(1864) William Shakespeare « Deuxième partie — Livre II. Shakespeare — Son œuvre. Les points culminants »
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(1864) William Shakespeare « Deuxième partie — Livre II. Shakespeare — Son œuvre. Les points culminants »

Livre II. Shakespeare — Son œuvre
Les points culminants

I

Le propre des génies du premier ordre, c’est de produire chacun un exemplaire de l’homme. Tous font don à l’humanité de son portrait, les uns en riant, les autres en pleurant, les autres pensifs. Ces derniers sont les plus grands. Plaute rit et donne à l’homme Amphitryon, Rabelais rit et donne à l’homme Gargantua, Cervantes rit et donne à l’homme don Quichotte, Beaumarchais rit et donne à l’homme Figaro, Molière pleure et donne à l’homme Alceste, Shakespeare songe et donne, à l’homme Hamlet, Eschyle pense et donne à l’homme Prométhée. Les autres sont grands ; Eschyle et Shakespeare sont immenses.

Ces portraits de l’humanité, laissés à l’humanité comme adieux par ces passants, les poètes, sont rarement flattés, toujours exacts, ressemblants de la ressemblance profonde. Le vice ou la folie ou la vertu sont extraits de l’âme et amenés sur le visage. La larme figée devient perle ; le sourire pétrifié finit par sembler une menace ; les rides sont des sillons de sagesse ; quelques froncements de sourcil sont tragiques. Cette série d’exemplaires de l’homme est la leçon permanente des générations ; chaque siècle y ajoute quelques figures, parfois faites en pleine lumière et rondes-bosses, comme Macette, Céhmène, Tartuffe, Turcaret et le Neveu de Rameau, parfois simples profils, comme Gil Blas, Manon Lescaut, Clarisse Harlowe et Candide.

Dieu crée dans l’intuition ; l’homme crée dans l’inspiration, compliquée d’observation. Cette création seconde, qui n’est autre chose que l’action divine faite par l’homme, c’est ce qu’on nomme le génie.

Le poëte se mettant au lieu et place du destin, une invention d’homme et d’événements tellement étrange, ressemblante et souveraine, que certaines sectes religieuses en ont horreur comme d’un empiétement sur la Providence, et appellent le poëte « le menteur » ; la conscience de l’homme, prise sur le fait et placée dans un milieu qu’elle combat, gouverne ou transforme, c’est le drame. Il y a là quelque chose de supérieur. Ce maniement de l’âme humaine semble une sorte d’égalité avec Dieu. Égalité dont le mystère s’explique quand on réfléchit que Dieu est intérieur à l’homme. Cette égalité est identité. Qui est notre conscience ? Lui. Et il conseille la bonne action. Qui est notre intelligence ? Lui. Et il inspire le chef-d’œuvre.

Dieu a beau être là, cela n’ôte rien, on l’a vu, à l’aigreur des critiques ; les plus grands esprits sont les plus contestés. Il arrive même parfois que des intelligences attaquent un génie ; les inspirés, chose bizarre, méconnaissent l’inspiration. Érasme, Bayle, Scaliger, Saint-Évremond, Voltaire, bon nombre de Pères de l’Église, des familles entières de philosophes, l’École d’Alexandrie en masse, Cicéron, Horace, Lucien, Plutarque, Josèphe, Dion Chrysostome, Denys d’Halicarnasse, Philostrate, Métrodore de Lampsaque, Platon, Pythagore, ont rudement critiqué Homère. Dans cette énumération nous omettons Zoïle. Les négateurs ne sont pas des critiques. Une haine n’est pas une intelligence. Injurier n’est pas discuter. Zoïle, Mœvius, Cecchi, Green, Avellaneda, Guillaume Lauder, Visé, Fréron, aucun lavage de ces noms-là n’est possible. Ces hommes ont blessé le genre humain dans ses génies ; ces misérables mains gardent à jamais la couleur de la poignée de boue qu’elles ont jetée.

Et ces hommes n’ont pas même la renommée triste qu’ils semblaient avoir acquise de droit, et toute la quantité de honte qu’ils ont espérée. On sait peu qu’ils ont existé. Ils ont le demi-oubli, plus humiliant que l’oubli complet. Excepté deux ou trois d’entre eux, devenus proverbes dans le dédain, espèces de chouettes clouées qui restent pour l’exemple, on ne connaît pas tous ces malheureux noms-là. Ils demeurent dans la pénombre. Une notoriété trouble succède à leur existence louche. Voyez ce Clément qui s’était surnommé lui-même l’hypercritique, et qui eut pour profession de mordre et de dénoncer Diderot, il disparaît et s’efface, quoique né à Genève, dans le Clément de Dijon, confesseur de Mesdames, dans le David Clément, auteur de la Bibliothèque curieuse, dans le Clément de Baize, bénédictin de Saint-Maur, et dans le Clément d’Ascain, capucin, définiteur et provincial du Béarn. À quoi bon avoir déclaré que l’œuvre de Diderot n’est qu’un verbiage ténébreux, et être mort fou à Charenton, pour être ensuite submergé dans quatre ou cinq Cléments inconnus ? Famien Strada a eu beau s’acharner sur Tacite, on le distingue peu de Fabien Spada, dit l’Épée de Bois, bouffon de Sigismond Auguste. Cecchi a eu beau déchirer Dante, on n’est pas sûr qu’il ne se nomme point Cecco. Green a eu beau colleter Shakespeare, on le confond avec Greene. Avellaneda, l’« ennemi » de Cervantes, est peut-être Avellanedo. Lauder, le calomniateur de Milton, est peut-être Leuder. Le de Visé quelconque qui « éreinta » Molière, est en même temps un nommé Donneau ; il s’était surnommé de Visé par goût de noblesse. Ils ont compté, pour se faire un peu d’éclat, sur la grandeur de ceux qu’ils outrageaient. Point ; ces êtres sont restés obscurs. Ces pauvres insulteurs ne sont pas payés. Le mépris leur a fait faillite. Plaignons-les.

II

Ajoutons que la calomnie perd sa peine. Alors à quoi sert-elle ? Pas même au mal. Connaissez-vous rien de plus inutile que du nuisible qui ne nuit pas ?

Il y a mieux. Ce nuisible est bon. Dans un temps donné, il se trouve que la calomnie, l’envie et la haine, en croyant travailler contre, ont travaillé pour. Leurs injures célèbrent, leur noirceur illustre. Elles ne réussissent qu’à mêler à la gloire un bruit grossissant.

Continuons.

Ainsi, cet immense masque humain, chacun des génies l’essaye à son tour ; et telle est la force de l’âme qu’ils font passer par le trou mystérieux des yeux, que ce regard change le masque, et, de terrible, le fait comique, puis rêveur, puis désolé, puis jeune et souriant, puis décrépit, puis sensuel et goinfre, puis religieux, puis outrageant, et c’est Caïn, Job, Atrée, Ajax, Priam, Hécube, Niobé, Clytemnestre, Nausicaa, Pistoclerus, Grumio, Davus, Pasicompsa, Chimène, don Arias, don Diègue, Mudarra, Richard III, lady Macbeth, Desdemona, Juliette, Roméo, Lear, Sancho Pança, Pantagruel, Panurge, Arnolphe, Dandin, Sganarelle, Agnès, Rosine, Victorine, Basile, Almaviva, Chérubin, Manfred.

De la création divine directe sort Adam, le prototype. De la création divine indirecte, c’est-à-dire de la création humaine, sortent d’autres Adams, les types.

Un type ne reproduit aucun homme en particulier ; il ne se superpose exactement à aucun individu ; il résume et concentre sous une forme humaine toute une famille de caractères et d’esprits. Un type n’abrège pas ; il condense. Il n’est pas un, il est tous. Alcibiade n’est qu’Alcibiade, Pétrone n’est que Pétrone, Bassompierre n’est que Bassompierre, Buckingham n’est que Buckingham, Fronsac n’est que Fronsac, Lauzun n’est que Lauzun ; mais saisissez Lauzun, Fronsac, Buckingham, Bassompierre, Pétrone et Alcibiade, et pilez-les dans le mortier du rêve, il en sort un fantôme, plus réel qu’eux tous, don Juan. Prenez les usuriers un à un, aucun d’eux n’est ce fauve marchand de Venise criant : Tubal, retiens un exempt quinze jours d’avance ; s’il ne paye pas, je veux avoir son cœur. Prenez les usuriers en masse, de leur foule se dégage un total, Shylock. Additionnez l’usure, vous aurez Shylock. La métaphore du peuple, qui ne se trompe jamais, confirme, sans la connaître, l’invention du poëte ; et, pendant que Shakespeare fait Shylock, elle crée le happe-chair. Shylock est la juiverie, il est aussi le judaïsme ; c’est-à-dire toute sa nation, le haut comme le bas, la foi comme la fraude, et c’est parce qu’il résume ainsi toute une race, tel que l’oppression l’a faite, que Shylock est grand. Les juifs, même ceux du moyen âge, ont, du reste, raison de dire que pas un d’eux n’est Shylock ; les hommes de plaisir ont raison de dire que pas un d’eux n’est don Juan. Aucune feuille d’oranger mâchée ne donne la saveur de l’orange. Pourtant il y a affinité profonde, intimité de racines, prise de sève à la même source, partage de la même ombre souterraine avant la vie. Le fruit contient le mystère de l’arbre, et le type contient le mystère de l’homme. De là cette vie étrange du type.

Car, et ceci est le prodige, le type vit. S’il n’était qu’une abstraction, les hommes ne le reconnaîtraient pas, et laisseraient cette ombre passer son chemin. La tragédie dite classique fait des larves ; le drame fait des types. Une leçon qui est un homme, un mythe à face humaine tellement plastique qu’il vous regarde et que son regard est dans un miroir, une parabole qui vous donne un coup de coude, un symbole qui vous crie gare, une idée qui est nerf, muscle et chair, et qui a un cœur pour aimer, des entrailles pour souffrir, et des yeux pour pleurer, et des dents pour dévorer ou rire, une conception psychique qui a le relief du fait, et qui, si elle saigne, saigne du vrai sang, voilà le type. Ô puissance de la toute poésie ! les types sont des êtres. Ils respirent, ils palpitent, on entend leur pas sur le plancher, ils existent. Ils existent d’une existence plus intense que n’importe qui, se croyant vivant, là, dans la rue. Ces fantômes ont plus de densité que l’homme. Il y a dans leur essence cette quantité d’éternité qui appartient aux chefs-d’œuvre, et qui fait que Trimalcion vit, tandis que M. Romieu est mort.

Les types sont des cas prévus par Dieu ; le génie les réalise — il semble que Dieu aime mieux faire donner la leçon à l’homme par l’homme, pour inspirer confiance. Le poëte est sur ce pavé des vivants ; il leur parle-plus près de l’oreille. De là l’efficacité des types. L’homme est une prémisse, le type conclut ; Dieu crée le phénomène, le génie met l’enseigne ; Dieu ne fait que l’avare, le génie fait Harpagon ; Dieu ne fait que le traître, le génie fait Iago ; Dieu ne fait que la coquette, le génie fait Célimène ; Dieu ne fait que le roi, le génie fait Grandgousier. Quelquefois, à un moment donné, le type sort tout fait d’on ne sait quelle collaboration du peuple en masse avec un grand comédien naïf, réalisateur involontaire et puissant ; la foule est sage-femme ; d’une époque qui porte à l’une de ses extrémités Talleyrand et à l’autre Chodruc-Duclos, jaillit tout à coup, dans un éclair, sous la mystérieuse incubation du théâtre, ce spectre, Robert Macaire.

Les types vont et viennent de plain-pied dans l’art et dans la nature. Ils sont de l’idéal réel. Le bien et le mal de l’homme sont dans ces figures. De chacun d’eux découle, au regard du penseur, une humanité.

Nous l’avons dit, autant de types, autant d’Adams. L’homme d’Homère, Achille, est un Adam ; de lui vient l’espèce des tueurs ; l’homme d’Eschyle, Prométhée, est un Adam ; de lui vient la race des lutteurs ; l’homme de Shakespeare, Hamlet, est un Adam ; à lui se rattache la famille des rêveurs. D’autres Adams, créés par les poètes, incarnent, celui-ci la passion, celui-là le devoir, celui-là la raison, celui-là la conscience, celui-là la chute, celui-là l’ascension. La prudence, dérivée en tremblement, va du vieillard Nestor au vieillard Géronte. L’amour, dérivé en appétit, va de Daphnis à Lovelace. La beauté, compliquée du serpent, va d’Éve à Mélusine. Les types commencent dans la Genèse et un anneau de leur chaîne traverse Restif de la Bretonne et Vadé. Le lyrique leur convient, le poissard ne leur messied pas. Ils parlent patois par la bouche de Gros-René, et dans Homère ils disent à Minerve qui les prend aux cheveux : Que me veux-tu, déesse ?

Une surprenante exception a été concédée à Dante. L’homme de Dante, c’est Dante. Dante s’est, pour ainsi dire, recréé une seconde fois dans son poëme ; il est son type ; son Adam, c’est lui-même. Pour l’action de son poëme, il n’a été chercher personne. Il a seulement pris Virgile pour comparse. Du reste, il s’est fait épique tout net, et sans même se donner la peine de changer de nom. Ce qu’il avait à faire était simple en effet ; descendre dans l’enfer et remonter au ciel. À quoi bon se gêner pour si peu ? il frappe gravement à la porte de l’infini, et dit : Ouvre, je suis Dante.

III

Deux Adams prodigieux, nous venons de le dire, c’est l’homme d’Eschyle, Prométhée, et l’homme de Shakespeare, Hamlet.

Prométhée, c’est l’action. Hamlet, c’est l’hésitation.

Dans Prométhée, l’obstacle est extérieur ; dans Hamlet, il est intérieur.

Dans Prométhée, la volonté est clouée aux quatre membres, par des clous d’airain et ne peut remuer ; de plus elle a à côté d’elle deux gardes, la Force et la Puissance. Dans Hamlet, la volonté est plus asservie encore ; elle est garrottée par la méditation préalable, chaîne sans fin des indécis. Tirez-vous donc de vous-même ! Quel nœud gordien que notre rêverie ! l’esclavage du dedans, c’est là l’esclavage. Escaladez-moi cette enceinte : songer ! sortez, si vous pouvez, de cette prison : aimer ! l’unique cachot est celui qui mure la conscience. Prométhée, pour être libre, n’a qu’un carcan de bronze à briser et qu’un dieu à vaincre ; il faut que Hamlet se brise lui-même et se vainque lui-même. Prométhée peut se dresser debout, quitte à soulever une montagne ; pour que Hamlet se redresse, il faut qu’il soulève sa pensée. Que Prométhée s’arrache de la poitrine le vautour, tout est dit ; il faut que Hamlet s’arrache du flanc Hamlet. Prométhée et Hamlet, ce sont deux foies à nu ; de l’un coule le sang, de l’autre le doute.

On compare habituellement Eschyle et Shakespeare par Oreste et par Hamlet, ces deux tragédies étant le même drame. Jamais sujet ne fut plus identique en effet. Les doctes signalent là une analogie ; les impuissants, qui sont aussi les ignorants, les envieux, qui sont aussi les imbéciles, ont la petite joie de croire constater un plagiat. C’est du reste un champ possible pour l’érudition comparée et la critique sérieuse. Hamlet marche derrière Oreste, parricide par amour filial. Cette comparaison facile, plutôt de surface que de fond, nous frappe moins que la confrontation mystérieuse de ces deux enchaînés : Prométhée et Hamlet.

Qu’on ne l’oublie pas, l’esprit humain, à demi divin qu’il est, crée de temps en temps des œuvres surhumaines. Ces œuvres surhumaines de l’homme sont d’ailleurs plus nombreuses qu’on ne croit, car elles remplissent l’art tout entier. En dehors de la poésie, où les merveilles abondent, il y a dans la musique Beethoven, dans la sculpture Phidias, dans l’architecture Piranèse, dans la peinture Rembrandt et dans la peinture, l’architecture et la sculpture, Michel-Ange. Nous en passons, et non des moindres.

Prométhée et Hamlet sont au nombre de ces œuvres plus qu’humaines.

Une sorte de parti pris gigantesque, la mesure habituelle dépassée, le grand partout, ce qui est l’effarement des intelligences médiocres, le vrai démontré au besoin par l’invraisemblable, le procès fait à la destinée, à la société, à la loi, à la religion, au nom de l’Inconnu, abîme du mystérieux équilibre ; l’événement traité comme un rôle joué et, dans l’occasion, reproché à la Fatalité ou à la Providence ; la passion, personnage terrible, allant et venant chez l’homme ; l’audace et quelquefois l’insolence de la raison, les formes fières d’un style à l’aise dans tous les extrêmes, et en même temps une sagesse profonde, une douceur de géant, une bonté de monstre attendri, une aube ineffable dont on ne peut se rendre compte et qui éclaire tout ; tels sont les signes de ces œuvres suprêmes. Dans de certains poëmes, il y a de l’astre.

Cette lueur est dans Eschyle et dans Shakespeare.

IV

Prométhée étendu sur le Caucase, rien de plus farouche. C’est la tragédie géante. Ce vieux supplice que nos anciennes chartes de torture appellent l’extension, et auquel Cartouche échappa à cause d’une hernie, Prométhée le subit ; seulement le chevalet est une montagne. Quel est son crime ? le droit. Qualifier le droit crime et le mouvement rébellion, c’est là l’immémoriale habileté des tyrans. Prométhée a fait sur l’Olympe ce qu’Ève a fait dans l’Éden ; il a pris un peu de science. Jupiter, d’ailleurs identique à Jéhovah (Iovi, lova), punit cette témérité : avoir voulu vivre. Les traditions éginétiques, qui localisent Jupiter, lui ôtent l’impersonnalité cosmique du Jéhovah de la Genèse. Le Jupiter grec, mauvais fils d’un mauvais père, rebelle à Saturne, qui a été lui-même rebelle à Cœlus, est un parvenu. Les titans sont une sorte de branche aînée qui a ses légitimistes dont était Eschyle, vengeur de Prométhée. Prométhée, c’est le droit vaincu. Jupiter a, comme toujours, consommé l’usurpation du pouvoir par le supplice du droit. L’Olympe requiert le Caucase. Prométhée y est mis au carcan. Le titan est là, tombé, couché, cloué. Mercure, ami de tout le monde, vient lui donner des conseils de lendemain de coups d’état. Mercure, c’est la lâcheté de l’intelligence. Mercure, c’est tout le vice possible, plein d’esprit ; Mercure, le dieu vice, sert Jupiter, le dieu crime. Cette valetaille dans le mal est encore marquée aujourd’hui par la vénération du filou pour l’assassin. Il y a quelque chose de cette loi-là dans l’arrivée du diplomate derrière le conquérant. Les chefs-d’œuvre ont cela d’immense qu’ils sont éternellement présents aux actes de l’humanité. Prométhée sur le Caucase, c’est la Pologne après 1772, c’est la France après 1815, c’est la Révolution après brumaire. Mercure parle, Prométhée écoute peu. Les offres d’amnistie échouent quand c’est le supplicié qui, seul, aurait droit de faire grâce. Prométhée, terrassé, dédaigne Mercure debout au-dessus de lui, et Jupiter debout au-dessus de Mercure, et le Destin debout au-dessus de Jupiter. Prométhée raille le vautour qui le mange ; il a tout le haussement d’épaules que sa chaîne lui permet ; que lui importe Jupiter et à quoi bon Mercure ? Nulle prise sur ce patient hautain. La brûlure des coups de foudre donne une cuisson qui est un continuel appel à la fierté. Cependant on pleure autour de lui, la terre se désespère, les nuées femmes, les cinquante océanides, viennent adorer le titan, on entend les forêts crier, les bêtes fauves gémir, les vents hurler, les vagues sangloter, les éléments se lamenter, le monde souffre en Prométhée, la vie universelle a pour ligature son carcan, une immense participation au supplice du demi-dieu semble être désormais la volupté tragique de toute la nature ; l’anxiété de l’avenir s’y mêle, et comment faire maintenant ? et comment se mouvoir ? et qu’allons-nous devenir ? et dans le vaste ensemble des êtres créés, choses, hommes, animaux, plantes, rochers, tous tournés vers le Caucase, on sent cette inexprimable angoisse, le libérateur enchaîné.

Hamlet, moins géant et plus homme, n’est pas moins grand.

Hamlet. On ne sait quel effrayant être complet dans l’incomplet. Tout, pour n’être rien. Il est prince et démagogue, sagace et extravagant, profond et frivole, homme et neutre. Il croit peu au sceptre, bafoue le trône, a pour camarade un étudiant, dialogue avec les passants, argumente avec le premier venu, comprend le peuple, méprise la foule, hait la force, soupçonne le succès, interroge l’obscurité, tutoie le mystère. Il donne aux autres des maladies qu’il n’a pas ; sa folie fausse inocule à sa maîtresse une folie vraie. Il est familier avec les spectres et avec les comédiens. Il bouffonne, la hache d’Oreste à la main. Il parle littérature, récite des vers, fait un feuilleton de théâtre, joue avec des os dans un cimetière, foudroie sa mère, venge son père, et termine le redoutable drame de la vie et de la mort par un gigantesque point d’interrogation. Il épouvante, puis déconcerte. Jamais rien de plus accablant n’a été rêvé. C’est le parricide disant : que sais-je ?

Parricide ? Arrêtons-nous sur ce mot. Hamlet est-il parricide ? Oui et non. Il se borne à menacer sa mère ; mais la menace est si farouche que la mère frissonne. — « Ta parole est un poignard !… Que veux-tu « faire ? veux-tu donc m’assassiner ? au secours ! au secours ! hola ! » et quand elle meurt, Hamlet, sans la plaindre, frappe Claudius avec ce cri tragique : Suis ma mère ! Hamlet est cette chose sinistre, le parricide possible.

Au lieu de ce nord qu’il a dans la tête, mettez-lui, comme à Oreste, du midi dans les veines, il tuera sa mère.

Ce drame est sévère. Le vrai y doute. Le sincère y ment. Rien de plus vaste, rien de plus subtil. L’homme y est monde, le monde y est zéro. Hamlet, même en pleine vie, n’est pas sûr d’être. Dans cette tragédie, qui est en même temps une philosophie, tout flotte, hésite, atermoie, chancelle, se décompose, se disperse et se dissipe, la pensée est nuage, la volonté est vapeur, la résolution est crépuscule, l’action souffle à chaque instant en sens inverse, la rose des vents gouverne l’homme. Œuvre troublante et vertigineuse où de toute chose on voit le fond, où il n’existe pour la pensée d’autre va-et-vient que du roi tué à Yorick enterré, et où ce qu’il y a de plus réel, c’est la royauté représentée par un fantôme et la gaieté représentée par une tête de mort.

Hamlet est le chef-d’œuvre de la tragédie rêve.

V

Une des causes probables de la folie feinte de Hamlet n’a pas été jusqu’ici indiquée par les critiques. On a dit : Hamlet fait le fou pour cacher sa pensée, comme Brutus. En effet, on est à l’aise dans l’imbécillité apparente pour couver un grand dessein ; l’idiot supposé vise à loisir. Mais le cas de Brutus n’est pas celui de Hamlet. Hamlet fait le fou pour sa sûreté. Brutus couvre son projet, Hamlet sa personne. Les mœurs de ces cours tragiques étant données, du moment que Hamlet, par la révélation du spectre, connaît le forfait de Claudius, Hamlet est en danger. L’historien supérieur qui est dans le poëte se manifeste ici, et l’on sent dans Shakespeare la profonde pénétration des vieilles ténèbres royales. Au moyen âge et au bas empire, et même plus anciennement, malheur à qui s’apercevait d’un meurtre ou d’un empoisonnement commis par le roi. Ovide, conjecture Voltaire, fut exilé de Rome pour avoir vu quelque chose de honteux dans la maison d’Auguste. Savoir que le roi était un assassin, c’était un crime d’état. Quand il plaisait au prince de n’avoir pas eu de témoin, il y allait de la tête à tout ignorer. C’était être mauvais politique que d’avoir de bons yeux. Un homme suspect de soupçon était perdu. Il n’avait plus qu’un refuge, la folie ; passer pour « un innocent » ; on le méprisait, et tout était dit. Souvenez-vous du conseil que, dans Eschyle, l’Océan donne à Prométhée : sembler fou est le secret du sage. Quand le chambellan Hugolin eut trouvé la broche de fer dont Edrick l’Acquéreur avait empalé Edmond II, « il se hâta de s’hébéter », dit la chronique saxonne de 1016, et se sauva de cette façon. Héraclien de Nisibe, ayant découvert par hasard que le Rhinomète était fratricide, se fit déclarer fou par les médecins, et réussit à se faire enfermer pour la vie dans un cloître. Il vécut ainsi paisible, vieillissant et attendant la mort avec un air insensé. Hamlet court le même péril et a recours au même moyen. Il se fait déclarer fou comme Héraclien, et il s’hébète comme Hugolin. Ce qui n’empêche pas Claudius inquiet de faire effort deux fois pour se débarrasser de lui, au milieu du drame par la hache ou le poignard, et au dénouement par le poison.

La même indication se retrouve dans le Roi Lear ; le fils du comte de Glocester se réfugie, lui aussi, dans la démence apparente ; il y a là une clé pour ouvrir et comprendre la pensée de Shakespeare. Aux yeux de la philosophie de l’art, la folie feinte d’Edgar éclaire la folie feinte de Hamlet.

L’Amleth de Belleforest est un magicien, le Hamlet de Shakespeare est un philosophe. Nous parlions tout à l’heure de la réalité singulière propre aux créations des poètes. Pas de plus frappant exemple que ce type, Hamlet. Hamlet n’a rien d’une abstraction. Il a été à l’Université ; il a la sauvagerie danoise édulcorée de politesse italienne ; il est petit, gras, un peu lymphatique ; il tire bien l’épée, mais s’essouffle aisément. Il ne veut pas boire trop tôt pendant l’assaut d’armes avec Laërtes, probablement de crainte de se mettre en sueur. Après avoir ainsi pourvu de vie réelle son personnage, le poëte peut le lancer en plein idéal. Il y a du lest.

D’autres œuvres de l’esprit humain égalent Hamlet, aucune ne le surpasse. Toute la majesté du lugubre est dans Hamlet. Une ouverture de tombe d’où sort un drame, ceci est colossal. Hamlet est, à notre sens, l’œuvre capitale de Shakespeare.

Nulle figure, parmi celles que les poètes ont créées, n’est plus poignante et plus inquiétante. Le doute conseillé par un fantôme, voilà Hamlet. Hamlet a vu son père mort et lui a parlé ; est-il convaincu ? non, il hoche la tête. Que fera-t-il ? il n’en sait rien. Ses mains se crispent, puis retombent. Au dedans de lui les conjectures, les systèmes, les apparences monstrueuses, les souvenirs sanglants, la vénération du spectre, la haine, l’attendrissement, l’anxiété d’agir et de ne pas agir, son père, sa mère, ses devoirs en sens contraire, profond orage. L’hésitation livide est dans son esprit. Shakespeare, prodigieux poëte plastique, fait presque visible la pâleur grandiose de cette âme. Comme la grande larve d’Albert Durer, Hamlet pourrait se nommer Melancholia. Il a, lui aussi, au-dessus de sa tête, la chauve-souris qui vole éventrée, et à ses pieds la science, la sphère, le compas, le sablier, l’amour, et derrière lui à l’horizon un énorme soleil terrible qui semble rendre le ciel plus noir.

Cependant toute une moitié de Hamlet est colère, emportement, outrage, ouragan, sarcasme à Ophelia, malédiction à sa mère, insulte à lui-même. Il cause avec les gens du cimetière, rit presque, puis empoigne Laërtes aux cheveux dans la fosse d’Ophelia et piétine furieux sur ce cercueil. Coups d’épée à Polonius, coups d’épée à Laërtes, coups d’épée à Claudius. Par moments son inaction s’entr’ouvre, et de la déchirure il sort des tonnerres.

Il est tourmenté par cette vie possible, compliquée de réalité et de chimère, dont nous avons tous l’anxiété. Il y a dans toutes ses actions du somnambulisme répandu. On pourrait presque considérer son cerveau comme une formation ; il y a une couche de souffrance, une couche de pensée, puis une couche de songe. C’est à travers cette couche de songe qu’il sent, comprend, apprend, perçoit, boit, mange, s’irrite, se moque, pleure et raisonne. Il y a entre la vie et lui une transparence ; c’est le mur du rêve ; on voit au-delà, mais on ne le franchit point. Une sorte de nuage obstacle environne Hamlet de toutes parts. Avez-vous jamais eu en dormant le cauchemar de la course ou de la fuite, et essayé de vous hâter, et senti l’ankylose de vos genoux, la pesanteur de vos bras, l’horreur de vos mains paralysées, l’impossibilité du geste ? Ce cauchemar, Hamlet le subit éveillé. Hamlet n’est pas dans le lieu où est sa vie. Il a toujours l’air d’un homme qui vous parle de l’autre bord d’un fleuve. Il vous appelle en même temps qu’il vous questionne. Il est à distance de la catastrophe dans laquelle il se meut, du passant qu’il interroge, de la pensée qu’il porte, de l’action qu’il fait. Il semble ne pas toucher même à ce qu’il broie. C’est l’isolement à sa plus haute puissance. C’est l’aparté d’un esprit plus encore que l’escarpement d’un prince. L’indécision en effet est une solitude. Vous n’avez même pas votre volonté avec vous. Il semble que votre moi se soit absenté, et vous ait laissé là. Le fardeau de Hamlet est moins rigide que celui d’Oreste, mais plus ondoyant ; Oreste porte la fatalité, Hamlet le sort.

Et ainsi à part des hommes, Hamlet a pourtant en lui on ne sait quoi qui les représente tous. Agnosco fratrem. À de certaines heures, si nous nous tâtions le pouls, nous nous sentirions sa fièvre. Sa réalité étrange est notre réalité, après tout. Il est l’homme funèbre que nous sommes tous, de certaines situations étant données. Tout maladif qu’il est, Hamlet exprime un état permanent de l’homme. Il représente le malaise de l’âme dans la vie pas assez faite pour elle. La chaussure qui blesse et qui empêche de marcher, il représente cela ; la chaussure, c’est le corps. Shakespeare l’en délivre, et fait bien. Hamlet, prince, oui ; roi, jamais. Hamlet est incapable de gouverner un peuple, tant il existe en dehors de tout. Du reste, il fait bien plus que régner ; il est. On lui ôterait sa famille, son pays, son spectre, et toute l’aventure d’Elseneur, que, même à l’état de type inoccupé, il resterait étrangement terrible. Cela tient à la quantité d’humanité et à la quantité de mystère qui est en lui. Hamlet est formidable, ce qui ne l’empêche pas d’être ironique. Il a les deux profils du destin.

Rétractons un mot dit plus haut. L’œuvre capitale de Shakespeare n’est pas Hamlet. L’œuvre capitale de Shakespeare, c’est tout Shakespeare. Cela du reste est vrai de tous les esprits de cet ordre. Ils sont masse, bloc, majesté, bible, et leur solennité, c’est leur ensemble.

Avez-vous quelquefois regardé un cap avançant sous la nuée et se prolongeant à perte de vue dans l’eau profonde ? Chacune de ses collines le compose. Aucune de ses ondulations n’est perdue pour sa dimension. Sa puissance silhouette se découpe sur le ciel, et entre le plus avant qu’elle peut dans les vagues, et il n’y a pas un rocher inutile. Grâce à ce cap, vous pouvez vous en aller au milieu de l’eau illimitée, marcher dans les souffles, voir de près voler les aigles et nager les monstres, promener votre humanité dans la rumeur éternelle, pénétrer l’impénétrable. Le poëte rend ce service à votre esprit. Un génie est un promontoire dans l’infini.

VI

Près de Hamlet, et sur le même plan, il faut placer trois drames grandioses : Macbeth, Othello, le Roi Lear.

Hamlet, Macbeth, Othello, Lear, ces quatre figures dominent le haut édifice de Shakespeare. Nous avons dit ce qu’est Hamlet.

Dire : Macbeth est l’ambition, c’est ne dire rien. Macbeth, c’est la faim. Quelle faim ? la faim du monstre toujours possible dans l’homme. Certaines âmes ont des dents. N’éveillez pas leur faim.

Mordre à la pomme, cela est redoutable. La pomme s’appelle Omnia, dit Filesac, ce docteur de Sorbonne qui confessa Ravaillac. Macbeth a une femme que la chronique nomme Gruoch. Cette Ève tente cet Adam. Une fois que Macbeth a mordu, il est perdu. La première chose que fait Adam avec Ève, c’est Caïn ; la première chose que fait Macbeth avec Gruoch, c’est le meurtre.

La convoitise aisément violence, la violence aisément crime, le crime aisément folie ; cette progression, c’est Macbeth. Convoitise, Crime, Folie, ces trois stryges lui ont parlé dans la solitude, et l’ont invité au trône. Le chat Graymalkin l’a appelé, Macbeth sera la ruse ; le crapaud Paddock l’a appelé, Macbeth sera l’horreur. L’être unsex, Gruoch, l’achève. C’est fini ; Macbeth n’est plus un homme. Il n’est plus qu’une énergie inconsciente se ruant farouche vers le mal. Nulle notion du droit désormais ; l’appétit est tout. Le droit transitoire, la royauté, le droit éternel, l’hospitalité, Macbeth assassine l’un comme l’autre. Il fait plus que les tuer, il les ignore. Avant de tomber sanglants sous sa main, ils gisaient morts dans son âme. Macbeth commence par ce parricide, tuer Duncan, tuer son hôte, forfait si terrible que du contre-coup, dans la nuit où leur maître est égorgé, les chevaux de Duncan redeviennent sauvages. Le premier pas fait, l’écroulement commence. C’est l’avalanche. Macbeth roule. Il est précipité. Il tombe et rebondit d’un crime sur l’autre, toujours plus bas. Il subit la lugubre gravitation de la matière envahissant l’âme. Il est une chose qui détruit. Il est pierre de, ruine, flamme de guerre, bête de proie, fléau. Il promène par toute l’Écosse, en roi qu’il est, ses kernes aux jambes nues et ses gallowglasses pesamment armés, égorgeant, pillant, massacrant. Il décime les thanes, il tue Banquo, il tue tous les Macduff, excepté celui qui le tuera, il tue la noblesse, il tue le peuple, il tue la patrie, il tue « le sommeil ». Enfin la catastrophe arrive, la forêt de Birnam se met en marche ; Macbeth a tout enfreint, tout franchi, tout violé, tout brisé, et cette outrance finit par gagner la nature elle-même ; la nature perd patience, la nature entre en action contre Macbeth ; la nature devient âme contre l’homme qui est devenu force.”

Ce drame a les proportions épiques. Macbeth représente cet effrayant affamé qui rôde dans toute l’histoire, appelé brigand dans la forêt et sur le trône conquérant. L’aïeul de Macbeth, c’est Nemrod. Ces hommes de force sont-ils à jamais forcenés ? Soyons justes, non. Ils ont un but. Après quoi, ils s’arrêteront. Donnez à Alexandre, à Cyrus, à Sésostris, à César, quoi ? le monde ; ils apaiseront. Geoffroy Saint-Hilaire me disait un jour : Quand le lion a mangé, il est en paix avec la nature. Pour Cambyse, Sennachérib, et Gengiskhan, et leurs pareils, avoir mangé, c’est posséder toute la terre. Ils se calmeraient dans la digestion du genre humain.

Maintenant qu’est-ce qu’Othello ? C’est la nuit. Immense figure fatale. La nuit est amoureuse du jour. La noirceur aime l’aurore. L’africain adore la blanche. Othello a pour clarté et pour folie Desdemona. Aussi comme la jalousie lui est facile ! Il est grand, il est auguste, il est majestueux, il est au-dessus de toutes les têtes, il a pour cortège la bravoure, la bataille, la fanfare, la bannière, la renommée, la gloire, il a le rayonnement de vingt victoires, il est plein d’astres, cet Othello, mais il est noir. Aussi comme, jaloux, le héros est vite monstre ! le noir devient nègre. Comme la nuit a vite fait signe à la mort !

À côté d’Othello, qui est la nuit, il y a Iago, qui est le mal. Le mal, l’autre forme de l’ombre. La nuit n’est que la nuit du monde ; le mal est la nuit de l’âme. Quelle obscurité que la perfidie et le mensonge ! avoir dans les veines de l’encre ou la trahison, c’est la même chose. Quiconque a coudoyé l’imposture et le parjure, le sait ; on est à tâtons dans un fourbe. Versez l’hypocrisie sur le point du jour, vous éteindrez le soleil. C’est là, grâce aux fausses religions, ce qui arrive à Dieu.

Iago près d’Othello, c’est le précipice près du glissement. Par ici ! dit-il tout bas. Le piège conseille la cécité. Le ténébreux guide le noir. La tromperie se charge de l’éclaircissement qu’il faut à la nuit. La jalousie a le mensonge pour chien d’aveugle. Contre la blancheur et la candeur, Othello le nègre, Iago le traître, quoi de plus terrible ! ces férocités de l’ombre s’entendent. Ces deux incarnations de l’église conspirent, l’une en rugissant, l’autre en ricanant, le tragique étouffement de la lumière.

Sondez cette chose profonde, Othello est la nuit. Et étant la nuit, et voulant tuer, qu’est-ce qu’il prend pour tuer ? le poison ? la massue ? la hache ? le couteau ? Non, l’oreiller. Tuer, c’est endormir. Shakespeare lui-même ne s’est peut-être pas rendu compte de ceci. Le créateur, quelquefois presque à son insu, obéit à son type, tant ce type est une puissance. Et c’est ainsi que Desdemona, épouse de l’homme Nuit, meurt étouffée par l’oreiller, qui a eu le premier baiser et qui a le dernier souffle.

Lear, c’est l’occasion de Cordelia. La maternité de la fille sur le père ; sujet profond ; maternité vénérable entre toutes, si admirablement traduite par la légende de cette romaine, nourrice, au fond d’un cachot, de son père vieillard. La jeune mamelle près de la barbe blanche, il n’est point de spectacle plus sacré. Cette mamelle filiale, c’est Cordelia.

Une fois cette figure rêvée et trouvée, Shakespeare a créé son drame. Où mettre cette rassurante vision ? Dans un siècle obscur. Shakespeare a pris l’an 3105 du monde, le temps où Joas était roi de Juda, Aganippus roi de France et Léir roi d’Angleterre. Toute la terre était alors mystérieuse ; représentez-vous cette époque : le temple de Jérusalem est encore tout neuf, les jardins de Sémiramis, bâtis depuis neuf cents ans, commencent à crouler, les premières monnaies d’or paraissent à Égine, la première balance est faite par Phydon, tyran d’Argos, la première éclipse de soleil est calculée par les chinois, il y a trois cent douze ans qu’Oreste, accusé par les Euménides devant l’Aréopage, a été absous. Hésiode vient de mourir, Homère, s’il vit encore, a cent ans, Lycurgue, voyageur pensif, rentre à Sparte, et l’on aperçoit au fond de la sombre nuée de l’Orient le char de feu qui emporte Élie ; c’est dans ce moment-là que Léir — Lear — vit et règne sur les îles ténébreuses. Jonas, Holopherne, Dracon, Solon, Thespis, Nabuchodonosor, Anaximène qui inventera les signes du zodiaque, Gyrus, Zorobabel, Tarquin, Pythagore, Eschyle, sont à naître ; Coriolan, Xerxès, Cincinnatus, Périclès, Socrate, Brennus, Aristote, Timoléon, Démosthène, Alexandre, Épicure, Annibal, sont des larves qui attendent leur heure d’entrer parmi les hommes ; Judas Macchabée, Viriate, Popilius, Jugurtha, Mithridate, Marius et Sylla, César et Pompée, Cléopâtre et Antoine, sont le lointain avenir, et au moment où Lear est roi de Bretagne et d’Islande, il s’écoulera huit cent quatre-vingt-quinze ans avant que Virgile dise : Penitus toto divisos orbe Britannos, et neuf cent cinquante ans avant que Sénèque dise : Ultima Thule. Les pictes et les celtes — les écossais et les anglais, — sont tatoués. Un peau-rouge d’à présent donne une vague idée d’un anglais d’alors. C’est ce crépuscule que choisit Shakespeare ; large nuit commode au rêve où cet inventeur à l’aise, met tout ce que bon lui semble, ce roi Lear, et puis un roi de France, un duc de Bourgogne, un duc de Cornouailles, un duc d’Albany, un comte de Kent et un comte de Glocester. Que lui importe votre histoire à lui qui a l’humanité ? D’ailleurs il a pour lui la légende, qui est une science, elle aussi ; et, autant que l’histoire peut-être, mais à un autre point de vue, une vérité. Shakespeare est d’accord avec Walter Mapes, archidiacre d’Oxford, c’est bien quelque chose ; il admet, depuis Brutus jusqu’à Cadvalla, les quatre-vingt-dix-neuf rois celtes qui ont précédé le scandinave Hengist et le saxon Horsa ; et puisqu’il croit à Mulmutius, à Cinigisil, à Céolulfe, à Cassibelan, à Cymbeline, à Cynulphus, à Arviragus, à Guiderius, à Escuin, à Cudred, à Vortigerne, à Arthur, à Uther Pendragon, il a bien le droit de croire au roi Lear, et de créer Cordelia. Ce terrain adopté, ce heu de scène désigné, cette fondation creusée, il prend tout, et il bâtit son œuvre. Construction inouïe. Il prend la tyrannie, dont il fera plus tard la faiblesse, Lear ; il prend la trahison, Edmond ; il prend le dévouement, Kent ; il prend l’ingratitude qui commence par une caresse, et il donne à ce monstre deux têtes, Goneril, que la légende appelle Gornerille, et Regane, que la légende appelle Ragaii ; il prend la paternité ; il prend la royauté ; il prend la féodalité ; il prend l’ambition ; il prend la démence qu’il partage en trois, et il met en présence trois fous, le bouffon du roi, fou par métier, Edgar de Glocester, fou par prudence, le roi, fou par misère. C’est au sommet de cet entassement tragique qu’il dresse et penche Cordelia.

Il y a de formidables tours de cathédrales, comme, par exemple, la giralda de Séville, qui semblent faites tout entières, avec leurs spirales, leurs escaliers, leurs sculptures, leurs caves, leurs cœcums, leurs cellules aériennes, leurs chambres sonores, leurs cloches, leur plainte, et leur masse, et leur flèche, et toute leur énormité, pour porter un ange ouvrant sur leur cime ses ailes dorées. Tel est ce drame, le Roi Lear,

Le père est le prétexte de la fille. Cette admirable création humaine, Lear, sert de support à cette ineffable création divine, Cordelia. Tout ce chaos de crimes, de vices, de démences et de misères, a pour raison d’être l’apparition splendide de la vertu. Shakespeare, portant Cordelia dans sa pensée, a créé cette tragédie comme un dieu qui, ayant une aurore à placer, ferait tout exprès un monde pour l’y mettre.

Et quelle figure que le père ! quelle cariatide ! C’est l’homme courbé. Il ne fait que changer de fardeaux, toujours plus lourds. Plus le vieillard faiblit, plus le poids augmente. Il vit sous la surcharge. Il porte d’abord l’empire, puis l’ingratitude, puis l’isolement, puis le désespoir, puis la faim et la soif, puis la folie, puis toute la nature. Les nuées viennent sur sa tête, les forêts l’accablent d’ombre, l’ouragan s’abat sur sa nuque, l’orage plombe son manteau, la pluie pèse sur ses épaules, il marche plié et hagard, comme s’il avait les deux genoux de la nuit sur son dos. Éperdu et immense, il jette aux bourrasques et aux grêles ce cri épique : Pourquoi me haïssez-vous, tempêtes ? pourquoi me persécutez-vous ? Vous n’êtes pas mes filles. Et alors, c’est fini, la lueur s’éteint, la raison se décourage et s’en va, Lear est en enfance. Ah ! il est enfant, ce vieillard. Eh bien ! il lui faut une mère. Sa fille paraît. Son unique fille, Cordelia. Car les deux autres, Regane et Goneril, ne sont plus ses filles que de la quantité nécessaire pour avoir droit au nom de parricides.

Cordelia approche. — Me reconnaissez-vous, sire ? — Vous êtes un esprit, je le sais, répond le vieillard, avec la clairvoyance sublime de l’égarement. À partir de ce moment, l’adorable allaitement commence. Cordelia se met à nourrir cette vieille âme désespérée qui se mourait d’inanition dans la haine. Cordelia nourrit Lear d’amour, et le courage revient ; elle le nourrit de respect, et le sourire revient ; elle le nourrit d’espérance, et la confiance revient ; elle le nourrit de sagesse, et la raison revient. Lear, convalescent, remonte, et, de degré en degré, retrouve la vie. L’enfant redevient un vieillard, le vieillard redevient un homme. Et le voilà heureux, ce misérable. C’est sur cet épanouissement que fond la catastrophe. Hélas, il y a des traîtres, il y a des parjures, il y a des meurtriers. Cordelia meurt. Rien de plus navrant. Le vieillard s’étonne, il ne comprend plus, et, embrassant ce cadavre, il expire. Il meurt sur cette morte. Ce désespoir suprême lui est épargné de rester derrière elle parmi les vivants, pauvre ombre, tâtant la place de son cœur vidé et cherchant son âme emportée par ce doux être qui est parti. Ô Dieu, ceux que vous aimez, vous ne les laissez pas survivre.

Demeurer après l’envolement de l’ange, être le père orphelin de son enfant, être l’œil qui n’a plus la lumière, être le cœur sinistre qui n’a plus la joie, étendre les mains par moments dans l’obscurité, et tâcher de ressaisir quelqu’un qui était là, où donc est-elle ? se sentir oublié dans le départ, avoir perdu sa raison d’être ici-bas, être désormais un homme qui va et vient devant un sépulcre, pas reçu, pas admis ; c’est une sombre destinée. Tu as bien fait, poëte, de tuer ce vieillard.