(1867) Cours familier de littérature. XXIV « CXLIIIe entretien. Littérature cosmopolite. Les voyageurs »
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(1867) Cours familier de littérature. XXIV « CXLIIIe entretien. Littérature cosmopolite. Les voyageurs »

CXLIIIe entretien.
Littérature cosmopolite.
Les voyageurs

Voyages en Perse et en Orient. Par le chevalier Chardin (suite)

I

Après que ce voyageur parfait a puissamment éveillé et satisfait la curiosité de l’Europe sur ces merveilleuses terres des califes, des contes et des Mille et une Nuits, il passe à la religion, à l’histoire et aux mœurs. La religion, étudiée par lui dans ses détails, est un code complet de l’islamisme persan et du schisme qui le distingue du mahométisme orthodoxe des Turcs. Un volume entier n’y suffit pas. C’est plutôt un livre de théologie à l’usage des mahométans que des chrétiens. Mais, à cette époque, c’était moins connu qu’aujourd’hui des Européens, et on lui pardonne cette longueur sur un schisme qu’on connaissait mal de son temps.

Mais, revenant sur son sujet, il fait une description détaillée d’Ispahan, capitale de la Perse, qu’il habita cinq ans ; il donne pour cela la parole à tous les quartiers et à tous les monuments de cette grande ville, racontant leur histoire anecdotique comme s’ils vivaient et parlaient encore. Aucune ville ne fut aussi complétement décrite que celle-là. Son histoire est l’histoire de ses habitants ; nous allons en citer les plus remarquables passages. On pourrait après cela se promener dans Ispahan, comme dans Paris ou Londres.

II

La ville d’Ispahan, en y comprenant les faubourgs, est une des plus grandes villes du monde, et n’a pas moins de douze lieues, ou vingt-quatre milles de tour. Les Persans disent, pour exalter sa grandeur: Sefahon nispe gehon 11, c’est-à-dire, Ispahan est la moitié du monde: mot qui fait bien voir qu’ils ne connaissent guère le reste du monde, où il se trouve plus d’une ville de qui cela se pourrait dire avec encore plus de fondement. Plusieurs gens font monter le nombre de ses habitants à onze cent mille âmes. Ceux qui en mettent le moins assurent qu’il y en a six cent mille12. Les mémoires qu’on m’avait donnés étaient fort différents sur cela ; mais ils étaient assez semblables sur le nombre des édifices, qu’ils faisaient monter à trente-huit mille deux à trois cents ; savoir: vingt-neuf mille quatre cent soixante-neuf dans l’enceinte de la ville, et huit mille sept cent quatre-vingts au dehors, tout compris, les palais, les mosquées, les bains, les bazars, les caravansérais et les boutiques ; car les boutiques, surtout les grandes et bien fournies, sont au cœur de la ville, séparées des maisons où l’on demeure. Il ne faut pas faire la preuve de ces comptes par nos manières de proportions européennes, en comptant le nombre des maisons par l’étendue du terrain, ni celui du peuple par le nombre des maisons: on s’y méprendrait fort ; car les bazars, qui sont des rues couvertes qui traversent la ville d’un bout à l’autre en divers endroits, ne contiennent que des boutiques, lesquelles sont vides durant la nuit, sans que personne y habite, ni y fasse de garde: ce qui change beaucoup les choses. Après tout, je crois Ispahan autant peuplé que Londres, qui est la ville la plus peuplée de l’Europe. On y trouve toujours une telle foule dans les bazars, que les gens qui vont à cheval font marcher devant eux des valets de pied pour fendre la presse et se faire faire passage, parce qu’en cent endroits on y est les uns sur les autres. Il est vrai que ce n’est qu’en ces lieux-là qu’il se trouve une si grande affluence de peuple, et qu’on va fort à l’aise dans les autres endroits de la ville. Cependant, si l’on fait réflexion sur deux choses singulières, l’une que les femmes, en Perse, hors celles des pauvres gens, sont recluses et ne sortent que pour affaires, on trouvera que cette ville doit être effectivement des plus peuplées.

Elle est bâtie le long du fleuve de Zenderoud, sur lequel il y a trois beaux ponts, dont je ferai la description ci-dessous: l’un qui répond au milieu de la ville, et les deux autres aux deux bouts, à droite et à gauche. Ce fleuve de Zenderoud (Zendéh-roùd) prend sa source dans les montagnes de Jayabat, à trois journées de la ville, du côté du nord, et c’est un petit fleuve de soi-même ; mais Abas le Grand y a fait entrer un autre fleuve beaucoup plus gros, en perçant, avec une dépense incroyable, des montagnes qui sont à trente lieues d’Ispahan, qu’on prétend être les monts Acrocerontes13, de manière que le fleuve de Zenderoud est aussi gros à Ispahan, durant le printemps, que la Seine l’est à Paris durant l’hiver ; mais c’est au printemps seulement que cela arrive, parce qu’alors ce fleuve grossit par les neiges qui fondent, au lieu que dans les saisons suivantes, on le saigne de toutes parts pour lui faire arroser par des rigoles les jardins et les terres. Ce fleuve se jette sous terre entre Ispahan et la ville de Kirman, où il reparaît, et d’où il va se rendre dans la mer des Indes14. L’eau en est fort légère et fort douce partout, et cependant on ne se donne pas la peine à Ispahan d’en aller quérir, quoique tout le monde, généralement parlant, ne boive que de l’eau pure, parce que chacun boit l’eau de son puits, qui est également douce et légère ; assurément, on n’en saurait boire nulle part de plus excellente.

Le fleuve qu’on a fait entrer dans celui de Zenderoud s’appelle Mamhoud Kèr 15. Les montagnes dont il sort sont de roche vive, assez égales et assez unies, entr’ouvertes çà et là par des ventouses ou soupiraux pour donner passage aux vents, comme l’on en voit aux murs des bastions en quelques pays. L’eau, en plusieurs endroits, coule au travers des montagnes, entre autres, l’on voit une ouverture de la grosseur de quatre tonneaux en rond, par où elle sort comme par un tuyau, tombant dans un grand bassin, et très-profond, fait dans le roc, soit par la chute de l’eau même, soit par artifice, d’où elle se répand dans la plaine, et se rend dans le lieu qui la conduit à celui de Zenderoud. En montant au-dessus de la montagne, à l’endroit de cette grande ouverture, on voit, par un soupirail qu’a formé la nature, l’eau dans le sein de la montagne, semblable à un lac dormant, qui n’a point de fond: car en jetant des pierres dedans, on entend le retentissement du son répercuté dans les concavités avec un fort grand bruit. L’eau en fait aussi un fort grand en tombant le long du rocher, pour se rendre dans son canal ; et c’est d’où est venu le nom de ce fleuve, qui signifie Mahmoud le Sourd, parce qu’on ne s’entend pas auprès de cette sortie et chute d’eau. On tient que ce n’est pas eau de source, mais eau de neige, qui en fondant distille à travers les rochers dans ce lac enfermé ; et on le juge ainsi, parce qu’en mettant de cette eau sur la langue, on y trouve de l’acrimonie et que l’on n’en est pas désaltéré quand on en boit ; mais elle perd cette qualité en se mêlant dans le fleuve de Zenderoud.

Avant d’entrer dans ce détail, il faut que je donne un avis que je crois nécessaire, pour empêcher de juger peu équitablement de cette description, sur ce que tout y est particularisé et mis en détail, au-dessus de ce qui semble qu’un voyageur ait pu la faire. Je ne dirai pas pour cet effet que, durant dix ans, j’ai passé la plupart du temps à Ispahan, et qu’il n’y avait guère de maison considérable où je n’eusse quelque habitude, soit parce que je parlais bien la langue, soit par le moyen de mon commerce, qui me donnait l’accès libre chez les grands, de même que je l’avais à la cour, en qualité de marchand du roi. Mais voici la manière dont je suis parvenu à la connaissance de tout ce détail. Je contractai, à Ispahan, l’an 1666, une amitié particulière avec le chef du commerce des Hollandais, qui était un très-savant homme, nommé Herbert de Jager. Il me suffira de dire, pour donner une idée de son mérite, que Golius, ce fameux professeur des langues orientales, le jugeait le plus digne de tous ses disciples de remplir sa chaire et de lui succéder. Une passion commune de connaître la Perse et d’en faire de plus exactes et plus amples relations qu’on n’avait encore faites nous lia d’abord d’amitié, et nous convînmes, l’année suivante, de faire aussi, à frais et à soins communs, une description de la ville capitale, où rien ne fût omis de ce qui serait digne d’être su. Nous commençâmes par faire travailler sur notre projet deux molla (on appelle ainsi les prêtres et docteurs mahométans), et à intéresser tous nos amis dans notre dessein. Ces molla nous écrivaient le nom des quartiers, des rues, des églises, des bâtiments publics, des palais et principaux édifices, avec le nom et les emplois de ceux qui les avaient construits, et qui y demeuraient, les antiquités et les fondations, la police des tribunaux, l’ordre qu’on tient dans les registres et dans les comptes de l’État. Nous mettions, jour par jour, les rôles en latin pour nous les communiquer ; et quand nous vîmes nos docteurs épuisés, nous nous mîmes à examiner leurs mémoires sur les lieux, et à en composer une relation, chacun en particulier. Nous allâmes ensuite courir les dehors de la ville, dix lieues à la ronde. La fin de l’automne ayant prévenu celle de notre ouvrage, nous ne pûmes nous le communiquer achevé, parce que nous fûmes obligés de nous séparer ; mais nous le fîmes deux ans après. La relation de mon illustre ami était de quatorze mains de papier, et cependant elle était abrégée en tant d’endroits, que c’était une pièce informe. Enfin, l’an 1676, me trouvant de loisir à Ispahan, je réduisis cette longue relation à une juste mesure, après l’avoir revue sur les lieux ; et la voici presque au même état où je la mis dès lors.

III

Dès qu’un Persan peut se loger convenablement, il bâtit une maison neuve. Une maison qui n’a pas été construite pour l’usage de son maître ne peut pas plus lui convenir qu’un habit dont on n’aurait pas pris la mesure.

Le premier beau palais que Chardin rencontra est celui de Saroutaki, grand vizir du roi sous le dernier règne.

Saroutaki était fils d’un boulanger de Tauris, capitale de la Médie, qui, n’ayant pas moyen de le pousser, l’envoya à Ispahan chercher fortune. Il y alla, et se fit soldat, pensant ne pouvoir mieux se placer pour faire paraître l’excellence de ses talents naturels. Ses premiers camarades se trouvèrent, pour son malheur, être de jeunes débauchés. Il arriva, au bout de deux ans, qu’un officier du roi, l’ayant reconnu capable de quelque chose de plus que de porter le mousquet, le prit pour son secrétaire ; mais il n’eut pas été là trois mois, qu’un enfant du quartier, qui avait été perdu huit jours durant, fut trouvé dans sa chambre dans l’état des gens qu’on enlève violemment. Les parents de l’enfant, outrés du traitement qu’il lui avait fait, s’allèrent jeter aux pieds du roi, comme il était à la promenade, en lui demandant justice de cet horrible excès. Le roi, qui se trouva gai et de bonne humeur, leur dit en souriant: « Allez le punir. » Ces gens, emportés de fureur, n’entendirent point raillerie ; ils coururent à son logis, et l’ayant rencontré comme il en sortait à cheval avec un laquais seulement, ils le renversèrent par terre, ils lui déchirèrent ses habits, et ils exécutèrent en un instant l’ordre du roi avec la rage qu’on peut s’imaginer en des gens irrités comme ils l’étaient: car c’est ainsi que souvent, en Perse, chacun venge de ses propres mains les torts qu’on lui a faits dès que la justice l’ordonne ou le permet.

Le maître de Saroutaki était proche du roi lorsque la plainte fut faite et la punition ordonnée ; et, comme il vit que le prince se mit à parler assez gaiement de l’arrêt qu’il venait de donner, et en souriait en le regardant, il prit la liberté de lui dire en riant: « En vérité, sire, c’est dommage que ce malheureux garçon meure ; car il a infiniment d’esprit, et il pourrait rendre un jour d’importants services à Votre Majesté. » Le roi répondit: « Eh bien, qu’on le sauve, s’il est encore temps, ou qu’on le fasse panser. » Le pardon du roi arriva trop tard: sa sentence avait déjà été exécutée ; mais elle l’avait été si heureusement, que le criminel n’en mourut pas, comme on en court le risque dès qu’on a dix-huit ans passés. Cependant, comme l’opération avait été faite avec un gros couteau et par des gens acharnés qui ne se souciaient pas de la bien faire, il ne fut jamais bien guéri. Le supplice de Saroutaki l’ayant rendu incapable de débauche, il s’attacha aux affaires, et, en dix ans de temps, il se rendit si habile dans les finances, qu’on le fit contrôleur général du vizir ou intendant de Mazenderan, qui est l’Hyreanie, lequel étant venu à mourir, Saroutaki fut mis à sa place. Il fut fait ensuite gouverneur de Guilan (Guylân) qui est une province voisine, et fut employé en qualité de général et de commissaire général en plusieurs emplois très-importants. Il parvint de là à la qualité de nazir (nâzir): on appelle ainsi le surintendant général, ou maître de la maison du roi et de tout son domaine, et enfin à celle de premier ministre d’État.

L’histoire et les gens de son temps assurent qu’il n’y en a jamais eu de si éclairé dans l’exercice de cette charge suprême. Il savait jusqu’à un denier le revenu de l’État et celui du roi: car, en Perse, le revenu du roi et le revenu de l’État sont distingués et séparés, et il savait de même le revenu de tous les grands du royaume, ce qu’ils pillaient sur le peuple, et même ce qu’ils dépensaient et ce qu’ils amassaient. Le zèle de ce ministre était incomparable, tant pour le bien public que pour celui de son maître. Il haïssait tous ces présents dont l’usage est universel en Orient pour obtenir les grâces et les emplois, et il ne manquait point de faire entrer dans les coffres du roi tous ceux qu’il apprenait que les ministres recevaient ou se faisaient donner à cette fin. Sefi Ier (Sséfy), qui régnait alors, laissait faire ce sage et intègre vizir, étant ravi d’avoir un grand vizir de cette probité ; mais, comme il ne voulait pas avoir part à la haine que ce ministre s’attirait par sa sévérité, il en raillait souvent lui-même en présence de la cour, disant, entre autres choses: « On parle tant d’Omar » (c’est le second successeur de Mohamed, un homme que les Persans détestent parfaitement, le tenant pour hérésiarque et pour tyran) ; « on l’appelle chien, cruel et maudit ; le voilà ressuscité en la personne de mon vizir. » En effet, il était étrangement haï par les grands de l’État, qui l’immolèrent enfin à leur fureur.

La chose arriva l’an 1643, qui était le troisième du règne d’Abas II, et voici comment: Un gouverneur de Guilan, nommé Daoud-Kan (Dâoùd khân), avait fait plus de deux millions d’extorsions durant la première année du règne de ce prince ; lequel étant venu jeune à la couronne, les gouverneurs et les intendants s’imaginaient qu’on pouvait tout faire impunément. Saroutaki fit appeler Daoud-Kan à la cour, et le pressait de rendre compte de sa conduite. Daoud-Kan s’en excusait sur ce qu’on n’a pas accoutumé de faire venir des gouverneurs de province à compte. Janikan, général des courtchis16, qui est le plus puissant corps de troupes qu’ait la Perse, proche parent de ce Daoud-Kan, le défendait de tout son pouvoir ; mais, voyant qu’il ne gagnait rien auprès du premier ministre, et que son parent allait être poussé à bout, il en porta ses plaintes au roi, tant en particulier qu’en public, le suppliant de mettre à couvert le gouverneur de Guilan des recherches du premier ministre. Le roi, qui était jeune, écoutait tout et répondait à tout favorablement ; mais sa mère retenait sa facilité, et l’empêchait de rien accorder qui allât contre le bien de l’État. Le crédit des mères des rois de Perse est grand, tandis qu’ils sont en bas âge, et la mère d’Abas II en avait aussi un fort grand, et qui était des plus absolus. Elle était en étroite confidence avec le premier ministre, et ils s’entr’aidaient tous deux mutuellement. Janikan (Djâny-khân) ne voyant, à cause de cela, aucun moyen de sauver son parent, rompit ouvertement avec le premier ministre et se déclara hautement son ennemi ; mais le ministre se contentait de pousser sa pointe. Il arriva, au mois d’octobre, que, dans une audience d’ambassadeurs, Janikan trouvant le roi chagrin contre le premier ministre, sur un sujet qu’on raconte diversement, il commença à l’accuser de plusieurs choses, les unes vraies et les autres fausses, que le prince écouta assez aigrement. L’audience finie, le roi voulut monter à cheval, et, par malheur pour le premier ministre, il sortit par le grand portail du palais, par où il passe fort rarement, parce qu’il est le plus éloigné du sérail. Le prince trouva le cheval du premier ministre tout contre le sien. On le lui menait toujours le plus proche qu’il se pouvait du lieu où était le roi, à cause de son grand âge et de ses infirmités, et afin qu’il eût moins de pas à faire. Le roi, voyant ainsi un autre cheval près du sien, demanda à qui il appartenait. Janikan, qui était aux côtés du roi, trouvant cette belle occasion de donner un coup de dent au premier ministre, répondit: « Eh ! qui pourrait, sire, avoir l’insolence de faire cela, que ce vieux chien de grand vizir: il ne se contente pas de maltraiter les serviteurs, il perd encore le respect pour le maître. » — « Je le sais bien, Janikan, repartit le roi ; il y faut pourvoir. » Il n’est pas certain si c’est là tout ce que le roi lui dit, car on le raconte diversement ; mais, quoi qu’il en soit, Janikan prit la réponse du roi pour un ordre de faire mourir le premier ministre, et il résolut de l’exécuter le lendemain matin.

Ce jour-là, il fut de bonne heure au palais, et, tirant à part ce qu’il y trouva de gens qu’il savait être ennemis du grand vizir, entre lesquels le plus considérable était le grand maître de l’artillerie, il leur dit qu’il avait ordre du roi d’aller prendre la tête du premier ministre, et les pria de l’accompagner. Ils prirent encore avec eux d’autres gens de leur cabale qu’ils rencontrèrent sur le chemin, sans leur dire pourtant autre chose, sinon qu’ils allaient porter à ce ministre un ordre du roi de la dernière importance. Ce vieux seigneur était dans le sérail quand ils arrivèrent, et, en ayant été averti, il sortit en robe de chambre ; et, entrant par une porte de derrière dans la salle où il les avait fait mener, il leur dit qu’il les priait de s’asseoir jusqu’à ce qu’il fût habillé, et qu’il les allait venir retrouver. Janikan s’approchant là-dessus avec sa troupe, et l’entourant, lui dit: « Chien maudit, nous ne sommes pas venus ici pour nous asseoir, mais pour te couper cette vieille méchante tête qui a rempli la Perse de malheurs, et a fait périr tant de grands seigneurs infiniment plus gens de bien que toi ! » Et, en disant cela, il cria au grand maître de l’artillerie: « Vour ! »17, c’est-à-dire Frappe ! Celui-ci, en même temps, lui enfonça le poignard dans le corps, et, d’un coup de genou, le jeta à bas sur le bord d’un grand rond d’eau, à bord de jaspe, qui tient le milieu de la salle. Le coup ne l’avait pas tué ; il leur dit d’une voix basse: « Que vous ai-je fait, mes princes, et que me faites-vous sur mes vieux jours ? » Janikan, entendant sa voix, cria au grand maître: « Achève ce chien », et, en même temps, il tira l’épée lui-même et s’avança pour se jeter dessus. Le grand maître le prévint et abattit la tête de cet infortuné, qui tomba aux pieds de Janikan, et d’un autre coup lui coupa le corps presque en deux. Janikan prit la tête par la moustache et, s’avançant sur le bord du rond d’eau pour y laver sa main qui était ensanglantée, il la porta ensuite trois ou quatre fois pleine d’eau à la bouche, en disant: « À présent, voilà ma soif apaisée. »

Il mit ensuite une garnison de ses gens dans le palais du vizir, comme s’il eût eu un ordre fort précis de le faire, et remonta à cheval, tenant la tête d’une main et son épée nue de l’autre, prenant le chemin du palais. Sa suite se trouva en un instant grossie de plusieurs grands seigneurs, avec qui il alla se présenter au roi, et lui dit, selon les compliments du pays: « Sire, que votre tête soit toujours glorieuse et saine. Voici celle de ce vieux chien qui perdait le respect pour Votre Majesté, et qui était devenu traître, tant à sa personne qu’à son État, lequel il ruinait par son audace et par sa tyrannie: il tramait une révolte qui eût coûté la vie à Votre Majesté, et c’est ce qui m’a obligé de lui ôter la sienne par l’amour que j’ai pour la vôtre. » Le roi, fort effrayé et consterné du spectacle, ne perdit pourtant pas le jugement, mais lui répondit fort prudemment pour un jeune prince, quoique en tremblant: « Janikan ! que ta main soit exaltée, tu as fort bien fait. Que ne m’avertissais-tu de la perfidie de ce méchant: il y a longtemps que j’aurais fait faire ce que tu as fait aujourd’hui. Je te donne sa charge et ce que tu voudras de ses biens. »

Saroutaki était alors dans la treizième année de son ministère et dans la quatre-vingtième de sa vie.

On sera sans doute bien aise d’apprendre la vengeance qui fut faite de la mort de ce vieux ministre, et je la raconterai d’autant plus volontiers, qu’elle n’est pas moins tragique ni moins exemplaire, et qu’on peut bien assurer qu’il n’a été jamais parlé de grande fortune sitôt faite et sitôt détruite. Janikan, applaudi du roi extérieurement, comme je viens de le dire, et de toute la cour, qui l’allait féliciter de son lâche assassinat comme d’un rare exploit de guerre, crut qu’il était monté en haut de la roue ; et il y était effectivement monté, mais c’était pour rendre sa chute plus éclatante et plus terrible que la fortune l’avait comme guindé si haut. Tout le monde s’empressa d’abord à le suivre, et le jour même de cette vilaine action, il revint du palais, suivi de trois cents personnes à cheval. Deux jours après, il fut fait généralissime de la Perse, ce qui mettait trente mille hommes sous son commandement, qu’il pouvait assembler dans vingt-quatre heures ; et, dans les cinq jours de temps que dura seulement sa faveur, on lui fit la valeur de vingt mille louis d’or de présents pour avoir seulement ses bonnes grâces ou sa recommandation.

J’ai touché un mot du pouvoir que la reine mère avait sur l’esprit du roi, et combien d’ailleurs elle était unie d’amitié et d’intérêt avec le premier ministre ; et j’ai dit aussi la consternation du roi, quand les assassins de ce seigneur lui présentèrent sa tête. La reine, le voyant revenu au sérail avec cette consternation sur le visage, appréhenda que le vizir n’en fût en partie cause, et, en approchant tendrement de sa personne, elle lui dit: « Mon cher prince, pourquoi êtes-vous troublé comme je vous vois ? Ce vieux ministre, qui vous sert de père, serait-il bien assez malheureux pour avoir mérité votre indignation. Soixante années de bons services rendus à Votre Majesté et à ses prédécesseurs, et son extrême vieillesse, valent bien qu’on lui pardonne quelque faute ; toutefois, s’il en a fait de telle nature qu’elle exige punition, ôtez-lui sa charge, et laissez à la mort, qui est si proche de lui, à lui ôter la vie. » Le roi lui répondit: « Anâ kanum 18, duchesse, ma mère, son affaire est faite ; il vient de mourir. »

Les femmes, dans tout l’Orient, surtout celles de qualité, ne s’étudient point à réprimer les passions, ce qui fait qu’elles en sont toujours agitées avec fureur. Saroutaki était l’agent et le fidèle de la mère du roi ; il lui amassait des biens immenses ; elle gouvernait la Perse à son gré par son ministre: on peut penser là-dessus à quel excès elle fut irritée. Elle envoya sur le soir un des principaux eunuques à Janikan, lui demander pour quel sujet il avait été assassiner si cruellement le premier ministre, que ses services si longs et si importants devaient rendre sacré à tous les Persans. Janikan, ébloui de sa fortune et emporté de la haine qu’il avait pour la reine mère, à cause du défunt, répondit fièrement à l’eunuque: « Saroutaki était un chien et un voleur qu’il y a longtemps qu’on devait faire mourir. Dites cela à la grande-duchesse (c’est le titre qu’on donne à la mère du roi), et que c’était un franc larron. Julfa (c’est un faubourg d’Ispahan, peuplé d’Arméniens) ne doit payer que vingt-deux mille cinq cents livres de taille, et je prouverai qu’en cinq mois ce chien maudit en a arraché deux cent mille livres. » Il disait cela pour piquer davantage la reine mère, parce que le revenu de ce faubourg est dans l’apanage des mères du roi, et qu’on n’y peut lever un sou sans leur ordre.

La princesse, poussée à bout par ces nouveaux outrages, anima toute cette nuit-là le roi à la vengeance. Il y était bien résolu, mais il ne savait comment s’y prendre. La princesse, désespérée de ce qu’il ne servait pas sa fureur sur-le-champ, conjura le lendemain avec une personne de qualité, qu’elle savait dans ses intérêts, pour faire assassiner Janikan ; mais celui-ci, qui avait déjà semé d’espions la cour et la ville, découvrit la conjuration avant qu’elle fût formée. Il la communiqua à son parti, qui ne crut pas pouvoir se sauver qu’en faisant une conjuration opposée, qui était d’aller arracher la reine mère du milieu du sérail et de la faire mourir. Si ce que je rapporte n’était d’une notoriété publique en Perse, je ne l’aurais jamais pu croire, parce que les sérails sont des lieux si sacrés pour les Persans, particulièrement celui du roi, que c’est une impudence punissable de tourner seulement les yeux vers la porte.

Le chirachi-bachi19, qui est le chef de la sommellerie du roi, était un des conjurés de Janikan. Il était, à la vérité, un des grands ennemis du mort ; mais, faisant réflexion sur le crime et sur le danger de l’entreprise, dont il était moralement impossible d’éviter la punition tôt ou tard, il résolut de la découvrir au roi, ne voyant point d’autre voie de se tirer du mauvais pas où il s’était engagé. Il va sur le soir au palais, s’adresse au capitaine de la porte du sérail, lui conte la conjuration avec les particularités qu’il en savait, et que le jour suivant était destiné à l’exécuter. On avait peine dans le sérail à croire le rapport de ce conjuré ; toutefois, comme la chose était trop importante pour en négliger l’avis, et que la reine et les eunuques, que la conjuration regardait, croyaient à tout moment qu’on les venait mettre en pièces, le roi se laissa pousser à faire mourir le lendemain matin tout ce nombre d’assassins, sans autre forme de procès. Ce jour-là donc, qui était le cinquième de l’assassinat du premier ministre, le roi, vêtu tout de rouge, selon la manière du pays, qui fait que le roi s’habille de cette façon lorsqu’il doit faire mourir quelque grand seigneur ; le roi, dis-je, se rendit le matin à la salle où tous les grands seigneurs étaient assis à l’ordinaire, et s’adressant à Janikan, Sa Majesté lui dit: « Perfide, rebelle, de quelle autorité avez-vous tué mon vizir ? » Il voulut répondre, mais le roi ne lui en donna pas le loisir. Il se leva en disant tout haut: « Frappez ! » et se retira dans un cabinet qui n’était séparé de la salle que par des vitres de cristal. Aussitôt, des gardes apostés se jetèrent sur les proscrits, et, à coups de hache, les mirent en pièces sur les beaux tapis d’or et de soie dont la salle était couverte, aux yeux du prince et de toute la cour. Dans le même temps, d’autres gardes, avec deux des principaux eunuques, coururent exécuter de même manière les autres proscrits, qui étaient les uns dans le bain, les autres dans leurs maisons. Le nombre des grands seigneurs qu’on mit en pièces était quatre gouverneurs de province, le grand maître de l’artillerie et trois autres. Au bout de deux heures, on jeta les corps ainsi coupés en pièces au milieu de la place Royale, vis-à-vis du grand portail du palais, où les crocheteurs les dépouillèrent jusqu’à la chemise, leur jetant seulement un peu de terre sur les parties viriles. On les y laissa trois jours en cet état (grand exemple de la justice céleste et des misères humaines), et après on les porta dans un cimetière hors de la ville, où ils furent enterrés pêle-mêle dans une même fosse.

La mère du roi, se voyant défaite de ses principaux ennemis, étendit sa vengeance sur la maison de Daoud-Kan, comme l’auteur de toute cette longue et cruelle tragédie. On ne se contenta pas de confisquer ses biens, comme aux autres, on ne laissa pas un sou à tous ses parents jusqu’au troisième degré. Ses filles furent vendues publiquement ; ses fils furent faits eunuques, et donnés en qualité d’esclaves à un seigneur qui avait autrefois servi leur père.

Tirant de là vers la place Royale, on trouve sur la gauche un des beaux caravansérais d’Ispahan. C’est un bâtiment carré à double étage, chacun de quelque vingt pieds de haut et de quelque soixante-dix toises de diamètre. On y entre par un portique assez long, sous lequel il y a des boutiques d’un et d’autre côté. Chaque face a vingt-quatre logements en bas et autant en haut, comme un dortoir de couvent, au milieu desquels il y en a un plus grand que les autres, bâti sous un haut portique semblable à celui où est l’entrée, lequel est fait en demi-dôme, plat sur le devant, orné de mosaïques. Les chambres d’en bas sont le long d’une galerie, ou relais ou parapet, comme on voudra l’appeler, haut de terre d’environ cinq pieds, et profonds de dix-huit à vingt pieds, larges de quinze à seize et élevées de deux doigts sur la galerie. Les Persans appellent ces galeries ou rebords de pierre, qui règnent autour des caravansérais, maatab 20, c’est-à-dire place à la lune, parce que c’est où l’on couche environ huit mois de l’année, pour être plus fraîchement, et où l’on prend le frais à l’ombre durant le jour. Chaque chambre a, de plus, une place sur le devant, de la largeur de la chambre même, profonde de la moitié et couverte d’une arcade. Les chambres d’en haut ont chacune une antichambre et un balcon ; et c’est d’ordinaire où les marchands logent avec leurs femmes, lorsqu’ils en mènent, le bas étage leur servant communément de boutique ou de magasin. Sur le derrière du caravansérai, il y a encore de grands magasins. Au milieu de la cour, qui est fort bien pavée, il y a un grand bassin d’eau, avec un jet et des puits au coin. C’est là à peu près la structure et la forme de tous les grands caravansérais d’Ispahan, qui sont bâtis de pierres ou de briques, si ce n’est que les uns ont un grand relais carré, de quatre à cinq pieds de hauteur au milieu de la cour, au lieu de bassin d’eau. Les logements, qui sont séparés l’un de l’autre par un mur de deux à trois pieds d’épaisseur, consistent en une antichambre de quelque huit pieds de profondeur, toute ouverte par devant, avec une cheminée à côté, pratiquée dans le mur de séparation, et en une chambre qui est de moitié, ou d’une fois plus profonde que l’antichambre, dont la cheminée est au fond ou à côté. Les chambres ont toutes leurs portes, quoique assez faibles, mais elles n’ont point de fenêtres, recevant le jour par la porte et non autrement, ce qui rend le logement incommode. Derrière le caravansérai, et tout autour, sont des écuries, et dans quelques-uns il y a un côté des écuries accommodé en arcades, de quatre pieds de hauteur, avec des cheminées d’espace en espace, pour placer commodément les palefreniers et les autres valets, et pour faire la cuisine. Il ne demeure d’ordinaire dans ces grands caravansérais que des marchands en magasin. Celui dont je viens de faire la description rend seize mille livres par an au propriétaire, qui était, de mon temps, une cousine du feu roi. On nomme ce caravansérai: Mac soud assar 21, c’est-à-dire le caravansérai de Mac soud l’huilier, parce qu’il a été bâti, du temps d’Abas le Grand, par un épicier qui avait fait sa boutique vis-à-vis, laquelle subsiste encore. Lorsque ce grand roi vint établir sa cour à Ispahan, et qu’il conçut le dessein de rendre cette ville aussi magnifique qu’elle l’est devenue, il engageait non-seulement tous les grands seigneurs, mais encore tous les particuliers qu’il savait être gens riches, à construire quelque édifice public pour l’ornement et pour la commodité de la ville. Il apprit que cet épicier était des plus à l’aise ; il l’alla voir un jour à sa boutique, avec la familiarité qui était naturelle à ce grand prince, et il lui dit: « Il y a longtemps que je vous connais de réputation pour homme de bien et pour homme riche. C’est sans doute à cause de votre probité que Dieu vous a béni si abondamment: je serais bien aise qu’un si vertueux vieillard m’adoptât. Je vous tiens pour mon père ; vos fils sont mes frères, faites-moi votre héritier avec eux, je ferai en sorte qu’ils n’y perdent rien ; ou bien, si vous l’aimez mieux, faites bâtir de votre vivant quelque édifice pour la commodité et pour l’embellissement de la ville. » Abas le Grand avait des manières engageantes, qui le faisaient venir à bout de tout. L’épicier lui dit qu’il consentait à la demande de Sa Majesté, et qu’il ne manquerait pas à ce qu’il souhaitait de lui. Il fit bâtir ce caravansérai, qui lui coûta trois mille tomans, qui sont quarante-cinq mille écus, et ensuite le donna au roi, qui en fut fort satisfait, et en récompensa bien ses enfants.

On raconte une chose admirable d’une mule que cet épicier avait (car les gens de cette condition, en Perse, montent la plupart des mules, comme les docteurs de la loi montent des ânes). Cette mule était si fidèle à son maître, qu’il la laissait toujours seule dans la place Royale, au coin qui donnait vers sa boutique. Elle ne bougeait du lieu où il mettait pied à terre, et si quelqu’un pensait d’en approcher, elle lui lançait de si rudes coups de pied, qu’il était contraint de se retirer bien vite. Il arriva la dernière fois que l’épicier fut alité, que sa pauvre bête devint aussi malade, et elle se démena et se tourmenta si furieusement jusqu’au jour de sa mort, qu’elle mourut aussi au même instant.

V

On arrive ensuite en face du palais royal.

Le roi entretient là trente-deux maisons ou ateliers de tous les ouvrages qu’on fait pour son usage.

J’oubliais de dire que le tour de la place, entre le canal et les maisons, est garni de platanes: c’est un arbre qui jette ses branches fort haut ; ce qui fait que les maisons en sont couvertes comme d’un parasol, sans en être cachées. Cela augmente considérablement la beauté de la place, laquelle, en été, et surtout quand il n’y a rien d’étalé, qu’elle est arrosée et que l’eau court dans le canal jusqu’aux bords, est, à ce que je crois, la plus belle place du monde, et où la promenade est le plus agréable, car il y a toujours quelque endroit où l’on se peut retirer à l’ombre. Cette grande place se vide dans les fêtes et dans les solennités, comme aux audiences des ambassadeurs ; mais, en d’autres temps, elle est pleine de quincailliers, de fripiers, de revendeurs, de petits artisans ; en un mot, d’une infinité de petites boutiques, où l’on trouve les denrées les plus communes et les plus nécessaires. Ces marchands étalent à terre, sur une natte ou sur un tapis, se couvrant d’un parasol de natte, ou de laine, qui pirouette à leur gré sur un haut pivot. Ils n’emportent jamais leurs marchandises de la place, mais ils l’enferment la nuit dans des coffres qu’ils attachent l’un à l’autre, ou bien ils en font des ballots légèrement attachés ensemble par une grosse corde, qui passe tout autour, et ils laissent tomber dessus leur petit pavillon, et s’en vont sans laisser personne à la garde. Cependant, il n’en arrive jamais d’accident, par la sévère justice qu’on fait des voleurs en ce pays-là. Les gardes du chevalier du guet y passent de temps en temps durant la nuit: c’est proprement à eux d’en répondre, parce que c’est à eux qu’il s’en prend. Le soir, on voit dans cette place des charlatans, des marionnettes, des joueurs de gobelets, des conteurs de romances, en vers et en prose, des prédicateurs même ; et enfin des tentes pleines de femmes débauchées, où l’on va en choisir à son gré. Abas II avait défendu toutes ces boutiques quatre ans avant sa mort, sur ce que l’envie lui ayant pris un jour de passer au travers de la place, sans en avoir averti la veille, il y trouva une telle foule et un tel embarras, causé par tout cet étalage, que ses gardes et son train ne lui pouvaient faire faire place ; mais, étant parti peu après pour l’Hyrcanie, il donna permission d’en faire un marché comme auparavant, à cause du profit qu’on en tire: car cette place rend par jour environ cent francs, qu’on lève sur tous ceux qui y étalent, quoiqu’il y ait des boutiques qui ne donnent qu’un sou par jour. Cette rente appartient à l’Église. On la lève journellement, ou tout au plus par semaine, parce qu’on ne se fie pas à tout ce menu peuple qui y fait son trafic. Chaque sorte d’art et chaque sorte de denrée y a son quartier à part, et les gens du pays savent y trouver chaque chose, comme dans les autres lieux de la ville. On dit que du temps d’Abas le Grand, et de son successeur, la place donnait de rente cinquante écus par jour.

Je crois qu’il ne sera pas mal à propos d’entrer un peu plus dans le détail de ce grand marché, qui est le plus universel que j’aie vu, et une vraie foire. Abas le Grand marqua l’endroit où se vendait chaque denrée. D’abord, on trouve près de la mosquée royale le marché aux ânes et au gros bétail, et à côté, celui aux chevaux, aux chameaux et aux mules. Ce marché ne se tient que le matin ; l’après-midi, ce sont les menuisiers et les charpentiers qui étalent à la même place. Ils vendent, entre autres choses, tout ce qu’il faut de charpenterie et de menuiserie pour une maison, des portes, des fenêtres, des gouttières, des serrures de bois, avec des clefs de bois ou de fer. Après, on trouve une poulaillerie ; ensuite, des vendeurs de fruits secs, dont il y a de beaucoup de sortes en Perse ; puis, les vendeurs de coton filé ; après, des quincailliers et des cordiers qui débitent des licous et des harnais de revente ; après, se trouvent les vendeurs de bonnets fourrés, les vendeurs de gros feutres, pour couvrir les chevaux et les autres montures ; les vendeurs de harnais neufs, les fourreurs, qui sont séparés en deux quartiers, celui des mahométans et celui des chrétiens: c’est parce que les Persans tiennent, dans leur religion, que la laine, entre toutes les autres choses, contracte de l’impureté en passant par la main des infidèles, parce qu’elle s’imbibe à la manière d’une éponge de ce qui transpire continuellement du corps ; ainsi il ne faut pas que les mahométans puissent se méprendre, en achetant de ces marchandises-là de la main des chrétiens, sans le savoir. Ensuite, on trouve les marchés de gros cuir, et ceux de cuir fin ; les fripiers de grosses hardes, les vendeurs de grosses toiles, les batteurs de coton, pour la doublure des habits ; les chaudronniers, les changeurs, lesquels sont sur de petits établis de trois à quatre pieds en carré, ayant de petits coffres de fer à côté d’eux, et un cuir au devant pour compter ; les médecins, qui ont leur étalage sur de petits échafauds semblables. Le bout de la place est occupé par des vendeurs de fruits et de légumes, par des bouchers et par des cuisiniers à juste prix. Il y en a qui portent vendre le manger, et des fruitiers aussi qui portent vendre le melon en pièces, et en donnent pour ce qu’on veut, jusqu’à un denier. Enfin, il y a parmi tout cela des revendeurs de toutes sortes de nippes, qu’ils offrent à tous les passants. Il faut observer encore qu’entre le canal et les galeries, il y a des artisans étalés, qui font et qui raccommodent les mêmes ouvrages qui se vendent dans la place, à l’opposite de leurs boutiques22.

Voilà l’aspect du dedans de la place. Il faut présentement décrire les grands édifices qui sont bâtis dessus, comme je l’ai dit, et qui en font le plus bel ornement, savoir: la mosquée royale et la mosquée du grand pontife, le pavillon de l’horloge et le marché impérial ; car pour le pavillon qui est sur le grand portail du palais royal, il entrera dans la description de ce palais.

La mosquée royale est située au midi, ayant au devant un parvis en polygone, avec un bassin au milieu, aussi en polygone. La face de l’édifice est pentagone, et l’on y voit des deux côtés un balustre de pierre polie, à hauteur d’appui, qui s’étend jusque vis-à-vis de l’entrée. Les deux premières faces sont ouvertes en arcades, qui donnent sous les bazars, et sont traversées d’une chaîne pour empêcher les chevaux d’y passer. Les deux autres, au-dessus, sont de grandes boutiques d’apothicaires et de médecins: car à présent, en Orient, comme autrefois en Grèce, la plupart des médecins sont aussi apothicaires et droguistes, et vendent les drogues, comme je l’ai dit. Les étages supérieurs, qui sont à quelque vingt pieds du bas, ont des galeries qui ressemblent à des balcons. La face intérieure, qui forme le portail, est en demi-lune, enfoncée de treize pieds environ, fort élevée et toute revêtue de jaspe du rez-de-chaussée à dix pieds en haut, avec des perrons du même ouvrage. L’ornement en est merveilleux et inconnu dans notre architecture européenne. Ce sont des niches de mille figures, où l’or et l’azur se trouvent en abondance, avec de la parqueterie faite de carreaux d’émail, et une frise plate autour, de même matière, qui porte des passages du Coran, en lettres proportionnées à la hauteur de l’édifice. Ce portail est orné d’une galerie comme celle des côtés. Les linteaux sont de jaspe. La porte est de quelque douze pieds de large, fermée de deux valves ou battants revêtus de lames d’argent massif couvertes de larges pièces de rapport à jour, ciselé et doré, fort massives. Joignant le portail, en dedans, il y a deux hautes aiguilles ou tourelles, avec des loges ou galeries couvertes au-dessus des chapiteaux, le tout de même ouvrage que le contour du portail.

En entrant par ce beau portail, on détourne tant soit peu vers l’occident, et ayant fait quinze pas, on trouve au milieu un beau bassin de jaspe, à godrons, de six pieds de diamètre, soutenu sur un piédestal de même matière, de huit pieds de haut, avec des marches. C’est pour donner à boire aux passants: car, dans les pays où l’on est souvent altéré et où l’on ne boit que de l’eau, c’est une des charités les plus ordinaires, et qu’on croit l’une des plus méritantes, que de donner à boire aux passants ; et c’est pour cela que, dans toutes les bonnes villes, on trouve non-seulement de grandes urnes de terre pleines d’eau, à divers coins de rue, mais qu’aussi il y a des hommes gagés, qu’ils appellent sacab (sâqâb) ou porteurs d’eau, qui vont dans les rues, surtout en été, une grosse outre pleine d’eau sur le dos et une tasse à la main, présentant à boire à tous les passants.

Je vais faire ici tout de suite la description du palais royal. C’est sans doute un des plus grands palais qui se voient dans une ville capitale, car il n’a guère moins d’une lieue et demie de tour. Le grand portail donne, comme je l’ai dit, sur la place Royale. On l’appelle Aly capi (A’âly qâpi), c’est-à-dire la porte Haute, ou la porte Sacrée, et non pas la porte d’Aly, comme quelques-uns pensent, trompés par la conformité du mot. Elle est toute de porphyre, et fort exhaussée. Le seuil est aussi de porphyre de couleur verte, haut de cinq à six pouces, fait en demi-rond. Les Persans le révèrent comme sacré, et qui marcherait dessus serait puni. Toute la porte même est sacrée. Les gens qui ont reçu quelque grâce du roi vont la baiser en pompe et en cérémonie, en mettant pied à terre, et se tenant debout contre, ils prient Dieu à haute voix pour la prospérité du prince. Le roi, par respect, ne la passe jamais à cheval. Au devant, à cinq ou six pas du portail, sont deux grandes salles, en l’une desquelles le président du Divan administre la justice, et expédie les requêtes présentées au roi ; et dans l’autre, le grand maître d’hôtel, qu’on appelle, en Perse, chef des maîtres de la porte, tient son bureau public. À côté, il y a deux autres salles plus petites, qu’on appelle salles des gardes, parce qu’elles ont été faites pour un corps de garde ; mais la personne du souverain est si sacrée en Perse, qu’on néglige cette garde ; de sorte qu’il n’y a jamais là personne durant le jour, et ceux qu’on y met en faction la nuit y dorment dans leurs lits comme dans leur propre maison, sans fermer non plus le grand portail, par où chacun entre et sort comme il veut, sans qu’on crie: Qui va là ? ni qu’âme vivante y soit au guet. Ce portail est un asile sacré et inviolable, et dont il n’y a que le souverain en personne qui puisse tirer un homme. Tous les banqueroutiers et les malfaiteurs s’y retirent pendant qu’on accommode leurs affaires, les hommes et les femmes à part, dans deux grands jardins séparés, qui ont chacun un pavillon contenant une salle et plusieurs petites chambres et cabinets autour. Les mosquées ne sont point des asiles en Perse, ni les autres lieux sacrés. On n’y connaît d’autre asile que les tombeaux des grands saints, cette porte impériale, les cuisines et les écuries du roi ; et ces derniers lieux sont des asiles partout, soit à la ville, soit à la campagne. Le roi seul en peut tirer, comme je le viens de dire, ou son ordre spécial ; or, quand le roi donne cet ordre, ce n’est pas directement, mais en défendant de porter à manger au fugitif dans le lieu où il est, ce qui le réduit enfin à en sortir. Les sofis, qui ont la garde de la porte impériale, ont l’intendance de l’asile, et ils savent bien en tirer du profit. Les sofis23 sont les gardes du corps du roi, lorsqu’il sort du palais, à moins qu’il ne sorte avec ses femmes ; car, alors, ce sont les eunuques seulement qui gardent sa personne, de même qu’ils font dans tout le palais, soit aux lieux où les homme entrent, soit dans ceux où ils n’entrent pas. C’est par une ancienne constitution que les sofis sont les gardes de la personne du roi et du dehors de son palais, sans qu’il puisse entrer aucun dans leur corps, que de leur sang ou de leur race. Ces sofis ont leurs logements dans la grande allée où conduit le portail. Ils y ont aussi une petite mosquée dans laquelle ils s’assemblent tous les vendredis, qu’on appelle taous cané 24, comme qui dirait, maison de culte, ou d’obéissance. Vis-à-vis de ces jardins, à main gauche, est le pavillon qu’on appelle Talaar tavileh 25, c’est-à-dire le salon de l’écurie, qui est bâti au milieu d’un jardin dont les allées sont couvertes de platanes des plus hauts et des plus gros qu’on puisse voir. Il y a dans celle du milieu, qui fait face au salon, il y a, dis-je, de chaque côté neuf mangeoires de chevaux, auxquelles les jours de solennités, comme à des audiences d’ambassadeur, on attache avec des chaînes d’or autant de chevaux des plus beaux de l’écurie du roi, couverts et harnachés de pierreries, et l’on met auprès tous les ustensiles d’écurie, qui sont aussi d’or fin, jusqu’aux clous et aux marteaux. C’est par cette allée qu’on fait passer les ambassadeurs pour aller à l’audience, et les autres étrangers de qualité aussi, afin qu’ils voient cette pompe merveilleuse. Ce salon de l’écurie a cent quatre pas de face, vingt-six de profondeur et vingt-cinq pieds de hauteur: il est couvert d’un plafond de mosaïque, assis sur des colonnes de bois peint et doré ; et il est séparé en trois salles, dont celle du milieu est élevée de neuf pieds du rez-de-chaussée et celles des côtés de trois pieds seulement ; les séparations sont faites de châssis de cristal de Venise, de toutes couleurs, et le salon entier est garni de courtines tout alentour, doublées des plus fines indiennes, qu’on étend du côté du soleil, jusqu’à huit pieds de terre seulement, sans que cela empêche la vue. Un grand bassin de marbre, avec des jets d’eau autour et au centre, occupe le milieu de la grande salle. C’est celle où le successeur d’Abas II a été couronné.

Celui qui est à droite renferme la bibliothèque et les relieurs de livres. Un nommé Mirza Mughim était alors bibliothécaire, qui est celui qu’Abas II envoya en qualité d’ambassadeur au roi de Golconde l’an 1657. La salle de la bibliothèque est bien petite pour un tel usage, car elle n’a que vingt-deux pas de long sur douze de large. Les murs, de bas en haut, sont percés de niches de quinze à seize pouces de profondeur, qui servent d’ais. Les livres y sont couchés à plat, les uns sur les autres, en pile, selon leur grandeur ou leur volume, sans aucun distinction des matières qu’ils traitent, comme on l’observe si bien dans nos bibliothèques. Les noms des auteurs sont écrits pour la plupart sur la tranche du livre. Des grands rideaux doubles, attachés au plafond, couvrent toutes ces niches, en sorte qu’on ne voit pas un livre en entrant dans la salle, mais seulement ces rideaux, et un double rang de coffres, hauts de quatre pieds, le long des murs, qui sont aussi pleins de livres. Ceux de cette bibliothèque royale sont persans, arabes, turquesques et cophtes26.

Je suppliai le bibliothécaire de me faire voir les livres en langue occidentale. Il me fit réponse qu’il y en avait deux coffres, contenant chacun cinquante à soixante volumes, et il m’en fit voir les plus grands. C’étaient des Rituels romains, et des livres d’histoire et de mathématiques ; les premiers pris apparemment au sac d’Ormus, et les autres ramassés du pillage de la maison de l’ambassadeur de Holstein, il y a soixante et dix à quatre-vingts ans, où Olearius, qui en était le secrétaire, avait une bibliothèque d’excellents livres27.

À côté de ces magasins de livres et des relieurs, est le magasin qu’on appelle la grande garde-robe, parce qu’on y renferme ces habits, ou calaat (khil’at), comme on les appelle, que le roi donne pour faire honneur. Elle consiste en plusieurs grandes salles, les unes où l’on fait les habits, les autres où on les garde ; et en celles-ci, de chaque espèce de vêtement et celle de chaque prix a sa chambre à part. Le roi donne tous les ans plus de huit mille calates, et on assure que la dépense en va à plus d’un million d’écus. Tout proche est le magasin des coffres, et celui qu’on appelle la petite garde-robe, où l’on ne travaille que pour la personne du roi. Ensuite, on trouve le magasin du café, le magasin des pipes, celui des flambeaux, qu’on appelle la maison du suif, parce que la plus commune lumière dont les Persans se servent dans leurs maisons est faite avec des lampes nourries de suif raffiné, lequel est blanc et ferme comme la cire vierge ; et puis suit le magasin du vin. Comme les magasins sont presque tous faits d’une même symétrie, je ferai la description de celui-ci, pour donner une idée de tous les autres. C’est une manière de salon, haut de six à sept toises, élevé de deux pieds sur le rez-de-chaussée, construit au milieu d’un jardin, dont l’entrée est étroite et cachée par un petit mur bâti au devant, à deux pas de distance, afin qu’on ne puisse pas voir ce qui se fait au dedans. Quand on y est entré, on trouve, à la gauche du salon, des offices ou magasins ; et à droite, une grande salle. Le salon, qui est couvert en voûte, a la forme d’un carré long ou d’une croix grecque, au moyen de deux portiques, ou arcades, profondes de seize pieds, qui sont aux côtés. Le milieu de la salle est orné d’un grand bassin d’eau à bords de porphyre.

Près de ces magasins est le plus grand et le plus somptueux corps de logis de tout le palais royal. On l’appelle Tchehel-seton 28, c’est-à-dire le Quarante Piliers, quoiqu’il ne soit supporté que sur dix-huit ; mais c’est la phrase persane de mettre le nombre de quarante pour un grand nombre: ainsi ils appellent nos lustres: quarante lampes, parce qu’ils ont beaucoup de branches ; et le vieux temple de Persépolis: quarante colonnes, quoiqu’il n’y en ait à présent que la moitié. Ce corps de logis, qui est bâti au milieu d’un jardin, comme les autres, est un pavillon qui consiste en une salle élevée de cinq pieds sur le jardin, large de cinquante-deux pas de face et de huit de profondeur, à trois étages hauts de deux pieds l’un sur l’autre, dont le plafond, fait d’ouvrage mosaïque, est porté sur dix-huit piliers ou colonnes, comme je l’ai dit, de trente pieds de haut, tournées et dorées. Il consiste de plus en deux chambres qui sont à côté, et grandes à proportion, et en une autre salle, au dos de la grande, de trente pas de face et de quinze pas de profondeur, lambrissée de même que la grande, avec des petits cabinets aux coins. Les murs sont revêtus de marbre blanc, peint et doré, jusqu’à moitié de la hauteur, et le reste est fait de châssis de cristal de toutes couleurs. Au milieu du salon, il y a trois bassins de marbre blanc l’un sur l’autre, qui vont en apetissant, le premier étant fait en carré de dix pieds de diamètre et les autres étant de figure octogone. Le trône du roi est sur une quatrième estrade, longue de douze pas et large de huit. Il y a quatre cheminées dans le salon: deux à droite et deux à gauche, au-dessus desquelles il y a de grandes peintures qui tiennent tous les côtés, dont l’une représente une bataille d’Abas le Grand, contre les Yusbecs, et les trois autres des fêtes royales. Les autres endroits sont peints ou de figures dont la plupart sont lascives, ou de moresques d’or et d’azur appliquées fort épais. On n’y voit nul vide ; tout est couvert de cette manière-là. Au haut du salon, tout alentour, sont attachés des rideaux de fin coutil, doublés de brocart d’or à fleurs, qu’on tire du côté du soleil en les étendant jusqu’à huit pieds de terre, comme une tente, ce qui rend le salon très-frais. On ne saurait voir de plus pompeuse audience que celle que le roi de Perse donne dans ce salon. Le trône du roi, qui est comme un petit lit de repos, est garni de quatre gros coussins brodés de perles et de pierreries. De petits eunuques blancs, merveilleusement beaux, font un demi-cercle autour de lui, et quatre ou cinq autres plus grands eunuques sont derrière, tenant ses armes, tout à fait riches et brillantes. Les plus grands seigneurs de l’État sont sur les côtés de l’estrade où est le trône. Les seigneurs inférieurs sont sur la seconde estrade. La jeune noblesse et tous ceux qui n’ont pas droit de séance sont debout au bas du placitre avec la musique ; et les officiers servants sont debout dans le jardin, à quelques pas du placitre, sous les yeux du roi.

Dans le même enclos où est ce superbe salon, il y en a deux autres: l’un composé de cinq étages octogones, ouverts l’un sur l’autre en perspective ou en étrécissant, chacun soutenu sur quatre piliers tournés et dorés, et orné d’un bassin au milieu. L’autre salon est fait en carré avec plusieurs chambres et cabinets à côté.

Il y a encore deux autres grands appartements pareils dans le palais du roi, qui sont chacun dans un jardin séparé: l’un est presque fait comme les précédents ; l’autre est à deux étages, dont le premier est divisé en salles, et le second en chambres, en galeries, en cabinets, en balcons, avec des bassins et des jets d’eau dans toutes les chambres. Ce sont les appartements du palais où le roi tient ses assemblées. Chacun est, comme je l’ai dit, ou au milieu d’un jardin, ou ouvert sur un jardin. Les murs dont les jardins sont enfermés sont faits de terre, la plupart de la hauteur accoutumée de dix à douze pieds, couverts de haut en bas de petites lampes incrustées pour les illuminations, et surmontés d’un corridor dont le roi seul a l’usage, et par lequel il va partout sans être aperçu.

Le reste du palais royal contient des magasins, des galeries d’ouvrage, et le quartier des femmes, que nous appelons le sérail, et que les Persans appellent haram ou lieu sacré 29. Ce sérail contient plus d’une lieue de tour. Je n’en saurais faire une description bien exacte, ne l’ayant pas tout vu ; mais j’en ai vu assez pour faire comprendre ce que c’est. On n’entre dans ces sortes de lieux que par une très-grande faveur, et encore faut-il que ce soit en se déguisant en homme de métier, et par occasion, comme lorsqu’il y faut faire quelque réparation ; car alors on fait passer tout le monde d’une partie du sérail dans l’autre, et les ouvriers entrent dans celle qui est vide et y travaillent, étant conduits et gardés par des eunuques, qui ne permettent pas qu’on regarde autre part que devant soi. Outre ce que j’ai vu du sérail d’Ispahan, j’en ai appris plusieurs fois des nouvelles par des eunuques du palais et par des femmes ; car les femmes y entrent pour vendre des nippes et pour d’autres occasions.

Tout le sérail est enfermé de murs si hauts qu’il n’y a aucun monastère en Europe qui en ait de semblables. Il a trois grandes avenues, une dans la place Royale, comme je l’ai dit, une autre vis-à-vis du petit arsenal ; la troisième, qui est la principale, qu’on appelle la porte des Cuisines, et il y en a une autre, à demi-lieue de là, par laquelle il n’y a que le roi seul qui puisse passer. La première avenue est fermée d’un haut portail, contre lequel il y a trois grandes salles, chacune avec deux cabinets, qui sont des manières de corps de garde. Les officiers de l’État, et ceux qui ont affaire au roi, peuvent entrer dans les deux premières salles, mais les seuls eunuques entrent dans la troisième. Le portail est caché dans un détour, à côté d’une grande et haute tour ; de manière qu’on ne le saurait voir qu’en mettant le pied dessus. Il est large et haut, fait en voûte, revêtu à dix pieds de terre de tables de marbre peint et doré, avec un perron tout autour, sur lequel les eunuques de garde se tiennent assis pour recevoir les messages des eunuques du dehors et les porter au dedans ; car les eunuques ne vont pas tous indifféremment dans l’intérieur du sérail. Les jeunes y vont rarement ; et s’ils sont blancs, ils n’y vont point du tout, à moins que d’être mandés expressément pour le roi. Ces eunuques, qui servent dans le sérail, ont leurs logements sur les dehors, et loin des femmes, et il n’y a que les eunuques vieux et noirs qui les fréquentent et qui les servent à faire leurs messages. Quand on a passé le portail, on découvre des jardins à perte de vue, couverts d’arbres de haute futaie, et quand on a fait environ six vingt pas de chemin, on trouve quatre grands corps de logis, qui ne sont point entourés de murs, parce qu’ils sont à cent cinquante pas de distance l’un de l’autre. L’un s’appelle Méheemancané (Méhmân-khâunéh), c’est-à-dire le palais des hôtes, parce que c’est où on reçoit et où on loge les hôtesses, comme les femmes de qualité qui rendent visite, les princesses du sang royal qui sont mariées, et les femmes et les filles qu’on fait voir au roi pour leur beauté. Un autre s’appelle Amarath ferdous, comme qui dirait le paradis, le troisième Divan hainé 30, la salle des miroirs, parce que le salon de ce troisième corps de logis est tout revêtu de miroirs, et même la voûte. Le quatrième se nomme Amarath deria cha, la mer royale, parce qu’il est bâti au devant d’un étang de vingt pieds de diamètre. Les Persans appellent mer royale les étangs et les bassins d’eau, qui sont d’une grandeur extraordinaire, comme est celui-ci, qu’on voit couvert de toutes sortes d’oiseaux de rivière, et au milieu duquel est un parterre vert d’environ trente pieds de diamètre, à six pouces seulement au-dessus de l’eau, entouré d’un balustre doré. Les bords de l’étang, à la largeur de quatre toises tout autour, sont couverts de grands carreaux de marbre. On y voit un petit bateau attaché, qui est garni d’écarlate en dedans, pour se promener sur l’étang et pour aller du parterre. Les quatre rois qui ont régné avant le dernier ont fait bâtir chacun de ces palais ou corps de logis. Ils sont à deux étages, le bas consistant en salons avec des chambres et des cabinets autour, et le haut en chambres, qui sont plus petites, en cabinets, en galeries, en niches de cent sortes de figures et de grandeurs, avec de petits degrés çà et là dans les murs. Ce sont de vrais labyrinthes que ces sortes d’édifices. J’en ai vu un tout garni ; les meubles en paraissaient les plus voluptueux qu’on puisse imaginer. Les lits étaient à terre sur de riches tapis, étendus sur de gros feutres qu’on met par-dessus le plancher pour les conserver ; et ces lits occupaient toute la largeur de l’endroit où ils étaient étendus. Les matelas étaient faits d’ouates et les couvertures aussi. Ces palais sont peints, dorés et azurés partout, excepté où les plafonds sont de rapport et où la boiserie est de senteur. Les vers et les sentences qu’on remarque de çà et de là, dans des cartouches d’or et d’azur, sont aussi sur différents sujets, les uns parlant d’amour, les autres traitant de morale. On voit dans l’un de ces palais un salon à trois étages, soutenu sur des colonnes de bois doré, qu’on pourrait appeler une grotte, car l’eau y est partout, coulant autour des étages dans un canal étroit qui la fait tomber en forme de nappe ou cascade, de manière qu’en quelque endroit du salon que l’on se trouve, on voit et on sent l’eau tout autour de soi. On fait aller l’eau là par une machine qui en est proche et y communique par un tuyau. Au-delà de ces grands corps de logis, on trouve en face un long édifice qui contient un grand appartement, au milieu de trente autres plus petits, tous sur une ligne et à double étage, consistant chacun en deux chambres et un cabinet, avec un perron sur le devant, de dix pieds de profondeur et de quatre pieds de hauteur. Ces logis sont doubles, ouverts derrière et devant sur des jardins, l’un exposé au nord, l’autre au midi, pour les différentes saisons de l’année. C’est là que loge le roi, avec la femme favorite et vingt autres des plus considérées. Les logements du commun sont le long du mur de cet enclos. Ce sont de longues galeries comme les dortoirs des couvents. Le bas étage est pour les femmes, le haut pour les eunuques. Il y a bien cent cinquante à cent quatre-vingts appartements où habitent huit à neuf cents personnes. À cent pas de là sont les offices, les cuisines, les bains, divers magasins, et tout ce qui est nécessaire pour les besoins de la vie. C’est en quoi consiste le premier enclos. Il y en a encore trois, l’un plus grand que l’autre, dont le plus proche est un lieu enchanté et fait pour la volupté seulement. Ce ne sont que jardins embellis de ruisseaux, de bassins d’eau et de volières, avec des pavillons çà et là, ornés et meublés le plus somptueusement du monde. Le second enclos est pour les enfants du roi, ou régnant, ou décédé, qui sont trop grands pour converser sans danger avec les femmes. Le troisième, qui est le plus vaste, est pour le séjour des vieilles femmes, des femmes disgraciées et des femmes des rois défunts.

Il ne me reste plus qu’à parler des entrées du palais royal. Il y en a cinq principales: la première et la plus éminente est celle qu’on appelle la porte haute ou glorieuse, qui est ce grand portail au-dessus duquel est un pavillon qui est si haut élevé, qu’en regardant de là dans la place, on ne reconnaît pas les gens qui passent et ils ne paraissent pas grands de deux pieds. Ce beau pavillon est soutenu sur trois rangs de hautes colonnes, et est orné au milieu d’un bassin de jaspe à trois jets d’eau. Des bœufs y font monter l’eau par trois machines, qui sont élevées l’une sur l’autre par étages. On n’est pas peu surpris de voir des jets d’eau dans un lieu si élevé. Je ne dis rien du riche plafond, ni du beau balustre, ni de la carrelure de ce merveilleux salon, parce que le plan en donne l’idée ; la seconde entrée du palais royal est celle qui mène à la porte du sérail ; la troisième est au nord, appelée la porte des Quatre-Bassins ; la quatrième est à l’occident, vers la porte de la ville, qu’on appelle Impériale ; la cinquième est vis-à-vis du petit arsenal, qu’on appelle la porte de la Cuisine, parce que les cuisines du roi en sont proches ; la boulangerie en est proche aussi, qui est divisée en quatre magasins différents pour les diverses sortes de pain ; le pain en feuilles, qui est mince comme du parchemin ; le pain cuit sur les cailloux, qui est grand comme un grand bassin d’argent, et est très-blanc et très-bon ; le petit pain, qui est au lait et aux œufs, et le pain ordinaire, qui, comme les autres, n’est pas si épais que le petit doigt. Il y a encore, du côté de cette porte de la Cuisine, divers magasins du roi: celui des nappes où l’on garde tout le service de table, celui des provisions de bouche, celui de la porcelaine, où l’on comprend toute la vaisselle qui n’est pas d’or, parce que la vaisselle d’or a son office particulier, et celui qu’on appelle le magasin des Valets de pied, parce qu’on y distribue la ration aux petits officiers du palais.

VI

Voici une bizarre anecdote que Chardin raconte ici sur une femme publique d’Ispahan, de laquelle il habitait alors la maison.

On y verra comment une femme pénitente mourut, par son repentir, avec le courage de la vertu.

Sur la main gauche de ce palais, il y a un autre grand chemin en ligne collatérale, par des rues assez belles, qui sont entrecoupées de bazars. On y passe le caravansérai surnommé: du général des courtches, qui est le plus ancien corps de milices de Perse ; celui qui est nommé Aberganiè (Abergânyéh), et le palais de Siahouch kan (Tchâoùch khân), autrefois Koullar agasi (Qouller âghâcy) ou général des esclaves, qui est un corps de troupes estimé en Perse, comme celui des janissaires en Turquie.

Ces deux chemins se rencontrent à la place Royale, et en continuant sa route, on entre dans une belle rue, qu’on appelle la rue de Gueda Alybec (Guèdah A’ly-beyg), qui était prévôt de la chambre des comptes. Son palais est au milieu, et tout joignant est celui d’un gouverneur de province, nommé Rustan-Kan, avec un bain et une mosquée qui en dépendent.

Cette mosquée est près d’un carrefour, d’où, tournant à l’orient, on rencontre d’abord une maison fameuse, qu’on appelle la maison de la Douze-Tomans, comme qui dirait la Cinquante louis d’or, toman étant une évaluation de monnaie de quinze écus. La Douze-Tomans était une courtisane, à qui on avait donné ce nom, parce qu’elle prenait cette somme la première fois qu’on venait chez elle. À mon premier voyage, l’an 1666, c’était une très-fameuse courtisane, tant par sa beauté que par ses richesses. Son logis, qui n’est pas grand, mais qui est un vrai bijou, consiste en une grande chambre, deux salles et trois petits pavillons, chacun avec deux degrés, en cabinets et en niches: tout cela de différentes figures, un endroit étant carré, l’autre triangulaire, un autre fait en croix, l’autre hexagone. Tous les plafonds sont aussi d’ouvrage différent. Il n’y a point d’endroit qui ne soit peint d’or et d’azur, et orné d’une manière à exciter aux plaisirs de l’amour. Je parle de ce logis comme bien instruit, l’ayant tenu l’an 1675 et 1676, par permission du roi ; car les chrétiens ne sauraient loger dans la ville d’Ispahan sans cette permission. On les a relégués dans un faubourg au-delà de la rivière, à cause du continuel désordre que causait leur mélange avec les mahométans. On les surprenait avec des mahométanes, ce qui attire la mort après soi, ou le changement de religion: les mahométans allaient boire et s’enivrer chez eux, ce qui est encore défendu et faisait répandre du sang. Tous les chrétiens furent donc mis hors de la ville, à la réserve des missionnaires et des gens des Compagnies d’Europe, qui étant, en quelque façon, personnes publiques, sont sous la protection immédiate du roi.

L’envie que j’avais d’étudier la langue et les sciences m’avait toujours porté à demeurer à la ville, parmi le monde persan. J’avais logé deux fois chez les Capucins, et deux fois chez les Carmes ; mais, comme j’avais peur de les incommoder, à cause que je voyais trop de monde, je fus contraint de prendre une maison. J’en demandai permission à la cour, l’an 1675 ; il fut ordonné au gouverneur d’Ispahan de m’en faire donner une, en tel endroit que je voudrais, en qualité de marchand du roi. Le gouverneur et les magistrats d’Ispahan, avec qui j’étais tous les jours, le firent volontiers, et je choisis ce logis-là, n’en trouvant point de plus commode, à cause de sa situation qui est proche du palais royal et de la place Royale, proche des Anglais et des Hollandais, des Capucins et des Carmes. C’était la première fois qu’un Européen particulier avait logé en maison à lui dans Ispahan: celle-ci était, comme je l’ai fait observer, un fort agréable séjour. Des seigneurs qui me venaient voir me disaient souvent: « Ah ! si vous aviez vu comme nous ce logis-ci dans le temps qu’il était meublé si voluptueusement, et qu’il y avait cinq ou six jeunes filles admirablement belles, et leur maîtresse encore plus belle, vous l’auriez trouvé bien plus charmant qu’il ne vous paraît. » La porte du logis était couverte de grosses lames de fer, parce qu’une nuit, de jeunes seigneurs y ayant voulu entrer malgré la dame, et n’en pouvant venir à bout, ils firent apporter un tas de bois devant la porte et y mirent le feu, ce qui obligea la maîtresse de faire faire une porte de fer. On disait que c’était aussi pour servir d’enseigne. Cette femme eut un sort digne de son métier. Après avoir gagné beaucoup d’argent, elle fit taubé (taùbèh), comme on parle en Perse, c’est-à-dire elle fit pénitence et changement de vie, et ne s’abandonna plus: elle alla en pèlerinage à la Mecque, d’où étant de retour, elle prit des filles qu’elle prostituait chez elle ; car la fornication n’est pas un péché dans la religion mahométane, quoiqu’elle ne laisse pas d’être tenue pour déshonnête, et même infâme, aussi bien que le sont les lieux publics ; mais comme cette femme était toujours belle, quoique âgée, il arriva qu’on en voulut jouir à toute force. C’étaient des petits-maîtres passionnée que rien ne pouvait retenir. Elle prit un poignard et en porta un coup au premier qui la voulut toucher ; eux tirèrent les leurs, et la tuèrent sur la place.

Tout joignant cette maison, il y en a une autre presque semblable qui avait été bâtie pour le même usage. Je me souviens que du temps que je demeurais là, la maîtresse du logis étant venue à mourir, les filles qu’elle tenait, qui étaient des esclaves géorgiennes, fort belles et fort bien faites, en menèrent le deuil le plus lamentable qui se puisse imaginer. C’étaient des cris et des gémissements, jour et nuit, qui fendaient l’air. Elles se battaient, se déchiraient et faisaient un bruit furieux, en criant: « Ana, ana, mère, mère, où es-tu allée ? Pourquoi nous abandonner ? Qu’avons-nous fait ? Nous serons plus sages et plus obéissantes que ci-devant ! » et cent sots discours semblables. Au bout de deux jours, le corps ayant été emporté, je crus que les cris cesseraient, ou qu’ils diminueraient du moins ; mais point du tout, cela dura huit jours, et ne fit alors que se ralentir, car de temps en temps ce deuil épouvantable recommençait avec la même fureur. Je voulus voir qui étaient ces crieuses, et si c’était tout de bon qu’elles étaient affligées. Ma terrasse donnait sur le logis. Je me guindai un soir sur le mur de séparation, et je vis trois jeunes filles, qui me parurent très-belles, toutes découvertes par devant jusqu’à la ceinture, échevelées, assises à terre, qui versaient des larmes et se démenaient comme des possédées. Le deuil dura de cette force vingt et un jours, et puis chacune tira pays ; car la défunte leur avait donné la liberté en mourant.

VII

Le beau faubourg arménien de Youlfa est décrit avec la même splendeur.

C’est là tout l’enclos d’Ispahan ; il faut passer à la description des faubourgs, qui occupent encore plus de terrain que la ville. Je commencerai par la Grande Allée, qu’on peut appeler le cours d’Ispahan, et qui est la plus belle que j’ai vue et dont j’aie jamais ouï parler ; sa longueur est de trois mille deux cents pas, et sa largeur de cent dix31. Les rebords du canal qui coule au milieu, d’un bout à l’autre, et qui sont faits de pierres de taille, sont élevés de neuf pouces, et sont si larges, que deux hommes à cheval peuvent se promener dessus de chaque côté. Les rebords des bassins sont de même largeur, et pour ceux des côtés de l’allée, entre les arbres et les murailles, ils ne sont pas plus hauts, mais ils sont plus larges. Les ailes de cette charmante allée sont de beaux et spacieux jardins, dont chacun a deux pavillons, l’un fort grand, situé au milieu du jardin, consistant en une salle ouverte de tous côtés, et en des chambres et des cabinets aux angles ; l’autre élevé sur le portail du jardin, ouvert au devant et aux côtés, afin de voir plus aisément tous ceux qui vont et viennent dans l’allée. Ces pavillons sont de différente construction et figure ; mais ils sont presque tous d’égale grandeur et tous peints et dorés fort matériellement, ce qui offre aux yeux l’aspect le plus éclatant et le plus agréable. Les murailles de ces jardins sont, pour la plupart, percées à jour, ressemblant à des rangées de mottes qu’on fait sécher ; en sorte que, sans entrer dans les jardins, on voit de dehors toutes les personnes qui y sont, et ce qui s’y passe. Les bassins d’eau sont différents aussi, et en grandeur et en figure. Au contraire, on dirait qu’elle est en terrasses de quelque deux cents pas de longueur, plus basses l’une que l’autre d’environ trois pieds, en la partie de l’allée qui est en deçà de la rivière, et qui sont au contraire plus hautes l’une que l’autre par même proportion, en la partie qui est au-delà ; ce qui fait que, soit en allant, soit en venant, on a toujours devant les yeux une perspective, que ces jets d’eau, avec les bassins et les chutes d’eau qui sont aux bords des terrasses, embellissent merveilleusement. Ce n’est pas tout: à la moitié que la rivière traverse cette charmante allée, elle est plus longue au-delà de l’eau qu’en deçà. Les rues, qui la traversent aussi en plusieurs endroits, sont de larges canaux d’eau, plantés de hauts platanes à double rang, l’un près des maisons, l’autre sur le bord du canal. L’allée finit à une maison de plaisance du roi, qui en occupe la largeur, et qui est si grande, qu’on la nomme Mille-Arpents.

On voit d’abord en entrant dans cette admirable allée un pavillon32 carré, haut et grand, qui fait face à cette maison de mille arpents, que j’ai dit qui est à l’autre bout. Il est à trois étages, sans ouverture sur le derrière, ni au côté gauche, parce que ce sont les côtés qui donnent sur le sérail du roi, et aux deux autres faces, il n’y a que des jalousies au lieu de vitres. Elles sont faites de plâtre, peintes et dorées d’une manière fort agréable. Ce pavillon a été construit de cette sorte par Abas le Grand, afin que les dames du sérail y pussent voir les spectacles, comme les entrées d’ambassadeurs, et les promenades de la cour ; mais depuis ce temps-là, l’humeur jalouse s’est accrue de plus de moitié, car non-seulement on ne s’est pas contenté, comme auparavant, que les femmes ne fussent plus vues des hommes, mais on a voulu qu’elles n’en pussent voir aucun. Ce fut Abas le Grand lui-même qui retrancha jusqu’à cette liberté aux femmes de son palais, par l’aventure étrange qui lui arriva comme il était en Hyrcanie. Les femmes du sérail ne vont guère que la nuit. On les mène d’ordinaire dans des espèces de cunes ou de berceaux qu’on appelle cajavé (kadjâbah, ou Kadjâvah), qui est une machine large de deux pieds et profonde de trois, avec une haute impériale en arc, couverte de drap. Un chameau porte deux de ces grands berceaux, un de chaque côté. Les eunuques aident aux dames à monter dedans, et puis ils abattent les rideaux tout autour, et donnent les chameaux aux conducteurs, qui les attachent fi la queue l’un de l’autre par files de sept, et tirent le premier par le licou. Il arriva, durant une nuit obscure qu’Abas, qui allait avec le sérail, voulut prendre les devants. Il trouva une file de chameaux arrêtés un peu hors du chemin, et un berceau qui penchait tout d’un côté. Il s’en approcha pour le redresser, et il trouva le chamelier dedans avec la dame: de quoi étant également surpris et outré, il les fit enterrer tous deux tout vifs sur-le-champ.

Au devant de ce pavillon de jalousies, il y a un bassin d’eau carré, de quinze pieds de face, et au coin est la porte Impériale, qui est une des portes de la ville, et une des entrées principales de cette merveilleuse allée. À l’autre coin, il y a une autre entrée, mais qui ne sert qu’aux femmes et aux eunuques du palais et au roi, parce qu’elle donne dans le sérail. Les bassins d’eau qui embellissent la partie de l’allée, entre la rivière et la ville, sont sept en nombre, dont quatre sont grands et à fond de cuve, et les trois autres sont plus petits. Le premier de ces bassins est carré, de quinze pieds de face. Le second, qui est carré aussi, est de cent vingt pas de tour, ayant au milieu un échafaud octogone, élevé d’un pied sur l’eau, avec un beau balustre autour où dix personnes peuvent être assises à l’aise pour prendre le frais. Les jardins qui sont à côté s’appellent le jardin Octogone et le Jardin de l’Âne ; et en ce dernier, il y a une grande place pour les tournois. Le troisième bassin est à huit faces, et de cent vingt-huit pas de tour, ayant à ses côtés le jardin du Trône et le jardin du Rossignol, dans lequel il y a un salon charmant. Le quatrième bassin, qui est à la chute de l’eau, n’a que vingt pas de tour. À sa gauche, on voit un grand portail, fort peint et fort doré, qui mène au faubourg ; et l’on en voit un de même à droite, qui mène vers le palais royal. Le cinquième bassin, qui est sur le bord d’une semblable chute d’eau, est aussi petit que l’autre. Les jardins, qui sont aux côtés, s’appellent le jardin des Vignes et le jardin des Mûriers.

On dit que le mari étant parvenu à l’âge de soixante-dix ans, on le faisait entrer dans le sérail, à l’occasion de quelques maladies difficiles et dangereuses, comme n’y ayant plus rien à craindre d’un vieillard de cet âge ; mais sa femme, remarquant qu’on ne voulait plus recevoir que les ordonnances qu’il faisait, et qu’elle allait perdre son crédit, dit un jour au roi que son mari venait d’engrosser une jeune esclave de dix-huit ans, sur quoi il ne lui fut plus permis de voir les femmes du sérail. Le pont est au-delà de ce septième bassin, et les jardins, qui terminent là l’allée, sont la volière du roi, dont le fil est doré, et la maison des lions, à l’autre coin ; et là il y a des chaussées pour descendre à la rivière quand l’eau est basse. On trouve à droite et à gauche un long quai, qui s’étend jusqu’au bout des faubourgs. Le quai à droite est le plus beau. Il est bordé de palais de grands seigneurs, avec de spacieux jardins, de grandes entrées et de grands pavillons le long du quai. Il y a, entre autres, le palais du général des mousquetaires, et la vénerie33, où sont les oiseaux de proie. L’été, que la rivière est basse, la jeune noblesse se rend là tous les soirs, pour faire les exercices, et tout le monde y vient monter des chevaux et des mules pour leur apprendre l’amble. L’autre partie de l’allée est presque semblable à celle-ci. Je ne m’arrêterai pas à nommer les maisons et les jardins des côtés, qui sont au nombre de quatorze, sept de chaque côté ; chacun porte le nom du seigneur qui l’a fait construire. Il fait admirablement beau s’y promener le soir, durant neuf mois de l’année, parce que, durant ce temps, on arrose les parterres et les chaussées, et l’on couvre de fleurs les bassins d’eau. On y voit aussi alors, sur des échafaudages bas et tapissés, au devant de l’entrée des jardins, beaucoup de gens qui prennent du tabac, et beaucoup de beau monde qui va et qui vient à cheval. Cette allée s’appelle Tchar-bag (ou Tchéhâr bâgh), c’est-à-dire Quatre jardins, parce qu’autrefois c’étaient quatre vignobles. Elle a été faite par Abas le Grand ; et, comme le fonds est un bien d’Église, le prince en prit un bail perpétuel à deux cents tomans de rente annuelle, qui font neuf mille francs. Ce prince prenait tant de plaisir à faire faire cette belle allée, qu’il ne voulait pas qu’on y plantât un arbre qu’en sa présence. On assure qu’il mit sous chacun une pièce d’or de huit francs de valeur et une pièce d’argent de dix-huit sols marquées à son coin. Les principaux seigneurs de sa cour firent bâtir à leurs dépens la plupart des jardins qui sont sur les côtés, avec les édifices dont j’ai fait mention.

Allaverdy-Kan34, qui était le généralissime des armées de ce grand conquérant, son grand ami et favori, prit pour sa tâche le bâtiment du pont, qui est une très-belle pièce d’architecture. Ce beau pont se joint à l’allée par une chaussée de quatre-vingts pas à l’un et à l’autre bout, faite en pente insensible. Il a trois cent soixante pas de long, sur treize de large, étant bâti de pierres de taille, hormis les murs, qui servent de parapets ou rebords, lesquels sont de briques et étant flanqué de quatre tours rondes de pierre de taille de la hauteur des murs. Ces murs sont épais de six pieds, et hauts de quatorze à quinze, percés d’un bout à l’autre dans toute leur longueur, et munis au-dessus d’un rebord ou garde-fou à jour, haut de trois pieds, fait de briques disposées comme les mottes des tanneurs: ce qui fait comme des galeries ou plates-formes, où l’on monte par les tours qui sont aux coins. Ces murs, de plus, sont ouverts de neuf en neuf pas en fenêtres ou saillies, de toute la hauteur du mur, ressemblant à des arcades, par lesquelles on a vue sur la rivière, et où l’on prend le frais. Il y a quarante de ces ouvertures à chaque côté, vingt grandes et vingt petites. Tout au milieu du pont, il y a deux petits cabinets bâtis en dehors du côté de l’eau, où l’on descend par quatre marches, et d’où l’on peut puiser l’eau avec la main, quand elle est bien haute. On leur a donné un nom sale, qui marque l’effet que produisent communément sur ceux qui y entrent les peintures impudiques dont ils sont remplis. Abas II fut si honteux d’y avoir mis le pied, qu’il en fit condamner l’entrée.

Ce que je viens de représenter n’est proprement que le dessus de cet admirable pont, lequel est porté par trente-quatre arches35 de belle pierre grisâtre, plus dure que le marbre, mais pas si polie, bâties sur un fondement de même pierre, lequel est plus large que le pont, et l’excède de dix pieds d’un et d’autre côté, avec des soupiraux aux bouts et au milieu, en sorte que, quand l’eau est basse, on peut se promener à sec sur ce fondement-là, l’eau passant toute par ces soupiraux ou ouvertures. Les arches sont percées dans l’épaisseur d’un bout à l’autre, et il y a, de deux en deux pas, de grosses pierres carrées, hautes de demi-toise, sur lesquelles on peut traverser la rivière en sautant de l’une à l’autre. Il y a par-dessus tout cela une petite galerie, pratiquée dans le sommet des arches sur le bord, de manière que huit personnes peuvent à la fois passer ce merveilleux pont par différentes routes. On l’appelle communément le pont de Julfa 36, parce qu’il joint la ville au bourg de Julfa, qui est la demeure de tous les chrétiens ; et aussi le pont d’Allaverdy-Kan, lequel en est le fondateur. J’oubliais de dire qu’on descend du dessus du pont au-dessous, à fleur d’eau, par des degrés pratiqués dans les arches.

Le jardin, qui est au bout, est appelé Mille-Arpents, non pas qu’il contienne en effet mille arpents, mais pour faire entendre que sa grandeur est extraordinaire. Il est long d’un mille et large presque autant37, fait en terrasses soutenues de murs de pierres: on y compte douze terrasses, élevées de six à sept pieds l’une sur l’autre, et qui vont de l’une à l’autre par des talus fort aisés à monter, et aussi par des degrés de pierre, qui joignent le canal. Il y a quinze allées dans ce jardin, autant que de terrasses, dont douze sont des allées de traverse ; et de quatre en quatre de ces allées, on trouve un large canal d’eau à fond de cuve, qui traverse le jardin parallèlement, passant sous des voûtes de briques à l’endroit des trois allées longues, afin de ne les pas interrompre. Ces allées longues, qui sont tirées au niveau, mènent d’un bout à l’autre du jardin ; celle du milieu est ornée d’un canal de pierre, profond de huit pouces et large de trois pieds, avec des tuyaux de dix en dix pieds, qui jettent l’eau fort haut. Au bas de chaque terrasse, à l’endroit de la chute du canal, laquelle est en talus et fait une nappe d’eau, il y a un bassin de dix pieds de diamètre, et au haut, il y en a un autre sans comparaison plus grand, profond de plus d’une toise, avec des jets d’eau au milieu et autour. Ces bassins sont tous de différentes figures, ronds, carrés et à plusieurs angles ; celui de la troisième terrasse est dodécagone, de trois cents pas de tour. On voit proche de chaque bassin, sur les ailes, deux grands pavillons fort hauts, peints, dorés et azurés. Au milieu de la sixième terrasse, il y a un pavillon qui coupe l’allée, lequel est à trois étages, et si grand et si spacieux, qu’il peut contenir deux cents personnes assises en rond. Il y a un autre pavillon à l’entrée du jardin, et un autre au bout, qui sont semblables, à la figure et à l’ordonnance près. Quand les eaux jouent dans ce beau jardin, ce qui arrive fort souvent, on ne saurait rien voir de plus grand et de plus merveilleux, surtout au printemps, dans la saison des premières fleurs, parce que ce jardin en est couvert, particulièrement le long du canal et autour des bassins. On est surpris de tant de jets d’eau qu’on voit de toutes parts à perte de vue ; et l’on est charmé, tant de la beauté des objets que de la senteur des fleurs et du ramage des oiseaux, qui sont dans les volières et parmi les arbres.

VIII

Chardin vous promène ainsi dans toute la ville et dans les environs, jusqu’aux montagnes qui servaient de lieu de plaisance et de divertissement au roi et à ses favorites.

Il revient ensuite aux ruines de Persépolis, qu’il visite et décrit en philosophe et en historien, mais sans en découvrir le mystère.

Il quitte cinq fois Ispahan pour traverser, par Chiraz, jusqu’au golfe Persique (Ormus) la Perse du Midi. Partout son voyage a le même intérêt, sans phrases.

Pendant le dernier de ses voyages, le roi meurt à la campagne, et voici la manière curieuse dont il raconte l’élévation et le couronnement de Solyman, son successeur. La cour s’y dévoile avec un magique intérêt ; lisez:

Les eunuques s’étant présentés au logis des ministres, comme venant de la part de Sa Majesté, les obligèrent de sortir de l’appartement de leurs femmes, et alors ils les informèrent également tous deux de la mort d’Abas II (A’bbâs), et leur en firent un rapport assez exact, qui était que le jour précédent, vers le soir, après que ces ministres se furent retirés, ce monarque avait mangé de bon appétit des confitures que ses femmes lui avaient apprêtées ; ensuite de quoi il avait paru se porter mieux qu’à l’ordinaire, jusque sur les neuf heures du soir, qu’il était tout à coup tombé en pâmoison ; qu’eux y étaient accourus, et l’avaient mis sur son lit ; qu’il était revenu à soi sur les onze heures, mais avec quelque altération de sa raison ; que sa douleur après cela s’était augmentée, et que deux remèdes réitérés qu’il avait pris par l’ordonnance des médecins ne l’avaient point soulagé ; que, vers les deux heures après minuit, la violence de son mal sembla s’être un peu apaisée, mais qu’elle l’avait ressaisi sur les trois heures et lui avait causé une frénésie demi-heure durant ; qu’une autre demi-heure il avait joui de quelque repos ; mais que, enfin, vers les quatre heures, ses yeux, par de tristes roulements, avaient fait connaître les approches de sa mort ; qu’en même temps, il avait rendu l’esprit sans autre agitation, et l’on peut dire sans s’être senti mourir. Aussi n’avait-il témoigné, pendant tout le cours de sa maladie, qu’il s’y attendît ni qu’il en eût la moindre pensée ; et cette dernière nuit, il n’avait même rien ordonné touchant sa personne, sa maison ni son successeur: seulement, dans la force de son dernier accès, un peu avant d’expirer, se tournant du côté de l’appartement public, il avait prononcé avec quelque fureur ces paroles: « Je sais bien que vous m’avez empoisonné ; mais vous boirez votre bonne part du poison, puisque je laisse un fils qui, après ma mort, vous mangera à tous le cœur ! »

Les médecins allèrent donc rendre visite au premier ministre ; et, sous prétexte de lui donner avis de la mort du roi et de lui déclarer la qualité des deux derniers médicaments qu’ils lui avaient fait prendre, ils entrèrent dans des matières plus importantes: ils parlèrent de l’élection, et lui remontrèrent que lui et tous les grands du conseil avaient bien sujet de prendre garde à eux ; que le prince, quelques moments avant sa mort, s’était plaint à haute voix que ses ministres lui avaient fait donner du poison ; mais qu’il laissait un fils qui leur mangerait le cœur ; que ces paroles ni ces plaintes ne pouvaient demeurer cachées au successeur ; que si l’on donnait la couronne à l’aîné, qui était déjà dans un âge assez avancé pour se rendre indépendant, et qui d’ailleurs avait l’esprit fort fier, il ne manquerait jamais de se servir de ce prétexte pour se défaire de tous les grands et de tous les ministres, dans la pensée de se rendre absolu par ce moyen et se mettre en état de faire de nouvelles créatures, vu principalement qu’il devait se ressentir du mauvais traitement que son père lui avait fait depuis deux ans, qu’il attribuerait toujours au conseil de ses ministres. Leur conclusion fut que, comme ils voyaient que le prince aîné ne pouvait pas vouloir du bien aux grands, que c’était à eux une imprudence de lui en faire, particulièrement un bien de cette nature, qui le mettait en pouvoir de leur faire tout le mal qu’il lui plairait ; et dans cette conjoncture, le parti le plus assuré était de faire tomber leur élection sur le puîné, Hamzeh-Mirza ; que ce jeune prince promettait beaucoup et donnait pour l’avenir de grandes espérances pour la grandeur de l’empire des Perses, et pour le présent il leur donnait sujet à tous de s’attendre à un doux repos, puisque, étant incapable des affaires, il leur en laisserait le maniement un fort long temps, qui ne pouvait être moindre que de douze ou quinze ans.

Ces paroles, portées par ces deux seigneurs au premier ministre, et ensuite au second, auquel, sous ce même prétexte, ils tinrent un semblable discours, firent tout l’effet qu’ils en osaient désirer.

L’un et l’autre s’y rendirent, et ils résolurent d’élever sur le trône le plus jeune des enfants du feu roi au préjudice de l’aîné. Ils se figurèrent que si cet aîné venait à régner, leur perte était infaillible ; qu’il y avait tout à craindre d’un esprit hautain comme le sien, qui, à l’âge de vingt ans, se verrait, de captif, tout à coup devenu souverain ; que, quand il ne se croirait pas avoir été offensé par eux, le plaisir qu’il prendrait à faire le maître le porterait à d’étranges résolutions, dont la moindre serait de changer la face de la cour. « Et qui sait, disaient-ils en eux-mêmes, s’il n’attentera point à nos vies ? » Surtout le reproche d’empoisonnement les mettait à la gêne ; car, bien que peut-être ils en fussent innocents, le soupçon en était si plausible, que cette accusation, toute fausse qu’elle était à leur égard, ne leur présentait pas une image de mort moins horrible que si elle eût été véritable, lorsque le prince qui succéderait à l’empire voudrait l’appuyer ; qu’au contraire, si l’on élisait le puîné, ils se maintiendraient sans peine dans le poste glorieux que leurs charges leur donnaient ; qu’ils auraient le loisir d’élever leurs familles et de faire des créatures ; qu’ils gouverneraient avec un pouvoir presque absolu, sous un enfant, un des plus grands empires de l’univers.

Au reste, je n’ai point entendu dire que d’autres seigneurs que ceux-ci se soient trouvés en cette assemblée.

Le premier ministre y prit le premier la parole, et leur exposa ce que le grand chambellan lui avait rapporté de la mort du roi, qui lui avait été confirmée par les deux premiers médecins. Il leur dit « qu’il ne doutait pas qu’ils ne l’eussent tous appris d’eux de la même sorte, et qu’ainsi ils auraient connu comment leur défunt monarque avait rendu l’esprit, sans avoir déclaré par écrit ni de vive voix auquel de ses deux fils il laissait le sceptre, et que, par cela, il était de leur devoir de procéder à cette élection au plus tôt, tant pour ne laisser davantage dans une condition privée celui des princes à qui la Providence avait destiné la couronne, que pour mettre l’État en sûreté, qui courait toujours fortune tandis qu’il n’aurait point de maître, vu qu’il en était des monarchies comme des corps animés, qu’un corps cesse de vivre au moment qu’il demeure sans tête, un royaume tombait dans le désordre au moment qu’il n’avait plus de roi ; que, pour éviter ce malheur, il fallait, avant de se séparer, élire de la sacrée race imamique un rejeton glorieux qui s’assît au trône qu’Abas II venait de quitter pour aller prendre place dans le ciel ; que ce monarque, de triomphante mémoire, avait laissé deux fils, comme il s’assurait que personne de ceux devant qui il parlait ne le révoquait en doute, l’un, Sefie-Mirza, qui était venu au monde il y avait environ vingt ans, et avait été laissé dans le palais de la Grandeur en la garde d’Aga-Nazir ; l’autre, Hamzeh-Mirza, âgé de quelque sept ans, qui se trouvait ici près d’eux à la cour, sous la garde d’Aga-Mubarik, présent en leur assemblée ; que, de ces deux, après avoir invoqué le nom très-haut, ils choisissent celui que le vrai roi avait préparé pour le lieutenant du successeur à attendre. »

Par ce successeur à attendre, les Perses veulent dire le dernier des imaans (îmâm), qui est dans leur opinion comme leur Messie, dont ils attendent à tout moment le retour. Ce n’est pas ici le lieu d’expliquer ceci plus au long, non plus que quelques façons de parler persiennes, que nous avons exprimées en leur naturel, dans la croyance que nous avons eue que les savants y prendraient plaisir.

Ce premier ministre ayant prononcé ces paroles avec une grande démonstration de douleur, et avec un air plein de majesté, qu’à l’âge de soixante ans il a merveilleuse et insinuante, se tut, comme attendant que quelqu’un parlât et donnât son avis. Mais, lorsqu’il vit que tous ceux de l’assemblée lui déféraient (car en effet cet honneur, à cause de sa dignité, lui appartenait), et qu’applaudissant à son discours, et levant les yeux au ciel, ils ne faisaient que répéter le Bism allah’ (Bismîllah), Ainsi soit-il ! Au nom de Dieu ! il reprit ainsi modestement la parole, en regardant tous les grands l’un après l’autre: « Que, dans le besoin où ils se trouvaient, et dans la résolution qu’ils avaient prise d’élire pour monarque un de ces deux princes, son sentiment était qu’ils devaient céder à une fâcheuse mais pressante nécessité, qui les obligeait de préférer Hamzeh-Mirza, quoique le plus jeune, et l’élever au trône au préjudice de son aîné ; que la raison de cela était que tout le monde ne savait que trop la rigueur qu’Abas avait toujours tenue à celui-ci ; qu’il y avait à craindre que ce jeune prince ne fût du moins privé de la vue ; que le bruit en avait couru dès lors que le défunt monarque, au sortir d’Ispahan, fit paraître sur son visage une consternation qui ne marquait rien que de funeste ; qu’on avait eu encore plus de sujet de le croire depuis que le roi, au commencement de sa maladie, avait envoyé en poste, sans aucune participation de pas un des grands, un eunuque en cette même ville avec quelques ordres secrets ; que ces ordres ne pouvaient aller qu’à faire trancher la tête au prince son fils, ou lui arracher les yeux pour le rendre incapable de succéder à la couronne après lui, s’il venait à mourir ; car, pour toute autre chose, ce monarque n’eût pas manqué d’en faire part à quelques-uns de son conseil, et particulièrement à lui, premier ministre, qui avait accoutumé, dans la conduite ordinaire, de sceller de son sceau tous les commandements et les ordres où Sa Majesté mettait le sien ; que si cela était ainsi, ils ne pouvaient l’élire qu’ils n’en reçussent une grande confusion, non-seulement s’il était mort, mais encore s’il était privé de la vue. Car vous savez, dit-il, que les sacrées lois de l’élu de Dieu ne permettent pas qu’une personne à qui cette sorte de disgrâce est arrivée obtienne le souverain commandement sur nous ; après cela, nous serons contraints de recourir à Hamzeh-Mirza ; et de quelle grâce, je vous prie, recevra-t-il notre élection ? N’aura-t-il pas sujet de se plaindre du peu d’affection que nous aurions témoigné à devenir ses esclaves, et que nous ne l’avons reconnu pour notre roi qu’après que son frère n’a pu le devenir ? Prendra-t-il plaisir à recevoir de nos mains une couronne que nous aurions offerte à un autre ? Il se persuadera de ne devoir rien à nos suffrages, qui ne lui auront pas été donnés pour une inclination pleine d’amour, mais qu’une invincible nécessité aura exigés de nous. Et Dieu veuille qu’il en demeure là et qu’il se contente de ne nous en pas savoir gré ! Qui sait s’il ne se vengera pas, et si les froideurs que nous avons eues pour lui n’allumeront pas en son âme un feu de colère contre nous, qui ne s’éteindra que par notre ruine et la désolation de nos familles ? Mais ce n’est pas ce que nous devons considérer. Quand il s’agit du salut de l’État, celui des particuliers est peu de chose. Songez, seigneurs, à ce que j’ai marqué au commencement de ce discours: il faut éviter un interrègne dangereux, qui durerait longtemps dans les allées et venues d’ici à la ville capitale. La Providence nous a mis entre les mains Hamzeh-Mirza ; que nous reste-t-il plus, que suivre ses ordres, et d’aller dès ce moment élever ce favori du ciel au trône sacré du prince du monde. »

Après que le premier ministre eut prononcé ces paroles, il ne laissa pas peu à penser aux autres seigneurs d’où lui pouvait être venu ce sentiment ; néanmoins, comme c’était une personne qui avait toujours vécu dans une haute estime de probité, et que son âge déjà avancé et sa longue expérience dans les affaires le rendaient très-considérable, on ne soupçonna point que l’avis qu’il donnait fût intéressé, ni qu’il y fût porté par d’autres motifs que ceux qui regardaient le bien de l’État, vu principalement qu’il n’avait rien avancé que toute la compagnie n’estimât très-véritable.

Cet enfant royal allait être de cette sorte élevé sur le trône, à l’exclusion de son aîné. Tous les grands donnaient les mains à cette élection, et pas un de ceux qui avaient droit de parler ne lui avait refusé son suffrage. Il ne restait plus que deux eunuques qui n’avaient rien dit ; mais qui eût pensé qu’ils eussent jamais osé rien dire, et encore le moins considéré de ces deux ? Vu que l’un ni l’autre n’ayant ni droit, ni titre, ni autorité pour ce faire, aurait-on pu s’imaginer qu’ils auraient été capables de concevoir des sentiments contraires à ceux que cette illustre assemblée faisait paraître ? Et quand ils en auraient été capables, y avait-il apparence qu’ils eussent eu l’audace de le déclarer, et, en le déclarant, de l’emporter contre tant de voix ?

Cela arriva néanmoins d’une façon que l’on peut appeler miraculeuse, tant pour les circonstances que nous avons déjà observées, que pour celles que nous allons marquer, et qui font dire qu’il y a une puissance supérieure qui se mêle souverainement dans les affaires humaines, qui se rend maîtresse des événements, et qui fait réussir les choses bien souvent contre notre attente, comme il arriva ici, où Sefie fut élu malgré le complot des personnes intéressées, et les dispositions favorables qu’ils avaient données à leur entreprise.

Cet eunuque, qui rompit toutes les mesures qu’avaient prises ces seigneurs, fut Aga-Mubarek, fort considéré en cette cour-là, comme nous l’avons marqué, auquel l’éducation du second fils du monarque avait été commise. Il était, dis-je, le gouverneur de Hamzeh-Mirza, celui que les grands voulaient élever sur le trône ; et, par conséquent, il devait plus qu’aucun autre appuyer leurs suffrages, puisque, apparemment, la grandeur de son illustre nourrisson allait augmenter infiniment son crédit, et lui présentait une fortune la plus éclatante qu’un homme de sa condition pouvait espérer.

Cependant l’amour de la justice prévalut dans son âme, et ce fut avec horreur qu’il entendit la proposition qu’avait faite le premier ministre de préférer le cadet à l’aîné, qui s’augmenta à mesure que les autres du conseil y prêtaient leur consentement. Sur quoi il prit une résolution digne de cette ancienne et constante fidélité dont on a toujours vanté les eunuques. Il crut qu’il y allait de son devoir d’empêcher ce désordre autant qu’il pourrait ; et qu’encore qu’il n’eût pas de droit de parler en cette assemblée, il lui était permis de violer ce droit, qui n’était que de pure cérémonie, pour remettre dans le bon chemin ceux qui violaient une loi que la nature semblait avoir établie et que la religion favorisait.

Il attendit néanmoins que tout le monde eût parlé, tant parce qu’il devait cette déférence aux seigneurs qui tenaient un rang au-dessus de lui, que parce qu’il espérait toujours que quelqu’un d’eux, plus éclairé ou mieux intentionné que les autres, proposerait des sentiments plus légitimes, et le délivrerait de l’embarras où une rencontre si fâcheuse l’allait engager ; mais, lorsqu’il vit que, tout d’une voix, ils avaient conclu à l’élection du cadet, au préjudice de l’aîné, sur des prétextes qui, quelque spécieux qu’ils fussent, paraissaient affectés, et sur des conjectures trop faibles au fond pour être assez considérables dans une si grande affaire ; d’un ton de voix qui, sans perdre le respect, avait beaucoup de vigueur, il leur parla en ces termes:

« Cette proposition que vous venez de faire, princes, seigneurs des seigneurs, d’exclure de la couronne Sefie, fils aîné d’Abas II, à qui elle appartient légitimement, et de mettre en sa place le cadet Hamzeh-Mirza, choque trop visiblement la justice et les lois de l’envoyé élu, pour croire que vous vous y soyez portés par quelque éblouissement qui vous ait surpris. J’oserais bien vous assurer que nul des motifs qui ont été allégués n’est estimé assez puissant de pas un de vous. Non: le prétexte que vous avez emprunté pour élire Hamzeh-Mirza n’est pas raisonnable. Le véritable sujet qui vous y porte, si vous voulez que je vous le dise, encore que vous le sachiez aussi bien que moi, c’est le désir que vous avez de gouverner la Perse, et longtemps et à votre gré ; c’est pour cela que vous voulez élire un enfant, sous la minorité duquel tout vous sera permis, et vous pourrez exercer une puissance absolue: car ce que l’on allègue du prince aîné, que sans doute il est privé de la vie ou de la vue, ne peut passer pour autre chose que pour une pure illusion. Si cela était, n’en aurais-je rien appris, moi qui, depuis le départ du roi de la capitale, ai toujours su précisément tout ce qui s’est passé dans le palais des femmes, qui l’ai toujours suivi partout, et qui ai, outre cela, la conduite du jeune prince ? Si cet eunuque qui fut envoyé en poste, il n’y a pas longtemps, à Ispahan, eût eu des ordres secrets contre Sefie-Mirza, dans le dessein de le rendre incapable de succéder à l’empire, n’en aurais-je rien découvert ; et le feu roi n’eût-il pas changé quelque chose à la condition de son second fils, qu’il eût désigné en ce cas-là pour monter sur le trône après lui ? N’eût-il pas augmenté son apanage et son éclat ? Me l’eût-il celé à moi et à la lumière des femmes, à la duchesse, dis-je, mère du jeune prince ? Et quand il me l’aurait voulu celer, ne m’aurait-il pas été plus aisé qu’à vous d’en découvrir quelque chose, puisque je demeure dans le palais intérieur, et que je sais tout ce qui s’y passe de plus secret ; que vous n’y entrez jamais, et que vous ne le pouvez regarder que par dehors ? Il n’est rien, en un mot, de tout ce que vous feignez de craindre. Sefie-Mirza est vivant et voyant, Dieu en est ma caution ; et, s’il n’en est pas ainsi, voilà ma tête. Vous ne pouvez donc pas sans injustice ou, pour mieux dire, sans une noire trahison, oublier l’aîné et le sacrifier et à vos passions et aux intérêts de son cadet. Que plutôt le cadet soit sacrifié à lui et aux intérêts de l’État ! Ne voyez-vous pas que vous allez jeter le royaume dans une confusion épouvantable et le remplir de divisions ? Pensez-vous que les autres grands veuillent passer pour des gens sans loi et approuvent vos suffrages ? Croyez-vous que les peuples veuillent se charger de votre crime, et souffrir sur le trône des fidèles le plus jeune frère, que vous ne pourrez y avoir mis qu’en foulant aux pieds les plus saints devoirs que la religion nous inspire ? Au contraire, tout le monde s’élèvera contre vous pour soutenir le parti de l’héritier légitime ; et quand il ne le ferait pas, vous serez chargés de malédictions et toujours regardés comme les auteurs d’un attentat exécrable ; vous en rougirez de honte toute votre vie et en aurez un regret perpétuel dans l’âme. Hamzeh-Mirza lui-même, pour qui vous avez prostitué vos consciences, ne vous en saura pas de gré un jour ; il vous regardera comme des chiens, qui ne lui auront procuré cet honneur que dans le désir de faire curée, et qui, dans l’espérance de s’engraisser pendant son bas âge, auront laissé Dieu et la loi, le Prophète et le livre, l’explication, la droite raison et la justice. Je m’assure qu’il vous punira, et que le moindre châtiment que vous en devez attendre est d’être envoyés nus en quelque désert, prier Dieu pour lui de ce qu’il vous aura laissé la vie. » Là-dessus, il s’arrêta tout court, le visage un peu ému ; puis reprenant la parole au même instant avec une exclamation subite: « Hamzeh-Mirza, s’écria-t-il, Hamzeh-Mirza ! à quelle extrémité vois-je que vous le réduisez ? Voulez-vous, seigneurs, que je l’aille étrangler de mes mains et que je vous le vienne apporter mort en votre présence ? J’en ai le pouvoir, il est sous ma charge. C’est par là que je saurai vous ôter le moyen de ne pouvoir plus faire de mauvais choix ; vous serez bien alors contraints de porter la couronne à l’aîné, et je vous laisse à penser de quelle manière il la recevra de vous, quand il verra que vous ne vous serez rendus à votre devoir qu’après une extrémité si fâcheuse. »

Il finit son discours avec cette menace, et laissa les seigneurs de l’assemblée tellement surpris, que si une montagne fût tombée à leurs pieds, comme on parle en Perse, ils n’eussent pas témoigné tant d’étonnement. Ils ne devinaient point le motif qui avait porté cet eunuque à une résolution si déterminée: il n’y était poussé ni par la haine, ni par la crainte, ni par l’espérance. Il n’était point ému par la haine, puisqu’il chérissait tendrement son aimable nourrisson ; moins encore par la crainte, puisqu’il ne pouvait attendre qu’une douce complaisance à son égard de celui qui avait été élevé entre ses bras. Il ne pouvait non plus rien espérer d’aussi avantageux du côté de l’aîné dont il ignorait l’inclination ; car, quand il en aurait eu pour lui, elle aurait toujours été moindre que celle du plus jeune, qui l’avait sucée avec le lait. Ils voyaient tous qu’il parlait contre ses propres intérêts, et que ce ne pouvait être que le zèle pour la justice et pour le bien de l’État, le désir de contenter les peuples et la fidélité qu’il devait à son défunt maître qui le faisaient agir. C’est ce qui leur donna du respect pour lui, et qui les obligea d’admirer des sentiments si généreux, quoiqu’ils fussent contraires à leurs intentions et qu’ils accusassent leur conduite.

Un demi-quart d’heure se passa sans que pas un d’eux ouvrît la bouche: ils se regardaient l’un l’autre, sans dire mot, dans l’embarras que leur donnait ou la honte de se dédire, ou la crainte du péril qu’ils couraient s’ils osaient s’obstiner à maintenir le sentiment qu’ils avaient témoigné d’abord. Enfin, le premier ministre, soit qu’il fût plus ami de l’équité que les autres, comme cette manière d’agir noble et désintéressée qu’il avait toujours fait paraître auparavant le donnait à conjecturer, soit qu’il craignît qu’à son défaut quelque autre prît la parole, ce qui l’eût rendu criminel, puisqu’il lui appartenait de parler le premier, et qu’il le venait de faire lorsqu’il avait opiné si fort au désavantage de Sefie-Mirza ; ce premier ministre, dis-je, rompit le silence et commença à dire: « que véritablement, sur l’assurance infaillible que l’on aurait que le fils aîné d’Abas II ne serait plus en état de recevoir la couronne, l’assemblée pourrait, sans injustice, passer à l’élection du second fils ; mais, puisque maintenant Aga-Mubarik les assurait fortement que Sefie-Mirza n’avait perdu ni la vie, ni la vue, sans délibérer davantage, il le fallait élire: c’est pourquoi il lui donnait de tout son cœur sa voix et ses vœux, et protestait qu’il fallait tout de ce pas lui aller présenter le diadème et l’empire. »

Les autres seigneurs, à ces paroles, perdirent courage, et n’eurent plus la force de soutenir bien ce qu’ils avaient commencé mal. La condition de ces seigneurs les rend naturellement timides ; tout illustres et tout princes qu’ils paraissent, ils ne sont en effet que des esclaves: leur vie, leur liberté, leur honneur et leurs biens dépendent absolument du souverain. Ainsi, bien loin qu’aucun d’eux voulût tenir ferme sur son premier sentiment, ils se hâtèrent à l’envi l’un de l’autre de se rétracter ; et dissimulant leur mécontentement, ils arrêtèrent, tout d’une voix, « qu’attendu que l’aîné se trouvait en état de recevoir la couronne qui lui appartenait par la loi, il fallait sans délai l’aller tirer du palais de la Grandeur pour le porter sur le trône. » Voilà comme Sefie-Mirza (Sséfy-Myrzâ) fut élu monarque des Perses, contre la volonté de ceux mêmes qui lui donnaient leurs suffrages.

IX

Ainsi, celui qui avait été nommé pour assurer l’élection du cadet fit prévaloir l’aîné. La conscience de l’eunuque, ou sa profonde habileté, l’emporta contre le conseil tout entier.

Le fils aîné fut nommé, et l’ombre du harem couvrit le sort du second fils.

Lamartine.