(1863) Molière et la comédie italienne « Chapitre XIII. Retour de Molière à Paris » pp. 225-264
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(1863) Molière et la comédie italienne « Chapitre XIII. Retour de Molière à Paris » pp. 225-264

Chapitre XIII.
Retour de Molière à Paris

À la fin de l’année où l’on représenta La Rosaure, une troupe de campagne, ayant obtenu le patronage de Monsieur, frère du roi, fit un premier début devant la cour (24 octobre 1658), à la suite duquel elle eut permission de jouer alternativement avec les Italiens sur le théâtre du Petit-Bourbon. Cette troupe de campagne, c’était, sauf quelques changements survenus dans son personnel, la troupe de l’Illustre Théâtre, qui avait quitté Paris une douzaine d’années auparavant ; mais elle ne portait plus ce nom ambitieux. Molière, qui avait alors trente-six ans, et qui était devenu un maître à son tour, en était le directeur. Il paya aux Italiens quinze cents livres pour sa contribution aux dépenses faites par eux dans la salle, et donna ses représentations les jours où ils ne jouaient pas, c’est-à-dire les lundi, mercredi, jeudi et samedi de chaque semaine.

Le 3 novembre, les nouveaux venus commencèrent à représenter en public. Les deux troupes qui occupaient la même scène ne différaient notablement que par le langage.

Molière, de retour à Paris, rapportait dans son bagage deux grandes pièces déjà jouées en province : L’Étourdi, ou les Contre-temps et Le Dépit amoureux, et quelques farces par lesquelles on avait coutume de terminer le spectacle, et dont l’une, Le Docteur amoureux, valut principalement à la nouvelle troupe, dans l’importante représentation du 24 octobre, la faveur du roi et de la cour. Où le poète comique avait-il cueilli cette première moisson ? Il faut le reconnaître : c’étaient là des imitations, et l’on pourrait presque dire des traductions libres du théâtre italien.

L’Étourdi, on le sait déjà, c’était L’Inavertito de Beltrame, que nous avons analysé précédemment. Ce que Molière avait ajouté à L’Inavertito, il l’avait puisé d’autre part dans L’Emilia, de Luigi Groto, ou dans L’Angelica, de Fabritio di Fornaris. Il lui restait en propre l’art avec lequel il avait su fondre ces éléments divers, en conservant la verve la plus franche, le trait le plus net et le style le plus vif qu’on eût jusqu’alors admirés sur la scène française.

Qu’était-ce encore que Le Dépit amoureux ? une pièce italienne, L’Interesse de Nicolo Secchi. Toute la partie romanesque du Dépit amoureux est imitée de L’Interesse, et dans cette partie la pièce italienne l’emporte souvent sur la pièce française au moins par la gaieté. Nous devons essayer ici de faire connaître L’Interesse, non seulement parce que c’est une des œuvres imitées de plus près par Molière, mais aussi parce qu’elle offre un type assez remarquable de la comédie italienne39.

Les personnages sont :

ACTE PREMIER.

scène i .

Pandolfo, seul.

Pandolfo entre sur la scène inquiet et rêveur. Des remords le tourmentent. Il maudit l’avarice qui l’a aveuglé. Il ne peut vivre plus longtemps dans une telle inquiétude et veut aller trouver Ricciardo pour lui rendre ce qui lui appartient. Auparavant, il parlera à Tebaldo, son homme de confiance, et, suivant son conseil, il prendra un parti.

scène ii.

Tebaldo et Pandolfo.

Tebaldo vient à ses ordres. Pandolfo, après avoir rappelé la confiance qu’il a en lui et le bien qu’il lui a fait, l’ayant, de simple valet qu’il était, intéressé dans son négoce, lui dit qu’il va lui faire confidence d’une affaire très importante, dont il lui recommande le secret. Pendant que Tebaldo était à Lyon où il demeura quelque temps pour les affaires de leur commerce, un jour étant, lui Pandolfo, en partie de plaisir avec Ricciardo son ami, ils vinrent sur le propos de sa femme qui était grosse. Ricciardo soutenait qu’elle accoucherait d’une fille. Il soutint qu’il aurait un garçon. Ils firent une gageure de deux mille écus. Sa femme accoucha d’une fille. Par cupidité, il publia qu’il lui était né un garçon. La nourrice, qui était seule dans le secret, mourut peu après ; et jusqu’à présent Lelio, qui est la fille en question, passe pour un garçon. Celle-ci, qui avance en âge, lui fait craindre quelque inconvénient. Il pense donc à déclarer la chose, et voudrait que Ricciardo se contentât de recevoir ses deux mille écus. Il voudrait que Tebaldo s’entremît à cet effet.

Tebaldo n’approuve pas la proposition. Ricciardo ne se contentera certainement pas de recevoir les deux mille écus qu’il a donnés, il voudra les deux autres mille qu’il a gagnés et les intérêts des quatre mille écus pendant quatorze ans. Son avis est qu’il faut mieux se taire encore pendant quelque temps et observer. Il sera toujours à propos de faire la démarche proposée ; quant à lui, il interrogera et surveillera Lelio.

scène iii.

Fabio, Zucca.

Fabio raconte à Zucca que lorsque, la veille, il avait dit à Flaminio que Virginia était sa femme, celui-ci voulait l’appeler en duel. Il lui avait offert, avant d’en venir là, de lui faire voir la vérité, soit en l’accompagnant lui-même, soit en disant à deux amis de l’accompagner, quand il irait au rendez-vous habituel. Fabio est persuadé qu’après l’accueil dont Achille et Testa ont été témoins et qu’ils auront rapporté à Flaminio, Flaminio ne doutera plus de ce qu’il lui a dit la veille.

Zucca, qui est un poltron, dit à son maître qu’il lui arrivera malheur d’aller ainsi toutes les nuits chez Virginia. Fabio se moque de ses avis. La prudence de Virginia le rassure ; elle joue très bien son rôle : le jour elle fait semblant de ne point le connaître ; la nuit elle use de toute sorte de précautions pour le faire entrer chez elle, et, pour qu’on ne les découvre point, n’allume point de lumière. Il donne des ordres à Zucca et sort.

scène iv.

Zucca seul.

Zucca fait un long monologue que Molière a imité au commencement du cinquième acte du Dépit amoureux. Les réflexions de Zucca ne remplissent pas moins de quatre pages de texte, et sont très impertinentes pour le sexe féminin.

scène v.

Tebaldo, Lelio.

Tebaldo dit à Lelio que, maintenant qu’il a reçu la confidence du secret paternel, en se rappelant les changements qu’il a remarqués en elle depuis quelque temps, il est convaincu qu’elle aime. Lelio l’assure que toute son inquiétude ne vient que de la nécessité de se voir obligée à soutenir ce déguisement. Tebaldo n’en croit rien.

scène vi.

Fabio, les précédents.

Fabio, en passant, salue et embrasse Lelio, en lui disant qu’il ne peut rester avec lui. Il s’en va. À peine Fabio est-il parti, que Tebaldo dit à Lelio qu’il est sûr de son fait et qu’elle aime Fabio. Lelio veut le nier, mais à la fin elle avoue. Elle raconte alors comment, ayant observé que Fabio était amoureux de sa sœur Virginia, elle l’a trompé en se faisant passer pour celle-ci ; comment elle l’a épousé secrètement, et comment elle est enceinte. Après cette confession elle pleure et se plaint. Tebaldo, qui a été de surprise en surprise, la console et promet de ne pas la trahir et de l’aider au contraire, autant qu’il sera en son pouvoir.

scène vii.

Tebaldo seul.

Il rêve à ce qu’il doit faire. Il se résout à différer encore de tout révéler à Pandolfo qui pourrait mourir d’effroi et de chagrin.

ACTE DEUXIÈME.

scène i.

Le Pédant, Lelio.

Le pédagogue Hermogène donne une leçon à son élève ; c’est une suite d’équivoques très licencieuses. Il est impossible de faire de la grammaire un pire usage.

scène ii.

Achille, Testa.

Ils parlent de ce qu’ils ont vu la nuit, lorsque Virginia introduisit chez elle Fabio et Zucca. Ils blâment Flaminio de vouloir aimer toujours Virginia, et, le voyant venir, ils se proposent de le détourner d’une passion qui ne lui fait pas d’honneur.

scène iii.

Flaminio, Achille, Testa.

Flaminio se fait répéter encore ce qu’ils ont vu la nuit. Lorsque tous les deux l’ont assuré que Virginia est venue ouvrir la porte à Fabio qui est entré et qui est resté trois heures avec elle et en est sorti après, conduit par elle-même, Flaminio leur dit qu’ils en ont menti tous les deux, qu’il a passé la nuit tout entière en conversation avec Virginia, qui est venue lui parlera la fenêtre grillée à côté de la grande porte de la maison ; qu’elle ne l’a pas quitté un moment, toujours déclamant contre Fabio qui la déshonore si indignement. Achille et Testa se fâchent ; le premier sort de la scène, irrité contre son ami qui l’accuse d’imposture ; et Flaminio chasse son valet qu’il ne veut plus voir.

scène iv.

Flaminio seul.

Il se détermine à se rencontrer avec Fabio l’épée à la main.

scène v.

Flaminio, Zucca.

Flaminio, voyant venir le valet de Fabio, lui demande comment vont les amours de son maître. Zucca, après quelques détours, confesse toute l’affaire. Flaminio l’appelle fourbe et calomniateur. Zucca, qui a peur, lui demande pardon et avoue qu’il vient de mentir. Ramené par les questions de Flaminio, il fait le détail de tout ce qui se passe entre son maître et Virginia, puis il est battu. On reconnaît la scène iv du premier acte du Dépit amoureux et les contradictions du malheureux Mascarille.

ACTE TROISIÈME.

scène i.

Flaminio, Lisette, Brusco, autre valet de Flaminio.

Lisette dit à Flaminio qu’il peut être sûr que Virginia n’aime que lui, et qu’elle n’est nullement enceinte, comme l’a prétendu Zucca ( tanto è Virginia gravida, dit-elle, quanto io son vergine ). Elle sollicite la générosité de Flaminio ; celui-ci lui remet une chaîne qu’il lui rachètera prochainement. Ces sollicitations ont bien quelque rapport éloigné avec les tentatives malicieuses de Marinette ayant cherché Éraste et ne l’ayant trouvé

Au temple, au cours, chez lui, ni dans la grande place ;

mais la scène est beaucoup moins délicate, beaucoup plus brutale ; ce qui se comprend, du reste, Lisette étant désignée non comme une soubrette, mais comme une ruffiana.

scène ii.

Lelio, Fabio.

Scène de concetti, où Lelio peint son amour à Fabio en feignant de connaître une dame qui l’aime tendrement.

scène iii.

Tebaldo, Lelio, Zucca.

Lelio, dont l’état empire sensiblement, se désole ( le zucche non crescono ne gli horti, dit-elle, tanto quanto à me il ventre ). Tebaldo l’engage à porter une trousse plus large, et il lui serre la ceinture. Zucca survient et plaisante messer Tebaldo de ce qu’il est devenu tailleur et de ce qu’il prend la mesure des vêtements. Craignant d’avoir éveillé les soupçons du valet, Tebaldo lui dit qu’il faisait comprendre à Lelio en quelle triste position se trouvait sa sœur Virginia, et il adresse les plus violents reproches et les plus terribles menaces à Zucca, qui cherche vainement à s’excuser d’être pour rien dans ce malheur, et qui ne sait plus, comme on dit, à quel saint se vouer.

scène iv.

Zucca et Testa.

Les deux valets se plaignent de servir des maîtres extravagants. Ils maudissent les femmes à qui mieux mieux : le galimatias de Gros-René ne contient que des douceurs auprès des satires que font ceux-ci.

scène v.

Ricciardo, Zucca.

Ricciardo entre en parlant des affaires de son commerce. Zucca, menacé de tous côtés, se détermine à lui confier tout ce qui se passe. Il lui dit que son fils Fabio court risque de se faire tuer ; que Lelio le cherche partout avec des spadassins. Ricciardo s’épouvante ; il demande ce que Fabio a fait. Zucca révèle que Fabio a, il y a six à sept mois, épousé clandestinement Virginia, la sœur de Lelio, et que le frère veut s’en venger. Ricciardo ordonne à Zucca de chercher Fabio et de le lui amener.

scène vi.

Le pédagogue Hermogène, Lelio.

Le même genre de plaisanteries continue entre ces deux personnages. Le pédant se plaint à son écolier qu’il abandonne l’étude et ne profite plus. « Vous avez grand tort de vous plaindre, répond Lelio, car le fruit que vous verrez prochainement naître de moi vous montrera que je n’ai pas perdu le temps, ainsi que vous le dites. »

ACTE QUATRIÈME.

scène i.

Lisette, Flaminio, Brusco.

Lisette vient de la part de Virginia prier Flaminio de ne souffrir pas qu’on aille ainsi lui ravissant l’honneur, et l’engager toutefois à ne point exposer ses jours, tant elle tremblerait si elle le savait en péril. Nouvelles sollicitations de la ruffiana à la libéralité de Flaminio ; nouvelles récriminations de Brusco contre l’avidité insatiable de ces sortes de créatures. — Flaminio ne l’écoute point et s’en va, ne songeant qu’à se venger de son rival. Le valet le suit.

scène ii.

Pandolfo, Ricciardo.

Pandolfo entre le premier, en disant que Ricciardo lui a fait dire qu’il veut lui parler. Il tremble que celui-ci n’ait découvert la supercherie dont il a été victime. Ricciardo arrive, lui parle avec douceur. Ici a lieu la grande scène reproduite au troisième acte du Dépit amoureux, où Albert et Polidore, par suite d’un double quiproquo, se demandent réciproquement pardon. Ricciardo finit par déclarer le fait, craignant que Pandolfo ne joue l’ignorant par ruse. Il le prie de ne point maltraiter Fabio son fils, ni Virginia, qui se sont mariés sans le consentement paternel ; il la recevra pour sa bru avec la dot que Pandolfo jugera à propos de lui donner. Pandolfo se rassure et dit à Ricciardo qu’il veut auparavant parler à sa fille pour savoir d’elle la vérité, et que dans une heure il lui rendra réponse. Ricciardo fait des réflexions sur les faiblesses des pères pour leurs enfants.

scène iii.

Fabio, Zucca.

Fabio reproche à son valet la facilité avec laquelle celui-ci a fait des révélations. Le valet s’excuse par la peur que Tebaldo et Lelio lui ont faite. Fabio se félicite de l’indulgence de son père qui ne l’a point grondé, et lui a ordonné seulement de ne point s’exposer, vu l’incertitude où sont encore les choses. Il a peur seulement que Virginia, ou par honte ou par colère, ne nie la vérité. Zucca répond qu’il y a trop de témoins pour que cela soit possible. Ils voient venir Pandolfo et Virginia et se tiennent à l’écart.

scène iv.

Pandolfo, Virginia.

Pandolfo, étant convaincu par sa fille que tout ce que Ricciardo lui a dit est une imposture, lui ordonne de se préparer à le soutenir en face du père et du fils, s’il en est besoin. Virginia dit à Pandolfo qu’il n’a qu’à l’appeler quand il sera temps, et elle rentre dans la maison.

scène v.

Pandolfo, Fabio, Zucca.

Pandolfo est tout en colère de la calomnie de Fabio ; il l’aperçoit, il lui reproche son impudence. Fabio et Zucca affirment ce qu’ils ont dit. Pandolfo appelle sa fille.

scène vi.

Virginia, les précédents.

Virginia reproche à Fabio les bruits insultants qu’il répand contre elle. Fabio et Zucca font tous leurs efforts pour lui faire avouer son mariage et sa grossesse. Virginia les appelle des scélérats et des monstres, et se défend avec une énergie excessive. Elle n’a rien de la dignité et de la noblesse avec laquelle se justifie la Lucile de Molière40 ; mais dans la pièce italienne, le comique de la situation est poussé beaucoup plus loin et jusqu’à l’extrême. Après avoir échangé avec ses accusateurs les dernières vivacités, Virginia rentre chez elle. Pandolfo menace le maître et le valet, et va chercher des armes. Fabio reproche à Zucca d’être, par son indiscrétion, la cause du malheur qui lui arrive.

ACTE CINQUIÈME.

scène i.

Lelio, Tebaldo.

Lelio remercie Tebaldo de la bonne nouvelle qu’il lui donne et lui demande le détail de la conversation qu’il a eue avec Ricciardo. Tebaldo lui dit qu’après bien des discours sur la prétendue intelligence existant entre Fabio et Virginia, il lui a proposé d’accommoder l’affaire et de faire épouser à Fabio une autre fille que Virginia, qui apportera six mille écus de dot ; que le père de la mariée lui fera présent de deux mille écus, sans parler d’un opulent héritage que ce père laissera plus tard à ses enfants. Ricciardo ne pouvait croire ce qu’il lui disait. Alors Tebaldo l’a prié de pardonner au seigneur Pandolfo, si celui-ci lui a fait jadis quelque tort. Après avoir reçu sa parole sur ce point, il lui a tout expliqué. Ricciardo en a pensé mourir de rire et s’est montré joyeux de l’aventure. Tebaldo se charge de faire consentir Pandolfo à ce qu’il a proposé.

scène ii.

Ricciardo seul.

Ricciardo entre en se frottant les mains, au souvenir de l’histoire du feint Lelio. Il dit qu’il est charmé d’avoir cette fille dans sa maison, parce qu’étant élevée comme un garçon et sachant le commerce, elle lui rendra de grands services. Il voit venir son fils ; il se retire à l’écart, ne voulant pas encore le détromper.

scène iii.

Fabio, Zucca, Testa, tous armés.

Les deux valets font de grandes difficultés d’accompagner Fabio, dans la crainte de quelque embuscade de Pandolfo et de ceux de sa maison. Fabio dit qu’il veut se présenter à tout hasard, et que, s’ils ont peur, ils n’ont qu’à s’en retourner sur leurs pas.

scène iv.

Ricciardo, les précédents.

Ricciardo les arrête et demande à son fils pourquoi il est si bien armé. Fabio lui répond qu’il ne fait que se conformer à ses avis, qu’il prend des précautions contre les ennemis qui le menacent. Ricciardo l’approuve, disant qu’il a en effet un adversaire bien redoutable. Fabio demande de qui il veut parler. Ricciardo répond que c’est de Lelio. Fabio se moque de cet adolescent imberbe. Le père vante la bravoure de ce Lelio et fait une description de sa manière de combattre, qui est d’un bout à l’autre une équivoque licencieuse. Une grande gaieté se répand sur toute cette fin de pièce. Fabio en est fort surpris, et s’étonne de voir son père rire ainsi au moment où il lui annonce un combat qu’il lui peint si terrible. Ricciardo répond qu’il attend Tebaldo, et que, dès que celui-ci sera venu, Fabio aura le mot de l’énigme.

scène v.

Flaminio, Tebaldo, Testa, les précédents.

Ils viennent tous en riant et en complimentant Tebaldo de l’heureuse issue qu’il a donnée à l’événement. Flaminio, à qui Testa a raconté le duel à outrance dont il est question, entre joyeusement dans la plaisanterie. Fabio est furieux de voir rire tout le monde, sans qu’il puisse en deviner le sujet. Ricciardo demande si Pandolfo est content de ce qui a été convenu ; Tebaldo lui dit qu’il est très satisfait, et qu’il les prie tous de se rendre chez lui. Fabio demande si on lui donnera Virginia pour femme. On lui répond qu’il aura celle qu’il a épousée. Fabio s’apaise sur cette promesse. Tous entrent au logis de Pantalon.

Un acteur vient dire aux spectateurs que tous les personnages sont heureux ; que Fabio, en voyant madonna Lelia dans son costume féminin, en a été charmé ; que Flaminio épouse Virginia, et que l’on va célébrer les deux noces. Il ne les invite point au repas, à cause de la parcimonie trop connue des Florentins ( questi diavoli di Firentini sono più scarsi che le donne vedove ), et les engage à s’en retourner chez eux après avoir applaudi la comédie.

L’Interesse, par la complication de l’intrigue et par le caractère des personnages, formait un excellent canevas pour la commedia dell’arte. On n’attendit pas sans doute pour l’employer à cet usage que Louis Riccoboni en eût tracé le scénario. Ce ne fut qu’au dix-huitième siècle que ce comédien fît un extrait de la pièce de Nicolo Secchi dans ce dessein, et la fit représenter plusieurs fois sur le théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, sous le titre de La Creduta maschio (la Fille crue garçon), avec un nouveau dénouement que son auteur raconte ainsi : « Lelio, sous le nom de sa sœur Virginia, écrit un billet à Fabio, en lui demandant pardon de n’avoir point avoué devant son père la secrète intelligence qui existe entre eux, et lui donne à l’ordinaire un rendez-vous dans sa chambre pour la soirée prochaine. Fabio fait confidence de ce billet à son père Ricciardo, et celui-ci à Pandolfo. Les deux vieillards se cachent dans une chambre voisine de celle où est assigné le rendez-vous. Lelio, en habit de femme, reçoit Fabio sans lumière. Tout à coup une lampe est apportée par Tebaldo suivi de Pandolfo et de Ricciardo. Lelio se couvre le visage de son mouchoir et de ses mains. Pandolfo, qui connaît les habits de sa fille, est convaincu que c’est Virginia elle-même ; il appelle son fils, pour lui faire partager sa colère. Mais c’est Virginia qui lui répond et qui se présente. Fabio, Pandolfo, Ricciardo sont interdits. Pandolfo veut savoir qui est la femme qui est entrée chez lui et la force à se découvrir le visage. La surprise des autres ne fait qu’augmenter, tandis que Pandolfo, consterné, comprend enfin tout ce qui s’est passé. Tebaldo vient à son aide et découvre à Ricciardo et à Fabio que Lelio est une fille et que c’est elle, et non Virginia, que ce dernier a épousée. Après quelques récriminations de Ricciardo, tout s’arrange à l’amiable. »

Quoique Riccoboni nous apprenne que ce dénouement fut trouvé plus piquant et mieux amené que celui de L’Interesse et du Dépit amoureux, il ne faut point, à l’exemple de Cailhava, reprocher à Molière de ne s’en être point servi, puisque ce nouveau dénouement ne fut imaginé que bien longtemps après la mort de Molière.

Voilà donc pour les deux grandes pièces qui comptent dans l’œuvre de Molière. De ces deux premières œuvres, ce qui semble échapper à toute revendication précise, ce sont les scènes qui justifient le titre de la seconde, les scènes de la querelle et de la réconciliation d’Éraste et de Lucile, de Gros-René et de Marinette. Ces scènes ne se trouvent ni dans la comédie de Nicolo Secchi, ni autre part. C’est là ce qui appartenait en propre à Molière, et c’est beaucoup, puisque c’est ce qu’il y a de plus vivant et pour ainsi dire de plus immortel.

En ce qui concerne les Farces que Molière avait composées pour sa troupe, et qu’il rapportait de province, la part qui devait revenir à l’Italie dans ces ébauches n’était guère, selon toute apparence, moins considérable que celle qui lui revenait dans les grandes pièces. Des deux qui nous ont été conservées, Le Médecin volant et La Jalousie du Barbouillé, la première est incontestablement la reproduction assez fidèle d’un canevas de la commedia dell’arte intitulé Il Medico volante. Un des ennemis du poète comique, Saumaise, allait bientôt lui reprocher cette imitation comme « une singerie dont il était seul capable41 », et bientôt aussi, en 1661, Boursault s’empara du même sujet en disant simplement : « Le sujet est italien : il a été traduit dans notre langue, représenté de tous côtés. » La Jalousie du Barbouillé a une autre origine. De celles de ces farces qui ne nous sont point parvenues, plus d’une, sans doute, avait son point de départ dans la comédie de l’art : ainsi, ce Docteur amoureux, dont Boileau regrettait la perte, était certainement de la grande famille des pédants dont la savante Bologne fut la cité natale.

Il y a autre chose à remarquer dans ces petites pièces dont Molière, suivant ses propres expressions, régalait les provinces, et auxquelles il ne renonça pas en s’établissant à Paris. Ce n’était pas seulement le sujet qui était le plus souvent emprunté à l’Italie, c’était aussi la méthode, le jeu scénique. Une certaine part y était laissée à l’improvisation. Depuis longtemps, les acteurs français, du moins les acteurs comiques, s’efforçaient de suivre, sur ce terrain difficile pour eux, les artistes italiens. Il n’est pas douteux que les célèbres bouffons de l’Hôtel de Bourgogne, Gros-Guillaume, Turlupin, Gautier-Garguille, etc., ne s’abandonnassent à leur verve facétieuse, sans s’astreindre à réciter leurs rôles. Cela ressort des scènes qu’ils jouaient, à preuve celle qui est rapportée par Sauval :

« Gros-Guillaume habillé en femme tâchait d’attendrir son mari Turlupin qui, armé d’un sabre de bois, voulait à toute force lui trancher la tête. Madame se jetait aux pieds du farouche époux, prodiguait les supplications éplorées et les plus tendres harangues. Peine perdue : Turlupin était inflexible. La scène durait une heure entière, avec toute sorte de mouvements pathétiques et des redoublements de menaces.

« — Vous êtes une masque, disait le mari ; je n’ai point de comptes à vous rendre. Il faut que je vous tue.

« — Eh ! mon cher époux, je vous en conjure par cette soupe aux choux que je vous fis manger hier et que vous trouvâtes si bonne ! »

À ces mots Turlupin se sentait vaincu et, abaissant son sabre : « — Ah ! la carogne, soupirait-il, elle m’a pris par mon faible. La graisse m’en fige encore sur le cœur. »

Ces parades, analogues à celles des tréteaux du Pont-Neuf, supposaient évidemment plus ou moins d’impromptu. Quand ce groupe de bouffons fameux disparut, la farce française expira avec eux sur les planches de plus en plus littéraires de l’Hôtel de Bourgogne. Geoffrin-Jodelet conserva seul les traditions de la farce française : « Il n’y a de Farce qu’au théâtre du Marais, disait Tallemant des Réaux, et c’est à cause de lui qu’il y en a. » Aussi se trouva-t-il capable, avec un artiste formé dans la troupe de Molière, Duparc-Gros-René, de tenir tête aux Italiens sur leur propre terrain. Au mois de mai 1659, nous voyons ces deux Français s’unir à Scaramouche, Gratian, Trivelin, Horace, Aurelia, dans un divertissement donné par le cardinal Mazarin au château de Vincennes. « Ils jouèrent tous ensemble sur un sujet qu’ils concertèrent », raconte Loret, c’est à-dire dans les conditions habituelles de la comédie impromptu.

La troupe de Molière, qui avait fait son apprentissage dans les provinces du Midi les plus fréquemment visitées par les comédiens d’au-delà des monts, où les populations avaient aussi pour l’improvisation un goût vif et naturel, était demeurée fidèle à ces libres divertissements dont les Italiens avaient, à Paris, le privilège presque exclusif. Elle en profita ; elle conserva l’habitude de jouer, après la grande pièce, surtout quand celle-ci était une tragédie, un petit acte drolatique où les acteurs pouvaient prendre leurs ébats. Elle avait de la sorte l’avantage de ne point renvoyer ses spectateurs sur une impression triste : ceux-ci appréciaient fort cette attention, car quelques francs éclats de rire étaient une bonne préparation au repas qui les attendait au sortir du théâtre, la comédie se terminant alors vers sept heures du soir.

Molière déployait une verve endiablée dans ces jeux, qui, de son propre aveu, contribuèrent singulièrement à sa fortune. Sa réputation fut assez grande, sous ce rapport, pour qu’une tradition, dont les échos, il est vrai, n’ont été recueillis que très tard, lui attribuât des scènes tout italiennes, par exemple, l’anecdote de la Lettre improvisée, qui se rapporte à l’époque où Molière résidait à Pézenas et fréquentait, dit-on, la boutique du perruquier Gély. Il s’agit d’une jeune fille qui a reçu une lettre de son amant, lequel est à l’armée ; elle ne sait pas lire et voudrait qu’on lui lût cette lettre. Molière consent volontiers à lui rendre ce service. Mais au lieu de lire ce qu’écrit l’amoureux, il invente une épître de sa façon. Le soldat aurait assisté à une bataille, s’y serait vaillamment comporté et aurait reçu une grave blessure. La jeune fille fait entendre des exclamations douloureuses. Molière continue et lit que le milicien, bien traité à l’hôpital, est maintenant en pleine convalescence. Les traits de la jeune fille s’éclairent de joie. Le lecteur poursuit : telle est la gloire que le héros s’est acquise qu’il a reçu la visite des plus riches personnages et des plus belles dames de la ville ; une d’elles s’est éprise d’un violent amour pour lui et veut l’épouser. La jeune fille, à cette nouvelle, recommence ses gémissements. Molière reprend et calme la douleur qu’il a fait naître en faisant attester au brave milicien son inaltérable fidélité, et en lui faisant annoncer qu’il presse de tous ses vœux le jour de leur mariage. La fillette est charmée, et quand d’autres lecteurs, plus sincères, essayent de lire la lettre à leur tour, elle la leur arrache dès les premières lignes en disant qu’ils ne savent pas lire aussi bien que le monsieur de chez Gély.

Si l’anecdote était authentique, nous craindrions bien que, dans cette circonstance, Molière n’eût encore été qu’imitateur : ces fausses lettres, faisant succéder rapidement les impressions de chagrin et de joie, fournissaient un trop excellent prétexte à la pantomime, pour n’avoir pas été exploitées par les artistes italiens. Voyez, parmi les canevas de Dominique, Li due Arlecchini (les deux Arlequins), et la lettre du cousin de Bergame : « Votre père est mort… il vous laisse cinquante écus… etc., etc. »

Quoi qu’on doive leur accorder de crédit, il y a toujours quelque chose de significatif dans l’existence seule de pareils récits. Ils confirment, dans une certaine mesure, ce qu’on sait de la faculté d’improvisation que possédait Molière et du plaisir qu’il prenait à l’exercer. Il ne cessa de s’y livrer, alors même qu’il fut dans toute sa renommée. On lit, par exemple, sur le registre de La Grange à la date de 1665 : « Le vendredi, 12 juin, la troupe est allée à Versailles, par ordre du roi, où l’on a joué Le Favori (tragi-comédie de madame de Villedieu) dans le jardin, sur un théâtre tout garni d’orangers. M. de Molière fit un prologue en marquis ridicule qui voulait être sur le théâtre, malgré les gardes, et eut une conversation risible avec une actrice, qui fit la marquise ridicule, placée au milieu de l’assemblée. »

Ainsi, non seulement les deux troupes qui se partagèrent la salle du Petit-Bourbon, à l’époque où Molière revint s’installer à Paris, avaient dans leur répertoire les mêmes œuvres, mais encore la méthode artistique des uns était fréquemment employée par les autres. Molière se serait même identifié tellement avec ses modèles, si l’on en croit Villiers, qu’il aurait commencé par jouer le rôle de Mascarille sous le masque, comme Scapin ou Trivelin. « Il contrefaisait d’abord les marquis avec le masque de Mascarille, dit un des interlocuteurs de La Vengeance des Marquis 42 ; il n’osait les jouer autrement, mais à la fin il nous a fait voir qu’il avait le visage assez plaisant pour représenter sans masque un personnage ridicule. » Il faut entendre ces mots en ce sens que Molière, la première fois qu’il contrefit les marquis, dans Les Précieuses ridicules, eut recours au travestissement de Mascarille, le valet de L’Étourdi et du Dépit amoureux, rôles qu’il aurait joués avec le masque, suivant l’étymologie du nom (maschera, mascarilla). On ne connaît pas d’autre témoignage de cette particularité remarquable, et celui de Villiers n’a point, sans doute, une autorité indiscutable ; mais il ne laisse pas d’être très formel. Quoi qu’il en soit, si Molière adopta momentanément le masque des zanni italiens, il y renonça vite ; il allait rompre bientôt ces liens trop étroits.

Au mois de juillet 1659, la troupe italienne s’en retourna en son pays, laissant Molière maître de la salle du Petit-Bourbon. Les Français prirent alors les jours ordinaires, c’est-à-dire le dimanche, le mardi et le vendredi, qui étaient plus favorables à la représentation43. Voyons ce que Molière fit représenter après le départ des Italiens : il importe d’insister sur ces débuts qui nous montrent le génie de Molière prenant en quelque sorte son essor.

Peu après le départ des Italiens, le 18 novembre, les Français représentèrent au Petit-Bourbon Les Précieuses ridicules. Les Italiens avaient, paraît-il, effleuré ce sujet : « Molière, dit l’auteur des Nouvelles nouvelles, eut recours aux Italiens ses bons amis, et accommoda au théâtre français les Précieuses qui avaient été jouées sur le leur et qui leur avaient été données par un abbé des plus galants (l’abbé de Pure). » Malgré cette affirmation, il nous paraît fort peu vraisemblable que les Italiens eussent pu faire la satire du ridicule que la pièce nouvelle attaquait et qui git principalement dans le langage. Les Italiens avaient pu caricaturer certaines façons minaudières, quelques singularités de costume, mais non le style de Madelon ou de Cathos. Molière a donc cette fois la véritable initiative, il aborde la critique des mœurs contemporaines, il y exerce son propre esprit d’observation, il est lui-même et doit fort peu aux autres. Il n’en faut d’autre preuve que la profonde sensation que fit la petite pièce, et l’originalité saisissante et hardie que le public lui reconnut.

Il fut peut-être un peu plus redevable à ses devanciers pour l’œuvre qui suivit : Sganarelle, ou le Cocu imaginaire, joué le 28 mai 1660. On cite ordinairement comme ayant fourni la trame de cette pièce un canevas italien, intitulé : Il Ritratto ovvero Arlecchino cornuto per opinione. C’est bien possible, mais ce canevas, tel que Cailhava l’a traduit, est certainement d’une date plus récente que la comédie de Molière : cela se reconnaît aux seuls noms des personnages. Comment décider en pareil cas jusqu’à quel point il a été imitateur ou bien il a été lui-même imité ? Admettons qu’il existait, avant Molière, quelque imbroglio fondé sur l’équivoque du portrait : il n’est guère douteux que cette intrigue ne provienne de la source ordinaire des quiproquos et des méprises comiques, c’est-à-dire de la commedia dell’arte. En revanche, rien n’est plus français que l’esprit qui anime d’un bout à l’autre le dialogue ; on y trouve le tour naïf et des réminiscences nombreuses de nos conteurs du seizième siècle. Par le ton de la raillerie, Sganarelle est incontestablement de notre veine gauloise ; ainsi les deux écoles y sont merveilleusement réunies et conciliées.

Molière cesse désormais d’être Mascarille et devient Sganarelle ; il adopte un type moins déterminé, plus mobile ; Mascarille est toujours valet, Sganarelle est placé tour à tour en différentes conditions, tantôt valet ou paysan, tantôt mari, père ou tuteur ; il ressemble, sous ce rapport, aux derniers venus de la comédie de l’art, à Beltrame, à Trufaldin. D’où venait ce type de Sganarelle ? Molière l’avait déjà employé dans la petite Farce du Médecin volant ; c’était peut-être là qu’il l’avait trouvé : Sganarelle existait peut-être dans l’ancien canevas d’Il Medico volante, au temps où Molière l’avait vu jouer dans le midi de la France, et avant qu’Arlequin, ayant la vogue à Paris, se fût emparé de ce rôle et de tant d’autres. Ce qui semble évident, c’est que Sganarelle sort, comme Scapin et comme plus tard Sbrigani, de la féconde lignée du Lombard Brighella. La Bibliothèque impériale possède une curieuse estampe représentant « le vray portrait de M. de Molière en habit de Sganarelle44 », estampe signée Simonin et qui, selon toute apparence, a été dessinée de visu. À en juger par cette image, le costume de Molière offrait une analogie frappante avec celui des premiers zanni : il a notamment la veste et le pantalon galonnés sur les coutures avec des lamelles d’étoffe, telles qu’on les voit sur l’habit du Scapin des Fedeli ; on croirait distinguer aussi une certaine similitude du geste, de l’attitude et du jeu comique. Est-ce dans Le Médecin volant qu’on nous le montre ainsi ? Est-ce dans Le Cocu imaginaire ? Dans cette dernière pièce, l’inventaire après décès lui fait porter « des hauts-de-chausses, pourpoint et manteau, col et souliers, le tout de satin cramoisi ».

18. — Le vray portrait de M. de Molière en habit de Sganarelle.

 

Ce qui est certain, c’est que Molière diversifia ensuite le costume autant que le caractère du rôle : il devait faire paraître encore Sganarelle dans cinq comédies, à savoir : L’École des maris, Le Mariage forcé, Le Festin de Pierre, L’Amour médecin et Le Médecin malgré lui ; nous le montrer successivement tuteur d’Isabelle, futur époux de Dorimène, valet de Dom Juan, père de Lucinde, fagotier. Il appropria à chaque fois l’habit du personnage au rôle qu’il lui donnait ; l’inventaire après décès l’atteste également. Mais de même que, dans toutes ces diverses situations, Sganarelle conserve quelque trait de son caractère et de sa physionomie, il est probable qu’il gardait toujours dans son costume quelque chose qui rappelait le type originel, tant la tradition avait de puissance dans ce domaine où l’on serait tenté de croire que la fantaisie était souveraine absolue.

Molière est placé, à nos yeux, tellement au-dessus de toute cette foule de masques oubliés, que c’est presque une profanation que de l’y mêler lors même qu’on veut seulement marquer son point de départ. Mais pour les contemporains, la distance qui le séparait des autres ne paraissait pas aussi grande qu’elle nous le paraît, à nous ; témoin ce curieux tableau que possède le Théâtre-Français et qui porte pour inscription, écrite en lettres d’or : Farceurs Français et Italiens, depuis soixante ans. Peint en 1671. On y voit Dominique sous son costume d’Arlequin, Brighella, Scaramouche, le Docteur, Pantalon, etc., associés aux types français : Turlupin, Gros-Guillaume, Gautier-Garguille, Guillot-Gorju, Jodelet, Gros-René et Molière, qu’on se scandaliserait volontiers de nos jours de voir en cette compagnie.

Pour en revenir à Sganarelle, ce personnage sert de transition entre les types presque invariables de la commedia dell’arte et les créations plus libres auxquelles Molière ne tardera pas de s’élever. Continuons à suivre ses premiers pas dans la route où il marche rapidement.

Après avoir eu recours à la comédie de l’art, au, moins pour la trame du Cocu imaginaire, Molière demande à la comédie soutenue une pièce du genre dit héroïque, Dom Garcie de Navarre, par laquelle, forcé de quitter le Petit-Bourbon, il inaugura, le 4 février 1661, la salle du Palais-Royal. Dom Garcie de Navarre est presque une traduction littérale de l’italien. La pièce italienne intitulée Le Gelosie fortunate del prencipe Rodrigo (les heureuses jalousies du prince Rodrigue) est du poète florentin Giacinto-Andrea Cicognini ; celui-ci aurait lui-même, pour cette pièce comme pour la plupart de ses nombreux ouvrages, suivi un original espagnol. Don Garcia de Navarra, que nous ne connaissons pas, et auquel Molière, du reste, n’aurait recouru que pour le nom du principal personnage, car toute sa comédie est dans la comédie italienne.

Il est difficile, si l’on n’a pas l’œuvre de Cicognini sous les yeux, de se rendre compte de la transformation que Molière lui a fait subir. La pièce italienne, qui est en prose, est pleine des bizarreries les plus choquantes ; Molière l’a ramenée aux convenances, à la noblesse et à la dignité même du genre mixte où il s’essayait. La pièce italienne est passionnée : les sentiments des personnages y ont toute leur énergie et tout leur abandon ; les emportements de Rodrigue sont de véritables fureurs ; ses retours sont sans réserve : aux injures brutales succèdent d’amoureuses litanies où se déroule tout ce que la langue italienne possède d’expressions de tendresse :

— O mio bene !

— O mio cuore !

— Ti ricevo, mia vita !

— Ti ritrovo, o mio tesoro !

— Sposa !

— Marito !

— Lasciamo quest’ ombre.

— Guidami dove ti aggrada.

— Tanto dominio mi dai ?

— Amor cosi comanda45.

Molière a refroidi ces élans : son œuvre révèle sans doute un art plus sérieux. Mais l’œuvre originale est peut-être plus vive et plus attachante. La même phrase sert de conclusion aux deux œuvres ; voyez pourtant quel contraste :

Et, pour tout dire enfin, jaloux ou non jaloux,
Mon roi, sans me gêner, peut me donner à vous,

dit Done Elvire, et Dom Garcie s’écrie :

Ciel, dans l’excès des biens que cet aveu m’octroie,
Rends capable mon cœur de supporter sa joie… !

Combien il y a plus de mollesse et de grâce dans l’italien !

— La gelosia è figlia d’amore. O geloso, à non geloso, sarà Rodrigo l’anima mia.

— Oh ! mie delitie !

— Oh ! mio adorato46 !

Le ton des deux œuvres ressort parfaitement dans ce double finale.

Molière en a terminé, heureusement, avec ces imitations de pièces entières ; Dom Garcie de Navarre était la dernière expérience de cette sorte qu’il dût faire. L’École des maris fut représentée le 24 juin 1661 : elle marque une nouvelle époque dans la carrière du grand comique, celle où il est en pleine possession de son génie : désormais il fera encore plus d’un emprunt à la comédie italienne, il lui empruntera une situation, une scène, quelque moyen d’action ; il ne reproduira plus une œuvre dans son ensemble. Nous ne nous attacherons pas à signaler, dans les créations nouvelles qui vont dès lors se succéder, tous les éléments qui sont de provenance italienne ; ce n’est que dans une édition des œuvres du poète qu’il y a lieu de noter cela par le détail. Mais il convenait de reconnaître la part considérable que l’art antérieur de l’Italie occupe dans les commencements de sa carrière, pour montrer combien cet art avait contribué à son éducation dramatique. Nous allons maintenant poursuivre l’histoire des artistes étrangers, ses contemporains et ses émules.