(1861) Cours familier de littérature. XII « LXXIe entretien. Critique de l’Histoire des Girondins (2e partie) » pp. 305-367
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(1861) Cours familier de littérature. XII « LXXIe entretien. Critique de l’Histoire des Girondins (2e partie) » pp. 305-367

LXXIe entretien.
Critique de l’Histoire des Girondins (2e partie)

[Avertissement]

Un grand bruit, un grand étonnement, une grande impression dans le public lisant, ont accueilli le 70e Entretien. On m’avait souvent accusé d’avance d’une lâche palinodie historique. On aurait été heureux de me la voir commettre : il est si doux de déshonorer un ennemi ! Combien n’est-il pas plus doux de le voir se déshonorer lui-même ? On a été trompé. Je n’ai répudié ni la saine révolution de 1789, ni la république nécessaire de 1848. J’ai dit et je redis : Si nous étions dans les mêmes crises, entre un trône subitement écroulé, et un peuple prêt à tomber ou en anarchie ou en fureur, je la referais encore ! Je ne m’en accuse pas, je m’en glorifie ; il y a de ces inspirations qui jaillissent d’une seule voix, mais qui sont le cri du peuple et le salut du moment. Tout le monde répéta ce cri de bonne foi, parce que la réflexion ratifia ce que l’audace inspirée avait osé proposer à la nation chancelant sur le vide et prête à y tomber.

Quant aux vrais principes d’une république unanime appelant toutes les classes et tous les citoyens sans exception à apporter, par le suffrage universel, leur part juste de souveraineté naturelle dans une première assemblée, pour que cette première assemblée dictatoriale régularisât à loisir les degrés divers de ce suffrage universel, pour que la souveraineté brutale du nombre, équilibrée par la souveraineté morale de la lumière et de la raison, donnât la majorité au droit général qui fait de l’intelligence une condition de tout droit humain ; je ne les répudie pas davantage. Si la seconde assemblée eût été aussi sensée, aussi patriotique, aussi bien inspirée que la première, ce noble gouvernement de soi-même par soi-même pouvait durer.

Les coups d’État ont besoin de prétexte, la ridicule Montagne de 1849 le fournit au pouvoir exécutif ; elle fit peur à la France d’elle-même, la France s’enfuit dans une dictature : que la responsabilité de l’occasion perdue retombe à jamais sur ceux qui donnent ces paniques aux peuples, et qui montrent les spoliations et les terreurs comme perspective de la liberté ! —  La peur inventa les dieux , a dit le poète : la peur inventa les maîtres des peuples, dit avec plus de raison l’homme d’État. Qu’on daigne relire dans mes Œuvres complètes le dernier avis du Conseiller du peuple, que je me permettais de donner aux républicains provocateurs de l’assemblée, huit jours avant le coup d’État qui releva un trône, on verra que j’en avais le pressentiment et la tristesse anticipés. Les vrais auteurs de ces coups d’État sont ceux qui les rendent possibles et quelquefois inévitables.

Puisque ce premier chapitre sur la critique littéraire des Girondins par l’auteur des Girondins lui-même, à vingt ans de distance, a eu pour mes lecteurs un intérêt littéraire et politique que je ne prévoyais pas, continuons, et donnons-leur, pendant ces deux Entretiens encore, la suite de ces explications. Ils y verront par quelles séries d’événements et de dégoût de la monarchie d’Orléans et du gouvernement à suffrage restreint dit parlementaire, je fus induit à composer cette Histoire des Girondins si violemment et souvent si injustement accusée, et dans quel esprit je la juge, je la justifie ou je la condamne aujourd’hui où l’âge qui apaise tout et où la mort qui n’a plus d’ambition sur la terre laissent parler la conscience de l’écrivain et de l’homme politique, comme la postérité parlera de lui si elle daigne en parler, car nos œuvres et nos livres meurent souvent avant nous.

Voici où j’en étais resté de cette Critique dans le 70e Entretien : reprenons ce que je disais des partis parlementaires que l’on semble tant regretter.

Mais quel est donc votre gouvernement ? me dira-t-on.

Le gouvernement alternatif, répondrai-je ; le gouvernement parlementaire quand on veut penser, le gouvernement dictatorial quand on veut agir, le gouvernement mixte quand on veut à la fois agir et délibérer.

Pourvu que ce gouvernement du suffrage universel émane de tous les citoyens capables, et ne laisse à aucune classe l’oppression des castes sur les âmes, pourvu que ce gouvernement soit l’expression de la justice, qu’importe sa forme, si cette forme est opportune et si elle répond aux besoins de conservation ou de progrès dans la nation ? Les événements le disent assez, la perfection idéale d’un gouvernement est le rêve qui les fait tous tomber, sans parvenir à rien de meilleur. Le vrai cri du temps c’est un gouvernement tel quel ; le temps le changera quand il changera lui-même de nécessité et de mission. Le temps n’est-il pas la logique de Dieu ?

Espérons donc, sans trop croire à nos espérances, et voyons comment le dégoût du gouvernement parlementaire, quand il régnait sur nous, me conduisait à désirer le gouvernement de tous, au lieu du gouvernement des aristocrates de tribune.

Lamartine.

I

Toutes ces alliances de partis antipathiques, toutes ces audaces de défection dans les favoris de la couronne, toutes ces pressions déloyales sur la royauté que chacun voulait dominer sous prétexte de la servir, toutes ces trahisons après la victoire, toutes ces faiblesses du parlement devant les passions des hommes qui l’ameutaient pour le compromettre dans leurs brigues, toutes ces simonies de l’intérêt public devant les cupidités individuelles du pouvoir, toutes ces agitations sans but, qui faisaient bouillonner sans cesse la France et qui la remplissaient de haines, de factions, de passions, au lieu de la calmer et de l’occuper de ses intérêts urgents et permanents, me dégoûtaient prodigieusement, je l’avoue, de ce qu’on appelle le régime parlementaire.

Si c’était pour arriver à ce gouvernement de vaines paroles et d’odieuses intrigues qu’on avait traversé la mer de sang de 1793, le carnage militaire de quinze ans d’empire, la réaction armée de l’Europe contre la France en 1814, le retour du despotisme soldatesque de l’île d’Elbe en 1815, l’expulsion de trois dynasties en un jour de 1830 et les dix ans de dynastie agitatrice en 1840 ; en vérité, le résultat de tant d’efforts pour arriver à diviser la France en deux camps, comme les verts et les bleus du Bas-Empire à Constantinople, entre des ministres, racoleurs de factions, coureurs de majorité au but des portefeuilles dans le stade de la rue de Bourgogne à Paris, en vérité, me disais-je, ce résultat de tant d’événements n’en vaut ni le temps perdu, ni le sang versé, ni la grande émotion des esprits en 1789 par la pensée du dix-huitième siècle, ni la grande convulsion de la Révolution française en 1791. Il faut que le vrai sens de cette révolution ait été perdu en route et dans son histoire. Ne serait-il pas possible de retrouver ce sens vrai de la Révolution française en remontant à son origine et à ses premiers organes, d’en dégager la juste signification des passions et des crimes à travers lesquels elle a perdu son caractère et son but, et de rappeler ainsi la France de 1840 à la philosophie sociale et politique dont elle fut l’apôtre et la victime pour devenir, quoi ? l’enjeu de quelques rhéteurs au jeu stérile de la tribune et des feuilles publiques jetées tous les matins au feu des animosités civiles, pour alimenter les vaines factions de cour et de rue qui ne produisent que fumée ou lueurs sinistres dans l’esprit des masses découragées ? Un siècle a-t-il été donné aux hommes si intelligents et si énergiques de notre patrie pour en faire un si misérable usage ? Je touche à peine à ma pleine maturité ; j’ai vu de mes yeux d’enfant la première république sans la comprendre et sans me souvenir d’autre chose que des sanglots qu’elle faisait retentir dans les familles décimées par les prisons ou les échafauds ; j’ai vu l’empire sans entendre autre chose que les pas des armées allant se faire mitrailler sur tous les champs de bataille de l’Europe, et les chants de victoire mêlés au deuil de toutes ces familles du peuple qui payaient ces victoires du sang prodigué de leurs enfants ; j’ai vu l’Europe armée venir deux fois, sur les traces de nos armées envahissantes, envahir à son tour notre capitale ; j’ai vu les Bourbons rentrer avec la paix humiliante mais nécessaire à Paris et y retrouver la guerre des partis contre eux au lieu de la guerre étrangère éteinte sous leurs pas ; j’ai vu Louis XVIII tenter la réconciliation générale, dans le contrat de sa charte entre la monarchie et la liberté ; je l’ai vu manœuvrer avec longanimité et sagesse au milieu de ces tempêtes de parlement et d’élection qui ne lui pardonnaient qu’à la condition de mourir ; j’ai vu Charles X, pourchassé par la meute des partis parlementaires, ne trouver de refuge que dans un coup d’État désespéré qui fut à la fois sa faute et sa punition.

Je vois maintenant un prince révolutionnaire demander grâce tour à tour aux royalistes d’être un fils de la Convention, aux républicains d’être un roi sur un trône, aux étrangers d’être l’élu d’une insurrection, aux bonapartistes d’être un Bourbon, à la démocratie d’être un petit-neveu de Louis XIV, à l’aristocratie d’être l’élu d’une démocratie ; je le vois forcé de faire effacer ses armoiries sur les portes de son palais, comme un crime de sa naissance envers un peuple qui ne veut plus d’ancêtres ; forcé de donner à sa nièce, dans les cachots de Blaye, la question de la pudeur sacrée de la femme, de constater le flagrant délit de son sexe pour déconsidérer, par-devant témoins, ses partisans ; supplice que l’antiquité n’avait pas inventé et qu’un parti acharné contre la royauté exige d’elle comme une concession à l’ignobilité de sa haine. Je le vois chercher à tâtons ses ministres parmi les complices de son avènement en 1830, et ne trouver en eux que des dévouements conditionnels, des intelligences avec ses ennemis dans le parlement ou dans la presse. Et enfin je vois des transfuges du pouvoir de 1830, à la tête de toutes les colonnes d’opposition, fomenter dans toute la France une agitation fiévreuse qui commence par des banquets et qui finira inévitablement par des séditions. Est-ce là le gouvernement parlementaire ? ou n’est-ce pas plutôt une petite anarchie d’Œil-de-Bœuf, qui joue aux révolutions de salle à manger, les fenêtres ouvertes, et qui finira par appeler le peuple à faire invasion dans les festins, à renverser les tables et à remplacer les convives ? Ces saturnales d’opposition coalisée à table me répugnaient par leur mauvaise foi comme par leur danger, et je me refusai énergiquement à y prendre part. Je dis hautement les motifs de mon abstention dans une lettre aux journaux qui sera réimprimée dans ce recueil. On verra que je ne m’enrôlai jamais alors, quoi qu’on en ait dit depuis, dans les rangs de cette coalition malséante qui voulait secouer tout sans rien remplacer.

II

Mais les scandales de ce gouvernement inexpérimenté, qu’on appelait le gouvernement parlementaire, me convainquirent que le pouvoir vraiment national et populaire n’était plus là ; qu’aucune des dynasties rivales tombées, retombées, retombant encore, ne pouvait le reconstituer solidement en elle ; que l’aristocratie y avait renoncé implicitement en donnant un mandat d’éloquence, une procuration d’opinion, au lieu de combattre de sa personne dans ces compétitions d’influence, de popularité et de trône ; que cette classe moyenne exclusive, intéressée, adulée, à qui ses exploitateurs recommandaient de s’adjuger à elle-même le nom et les prétentions d’une aristocratie de second étage, n’était ni assez antique, ni assez enracinée, ni assez large, ni assez populaire, pour affecter le privilège d’un gouvernement national ; qu’elle n’avait rien de permanent, de chevaleresque, de prestigieux, excepté ses industries et ses commerces, aussi mobiles que ses convoitises de monopoles financiers : jalouse en haut, jalousée en bas, menaçante et menacée de toutes parts ; que le dernier mot de la Révolution française ne pouvait être cette petite oligarchie groupée par la peur et par l’orgueil autour d’un roi d’expédient ; que cela allait crouler aux premières lueurs de l’incendie parlementaire allumé par ceux-là même qui l’avaient si mal éteint en 1830 ; qu’il fallait pourvoir d’avance aux catastrophes inévitables de ce gouvernement déjà démoli dans l’opinion des masses, en donnant à ces masses envahissantes une histoire vraie de la Révolution qu’elles auraient bientôt à reprendre en sous-œuvre, afin qu’elles ne s’égarassent pas de nouveau sans plan et sans sagesse dans les démences et dans les crimes qui avaient perdu jusqu’au nom de cette Révolution.

« Il faut, dis-je à mes amis, confidents de ma pensée, il faut écrire pour ce peuple, dans une histoire impartiale, morale et pathétique à la fois, le commentaire vivant de sa première révolution, un Machiavel français, non dans l’esprit du Machiavel italien, mais dans l’esprit d’un Tacite moderne ; il faut prouver, par tous les faits de cette révolution, qu’en histoire, comme en morale, chaque crime, même heureux un jour, est suivi le lendemain d’une véritable expiation ; que les peuples, comme les individus, sont tenus de faire honnêtement les choses honnêtes ; que le but ne justifie pas les moyens, comme le prétendent les scélérats de théorie ou les fanatiques de liberté illimitée et de démagogie populacière ; que les plus justes principes périssent par l’iniquité des actes ; que la conscience ne subit pas d’interrègnes ; que la Providence est toujours là pour la venger, et que, si la Révolution de 1793 a noyé les plus belles pensées philosophiques dans le sang, c’est qu’elle est tombée des lèvres des philosophes dans les mains des tribuns, et des mains des tribuns dans les mains des Sylla et des César, lavant le sang dans le sang, et restaurant facilement la tyrannie, que les sociétés préfèrent justement aux crimes. Une histoire écrite dans cet esprit sera pour le peuple une haute leçon de moralité révolutionnaire, utile à l’instruire et à le contenir la veille d’une prochaine révolution. »

Voilà le but moral que je me proposais en pensant d’avance à ce commentaire en action du crime et de la vertu dans la politique populaire. Je voulais faire un code en action de la république future, si, comme je n’en doutais déjà plus guère, une république, au moins temporaire, devait recevoir prochainement de la nation et de la société françaises le mandat de la nécessité, le devoir de sauver la patrie après l’écroulement de sa monarchie d’expédient sur la tête de ses auteurs ; que la prochaine république fût au moins girondine au lieu d’être jacobine.

Voilà toute la pensée de mon livre !

III

J’avoue qu’un sentiment plus vain, un mobile profane de gloire personnelle, se mêlait dans ma pensée à ce sentiment tout moral de préparer les masses à répudier les immoralités, les iniquités, les crimes, la guerre même, qui avaient souillé le nom du peuple dans la première république. Ce sentiment était purement littéraire.

Je voulais essayer mon talent, encore douteux pour moi-même, dans une grande œuvre en prose ; l’histoire me paraissait et me paraît encore la première des tragédies, le plus difficile des drames, le chef-d’œuvre de l’intelligence humaine, la poésie du vrai. Je voulais être, si cela m’était possible, le dramaturge du plus vaste événement des temps modernes, le Thucydide d’une autre Athènes, le Tacite d’une autre Rome, le Machiavel d’une autre Italie : je m’en sentais imaginairement la force en moi ; le lyrisme pieux et élégiaque de ma première jeunesse s’était promptement transformé en moi, comme autrefois dans Solon, en une vigueur de réflexion politique qui me passionnait pour les sujets historiques plus que pour les poèmes du cœur et de la pensée. Mes fleurs tombaient et je croyais les sentir remplacées par des fruits d’intelligence. Je me trompais ; mais l’orgueil n’excuse-t-il pas un peu en nous ces flatteries involontaires de l’imagination ? On se croit capable de ce qu’on rêve, et ce que je rêvais n’était-il pas en effet le plus beau drame historique des temps connus ? La France elle-même, actrice et théâtre de ce grand drame, n’avait-elle pas rêvé plus beau qu’elle ?

Une grande pensée, un code de la raison, saisit un peuple intelligent, enthousiaste, aventureux, la France.

Il s’agit de la rénovation presque complète du monde religieux, moral et politique.

Balayer de la scène le moyen âge et installer à sa place un âge de justice, de logique, de vérité, de liberté, de fraternité, conçu d’une seule pièce et jeté d’un seul jet ;

En religion, conserver la belle morale et la sainte piété chrétienne, en détrônant les intolérances ;

En politique, supprimer les féodalités oppressives des peuples, pour les admettre aux droits de famille nationale, et leur laisser la faculté de grandir au niveau de leur droit, de leur travail, de leur activité libre ;

En législation, supprimer les privilèges iniques pour inaugurer les lois communes à tous et à tous utiles ;

En magistrature, remplacer l’hérédité, principe accidentel et brutal d’autorité, par la capacité, principe intelligent, moral et rationnel ;

En autorité législative, remplacer la volonté d’un seul par la délibération publique des supériorités élues, représentant les lumières et les intérêts généraux du peuple tout entier ;

Enfin, en pouvoir exécutif, respecter la monarchie, exception unique à la loi de capacité, pour représenter la durée éternelle d’une autorité sans rivale, sans éclipse, sans interrègne ; honorer cette majesté à perpétuité de la nation, mais la désarmer de tout arbitraire, et n’en faire que la majestueuse personnification de la perpétuité du peuple : voilà la véritable Révolution française, voilà le plan des architectes sages et éloquents des deux siècles.

IV

Ces dogmes, à peine contredits par quelques intéressés des classes théocratiques et des classes aristocratiques en bien petit nombre, sont acclamés comme une révélation aux états généraux, en présence d’un roi qui les applaudit lui-même généreusement après les avoir provoqués. Les privilèges se nivellent d’eux-mêmes, la tolérance des cultes fait justice à toutes les consciences, les grands se sacrifient, le peuple s’exalte, les vérités encore en théorie pleuvent de chaque bouche au milieu d’une ivresse qui semble unanime ; on dirait l’explosion d’une révélation civile, éclatant de son propre éclat dans toutes les âmes et pulvérisant d’évidence tous les obstacles à la réformation des institutions du moyen âge.

Mais à des vérités si neuves il faut un monde neuf aussi pour les accueillir et pour s’y conformer sans hésitation, sans froissement, sans partialité, sans récrimination dans les dépossédés de l’erreur, sans excès et sans violence dans les nouveaux venus à la liberté.

Ici les passions descendent dans la lice à la place des théories. Le roi, modérateur bien intentionné de la révolution, est méconnu par les uns et par les autres dans ses actes et dans ses intentions ; les grands lui reprochent sa faiblesse pour les novateurs, les novateurs sa partialité pour les grands ; le peuple l’enveloppe de ses soupçons, bientôt de ses menaces, puis de ses fureurs. Le prince appelle ses troupes pour défendre le peu de majesté royale qui lui reste ; le peuple irrité corrompt les troupes et donne de nouveaux assauts au roi jusque dans son palais.

Un dictateur de popularité s’élève sur le flot mouvant de cette multitude d’une capitale. Ce dictateur subit lui-même toutes les lois de cette multitude au lieu d’en dicter ; sa présence légalise toutes les violences du peuple envers la cour ; caressant envers le peuple, poli avec le roi. Ce prince arraché à son palais de Versailles devient le triomphe de la captivité royale. Les Tuileries deviennent la prison décente de la royauté. Le roi tente de s’échapper, on l’y ramène ; La Fayette ne peut plus être que le geôlier national de la couronne.

Cette royauté suspendue sur la tête du roi passe à l’Assemblée constituante ; une constitution règne métaphysiquement à sa place ; l’Assemblée constituante rend un trône presque aboli à ce fantôme de roi captif.

Louis XVI déteste la constitution et l’observe cependant, pour convaincre la nation de son impraticabilité, et pour la faire réviser par ceux mêmes qui l’ont faite. Tout le royaume est en feu, sans roi, sans loi, sans répression possible des désordres d’une anarchie.

La guerre étrangère paraît une heureuse diversion aux hommes d’État ; on impute au roi ses premiers revers. Une seconde Assemblée est nommée par la France sous l’empire de la terreur et de la fureur. Tous les hommes éminents et sages de l’Assemblée constituante en sont malheureusement exclus par une volontaire abdication de leur mandat. Mirabeau lui-même, s’il eût encore vécu, n’aurait pu siéger dans le conseil de la Révolution épuré de tous ses talents.

Les hommes secondaires n’apportent dans cette Assemblée que des mandats de violence ; ils assiègent le roi d’exigences et d’humiliations. Le club des Jacobins règne par ses tribuns sur le peuple ; le peuple règne par ses agitateurs à l’hôtel de ville dans la commune de Paris. Les Girondins, au ministère et dans l’Assemblée, pèsent tantôt sur l’Assemblée par leur éloquence, tantôt sur le roi par leur popularité ; ils essayent le rôle de modérateurs de la Révolution. Les Jacobins et la commune soulèvent contre eux la multitude.

Moitié complices, moitié contraints, les Girondins cèdent, le 20 juin et le 10 août, aux grandes séditions où le trône tombe sous leurs yeux. Ils proclament complaisamment la déchéance et la captivité du roi qu’ils auraient voulu conserver pour personnifier en lui un ordre légal. Une Convention nationale, formée de tous les partis extrêmes, est appelée à leur place par le tocsin du 10 août ; des tribuns forcenés de la commune de Paris veulent les intimider par les massacres de septembre. Les Girondins rejettent cette fois avec horreur et indignation ce sang des assassinats dont ils ne veulent à aucun prix leur part. Danton leur offre encore la paix, s’ils consentent à ne plus reprocher ces forfaits à leurs auteurs. Vergniaud noblement refuse d’amnistier jamais le crime. On leur pose alors, pour les embarrasser, la terrible question du jugement et du supplice du roi. Complices s’ils acceptent, suspects de royauté s’ils refusent, ils commencent par refuser ; ils préparent par des discours sublimes la défense du roi menacé, puis ils cèdent, non par lâcheté, mais par une très fausse et très criminelle politique de parti, qui croit sauver des milliers de têtes en en concédant une à la république.

Cette tête auguste et innocente livrée entraîne leurs propres têtes. On les immole coupables, au lieu de les immoler vertueux. La terreur règne deux ans sur leurs cadavres ; c’est une de ces périodes de la vie d’un peuple sur lesquelles aucun voile, jeté comme un linceul, ne peut cacher le sang des milliers de victimes. Les bourreaux eux-mêmes finissent de tuer, non par remords, mais par lassitude. Le crime aussi a ses défaillances.

Robespierre, qui a eu le fatal honneur de donner son nom à cette sinistre époque, est choisi par ses complices pour couvrir de son nom les holocaustes et les responsabilités de tous. Il tombe par la main de tous et paye pour tous au 9 thermidor et devant la postérité.

L’opinion, légère, inique et intéressée, amnistie ses complices et ses adulateurs. La Révolution, enivrée de ce sang comme une bacchante, ne sait plus ce qu’elle veut ni ce qu’elle fait. Elle marche au hasard à sa propre destruction et passe des bourreaux aux victimes, des intrigants aux idéologues, des idéologues aux soldats, des soldats aux dictateurs, des dictateurs aux despotes. Sa pensée se brouille dans sa tête et la plus grande pensée des siècles aboutit à la guerre et à la servitude. On croit voir les Gracques, les Marins et les Sylla aboutir aux Césars. Paris et Rome se ressemblent ; les temps répètent les temps, et la France, pour avoir laissé ses efforts vers la réforme du monde politique dégénérer en convulsions démagogiques, ne se retrouve plus de force pour faire de sa liberté, modérée par la règle, un gouvernement. Entre l’échafaud des tribuns du peuple et les baïonnettes des dictateurs il n’y a plus que le choix du fer immolant ou asservissant les citoyens.

V

Quelle leçon morale et quel sujet pathétique d’histoire par un écrivain qui voulait instruire le peuple en moralisant la liberté !

Je n’hésitai plus à choisir ce drame moderne à ce point central et culminant de la Révolution, où l’on voit encore la beauté des principes et où l’on aperçoit déjà l’horreur des excès. Ce point, c’est l’échafaud des Girondins. J’y montai en esprit, pour prendre de là mon panorama historique.

Rien ne me gênait dans ma situation politique parlementaire soit envers le gouvernement, soit envers l’opposition légitimiste, soit envers l’opposition semi-républicaine. Je recueillais dans cette entière liberté d’esprit le fruit de mon indépendance d’engagement avec tous les pouvoirs et tous les partis. Je pouvais donc dire ce qui me semblait la vérité à tous. Dégagé par la catastrophe de 1830 non de l’affection et des respects que je portais à la royauté des Bourbons légitimes exilés, mais dégagé par la fausse attitude des légitimistes dans la chambre de toute solidarité avec eux, excepté de la solidarité d’origine commune ; dégagé de la royauté d’Orléans, dont je ne conspirais pas la chute, mais dont je ne plaignais pas les dangers et les expiations ; plus dégagé encore des coalitions anarchiques que les aristocrates, les démocrates, les légitimistes, nouaient dans le parlement, rien ne m’empêchait d’écrire de la Révolution une histoire qui pût froisser, offenser, irriter même par son impartialité toutes ces opinions et profiter au besoin à la moralisation future d’une seconde république que j’entrevoyais dans l’ombre du lointain, comme une dernière ressource du gouvernement en France, après la chute, certaine selon moi, de la royauté d’Orléans.

Je le répète, mes traditions de famille m’avaient fait une seconde nature de mon attachement à la royauté séculaire de la France, aux vertus si mal récompensées de l’honnête Louis XVI, aux malheurs de sa race, à la haute et sage modération de Louis XVIII, ce roi conciliateur de la royauté et de la liberté par la charte, même au caractère chevaleresque de Charles X, tombé dans une faute, mais laissant après lui un enfant de la couronne innocent par son âge du coup d’État qui lui avait enlevé sa patrie.

Cette royauté des expiations étant impossible à rétablir, la royauté des conspirations étant impossible pour moi à aimer et à servir, cette coalition immorale et déloyale dans le parlement étant impossible à honorer, incapable de fonder, capable seulement de détruire, je n’avais plus de devoir et de lien qu’avec la politique abstraite, idéale, personnelle qui pouvait seule à un jour donné recruter, au profit des principes sainement et honnêtement progressifs, les opinions d’un peuple prêt à retomber dans l’anarchie.

Ces principes, qui étaient ceux de la vraie philosophie politique de l’Assemblée constituante, ceux que les Mirabeau, les Barnave, les Clermont-Tonnerre, les Lally-Tollendal, les Bailly, les Mounier, les Montmorency, les Cazalès, les Vergniaud, avaient si magnifiquement débattus ou formulés dans leur éloquence de raison, me passionnaient encore à distance et me paraissaient le but dépassé, mais le but idéal de la Révolution, auquel il fallait ramener le peuple par l’opinion avant de l’y ramener un jour par le fait, si les événements échappaient à l’ambitieuse et intrigante faction de la fausse révolution et de la royauté d’expédient de 1830.

Le livre des Girondins était donc à mes yeux non pas un levier pour soulever et précipiter un trône, mais une pierre d’attente pour remplacer un édifice écroulé dans ces éventualités de gouvernements qui seraient appelés par le hasard à remplacer le gouvernement menaçant et menacé de 1830.

La république se présentait sans doute à mon esprit, mais elle s’y présentait comme une possibilité improbable plutôt que comme un but arrêté ou même désirable encore ; seulement je voulais, dans le cas où la nation se réfugierait, après le renversement du trône d’Orléans, dans la république, qu’une histoire consciencieusement sévère de la première république eût prémuni le peuple français contre les mauvaises passions, les illusions, les fanatismes, les crimes et les terreurs qui avaient perverti, férocisé et ruiné la première fois le règne du peuple. Je n’avais dans l’esprit aucune des chimères socialistes de Platon, de Jean-Jacques Rousseau, de Mably, de Robespierre, de Saint-Just, qui mènent le peuple droit au crime par la fureur qui succède aux déceptions, et qui tuent bourreaux et victimes par la guerre anticivique de la propriété qui refuse tout et du prolétariat qui anéantit tout.

VI

La révolution vraie, selon moi, ne s’exprimait que par trois principes ou plutôt par trois tendances légitimes, résultat de mes études et de mes réflexions sur la vraie nature et sur les vrais dogmes de la rénovation française.

Ces trois tendances de l’esprit de la nouvelle civilisation inaugurée sur les ruines de la civilisation féodale, étaient celles-ci :

Déplacement, mais nullement destruction du principe d’autorité, c’est-à-dire, au lieu du despotisme des rois, des cours, des sacerdoces dominants, l’autorité raisonnée, mais absolue ensuite et irrésistible de la volonté représentée du peuple tout entier, confiée à un roi héréditaire ou à des autorités électives. En un mot, une autorité très concentrée, très forte, très obéie, nécessaire à la répression des passions individuelles ou des factions collectives. L’ordre libre, mais l’ordre très prédominant sur ce qu’on appelle la liberté. Car l’autorité est la première nécessité de la société ; la liberté n’en est que la dignité individuelle.

La seconde de ces tendances, c’est la liberté religieuse, longtemps effacée des constitutions civiles de l’Europe, et devant, selon moi, reprendre sa place naturelle, c’est-à-dire la première place, dans les indépendances de l’âme et par l’indépendance des cultes desservis par eux-mêmes, avec indemnité préalable des établissements et des individus consacrés antérieurement au culte de l’État. C’est la plus difficile des libertés à établir consciencieusement, mais c’est la plus sainte et la plus favorable à l’action religieuse sur les sociétés dont l’âme est toujours une foi libre.

La troisième de ces tendances, c’est la concorde organique entre les classes riches ou pauvres de la société par des institutions qui les rapprochent et qui leur inspirent non cette fraternité déclamatoire et métaphysique qui ne consiste qu’en égalité et en communauté de biens impraticables et contre nature, mais par des actes efficaces de patronage et de clientèle entre la propriété du capital et la propriété du travail, entre le propriétaire et le prolétaire, entre le sol et le bras, propriétés aussi sacrées l’une que l’autre et dont l’une ne peut subsister sans l’autre. Dans ce but, je voulais que les classes laborieuses eussent, par un vote proportionné à leur droit de vivre, une part consultative dans la représentation trop privilégiée des classes propriétaires ou industrielles ; je voulais, comme en Angleterre, un impôt de bienfaisance sur le revenu, non pas un impôt progressif qui décime le travail en décimant le capital, mais un impôt proportionnel qui oblige la classe riche à une charité légale qui met du cœur et de la vertu dans les lois.

VII

Toutes ces tendances exigeaient évidemment, pour être graduellement obéies, un élargissement immense du régime électoral, étroit, privilégié, et par conséquent dangereux à un jour donné pour la société elle-même, qui ne vit que de justice et qui meurt toujours de privilège.

Ces lois étaient certainement républicaines dans le sens moral du mot, mais elles n’étaient nullement antimonarchiques dans le sens politique. Les institutions républicainement spiritualistes peuvent avoir une tête monarchique, sans pour cela cesser d’être populaires.

Une fois les idées progressives admises en pratique dans le gouvernement d’une société bien faite, la monarchie peut être avec logique et avec avantage le lien de ce faisceau d’idées.

J’étais loin de le méconnaître. Aussi je ne me déclarai point républicain, mais populaire, et dans un discours prononcé à un banquet célèbre qui me fut donné à Mâcon par les délégués de trois ou quatre provinces réunies (banquet littéraire qu’il ne faut pas confondre avec les banquets politiques organisés par la coalition parlementaire), dans ce discours, dis-je, qui fit tressaillir la France par la hardiesse des idées et de l’accent, je conclus à dompter la monarchie par la force de l’opinion, et non à la détruire. Ce fut un vigoureux conseil, ce ne fut point une menace. On peut le relire dans mes Œuvres complètes. Les journaux de toutes les nuances en France et en Europe le reproduisirent et lui donnèrent, par leurs commentaires, le retentissement d’une chute anticipée du trône d’Orléans dans les esprits. Ce n’était pas mon intention. Je le rectifiai même dans mon propre département par une lettre énergique contre les banquets parlementaires de la coalition, auxquels je refusai de m’unir.

Mais, libre désormais de tout ménagement envers le ministère de M. Molé, remplacé par un ministère de manœuvre, pris dans la défection d’une partie des coalisés, je montai à la tribune, et pour la première fois je déclarai que j’entrais dans l’opposition.

VIII

L’opposition m’applaudit à outrance ; le parti conservateur s’étonna et s’affligea, sans toutefois m’injurier.

Seulement on attribua généralement cette déclaration d’hostilité loyale au gouvernement à la rancune personnelle d’une ambition trompée, qui se venge en renversant ce qu’elle a protégé la veille. Cela était bien faux ; car le roi venait pour la seconde fois de me demander une entrevue secrète ; j’y avais consenti par pure déférence respectueuse pour nos anciennes relations. Il m’avait tout offert, avec des instances qui rendaient le refus difficile à un cœur touché de ses embarras ; j’avais tout refusé. Son principal ministre à cette époque, qui sait mieux que personne une partie de la vérité sur cette entrevue et sur les avances du roi, les a démenties récemment, dit-on, en les mettant sur le compte de mon imagination. Le roi lui-même, du fond de sa tombe, dans ses révélations posthumes, démentira, plus pertinemment que moi, son ministre. Aucun roi n’a tant écrit.

Mais remontons de quelques mois, au moment où, en écrivant les Girondins, je faisais ce discours épique, cette discussion en récit qui devait produire et qui produisit une émotion plus grande et plus durable que cent discours de tribune.

IX

J’ai dit dans quel esprit et dans quelle indépendance complète d’opinion politique j’avais résolu d’écrire cette histoire. Je m’enveloppai, à la campagne entre les sessions et à Paris entre les séances, de tous les documents imprimés, manuscrits, vivants, qui survivaient à cette mémorable époque. Ils étaient nombreux, volumineux, sincères ; flattés de ce qu’une main libre cherchait dans leurs portefeuilles ou dans leur mémoire l’impartiale lumière qui ne luit qu’après que les partis sont morts et que les ressentiments sont éteints. J’avais résolu avant tout d’être véridique envers et contre tous, et au besoin envers moi-même ; je ne négligeai rien pour être bien informé. Quant au style, je ne m’en occupai pas ; j’étais sûr que les événements eux-mêmes m’inspireraient, malgré mon peu d’habitude de la prose, la clarté, l’ordre, la lumière, le naturel et même la seule éloquence de l’histoire, la sensibilité communicative qui mêle du cœur au récit. J’étais né pathétique ; je n’avais qu’à me laisser aller à ma nature. Sentir m’était aisé, savoir était plus difficile ; j’y mis tous mes soins.

Voici, entre mille autres, un exemple de l’attention scrupuleuse et infatigable que j’apportai dans mon travail à être intéressant force d’être vrai. Dans tout ce qu’on me contestera sur la véracité des moindres détails de ce long récit en sept volumes, je suis prêt à donner des preuves par témoignages aussi irrécusables que celles que je vais produire en réponse à M. de Cassagnac, qui calomnie innocemment mon exactitude en histoire. La véracité, c’est la probité de l’histoire. Mentir à la postérité, c’est mentir à Dieu ; car l’histoire est divine.

X

Un écrivain qui frappe juste, mais qui frappe souvent trop fort, à cause de la vigueur même de son talent, M. de Cassagnac, vient d’écrire à son tour un livre sur les Girondins. Il m’accuse d’avoir non falsifié, mais inventé la fable de la mort et du banquet des Girondins la veille de leur supplice. Ce dernier souper des victimes m’avait paru à moi-même si improbable et si dramatique, que j’avais trouvé là à l’histoire un faux air de poème ou de roman, et que j’avais résolu de le révoquer en doute ou de le réduire aux proportions les plus prosaïques de l’histoire. Cependant, de ce qu’une chose est dramatiquement pittoresque et pathétique il ne s’ensuit pas qu’elle soit fausse. Je voulus m’éclairer consciencieusement avant de la rapporter.

J’avais entendu parler d’un ecclésiastique, nommé l’abbé Lambert, prêtre assermenté, ami de plusieurs Girondins, qui avait communiqué avec eux dans leur prison et assisté à leurs derniers moments jusqu’à l’heure du supplice. Je pris les informations les plus patientes et les plus précises sur cet ecclésiastique et sur ce qu’il était devenu après le 31 mai 1793. J’appris qu’il vivait encore, qu’il s’était réconcilié avec l’Église au temps des rétractations, et qu’il était, depuis longues années, curé de la commune de Bessancourt, dans le département de Seine-et-Oise. Je lui écrivis pour lui demander si les circonstances de sa participation aux événements du 31 mai étaient vraies, et si, dans le cas où ce bruit aurait quelque fondement, il voudrait bien consentir à me recevoir et à me donner sur la mort de ses amis les informations utiles à l’histoire. Il me répondit avec beaucoup de bonté qu’il était étonné que son nom, depuis si longtemps égaré et enseveli dans le coin de terre où il desservait une humble paroisse, fût parvenu jusqu’à moi ; que, son âge et ses infirmités l’empêchant de se déplacer lui-même, il me recevrait dans son pauvre presbytère et me dirait tout ce que sa mémoire lui rappelait de ces tragiques événements.

Je pris la poste, accompagné d’un jeune homme de Mâcon, devenu depuis mon collègue à l’Assemblée constituante de 1848, que je ne crois pas devoir nommer ici sans son autorisation, mais qui attesterait, je n’en doute pas, ce voyage et cette enquête avec moi à Bessancourt.

XI

Le curé de Bessancourt, encore vert et comme présent à tout ce passé, nous donna tous les renseignements désirés sur les derniers jours, sur les diverses dispositions d’esprit, sur les conversations des condamnés. Nous écrivions les scènes, les portraits, les paroles, à mesure que ses souvenirs, provoqués par nos questions, se retrouvaient et se déroulaient dans la mémoire du vieillard : c’étaient comme les notes du tableau historique et véridique que je me proposais de composer d’ensemble à mon retour. Une journée suffit à peine à recueillir ce témoignage du seul et dernier témoin de ce grand drame. L’interrogatoire du curé de Bessancourt ne fut interrompu que par le déjeuner et le dîner que nous prîmes à sa table frugale. Nous le quittâmes le soir, pleins de reconnaissance pour son accueil et pleins des souvenirs vivants que nous emportions de ses entretiens.

Peu de temps après, je repartis de Paris pour Bessancourt, afin de compléter et d’éclaircir quelques autres circonstances du récit restées obscures dans mon esprit. J’étais accompagné cette fois par un homme de lettres, confident de mes travaux et devenu lui-même l’éminent historien d’une autre époque de notre histoire. Sa parole ne me manquerait pas au besoin pour dissiper les doutes de M. de Cassagnac. Ce second voyage de Bessancourt et les renseignements minutieux de l’abbé Lambert complétèrent ma conviction. Je n’eus qu’à rédiger ses témoignages. Il est sans doute possible qu’après un si long laps de temps le curé de Bessancourt ait commis quelques inadvertances de noms, de dates, de détails sur des personnages si nombreux alors dans les prisons et sur leurs rôles respectifs dans ce drame pathétique de leur dernière heure ; mais il est impossible à qui a entendu ce modeste et sincère témoin de ces scènes de révoquer en doute sa véracité. Il n’avait jamais songé jusque-là à se faire un mérite de ce hasard qui l’avait lié à cette époque avec les Girondins ; il parlait peu ; il n’écrivait rien. Je pense qu’il n’aimait pas à reporter la pensée de ses paroissiens sur sa qualité de prêtre assermenté et constitutionnel dans sa jeunesse, et qu’il était plus importuné qu’empressé d’être cité en témoignage sur ces événements qui lui rappelaient une faute d’orthodoxie sacerdotale, expiée depuis par sa rétractation.

Si ces témoignages de la consciencieuse minutie de mes recherches sur les moindres circonstances historiques de mon Histoire des Girondins ne suffisaient pas pour édifier l’écrivain qui m’attribue l’invention de cette prétendue fable, voici à ce sujet une lettre d’un des principaux habitants de Bessancourt, qui m’arrive aujourd’hui, avec l’autorisation de la reproduire :

« Monsieur,

« Je n’ai pas besoin de remonter plus loin dans mes souvenirs pour attester que le vénérable abbé Lambert a été, pendant de longues années (depuis 1816 jusqu’en 1847, année de sa mort), curé de Bessancourt (Seine-et-Oise) ; que cet ecclésiastique a toujours passé dans la commune pour avoir été l’ami des Girondins et le pieux consolateur de quelques-uns d’entre eux la veille de leur supplice, en 1793 ; et que vous êtes venu, accompagné d’un de vos amis ou collègues dont le nom m’échappe, passer de longues heures chez M. le curé Lambert dans son presbytère de Bessancourt, pour recueillir personnellement, de la bouche de ce vieillard, tous les détails que vous rapportez dans votre Histoire des Girondins. C’est là, Monsieur, que j’eus l’honneur de vous connaître, d’assister à vos entretiens à la table de M. le curé Lambert, et de vous recevoir dans ma maison de Bessancourt dans l’intervalle de ces entretiens.

« Beaucoup d’habitants du village ont conservé comme moi le souvenir de cette enquête et la certifieraient au besoin.

« Recevez, Monsieur, l’assurance de ma considération la plus distinguée.

« N. Nalin.

« Bessancourt, le 9 juillet 1861. »

XII

Voilà donc quatre témoignages d’hommes encore vivants qui, indépendamment des témoignages écrits, ne laissent aucun doute sur la réalité des scènes solennelles et des paroles mémorables qui précédèrent le supplice des Girondins ; sauf ces légendes plus ou moins exactes, plus ou moins amplifiées, qui ne sont point du fait de l’historien, mais du peuple, espèce d’atmosphère ambiante de l’imagination populaire qui enveloppe toujours les grands événements, comme elle enveloppe dans la nature les grands horizons.

Le critique se trompe également en niant l’emprisonnement provisoire, mais assez long, des principaux Girondins dans la prison des Carmes de la rue de Vaugirard avant leur captivité à la Conciergerie. Il se trompe par conséquent en m’attribuant la supposition arbitraire des inscriptions murales des chambres hautes des Carmes aux Girondins détenus dans ces chambres. Je les ai relevées moi-même sur ces murs blanchis à la chaux, où sans doute on peut les vérifier encore. Je n’ai donné que comme conjecture vraisemblable, mais nullement certaine, l’attribution de telle de ces inscriptions à tel ou tel de ces prisonniers. Ce n’est point là de l’histoire, mais de la conjecture morale qui n’a aucune valeur positivement historique, mais qui ne fut jamais interdite aux historiens non pour falsifier, mais pour vivifier leur récit.

C’est ce même scrupule de véracité, quelle que fût la peine prise pour en consulter les sources par des voyages ou par des recherches parmi les familles des principaux acteurs du drame révolutionnaire, dont on retrouvera les preuves toutes les fois qu’on voudra, comme M. de Cassagnac, contester l’exactitude de telle ou telle page de l’Histoire des Girondins.

XIII

Indépendamment des documents imprimés ou manuscrits recueillis avec tant de soin et de prodigalité dans l’immense et lumineux recueil de MM. Buchez et Roux, qui a été mon manuel historique, toujours ouvert sur ma table pendant les deux années consacrées par moi à écrire cette histoire, je n’ai pas négligé une seule information verbale possible à obtenir des parents ou des amis des personnages, même odieux, dont j’avais à sonder la vie publique ou la vie intime. C’est en approchant de l’homme témoin des événements qu’on approche le plus près de la vérité des actes et des caractères. L’histoire, qui n’est que surface de loin, n’est véridique que dans l’intimité. L’acteur disparaît, l’homme se révèle, l’histoire devient nue comme la vérité.

C’est ainsi que j’ai approché bien près Danton ; Danton, le seul homme d’État de la révolution après Mirabeau, le Jupiter Tonnant de ces orages, le tribun dont on sentait le cœur convulsif palpiter de remords anticipés jusque dans les éclats de voix qui lançaient la peur pour faire fuir les victimes au lieu de les frapper, l’homme qui aurait été le grand factieux des vérités modernes s’il avait eu le courage de ne pas concéder le crime pour arme de la liberté.

La seconde femme de Danton, qu’il avait épousée à l’âge de quinze ans, vivait à l’époque où j’écrivais les Girondins, et vit, je crois, encore aujourd’hui. Elle porte un nom respectable qui cache le nom trop mémorable de son premier mari. Elle fut retrouvée par moi ; elle consentit à déchirer en ma faveur le voile de veuve et le linceul de ses jeunes souvenirs ; elle m’envoya son fils d’un second lit, jeune homme d’un nom sans tache, d’un rang élevé, d’un cœur filial, d’une conversation aussi discrète qu’instructive. Je connus par lui tous les secrets de nature et d’intimité sur le caractère, sur la vie intérieure, sur les sentiments privés, sur la séparation dernière, sur la mort tragique d’un de ces hommes à deux aspects, terribles au dehors, placables au dedans. C’est sur ce vrai modèle, sorti de l’ombre du rideau du lit conjugal, que j’ai modelé le buste de Danton.

XIV

Ai-je excusé un seul de ses crimes inexcusables, les massacres de septembre1 et la concession de la tête du roi au 21 janvier ? Non. Atténuer l’horreur du crime, c’est le partager gratuitement ; l’excuse même est pire que le crime, car c’est le crime sans la passion qui le fait commettre, c’est le crime à froid.

Mais j’ai fait connaître le vrai coupable, le popularisme jusqu’au sang, et j’ai montré le vrai Danton, noyé dans un forfait dont il se repent, en cherchant vainement à regagner le bord de l’innocence, qu’on ne regagne jamais qu’au ciel, par le repentir et par l’expiation.

C’est ainsi que, voulant restituer à Robespierre son vrai caractère historique de fanatisme systématique et convaincu, d’aberration politique et sociale au commencement et de férocité désespérée à la fin, je recherchai avec soin pendant tout un hiver, à Paris, les moindres fils encore subsistants qui pouvaient se rattacher à cette figure, et dire non la vérité convenue, mais la vérité vraie et occulte sur ce tribun, précipité de sa dictature le 9 thermidor, journée dont Bonaparte, qui avait connu et fréquenté ce tyran du comité de salut public, disait à Sainte-Hélène que : « c’était un procès jugé, mais non instruit ». Mot très hardi, mais très vrai.

XV

J’appris par hasard qu’une des filles du menuisier Duplay, de la rue Saint-Honoré, existait encore, sous le nom de madame Lebas, dans la rue de Tournon ; qu’elle était la tradition vivante de cette famille qui avait donné à Robespierre une si longue et si intime hospitalité dans son intérieur, depuis son arrivée à Paris, pour siéger à l’Assemblée constituante, jusqu’à sa mort, dans laquelle il avait entraîné Duplay, sa femme et une partie de la famille Duplay.

Je parvins à me faire introduire chez madame Lebas, ce témoin naïf et passionné de vie intime de Robespierre, cette protestation vivante et ardente contre les calomnies (car on calomnie même le crime) des historiens de la Révolution.

Je trouvai dans madame Lebas une femme de la Bible après la dispersion des tribus à Babylone, retirée du commerce des vivants dans le haut étage d’un appartement modique, conversant avec ses souvenirs, entourée des portraits de sa famille décimée au 18 fructidor, de ses sœurs dont Robespierre avait dû épouser la plus belle, de Robespierre lui-même dans tous ces costumes élégants dont il s’enorgueillissait de présenter le contraste sur sa personne avec la veste, le bonnet rouge, les sabots, signes sordides, flatteries ignobles des Jacobins à l’égalité et à la misère des populaces. Un magnifique portrait au pastel, de grandeur naturelle, de Saint-Just, ce Barbaroux des terroristes, cet Antinoüs des Jacobins, s’étalait dans un cadre d’or poudreux contre la muraille entre les rideaux du lit et la porte, objet d’un culte de souvenir de jeune fille pour le plus séduisant des disciples du tribun de la mort.

La jeune fille était devenue femme, mère, veuve ; elle avait vieilli d’années et de visage, sans rappeler par ses traits aucune beauté passée, mais sans aucun signe de vieillesse ou de caducité. Une pensée fixe, triste, mais nullement déconcertée, donnait à ses traits une sorte de pétrification lapidaire dans une seule idée et dans un même sentiment, idée abstraite, sentiment ferme, mais nullement sévère.

Elle m’accueillit avec sécurité, prévenue qu’elle était par le poète Béranger que je n’étais point de sa religion politique, que je ne venais ni pour la flatter ni pour la trahir, mais uniquement pour m’instruire et pour entendre ses témoignages sur le temps, sur les choses, sur les hommes qu’elle avait traversés, connus, fréquentés de si près dans cette intimité quotidienne où les hommes les plus comédiens en public oublient de se masquer, selon leurs rôles, devant les témoins domestiques de toutes les heures secrètes de leur vie.

Je lui répétai ce que lui avait dit à ce sujet Béranger : « Je ne me présente point à vous, lui dis-je, comme un partisan de la terreur et comme un réhabilitateur de la mémoire que vous cultivez. À Dieu ne plaise ! Fils de royaliste, royaliste moi-même de naissance, de tradition, d’éducation, pendant mes jeunes années, si Robespierre n’était pas mort, mon père n’aurait pas vécu, et toute ma famille aurait été victime de son système de rénovation de la France par l’extermination. Mais je veux porter dans l’histoire publique l’honnêteté de la conscience privée, peindre les acteurs non avec les traits du préjugé et de la vengeance, mais avec leurs propres traits. On doit justice même à ce que l’on réprouve, et, s’il y a une vertu mêlée par hasard au crime dans un homme justement abhorré de ses ennemis ou de ses victimes, il ne faut point nier cet amalgame monstrueux, mais souvent réel ; il faut séparer, avec une sincérité loyale, cette vertu du crime, et dire à l’histoire : Ceci était vertu, ceci était crime ; et ceci, crime et vertu, était l’homme. Voilà dans quel esprit de répulsion instinctive contre votre idole et d’impartialité historique dans l’histoire je viens recueillir vos souvenirs. Accordez-les-moi ou refusez-les-moi, selon l’idée que vous vous ferez de moi-même ; je respecterai également votre confiance et votre silence, je reviendrai ou je m’éloignerai sans retour. »

Madame Lebas fut plus sensible à cette franchise qu’elle ne l’aurait été à une adulation intéressée de ses sentiments. Elle m’accorda un libre accès dans sa retraite et me laissa feuilleter à mon aise, et page par page, sa mémoire présente, intarissable et passionnée sur tous les détails intérieurs ou extérieurs de la vie privée et de la vie publique de Robespierre. Tout ce que j’ai rapporté dans les Girondins sur la vie ascétique, retirée, laborieuse, chaste et pour ainsi dire abstraite de l’idole des Jacobins et du peuple, est textuellement la conversation de madame Lebas. Le style et les réflexions seuls sont de moi.

XVI

Saint-Just aussi jouait un grand rôle dans cette mémoire. Je crois que la jeune fille de l’entrepreneur Duplay, hôte de Robespierre, avait eu la pensée de devenir l’épouse du jeune et beau proconsul, fanatique séide de ce Mahomet d’entresol, quand la révolution que Robespierre croyait accomplir serait enfin close par cette bergerie plébéienne et sentimentale que Saint-Just et son maître croyaient établir à la place des inégalités nivelées et des échafauds abolis.

Car, au fond, c’était là leur pensée. On la retrouve dans tous leurs papiers secrets et dans toutes leurs conversations à portes fermées, à la table de la mère de mesdemoiselles Duplay. Toutes les fois que le nom de Saint-Just revenait dans nos entretiens, l’accent s’amollissait, la physionomie s’attendrissait visiblement dans madame Lebas, et un regard d’enthousiasme rétrospectif s’élevait du portrait vers le plafond, comme un reproche muet au ciel d’avoir tranché quelque douce perspective, par la hache de 1794, avec cette tête d’ange exterminateur sur le buste d’un proscripteur de vingt-sept ans.

XVII

Je retrouvai avec plus de peine encore une autre source d’informations sur Danton dans M. de Saint-Albin, dont le vaste hôtel de la rue du Temple était un vrai musée de la Terreur. Il y avait échappé lui-même en changeant de nom. Mais ses informations avaient des réticences qui ne permettaient pas de croire à la complète impartialité du confident de Danton. Il ne fallait lui demander que les figures.

J’en découvris une autre bien plus sûre, bien plus précise et bien plus originale dans Souberbielle, vieux et fidèle terroriste, resté jusqu’à quatre-vingts ans fanatique de Robespierre comme au jour de la proclamation de l’Être suprême, et ne cessant pas de déplorer le 9 thermidor et le supplice du tribun-pontife, comme l’holocauste de la vertu.

Souberbielle, qui demeurait presque invisible dans le quartier de la place Royale, avec une vieille servante, me recevait au chevet de son lit avec une joie mal déguisée, comme un mourant reçoit un légataire pour lui confier avant la mort ses chers souvenirs. Il paraissait vivre dans l’aisance, quoique dans la solitude. Son appartement, au premier étage d’une maison décente, était en désordre, mais c’était un désordre de négligence ; les meubles s’y entassaient sur les meubles, les tableaux sur les tableaux, les étoffes sur les étoffes : on eût dit un encan.

Il avait été un des confidents les plus initiés dans les pensées et dans les actes politiques du chef du comité de salut public. Robespierre l’avait nommé médecin en chef et en même temps agent principal de sa confiance à cette École de Mars, corps de jeunes janissaires personnels de Robespierre, logés au Champ de Mars, qui gardaient de loin la Convention et veillaient surtout sur Robespierre lui-même, prêts à voler à son secours dans le cas où ses collègues, fatigués de sa domination, viendraient à lui livrer combat dans l’Assemblée ou dans la capitale. Souberbielle savait tous ses secrets et partageait, même à quarante ans de distance, tout le fanatisme de son maître pour les grandes pensées populaires et vertueuses qu’il lui supposait encore.

Cette apothéose de Robespierre était dure pour moi à supporter. Dans ses accès d’enthousiasme, le sang chaud et méridional de Souberbielle, qui se portait à son front, lui donnait une figure sibyllique d’inspiré de l’échafaud ; ses cheveux blancs se hérissaient avec le frémissement de l’exaltation sur sa tête, et les reflets rouges de ses rideaux de lit cramoisis, transpercés par le soleil du matin et se répercutant sur ce lit de vieillard, semblaient filtrer non de la lueur, mais une teinte de sang. Il n’était pas féroce, mais encore ivre de l’ivresse des champs de bataille du 9 thermidor, où Robespierre, qui n’avait pas voulu combattre, avait préféré mourir désarmé. Cela était juste. Le crime a quelquefois des martyrs, jamais de héros.

C’est à ce soin minutieux et consciencieux de rechercher la vérité aux sources privées les plus rapprochées des acteurs, et par conséquent les plus naturellement partiales pour eux, que j’ai dû le reproche non pas d’avoir flatté, mais trop minutieusement reproduit les portraits les plus odieux des hommes les plus réprouvés parmi les tribuns sanguinaires du comité de salut public, et surtout de Robespierre, cette personnification de la Terreur. Non pas cependant qu’on m’ait attribué aucune complicité de doctrines avec cet homme chimérique d’institutions, philosophe d’échafaud, impassible de meurtre, sans cruauté comme sans pitié dans le cœur, s’il avait un cœur, immolateur par système de tout ce qui résistait au froid délire d’un impossible nivellement sous le niveau de fer de sa guillotine. Le jugement final porté par moi dans les Girondins sur cet homme, sur ses systèmes et sur ses actes, est trop implacable de sévérité pour qu’on puisse m’imputer aucune complicité d’idées ou aucune intention d’atténuation de ses immanités, juste horreur des siècles. Mais l’imagination des lecteurs voit toujours le crime ou la vertu d’une seule pièce ; elle s’irrite quand on lui montre dans un monstre une parcelle de vertu, et dans un homme de bien un atome de faiblesse. La moindre justice dans l’historien lui paraît une complicité, la moindre équité est à ses yeux une connivence.

XVIII

De plus, et ici je me frappe la poitrine, le public a eu un peu raison contre moi. On a trouvé que le pinceau de l’historien caressait trop les détails intimes de cette figure, et que ce soin même du pinceau accusait une certaine indulgence coupable ou malséante pour le modèle. Ainsi la philosophie ascétique du député d’Arras, la ténacité froide de ses idées d’abord féneloniennes, la patience de ses utopies à attendre l’heure des applications, au milieu des premiers murmures de l’Assemblée constituante contre ses chimères démagogiques, son obstination à acquérir par un travail ingrat l’éloquence qui lui manquait à l’origine et qu’il finit par conquérir à force de veilles, sa pauvreté volontaire, sa vie d’artisan dans une maison d’artisan, sa sobriété, sa séquestration absolue du monde des plaisirs ou des intrigues, en sorte qu’il ne sortait de son entresol, au-dessus d’un atelier, que pour apparaître aux deux tribunes du peuple : tous ces détails vrais du portrait de Robespierre, détails sur lesquels j’ai trop insisté, d’après madame Lebas, n’étaient que de la fidélité et ont paru de la faveur.

Moi, un terroriste ! On l’a bien vu, quand, porté un moment, par le hasard de ma vie et des événements, à la place même où Robespierre avait reçu le coup de pistolet vengeur du sang qu’il avait demandé et qu’il demandait encore, mon premier acte politique a été de proposer au gouvernement de la seconde république, qui partageait mon impatience d’humanité, de porter le décret d’abolition de la peine de mort en politique, et de désarmer, en nous désarmant, le peuple de l’arme des supplices, qui déshonore toutes les causes populaires quand elle ne les tue pas. C’était un commentaire en action sans doute assez explicite, et j’oserai dire en ce moment, assez dévoué, de ma prétendue apothéose de Robespierre.

Mais je n’en avais pas eu moins tort, comme historien, d’avoir donné prétexte à ce reproche, non par mon cœur, mais par mon pinceau. Ces sortes de figures sinistres doivent rester dans l’ombre des tableaux ; la lumière les jette trop en avant sur la scène. Il faut de l’horreur autour des bourreaux, pour qu’il y ait plus d’éclat autour des victimes. Un coup de pinceau, comme un coup de hache, avec une couleur de sang, voilà tout.

Lamartine.