps qu’elle devenait relativement pâle et anémiée.

En résumé, le cerveau est soumis à la loi commune qui régit la circulation du sang dans tous les organes. En vertu de cette loi, quand les organes sommeillent et que les fonctions en sont suspendues, la circulation y devient moins active ; elle augmente au contraire dès que la fonction vient à se manifester. Le cerveau, je le répète, ne fait pas exception à cette loi générale, comme on l’avait cru, car il est prouvé aujourd’hui que l’état de sommeil coïncide non pas avec la congestion, mais au contraire avec l’anémie du cerveau.

Si maintenant nous cherchons à comprendre les relations qui peuvent exister entre la suractivité circulatoire du sang et l’état fonctionnel des organes, nous verrons facilement que cet afflux plus considérable du liquide sanguin est en rapport avec une plus grande intensité dans les métamorphoses chimiques qui s’opèrent au sein des tissus, ainsi qu’avec un accroissement dans les phénomènes caloriques qui en sont la conséquence nécessaire et immédiate. La production de la chaleur dans les êtres vivants est un fait constaté dès la plus haute antiquité ; mais les anciens eurent des idées fausses sur l’origine de la chaleur : ils l’attribuèrent à une puissance organique innée ayant son siège dans le cœur, foyer où bouillonnent le sang et les passions. Plus tard, le poumon fut considéré comme une sorte de calorifère dans lequel la masse du sang venait tour à tour puiser la chaleur que la circulation était chargée de distribuer à tout le corps. Les progrès de la physiologie moderne ont prouvé que toutes ces localisations absolues des conditions de la vie sont des chimères. Les sources de la chaleur animale sont partout et nulle part d’une manière exclusive. Ce n’est que par l’harmonisation fonctionnelle des divers organes que la température se maintient à peu près fixe chez l’homme et les animaux à sang chaud. Il y a en vérité autant de foyers calorifiques qu’il y a d’organes et de tissus particuliers, et nous devons partout relier la production de chaleur avec le travail fonctionnel des organes. Quand un muscle se contracte, quand une surface muqueuse, une glande sécrètent, il y a invariablement production de chaleur en même temps qu’il se produit une suractivité dans les phénomènes circulatoires locaux.

En est-il de même pour le système nerveux et pour le cerveau ? Des expériences modernes ne permettent pas d’en douter. Chaque fois que la moelle épinière et les nerfs manifestent la sensibilité ou le mouvement, chaque fois qu’un travail intellectuel s’opère dans le cerveau, une quantité de chaleur correspondante s’y produit. Nous devons donc considérer la chaleur dans l’économie animale comme une résultante du travail organique de toutes les parties du corps ; mais en même temps elle devient aussi le principe de l’activité de chacune de ces parties. Cette corrélation est surtout indispensable pour le cerveau et le système nerveux, qui tiennent sous leur dépendance toutes les autres actions vitales. Les expériences ont montré que le tissu du cerveau présente la température la plus élevée de tous les organes du corps. Chez l’homme et les animaux à sang chaud, le cerveau produit lui-même la chaleur qui est nécessaire à la manifestation de ses propriétés de tissu. S’il n’en était pas ainsi, il se refroidirait infailliblement, et on verrait aussitôt toutes les fonctions cérébrales s’engourdir, l’intelligence et la volonté disparaître. C’est ce qui arrive chez les animaux à sang froid, chez lesquels la fonction de calorification n’est pas suffisante pour permettre à l’organisme de résister aux causes de refroidissement extérieures.

III

Sous le rapport des conditions organiques ou physico-chimiques de ses fonctions, le cerveau ne nous présente donc rien d’exceptionnel. Si maintenant nous passons à l’expérimentation physiologique, nous verrons qu’elle parvient à analyser les phénomènes cérébraux de la même manière que ceux de tous les autres organes. Le procédé expérimental le plus généralement mis en pratique pour déterminer les fonctions des organes consiste à les enlever ou à les détruire d’une façon lente ou brusque, afin de juger des usages de l’organe d’après les troubles spéciaux apportés dans les phénomènes de la vie. Ce procédé de destruction ou d’ablation organique, qui constitue une méthode brutale de vivisection, a été appliqué sur une grande échelle à l’étude de tout le système nerveux. Ainsi, quand on a coupé un nerf et que les parties auxquelles il se distribue perdent leur sensibilité, nous en concluons que c’est là un nerf de sensibilité ; si c’est le mouvement qui disparaît, nous en inférons qu’il s’agit d’un nerf de mouvement. On a employé la même méthode pour connaître les fonctions des diverses parties de l’organe encéphalique, et, bien qu’on ait rencontré ici de nouvelles difficultés d’exécution à cause de la complexité des parties, cette méthode a fourni des résultats généraux incontestables. Tout le monde savait déjà que l’intelligence n’est pas possible sans cerveau, mais l’expérimentation a précisé le rôle qui revient à chacune des portions de l’encéphale. Elle nous apprend que c’est dans les lobes cérébraux que réside la conscience ou l’intelligence proprement dite, tandis que les parties inférieures de l’encéphale recèlent des centres nerveux affectés à des fonctions d’ordre inférieur. Ce n’est pas ici le lieu de décrire le rôle particulier de ces différentes espèces de centres nerveux qui se superposent et s’échelonnent en quelque sorte jusque dans la moelle épinière, il suffit de constater que nous en devons la connaissance à la méthode de vivisection par ablation organique qui s’applique d’une manière générale à toutes les investigations physiologiques. Ici le cerveau se comporte encore de même que tous les autres organes du corps, en ce sens que chaque lésion de sa substance amène dans ses fonctions des troubles caractéristiques et correspondant toujours à la mutilation qui a été produite.

Au moyen des lésions cérébrales qu’il produit, le physiologiste ne se borne pas à provoquer des paralysies locales qui suppriment l’action de la volonté sur certains appareils organiques ; il peut aussi, en rompant seulement l’équilibre des fonctions cérébrales, amener la suppression de la liberté dans les mouvements volontaires. C’est ainsi qu’en blessant les pédoncules cérébelleux et divers points de l’encéphale, l’expérimentateur peut à son gré faire marcher un animal à droite, à gauche, en avant, en arrière, ou le faire tourner, tantôt par un mouvement de manège, tantôt par un mouvement de rotation sur l’axe de son corps. La volonté de l’animal persiste, mais il n’est plus libre de diriger ses mouvements. Malgré ses efforts de volonté, il va fatalement dans le sens que la lésion organique a déterminé. Les pathologistes ont signalé chez l’homme des faits analogues en grand nombre. Les lésions des pédoncules cérébelleux déterminent chez l’homme comme chez les animaux les mouvements de rotation. D’autres malades ne pouvaient marcher que droit devant eux. Par une cruelle ironie, un brave et vieux général ne pouvait marcher qu’en reculant. La volonté qui part du cerveau ne s’exerce donc pas sur nos organes locomoteurs eux-mêmes ; elle s’exerce sur des centres nerveux secondaires qui doivent être pondérés par un équilibre physiologique parfait.

Il est une autre méthode expérimentale plus délicate, qui consiste à introduire dans le sang des substances toxiques diverses destinées à porter leur action sur les éléments anatomiques des organes laissés en place et conservés dans leur intégrité. À l’aide de cette méthode, on peut éteindre isolément les propriétés de certains éléments nerveux et cérébraux de la même manière qu’on isole aussi les autres éléments organiques musculaires ou sanguins. Les anesthésiques, par exemple, font disparaître la conscience et engourdissent la sensibilité en laissant la motricité intacte. Le curare au contraire détruit la motricité, et laisse dans leur intégrité la sensibilité et la volonté ; les poisons du cœur abolissent la contractilité musculaire, l’oxyde de carbone détruit la propriété oxydante du globule sanguin sans modifier en rien les propriétés des éléments nerveux. Comme on le voit, par cette méthode d’investigation ou d’analyse élémentaire des propriétés organiques, le cerveau et les phénomènes dont il est le siège peuvent encore être atteints de la même manière que tous les autres appareils fonctionnels du corps.

Enfin il est une troisième méthode d’expérimentation, qu’on pourrait appeler celle des expériences par rédintégration. Cette méthode réunit en quelque sorte l’analyse et la synthèse physiologiques, elle nous permet d’établir par preuve et par contre-épreuve les relations qui relient la fonction à son organe dans les manifestations cérébrales. Lorsqu’on enlève le cerveau chez les animaux inférieurs, la fonction de l’organe est nécessairement supprimée ; mais la persistance de la vie chez ces êtres permet au cerveau de se reformer, et, à mesure que l’organe se régénère, on voit ses fonctions reparaître. Cette même expérience peut également réussir chez des animaux supérieurs tels que les oiseaux, chez lesquels l’intelligence est beaucoup plus développée. Les lobes cérébraux ayant été enlevés chez un pigeon par exemple, l’animal perd immédiatement l’usage de ses sens et la faculté de chercher sa nourriture. Toutefois, si l’on ingurgite la nourriture à l’animal, il peut survivre, parce que les fonctions nutritives sont restées intactes tant que leurs centres nerveux spéciaux ont été respectés. Peu à peu, le cerveau se régénère avec ses éléments anatomiques spéciaux, et, à mesure que cette régénération s’opère, on voit les usages des sens, les instincts et l’intelligence de l’animal revenir. Ici, je me plais à le répéter, l’expérience a été complète ; il y a eu en quelque sorte analyse et synthèse de la fonction vitale, puisque la destruction successive des diverses parties du cerveau a supprimé successivement ses diverses manifestations fonctionnelles, et que la reproduction successive de ces mêmes parties a fait reparaître ces mêmes manifestations. Il est inutile d’ajouter que la même chose arrive pour toutes les autres parties du corps susceptibles de rédintégration.

Les maladies, qui ne sont au fond que des perturbations vitales apportées par la nature au lieu d’être provoquées par la main du physiologiste, affectent le cerveau suivant les lois ordinaires de la pathologie, c’est-à-dire en donnant naissance à des troubles fonctionnels qui sont toujours en rapport avec la nature et le siège de la lésion. En un mot, le cerveau a son anatomie pathologique au même titre que tous les organes de l’économie, et la pathologie cérébrale a sa symptomatologie spéciale comme celle des autres organes. Dans l’aliénation mentale, nous voyons les troubles les plus extraordinaires de la raison, dont l’étude est une mine féconde où peuvent puiser le physiologiste et le philosophe ; mais les diverses formes de la folie ou du délire ne sont que des dérangements de la fonction normale du cerveau, et ces altérations de fonctions sont, dans l’organe cérébral comme dans les autres, liées à des altérations anatomiques constantes. Si, dans beaucoup de circonstances, elles ne sont point encore connues, il faut en accuser l’imperfection seule de nos moyens d’investigation. D’ailleurs ne voyons-nous pas certains poisons tels que l’opium, le curare, paralyser les nerfs et le cerveau sans qu’on puisse découvrir dans la substance nerveuse aucune altération visible ? Cependant nous sommes certains que ces altérations existent, car admettre le contraire serait admettre un effet sans cause. Quand le poison a cessé d’agir, nous voyons les troubles intellectuels disparaître et l’état normal revenir. Il en est de même quand les lésions pathologiques guérissent, les troubles de l’intelligence cessent et la raison revient. La pathologie nous fournit donc encore ici une sorte d’analyse et de synthèse fonctionnelle, comme cela se voit dans les expériences de rédintégration. La maladie en effet supprime plus ou moins complètement la fonction en altérant plus ou moins complètement la texture de l’organe, et la guérison restitue la fonction en rétablissant l’état organique normal.

Si les manifestations fonctionnelles du cerveau ont été les premières qui ont attiré l’attention des philosophes, elles seront certainement les dernières qu’expliquera le physiologiste. Nous pensons que les progrès de la science moderne permettent aujourd’hui d’aborder la physiologie du cerveau ; mais avant d’entrer dans l’étude des fonctions cérébrales, il faut bien s’entendre sur le point de départ. Ici nous avons voulu seulement poser un terme du problème, et montrer qu’il faut renoncer à l’opinion que le cerveau forme une exception dans l’organisme, qu’il est le substratum de l’intelligence et non son organe. Cette idée est non-seulement une conception surannée, mais c’est une conception antiscientifique, nuisible aux progrès de la physiologie et de la psychologie. Comment comprendre en effet qu’un appareil quelconque du domaine de la nature brute ou vivante puisse être le siège d’un phénomène sans en être l’instrument ? On est évidemment influencé par des idées préconçues dans la question des fonctions du cerveau, et on en combat la solution par des arguments de tendance. Les uns ne veulent pas admettre que le cerveau soit l’organe de l’intelligence, parce qu’ils craignent d’être engagés par cette concession dans des doctrines matérialistes, les autres au contraire se hâtent de placer arbitrairement l’intelligence dans une cellule nerveuse ronde ou fusiforme pour qu’on ne les taxe pas de spiritualisme. Quant à nous, nous ne nous préoccuperons pas de ces craintes. La physiologie nous montre que, sauf la différence et la complexité plus grande des phénomènes, le cerveau est l’organe de l’intelligence au même titre que le cœur est l’organe de la circulation, que le larynx est l’organe de la voix. Nous découvrons partout une liaison nécessaire entre les organes et leurs fonctions ; c’est là un principe général auquel aucun organe du corps ne saurait se soustraire. La physiologie doit donc, à l’exemple des sciences plus avancées, se dégager des entraves philosophiques qui gêneraient sa marche ; sa mission est de rechercher la vérité avec calme et confiance, son but de l’établir d’une manière impérissable sans avoir jamais à redouter la forme sous laquelle elle peut lui apparaître.

Claude Bernard

Définition de la vie, les théories anciennes et la science moderne

Revue des Deux Mondes, mai 1875, (3, t. IX).
URL Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k87055k/f326

I.

Dès la plus haute antiquité, des philosophes ou des médecins célèbres ont regardé les phénomènes qui se déroulent dans les êtres vivants comme émanés d’un principe supérieur et immatériel agissant sur la matière inerte et obéissante. Telle est la pensée de Pythagore, de Platon, d’Aristote, d’Hippocrate, acceptée plus tard par les philosophes et les savants mystiques du moyen âge, Paracelse, Van-Helmont et par les scolastiques. Cette conception atteignit dans le cours du xviiie  siècle son apogée de faveur et d’influence avec le célèbre médecin Stahl, qui lui donna une forme plus nette en créant l’animisme. L’animisme a été l’expression outrée de la spiritualité de la vie ; Stahl fut le partisan déterminé et le plus dogmatique de ces idées perpétuées depuis Aristote. On peut ajouter qu’il en fut le dernier représentant ; l’esprit moderne n’a pas accueilli une doctrine dont la contradiction avec la science était devenue trop manifeste.

D’un autre côté, et par opposition aux idées qui précèdent, nous voyons, avant même que la physique et la chimie fussent constituées, et que l’on connût les phénomènes de la matière brute, les tendances philosophiques, en avance sur les faits, essayer d’établir l’identité entre les phénomènes des corps inorganiques et ceux des corps vivants. Cette conception est le fond de l’atomisme de Démocrite et d’Épicure. Les atomistes ne reconnaissent pas d’intelligence motrice, le monde se meut par lui-même éternellement. Ils ne considèrent qu’une seule espèce de matière, dont les éléments, grâce à leurs figures, jouissent de la propriété de former, en s’attachant les uns aux autres, les combinaisons les plus diverses, et de constituer les corps inorganiques et sans vie, aussi bien que les êtres organisés qui vivent et sentent comme les animaux, qui sont raisonnables et libres comme l’homme.

Cette seconde hypothèse affecta ainsi dès son début une forme exclusivement matérialiste ; mais, chose remarquable, les philosophes les plus convaincus de la spiritualité de l’âme, tels que Descartes et Leibniz, ne devaient pas tarder d’adopter une façon de voir analogue qui attribuait au jeu des forces brutes toutes les manifestations saisissables de l’activité vitale. La raison de cette apparente contradiction réside dans la séparation presque absolue qu’ils établirent entre l’âme et le corps. Descartes a donné une définition métaphysique de l’âme et une définition physique de la vie. L’âme est le principe supérieur qui se manifeste par la pensée, la vie n’est qu’un effet supérieur des lois de la mécanique. Le corps humain est une machine formée de ressorts, de leviers, de canaux, de filtres, de cribles, de pressoirs. Cette machine est faite pour elle-même ; l’âme s’y ajoute pour contempler en simple spectatrice ce qui se passe dans le corps, mais elle n’intervient en rien dans le fonctionnement vital. Les idées de Leibniz, au point de vue physiologique, ont beaucoup d’analogie avec celles de Descartes. Comme lui, il sépare l’âme du corps, et, quoiqu’il admette entre eux une concordance préétablie par Dieu, il leur refuse toute espèce d’action réciproque. « Le corps, dit-il, se développe mécaniquement, et les lois mécaniques ne sont jamais violées dans les mouvements naturels ; tout se fait dans les âmes comme s’il n’y avait pas de corps, et tout se fait dans le corps comme s’il n’y avait pas d’âme. »

Stahl comprit tout autrement la nature des phénomènes de la vie et les rapports de l’âme et du corps. Dans les actes vitaux, il rejette toutes les explications qui leur seraient communes avec les phénomènes mécaniques, physiques et chimiques de la matière brute. Célèbre chimiste lui-même, il combat avec beaucoup de puissance et d’autorité surtout les exagérations des médecins-chimistes ou iatrochimistes, tels que Sylvius de Le Boë, Willis, etc., qui expliquaient tous les phénomènes de la vie par des actions chimiques : fermentations, alcalinités, acidités, effervescences. Il soutient que non-seulement les forces chimiques sont différentes des forces qui régissent les phénomènes de la vie, mais qu’elles sont en antagonisme avec elles, et qu’elles tendent à détruire le corps vivant au lieu de le conserver. Il faut donc, suivant Stahl, une force vitale qui conserve le corps contre l’action des forces chimiques extérieures qui tendent sans cesse à l’envahir et à le détruire ; la vie est le triomphe de celles-ci sur celles-là. Par ces idées, Stahl fonda le vitalisme, mais il ne s’arrêta pas à ce terme : ce n’était qu’un premier pas dans la voie qui devait le conduire à l’animisme. Cette force vitale, dit-il, qui sans cesse lutte contre les forces physiques, agit avec intelligence, dans un dessein calculé, pour la conservation de l’organisme. Or, si la force vitale est intelligente, pourquoi la distinguer de l’âme raisonnable ? Basile Valentin et son disciple Paracelse avaient multiplié sans mesure l’existence de principes immatériels intelligents, les archées, qui réglaient les phénomènes du corps vivant. Van-Helmont, le plus célèbre représentant de ces doctrines archéiques, qui allia avec le génie expérimental l’imagination la plus déréglée dans ses écarts, avait conçu toute une hiérarchie de ces principes immatériels. Au premier rang se trouvait l’âme raisonnable et immortelle se confondant en Dieu, ensuite l’âme sensitive et mortelle, ayant pour agent un autre archée principal, qui lui-même commandait à une foule d’archées subalternes, les blas. Stahl, qui à un siècle de distance est le continuateur de Van-Helmont, simplifie toutes ces conceptions de principes intelligents, d’esprits recteurs ou d’archées. Il n’admet qu’une seule âme, l’âme immortelle, chargée en même temps du gouvernement corporel. L’âme est pour lui le principe même de la vie. La vie est un des modes de fonctionnement de l’âme, c’est son acte vivifique. L’âme immortelle, force intelligente et raisonnable, gouverne directement la matière du corps, la met en œuvre, la dirige vers sa fin. C’est elle qui non-seulement dicte nos actes volontaires, mais c’est elle qui fait battre le cœur, circuler le sang, respirer le poumon, sécréter les glandes. Si l’harmonie de ces phénomènes est troublée, si la maladie survient, c’est que l’âme n’a pas rempli ses fonctions, ou n’a pu résister efficacement aux causes extérieures de destruction. Une semblable doctrine avait quelque chose d’étrange et de contradictoire, car l’action d’une âme raisonnable sur les actes vitaux semble supposer une direction consciente, et l’observation la plus simple nous apprend que toutes les fonctions de nutrition, — circulation, sécrétions, digestion, etc., — sont inconscientes et involontaires, comme si, selon l’expression d’un physiologiste philosophe, la nature avait voulu par prudence soustraire ces importants phénomènes aux caprices d’une volonté ignorante. L’animisme de Stahl était donc empreint d’une exagération qui porta ses successeurs, sinon à l’abandonner, au moins à le modifier profondément.

Les idées de Descartes et celles de Stahl avaient fait dans la science une impression profonde et créé deux courants qui devaient arriver jusqu’à nous. Descartes avait posé les premiers principes et appliqué les lois mécaniques au jeu de la machine du corps de l’homme ; ses adeptes étendirent et précisèrent les explications mécaniques des divers phénomènes vitaux. Parmi les plus célèbres de ces iatromécaniciens, il faut citer au premier rang Borelli, ensuite Pitcairn, Hales, Keil, surtout Boerhaave, dont l’influence fut prépondérante. De son côté, l’iatrochimie, qui n’est qu’une face de la doctrine cartésienne, poursuivit sa marche et fut définitivement fondée à l’avènement de la chimie moderne. Descartes et Leibniz avaient posé en principe que partout les lois de la mécanique sont identiques ; qu’il n’y a pas deux mécaniques, l’une pour les corps bruts, l’autre pour les corps vivants. À la fin du siècle dernier, Lavoisier et Laplace vinrent démontrer qu’il n’y a pas non plus deux chimies, l’une pour les corps bruts, l’autre pour les êtres vivants. Ils prouvèrent expérimentalement que la respiration et la production de chaleur ont lieu dans le corps de l’homme et des animaux par des phénomènes de combustion tout à fait semblables à ceux qui se produisent pendant la calcination des métaux.

C’est vers la même époque que Bordeu, Barthez, Grimaud, brillaient dans l’école de Montpellier. Ils étaient les successeurs de Stahl ; néanmoins ils ne conservèrent que la première partie de la doctrine du maître, le vitalisme, et en répudièrent la seconde, l’animisme. Contrairement à Stahl, ils veulent que le principe de la vie soit distinct de l’âme ; mais avec lui ils admettent une force vitale, un principe vital recteur dont l’unité donne la raison de l’harmonie des manifestations vitales, et qui agit en dehors des lois de la mécanique, de la physique et de la chimie.

Cependant le vitalisme se modifia peu à peu dans sa forme ; la doctrine des propriétés vitales marqua une époque importante dans l’histoire de la physiologie. Au lieu de conceptions métaphysiques qui avaient régné jusque-là, voici une conception physiologique qui cherche à expliquer les manifestations vitales par les propriétés mêmes de la matière des tissus ou des organes. Déjà à la fin du xviie  siècle Glisson avait désigné l’irritabilité comme cause immédiate des mouvements de la fibre vivante. Bordeu, Grimaud et Barthez avaient entrevu plus ou moins vaguement la même idée. Haller attacha son nom à la découverte de cette faculté motrice en nous faisant connaître ses mémorables expériences sur l’irritabilité et la sensibilité des diverses parties du corps. Toutefois c’est seulement au commencement de ce siècle que Xavier Bichat, par une illumination du génie, comprit que la raison des phénomènes vitaux devait être cherchée non pas dans un principe d’ordre supérieur immatériel, mais au contraire dans les propriétés de la matière, au sein de laquelle s’accomplissent ces phénomènes. Sans doute Bichat n’a pas défini les propriétés vitales, il leur donne des caractères vagues et obscurs ; son génie, comme il arrive souvent, n’est pas d’avoir découvert les faits, c’est d’en avoir compris le sens en émettant le premier cette idée générale, lumineuse et féconde, qu’en physiologie comme en physique les phénomènes doivent être rattachés à des propriétés comme à leur cause. « Le rapport des propriétés comme causes avec les phénomènes comme effets, dit-il dans la préface de son Anatomie générale, est un axiome presque fastidieux à répéter aujourd’hui en physique et en chimie ; si mon livre établit un axiome analogue dans les sciences physiologiques, il aura rempli son but. » Puis, continuant, il ajoute : « Il y a dans la nature deux classes d’êtres, deux classes de propriétés, deux classes de sciences. Les êtres sont organiques ou inorganiques ; les propriétés sont vitales ou non vitales, les sciences sont physiques ou physiologiques… »

Il importe ici et dès l’abord de bien comprendre la pensée de Bichat. On pourrait croire qu’il va se rapprocher des physiciens et des chimistes, puisqu’il place comme eux la cause des phénomènes dans les propriétés de la matière ; c’est le contraire qui arrive, et Bichat s’en éloigne et s’en sépare d’une manière aussi complète que possible. En effet, le but poursuivi dans tous les temps par les iatromécaniciens, physiciens ou chimistes, a été d’établir une ressemblance, une identité entre les phénomènes des corps vivants et ceux des corps inorganiques. À l’encontre de ceux-ci, Bichat pose en principe que les propriétés vitales sont absolument opposées aux propriétés physiques, de sorte qu’au lieu de passer dans le camp des physiciens et des chimistes, il reste vitaliste avec Stahl et l’école de Montpellier. Comme eux, il considère que la vie est une lutte entre des actions opposées ; il admet que les propriétés vitales conservent le corps vivant en entravant les propriétés physiques qui tendent à le détruire. Quand la mort survient, ce n’est que le triomphe des propriétés physiques sur leurs antagonistes. Bichat d’ailleurs résume complètement ses idées dans la définition qu’il donne de la vie : la vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort, ce qui signifie en d’autres termes : la vie est l’ensemble des propriétés vitales qui résistent aux propriétés physiques.

Cette vue qui consiste à considérer les propriétés vitales comme des espèces d’entités métaphysiques qu’on ne définit pas clairement, mais qu’on oppose aux propriétés physiques ordinaires, a entraîné sans doute la recherche dans les mêmes erreurs que les autres théories vitalistes. Cependant la conception de Bichat, dégagée des erreurs presque inévitables à son époque, n’en reste pas moins une conception de génie sur laquelle s’est fondée la physiologie moderne. Avant lui, les doctrines philosophiques, animistes ou vitalistes, planaient de trop haut et de trop loin sur la réalité pour pouvoir devenir les initiatrices fécondes de la science de la vie ; elles n’étaient capables que de l’engourdir en jouant le rôle de ces sophismes paresseux qui régnaient jadis dans l’école. Bichat au contraire, en décentralisant la vie, en l’incarnant dans les tissus, et en rattachant ses manifestations aux propriétés de ces mêmes tissus, les a, si l’on veut, placés sous la dépendance d’un principe encore métaphysique, mais moins élevé en dignité philosophique, et pouvant devenir une base scientifique plus accessible à l’esprit de recherche et de progrès. Bichat, en un mot, s’est trompé, comme les vitalistes ses prédécesseurs, sur la théorie de la vie ; mais il ne s’est pas trompé sur la méthode physiologique. C’est sa gloire de l’avoir fondée en plaçant dans les propriétés des tissus et des organes les causes immédiates des phénomènes de la vie.

Les idées de Bichat produisirent en physiologie et en médecine une révolution profonde et universelle. L’école anatomique en sortit, poursuivant avec ardeur dans les propriétés vitales des tissus sains et altérés l’explication des phénomènes de la santé et de maladie. D’un autre côté les progrès des méthodes physiques, les découvertes brillantes de la chimie moderne, jetant une vive lumière sur les fonctions vitales, venaient chaque jour protester contre la séparation et l’opposition radicales que Bichat, ainsi que les vitalistes, avait cru voir entre les phénomènes organiques et les phénomènes inorganiques de la nature.

C’est ainsi que nous trouvons encore près de nous dans Bichat et dans Lavoisier les représentants des deux grandes tendances philosophiques opposées que nous avons démêlées dès l’antiquité, à l’origine même de la science, l’une cherchant à réduire les phénomènes de la vie aux lois de la chimie, de la physique, de la mécanique, l’autre voulant au contraire les distinguer et les placer sous la dépendance d’un principe particulier, d’une puissance spéciale, quel que soit le nom qu’on lui donne, d’âme, d’archée, de psyché, de médiateur plastique, d’esprit recteur, de force vitale ou de propriétés vitales. Cette lutte, déjà si vieille, n’est donc pas encore finie ; mais comment devra-t-elle finir ? L’une des doctrines arrivera-t-elle à triompher de l’autre et à dominer sans partage ? Je ne le pense pas. Les progrès des sciences ont pour résultat d’affaiblir graduellement, et dans une égale mesure, ces premières conceptions exclusives nées de notre ignorance. L’inconnu faisant seul leur forcé, à mesure qu’il disparaît, les luttes doivent cesser, les doctrines opposées s’évanouir, et la vérité scientifique qui les remplace régner sans rivale.

II.

Nous pouvons dire de Bichat, comme de la plupart des grands promoteurs de la science, qu’il a eu le mérite de trouver la formule pour les conceptions flottantes de son temps. Toutes les idées de ses contemporains sur la vie, toutes leurs tentatives pour la définir ne sont en quelque sorte que l’écho ou la paraphrase de sa doctrine. Un chirurgien de l’école de Paris, Pelletan, enseigne que la vie est la résistance opposée par la matière organisée aux causes qui tendent sans cesse à la détruire. Cuvier lui-même développe la même pensée, que la vie est une force qui résiste aux lois qui régissent la matière brute ; la mort ne serait que le retour de la matière vivante sous l’empire de ces lois. Ce qui distingue le cadavre du corps vivant, c’est ce principe de résistance qui soutient ou qui abandonne la matière organisée, et pour donner une forme plus saisissante à son idée, Cuvier nous représente le corps d’une femme dans l’éclat de la jeunesse et de la santé subitement atteinte par la mort. « Voyez, dit-il, ces formes arrondies et voluptueuses, cette souplesse gracieuse des mouvements, cette douce chaleur, ces joues teintes de roses, ces yeux brillants de l’étincelle de l’amour ou du feu du génie, cette physionomie égayée par les saillies de l’esprit ou animée par le feu des passions ; tout semble se réunir pour en faire un être enchanteur. Un instant suffit pour détruire ce prestige : souvent, sans cause apparente, le mouvement et le sentiment viennent à cesser, le corps perd sa chaleur, les muscles s’affaissent et laissent paraître les saillies anguleuses des os ; les yeux deviennent ternes, les joues et les lèvres livides. Ce ne sont là que les préludes de changements plus horribles : les chairs passent au bleu, au vert, au noir ; elles attirent l’humidité, et pendant qu’une portion s’évapore en émanations infectes, une autre s’écoule en sanie putride qui ne tarde pas à se dissiper aussi ; en un mot, au bout d’un petit nombre de jours, il ne reste plus que quelques principes terreux et salins ; les autres éléments se sont dispersés dans les airs et dans les eaux pour entrer dans d’autres combinaisons. » « Il est clair, ajoute Cuvier, que cette séparation est l’effet naturel de l’action de l’air, de l’humidité, de la chaleur, en un mot de tous les agents extérieurs sur le corps mort, et qu’elle a sa cause dans l’attraction élective des divers agents pour les éléments qui le composaient. Cependant ce corps en était également entouré pendant la vie ; leurs affinités pour ses molécules étaient les mêmes, et celles-ci y eussent cédé également, si elles n’avaient pas été retenues ensemble par une force supérieure à ces affinités, qui n’a cessé d’agir sur elles qu’à l’instant de la mort. »

Ces idées de contraste et d’opposition entre les forces vitales et les forces extérieures physico-chimiques, que nous retrouvons dans la doctrine des propriétés vitales, avaient déjà été exprimées par Stahl, mais en un langage obscur et presque barbare ; exposées par Bichat avec une lumineuse simplicité et un grand charme de style, ces mêmes idées séduisirent et entraînèrent tous les esprits. Bichat ne se contente point d’affirmer l’antagonisme des deux ordres de propriété qui se partagent la nature ; mais en les caractérisant les unes et les autres il les oppose d’une manière saisissante. « Les propriétés physiques des corps, dit-il, sont éternelles. À la création, ces propriétés s’emparèrent de la matière, qui en restera constamment pénétrée dans l’immense série des siècles. Les propriétés vitales sont au contraire essentiellement temporaires ; la matière brute en passant par les corps vivants s’y pénètre de ces propriétés qui se trouvent alors unies aux propriétés physiques ; mais ce n’est pas là une alliance durable, car il est de la nature des propriétés vitales de s’épuiser ; le temps les use dans le même corps. Exaltées dans le premier âge, restées comme stationnaires dans l’âge adulte, elles s’affaiblissent et deviennent nulles dans les derniers temps. On dit que Prométhée, ayant formé quelques statues d’hommes, déroba le feu du ciel pour les animer. Ce feu est l’emblème des propriétés vitales : tant qu’il brûle la vie se soutient ; elle s’anéantit quand il s’éteint. »

C’est uniquement de ce contraste dans la nature et dans la durée des propriétés physiques et des propriétés vitales que Bichat déduit tous les caractères distinctifs des êtres vivants et des corps bruts, toutes les différences entre les sciences qui les étudient. Les propriétés physiques étant éternelles, dit-il, les corps bruts n’ont ni commencement ni fin nécessaires, ni âge, ni évolution ; ils n’ont de limites que celles que le hasard leur assigne. Les propriétés vitales étant au contraire changeantes et d’une durée limitée, les corps vivants sont mobiles et périssables ; ils ont un commencement, une naissance, une mort, des âges, en un mot une évolution qu’ils doivent parcourir. Les propriétés vitales se trouvant constamment en lutte avec les propriétés physiques, le corps vivant, théâtre de cette lutte, en subit les alternatives. La maladie et la santé ne sont autre chose que les péripéties de ce combat : si les propriétés physiques triomphent définitivement, la mort en est la conséquence ; si au contraire les propriétés vitales reprennent leur empire, l’être vivant guérit de sa maladie, cicatrise ses plaies, répare son organisme et rentre dans l’harmonie de ses fonctions. Dans les corps bruts, rien de semblable ne s’observe ; ces corps restent immuables comme la mort dont ils sont l’image. De là une distinction profonde entre les sciences qu’il nomme vitales et celles qu’il appelle non vitales. Les propriétés physico-chimiques étant fixes, constantes, les lois des sciences qui en traitent sont également constantes et invariables ; on peut les prévoir, les calculer avec certitude. Les propriétés vitales ayant pour caractère essentiel l’instabilité, toutes les fonctions vitales étant susceptibles d’une foule de variétés, on ne peut rien prévoir, rien calculer dans leurs phénomènes. D’où il faut conclure, dit Bichat, « que des lois absolument différentes président à l’une et à l’autre classe de phénomènes ».

Telle est, dans ses grands traits et avec ses conséquences, la doctrine des propriétés vitales, qui a longtemps dominé dans l’école malgré les justes critiques dont elle est passible. Nous allons examiner brièvement si la division des phénomènes en deux grands groupes, telle que l’établit la doctrine dont Bichat s’est fait l’éloquent défenseur, est bien fondée, et si elle ne serait pas plutôt une conception systématique que l’expression de la vérité. D’abord est-il vrai que les corps de la nature inorganique soient éternels et que les corps vivants seuls soient périssables ; n’y aurait-il pas entre eux de simples différences de degrés qui nous font illusion par leur grande disproportion ? Il est certain par exemple que la vie d’un éléphant peut paraître l’éternité par rapport à la vie d’un éphémère, et quand nous considérons la vie de l’homme relativement à la durée du milieu cosmique qu’il habite, elle doit nous paraître un instant dans l’infini du temps. Les anciens ont pensé ainsi : ils opposaient le monde vivant, où tout est sujet au changement et à la mort, au monde sidéral, immuable et incorruptible. Cette doctrine de l’incorruptibilité des cieux a régné jusqu’au xviie  siècle. Les premières lunettes permirent alors de constater l’apparition d’une nouvelle étoile dans la constellation du Serpentaire ; ce changement dans le ciel, accompli pour ainsi dire sous les yeux de l’observateur, commença d’ébranler la croyance des anciens : materiam cœli esse inalterabilem. Aujourd’hui l’esprit des astronomes est familiarisé avec l’idée d’une mobilité et d’une évolution continuelle du monde sidéral. « Les astres n’ont pas toujours existé, dit M. Faye ; ils ont eu une période de formation ; ils auront pareillement une période de déclin, suivie d’une extinction finale. » L’éternité des corps sidéraux invoquée par Bichat n’est donc pas réelle ; ils ont une évolution comme les corps vivants, évolution lente, si on la compare à notre vie pressée, évolution qui embrasse une durée hors de proportion avec celle que nous sommes habitués à considérer autour de nous. D’un autre côté, les astronomes, avant de connaître les lois des mouvements des corps célestes, avaient imaginé des puissances, des forces sidérales, comme les physiologistes reconnaissaient des forces et des puissances vitales. Kepler lui-même admettait un esprit recteur sidéral par l’influence duquel « les planètes suivent dans l’espace des courbes savantes sans heurter les astres qui fournissent d’autres carrières, sans troubler l’harmonie réglée par le divin géomètre.

Si les corps vivants ne sont pas seuls soumis à la loi d’évolution, la faculté de se régénérer, de se cicatriser, ne leur est pas non plus exclusive, quoique ce soit sur eux qu’elle se manifeste plus activement. Chacun sait qu’un organisme vivant, quand il a été mutilé, tend à se refaire suivant les lois de sa morphologie spéciale : la blessure se cicatrise dans l’animal et dans la plante, la perte de substance se comble, et l’être se rétablit dans sa forme et son unité. Ce phénomène de reconstitution, de rédintégration, a profondément frappé les philosophes naturalistes, et ils ont beaucoup insisté sur cette tendance de la vie à l’individualité, qui fait de l’être vivant un tout harmonique, une sorte de petit monde dans le grand. Quand l’harmonie de l’édifice organique est troublée, elle tend à se rétablir ; mais il n’est pas nécessaire d’invoquer, pour expliquer ces faits, une force, une propriété vitale en contradiction avec la physique. Les corps minéraux en effet se montrent doués de cette même unité morphologique, de cette même tendance à la rétablir. Les cristaux comme les êtres vivants ont leurs formes, leur plan particulier, et ils sont susceptibles d’éprouver les actions perturbatrices du milieu ambiant. La force physique qui range les particules cristallines suivant les lois d’une savante géométrie a des résultats analogues à celle qui range la substance organisée sous la forme d’un animal ou d’une plante. M. Pasteur a signalé des faits de cicatrisation, de rédintégration cristalline, qui méritent toute notre attention. Il étudia certains cristaux et les soumit à des mutilations qu’il a vues se réparer très rapidement et très régulièrement. Il résulte de l’ensemble de ses recherches que « lorsqu’un cristal a été brisé sur l’une quelconque de ses parties et qu’on le replace dans son eau-mère, on voit, en même temps que le cristal s’agrandit dans tous les sens par un dépôt de particules cristallines, un travail très actif avoir lieu sur la partie brisée ou déformée, et en quelques heures il a satisfait, non-seulement à la régularité du travail générai sur toutes les parties du cristal, mais au rétablissement de la régularité dans la partie mutilée ». Ces faits remarquables de rédintégration cristalline se rapprochent complètement de ceux que présentent les êtres vivants lorsqu’on leur fait une plaie plus ou moins profonde. Dans le cristal comme dans l’animal, la partie endommagée se cicatrise, reprend peu à peu sa forme primitive, et dans les deux cas le travail de reformation des tissus est en cet endroit bien plus actif que dans les conditions évolutives ordinaires.

Les brèves considérations que nous venons d’exposer et que nous pourrions développer à l’infini nous semblent suffisantes pour montrer que la ligne profonde de démarcation que les vitalistes ont voulu établir entre les corps bruts au point de vue de leur durée, de leur évolution et de leur rédintégration formative, n’est pas fondée. Quant à la lutte qu’ils ont supposée entre les forces ou les propriétés physiques et les forces ou les propriétés vitales, elle est l’expression d’une erreur profonde.

La doctrine des propriétés vitales enseigne qu’on ne trouve dans les corps bruts qu’un seul ordre de propriétés, les propriétés physiques, et que dans les corps vivants on en rencontre deux espèces, les propriétés physiques et les propriétés vitales, constamment en lutte, en antagonisme et tendant à prédominer les unes sur les autres. « Pendant la vie, dit Bichat, les propriétés physiques, enchaînées par les propriétés vitales, sont sans cesse retenues dans les phénomènes qu’elles tendraient à produire. » Il résultera logiquement de cet antagonisme que plus les propriétés vitales auront d’empire et domineront dans un organisme vivant, plus les propriétés physicochimiques y seront vaincues et atténuées, et que, réciproquement, les propriétés vitales s’y montreront d’autant plus affaiblies que les propriétés physiques acquerront plus de puissance. C’est précisément la proposition contraire qui exprime la vérité, et cette vérité a été surabondamment démontrée par les travaux de Lavoisier et de ses successeurs. La vie est au fond l’image d’une combustion, et la combustion n’est elle-même qu’une série de phénomènes chimiques, auxquels sont reliées d’une manière directe des manifestations calorifiques lumineuses et vitales. Qu’on supprime de l’atmosphère l’oxygène, l’agent des combustions, aussitôt la flamme s’éteint, aussitôt la vie s’arrête. Si l’on vient à diminuer ou à augmenter la quantité du gaz comburant, les phénomènes vitaux aussi bien que les phénomènes chimiques de combustion seront exaltés ou atténués dans la même proportion. Ce n’est donc pas un antagonisme qu’il faut voir entre les phénomènes chimiques et les manifestations vitales ; c’est au contraire un parallélisme parfait, une liaison harmonique et nécessaire. Dans toute la série des êtres organisés, l’intensité des manifestations vitales est dans un rapport direct avec l’activité des manifestations chimiques organiques. De tous côtés, les preuves se présentent d’elles-mêmes. Quand l’homme ou l’animal est saisi par le froid, les phénomènes chimiques de combustion organique s’abaissent d’abord ; puis les mouvements se ralentissent, la sensibilité, l’intelligence, s’émoussent et disparaissent, l’engourdissement est complet. Au réveil de cette léthargie, les fonctions vitales reprennent, mais toujours parallèlement à la réapparition des phénomènes chimiques. Quand la vie se suspend chez un infusoire desséché et qu’elle se rétablit sous l’influence de quelques gouttes d’eau, ce n’est pas que la dessiccation ait attaqué la vie ou les propriétés vitales, c’est parce que l’eau nécessaire à la réalisation des phénomènes physiques et chimiques fait défaut à l’organisme. Quand Spallanzani a ressuscité, en les humectant, des rotifères desséchés depuis trente ans, il a simplement fait reparaître dans leur corps les phénomènes physiques et chimiques qui s’y étaient arrêtés pendant trente années. L’eau n’a apporté rien autre chose, ni force ni principe.

Comment pourrions-nous comprendre un antagonisme, une opposition entre les propriétés des corps vivants et celles des corps bruts, puisque les éléments constituants de ces deux ordres de corps sont les mêmes ? Buffon, voulant s’expliquer la différence des êtres organisés et des êtres inorganiques, avait été logique en supposant chez les premiers une substance organique élémentaire spéciale dont seraient dépourvus les seconds. La chimie a complètement renversé cette hypothèse en prouvant que tous les corps vivants sont exclusivement formés d’éléments minéraux empruntés au milieu cosmique. Le corps de l’homme, le plus complexe des corps vivants, est matériellement constitué par quatorze de ces éléments. On comprend bien que ces quatorze corps simples puissent, en s’unissant, en se combinant de toutes les manières, engendrer des combinaisons infinies et former des composés doués des propriétés les plus variées ; mais ce qu’on ne concevrait pas, c’est que ces propriétés fussent d’un autre ordre ou d’une autre essence que ces combinaisons elles-mêmes.

En résumé, l’opposition, l’antagonisme, la lutte admise entre les phénomènes vitaux et les phénomènes physico-chimiques par l’école vitaliste est une erreur dont les découvertes de la physique et de la chimie modernes ont fait amplement justice.

Il y a plus, la doctrine vitaliste ne repose pas seulement sur des hypothèses fausses, sur des faits erronés ; elle est par sa nature contraire à l’esprit scientifique. En voulant créer deux ordres de sciences, les unes pour les corps bruts, les autres pour les corps vivants, cette doctrine aboutit purement et simplement à nier la science elle-même. Bichat, nous le savons déjà, pose en principe que les lois des sciences physiques sont absolument opposées aux lois des sciences vitales. Dans les premières, tout serait fixe et invariable ; dans les secondes, tout serait variable et inconstant. La divergence entre ces deux ordres de sciences doit les laisser étrangères les unes aux autres et les rendre incapables de se prêter aucun secours. C’est la conclusion à laquelle arrive nécessairement Bichat. « Comme les sciences physiques et chimiques, dit-il, ont été perfectionnées avant les physiologiques, on a cru éclaircir les unes en y associant les autres ; on les a embrouillées. C’était inévitable, car appliquer les sciences physiques à la physiologie, c’est expliquer par les lois des corps inertes les phénomènes des corps vivants. Or voilà un principe faux ; donc toutes les conséquences doivent être marquées au même coin. » Si maintenant nous demandons quels sont les caractères propres à cette science des êtres vivants, Bichat nous répond : « C’est une science dont les lois sont, comme les fonctions vitales elles-mêmes, susceptibles d’une foule de variétés, qui échappe à toute espèce de calcul, dans laquelle on ne peut rien prévoir ou prédire, dans laquelle nous n’avons que des approximations le plus souvent incertaines. » Ce sont là des hérésies scientifiques d’une énormité telle qu’on aurait de la peine à les comprendre, si l’on ne voyait comment la logique d’un système a dû fatalement y conduire. Reconnaître que les phénomènes vitaux ne sauraient être soumis à aucune loi précise, à aucune condition fixe et déterminée, et admettre que ces phénomènes ainsi définis constituent une science vitale qui elle-même a pour caractère d’être vague et incertaine, c’est abuser étrangement du mot science. Il semble qu’il n’y ait rien à répondre à de pareils raisonnements, parce qu’ils ne sont eux-mêmes que la négation et l’absence de tout esprit scientifique.

Cependant que de fois n’a-t-on pas reproduit des arguments analogues, combien de médecins ont professé que la physiologie et la médecine ne seraient jamais que des demi-sciences, des sciences conjecturales, parce qu’on ne pourrait jamais saisir le principe de la vie ou le génie secret des maladies ! Ces affirmations, qui viennent encore retentir à nos oreilles comme des échos lointains de doctrines surannées, ne sauraient plus nous arrêter. Descartes, Leibniz, Lavoisier, nous ont appris que la matière et ses lois ne diffèrent pas dans les corps vivants et dans les corps bruts ; ils nous ont montré qu’il n’y a au monde qu’une seule mécanique, une seule physique, une seule chimie, communes à tous les êtres de la nature. Il n’y a donc pas deux ordres de sciences. Toute science digne de ce nom est celle qui, connaissant les lois précises des phénomènes, les prédit sûrement et les maîtrise quand ils sont à sa portée. Tout ce qui reste en dehors de ce caractère n’est qu’empirisme ou ignorance, car il ne saurait y avoir des demi-sciences ni des sciences conjecturales. C’est une erreur profonde de croire que dans les corps vivants nous ayons à nous préoccuper de l’essence même et du principe de la vie. Nous ne pouvons remonter au principe de rien, et le physiologiste n’a pas plus affaire avec le principe de la vie que le chimiste avec le principe de l’affinité des corps. Les causes premières nous échappent partout, et partout également nous ne pouvons atteindre que les causes immédiates des phénomènes. Or ces causes immédiates, qui ne sont que les conditions mêmes des phénomènes, sont susceptibles d’un déterminisme aussi rigoureux dans les sciences des corps vivants que dans les sciences des corps bruts. Il n’y a aucune différence scientifique dans tous les phénomènes de la nature, si ce n’est la complexité ou la délicatesse des conditions de leur manifestation qui les rendent plus ou moins difficiles à distinguer et à préciser. Tels sont les principes qui doivent nous diriger. Aussi conclurons-nous sans hésiter que la dualité établie par l’école vitaliste dans les sciences des corps bruts et des corps vivants est absolument contraire à la science elle-même. L’unité règne dans tout son domaine. Les sciences des corps vivants et celles des corps bruts ont pour base les mêmes principes et pour moyens d’études les mêmes méthodes d’investigation.

III.

Si les doctrines vitalistes ont succombé par l’erreur essentielle de leur principe de dualisme ou d’antagonisme entre la nature vivante et la nature inorganique, le problème subsiste toujours. Nous avons à répondre à cette question séculaire : qu’est-ce que la vie ? ou encore à cette autre : qu’est-ce que-la mort ? car ces deux questions sont étroitement liées et ne sauraient être séparées l’une de l’autre.

L’être vivant est essentiellement caractérisé par la nutrition. L’édifice organique est le siège d’un perpétuel mouvement nutritif, mouvement intestin qui ne laisse de repos à aucune partie ; chacune, sans cesse ni trêve, s’alimente dans le milieu qui l’entoure et y rejette ses déchets et ses produits. Cette rénovation moléculaire est insaisissable pour le regard direct ; mais, comme nous voyons le début et la fin, l’entrée et la sortie des substances, nous en concevons les phases intermédiaires, et nous nous représentons un courant de matières qui traverse continuellement l’organisme et le renouvelle dans sa substance en le maintenant dans sa forme. Ce mouvement, qu’on a appelé le tourbillon vital, le circulus matériel entre le monde organique et le monde inorganique, existe chez la plante aussi bien que chez l’animal, ne s’interrompt jamais et devient la condition et en même temps la cause immédiate de toutes les autres manifestations vitales. L’universalité d’un tel phénomène, la constance qu’il présente, sa nécessité, en font le caractère fondamental de l’être vivant, le signe plus général de la vie. On ne sera donc pas étonné que quelques physiologistes aient été tentés de le prendre pour définir la vie elle-même.

Toutefois ce phénomène n’est pas simple ; il importe de l’analyser, d’en pénétrer plus profondément le mécanisme, afin de préciser l’idée que son examen superficiel peut nous donner de la vie. Le mouvement nutritif comprend deux opérations distinctes, mais connexes et inséparables : l’une par laquelle la matière inorganique est fixée ou incorporée aux tissus vivants comme partie intégrante, l’autre par laquelle elle s’en sépare et les abandonne. Ce double mouvement incessant n’est en définitive qu’une alternative perpétuelle de vie et de mort, c’est-à-dire de destruction et de renaissance des parties constituantes de l’organisme. Les vitalistes n’ont point compris la nutrition. Les uns, imbus de l’idée que la vie a pour essence de résister à la mort, c’est-à-dire aux forces physiques et chimiques, devaient croire naturellement que l’être vivant, arrivé à son plein développement, n’avait plus qu’à se maintenir dans l’équilibre le plus stable possible en neutralisant l’influence destructive des agents extérieurs ; les autres, comprenant mieux le phénomène et appréciant la perpétuelle mutation de l’organisme, ont refusé d’admettre que ce mouvement de rénovation moléculaire fût produit par les forces générales de la nature, et ils l’ont attribué à une force vitale. Ni les uns ni les autres n’ont vu que c’était précisément la destruction organique, opérée sous l’influence des forces physiques et chimiques générales, qui provoque le mouvement incessant d’échange et devient ainsi la cause de la réorganisation.

Les actes de destruction organique ou de désorganisation se révèlent immédiatement à nous ; les signes en sont évidents, ils éclatent au dehors et se répètent à chaque manifestation vitale. Les actes d’assimilation ou d’organisation au contraire restent tout intérieurs et n’ont presque point d’expression phénoménale ; ils président à une synthèse organique qui rassemble d’une manière silencieuse et cachée les matériaux qui seront dépensés plus tard dans les manifestations bruyantes de la vie. C’est une vérité bien remarquable et bien essentielle à saisir que ces deux phases du circulus nutritif se traduisent si différemment, l’organisation restant latente et la désorganisation ayant pour signe sensible tous les phénomènes de la vie. Ici l’apparence nous trompe, comme presque toujours ; ce que nous appelons phénomène de vie est au fond un phénomène de mort organique.

Les deux facteurs de la nutrition sont donc l’assimilation et la désassimilation, autrement dit l’organisation et la désorganisation. La désassimilation accompagne toujours la manifestation vitale. Quand chez l’homme et chez l’animal un mouvement survient, une partie de la substance active du muscle se détruit et se brûle ; quand la sensibilité et la volonté se manifestent, les nerfs s’usent, quand la pensée s’exerce, le cerveau se consume, etc. On peut ainsi dire que jamais la même matière ne sert deux fois à la vie. Lorsqu’un acte est accompli, la parcelle de matière vivante qui a servi à le produire n’est plus. Si le phénomène reparaît, c’est une matière nouvelle qui lui a prêté son concours. L’usure moléculaire est toujours proportionnée à l’intensité des manifestations vitales. L’altération matérielle est d’autant plus profonde ou considérable que la vie se montre plus active. La désassimilation rejette de la profondeur de l’organisme des substances d’autant plus oxydées par la combustion vitale que le fonctionnement des organes a été plus énergique. Ces oxydations ou combustions engendrent la chaleur animale, donnent naissance à l’acide carbonique qui s’exhale par le poumon, et à différents produits qui s’éliminent par les autres émonctoires de l’économie. Le corps s’use, éprouve une consomption et une perte de poids qui traduisent et mesurent l’intensité de ses fonctions. Partout, en un mot, la destruction physico-chimique est unie à l’activité fonctionnelle, et nous pouvons regarder comme un axiome physiologique la proposition suivante : toute manifestation d’un phénomène dans l’être vivant est nécessairement liée à une destruction organique.

Une telle loi, qui enchaîne le phénomène qui se produit à la matière qui se détruit, ou, pour mieux dire, à la substance qui se transforme, n’a rien qui soit spécial au monde vivant ; la nature physique obéit à la même règle.

Un être vivant qui est dans la plénitude de son activité fonctionnelle ne nous manifeste donc pas l’énergie plus grande d’une force vitale mystérieuse ; il nous offre simplement dans son organisme la pleine activité des phénomènes chimiques de combustion et de destruction organique. Quand Cuvier nous dépeint la vie s’épanouissant dans le corps d’une jeune femme, il a tort de croire avec les vitalistes que les forces ou les propriétés physiques et chimiques sont alors domptées ou maintenues par la force vitale. Au contraire, toutes les forces physiques sont déchaînées, l’organisme brûle et se consume plus vivement, et c’est pour cela même que la vie brille de tout son éclat.

Stahl a dit avec raison que les phénomènes physiques et chimiques détruisent le corps vivant et le conduisent à la mort ; mais la vérité lui a échappé pour ne pas avoir vu que les phénomènes de destruction vitale sont eux-mêmes les instigateurs et les précurseurs de la rénovation matérielle qui se dérobe à nos yeux dans l’intimité des tissus. En même temps en effet que les phénomènes de combustion se traduisent avec éclat par les manifestations vitales extérieures, le processus formatif s’opère dans le silence de la vie végétative. Il n’a d’autre expression que lui-même, c’est-à-dire qu’il ne se révèle que par l’organisation et la réparation de l’édifice vivant. On a dès l’antiquité comparé la vie à un flambeau. Cette métaphore est devenue de nos jours, grâce à Lavoisier, une vérité. L’être qui vit est comme le flambeau qui brûle ; le corps s’use, la matière du flambeau se détruit ; l’un brille de la flamme physique, l’autre brille de la flamme vitale. Toutefois, pour que la comparaison fût rigoureuse, il faudrait concevoir un flambeau physique capable de durer, qui se renouvelât et se régénérât comme le flambeau vital. La combustion physique est un phénomène isolé, en quelque sorte accidentel, n’ayant dans la nature de liaisons harmoniques qu’avec lui-même. La combustion vitale au contraire suppose une régénération corrélative, phénomène de la plus haute importance dont il nous reste à tracer les caractères principaux.

Le mouvement de régénération ou de synthèse organique nous offre deux modes principaux. Tantôt la synthèse assimile la substance ambiante pour en faire des principes nutritifs, tantôt elle en forme directement les éléments des tissus. C’est ainsi que nous voyons, à côté de la formation des produits immédiats de la synthèse chimique, apparaître des phénomènes de mues ou de rénovations histologiques, tantôt continues, tantôt périodiques. Les phénomènes de régénération, de rédintégration, de réparation, qui se montrent chez l’individu adulte sont de la même nature que les phénomènes de génération et d’évolution par lesquels l’embryon constitue à l’origine ses organes et ses éléments anatomiques. L’être vivant est donc caractérisé à la fois par la génération et par la nutrition ; il faut réunir et confondre ces deux ordres de phénomènes, et, au lieu d’en créer deux catégories distinctes, nous en faisons un acte unique dont l’essence et les mécanismes sont tout pareils. C’est dans cette pensée que l’on a pu dire avec raison que la nutrition n’était qu’une génération continuée. Synthèse organique, génération, régénération, rédintégration et même cicatrisation sont des aspects du même phénomène, des manifestations variées d’un même agent, le germe.

Le germe est l’agent d’organisation et de nutrition par excellence ; il attire autour de lui la matière cosmique et l’organise pour constituer l’être nouveau. Toutefois le germe ne peut manifester sa puissance organisatrice qu’en opérant lui-même des combustions, des destructions organiques. C’est pourquoi il s’enferme dès son origine dans une cellule, la cellule de l’œuf, et s’y entoure de matériaux nutritifs élaborés qu’on appelle le vitellus.

La cellule-œuf, ainsi constituée par le germe et le vitellus, développe l’organisme nouveau en se segmentant et se divisant à l’infini en une quantité innombrable de cellules pourvues elles-mêmes d’un germe de nutrition. Ce germe cellulaire, qu’on appelle le noyau de la cellule, attire et élabore autour de lui les matériaux nutritifs spéciaux destinés aux combustions fonctionnelles de chacun des éléments de nos tissus ou de nos organes. Lorsque des phénomènes de rédintégration naturels ou accidentels surviennent, lorsqu’un nerf coupé par exemple se régénère et reprend ses fonctions, ce sont encore ces noyaux cellulaires qui, à l’instar du germe primordial dont ils dérivent, se divisent, se multiplient, pour reconstituer chez l’adulte les tissus nouveaux en répétant identiquement les procédés de la formation embryonnaire.

Tous les phénomènes si variés de régénération et de synthèse organiques ont pour caractère distinctif, nous l’avons déjà dit, d’être en quelque sorte invisibles à l’extérieur. Au silence qui se fait dans un œuf en incubation on ne pourrait soupçonner l’activité qui s’y déploie et l’importance des phénomènes qui s’y accomplissent ; c’est l’être nouveau qui en sortant nous dévoilera par ses manifestations vitales les merveilles de ce travail lent et caché.

Il en est de même de toutes nos fonctions ; chacune a pour ainsi dire son incubation organisatrice. Quand un acte vital se produit extérieurement, ses conditions s’étaient dès longtemps rassemblées dans cette élaboration silencieuse et profonde qui prépare les causes de tous les phénomènes. Il importe de ne pas perdre de vue ces deux phases du travail physiologique. Quand on veut modifier les actions vitales, c’est dans leur évolution cachée qu’il faut les atteindre ; lorsque le phénomène éclate, il est trop tard. Ici, comme partout, rien n’arrive par un brusque hasard ; les événements les plus soudains en apparence ont eu leurs causes latentes. L’objet de la science est précisément de découvrir ces causes élémentaires afin de pouvoir les modifier et maîtriser ainsi l’apparition ultérieure des phénomènes.

En résumé, nous distinguerons dans le corps vivant deux, grands groupes de phénomènes inverses : les phénomènes fonctionnels ou de dépense vitale, les phénomènes organiques ou de concentration vitale. La vie se maintient par deux ordres d’actes entièrement opposés dans leur nature : la combustion désassimilatrice, qui use la matière vivante dans les organes en fonction, la synthèse assimilatrice, qui régénère les tissus dans les organes en repos. Les agents de ces deux genres de phénomènes ne sont pas moins différents. La combustion vitale emprunte à l’extérieur l’agent général des combustions, l’oxygène, et à son défaut les ferments dont l’action désassimilatrice peut intervenir dans les profondeurs de l’organisme où l’air ne pénètre pas. La synthèse organisatrice au contraire possède un agent spécial, le germe proprement dit, ou les noyaux de cellules, germes secondaires qui en sont des émanations et qui se trouvent répandus dans toutes les parties élémentaires du corps vivant. Les conditions de la désassimilation fonctionnelle et celles de l’assimilation organique sont également séparées. Les mêmes agents de combustion qui usent l’édifice organique pendant la vie continuent à le détruire après la mort lorsque les phénomènes de régénération se sont éteints dans l’organisme. Il en résulte que tous les phénomènes fonctionnels accompagnés de combustion, de fermentation ou de dissociation organique peuvent s’accomplir aussi bien au dehors qu’au dedans des corps vivants. Grâce à cette circonstance, le physiologiste peut analyser les mécanismes vitaux à l’aide de l’expérimentation. Dans un organisme mutilé, il entretient artificiellement la respiration, la circulation, la digestion, etc., et il étudie les propriétés des tissus vivants séparés du corps. Dans ces parties disloquées, le muscle se contracte, la glande sécrète, le nerf conduit les excitations absolument comme pendant la vie ; toutefois, si les tissus isolés de l’ensemble de leurs conditions organiques peuvent s’user et fonctionner encore, ils ne peuvent plus se régénérer ; c’est pourquoi leur mort définitive devient alors inévitable. Les phénomènes de rénovation organique, contrairement aux phénomènes de combustion fonctionnelle, ne peuvent se manifester que dans le corps vivant, et chacun dans un lieu spécial ; aucun artifice n’a pu jusqu’à présent suppléer à ces conditions essentielles de l’activité des germes, d’être en leur place dans l’édifice du corps vivant.

Si on se fondait sur les différences profondes que nous venons d’indiquer pour assigner dans l’économie un rôle vital indépendant à la combustion et à la régénération organique, on se tromperait grandement, car les deux ordres de phénomènes sont tellement solidaires dans l’acte de la nutrition, qu’ils ne sont pour ainsi dire distincts que dans l’esprit ; dans la nature, ils sont inséparables. Tout être vivant, animal ou végétal, ne peut manifester ses fonctions que par l’exercice simultané de la combustion vitale et de la synthèse organique. C’est sur ce terrain que devront se réunir et se concilier les écoles chimiques et anatomiques, car la solution du problème physiologique de la vie exige leur double concours.

IV.

Nous avons poursuivi le phénomène caractéristique de la vie, la nutrition, jusque dans ses manifestations intimes ; voyons quelle conclusion cette étude peut nous fournir relativement à la solution du problème tant de fois essayé de la définition de la vie. Si nous voulions exprimer que toutes les fonctions vitales sont la conséquence nécessaire d’une combustion organique, nous répéterions ce que nous avons déjà énoncé : la vie c’est la mort, la destruction des tissus, ou bien nous dirions avec Buffon : la vie est un minotaure, elle dévore l’organisme. Si au contraire nous voulions insister sur cette seconde face du phénomène de la nutrition, que la vie ne se maintient qu’à la condition d’une constante régénération des tissus, nous regarderions la vie comme une création exécutée au moyen d’un acte plastique et régénérateur opposé aux manifestations vitales. Enfin, si nous voulions comprendre les deux faces du phénomène, l’organisation et la désorganisation, nous nous rapprocherions de la définition de la vie donnée par de Blainville : « la vie est un double mouvement interne de décomposition à la fois général et continu ». Plus récemment Herbert-Spencer a proposé la définition suivante : « la vie est la combinaison définie de changements hétérogènes à la fois simultanés et successifs » ; sous cette définition abstraite, le philosophe anglais veut surtout indiquer l’idée d’évolution et de succession qu’on observe dans les phénomènes vitaux. De telles définitions, tout incomplètes qu’elles soient, auraient au moins le mérite d’exprimer un aspect de la vie : elles ne seraient point purement verbales, comme celle de l’Encyclopédie : « la vie est le contraire de la mort », ou encore celle de Béclard : « la vie est l’organisation en action », celle de Dugès : « la vie est l’activité spéciale des êtres organisés », ce qui revient à dire : la vie, c’est la vie. Kant a défini la vie : « un principe intérieur d’action ». Cette définition, qui rappelle l’idée d’Hippocrate, a été adoptée par Tiedemann et par d’autres physiologistes. Il n’y a en réalité pas plus de principe intérieur d’activité dans la matière vivante que dans la matière brute. Les phénomènes qui se passent dans les minéraux sont certainement sous la dépendance des conditions atmosphériques extérieures ; mais il en est de même de l’activité des plantes et des animaux à sang froid. Si l’homme et les animaux à sang chaud paraissent libres et indépendants dans leurs manifestations vitales, cela tient à ce que leur corps présente un mécanisme plus parfait qui lui permet de produire de la chaleur en quantité telle qu’il n’a pas besoin de l’emprunter nécessairement au milieu ambiant. En un mot, la spontanéité de la matière vivante n’est qu’une fausse apparence. Il y a constamment des principes extérieurs, des stimulants étrangers qui viennent provoquer la manifestation des propriétés d’une matière toujours également inerte par elle-même.

Nous bornerons ici ces citations, que nous pourrions multiplier à l’infini sans trouver une seule définition complètement satisfaisante de la vie. Pourquoi en est-il ainsi ? C’est qu’à propos de la vie il faut distinguer le mot de la chose elle-même. Pascal, qui a si bien connu toutes les faiblesses et toutes les illusions de l’esprit humain, fait remarquer qu’en réalité les vraies définitions ne sont que des créations de notre esprit, c’est-à-dire des définitions de noms ou > des conventions pour abréger le discours ; mais il reconnaît des mots primitifs que l’on comprend sans qu’il soit besoin de les définir.

Or le mot vie est dans ce cas. Tout le monde s’entend quand on parle de la vie et de la mort. Il serait d’ailleurs impossible de séparer ces deux termes ou ces deux idées corrélatives, car ce qui vit, c’est ce qui mourra, ce qui est mort, c’est ce qui a vécu. Quand il s’agit d’un phénomène de la vie comme de tout phénomène de la nature, la première condition est de le connaître ; la définition ne peut être donnée qu’a posteriori, comme conclusion résumée d’une étude préalable ; mais ce n’est plus là, à proprement parler, une définition ; c’est une vue, une conception. Il s’agira donc pour nous de savoir quelle conception nous devons nous former des phénomènes de la vie aujourd’hui dans l’état actuel de nos connaissances physiologiques.

Cette conception a varié nécessairement avec les époques et suivant les progrès de la science. Au commencement de ce siècle, un physiologiste français, Le Gallois, publiait encore un volume d’expériences : sur le Principe de la vie et sur le siège de ce principe. On ne cherche plus maintenant le siège de la vie ; on sait qu’elle réside partout dans toutes les molécules de la matière organisée. Les propriétés vitales ne sont en réalité que dans les cellules vivantes, tout le reste n’est qu’arrangement et mécanisme. Les manifestations si variées de la vie sont des expressions mille et mille fois combinées et diversifiées de propriétés organiques élémentaires fixes et invariables. Il importe donc moins de connaître l’immense variété des manifestations vitales que la nature semble ne pouvoir jamais épuiser que de déterminer rigoureusement les propriétés de tissus qui leur donnent naissance. C’est pourquoi aujourd’hui tous les efforts de la science sont dirigés vers l’étude histologique de ces infiniment petits qui recèlent le véritable secret de la vie.

Aussi loin que nous descendions aujourd’hui dans l’intimité des phénomènes propres aux êtres vivants, la question qui se présente à nous est toujours la même. C’est la question qui a été posée dès l’antiquité au début même de la science : la vie est-elle due à une puissance, à une force particulière, ou n’est-elle qu’une modalité des forces générales de la nature ? en d’autres termes, existe-t-il dans les êtres vivants une force spéciale qui soit distincte des forces physiques, chimiques ou mécaniques ? Les vitalistes se sont toujours retranchés dans l’impossibilité d’expliquer physiquement ou mécaniquement tous les phénomènes de la vie ; leurs adversaires ont toujours répondu en réduisant un plus grand nombre de manifestations vitales à des explications physico-chimiques bien démontrées. Il faut avouer que ces derniers ont constamment gagné du terrain et qu’à notre époque surtout ils en gagnent chaque jour de plus en plus. Arriveront-ils ainsi à tout ramener à leurs théories et ne restera-t-il pas malgré leurs efforts un quid proprium de la vie qui sera irréductible ? C’est le point qu’il s’agit d’examiner. En analysant avec soin tous les phénomènes vitaux dont l’explication appartient aux forces physiques et chimiques, nous refoulerons le vitalisme dans un domaine plus circonscrit et dès lors plus facile à déterminer.

Des deux ordres de phénomènes nutritifs qui constituent essentiellement la vie et qui sont l’origine de toutes ses manifestations sans exception, il en est un, celui de la destruction, de la désassimilation organique, qui rentre complètement dès maintenant dans les actions chimiques ; ces décompositions dans les êtres vivants n’ont rien de plus ou moins mystérieux que celles qui nous sont offertes par les corps inorganiques. Quant aux phénomènes de genèse organisatrice et de régénération nutritive, ils paraissent au premier abord d’une nature vitale tout à fait spéciale, irréductibles aux actions chimiques générales ; mais ce n’est encore là qu’une apparence, et pour bien s’en rendre compte il faut considérer ces phénomènes sous le double aspect qu’ils présentent d’une synthèse chimique ordinaire et d’une évolution organique qui s’accomplit. En effet, la genèse vitale comprend des phénomènes de synthèse chimique arrangés, développés suivant un ordre particulier qui constitue leur évolution. Il importe de séparer les phénomènes chimiques en eux-mêmes de leur évolution, car ce sont deux choses tout à fait distinctes. En tant qu’actions synthétiques, il est évident que ces phénomènes ne relèvent que des forces chimiques générales ; en les examinant successivement un à un, on le démontre clairement. Les matières calcaires qu’on rencontre dans les coquilles des mollusques, dans les œufs des oiseaux, dans les os des mammifères, sont bien certainement formées selon les lois de la chimie ordinaire pendant l’évolution de l’embryon. Les matières grasses et huileuses sont dans le même cas, et déjà la chimie est parvenue à reproduire artificiellement dans les laboratoires un grand nombre de principes immédiats et d’huiles essentielles, qui sont naturellement l’apanage du règne animal ou végétal. De même les matières amylacées qui se développent dans les animaux et qui se produisent par l’union du carbone et de l’eau sous l’influence du soleil dans les feuilles vertes des plantes, sont bien des phénomènes chimiques les mieux caractérisés. Si pour les matières azotées ou albuminoïdes les procédés de synthèse sont beaucoup plus obscurs, cela tient à ce que la chimie organique est encore trop peu avancée ; mais il est bien certain néanmoins que ces substances se forment par les procédés chimiques dans les organismes des êtres vivants. À la vérité, on peut dire que les agents des synthèses organiques, les germes et les cellules, constituent des agents tout à fait exceptionnels. On pourrait, dire de même pour les phénomènes de désorganisation que les ferments sont aussi des agents particuliers aux êtres vivants. Je pense quant à moi que c’est là une loi générale et que les phénomènes chimiques dans l’organisme sont exécutés par des agents ou des procédés spéciaux ; mais cela ne change rien à la nature purement chimique des phénomènes qui s’accomplissent et des produits qui en sont la conséquence.

Après avoir examiné la synthèse chimique, arrivons à l’évolution organique. Les agents des phénomènes chimiques dans les corps vivants ne se bornent pas à produire des synthèses chimiques de matières extrêmement variées, mais ils les organisent et les approprient à l’édification morphologique de l’être nouveau. Parmi ces agents de la chimie vivante, le plus puissant et le plus merveilleux est sans contredit l’œuf, la cellule primordiale qui contient le germe, principe organisateur de tout le corps. Nous n’assistons pas à la création de l’œuf ex nihilo, il vient des parents, et l’origine de sa virtualité évolutive nous est cachée ; mais chaque jour la science remonte plus haut vers ce mystère. C’est par le germe, et en vertu de cette sorte de puissance évolutive qu’il possède, que s’établissent la perpétuité des espèces et la descendance des êtres ; c’est par lui que nous comprenons les rapports nécessaires qui existent entre les phénomènes de la nutrition et ceux du développement. Il nous explique la durée limitée de l’être vivant, car la mort doit arriver quand la nutrition s’arrête, non parce que les aliments font défaut, mais parce que l’enchaînement évolutif de l’être est parvenu à son terme, et que l’impulsion cellulaire organisatrice a épuisé sa vertu.

Le germe préside encore à l’organisation de l’être en formant, à l’aide des matières ambiantes, la substance vivante et en lui donnant les caractères d’instabilité chimique qui deviennent la cause des mouvements vitaux incessants qui se passent en elle. Les cellules, germes secondaires, président de la même façon à l’organisation cellulaire nutritive. Il est bien évident que ce sont des actions purement chimiques ; mais il est non moins clair que ces actions chimiques en vertu desquelles l’organisme s’accroît et s’édifie s’enchaînent et se succèdent en vue de ce résultat qui est l’organisation et l’accroissement de l’individu animal ou végétal. Il y a comme un dessin vital qui trace le plan de chaque être et de chaque organe, en sorte que, si, considéré isolément, chaque phénomène de l’organisme est tributaire des forces générales de la nature, pris dans leur succession et dans leur ensemble, ils paraissent révéler un lien spécial ; ils semblent dirigés par quelque condition invisible dans la route qu’ils suivent, dans l’ordre qui les enchaîne. Ainsi les actions chimiques synthétiques de l’organisation et de la nutrition se manifestent comme si elles étaient dominées par une force impulsive gouvernant la matière, faisant une chimie appropriée à un but et mettant en présence les réactifs aveugles des laboratoires, à la manière du chimiste lui-même. Cette puissance d’évolution immanente à l’ovule qui doit reproduire un être vivant embrasse à la fois, ainsi que nous le savons déjà, les phénomènes de génération et de nutrition ; les uns et les autres ont donc un caractère évolutif qui en est le fond et l’essence.

C’est cette puissance ou propriété évolutive que nous nous bornons à énoncer ici qui seule constituerait le quid proprium de la vie, car il est clair que cette propriété évolutive de l’œuf, qui produira un mammifère, un oiseau ou un poisson, n’est ni de la physique, ni de la chimie. Les conceptions vitalistes ne peuvent plus aujourd’hui planer sur l’ensemble de la physiologie. La force évolutive de l’œuf et des cellules est donc le dernier rempart du vitalisme ; mais en s’y réfugiant, il est aisé de voir que le vitalisme se transforme en une conception métaphysique et brise le dernier lien qui le rattache au monde physique, à la science physiologique. En disant que la vie est l’idée directrice ou la force évolutive de l’être, nous exprimons simplement l’idée d’une unité dans la succession de tous les changements morphologiques et chimiques accomplis par le germe depuis l’origine jusqu’à la fin de la vie. Notre esprit saisit cette unité comme une conception qui s’impose à lui, et il l’explique par une force ; mais l’erreur serait de croire que cette force métaphysique est active à la façon d’une force physique. Cette conception ne sort pas du domaine intellectuel pour venir réagir sur les phénomènes pour l’explication desquels l’esprit l’a créée ; quoique émanée du monde physique, elle n’a pas d’effet rétroactif sur lui. En un mot, la force métaphysique évolutive par laquelle nous pouvons caractériser la vie est inutile à la science, parce qu’étant en dehors des forces physiques elle ne peut exercer aucune influence sur elles. Il faut donc ici séparer le monde métaphysique du monde physique phénoménal qui lui sert de base, mais qui n’a rien à lui emprunter. Leibniz a exprimé cette délimitation dans des paroles que nous rappelions au début de cette étude ; la science la consacre aujourd’hui.

En résumé, si nous pouvons définir la vie à l’aide d’une conception métaphysique spéciale, il n’en reste pas moins vrai que les forces mécaniques, physiques et chimiques sont seules les agents effectifs de l’organisme vivant, et que le physiologiste ne peut avoir à tenir compte que de leur action ; Nous dirons avec Descartes : on pense métaphysiquement, mais on vit et on agit physiquement.

Claude Bernard.