(1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « La duchesse du Maine. » pp. 206-228
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(1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « La duchesse du Maine. » pp. 206-228

La duchesse du Maine.

Après un roi comme Frédéric, il nous faut une femme, il nous faut une fée. La duchesse du Maine en était une, et des plus singulières : elle mérite d’être étudiée, elle et son existence princière, dans sa petite cour de Sceaux, où elle nous apparaît comme une des productions extrêmes et les plus bizarres du règne de Louis XIV, du régime monarchique poussé à l’excès. Née en 1676, la duchesse du Maine est morte en 1753, il n’y a pas tout à fait cent ans. En ces cent années il s’est fait une assez grande révolution dans l’ordre et le gouvernement de la société, dans l’ensemble des mœurs publiques, pour que l’existence et la vie que menait cette petite reine fantasque nous semble presque comme un conte des Mille et Une Nuits, et pour qu’on se dise sérieusement : « Était-ce donc possible ? » La Bruyère présageait et voyait déjà quelque chose de ce changement profond qui a éclaté depuis, quand il disait :

Pendant que les grands négligent de rien connaître, je ne dis pas seulement aux intérêts des princes et aux affaires publiques, mais à leurs propres affaires ; qu’ils ignorent l’économie et la science d’un père de famille, et qu’ils se louent eux-mêmes de cette ignorance…, des citoyens s’instruisent du dedans et du dehors d’un royaume, étudient le gouvernement, deviennent fins et politiques, savent le fort et le faible de tout un État, songent à se mieux placer, se placent, s’élèvent, deviennent puissants, soulagent le prince d’une partie des soins publics. Les grands qui les dédaignaient, les révèrent, heureux s’ils deviennent leurs gendres.

Cette révolution que La Bruyère faisait ainsi entrevoir sous forme d’un accord à l’amiable et d’une transaction, n’a pas été si paisible, on le sait. La Bruyère, par politesse, disait là des grands ce qu’il n’eût osé dire des princes eux-mêmes. Les nouveaux venus n’ont pas tous été si conciliants que les parvenus du temps de La Bruyère. Tout n’a pas fini par un mariage, et, depuis 89 jusqu’en 1850, l’équilibre, entre ce qui reste du principe de l’ancienne société et les prétentions croissantes de la société nouvelle, se cherche encore.

La duchesse du Maine, avec tout son esprit, ne soupçonnait pas un mot de ces choses, et ne se posait pas une de ces questions ; elle croyait à ses droits de naissance, à ses prérogatives de demi-dieu, aussi fermement qu’elle croyait au système de Descartes et à son catéchisme. Louise-Bénédicte de Bourbon était la petite-fille du Grand Condé. Son frère, M. le Duc, avait eu pour précepteur La Bruyère, et elle put, à quelques égards, en profiter. Pour l’excellence du langage, pour l’esprit, pour l’avidité de savoir, elle s’annonça de bonne heure ; elle avait, comme son frère, des étincelles de l’esprit du grand aïeul. Mais il est à remarquer que l’âme d’un héros, quand elle se partage et se brise en quelque sorte entre ses descendants, produit quelquefois de singulières formes, ou même des monstres étranges. Tout est considérable dans ces grandes âmes, les vices comme les vertus. Tel défaut qui, dans le chef, était balancé et tenu en échec par une haute qualité, se démasque tout à coup chez les descendants, et apparaît hors de mesure. Le Grand Condé n’avait au fond de l’âme rien moins que cette bonté naturelle dont l’a loué Bossuet ; mais son grand esprit et son vaillant cœur couvraient bien des choses. Pourtant il ne fallait pas le contrarier à certains moments ; caractère violent et despotique, il s’irritait aisément de la contradiction, même quand il ne s’agissait que des ouvrages de l’esprit. Boileau s’en aperçut un jour qu’il différait de sentiment avec lui : « Dorénavant, disait-il, je serai toujours de l’avis de M. le Prince, surtout quand il aura tort. » En général, les descendants du Grand Condé (l’histoire aujourd’hui peut le dire, puisque la race est éteinte) ne furent pas bons. La brutalité, poussée jusqu’à la férocité, perçait déjà dans celui qu’on appelait M. le Duc (le petit-fils), et dans cet autre M. le Duc, qui fut Premier ministre après le Régent ; elle éclata à nu dans le comte de Charolais. La violence, l’impossibilité de supporter aucune contradiction, se marquaient chez eux en traits énergiques et frénétiques. L’esprit du grand aïeul se soutint cependant avec distinction encore, et se distribua comme en brillantes parcelles, dans la personne de plus d’un rejeton. La duchesse du Maine fut à cet égard des mieux partagés. Il est à remarquer qu’à ce degré si prochain la race déjà s’appauvrissait au physique et que la taille s’en ressentait. La duchesse du Maine, aussi bien que ses sœurs, était presque naine ; elle qui était une des plus grandes de la famille, elle ne paraissait pas plus qu’un enfant de dix ans. Quand le duc du Maine l’épousa, et qu’il eut à choisir entre les filles non encore mariées de M. le Prince, il se décida pour celle-ci, sur ce qu’elle avait peut-être quelques lignes de plus que son aînée. On ne les appelait pas les princesses du sang, mais les poupées du sang.

Le duc du Maine qui en 1692, à l’âge de vingt-deux ans, épousait ainsi la petite-fille du Grand Condé, âgée de seize, était l’aîné des bâtards que Louis XIV avait eus de Mme de Montespan. Ce petit prince, élevé tendrement par Mme de Maintenon, qui était comme sa vraie mère, avait été formé sur l’idéal de la fondatrice de Saint-Cyr. Il avait de l’esprit, un langage excellent, de la douceur et de l’agrément dans l’intimité, l’habitude de la sagesse et de la soumission ; en un mot, c’était un de ces sujets parfaits de bonne heure, qui ne s’émancipent jamais et ne deviennent pas tout à fait des hommes. Il était pied-bot par vice d’humeur, ce qui augmentait sa timidité naturelle dans le monde. Instruit, mais sans vraies lumières, il ne devait jamais dépasser, en fait d’idées, l’horizon exact où on l’avait encadré dès sa naissance. La duchesse, curieuse, hardie, impérieuse et fantasque, ne devait pas dépasser davantage cet horizon, et toutes ses hardiesses, tous ses essors de fantaisie se continrent toujours au sein de la sphère artificielle et magique où elle s’exaltait sans en sortir.

Le jour où Louis XIV, cédant au désir de son fils, lui avait permis de se marier, il n’avait pu s’empêcher de dire, dans le bon sens de son préjugé royal : « Ces gens-là ne devraient jamais se marier. » Il prévoyait la confusion et les conflits que cette race équivoque de bâtards légitimés pouvait apporter dans l’ordre monarchique, qui était alors la constitution même de l’État. Il céda pourtant, et vers la fin il fit tout pour accroître cette confusion par les faveurs et les prérogatives dont il ne cessa de combler ces branches parasites et adultères.

À peine mariée, la petite duchesse mit la main sur son timide époux, et l’assujettit en tout à sa volonté. Elle rêvait dans l’avenir gloire, grandeur politique, puissance, et, en attendant, elle voulut vivre le plus à son gré et le plus en souveraine qu’elle pût, rendre le moins possible aux autres et se passer tous ses caprices, avoir sa cour à elle, où ne brillât nul astre rival du sien. Ce rêve de son imagination, elle ne le réalisa au complet que lorsque M. du Maine eut acheté Sceaux des héritiers de M. de Seignelay au prix de 900 000 livres, et qu’elle en eut fait son Chantilly, son Marly et son Versailles en miniature (1700).

Parmi les précepteurs qu’avaient eu le duc du Maine, il y avait un M. de Malezieu, homme instruit, sachant des mathématiques, de la littérature, du grec, du latin, improvisant des vers, imaginant des spectacles, entendant même les affaires, et « rassemblant dans son état servile, a dit Lemontey, les avantages d’une médiocrité universelle ». Ce M. de Malezieu, qui devint le personnage essentiel de la cour de la duchesse, son oracle en tout genre ; et de qui on parlait à Sceaux comme de Pythagore : « Le maître l’a dit », devait certes avoir plus d’une qualité ; mais il est difficile aujourd’hui de se faire une juste idée de son mérite. Membre de deux académies, de celle des sciences comme il le fut aussi de l’Académie française, il a été célébré par Fontenelle qui ne le surfait pas trop, et qui nous le montre, avec son tempérament robuste et de feu, suffisant à tous les menus emplois. Voltaire, plus vif, a parlé de lui comme d’un homme dans qui l’érudition la plus profonde n’avait point éteint le génie :

Il prenait quelquefois devant Votre Altesse Sérénissime (Mme du Maine) un Sophocle, un Euripide ; il traduisait sur-le-champ en français une de leurs tragédies. L’admiration, l’enthousiasme dont il était saisi, lui inspirait des expressions qui répondaient à la mâle et harmonieuse énergie des vers grecs, autant qu’il est possible d’en approcher dans la prose d’une langue à peine tirée de la barbarie… Cependant M. de Malezieu, par des efforts que produisait un enthousiasme subit, et par un récit véhément, semblait suppléer à la pauvreté de la langue, et mettre dans sa déclamation toute l’âme des grands hommes d’Athènes.

Voilà des éloges qui donneraient une haute idée du personnage ; mais n’oublions pas que c’est dans une épître dédicatoire que Voltaire s’exprime de la sorte. Les Mémoires de Mme de Staal (de Launay) nous font voir M. de Malezieu sous un jour moins favorable : cérémonieux, démonstratif et plat, sans beaucoup de discernement au fond, quand ce discernement lui était inutile, et que l’esprit avait besoin de s’y aider d’un peu de cœur. M. de Malezieu était, selon toute apparence, un de ces hommes qui puisent l’activité dans un tempérament robuste, et y combinent la finesse ; qui, avec un premier fonds étendu et solide d’études qu’ils n’accroissent pas, se tournent ensuite uniquement à le mettre en usage dans le monde, à en tirer parti et profit auprès des grands. C’était un homme instruit et d’esprit, qui ne pouvait paraître un génie que dans une coterie. Il trouva cette coterie à Sceaux, et, à force de mouvement et d’invention, il sut la remplir, durant plus de vingt-cinq ans, de l’idée de son mérite et de sa sublimité. À trois lieues de Paris, on disait sans rire : le grand Malezieu !

M. de Malezieu avait même été une des causes de l’acquisition de Sceaux. Déjà riche des libéralités de la Cour, il avait une jolie maison de campagne à Châtenay, et il y reçut la duchesse du Maine, qui l’honora de sa visite dans l’été de 1699, et à qui il donna une galante hospitalité ; elle y demeura étant enceinte, pendant le séjour de la Cour à Fontainebleau. Ce furent des jeux, des fêtes, des feux d’artifice continuels en son honneur, le tout ménagé avec un certain air d’innocence et d’âge d’or. Les populations d’alentour prenaient part à ces joies par des chants et par des danses ; on était alors dans les premières douceurs de la paix de Ryswick. La duchesse y fit ses débuts dans cette vie de féerie et de mythologie à laquelle elle prit tant de goût, qu’elle n’en voulut bientôt plus d’autre, et que l’idée lui vint de se mettre en possession de tout le vallon. La description qu’a faite de ce premier séjour l’un des collègues de Malezieu, l’abbé Genest, et qu’il a adressée à Mlle de Scudéry, est assez piquante et nous montre l’origine de ce long jeu de bergerie qui va devenir l’existence même de la duchesse. C’étaient des surprises galantes à chaque pas, des jeux innocents à chaque heure : on joue à la nymphe, à la bergère ; on prélude aux futures prodigalités en jouant même à l’économie : « M. le duc du Maine se plaignit en sortant du jeu, nous dit la relation, qu’il avait perdu deux écus ; les princesses louèrent leur fortune d’en avoir gagné environ autant. » Dans ces fêtes et dans celles qui se renouvelèrent au même lieu les années suivantes, on voit M. de Malezieu faire à ravir les honneurs de chez lui, remplir et animer en homme universel toute cette petite sphère. On conçoit qu’il était digne d’être à la fois le Molière, le Descartes et le Pythagore du royaume de Lilliput.

Mme la duchesse du Maine, a dit Fontenelle, voulait que, même dans les plaisirs, il entrât de l’idée, de l’invention, et que la joie eût de l’esprit. Quand on lit aujourd’hui le récit de ces fêtes dans le recueil intitulé Les Divertissements de Sceaux, on reconnaît, au milieu des fadeurs, que M. de Malezieu y mettait cet esprit que voulait la fée.

Bientôt tout ce joli vallon de Sceaux fut comme le parc de la duchesse, son royaume pastoral et sa Tempé. Elle n’y pouvait paraître sans que le Sylvain de Châtenay, la Nymphe d’Aulnay, lui vinssent rendre hommage en personne ; et il n’était pas jusqu’au Plessis-Piquet qui n’eût sa manière de divinité champêtre. L’abbé Genest y avait choisi son ermitage, d’où il venait faire ses dévotions à la Dame de Sceaux.

Mais qu’était-ce que l’abbé Genest ? Oh ! quelque chose de très singulier et de très amusant, je vous assure, le moins solennel des académiciens français (car il était l’un des Quarante), le plus difficile à célébrer en séance publique. D’Olivet a suppléé à l’éloge officiel par une lettre familière. L’abbé Genest était, comme Socrate, le fils d’une sage-femme ; il avait commencé par être dans le commerce, faisant la pacotille, puis prisonnier à Londres, puis copiste, précepteur, maquignon, secrétaire du duc de Nevers, bel esprit à travers tout cela, et tournant des vers avec une facilité et une gaieté naturelle. Il avait eu un accessit et un prix de vers à l’Académie française en 1671 et en 1673 ; cela le fit connaître. Il se faufila auprès de Pellisson, et, par lui, auprès des précepteurs du Dauphin, de Bossuet et des autres. Il assista aux conférences de physique du fameux Rohault, et, par une idée assez bizarre, il s’appliqua à mettre la philosophie de Descartes en vers. Bref, il connut M. de Malezieu, qui le goûta, l’utilisa, et en fit son compère dans ses jeux et ses divertissements poétiques de société. L’abbé Genest était auprès des princes ce qu’ils ont aimé de tout temps (même du nôtre), un mélange du poète et du bouffon. On riait de lui et il s’y prêtait ; il avait une singularité des plus remarquables, et qui ne nuisit pas à sa fortune : c’était un nez immense, mais un nez dont il paraît qu’on ne se peut faire aucune idée. Combien de fois le duc de Bourgogne et le duc du Maine n’avaient-ils pas plaisanté comme des écoliers sur ce nez de leur précepteur ! Louis XIV lui-même s’était déridé une fois, et il avait ri d’un rire naturel à l’une des espiègleries dont cet abbé au nez royal était le sujet. On était allé jusqu’à trouver par anagramme dans le nom de Charles Genest, et avec un peu de complaisance : Eh ! c’est large nez. Je saute par bienséance bien des plaisanteries qui avaient trait à un tout autre objet, — comment dirai-je ? — qui se rapportaient à la manière trop habituelle et très incomplète dont l’abbé Genest, en ses jours de distraction, attachait le vêtement que les Anglais n’osent nommer ; ce sont des plaisanteries de nature à n’avoir place que dans Le Lutrin vivant. Grâce à des mérites si réels et si divers, à Châtenay, à Sceaux, à Saint-Maur, on requérait que le facétieux abbé fût de toutes les fêtes champêtres et bucoliques :

Parmi les dieux des bois, surtout n’oubliez pas
Celui vêtu de noir qui porte des rabats.
…………………………………………………
       Avec cet habit et ce nez,
       Ce nez long de plus de deux aunes,
Il faut donc que ce soit le magister des faunes.

Voilà des folies. — Pour nous résumer sans trop de frivolité, la duchesse du Maine étudiait le cartésianisme avec M. de Malezieu ; elle lisait avec lui et par lui Virgile, Térence, Sophocle, Euripide, et bientôt elle put lire une partie de ces auteurs, les latins au moins, dans l’original. Elle étudiait de plus l’astronomie, toujours avec cet universel M. de Malezieu, qui en savait plus qu’il ne fallait pour expliquer la Pluralité des mondes de Fontenelle ; elle mettait l’œil au télescope, et aussi au microscope, s’instruisait enfin de toutes choses par passion, par boutade et caprice, mais sans en devenir plus éclairée en général. Elle jouait à travers cela la comédie et la bergerie à chaque heure du jour et de la nuit, donnait des idées à tourner en madrigaux à ses deux faiseurs, l’éternel Malezieu et l’abbé Genest, invitait, conviait une foule d’élus autour d’elle, occupait chacun, mettait chacun sur les dents, ne souffrait nul retard au moindre de ses désirs, et s’agitait avec une démonerie infatigable, de peur d’avoir à réfléchir et à s’ennuyer un seul instant. Du sommeil, au milieu de ces veillées et de ces nuits blanches de la duchesse, il n’en était pas question ; on lui avait persuadé qu’il n’était fait que pour les simples mortelles.

Au point de vue littéraire qui, de près ou de loin, est toujours le nôtre, l’inconvénient de ce train de vie tumultueux était au fond d’être incompatible avec le vrai goût. Le vrai goût discerne, examine ; il a ses temps de repos, et il choisit. Ici l’esprit naturel faisait tout, mais on ne discernait pas, on ne choisissait pas : la duchesse jouait indifféremment Athalie, Iphigénie en Tauride (traduite fidèlement d’Euripide), ou Azaneth, femme de Joseph, dans la tragédie de Joseph faite par l’abbé Genest.

Que lui importait, pourvu qu’elle se fît du bruit à elle-même, qu’elle se donnât toute son émotion, et qu’elle régnât ? On la comparait aux plus grandes reines qui avaient aimé les sciences, à la reine Christine, à la princesse Palatine Élisabeth, l’amie de Descartes, et on lui décernait la primauté. Le président de Mesmes (qui fut premier président du Parlement) lui adressait, avec des étrennes, des vers qu’il avait fait faire en style de chevalerie, en style marotique, selon la mode du moment, et où il se qualifiait le très puissant Emperier de l’Indoustan écrivant à la plus que parfaite Princesse Ludovise, Emperière de Sceaux. Des deux parts la mascarade était complète. Même en regardant son miroir, la duchesse se croyait belle, mais elle ne pouvait se dissimuler qu’elle était petite. À l’époque de son mariage, on avait fait pour elle un emblème et une devise : une mouche à miel, avec ces mots tirés de l’Aminte du Tasse : « Piccola si, ma fa pur gravi le ferite… Elle est petite, mais elle fait de cruelles blessures25. » On en prit occasion plus tard, dans les premiers temps de Sceaux, de former une société des personnes qui avaient le plus souvent l’honneur d’y venir, sous le titre de l’ordre de la Mouche à miel. Il y eut des règlements dressés, des statuts ; une médaille fut frappée à cette occasion : tous ceux de l’ordre devaient la porter avec un ruban citron, quand ils seraient à Sceaux. On brigua fort cette marque de distinction. Trente-neuf personnes furent nommées et firent le serment voulu : on jurait par le mont Hymette. Ce jour-là on jouait à la Grèce.

Cependant, la dernière guerre de Louis XIV, la guerre de la succession d’Espagne, s’était allumée et embrasait l’Europe ; la fortune commençait à devenir contraire ; les peuples s’épuisaient d’impôts et de sang ; le duc du Maine ne s’illustrait point à l’armée par sa valeur ; mais, à Sceaux, la duchesse, radieuse d’espérance et d’orgueil, s’amusait et jouait toujours. Elle nageait, dit Saint-Simon, dans la joie de sa future grandeur. Le plein éclat, la splendeur de ce qu’on nommait les Grandes Nuits de Sceaux, se rapporte à ces années mêmes de désastres. Le scandale de ces fêtes et de ces divertissements ruineux devenait d’autant plus grand, ou du moins plus criant, que les malheurs de la famille royale étaient venus s’ajouter à ceux de la France ; mais la mort des principaux héritiers directs rapprochait le duc du Maine du pouvoir, ou même du trône ; chaque échelon de moins dans l’ordre de succession légitime était un degré de plus dans l’échafaudage de sa fortune. On sait que la faiblesse de Louis XIV, obsédée par celle de Mme de Maintenon, cette nourrice plus que mère du duc du Maine, alla vers la fin jusqu’à égaler en tout les bâtards aux princes du sang légitimes, à les déclarer en définitive habiles à succéder au trône, et sa dernière volonté, si elle avait été suivie, ménageait au duc du Maine le rôle le plus influent dans la future Régence.

Les curieux peuvent chercher dans le Recueil dit de Maurepas (Bibliothèque nationale) les couplets et noëls sanglants dont le duc et la duchesse du Maine furent l’objet à l’occasion de ces faveurs odieuses ; ces couplets ne sont pas assez spirituels et sont, en général, trop scabreux pour être cités ici. On y voit bien des méchants propos sur cette duchesse, dont ses poètes officiels ne parlaient que comme de la moderne Pénélope. Je ne toucherai que deux mots sur ce sujet délicat. M. le Duc (de Bourbon), propre frère de la duchesse du Maine, prit dans un temps un très grand goût pour elle ; ces sortes de goûts n’étaient pas rares dans la famille des Condé. Le frère et la sœur échangeaient de Saint-Maur à Sceaux des pièces de vers galantes que Mme du Maine faisait rimer à Malezieu et à Genest, et que Chaulieu et La Fare faisaient d’autre part pour M. le Duc. Enfin, la brouille arriva, mais on avait déjà follement jasé et chansonné. Peut-être était-ce à tort, car on lit dans une de ces lettres en vers de Mme du Maine :

Ce qui chez les mortels est une effronterie,
      Entre nous autres demi-dieux
      N’est qu’honnête galanterie.

Après ces premiers propos sur M. le Duc, on parla encore, mais un peu en sous-ordre, du président de Mesmes, que la duchesse voulait s’attacher pour gouverner par lui le Parlement. Mais le cardinal de Polignac paraît avoir été celui des favoris le plus en vue, et l’on va même jusqu’à citer des fragments de lettres qui seraient décisifs. Ce cardinal, si agréable de sa personne et si bel-esprit, semblait fait exprès pour cette cour à la Rambouillet. Il s’occupait toujours de son grand poème de l’Anti-Lucrèce, où il soutenait en vers latins les bons principes de la théologie et de la morale : il le lisait, l’expliquait à la duchesse, et M. du Maine se plaisait à en traduire des chants. Un jour que ce prince montrait un chant traduit à la duchesse, elle s’impatienta pourtant et lui dit : « Vous verrez qu’un beau matin, en vous éveillant, vous serez de l’Académie française, et que M. d’Orléans sera régent du royaume. »

L’ambition couvait, en effet, sous cette vie de jeux et de comédies ; il y avait dans ce corps de myrmidon, dans cet extrait du Grand Condé, des étincelles de cette même fureur civile. De sentiment humain ou de patriotisme, avec ces êtres à part qui se croient de la lignée de Jupiter, il n’en faut jamais parler : la nation et le monde étaient faits pour eux ; ils le croyaient sincèrement, et ils agissaient hautement en conséquence. Mme du Maine l’avait déclaré, à la veille de la Régence (1714), à deux ducs et pairs qu’elle avait appelés à Sceaux pour causer des éventualités, comme nous dirions, et comme elle ne disait pas ; car si elle pensait mal, elle parlait bien mieux que nous. Elle voulait s’assurer d’un parti dans le Parlement, et s’y ménager des appuis en cas de chicanes élevées contre le droit qu’elle se croyait acquis. Voyant ceux à qui elle s’adressait réservés et sur leurs gardes, elle se mit en colère, ce qu’elle faisait toutes les fois qu’elle rencontrait la moindre résistance, et elle leur dit « que, quand on avait une fois acquis l’habileté de succéder à la couronne, il fallait, plutôt que de se la laisser arracher, mettre le feu au milieu et aux quatre coins du royaume ». Voilà du Grand Condé tout pur. Louis XIV une fois mort et le testament cassé, outrée de colère, elle n’eut de cesse qu’elle n’eut mis cette mauvaise parole à exécution.

Ceci interrompit un peu les fêtes de Sceaux, et il y a deux temps, deux époques distinctes dans cette longue vie mythologique de plaisirs, dans ce que j’appelle cette vie entre deux charmilles : la première époque, celle des espérances, de l’ivresse orgueilleuse, et de l’ambition cachée sous les fleurs ; puis la seconde époque, après le but manqué, après le désappointement et le mécompte, si l’on peut employer ces mots ; car, même après une telle chute, après la dégradation du rang et l’outrage, après la conspiration avortée et la prison, cette incorrigible nature, revenue aux lieux accoutumés, retrouva sans trop d’effort le même orgueil, le même enivrement, le même entêtement de soi, la même faculté d’illusion active et bruyante, de même qu’à soixante-dix ans elle se voyait encore jeune et toujours bergère. Jamais, avec autant d’esprit, on n’a été plus naïvement déesse et bergère que la duchesse du Maine. Elle joua la comédie jusqu’à extinction, et sans se douter que c’était une comédie.

Mettez-moi toujours aux pieds de Mme la duchesse du Maine, écrivait de Berlin Voltaire en 1752 (elle avait alors soixante-seize ans). C’est une âme prédestinée ; elle aimera la comédie jusqu’au dernier moment, et quand elle sera malade, je vous conseille de lui administrer quelque belle pièce au lieu de l’extrême-onction. On meurt comme on a vécu…

— Ajoutez, pour achever de la peindre, qu’aimant à ce point la comédie et la jouant sans cesse, elle la jouait mal, et qu’elle n’en était que plus applaudie.

Un enseignement sérieux ne pourrait-il pas se tirer déjà à la vue d’une telle existence et d’une telle nature, qui nous semblent aujourd’hui fabuleuses ? On a dit de Mme du Maine « que, dans toute sa vie, elle n’était point sortie de chez elle, et qu’elle n’avait pas même mis la tête à la fenêtre ». Les philosophes, quelques philosophes du moins, ont imaginé que si l’homme, après sa naissance et dans ses premiers mouvements, n’éprouvait pas de résistance dans le contact des choses d’alentour, il arriverait à ne pas se distinguer d’avec le monde extérieur, à croire que ce monde fait partie de lui-même et de son corps, à mesure qu’il s’y étendrait de son geste ou de ses pas. Il arriverait à se persuader que le tout n’est qu’une dépendance et une extension de son être personnel ; il dirait en toute confiance : L’Univers, c’est moi ! Mme du  Maine fut ainsi ; elle réalisa longtemps le rêve des philosophes. Elle n’éprouva jamais une résistance à ses désirs jusqu’à l’époque de la Régence. Elle se mit de bonne heure dans la condition de n’en pas éprouver, en s’enfermant dans cette petite cour de Sceaux, où tout était à elle et n’était qu’elle. Toute volonté autre que la sienne lui eût semblé une impertinence et une révolte. Lorsqu’elle en sortit pourtant et qu’elle eut affaire aux difficultés réelles, elle s’y heurta, elle s’y brisa. Dans cette folle conspiration, qu’elle entreprit de dépit contre le Régent (1718), et où elle poussa son timide mari, elle put voir que le monde était plus gros, plus rebelle, plus difficile à remuer qu’elle ne croyait. Tout autre en eût tiré quelque leçon, ou du moins quelque dégoût et quelque tristesse ; mais la force du naturel et des premières impressions l’emporta. Rentrée à Sceaux après une rude épreuve d’humiliation et de disgrâce (1720), elle se remit peu à peu dans les conditions où elle avait d’abord vécu ; elle ne trouva plus de résistance et oublia qu’il y en avait pour elle à deux pas hors de son vallon. Elle resta persuadée comme auparavant que l’ordre du monde, quand il allait bien, était que tout fût pour elle et uniquement pour elle. En un mot, pour reprendre une comparaison précédente, elle ressembla à une personne qui est tombée un jour par mégarde du premier étage sans trop se faire mal, mais qui pour cela n’a pas mis et ne mettra jamais la tête à la fenêtre.

Nous pouvons parler de Mme du Maine à fond et comme si nous l’avions connue, car nous avons sur son compte le témoignage le plus direct, le plus intime et le plus sûr. Elle avait pris à son service, dans l’automne de 1711, à titre de femme de chambre, une personne de mérite qui n’eût été au-dessous d’aucun rang, faite pour être l’égale et la rivale des plus distinguées d’alors par l’esprit, unissant le sérieux à l’enjouement, et d’un cœur qui garda encore de son prix, même lorsqu’il se fut desséché. Mlle de Launay, durant plus de quarante ans, demeura auprès de sa maîtresse, et elle a laissé des Mémoires piquants, qui sont depuis longtemps admirés pour la qualité du langage et l’agrément du récit. En lisant Mlle de Launay et en la suivant dans les diverses vicissitudes de sa condition servile, on se prend à répéter avec La Bruyère :

L’avantage des grands sur les autres hommes est immense par un endroit. Je leur cède leur bonne chère, leurs riches ameublements, leurs chiens, leurs chevaux, leurs singes, leurs nains, leurs fous, et leurs flatteurs : mais je leur envie le bonheur d’avoir à leur service des gens qui les égalent par le cœur et par l’esprit, et qui les passent quelquefois.

Mlle de Launay elle-même, qui n’est peut-être pas mise encore à son rang comme moraliste, me représente un La Bruyère femme, placé dans l’alcôve de sa princesse ; elle ne dit pas tout, mais elle voit tout, et, en mesurant ses paroles, elle ne fait que graver ses observations dans un tour plus concis et ineffaçable.

Elle nous a rendu à merveille le talent de bien dire, qui était particulier à la duchesse du Maine, et qui tout d’abord attira son attention :

Je la lui donnais tout entière et sans effort, a dit Mlle de Launay ; car personne n’a jamais parlé avec plus de justesse, de netteté et de rapidité, ni d’une manière plus noble et plus naturelle. Son esprit n’emploie ni tour ni figure, ni rien de tout ce qui s’appelle invention. Frappé vivement des objets, il les rend comme la glace d’un miroir les réfléchit, sans ajouter, sans omettre, sans rien changer.

On ne peut mieux faire saillir ce qu’avaient de naturel, de parfait, et même de juste dans un certain sens, cet esprit et cette parole prompte, qui était tellement chez soi au sein d’un monde artificiel. L’expression, chez la duchesse du Maine, était égale ni plus ni moins à l’impression ; et l’une et l’autre étaient toujours nettes et vives. « La langue ne se perfectionne que quand vous la parlez ou quand on parle de vous », lui écrivait Mme de Lambert. Ôtez le compliment, la louange reste la même que celle qu’on vient de lire.

Tous ceux qui ont parlé d’elle ont noté ce tour précis de son esprit et cette justesse dans le brillant : elle était de cette école de la fin du xviie  siècle, à qui Mme de Maintenon avait appris que les longues phrases sont un défaut.

Mlle de Launay nous initie, d’ailleurs, à la suite des caprices, des ambitions et des jeux de cette enfant gâtée, spirituelle et absolue. Elle nous la montre et se montre à côté d’elle conspirant toute la nuit avec la plume, et essayant, à force de mémoires et d’écritures, de susciter contre le Régent une fronde qui portait encore le cachet du bel esprit. Après la double prison qu’eurent à subir la princesse et la femme de chambre, prison qui ne tourna pas à l’honneur de l’une et qui fut la gloire de l’autre, Mlle de Launay, ennoblie aux yeux du monde par sa fermeté, revient à Sceaux auprès de sa maîtresse, qui la récompense en la mettant (à quelques nuances près toutefois) sur le pied de ses dames. La petite cour peu à peu se repeuple et se ranime ; le tourbillon recommence. On est rentré en plein dans le songe et dans le délire. Mais un épisode assez piquant trouverait ici sa place, si l’on écrivait une histoire de la reine de Sceaux.

Mlle de Launay, pendant les séjours qu’elle faisait à Paris, voyait Mme de Lambert et allait à ses mardis ; c’était le jour où se réunissaient, chez Mme de Lambert, Fontenelle, La Motte, Mairan, l’abbé Montgault, et quelques autres académiciens et beaux esprits. Or, il arriva que Mlle de Launay et Mme de Lambert lurent à ce mardi des lettres qu’elles avaient reçues de la duchesse du Maine, laquelle, informée de cet honneur qu’on avait fait à ses lettres, eut l’air de s’effrayer qu’on les eût produites en si docte et si redoutable compagnie. De là une correspondance s’engagea entre elle et La Motte (1726). Ce dernier avait cinquante-quatre ans alors et était aveugle ; la duchesse avait la cinquantaine. Le bel esprit aveugle se mit à jouer l’amoureux, et Mme du Maine la bergère et l’ingénue. Il s’agissait de faire entendre à une Altesse Sérénissime qu’on était amoureux d’elle sans prononcer le mot d’amour, de retourner cette idée galante en tous sens, de simuler une ardeur contenue encore dans les termes du respect, d’obtenir d’elle des faveurs enfin. La première de ces faveurs fut qu’elle signerait son nom en toutes lettres : Louise-Bénédicte de Bourbon. Le jeu de La Motte était de dire que ce Louise-Bénédicte de Bourbon ne lui durait guère, donnant à entendre qu’il le dévorait de baisers quand il était seul. Il demande à cor et à cri une autre signature : « J’ai presque usé la première, écrit-il, sur votre permission » — Ô Molière, le Molière des Précieuses, où étais-tu ? On n’a jamais mieux compris qu’en lisant cette correspondance raffinée et quintessenciée, la fatigue de ceux qui, passant leur vie à Sceaux à faire de l’esprit soir et matin, ne pouvaient s’empêcher de crier grâce, et appelaient cette petite cour les galères du bel esprit 26.

La duchesse du Maine, à cette seconde époque de Sceaux, avait à la tête de ceux qu’elle appelait ses bergers le spirituel marquis de Sainte-Aulaire, qui fit pour elle son célèbre quatrain, et qui n’avait guère moins de quatre-vingt-dix ans : cela rajeunissait singulièrement la duchesse de s’être donné un si vieux berger ; elle ne paraissait plus qu’une enfant auprès de lui. Elle combinait on ne sait trop comment la dévotion avec toutes ses pratiques galantes, bucoliques et mythologiques. Un jour, qu’elle engageait M. de Sainte-Aulaire à aller à confesse comme elle, il lui répondait :

Ma Bergère, j’ai beau chercher,
Je n’ai rien sur ma conscience.
De grâce, faites-moi pécher :
Après je ferai pénitence.

À quoi elle ripostait assez gaillardement pour une précieuse et pour celle qui venait de jouer l’ingénue avec La Motte :

Si je cédais à ton instance,
On te verrait bien empêché,
Mais plus encore du péché
    Que de la pénitence.

Voltaire aussi fut un des hôtes, sinon des bergers de Sceaux, et il y fit quelques séjours dont on se souvient. Dans l’automne de 1746, ayant compromis sa sûreté par une de ces imprudences qui lui étaient si familières, il vint un soir demander asile à la duchesse du Maine, qui le cacha dans un appartement écarté dont les volets restaient fermés tout le jour. Voltaire y travaillait aux bougies ; il y composa pendant deux mois quantité de ses jolis Contes, notamment Zadig, et il descendait chaque soir en régaler la princesse, qui, n’ayant pas l’habitude de dormir, dormait ces nuits-là moins que jamais. On noterait encore d’autres apparitions de Voltaire dans la petite cour de la duchesse du Maine, et qui eurent leur singularité.

Malgré ce goût de l’esprit et des gens qui en avaient le plus, on ne saurait dire pourtant que l’influence de la cour de Sceaux ait été profitable aux lettres, ni qu’elle ait rien inspiré. On n’y sent rien, en effet, de cette action vivifiante et féconde qui suppose un foyer véritable. On n’y voit qu’un cercle d’enchantement tracé dès le premier jour, et dans lequel des esprits déjà faits venaient se dépenser en hommages aux pieds de la divinité du lieu, et s’évertuer à l’envi pour la divertir. Le côté par lequel cette petite cour me frappe le plus et me paraît le seul mémorable, est encore le côté moral, celui qui touche à l’observation humaine des préjugés, des travers et des ridicules. Si vous voulez étudier dans un parfait modèle, et comme à la loupe, l’égoïsme mignon, le despotisme fantasque et coquet d’une princesse du sang d’autrefois, l’impossibilité naïve où elle est de concevoir au monde autre chose qu’elle-même, allez à Sceaux : vous y verrez tous ces gros défauts en abrégé et en miniature, comme on voit de gros poissons rouges s’agitant au soleil dans un bocal transparent. Vous verrez cette enfant gâtée de soixante ans et plus, à qui l’expérience n’a rien appris, car l’expérience suppose une réflexion et un retour sur soi-même ; vous la verrez jusqu’à la fin appeler la foule et la presse autour d’elle ; et à ceux qui s’en étonnent elle répondra : « J’ai le malheur de ne pouvoir me passer des choses dont je n’ai que faire. » Il faut que chaque chambre de ce palais d’Armide soit remplie, n’importe comment et par qui ; on y craint, avant tout, le vide :

Le désir d’être entourée augmente de jour en jour, écrivait Mme de Staal (de Launay) à Mme Du Deffand, et je prévois que, si vous tenez un appartement sans l’occuper, on aura grand regret à ce que vous ferez perdre, quoi que ce puisse être. Les grands, à force de s’étendre, deviennent si minces, qu’on voit le jour au travers : c’est une belle étude de les contempler ; je ne sais rien qui ramène plus à la philosophie.

Voilà ce qu’observait Mlle de Launay, notre La Bruyère de céans ; et elle couronne ses Mémoires par un portrait de la duchesse du Maine, qu’il faudrait transcrire tout au long, tant il est complet et achevé, et tant elle y résume l’espèce entière dans la personne du plus curieux individu. C’est une pièce de physiologie morale des plus fines ; j’en donnerai les principaux traits :

Mme la duchesse du Maine, à l’âge de soixante ans, n’a encore rien acquis par l’expérience ; c’est un enfant de beaucoup d’esprit ; elle en a les défauts et les agréments. Curieuse et crédule, elle a voulu s’instruire de toutes les différentes connaissances ; mais elle s’est contentée de leur superficie. Les décisions de ceux qui l’ont élevée sont devenues des principes et des règles pour elle, sur lesquelles son esprit n’a jamais formé le moindre doute ; elle s’est soumise une fois pour toutes. Sa provision d’idées est faite ; elle rejetterait les vérités les mieux démontrées, et résisterait aux meilleurs raisonnements, s’ils contrariaient les premières impressions qu’elle a reçues. Tout examen est impossible à sa légèreté, et le doute est un état que ne peut supporter sa faiblesse. Son catéchisme et la philosophie de Descartes sont deux systèmes qu’elle entend également bien.

… L’idée qu’elle a d’elle-même est un préjugé qu’elle a reçu comme toutes ses autres opinions. Elle croit en elle de la même manière qu’elle croit en Dieu et en Descartes, sans examen et sans discussion. Son miroir n’a pu l’entretenir dans le moindre doute sur les agréments de sa figure : le témoignage de ses yeux lui est plus suspect que le jugement de ceux qui ont décidé qu’elle était belle et bien faite. Sa vanité est d’un genre singulier ; mais il semble qu’elle soit moins choquante, parce qu’elle n’est pas réfléchie, quoiqu’en effet elle en soit plus absurde.

Son commerce est un esclavage, sa tyrannie est à découvert ; elle ne daigne pas la colorer des apparences de l’amitié. Elle dit ingénument qu’elle a le malheur de ne pouvoir se passer des personnes dont elle ne se soucie point. Effectivement elle le prouve. On la voit apprendre avec indifférence la mort de ceux qui lui faisaient verser des larmes lorsqu’ils se trouvaient un quart d’heure trop tard à une partie de jeu ou de promenade.

Cette insensibilité se vérifia à la lettre lors de la mort de la duchesse d’Estrées, qui eut lieu presque subitement à Anet (septembre 1747). Il semblait que Mme du Maine ne pouvait se passer de cette duchesse, qui était devenue l’intendante de ses plaisirs, le Malezieu des dernières années. On l’enterra ; « puis la toile fut baissée, et l’on n’en parla plus ». L’auteur du portrait continue de nous montrer ainsi tous les vices naïfs de sa princesse, toutes ses qualités sans âme et sans lien, sa religion sans piété, sa profusion sans générosité, beaucoup de connaissances sans aucun vrai savoir, « tous les empressements de l’amitié sans en avoir les sentiments », pas le moindre soupçon de la réciprocité et de la sympathie humaine : « On n’a point de conversation avec elle ; elle ne se soucie pas d’être entendue, il lui suffit d’être écoutée. » Et à la voir ainsi se montrer à nu non par franchise, mais parce qu’elle n’a en elle aucun principe d’égards et d’attention pour autrui, Mlle de Launay conclut en citant ce mot qui exprime le résultat de toute son étude, et qu’elle aurait bien trouvé d’elle-même :

Elle (la duchesse du Maine) a fait dire à une personne de beaucoup d’esprit que les princes étaient en morale ce que les monstres sont dans la physique ; on voit en eux à découvert la plupart des vices qui sont imperceptibles dans les autres hommes.

Cette conclusion est vraie de tous ceux qu’on adore et qui se croient faits pour être adorés, depuis Nabuchodonosor jusqu’à la duchesse du Maine. Mais, en les considérant avec une sorte d’étonnement (car, sous cette forme plus ou moins royale, l’espèce va se perdant de jour en jour), sachons éviter notre écueil aussi et ne pas abonder dans notre orgueil ; sachons bien qu’avec eux il s’agit encore de nous-mêmes, que ce sont là les défauts que nous aurions demain, si nous n’étions pas contraints et avertis à tout moment par la résistance des choses. En regard de ces gens nés demi-dieux et qui étaient le produit monstrueux de l’Ancien Régime, plaçons en idée les parvenus, qui sont le produit si habituel du régime nouveau. Un parvenu le lendemain d’une révolution, nous connaissons, pour l’avoir vu, cet être et ce monstre caractéristique de la société moderne. L’homme a beau retourner et renverser les situations, il ne change pas ses défauts ni ses travers ; on les voit bientôt reparaître tous ; seulement ils se produisent, selon les temps, sous une forme plus ou moins noble, polie et agréable ; et cette forme-là, qui combinait l’excès de l’égoïsme avec la délicatesse d’esprit et la politesse, est plutôt celle du passé.