(1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Anthologie grecque traduite pour la première fois en français et de la question des Anciens et des Modernes »
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(1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Anthologie grecque traduite pour la première fois en français et de la question des Anciens et des Modernes »

Anthologie grecque traduite pour la première fois en français1
et de la question des Anciens et des Modernes

Il m’est échappé de dire, il y a quelque temps, en parlant de la Grèce et à l’occasion d’une Dissertation de M. Grenier sur Homère, que je craignais fort que, dans cette lutte engagée avec l’esprit moderne, et qui, ouvertement ou sourdement, se continue, les Anciens ne perdissent tôt ou tard, sinon toute la bataille, du moins une partie et une aile de la bataille. Cette parole de fâcheux augure m’a été reprochée par des amis bienveillants, et ils ont cru y voir de ma part un signe de faiblesse. Dieu m’est témoin pourtant que c’est bien une crainte que j’exprimais, et non une opinion tant soit peu favorable à une telle issue, ni l’ombre d’un assentiment. Mais je crois, en effet, que les choses humaines sont emportées de plus en plus dans un courant qui les sépare à jamais, et par tout un abîme, du goût et de l’esprit littéraire de l’Antiquité, et qu’il n’y aura dans l’avenir qu’une rare élite à qui il sera donné de conserver la tradition intacte, de préserver le feu sacré et le flambeau. Qu’elle le garde le mieux possible et l’entretienne toujours dans sa pureté : c’est mon vœu. Mais, avant de revenir sur ce point qui mérite quelque discussion, je veux parler d’un travail important et neuf qui vient d’ouvrir à tous l’accès d’un Recueil souvent cité et très peu lu, l’Anthologie.

I.

L’Anthologie grecque n’est autre chose qu’un assortiment, un bouquet de fleurs poétiques. Dès que vint l’âge des grammairiens, des rhéteurs, des critiques, et, après la grande moisson faite, on dut songer en Grèce à rassembler un tel choix de jolies poésies, d’épigrammes ou inscriptions en vers, de petites pièces qui couraient risque de se perdre si on ne les rattachait par un fil. Le premier Recueil de ce genre dont on ait gardé souvenir était celui que Méléagre avait désigné du nom de Couronne, et qu’il avait tressée en effet de mille fleurs. Méléagre vivait cent ans environ avant Jésus-Christ ; charmant poète lui-même, auteur d’idylles et d’épigrammes amoureuses remplies de grâce ou de flamme, il réunissait toutes les conditions pour réussir à un travail qui demandait une main heureuse. D’autres recueils analogues, et sur le patron du sien, s’étaient refaits depuis, d’âge en âge, durant cette longue et lente décadence de la Grèce ; chaque fois seulement, on y faisait entrer une plus grande partie de poésies légères contemporaines, et comme le panier ne s’élargissait pas à proportion, il en tombait quelques-unes des anciennes : ce qui était à regretter, car la plupart de ces poésies nouvelles n’étaient que des imitations, et l’originalité avait disparu. Au xe  siècle, un fin amateur de poésie, Cépbalas, compila toutes les Anthologies antérieures, et au xive enfin, un moine de Constantinople, Planude, plus estimable que délicat, remania encore, en augmentant d’une part et en l’écourtant de l’autre, le travail de Céphalas.

L’illustre Grec Lascaris fut le premier qui rapporta de Constantinople et fit connaître en Occident l’Anthologie de Planude. Il la fit imprimer à Florence en 1494 ; des éditions plus ou moins soignées s’en multiplièrent au xvie  siècle ; on traduisit ce grec en latin, ce qui était la vulgarisation d’alors, et l’on se flattait de tout posséder. D’Homère à l’Anthologie, en effet, dans son beau comme dans son joli, on a toute la Grèce. On en était là, lorsque le grand Saumaise découvrit à Heidelberg en 1616 (une date devenue chère aux érudits, dans la bibliothèque des comtes Palatins, le manuscrit de l’Anthologie de Constantin Céphalas, antérieure à celle de Planude : c’était le trésor dans sa pureté. Saumaise en prit des copies qui circulèrent dans le monde savant et furent longtemps la friandise des plus doctes. On se les passait de main en main ; les La Monnoye, les Bouhier en faisaient leur régal et leurs délices. Ces copies, incomplètement imprimées, arrivaient ainsi peu à peu, et par bribes, dans le public lettré ; un extrait venait, tant bien que mal, s’ajouter à l’autre, jusqu’à ce que Brunck, à Strasbourg, en 1772, avec l’initiative et la décision qui le caractérisent, publia un texte complet, un peu travaillé à sa manière, et dans un cadre arbitrairement distribué ; mais enfin, on put jouir, grâce à lui, de cette récolte exquise de tous les miels de la Grèce. C’est là-dessus qu’André Chénier travailla et s’inspira dans son retour à l’antique.

Cependant le manuscrit d’Heidelberg trouvé par Saumaise, la source et l’objet de tout ce travail nouveau, avait passé dans la bibliothèque du Vatican, et du Vatican, par un revers étrange des vicissitudes humaines, avait été apporté à Paris comme une des dépouilles de la conquête, à la suite du Traité de Tolentino (1797). Ce manuscrit, dès lors accessible à tous, permit et provoqua de nouvelles études, et un savant allemand, Jacobs, qui s’était dès longtemps appliqué à entourer l’Anthologie de Céphalas, telle que Brunck l’avait publiée, de toutes les lumières de l’érudition et du goût, put lui-même en donner une édition plus exacte et définitive, en 1813. Que de fortunes diverses, que de hasards ! et, ne le voyez-vous pas ? Combien il a tenu à peu de chose que tel ou tel de ces trésors d’autrefois fût perdu ou conservé ! Établissez après cela des lois générales, et venez trancher sur des questions qu’il eût suffi d’une découverte imprévue et inespérée pour résoudre en sens contraire !

Les savants vivaient donc, ils vivront longtemps et toujours sur l’Anthologie publiée et commentée par Jacobs ; mais les profanes étaient exclus. Comment traduire en effet, à l’usage de tous, cette quantité de petites pièces qui exigent tant d’explications, de notes, une connaissance si particulière, et dont quelques-unes, par leur sujet, semblent si impossibles dans nos mœurs, et si faites à bon droit pour éloigner ? Chaque érudit ou curieux, selon son besoin ou son caprice, se bornait donc à aller y butiner à son tour ; avec un peu d’étude et d’initiation, on savait bientôt les sentiers, assez pour y trouver ce qu’on désirait, et l’on négligeait le reste. M. Dehèque (car c’est lui), un savant modeste, aimable, qui n’a cessé, dès sa tendre jeunesse, de cultiver les lettres grecques au milieu des soins d’une administration laborieuse, et que l’Institut a fini par reconnaître et adopter pour l’un des siens ; M. Dehèque, qui tient à l’Antiquité par toutes sortes d’affinités et de liens, — et je n’ai garde en parlant ainsi d’oublier M. Egger, son gendre, — a eu l’idée d’ouvrir tous ce parc réservé et, moyennant quelques précautions indispensables, de faire jouir tout le monde du parterre où jusqu’ici (selon une expression heureuse) « quelques-uns seulement allaient discrètement cueillir quelques charmants boutons. » Ah ! je sais bien que cela même a pu donner quelques regrets à de doctes et fins esprits qui craignent de voir profaner ce qu’ils aiment, de voir pratiquer une grande route à travers un bois sacré. « Pour moi, j’aimais à m’y perdre, m’écrit à ce sujet un de ces fins dilettanti de l’Antiquité, et si je ne savais pas bien en reconnaître les fleurs, je sentais au moins quelque chose de leur parfum. Maintenant ce sera un jardin public, et peut-être, au lieu des fleurs, n’y trouvera-t-on plus que de la jonchée… Et pourquoi tout donner d’un coup ? Pourquoi semer à plein sac, quand on pouvait se contenter, comme disait Corinne, de semer du bout des doigts ?… Pardonnez-moi, ajoute aussitôt l’aimable contradicteur, pardonnez cette boutade ; c’est un petit mouvement d’humeur jalouse. J’aime, je l’avoue, les parcs réservés, et, à l’ouverture de celui-ci, je me suis dit :

Nous n’irons plus au bois.
Les rosiers sont coupés. »

Hélas ! oui ; il n’y a plus de parc de Monceaux ; ceux qui y allaient autrefois par faveur, et deux à deux, ne peuvent plus s’y oublier. Le public est partout, il veut tout ; il faut lui obéir et le servir. M. Dehèque l’a compris ; mais, en même temps, si nous tenons encore à être du petit nombre, tranquillisons-nous ; il y aura toujours assez à faire, même après sa traduction excellente. Il y aura des coins réservés2. Les bons guides tels que lui ne sont jamais de trop dans ce champ de l’Antiquité où, pour peu qu’on veuille approfondir, on est arrêté à chaque pas.

L’Anthologie, telle qu’il nous la donne dans sa vraie forme, se divise en plusieurs livres et se compose uniquement d’épigrammes. Les Anciens entendaient par ce mot d’épigramme quelque chose de plus général que ce que nous désignons sous ce nom. L’épigramme, pour eux, était une petite pièce qui ne passait guère huit ou dix vers, et qui allait rarement au-delà, d’ordinaire en vers hexamètres et pentamètres ; c’était une inscription3 soit tumulaire, soit triomphale, soit votive ou descriptive ; une peinture pastorale trop courte pour faire une idylle, une déclaration ou une plainte amoureuse trop peu développée pour faire une élégie. La raillerie y a aussi sa part, mais une part restreinte, tandis que, dans les épigrammes-modernes, elle est presque tout et que c’est toujours le trait et la pointe finale à quoi l’on vise. Un grand nombre de ces épigrammes anciennes par leur vivacité et leur crudité, échappent à la citation. Il en est pourtant de morales et dans le sens des anciens sages. Il y en a aussi d’héroïques et de grandioses ; car le genre de l’épigramme, il faut bien le savoir, n’est pas un genre de décadence ; il a été perpétuel en Grèce et a commencé dès le jour où l’on a eu une inscription à tracer en l’honneur des dieux ou des héros. C’étaient des épigrammes du plus grand style que celles de Simonide en l’honneur des Trois cents et pour le tombeau de Léonidas. Platon est resté fidèle à son grand goût jusque dans la grâce de ses épigrammes ; par exemple :

Laïs consacre son miroir à Vénus.

« Celle qui s’est ri si dédaigneusement de toute la Grèce, celle qui avait à sa porte un essaim de jeunes amants, Laïs consacre son miroir à Vénus ; car, me voir telle que je suis, je ne le veux pas ; et me voir telle que j’étais, je ne le puis. »

Et comme l’a traduit heureusement Voltaire, mais en y mettant un peu plus d’esprit :

Je le donne à Vénus puisqu’elle est toujours belle,
Il redouble trop mes ennuis.
Je ne saurais me voir dans ce miroir fidèle,
Ni telle que j’étais, ni telle que je suis.

Puisqu’elle est toujours belle était inutile à dire à des Grecs ; mais c’est une raison charmante à donner à des Français.

Le très grand nombre des épigrammes amoureuses sont dans le sens épicurien, dans le sens d’Horace, pour rappeler que le plaisir est rapide et qu’il faut le cueillir dans sa fleur, tandis qu’il en est temps encore. J’en citerai une moins connue que les autres, et qui les résume ; elle est d’un poète nommé Thymoclès, dont on n’a que ces quatre vers. Il s’adresse avec un regard de satisfaction à l’objet insensible de ses feux, mais dont il se voit vengé, car il a suffi d’une ou de deux saisons pour lui ôter sa grâce première :

« Tu te souviens sans doute, tu te souviens que je t’ai dit cette parole sacrée : La jeunesse est la plus belle chose, et la jeunesse est aussi la plus fugitive ; le plus rapide des oiseaux dans l’air ne vole pas plus vite que la jeunesse. Et maintenant, vois, toutes tes fleurs sont par terre, éparses et répandues. »

Presque à côté je remarque une autre épigramme dont la conclusion, toujours la même, est exprimée d’une manière un peu plus raffinée, plus platonique, et sentant déjà le futur troubadour ; elle est d’Alphius de Mitylène :

« Malheureux, ceux dont la vie se passe sans amour ! car il n’est facile de rien faire ni de rien dire sans sa flamme. Et moi aussi, à l’heure qu’il est, je suis lent et lourd ; mais que je voie Xénophile, et je volerai plus rapide que l’éclair. C’est pourquoi ne point fuir le doux désir, mais le poursuivre, c’est ce que je dis à tous : l’Amour est la pierre à aiguiser de l’âme. »

D’autres épigrammes (et il en est de très belles en ce genre) sont pour décrire des tableaux ou des statues. Supposons donc que l’on soit devant une suite de tableaux que le poète décrit et s’attache à caractériser l’un après l’autre, comme étant l’expression vivante des personnages représentés ; on arrive ainsi devant un tableau de Philoctète à Lemnos. Le poète, un certain Glaucus, peu connu d’ailleurs, mais qui a de l’art et du sentiment, s’écrie :

« C’est après l’avoir vu, le douloureux héros de Trachine, que Parrhasius s’est mis à peindre ce Philoctète : car dans ses yeux desséchés habite une larme muette, et au dedans est la douleur qui le ronge. Ô le plus grand des peintres, tu es sans doute un génie, mais il était bien temps de laisser respirer de ses maux ce mortel de tant de douleur. »

Il demande grâce pour le héros torturé, tant il prend au sérieux la peinture ! C’est l’éloge le plus flatteur, sous forme de reproche au peintre.

Je trouverais ainsi, en le voulant bien, à offrir des échantillons des différentes sortes d’épigrammes, mais je préfère aujourd’hui m’attacher à un seul nom, à un poète qui n’a été autre chose qu’un auteur d’épigrammes et qui me paraît au premier rang (les grands poètes exceptés), parmi ceux qui ont contribué à l’Anthologie dès son origine : Il s’agit de Léonidas de Tarente que la plupart ne connaissent sans doute que pour l’avoir vu mentionné en tête de quelque imitation d’André Chénier. Il mérite vraiment qu’on le distingue, qu’on lui recompose sa physionomie, et qu’avec les petites pièces qu’il a laissées, au nombre de cent environ, on se forme une idée un peu nette de sa destinée, de sa vie et de son talent. S’étant essayé avec succès dans la plupart des genres, excepté le tendre, il nous sera comme un abrégé vivant de l’Anthologie, dans sa partie du moins la plus honorable et la plus digne.

II.

Léonidas de Tarente était natif, comme son nom l’indique, de la Grande-Grèce ; il vivait du temps de Pyrrhus dont il a célébré l’une des victoires, environ l’an 276 avant Jésus-Christ. Il était pauvre. Il paraît que la guerre de Pyrrhus et des Romains l’arracha à sa patrie, qu’il passa le reste de sa vie errant, et mourut dans l’exil. Trois savants hommes, dans la seconde moitié du siècle dernier, se sont attachés à le faire connaître, à dégager son œuvre, sa personnalité en tant que poète, Reiske, Ilgen et Meinecke : ces noms, familiers aux savants, présentent l’idée d’une érudition profonde unie à un goût sûr ; on ne court pas risque de s’égarer en les suivant, et en ayant de plus M. Dehèque pour traducteur. Voici quelques-unes des épigrammes de Léonidas. Il en a, je l’ai dit, dans presque tous les genres que comprend l’Anthologie.

Tout d’abord ce sont deux musiciennes, Mélo et Satyra, qui dédient et consacrent les instruments de leur art aux Muses :

« Mélo et Satyra, arrivées à un grand âge, filles d’Antigénide, les dociles des servantes des Muses (ont fait ces offrandes) : Mélo consacre aux Muses de Pimplée ces flûtes que la lèvre rapide effleure ; et l’étui en buis qui les renferme ; Satyra, amie des amours, consacre cette syrinx dont elle-même a réuni les tuyaux avec de la cire, douce flûte, nocturne compagne des buveurs, avec laquelle après toute une nuit elle a vu bien souvent se lever l’aurore battant la mesure aux portes des cours et des maisons4. »

Ces deux demoiselles étaient des musiciennes un peu ambulantes qu’on louait, surtout la seconde, pour des sérénades.

Puis, c’est une jeune femme, Atthis, qui, relevant d’une couche pénible, offre à Diane sa ceinture et sa tunique virginale pour la remercier d’avoir amené sain et sauf à la vie son enfant ; — c’est ensuite une autre accouchée qui consacre à Ilithyie, déesse des accouchements, les bandelettes de ses cheveux et son voile pour avoir mis au monde, et à terme, deux jumeaux. — Ou bien c’est un menuisier émérite qui consacre à Minerve ses outils :

« Théris, l’habile ouvrier, consacre à Minerve une coudée bien droite, une longue scie courbée du côté du dos, une hache, un rabot bien coupant, une tarière avec sa courroie, outils d’une profession qu’il a cessé d’exercer. »    

Il y en a même un second, Léonticus, qui s’acquitte du même vœu avec plus de détail encore. Évidemment Léonidas était connu pour son talent de versificateur, et on venait lui demander, lui commander des dédicaces dans tout son quartier.

Les courtisanes elles-mêmes ne se privaient pas de ces offrandes, et l’une d’elles, Calliclée, en se retirant, faisait comme Laïs, mais d’un air plus satisfait, et consacrait à Vénus ses instruments de toilette, devenus inutiles :

« Cet Amour d’argent, une frange pour la cheville du pied, ce tour lesbien de cheveux foncés, une bandelette transparente pour soutenir le sein, ce miroir de bronze, ce large peigne de buis qui coule comme à pleine eau dans l’onde de la chevelure5, — voilà ce qu’ayant gagné ce qu’elle voulait, ô libérale Vénus, Calliclée vient déposer dans ton sanctuaire. »

A côté de cela, une petite fille pieuse et fervente, — elle ou ses parents, — s’adressait à la déesse Rhéa pour obtenir d’arriver au seuil de l’hyménée dans toute sa fleur et sa fraîcheur :

« Ô toi qui règnes sur le mont Dindyme et sur les crêtes de la Phrygie brûlante, Mère auguste des dieux, que par toi la petite Aristodice, la fille de Siléné, arrive fraîche et belle jusqu’à l’hyménée, jusqu’à la couche nuptiale, terme de sa vie de jeune fille ; elle le mérite pour avoir bien souvent, et dans le vestibule de ton temple et devant l’autel, agité çà et là (dans une sainte fureur) sa chevelure virginale ! »

Trois jeunes filles se sont mises à broder une robe pour Diane ; elles tiennent à marquer leur part à chacune dans l’offrande. Léonidas leur sert de truchement.

« La partie droite de cette bordure de robe, dans une longueur de neuf pouces et quatre doigts, est l’œuvre de Bitlium ; Antianire a fait toute la partie gauche. Le Méandre qui circule au milieu, les jeunes filles qui jouent sur ses bords, c’est Bitia qui les a brodés. Ô la plus belle des filles de Jupiter, Diane, place sur ton cœur, agrée ce tissu, cette triple émulation de zèle. »

Sans doute Léonidas ne faisait pas payer cher ses épigrammes : aussi les pauvres gens s’adressaient volontiers à lui, comme à un bon faiseur et à bon compte ; je suis sûr qu’il en faisait même quelquefois pour rien. Un jour, d’honnêtes filles, de pauvres ouvrières trop peu occupées, ont l’idée d’offrir à Minerve un don, pour obtenir plus de travail et de commandes ; Léonidas les fait ainsi parler :

« Nous, filles de Lycamédé, Athéno, Mélitée, Phinto et Glinis, ouvrières diligentes, consacrons la dîme de notre cher travail, ainsi que la quenouille laborieuse, la navette qui parcourt en chantant les fils de la trame, l’actif fuseau, ces paniers naguère pleins de laine, et ces spathes pesantes, offrande modeste : pauvres et n’ayant que peu, nous donnons peu. »

Pauvres filles en effet ! elles offrent à leur manière un cierge à Minerve6. — Une mère a la pensée de consacrer son fils à Bacchus, espérant que cela lui portera bonheur. Elle a fait faire, à cette intention, un portrait grossier de son enfant, qu’elle place dans le temple :

« La mère du petit Micythe, à cause de sa pauvreté, le consacre et le donne à Bacchus, ayant fait ébaucher son image. Ô Bacchus, fais grandir et prospérer Micydie ; si le don est peu de chose, c’estl’extrême pauvreté qui te l’offre. »

Par tous ces exemples, et tous ceux que j’omets, on voit à quel point le Recueil de l’Anthologie nous fait assister aux moindres coutumes, aux mœurs journalières de l’Antiquité. Une autre fois, c’est un simple portefaix, l’honnête Miccalion, qui fait son offrande aux dieux :

« Cette statue, ô Passant, est une consécration du portefaix Miccalion ; mais elle n’a pas échappé à Mercure, la piété du portefaix qui, dans son pauvre métier, a trouvé moyen de lui faire une offrande : toujours et partout l’homme de bien est homme de bien. »

Mais la fleur des épigrammes de Léonidas en faveur du pauvre monde me paraît être l’épitaphe qu’il composa pour la bonne ouvrière Platthis, morte à quatre-vingts ans :

« Soir et matin, la vieille Platthis a bien souvent repoussé le sommeil pour combattre la pauvreté ; elle a chanté aussi sa petite chanson à la quenouille et au fuseau, son compagnon d’ouvrage, jusqu’au terme de la blanche vieillesse ; se tenant à son métier jusqu’à l’aurore, elle parcourait avec les Grâces le stade de Minerve, dévidant d’une main tremblante, autour de son genou tremblant, l’écheveau qui devait suffire à la trame, l’aimable vieille ! et à quatre-vingts ans elle a vu l’onde de l’Achéron, l’ouvrière Platthis qui avait fait de si beaux tissus et si bien. »

Heureux, dans toutes les professions qui demandent l’intelligence et qui n’excluent pas l’agrément, celui qui peut, au terme de sa carrière, se rendre ce témoignage, comme on l’a dit de la bonne Platthis, qu’il a accompli et « parcouru en compagnie des Grâces le stade de Minerve ! »

III.

Pourtant, si Léonidas n’avait traité que de tels sujets, il y aurait lieu de regretter qu’il fut venu en un temps où la grande carrière était fermée, et que la misère l’eût confiné à des emplois si humbles. Les habiles critiques qui ont étudié et éclairé ses œuvres ont remarqué combien, en cela, il fut peu favorisé du sort, combien sa faculté poétique ne rencontra guère que de chétives occasions, et ils ont répondu pour lui, et à sa décharge, en alléguant l’exemple de Martial, à qui l’on demandait, sur des riens, des épigrammes pleines de feu :

« Tu me demandes, ô Cæcilianus, des épigrammes toutes piquantes et toutes vives, et tu ne m’offres que des thèmes froids et morts. Comment est-ce possible ? Vous voulez, messieurs, qu’on vous serve du miel de l’Hybla ou de l’Hymette, et vous n’offrez à l’abeille attique que du thym de Corse ou de Sardaigne. »

Mais Léonidas, heureusement pour lui, nous a montré quelquefois ce qu’il pouvait dans les sujets plus élevés ou plus délicats. C’est de lui cette jolie pièce sur une Statue d’Anacréon, l’harmonieux vieillard aux jambes avinées :

« C’est le vieil Anacréon tout battu du vin comme d’une tempête, et qu’on dirait tournoyant sur ce socle arrondi ! Vois comme le vieillard, aux regards noyés et humides, traîne jusque sur ses talons son manteau. De ses deux sandales, il en a perdu une, comme un homme ivre qu’il est : l’autre tient encore à son pied ridé. Il chante ou l’aimable Bathylle ou Mégistès, et tient suspendue dans sa main sa lyre aux amours douloureuses. Mais, ô puissant dieu du vin, protège-le, car il ne sied pas qu’un serviteur de Bacchus tombe par le fait de Bacchus ! »

C’est de lui cette épigramme tant goûtée des connaisseurs sur la Vénus Anadyomède, sur la Vénus d’Apelles :

« Échappée à peine du sein de sa mère et encore toute frémissante d’écume, lorsque Apelles eut vu la tendre Cypris, la beauté même, il l’a rendue non pas en peinture, mais toute vive. C’est bien elle, en effet, qui du bout de ses doigts exprime l’onde de sa chevelure ; c’est bien ce regard où luit l’éclat riant du désir, et ce sein qui, dans sa fraîcheur nouvelle, mûrit déjà7. Et Minerve elle-même et celle qui partage la couche de Jupiter vont dire : « Ô Jupiter, nous quittons la partie. »

Et sur la Vache merveilleuse du sculpteur Myron :

« Non, Miron ne m’a pas sculptée, il ment ; mais tandis que j’étais à paître, m’ayant chassée du troupeau, il m’a attachée sur ce socle de pierre. »

Sparte prétendait avoir sa Vénus, mais une Vénus armée. Léonidas le nie spirituellement et s’inscrit en faux dans ce petit dialogue :

« Un jour l’Eurotas dit à Cypris : « Ou prends des armes, ou sors de Sparte : la ville a la fureur des armes. » Et elle, souriant mollement : « Et je serai toujours sans armes, dit-elle, et j’habiterai Lacédémone. » Et Cypris est restée sans armes, et après cela il y a encore d’effrontés témoins qui viendront nous conter que chez eux la déesse est armée. »

Comme variété de ton, je noterai une piquante épigramme dans un sens ironique et de parodie : il s’agit d’un philosophe rébarbatif, d’un laid cynique, Posocharès, qui s’est laissé prendre aux filets d’un jeune objet charmant ; et celui-ci, comme on fait d’un trophée après une victoire, se complaît à suspendre dans le temple de Vénus toute la défroque du cynique, son bâton, ses sandales, « et cette burette crasseuse, et ce reste d’une besace aux mille trous, toute pleine de l’antique sagesse. » Ceux qui savent leur Moyen-Age peuvent rapprocher cette épigramme du fabliau connu sous le titre du Lai d’Aristote.

Dans les tons riants et doux, quel plus gracieux et plus engageant appel que cet avis aux navigateurs, qui réveille dans nos esprits le souvenir des odes printanières d’Horace (Solvitur acris hyems… Diffugere nives…), et qui les a précédées, peut-être inspirées :

« C’est la saison de prendre la mer, car déjà la babillarde hirondelle est revenue, et le gracieux zéphire ; les prairies fleurissent, la mer se tait, hier encore toute hérissée de vagues au souffle des vents ; lève l’ancre, matelot, détache les amarres et navigue à toutes voiles. C’est ce que je te recommande, moi, Priape, le gardien des ports, pour que tu ailles partout où le commerce t’appelle. »

Léonidas n’eut pas seulement affaire aux pauvres gens et à ceux du commun ; nul n’a exprimé mieux que lui la délicatesse de cœur et d’esprit du parfait galant homme ; lisez plutôt cette Épitaphe d’Aristocratès, de l’homme aimable par excellence :

« Ô Tombeau, de quel mortel tu couvres ici les ossements dans ta nuit ! de quel homme tu as englouti la tète chérie, ô Terre ! Il se plaisait avant tout au commerce délicat des Grâces, et il était dans la mémoire de tous, Aristocratès. Il savait, Aristocratès, tenir d’agréables discours en public, et, vertueux, ne pas froncer un sourcil sévère. Il savait aussi, autour des coupes de Bacchus, diriger sans querelle le babil qui sied aux banquets. Il savait se montrer plein d’accueil et avec les étrangers et avec ses concitoyens. Terre aimable, tel est le mort que tu possèdes ! »

Il n’y avait rien de banal dans cet éloge ; une seconde épigramme de Léonidas sur le même Aristocratès nous donne de nouveaux détails et nous apprend que cet homme gracieux et sensible avait eu, en mourant, un regret : c’était d’être resté célibataire, d’avoir eu sous les yeux, à sa dernière heure, un foyer bientôt désert et une maison sans enfants : « Une maison sans colonnes est triste à voir. » Mais, tout compte fait, et bien que sachant le mieux, il s’en était tenu au plus sûr : il avait craint la perfidie du sexe.

Une très belle épigramme de Léonidas, et qui tranche par le ton avec les précédentes, est celle qu’il fit pour un certain Phidon qui s’était donné la mort à lui-même, et qui paraît y avoir été poussé par pur dégoût de la vie, par une sorte de mélancolie méditative et philosophique :

« Infini, ô Homme, était le temps avant que tu vinsses au rivage de l’Aurore ; infini aussi sera le temps après que tu auras disparu dans l’Érèbe. Quelle portion d’existence t’est laissée, si ce n’est un point, ou s’il est quelque chose encore au-dessous d’un point ? Et cette existence que tu as si petite, elle est comme écrasée ; elle n’a rien en elle-même d’agréable ; mais elle est plus triste que l’odieuse mort. Dérobe-toi donc à une vie pleines d’orages, et regagne le port, comme moi-même Plhidon, fils de Critus, qui a fui dans le Ténare. »

Cette vie humaine qui n’est qu’un point serré et comme écrasé entre les deux infinis rappelle Pascal. On ne saurait méconnaître ici un accent profond et d’une sincère amertume, un accent à la Lucrèce. On est trop prompt à refuser aux Anciens d’avoir senti tout ce que nous avons senti nous-mêmes.

IV.

Il semble qu’on peut, sans trop s’aventurer aux conjectures, faire en le lisant cette remarque, que Léonidas, même en dehors des épitaphes ou dédicaces commandées, avait sympathie et compassion pour les malheureux, pour les naufragés et les noyés que la vague rejetait sur le rivage, pour les inconnus enterrés trop près du grand chemin, et dont la roue en passant offensait les restes : « Malheureux, s’écrie-t-il, pour qui personne n’a une larme ! » Il a nombre d’épigrammes dans un sentiment triste et humain. Lui-même, je l’ai dit, fut très-malheureux ; ses propres aveux le prouvent ; au sortir d’une maladie, s’adressant à Vénus, il disait :

« Déesse du mystère, Vénus, de ma pauvreté errante reçois cette offrande, reçois de l’indigent et chétif Léonidas des gâteaux onctueux, une olive bien conservée, cette figue verte qui vient de quitter sa branche, un grappillon de cinq grains détaché d’une grosse grappe, et cette libation d’un fond d’amphore. Ô déesse ! tu m’as guéri d’une grave maladie, et, si tu me délivres aussi de l’odieuse misère, je t’immolerai un chevreau. »

Il était visité dans sa pauvre demeure par des hôtes affamés qu’il renvoyait en disant :

« Retirez-vous de ma chaumière, Souris qui vous cachez dans l’ombre ; la pauvre huche à pain de Léonidas ne saurait nourrir des souris. C’est un vieillard qui se contente de peu, à qui suffit du sel, deux pains d’orge, et qui vit sans se plaindre, comme ont vécu ses pères. Que cherchez-vous donc chez lui, Souris friandes ? Vous n’y trouverez pas les miettes d’un dîner. En toute hâte allez chez mes voisins. Moi je n’ai rien, mais chez eux de plus amples provisions vous attendent. »

Il avait connu l’exil et les misères chez l’étranger, et, bornant ses vœux au plus strict nécessaire, il s’écriait dans un ton bien éloigné de lHoc erat in votis d’Horace, et qui rappelle plutôt le Moretum de Virgile :

« Ne te consume point, ô Homme ! en traînant une vie errante, en roulant d’un pays dans un autre ; ne te consume pas ainsi ! Qu’un nid vide te recouvre et t’abrite, une masure que réchauffe un petit feu flambant, quand même tu n’y aurais qu’un pain commun, d’une farine mal blutée, pétrie de tes mains dans une pierre creuse, et pourvu que tu y aies encore et du pouliot, et du thym, et de ce gros sel amer si doux à mêler aux aliments. »

Enfin l’on a son Épitaphe, composée par lui en perspective de sa mort prochaine ; on est loin ici du bonheur champêtre de cet autre vieillard de Tarente que nous a montré Virgile. Léonidas pourtant nourrit une consolation élevée ; il a foi aux Muses, et elles ne l’ont point tout à fait trompé, puisque son nom, son œuvre éparse, nous occupent encore aujourd’hui :

« Je gis bien loin de la terre italienne et de Tarente, ma patrie ; et cela m’est plus amer que la mort. Vivre ainsi errant, ce n’est pas vivre ; mais les Muses m’ont chéri, et en échange de mes peines, j’ai une douceur. Le nom de Léonidas n’a point sombré, et les dons mêmes des Muses me préconiseront pour tous les soleils à venir. »

Il se promettait hardiment l’immortalité ; il se chantait à lui-même son Exegi monumentum ; chaque poète est sujet à se le chanter. Qu’avait-il fait de plus que ce que nous avons, pour concevoir et proclamer de si ambitieuses espérances ? Du moins, le peu qui s’est conservé de lui le sauve.

V.

J’ai réservé pour la fin quelques-unes de ses petites pièces pastorales. Il en a un grand nombre ; il n’était pas seulement un interprète poétique pour les ouvriers des villes : les chevriers, les laboureurs, les chasseurs, les pêcheurs, lui demandaient de traduire en vers élégants leurs offrandes. Un voyageur altéré, Aristoclès, a bu avec plaisir de l’eau d’une source où se voyaient des statues de Nymphes, œuvre rustique des bergers ; reconnaissant, il offre aux Nymphes elles-mêmes la coupe dans laquelle il a bu, pour qu’elle serve aux autres passants qui auront soif comme lui :

« Onde fraîche qui jaillis d’un double rocher ; salut ! Et vous statues en bois des Nymphes, ouvrages des bergers, et vous réservoirs des sources, et aussi vos petites images, Ô Nymphes, vos figurines qui baignent dans ces eaux8, salut ! Moi Aristoclès, faisant route par ici, après avoir étanché ma soif, je donne cette coupe de corne dans laquelle j’ai bu. »

Tantôt c’est un avis bienveillant et utile qui s’adresse au voyageur, l’avertit de prendre garde te renseigne avec grâce :

« Ne bois pas, ô Passant ! l’eau chaude et vaseuse de ce ravin où paissent des brebis, mais va un peu au-delà du tertre où tu vois des génisses, et là, auprès d’un pin cher aux bergers, tu trouveras une eau murmurante jaillissant d’une roche et plus froide que les neiges du Nord. »

Mais voici la plus belle épigramme pastorale de Léonidas, et, selon moi, son chef-d’œuvre ; c’est le testament bucolique, le souhait suprême d’un ancien berger :

« Bergers qui menez paître sur la crête de cette montagne vos chèvres et vos brebis à longues laines, accordez à Clitagoras, de par la Terre, une grâce légère mais bien douce, faites-le par égard pour la souterraine Proserpine. Que les brebis bêlent autour de moi, et qu’assis sur un rocher, tandis qu’elles broutent, le berger me joue ses plus doux airs ; qu’aux premiers jours du printemps, le villageois, ayant cueilli des fleurs de la prairie, en couronne ma tombe, et que, pressant la mamelle d’une brebis mère, il en fasse jaillir le lait sur le tertre funéraire. Il y a même pour les morts, il y a de ces bonnes grâces mutuelles, et qui sont chères encore à ceux qui ne sont plus. »

Il semble qu’il y ait eu quelque réminiscence de ce vœu pastoral et une observance des rites voulus, dans les funérailles que l’aimable Daphnis et son amie Chloé célébrèrent en l’honneur du bouvier Dorcon, et auxquelles le troupeau lui-même, errant et mugissant, sembla prendre sa part. Mais c’est André Chénier surtout que cette épigramme-idylle nous rappelle ; il l’a traduite, ou plutôt imitée et développée dans des vers que tout jeune ami des Muses a gravés de bonne heure dans sa mémoire ; c’est devenu chez lui toute une élégie :

MNAïS.

Bergers, vous dont ici la chèvre vagabonde,
La brebis se traînant sous sa laine féconde,
Au front de la colline accompagnent les pas,
A la jeune Mnaïs, rendez, rendez, hélas !
Par Cybèle et Cérès, et sa fille adorée,
Une grâce légère, une grâce sacrée.
Naguère, auprès de vous, elle avait son berceau,
Et sa vingtième année a trouvé le tombeau.
Que vos agneaux au moins viennent, près de ma cendre,
Me bêler les accents de leur voix douce et tendre,
Et paître auprès d’un roc où, d’un son enchanteur,
La flûte parlera sous les doigts du pasteur.
Qu’au retour du printemps, dépouillant la prairie,
Des dons du villageois ma tombe soit fleurie ;
Puis d’une brebis mère et docile à sa main,
En un vase d’argile9 il pressera le sein ;
Et sera chaque jour d’un lait pur arrosée
La pierre en ce tombeau sur mes mânes posée.
Morts et vivants, il est encor, pour nous unir,
Un commerce d’amour et de doux souvenir.

Mais pourquoi, demanderai-je, cette substitution de Mnaïs la bergère au berger Clitagoras ? pourquoi cette jeune fille enlevée par la mort à vingt ans, et qui est là pour simuler l’élégie, pour émouvoir et surprendre la sensibilité des lecteurs et surtout des lectrices ? Le dirai-je ? c’est qu’en France la poésie toute seule, dans sa simplicité et son charme nu, ne nous touche que médiocrement ; c’est que le vœu tout pastoral de l’ancien berger fait moins d’effet que si on le met dans la bouche d’une bergère, d’une Estelle, d’une Nina quelconque, d’une infortunée. André Chénier le savait bien ; il se méfiait du goût de son siècle et de son pays, et il croyait devoir y sacrifier un peu. Aussi ne lui reprocherai-je pas ce léger enjolivement et cette féminisation du petit chef-d’œuvre antique. Un coin de roman chez nous n’a jamais nui au succès ; un peu de sentimental fait bien et nous dispose favorablement : cela aide à faire passer la poésie. Il est donné à très peu de l’aimer et de la goûter toute sincère et toute pure.