La critique scientifique — Analyse esthétique
I
Théorie de l’analyse esthétique ; l’œuvre d’art . — D’après la définition que nous venons de donner de la critique scientifique, il faudra pour pouvoir conclure d’une œuvre d’art à certaines âmes dont elle est le signe en vertu de certaines relations qu’il nous reste à indiquer plus loin, il faudra commencer par analyser le livre, le tableau ou la symphonie à interpréter. Ces œuvres sont essentiellement des ensembles de moyens d’action sur les sens, propres à susciter des émotions d’un certain ordre. L’œuvre littéraire, notamment, est un ensemble de phrases écrites ou parlées, destinées par des images de tout ordre, soit très vives et précises, soit plus vagues et idéales, à produire chez ses lecteurs ou ses auditeurs une sorte spéciale d’émotion, l’émotion esthétique qui a ceci de particulier qu’elle ne se traduit pas par des actes, qu’elle est fin en soi.
Cette définition diffère assez peu de celle que M. Spencer a donnée et dont la preuve, comprise cependant en partie dans les Principes de Psychologie et les Essais, demanderait encore tout un traitéco. Elle a été attaquée récemment par quelques esthéticiens français1 ; elle pourra ne pas paraître complète. Nous la conservons cependant et elle nous paraît, à l’exemple de toutes les bonnes définitions, exprimer avec précision, non pas tel état de l’œuvre d’art, mais son devenir, le sens dans lequel elle se développe, et le but dont approchent le plus les plus hautes2.
Quoi qu’il en soit, au point de vue même du sens commun, l’opinion que nous adoptons semble comprendre une partie de la vérité. Un roman, pour prendre un cas précis, est une suite de phrases écrites, destinées à représenter un spectacle émouvant : l’émotion qu’on ressent après l’avoir lu et en le lisant, est sa fin ; cette émotion se distingue de celle que produirait le spectacle réel substitué au spectacle représenté du roman, en ce qu’elle est plus faible, comme toute représentation ; en ce qu’elle est inactive, en ce qu’elle ne provoque sur le moment ni des actes, ni des tendances à un acte. On ne se porte pas au secours du héros que l’on assassine au dernier chapitre, et, s’il se marie, la joie qu’on peut en ressentir est sans suites pratiques. Que l’artiste use d’éléments choisis dans le réel et agissant par leur vérité, ou d’éléments empruntés de même, mais de valeur émotionnelle accrue, parfaits, et agissant par leur caractère d’idéal, — qu’il se serve de faits minutieusement décrits comme dans tout l’art prosaïque et réaliste, ou de mots et par conséquent de types vagues, comme dans tout l’art poétique et idéaliste, puisés à ces deux sources, ses œuvres tenteront également d’émouvoir et d’émouvoir stérilement. Nous rechercherons plus tard si ces émotions, inefficaces sur le moment, ne deviennent pas, dans la suite, des motifs de conduite, en d’autres termes, si le genre de lectures ne modifie pas le caractère ; on pourra examiner encore si l’habitude de ces émotions sans aboutissement, quelle qu’en soit la nature, n’entraîne pas certaines conséquences morales. Mais, à part ces restrictions, on peut dire que l’œuvre littéraire est un ensemble de signes écrits destinés à produire des émotions inactives3, et la première tâche de l’analyste qui entreprend d’extraire d’un ou plutôt de plusieurs livres d’un même auteur des renseignements psychologiques, sera donc de déterminer la nature, la particularité, à la fois des moyens employés et des émotions produites par l’auteur. Il devra envisager ce double problème : quelles sont les émotions que l’ensemble des œuvres de tel auteur suscite, et par quels moyens les provoque-t-il ; qu’exprime tel auteur, et comment exprime-t-il ?
L’ordre dans lequel ces deux questions seront traitées importe peu, car la solution de l’une n’implique pas la solution de l’autre. On peut donc commencer par déterminer les particularités de forme d’un auteur, et rechercher ensuite à quels effets il les emploie, ou remonter de ces émotions aux artifices qui les causent.
Nous supposerons ce second cas. Par une lecture étendue, variée, comprenant la plupart des grandes littératures, l’analyste se sera mis en possession d’un type moyen du genre qu’il examine, — nous prendrons pour exemple le roman. Il est donc capable, par une série de comparaisons et de souvenirs, de discerner dans l’œuvre qu’il étudie les parties marquantes, originales, caractéristiques. Il l’a compulsée la plume à la main, dans une lecture méthodique, et ses remarques sont formulées en notes classées. Il commencera à chercher à reconnaître le nombre, la nature et l’intensité des émotions que cette lecture suscite, à les classer ; il se trouvera alors arrêté court par une difficulté qui ne semble encore avoir été aperçue par aucun esthéticien.
En effet, tous les systèmes de classification des émotions mettent à part les émotions esthétiques4, et en forment une division spéciale séparée des émotions ordinairescp. Or, nous avons vu que l’émotion esthétique est une forme inactive de l’émotion ordinaire, et que chacune de ces dernières peut tour à tour devenir esthétique, et résulter, avec quelque modification, de la vue ou de l’audition d’une œuvre d’art. D’autre part, on ne peut classer les émotions esthétiques sous les différents chefs que l’on applique aux émotions ordinaires, parce que celles-là manquent précisément du caractère sur lequel se basent les classifications rationnelles de celles-ci : le plaisir et la peine5 cq — ou tout au moins ne le possèdent qu’à un degré très faible. Comme le constate M. J. Milsandcr (L’Esthétique anglaise, p. 125) : « Le beau ou du moins ce qu’on a désigné sous ce nom, l’agréable…, n’est qu’une des octaves de l’immense clavier de l’art. Le triste, le terrible, l’étrange et jusqu’au laid lui appartiennent au même titre que le gracieux, l’élégant ou l’admirable. Il embrasse toutes les valeurs émouvantes, toutes les espèces de qualités par lesquelles les choses réelles, ou concevables sont susceptibles d’exercer sur nous un attrait ou une répulsion. » Or les émotions les plus douloureuses, les plus pathétiques d’un livre, même celles qui mènent les personnes sensibles jusqu’aux larmes, le spectacle d’une mort tragique, quelque lamentable infortune, l’injustice, la violence, la malveillance retentissent bien au fond de l’âme, comme le feraient à peu près des spectacles analogues réels, mais dépouillés de la plus grande partie de leur amertume, et produisant surtout une excitation diffuse de l’esprit qui est plus exaltante en somme que déprimante. De même les livres les plus joyeux, les plus comiques laissent plus d’excitation que de joie ; et à l’intensité près qui est plus forte pour les émotions esthétiques d’ordre pénible, celles-ci et les plus agréables se ressemblent extrêmement. Les sentiments qui résultent d’une comédie de Shakespeare ou de son Hamlet ne diffèrent pas énormément sauf de ton, de timbre, de force ; et, en tout cas, leur différence n’est en aucun l’apport avec la différence des deux pièces. L’une et l’autre produisent surtout de l’intérêt, quelque transport, de l’enthousiasme, c’est-à-dire tous les degrés divers de la simple excitation neutre et qui reste agréable en tant qu’excitation. Cela est si vrai que, depuis l’origine même de l’art, les écrivains, les musiciens et les peintres n’ont jamais hésité à présenter dans leurs œuvres les spectacles les plus pathétiques, à user des modulations les plus plaintives ; les genres les plus élevés dans l’estime publique sont les genres tragiques ; les plus grandes œuvres que l’art humain a produites, sont des œuvres montrant des images tristes et développant des idées lugubres qui restent grandioses, saisissantes, charmantes et ne font jamais à quelque point qu’on les pousse, de peine nocive, de vrai mal, de mal dont on veuille se défendre6. Cette qualité essentielle des émotions esthétiques, — leur propriété de ne posséder qu’un faible indice de joie et de souffrance, la préférence accordée, de tout temps, à celles qui sont ainsi légèrement tristes, — n’a été aperçue clairement par aucun esthéticien ou psychologue. Sans vouloir nous étendre sur un problème qui ne fait pas partie intégrante de ce travail, nous croyons qu’il faudra à l’avenir distinguer dans l’émotion ordinaire (non plus esthétique) : d’une part, l’excitation, l’exaltation neutre qui la constitue, qui est son caractère propre et constant : de l’autre, un phénomène cérébral additionnel, qui est l’éveil d’un certain nombre d’images de plaisir ou de douleur, venant s’associer au forni originel, le colorer ou le timbrer pour ainsi dire, et produire la peine ou la joie proprement dites, quand elles comprennent le moi comme sujet souffrant et joyeux.
Si on admet celle hypothèse, le reste est fort simple. L’émotion esthétique d’un spectacle représenté, se distinguera de l’émotion d’un spectacle réel perçu, et à plus forte raison de l’émotion résultant d’un spectacle auquel il prend une part personnelle. — en ce que la première de ces émotions, tout en conservant intact l’élément excitation, laisse à son minimum d’intensité l’élément, éveil des images de douleur ou de plaisir qui s’associent ordinairement à cette excitation, mais qui demeurent inertes parce qu’elles sont fictives, mensongères, innocentes. Au contraire, dans l’émotion réelle, ces images ont toute l’intensité que leur donne la certitude de leur réalité, et, dans le cas d’une participation personnelle, la certitude qu’elles vont passer à l’état de sensation. Les causes de l’émotion esthétique sont, contrairement aux causes de l’émotion réelle, une hallucination que l’on sait inconsciemment être fausse, que l’on sent n’avoir rien de menaçant, une hallucination émouvante, dont les images sans cesse combattues en vertu de leur caractère factice, réprimées et modifiées par tout le cours ambiant de la vie, par la conscience générale qu’à leur sujet sur sa sécurité, de sa non souffrance, — cessent d’agir comme des images réelles, demeurent sans cohésion avec le reste du cours mental, ne s’associent pas à des prévisions positives de peine ou de plaisir personnels, et restent ainsi seulement excitantes, comme on n’éprouve d’un assaut avec des épées mouchetées, que l’exhilaration d’un exercice7.
Or, si l’on accepte la théorie de M. Spencer, d’après laquelle les plaisirs sont des sentiments modérés, et les douleurs des sentiments extrêmes, on apercevra aussitôt la raison pour laquelle les œuvres les plus émouvantes et les plus estimées expriment des spectacles ou des idées tristes. C’est que dans celles-ci l’émotion causée par des images fictives douloureuses sera extrême ; et dans celles-ci également l’émotion, étant de l’ordre factice, fictif, esthétique, ne sera extrême que comme excitation, et non comme douleur. L’Hamlet, la Divine Comédie, la symphonie en ut dièse mineur, une cathédrale gothique, le Bon Samaritain de Rembrandt, sont des œuvres excitantes à un haut degré parce qu’elles sont tristes, et dénuées cependant de tristesse, parce qu’elles n’ont de la douleur que le choc et non la blessure. Les mots « sensation du beau » sembleront donc désigner cette situation d’esprit : excitation intense d’un ou plusieurs sentiments ordinaires ; absence des images positivement c’est-à-dire personnellement douloureuses, qui accompagnent et timbrent d’habitude cette excitation intense ; en d’autres termes, le transport, le heurt de la douleur, sans son amertume ou sa terreur. Et la douleur entière, la vraie, le désir de l’éviter, étant les derniers mobiles de toute l’activité animale, humaine et sociale, nous comprenons maintenant pourquoi les suprêmes émotions esthétiques sont improductives d’actes, comme nous l’avons dit au commencement de ce chapitre ; ces émotions comprennent toutes les souffrances harcelantes de l’existence, mais sans les aiguillons des périls, des angoisses, des menaces, des maux prévus ou ressentis. L’art est la création en nos cœurs d’une puissante vie sans acte et sans douleur ; le beau est le caractère subjectif, déterminant choix, par lequel, pour une personne donnée, les représentations sont ainsi innocentes et exaltantes ; l’art et le beau deviendraient donc des mots vides de sens si l’homme était pleinement heureux et pouvait se passer de l’illusion du bonheur, comme on cesserait alors d’y tendre douloureusement, vainement, par la religion, la morale et la science.
Ces considérations aideront à comprendre la nature exacte des divers moyens d’expression artistique, la suggestion, l’expression, le symbolecs. Si l’émotion esthétique est une excitation générale, si une émotion est l’ébranlement diffus qui accompagne la formation d’une idée, si elle est une idée inadéquate, la forme vive d’un état d’âme naissant, — l’influence émotionnelle considérable des moyens d’expression suggestifs sera facilement intelligible. Les modes suggestifs, avec l’allusion, l’allégorie, le procédé tachiste, c’est-à-dire extrêmement incomplet et indéfini de certains peintres, la mélodie infinie de Wagner, l’inachevé dans la composition, etc., ont en commun le caractère essentiel d’être des moyens d’expressions peu représentatifs, et contenant un minimum d’images expresses : évidemment, ces moyens, à part le fait même qu’étant esquissés, on peut les compléter selon sa fantaisie, et qu’ils ne risquent guère ainsi de heurter le goût de personne, provoquent dans l’esprit ou dans les sens chargés d’en extraire une image définie, un effort, une excitation, un plaisir de divination et de composition, un ébranlement diffus qui est déjà un commencement d’émotion d’autant plus esthétique qu’elle est absolument dénuée de tout coefficient de peine ou de plaisir. « Comme il faut plus d’énergie, dit Dumont (Théorie scientifique de la sensibilité) pour retrouver un objet sous un signe indirect que sous un signe direct, on fournit à l’entendement occasion d’employer plus de force disponible et par conséquent d’éprouver plus de plaisir. » Le profit que l’on a à employer ce moyen d’expression qui est le propre de la poésie, est malheureusement combattu par la fatigue qu’il cause et les images peu définies, c’est-à-dire peu associables, que l’on en extrait. Les moyens contraires sont le style expressif, la peinture poussée, la mélodie à contours précis ; dans ceux-ci l’artiste accomplit lui-même le travail que le suggestif laisse à ses admirateurs. Il élabore des images et des sensations définies qui provoquent des images et des sensations aussi identiques que possible, mais prosaïques en ce qu’elles sont analytiques, c’est-à-dire données plutôt à comprendre et à concevoir qu’à ressentir. Enfin on peut imaginer une troisième sorte de moyen expressif : le symbole, le leit-motif, le langage symbolique, la peinture de Chenavardct et de Kaulbachcu, où l’artiste s’exprime en vertu d’une convention particulière entre lui et l’auditeur. Ces trois moyens d’expression existent ensemble à proportion variable dans toutes les œuvres. Le suggestif est éminemment subjectif, et pour l’auteur et pour ses fervents ; le descriptif tend à être objectif ; le symbolique est objectif. Le premier exprime surtout des sentiments et des sensations ; le second, des émotions et des idées ; le troisième, des idées
II
Pratique de l’analyse esthétique. — Quoi qu’il en soit de cette digression, il reste acquis que l’on ne peut désigner avec quelque exactitude les émotions d’une œuvre d’art par les coefficients de peine ou de plaisir qui les affectent. Il n’y a donc d’autre expédient que de les nommer suivant l’idée à laquelle ils sont associés dans l’œuvre. C’est ainsi que l’on sera forcé de parler d’émotions, de grandeur, de mystère, de vérité, d’horreur, de curiosité, d’effort, de compassion, de misanthropie, etc. On constatera de nouveau, après avoir analysé de la sorte un certain nombre d’œuvres d’art, qu’aucune ne présente une émotion que l’on puisse qualifier positivement de peine ou de plaisir : il n’est pas de livre qui donne, sauf par un retour sur soi, un sentiment de souffrance véritable, de désespoir, de chagrin, d’infortune positifs ; ni de peinture qui procure de la satisfaction, un encouragement, de l’espoir intéressé et vif, sauf dans la mesure ou un pur exercice corporel ou intellectuel, donne du plaisir. Les émotions esthétiques sont en général comprises entre ces limites, avec une tendance cependant à se rapprocher de la joie, qui est une émotion d’excitation presque pure et sans images naissantes. Ceci confirme pratiquement l’hypothèse que nous avons énoncée plus haut.
Les émotions étant désignées, il conviendrait d’en mesurer l’intensité ; mais c’est là un ordre de recherches qui est inabordable pour le moment et le restera sans doute longtemps. Les évaluations numériques des faits psycho-physiques les plus simples présentent d’énormes difficultés. M. Ch. Férécv opérant sur des hystériques et prenant pour base les variations réflexes de l’énergie musculaire, a tenté de mesurer le plaisir causé par certaines perceptions colorées. On pourra continuer dans cette voie8. Mais quels que soient ces succès, il sera fort difficile d’obtenir jamais la mesure objective des émotions causées par une œuvre d’art, par la raison que ces émotions, comme les autres, sont subjectives et ne possèdent pas de valeur stable, qui ne varie pas suivant la nature du lecteur, du spectateur, de l’auditeur. L’œuvre d’art étant extrêmement relative, c’est-à-dire produisant des effets très différents en degré sur des personnes différentes, il ne servirait à rien de mesurer par un artifice, l’excitation diffuse qu’elle produirait sur une personne donnée. Car cette mesure fournirait simplement l’indice émotionnel du lecteur ainsi pris au hasard et non l’indice émotionnel de l’œuvre, toujours la même et produisant sans cesse des effets différents. La loi des moyennes ne pourrait ici donner de résultats qu’appliquée à des sujets appartenant à une catégorie intellectuelle semblable et ne serait valable que pour cette classe. Cependant on peut tout au moins attendre de ces tentatives de mensuration l’utilité de fixer, une fois pour toutes, dans le langage critique, le sens des adjectifs : médiocre, faible, moyen, fort, intense, extrême, qui s’emploient aujourd’hui au hasard. L’on parviendrait ainsi à connaître exactement sinon la valeur émotionnelle d’une œuvre, du moins sa valeur relative pour un esprit donné et par rapport à d’autres œuvres d’art. Pour le moment, cela est impossible, et le critique est obligé à s’en tenir à d’imparfaits qualificatifs, d’un sens extrêmement variable.
Ces difficultés qu’il fallait expliquer en détail semblent devoir rendre illusoire la partie de l’analyse critique que nous étudions maintenant. Il n’en est rien cependant. La tâche dont nous venons de dire les obstacles est sans doute longue à accomplir et ne peut être faite qu’en gros. Cependant il n’est pas de grande œuvre dont on ne puisse, à force de citations et de paraphrases, dégager clairement les trois ou quatre émotions principales. Les écrits de Poe font appel surtout à la curiosité et à l’horreur ; ceux de Zola provoquent un sentiment de volonté tendue, de sympathie et de pessimisme ; Delacroix a le pathétique, l’emportement ; Mozart a le charme de la bouté heureuse. L’intensité de ces émotions peut être exprimée avec une approximation suffisante. Enfin autour de ces sentiments primaires, on parviendra à en grouper de moins accusé qui complètent l’aspect de l’œuvre. A force de délicatesse et de nuances, on peut arriver à transcrire en son intégrité le tableau des mouvements d’âme que suscite tout artiste.
Cette opération accomplie, il faut entreprendre de dégager les éléments de l’œuvre qui produisent plus particulièrement ces émotions ; il reste à déterminer les moyens par lesquels sont atteints les effets de l’œuvre.
Dans ces recherches, la précision scientifique est possible ; car elles portent sur des artifices de composition, de style, de technique que connaissent des sciences presque constituées. La théorie des couleurs, celle des sons, celle des proportions architecturales, sont faites. En littérature même, tous les dehors se réduisent à des formes verbales et à des images, choses sur lesquelles on possède des notions précises.
Une œuvre d’art. littéraire, pour prendre un exemple précis, se compose d’un ensemble de moyens d’expression extérieurs, identiques dans tous les genres, employés par tous les écrivains, et d’une série d’objets exprimés, de visions, de sujets, d’idées, de personnages, de thèmes qui sont différents dans chaque ouvrage, et en constituent le contenu. Dans un roman, il y a au dehors, le vocabulaire, la syntaxe, la rhétorique, le ton, la composition, et il y a, au dedans, les personnages, les lieux, l’intrigue, les passions, le sujet, etc. L’examen de ces diverses parties, en remontant de celles qui sont élémentaires à celles qui sont composites, fournira d’importants renseignements.
Le vocabulaire d’abord de l’écrivain contiendra en prépondérance des termes d’une certaine sorte qui, selon les images directes ou associées qu’ils suscitent, la sensation même qu’ils donnent à la vue ou à l’oreille, leur caractère familier ou rare, seront colorés, fantasques, magnifiques, sonores, rustiques, bas, etc. La syntaxe de ces mots pourra affecter une certaine rigidité ou une grâce négligée avec d’imprévues trouvailles. L’auteur maintiendra continuellement l’ordre simple de la proposition, ou usera d’inversions violentes. Il rendra sa pensée uniment par les termes les plus directs ou par des tropes particuliers. De ce vocabulaire, de cette syntaxe, de cette rhétorique résultera un des principaux moyens dont disposent les littérateurs pour émouvoir : le ton du récit, qui sera fantastique, hagard, oratoire, contenu, sec, ironique, mélancolique…
La contexture des phrases déterminée, il convient de passer à l’examen de la façon dont elles s’agrègent, c’est-à-dire à la composition de l’œuvre, de celle des paragraphes, à celle des chapitres et du tout. Car l’effet émotionnel d’un livre dépend évidemment dans une certaine mesure, de la manière dont ses parties se suivent, de l’imprévu de certaines scènes, de la succession naturelle de certaines autres, de l’emploi habile de la réticence et de l’explication, du cours uni, rapide, lent, tortueux, du récit.
L’ensemble de ces moyens constitue, comme nous l’avons dit, le dehors, la forme d’un roman et de tous, et ne tient à ce genre, au sujet, aux spectacles, aux idées qui en forment le fond, que par l’unité de caractère qui doit relier toutes les parties d’un livre. Les phrases, leur suite et leurs combinaisons, sont destinées à montrer un spectacle complexe, celui de gens agissant dans des lieux. Pour composer un roman, il faut décrire les endroits où l’action se passe, les personnages et leurs actes. Tout le reste, les dissertations notamment qu’on a coutume d’y introduire, n’appartiennent pas au genre. L’émotion produite par un roman dépend du décor où il se passe, des personnages qu’il montre, des actes que ceux-ci commettent ou subissent ; elle dépend encore de l’intensité avec laquelle sont rendus évidents ces personnages, ces actes et ces décors. De l’examen de chacune de ces parties de l’œuvre, comparées à celles d’autres romans, ou plutôt à un roman moyen et abstrait, il résultera de nombreuses données précises ; jointes à celles qu’on aura dérivées des moyens extérieurs précédemment énumérés, aux renseignements tirés directement de l’étude des émotions, et aux conclusions générales que l’on peut induire du choix du sujet même — action dramatique ou description d’un milieu pittoresque — ces indications donneront enfin, en se complétant et se précisant l’une l’autre, le raccourci de toutes les particularités internes ou externes de l’œuvre.
Il est facile d’appliquer ces moyens d’analyse à tous les genres et aux autres arts. Le récit historique, l’épopée, le drame, rentrent avec de légères modifications dans la classe du roman. Par contre, il faudra modifier les procédés que nous avons précédemment décrits, pour toutes les œuvres servant à exposer des idées et non à montrer des spectacles, c’est-à-dire pour le poème didactique, les discours, la critique littéraire, la philosophie et la science. Dans ces livres, l’examen des émotions et de la forme extérieure pourra rester le même. L’examen du contenu et du sujet, au contraire, devra être changé et réduit. Car il est évident que les idées émises dans ces écrits à demi-savants, sont choisies par l’auteur, non en raison de leur caractère esthétique, de l’effet émotionnel qu’ils peuvent produire, mais en raison de leur vérité, c’est-à-dire pour une qualité que l’auteur est forcé de subir et qu’il ne peut modifier ni en raison de ses aptitudes, ni en raison du but qu’il poursuit. Pour ces œuvres, l’émotion produite ne dérive des idées qu’elles expriment, que dans le cas où il s’agit de livres de métaphysique en prose ou en vers ; car ici l’auteur élit, selon son tempérament, le postulat dont il procède par déduction, par intuition, par enthousiasme, par raisonnement, avec transport, avec amertume, ou impassiblement, usant d’une dialectique et de principes qui peuvent, en certaines finies spécialement douées, susciter de profondes émotions esthétiques. En étendant ce point de vue à toutes les œuvres du genre didactique, il conviendra de considérer le plus attentivement les parties ou l’auteur, quittant la constatation pure et simple des faits, s’adonne à la spéculation, à l’hypothèse, à la métaphysique, c’est-à-dire au raisonnement passionné. Ainsi le De Natura, la Justice, de M. Sully-Prudhomme ; l’Ethique de Spinoza ; l’Histoire de la littérature anglaise, de Taine ; la Vie de Jésus, de Renan ; à un moindre degré quant au contenu, les Oraisons de Démosthènes et de Bossuet, qui sont des plaidoyers sincères et non des spéculations ; à un moindre encore, les Premiers principes de Spencer, ou la Mécanique céleste de Laplace, peuvent donner lieu à un examen d’esthopsychologie complet. De la sorte ; des œuvres de critique littéraire, portant elles-mêmes sur des œuvres de critiques antérieurs, servent, sans absurdité, de sujet à des analyses. Car il ne s’agit pas ici accomplir cette besogne byzantine, de juger la façon dont un auteur a jugé une œuvre enfin originale, mais de dégager de cet écrit critique au deuxième degré, les raisons pour lesquelles il frappe ou émeut. L’art particulier et le tempérament de M. Taine ressortent autant de ses études sur Johnson et Addison que de son Voyage aux Pyrénées ou de ses Notes sur Paris.
Reste le genre poétique par excellence, le genre lyrique. Ici l’examen des effets émotionnels demeurant le même, celui des particularités de style devra être complété par des considérations sur le rythme, et approfondi à la mesure de l’importance de la forme, des mots, des idées verbales dans les œuvres de cette sorte. L’étude du contenu se réduira à l’analyse de la teneur habituelle des images, et, plus nettement, des sujets, des visions, de la région intellectuelle dans laquelle le poète se sera complu. — Il est inutile de poursuivre ces considérations. En progressant à des analogies plus lointaines, étant donné que toute œuvre d’art produit une émotion causée, soit par les moyens d’expression employés, soit par ce qu’ils expriment, tout ce que nous avons dit des genres littéraires sera facilement adapté à la peinture, à l’architecture, à la musique.
III
L’analyse esthétique et les sciences connexes. — L’utilité intrinsèque de ces recherches, à part l’usage que nous allons en faire, est fort grande. Appliquée à un grand nombre de monuments de chaque art et de chaque genre, l’analyse artistique telle que nous la concevons, fournira des matériaux précieux aux généralisations de l’esthétique expérimentale, éclairera la technique, le développement historique, la morphologie en un mot et la dynamique de l’œuvre d’art. D’autre part, il est évident que ces travaux sur l’effet émotionnel des œuvres, sur les émotions esthétiques, c’est-à-dire les émotions les plus définies de toutes dans leur cause et dans leurs caractères, seront d’un grand secours pour constituer une partie à peine esquissée de la psychologie : la connaissance générale des émotions.
On pourra prétendre que l’analyste devant constater les effets émotionnels de l’œuvre qu’il examine, et ces effets étant extrêmement variables selon les goûts, il sera obligé, sinon de porter positivement un jugement littéraire, du moins d’introduire dans ses constatations un élément personnel, par le fait même qu’il admettra que telle ou telle œuvre a produit tel ou tel effet. La définition de l’œuvre d’art comprend au même titre le roman feuilleton et le roman d’analyse, les genres supérieurs et bas ; elle s’applique aussi bien à l’émotion d’un charretier écoulant une chanson de café-concert, qu’à celle d’un poète charmé par un lied de Schumann, d’un philosophe admirant les démonstrations de Malebranche, ou d’un ingénieur suivant le jeu d’une locomotive. L’analyste est un individu ; son avis sur les émotions provoquées par une œuvre et sur les moyens auxquels il faut les attribuer, sera un avis personnel, l’avis d’un homme ayant telle ou telle sensibilité, telle éducation. Les règles que l’esthétique générale pourra tirer de ses travaux seront contredites par les règles extraites des travaux d’un de ses émules.
Ces objections ne nous semblent valables que dans une très faible mesure. Elles reposent sur une confusion entre l’acte d’apprécier l’intensité d’une émotion et celui de la reconnaître, d’en désigner l’espèce. Il est vrai que peu d’hommes s’accordent à ressentir le même degré d’émotion à propos de la lecture d’un même livre : que ces différences de plaisir, d’intérêt, de saisissement peuvent aller fort loin. Nous avons nous-même reconnu cette variabilité de l’appréciation quantitative des œuvres d’art, quand nous avons parlé des tentatives faites pour la mesurer exactement chez diverses personnes. Il en est tout autrement de l’appréciation qualitative. Celle-ci présente une fixité relativement satisfaisante. Entre personnes ressentant faiblement ou fortement de l’émotion à propos d’une œuvre, il n’existe que bien rarement des désaccords sur la nature et la cause de cette émotion. On peut ne pas aimer Balzac, mais de ceux qui l’ont lu, aucun ne dira qu’il ressent un sentiment de grâce ou de langueur ni que cela vient du style noble et fleuri de ce romancier. De même Mérimée ne paraîtra à personne lyrique, ni Victor Hugo familier, ni Lamartine sardonique. Sur ces points, on s’entend naturellement, comme on est accord sur les caractères généraux de la sculpture grecque, de la peinture flamande, de la musique italienne. La subjectivité dans l’appréciation des œuvres d’art affecte, en majeure partie, le degré mais non la nature du sentiment qu’elles provoquent. Sur ce dernier point, les divergences sont rares. Que l’on joigne à cette observation générale le fait que les personnes capables et désireuses d’entreprendre des travaux d’esthopsychologie seront évidemment des lecteurs d’une curiosité universelle et impartiale, habiles à sentir tout le charme de presque toutes les œuvres, disposés tout au moins à s’assouplir à les comprendre, et partant du principe que toute œuvre qui émeut n’importe quel barbare ou quel raffiné a des propriétés qui justifient cet effet. Que l’on considère encore que toutes les sciences sont soumises à l’influence perturbatrice de l’évaluation personnelle. Cette influence ne sera pas plus fatale à la critique scientifique qu’elle n’a empêché le développement de la physiologie, que la philosophie de Kant, en démontrant l’impossibilité de connaître les choses en soi, n’a arrêté l’essor de toutes les sciences naturelles.