Diderot.
(Étude sur Diderot, par M. Bersot, 1851. — Œuvres choisies de Diderot, avec Notice, par M. Génin,
1847.)
Les dernières études qu’on a faites sur Diderot ont cela de commun qu’elles tendent à le mettre à sa place avec justice, sans colère et sans trop de zèle. Les vives qualités de son talent, de son cœur, de sa riche nature intellectuelle, y sont appréciées ; ses écarts y sont réprouvés, expliqués, et l’explication, à quelques égards, les atténue. M. Génin a fait voir que, dans certains passages où on lisait l’expression d’un athéisme positif, c’était le fougueux éditeur de Diderot, Naigeon, qui avait cru devoir prêter à son maître, et qui avait sans façon inséré dans le texte ses propres commentaires. M. Bersot, en discutant philosophiquement les doctrines antireligieuses de Diderot, s’est attaché à démontrer que le philosophe était moins éloigné d’une certaine conception élevée de Dieu qu’il ne le croyait lui-même. Il semble souvent, en effet, qu’il ne manque chez lui qu’un rayon pour tout éclairer, et l’on dirait volontiers de l’athéisme de Diderot comme il disait de ces deux vues de Vernet, où le moment choisi de la chute du jour avait rembruni et obscurci tous les objets : « À demain, lorsque le soleil sera levé. » Avec tout cela, cependant, on ne fera jamais de Diderot un croyant sans le savoir, ni une manière de déiste selon le sens et l’esprit du mot ; une telle discussion serait ici, d’ailleurs, trop délicate et trop épineuse pour que je l’aborde de près ou de loin. Mais je profiterai avec plaisir de la circonstance pour redire mon mot sur Diderot au point de vue littéraire et moral, qui est celui que nous affectionnons.
Diderot, né à Langres en 1713, fils d’un père coutelier (comme l’était le père de
Rollin), eut dès l’enfance le sentiment de famille à un haut degré, et il le
tenait des siens : c’était une race d’honnêtes gens. Il était l’aîné ; il avait
une sœur d’un caractère original, d’un cœur excellent, brave fille qui ne se
maria point pour mieux servir son père, « vive, agissante, gaie, décidée,
prompte à s’offenser, lente à revenir, sans souci ni sur le présent ni sur
l’avenir, ne s’en laissant imposer ni par les choses ni par les personnes ;
libre dans ses actions, plus libre encore dans ses propos : une espèce de
Diogène femelle »
. On entrevoit en quoi
Diderot tenait d’elle, et en quoi il en différait : elle était la branche restée
rude et sauvageonne, lui le rameau greffé, cultivé, adouci, épanoui. Il avait de
plus un frère avec qui on lui trouverait moins de ressemblance, singulier
d’humeur, d’une sensibilité rentrée et contrainte, un peu bizarre d’esprit comme
de caractère, de son état chanoine de la cathédrale de Langres, très dévot et
l’un des grands saints du diocèse. Sorti de cette forte souche bourgeoise, mais
ayant reçu en propre de la nature une inclination des plus expansives, Diderot
fut le mauvais sujet de la famille, et il en devint la gloire. Il étudia d’abord
chez les Jésuites de sa ville natale, lesquels l’auraient bien voulu retenir ;
puis son père le mit à Paris au collège d’Harcourt. Au sortir de là, il vécut
dans ce Paris d’alors (1733-1743) de la vie de jeune
homme, aux expédients, essayant de maint état sans se décider pour aucun,
prenant de la besogne de toute main, lisant, étudiant, dévorant avec avidité
toute chose, donnant des leçons de mathématiques qu’il apprenait chemin
faisant ; se promenant au Luxembourg en été, « en redingote de pluche
grise, avec la manchette déchirée et les bas de laine noire recousus par
derrière avec du fil blanc »
; entrant chez Mlle Babuti, la jolie libraire du quai des Augustins (qui devint plus tard
Mme Greuze), avec cet air vif, ardent et
fou qu’il avait alors, et lui disant : « Mademoiselle, les Contes de La Fontaine, s’il vous plaît, un
Pétrone… »
, et le reste. Voilà un vilain côté et sur lequel nous
aurons trop de sujet de revenir. En un mot, et avant son mariage (un mariage
d’amour qu’il fit à trente ans), et encore après, Diderot continua trop de mener
cette vie de hasard, d’occasion, d’expédients, de labeur et d’improvisation
continuelle. Son génie, car il en avait, et on ne saurait donner un autre nom à
une telle largeur et à une telle puissance de facultés diverses, s’y plia si
bien, qu’on ne sait aujourd’hui s’il eût été propre à un autre régime, et qu’on
est tenté de croire qu’en se dispersant ainsi et en se versant de toutes parts
et à tous venants, il a le mieux rempli sa destinée.
Sa grande œuvre, son œuvre pour ainsi dire individuelle, fut l’Encyclopédie. Dès que les libraires qui en avaient conçu la première idée eurent mis la main sur lui, ils sentirent bien qu’ils avaient leur homme ; cette idée à l’instant s’étendit, prit corps et s’anima. Diderot s’en empara si vivement et la présenta dans un si beau jour, qu’il sut la faire agréer au pieux chancelier d’Aguesseau, et le décider à donner son assentiment, sa protection à l’entreprise : d’Aguesseau en fut le premier patron. Durant près de vingt-cinq ans (1748-1772), Diderot fut, d’abord avec d’Alembert, et ensuite seul, le soutien, la colonne et comme l’Atlas de cette énorme entreprise, sous laquelle on le voit un peu courbé et voûté, mais toujours serein et souriant. L’histoire de la philosophie, qu’il y traite de seconde main il est vrai, la description des arts mécaniques, dans laquelle il se montre peut-être plus original ; trois à quatre mille planches qu’il fit dessiner sous ses yeux, la charge et la direction du tout enfin, ne purent jamais l’absorber ni émousser sa vivacité de verve. Jetant les regards en arrière, il poussait vers la fin de sa vie un soupir de regret, et il disait :
Je sais, à la vérité, un assez grand nombre de choses, mais il n’y a presque pas un homme qui ne sache sa chose beaucoup mieux que moi. Cette médiocrité dans tous les genres est la suite d’une curiosité effrénée et d’une fortune si modique, qu’il ne m’a jamais été permis de me livrer tout entier à une seule branche de la connaissance humaine. J’ai été forcé toute ma vie de suivre des occupations auxquelles je n’étais pas propre, et de laisser de côté celles où j’étais appelé par mon goût…
Je ne sais s’il ne s’abusait point en parlant ainsi, et si cette diversité d’objets sans cesse renaissants n’était point selon ses goûts mêmes. Il a remarqué que, dans son pays de Langres, les vicissitudes de l’atmosphère sont telles, qu’on passe en vingt-quatre heures du froid au chaud ; du calme à l’orage, du serein au pluvieux, et qu’il est difficile que cette mobilité du climat n’aille pas jusqu’aux âmes :
Elles s’accoutument ainsi, dès la plus tendre enfance, dit-il, à tourner à tout vent. La tête d’un Langrois est sur ses épaules comme un coq d’église au haut d’un clocher ; elle n’est jamais fixe dans un point ; et si elle revient à celui qu’elle a quitté, ce n’est pas pour s’y arrêter. Avec une rapidité surprenante dans les mouvements, dans les désirs, dans les projets, dans les fantaisies, dans les idées, ils ont le parler lent. Pour moi, je suis de mon pays ; seulement le séjour de la capitale et l’application assidue m’ont un peu corrigé. Je suis constant dans mes goûts…
Constant dans ses goûts, je le veux bien ; mais, certes,
extrêmement mobile dans ses impressions, et il le dit lui-même en face de son
portrait par Michel Van Loo, portrait dans lequel il avait peine à se
reconnaître : « Mes enfants, je vous préviens que ce n’est pas moi.
J’avais en une journée cent physionomies diverses, selon la chose dont
j’étais affecté : j’étais serein, triste, rêveur, tendre, violent,
passionné, enthousiaste ; mais je ne fus jamais tel que vous me voyez
là… »
Et il ajoute, car il nous importe dès l’abord de le bien
voir : « J’avais un grand front, des yeux très vifs, d’assez grands
traits, la tête tout à fait d’un ancien orateur, une bonhomie qui touchait
de bien près à la bêtise, à la rusticité des anciens temps. »
Représentons-nous donc Diderot tel qu’il était en effet, selon le témoignage
unanime de tous ses contemporains, et non tel que l’ont fait les artistes ses
amis, Michel Van Loo et Greuze, qui l’ont plus ou moins manqué, à ce point que
la gravure d’après ce dernier le faisait ressembler à Marmontel : « Son
front large, découvert et mollement arrondi, portait, nous dit Meister,
l’empreinte imposante d’un esprit vaste, lumineux et fécond. »
On
ajoute que Lavater crut y reconnaître des traces d’un caractère timide, peu
entreprenant ; et il y a lieu de remarquer en effet qu’avec l’esprit hardi,
Diderot avait le ressort de conduite et d’action un peu faible. Moyennant
quelque adresse, on faisait de lui ce qu’on voulait ; et, avec toute sa chaleur
soudaine et rapide, il manquait de foi en lui-même.
L’ensemble du profil, ajoute le même Meister, se distinguait par un caractère de beauté mâle et sublime ; le contour de la paupière supérieure était plein de délicatesse ; l’expression habituelle de ses yeux, sensible et douce ; mais, lorsque sa tête commençait à s’échauffer, on les trouvait étincelants de feu. Sa bouche respirait un mélange intéressant de finesse, de grâce et de bonhomie.
Voilà l’homme qui n’était tout entier lui-même que lorsqu’il
s’animait et s’échauffait, ce qui lui arrivait si aisément. Le port de sa tête
alors prenait « beaucoup de noblesse, d’énergie et de dignité »
.
Celui qui n’a connu Diderot que par ses écrits, affirment tous ses
contemporains, ne l’a point connu28. Lui si
affable et si ouvert à tous, il craignait le monde, le beau monde ; il ne put
jamais s’acclimater aux salons de Mme Geoffrin, de Mme Du Deffand, de Mme Necker et autres
belles dames. Il y apparaissait quelquefois, mais il en sortait dès qu’il le
pouvait. Mme d’Épinay, aidée de Grimm, eut bien de la peine
à l’apprivoiser chez elle ; elle méritait d’y réussir par la manière vive dont
elle le goûtait : « Quatre lignes de cet homme me font plus rêver,
disait-elle, et m’occupent plus qu’un ouvrage complet de nos prétendus beaux
esprits. »
L’impératrice de Russie, la grande Catherine, apprivoisa
également le philosophe à force de supériorité et de bonne grâce ; il alla la
voir, comme on sait, à Saint-Pétersbourg, et il n’est pas bien sûr qu’il ne
l’ait pas traitée quelquefois, en causant, comme un camarade. « Allez
toujours, lui disait-elle
quand elle le voyait
hésiter par hasard dans quelque liberté de propos, entre hommes tout est
permis. »
Dans la soirée d’adieux qu’il passa avec elle, il y eut un
moment où, sur une parole de bonté et d’amitié qu’elle lui adressa, il se mit à
pleurer à chaudes larmes, « et elle presque
aussi »
, assure-t-il. Il fallait se faire avec lui à ces éclats de
nature, et s’il se les était interdits, il eût paru un peu affecté. Il n’était
tout à fait à son aise que dans une société familière et intime, et alors il se
déployait en plein abandon, avec des facultés riches, puissantes, colorées et
affectueuses, qui enchaînaient à lui tous ceux qui l’écoutaient : il était
impossible de le connaître et de le haïr.
On a dit de l’abbé Morellet, strict observateur de la méthode et de l’exactitude,
que, même quand il marchait, « il allait toujours les épaules serrées en
devant pour être plus près de lui-même »
. Cette attitude était tout
le contraire de celle de Diderot, qu’on se représente la tête en avant, les bras
tendus, la poitrine ouverte, toujours prêt à être hors de lui et a vous
embrasser, pour peu que vous lui plaisiez, à la première rencontre. L’attitude
de l’homme était ici l’image même de son esprit.
Si l’Encyclopédie fut l’œuvre sociale et principale de Diderot en son temps et à son heure, sa principale gloire à nos yeux aujourd’hui est d’avoir été le créateur de la critique émue, empressée et éloquente : c’est par ce côté qu’il survit et qu’il nous doit être à jamais cher à nous tous, journalistes et improvisateurs sur tous sujets. Saluons en lui notre père et le premier modèle du genre.
Avant Diderot, la critique en France avait été exacte, curieuse et fine avec Bayle, élégante et exquise avec Fénelon, honnête et utile avec Rollin ; j’omets par pudeur les Fréron et les Desfontaines. Mais nulle part elle n’avait été vive, féconde, pénétrante, et, si je puis dire, elle n’avait pas trouvé son âme. Ce fut Diderot qui, le premier, la lui donna. Naturellement porté à négliger les défauts et à prendre feu pour les qualités,
je suis plus affecté, disait-il, des charmes de la vertu que de la difformité du vice : je me détourne doucement des méchants, et je vole au-devant des bons. S’il y a dans un ouvrage, dans un caractère, dans un tableau, dans une statue, un bel endroit, c’est là que mes yeux s’arrêtent ; je ne vois que cela, je ne me souviens que de cela, le reste est presque oublié. Que deviens-je lorsque tout est beau !…
Cette disposition de bon accueil, de facilité universelle et d’enthousiasme,
avait son péril sans doute. On a dit de lui qu’il était singulièrement heureux
en deux points, « en ce qu’il n’avait jamais rencontré ni un méchant
homme, ni un mauvais livre »
. Car si le livre était mauvais, il le
refaisait, et il imputait, sans y songer, à l’auteur quelques-unes de ses
propres inventions à lui-même. Il trouvait de l’or dans le creuset, comme
l’alchimiste, parce qu’il l’y avait mis. J’indique l’inconvénient et l’abus.
Pourtant c’est bien à lui que revient l’honneur d’avoir introduit le premier
chez nous la critique féconde des beautés, qu’il substitua à
celle des défauts ; et, en ce sens, Chateaubriand lui-même,
dans cette partie du Génie du christianisme qui traite
éloquemment de la critique littéraire, ne fait que suivre la voie ouverte par
Diderot.
L’abbé Arnaud disait à Diderot : « Vous avez l’inverse du talent
dramatique ; il doit se transformer dans tous les personnages, et vous les
transformez tous en vous. »
Mais si Diderot n’était rien moins qu’un
poète dramatique, s’il n’était nullement suffisant à ce genre de création
souveraine et de transformation tout à fait
impersonnelle, il avait en revanche au plus haut degré cette faculté de demi-métamorphose, qui est le jeu et le triomphe de la
critique, et qui consiste à se mettre à la place de l’auteur et au point de vue
du sujet qu’on examine, à lire tout écrit selon l’esprit qui l’a
dicté. Il excellait à prendre pour un temps et à volonté cet esprit
d’autrui, à s’en inspirer et souvent mieux que cet autre n’avait fait lui-même,
à s’en échauffer non seulement de tête, mais de cœur ; et alors il était le
grand journaliste moderne, l’Homère du genre, intelligent, chaleureux, expansif,
éloquent, jamais chez lui, toujours chez les autres, ou, si c’était chez lui et
au sein de sa propre idée qu’il les recevait, le plus ouvert alors, le plus
hospitalier des esprits, le plus ami de tous et de toute chose, et donnant à
tout son monde, tant lecteurs qu’auteurs ou artistes, non pas une leçon, mais
une fête.
Tel il se montre dans ses admirables Salons de peinture. Un jour Grimm, qui écrivait à plusieurs souverains du Nord des nouvelles de la littérature et des beaux-arts, demanda à Diderot de lui faire un compte rendu du Salon de 1761. Diderot s’était occupé jusque-là de bien des choses, mais des beaux-arts en particulier, jamais. Commandé par son ami, il s’avisa, pour la première fois, de regarder, d’examiner ce qu’il n’avait jusque-là que vu en passant ; et du résultat de son observation et de ses réflexions naquirent ces pages de causeries merveilleuses, qui ont véritablement créé en France la critique des beaux-arts.
Je sais une objection qu’on fait d’ordinaire à ces beaux discours sur les arts,
et que les Salons de Diderot provoquent en particulier. C’est
qu’ils sont à côté du sujet, c’est qu’ils le traitent au point
de vue littéraire, dramatique, qui est le point de vue cher aux Français.
Mme Necker écrivait à Diderot :
« Je continue à m’amuser infiniment de la lecture de votre Salon : je n’aime la peinture qu’en poésie ; et c’est
ainsi que vous avez su nous traduire tous les ouvrages, même les plus
communs, de nos peintres modernes. »
Voilà bien l’éloge, et qui,
selon quelques gens de goût, est la plus grande critique.
En effet, disent ces derniers, le propre des Français est de tout juger par l’esprit, même les formes et les couleurs. Il est vrai que, comme il n’y a pas de langue qui puisse exprimer les finesses de la forme ou la variété des effets de la couleur, du moment qu’on veut en discourir, on est réduit, faute de pouvoir exprimer ce qu’on sent, à décrire d’autres sensations qui peuvent être comprises par tout le monde.
Diderot échappe moins qu’un autre à ce reproche, et les tableaux qu’il voit ne sont le plus souvent qu’un prétexte et un motif à ceux qu’il refait et qu’il imagine. Chaque article de lui se compose presque invariablement de deux parties : dans la première, il décrit le tableau qu’il a sous les yeux ; dans la seconde, il propose le sien. Pourtant de tels discoureurs, quand ils sont comme lui imbus de leur sujet, pénétrés d’un vif sentiment de l’art et des choses dont ils parlent, sont utiles en même temps qu’intéressants : ils vous conduisent, ils vous font faire attention, et tandis qu’on les suit, qu’on les écoute, qu’on en prend avec eux et qu’on en laisse, le sens de la forme et de la couleur, si l’on en est doué, s’éveille en nous, se fait et s’aiguise : on devient insensiblement bon juge à son tour et connaisseur, par des raisons secrètes qu’on ne saurait dire et que la parole n’atteint pas.
À quel point Diderot est littérateur dans sa manière de juger les tableaux, on s’en aperçoit tout d’abord. Un peintre a représenté Télémaque chez Calypso : la scène se passe à table ; le jeune héros fait le récit de ses aventures, et Calypso lui présente une pêche. Diderot trouve que cette pêche offerte par Calypso est une sottise, et que Télémaque a bien plus d’esprit que la nymphe et que son peintre, car il continue le récit de ses aventures sans prendre la pêche qu’on lui offre. Mais si cette pêche était bien offerte, si la lumière y tombait d’une certaine façon, si l’expression de la nymphe y répondait, si en un mot le tableau était d’un Titien ou d’un Véronèse, cette pêche-là aurait pu être un chef-d’œuvre, malgré la sottise que l’esprit croit y apercevoir ; car ici, dans un tableau, le récit des aventures qu’on n’entend pas, et que l’offre de la pêche court risque d’interrompre, n’est que très secondaire ; nous n’avons que faire de nos oreilles, et nous sommes tout yeux.
Dans un grand nombre de cas, pourtant, Diderot a de ces remarques justes et frappantes de vérité, et qu’il exprime encore moins en critique qu’en peintre. S’adressant à M. Vien, par exemple, qui a fait une Psyché tenant sa lampe à la main, et venant surprendre l’Amour endormi :
Oh ! que nos peintres ont peu d’esprit ! dira-t-il ; qu’ils connaissent peu la nature ! La tête de Psyché devrait être penchée vers l’Amour, le reste de son corps porté en arrière, comme il est lorsqu’on s’avance vers un lieu où l’on craint d’entrer, et dont on est prêt à s’enfuir ; un pied posé, et l’autre effleurant la terre. Et cette lampe, en doit-elle laisser tomber la lumière sur les yeux de l’Amour ? Ne doit-elle pas la tenir écartée, et interposer sa main pour en amortir la clarté ? Ce serait, d’ailleurs, un moyen d’éclairer le tableau d’une manière bien piquante. Ces gens-là ne savent pas que les paupières ont une espèce de transparence ; ils n’ont jamais vu une mère qui vient, la nuit, voir son enfant au berceau une lampe à la main, et qui craint de l’éveiller.
Mais là où Diderot est surtout excellent à entendre, même pour des
peintres, c’est quand il insiste sur la
force de
l’unité dans une composition, sur l’harmonie et l’effet d’un ensemble, sur la
conspiration générale des mouvements ; il comprend
d’instinct cette vaste et large unité, il y revient sans cesse ; il veut la
concordance des tons et des expressions, la liaison facile des accessoires à
l’ensemble, la convenance naturelle. À propos d’un saint Benoît mourant et
recevant le viatique, par Deshays, il fait voir que si l’artiste avait montré le
saint un peu plus proche de sa fin, « les bras un peu étendus, la tête
renversée en arrière, avec la mort sur les lèvres et l’extase sur le
visage »
, en raison de cette seule circonstance changée dans
l’expression de la principale figure, il aurait fallu changer par suite toutes
les physionomies, y marquer plus de commisération, y répandre plus d’onction
attendrie : « Voilà un morceau de peinture, ajoute-t-il, d’après lequel
on ferait toucher à l’œil à de jeunes élèves, qu’en altérant une seule
circonstance on altère toutes les autres, ou bien la vérité disparaît. On en
ferait un excellent chapitre de la force de
l’unité. »
Diderot en tout ceci est grand critique, et dans cet
ordre de critique générale auquel aucun art, sous prétexte de technique, ne
saurait se dérober :
Il me semble, dit-il, que quand on prend le pinceau, il faudrait avoir quelque idée forte, ingénieuse, délicate ou piquante, et se proposer quelque effet, quelque impression… Il y a bien peu d’artistes qui aient des idées, et il n’y en a presque pas un seul qui puisse s’en passer… Point de milieu, ou des idées intéressantes, un sujet original, ou un faire étonnant.
Ce faire étonnant, qui est la condition sans
laquelle l’idée elle-même, après tout, ne peut vivre, cette exécution à part et
supérieure qui est le cachet de tout grand artiste, quand Diderot la rencontre
chez l’un d’eux, il est le premier à la sentir et à nous la traduire
par des paroles étonnantes aussi, singulières, d’un
vocabulaire tout nouveau dont il est comme l’inventeur dans notre langue. Il a
dans le style de ces reflets révélés. Et, en général, toutes les facultés
d’improvisation, d’imagination pittoresque et prompte, dont il était doué ; tous
ses trésors d’idées profondes, ingénieuses et hardies ; l’amour de la nature, du
paysage et de la famille ; même sa sensualité, son goût décidé de toucher et de
décrire les formes, le sentiment de la couleur, le sentiment de la
chair, de la vie et du sang, « qui fait le désespoir des
coloristes »
, et que, lui, il rencontrait au courant de la plume,
toutes ces qualités précieuses de Diderot trouvent leur emploi dans ces feuilles volantes qui sont encore son titre le plus sûr auprès
de la postérité.
Il s’est surpassé lui-même toutes les fois qu’il a parlé de Vernet et de Greuze.
Greuze est l’idéal de Diderot comme artiste ; c’est un peintre sincère,
affectueux, de famille et de drame, touchant et honnête, à la fois légèrement
sensuel et moral. Aussi, quand Diderot le rencontre, il s’attache à lui, il le
traduit, l’interprète, l’explique, y ajoute et ne le lâche plus : « Je
suis peut-être un peu long, dit-il, mais si vous saviez comme je m’amuse en
vous ennuyant ! c’est comme tous les autres ennuyeux du monde. »
Les
analyses ou plutôt les peintures que Diderot a données de L’Accordée de village, de La Jeune Fille pleurant son
oiseau mort, de La Mère bien-aimée, etc., sont des
chefs-d’œuvre et de petits poèmes à propos et en regard des tableaux. Diderot
dit volontiers de ses peintres : « Il peint large, il
dessine large »
; lui, il fait de même en
critique : il se répand largement. Sa critique a de l’effusion. Même en nous
décrivant avec délices chaque idylle de famille de Greuze, il trouve moyen d’y
mêler de ses tons à lui. Dans l’analyse de La Pleureuse, il
fait plus, il y fait entrer toute une élégie
de son
invention. Cette jeune enfant, qui a l’ait de pleurer son oiseau, elle a son
secret, et elle pleure pour autre chose encore :
Oh ! la belle main ! s’écrie en la considérant le critique enivré, la belle main ! les beaux bras ! Voyez la vérité des détails de ces doigts, et ces fossettes, et cette mollesse, et cette teinte de rougeur dont la pression de la tête a coloré le bout de ses doigts délicats, et le charme de tout cela. On s’approcherait de cette main pour la baiser, si on ne respectait cette enfant et sa douleur.
Et, tout en se disant de respecter cette douleur de l’enfant, il s’approche ; il se met à lui parler, à soulever le plus doucement qu’il peut le voile de mystère :
Mais, petite, votre douleur est bien profonde, bien réfléchie. Que signifie cet air rêveur et mélancolique ? Quoi ? pour un oiseau ! Vous ne pleurez pas, vous êtes affligée ; et la pensée accompagne votre affliction. Çà, petite, ouvrez-moi votre cœur : parlez-moi vrai : est-ce bien la mort de cet oiseau qui vous retire si fortement et si tristement en vous-même ?…
Et il continue, et il pousse son élégie à travers l’idylle. Le tableau, ainsi, ne lui est plus qu’un prétexte à rêverie, à poésie. Diderot est le roi et le dieu de ces demi-poètes qui deviennent et paraissent tout entiers poètes dans la critique : ils n’ont besoin pour cela que d’un point d’appui extérieur et d’une excitation. En analysant ce tableau et aussi les autres tableaux de Greuze, Diderot, notez-le, se plaît à y remarquer ou à y introduire une légère veine de sensuel à travers le moral, une veine qui s’y trouve peut-être, mais que certainement il aime à suivre, à indiquer du doigt, et que, plutôt que de l’omettre, il est tenté de grossir et d’exagérer. Les inflexions du sein, les mollesses des contours, même dans ces tableaux de famille, même chez les épouses et chez les mères, il y revient sans cesse, il y porte le regard et la description avec complaisance, non pas en critique ou en artiste, non pas en libertin raffiné non plus (Diderot n’est point pervers), mais en homme naturel et matériel, parfois un peu grossier. C’est là un côté faible chez lui, un côté vulgaire et même un peu bas. Cet homme excellent, cordial, élevé, chaleureux, ce critique si animé, si ingénieux, si fin, et qui a par-dessus tout la manie de prêcher les mœurs, ne sait pas, en présence d’un objet d’art, se contenter d’élever et de fixer notre idée du beau, ou de satisfaire même notre impression de sensibilité : il fait plus, il trouble un peu nos sens. Aussi par moments, quand vous lui voyez au front un reflet du rayon de Platon, ne vous y fiez pas, regardez bien, il y a toujours un pied du satyre.
Quiconque lira Diderot saura bien reconnaître ce que nous voulons indiquer, et
dont il est difficile d’administrer des preuves. Voici un exemple entre mille
pourtant, et l’un de ceux qui se peuvent citer. Diderot parle d’un jeune
paysagiste, Loutherbourg, qui débute par des compositions champêtres, pleines de
fraîcheur : « Courage, jeune homme ! lui crie-t-il ; tu as été plus loin
qu’il ne l’est permis à ton âge… Tu as une compagne charmante qui doit te
fixer. Ne quitte ton atelier que pour aller consulter la nature… »
On se demande ce que vient faire là cette compagne du jeune
Loutherbourg. Mais Diderot y tient et ne manque pas d’y revenir :
« Habite les champs avec elle, continue-t-il ; va voir le soleil se
lever et se coucher… Quitte ton lit de grand malin, malgré la femme jeune et
charmante près de laquelle tu reposes… »
La suite de la description
du paysage a beau être ravissante de pureté, et comme tout humectée de rosée et
de lumière, on sent combien ce coin entrouvert de l’alcôve maritale, qui revient
à deux ou trois reprises, est déplacé et presque indécent. Ce sera
perpétuellement ainsi chez Diderot. Il y a là, au milieu de
ses qualités charmantes, délicieuses et suaves, une habitude d’indélicatesse et
de sensualisme, un déshabillé libre et bourgeois, par lequel il est bien
inférieur à cet autre grand critique des arts, Lessing.
Mais il serait injuste de trop insister, car il a tant d’autres avantages ! Ce qu’il a dit si bien des esquisses peut s’appliquer à lui-même et à ses feuilles légères :
Les esquisses ont communément un feu que le tableau n’a pas. C’est le moment de chaleur de l’artiste, la verve pure, sans aucun mélange de l’apprêt que la réflexion met à tout ; c’est l’âme du peintre qui se répand librement sur la toile. La plume du poète, le crayon du dessinateur habile, ont l’air de courir et de se jouer. La pensée rapide caractérise d’un trait. Or, plus l’expression des arts est vague, plus l’imagination est à l’aise.
Voilà le Diderot critique et peintre pris sur le fait dans ses
vives ébauches. Il a dit quelque part des pastels de La Tour, « qu’il
suffirait d’un coup de l’aile du Temps pour en enlever la
poussière »
, et pour faire que l’artiste ne fût plus qu’un nom. Bien
des années ont passé, et les pastels de La Tour vivent encore ; les esquisses de
Diderot vivent également.
Sur Vernet et les sept tableaux que le peintre exposa au Salon de 1767, Diderot a fait tout un poème, je ne sais pas un autre nom. Il suppose qu’au moment de commencer l’analyse de ces vues et marines de Vernet, il est obligé de partir pour la campagne, pour une campagne voisine de la mer, et que là il se dédommage de ce qu’il n’a pu voir au Salon, en contemplant plusieurs scènes de la réalité. Et ces scènes, il nous les raconte, il nous les décrit avec le détail des conversations, des promenades, des discussions de tout genre qui s’y agitent entre divers interlocuteurs. On y parle de la nature, de l’art, et de leurs rapports délicats ; on y parle du monde ; de l’ordre universel, et du point de vue relatif à l’optique humaine. Diderot sème à profusion les mille germes d’idées dont il est plein. Puis tout à coup, à la fin, son secret, qui, deux ou trois fois pourtant, est venu au bout de sa plume, lui échappe, et ces paysages naturels auxquels il nous a fait assister se trouvent être tout simplement les toiles de Vernet qu’il s’est plu à imaginer ainsi et à réaliser sur place, se remettant dans la situation et dans l’inspiration même de l’artiste qui les composait. Il y a dans un tel mode de critique toute une création.
Diderot, dans ses Salons, a trouvé la seule et vraie, manière
de parler aux Français des beaux-arts, de les initier à ce sentiment nouveau,
par l’esprit, par la conversation, de les faire entrer dans la couleur par les
idées. Combien, avant d’avoir lu Diderot, auraient pu dire avec Mme Necker : « Je n’avais jamais vu dans les tableaux que des
couleurs plates et inanimées ; son imagination leur a donné pour moi du
relief et de la vie ; c’est presque un nouveau sens que je dois à son
génie. »
Ce sens nouveau et acquis s’est fort développé chez nous
depuis lors ; espérons qu’il nous est devenu tout à fait naturel
aujourd’hui29.
Diderot ne fut pas moins secourable et profitable aux artistes qu’au public. On
m’a raconté que David, le grand chef d’école, sinon le grand peintre, ne parlait
de Diderot qu’avec reconnaissance. Les débuts de David avaient été pénibles, il
avait échoué jusqu’à deux et trois fois
dans ses
premières luttes. Diderot, qui hantait les ateliers, arrive dans celui de
David : il voit un tableau que le peintre achevait ; il l’admire, il l’explique,
il y voit des pensées, des intentions grandioses. David l’écoute, et lui avoue
qu’il n’a pas eu toutes ces belles idées. « Quoi ! s’écrie Diderot, c’est
à votre insu, c’est d’instinct que vous avez procédé ainsi ; c’est encore
mieux ! »
Et il motive son admiration de plus belle. Cette chaleur
d’accueil, de la part d’un homme célèbre, rendit courage à David, et fut pour
son talent un bienfait.
On a de Diderot de petites pièces volantes, de petits récits, des contes, des boutades, qu’on s’est accoutumé à appeler des chefs-d’œuvre. Un chef-d’œuvre ! il y a toujours un peu de complaisance à employer ce mot avec Diderot. Le chef-d’œuvre proprement dit, la pièce achevée, définitive et complète, où le goût donne la mesure du mouvement et du sentiment, n’est pas son fait : la qualité supérieure, partout diffuse chez lui, n’est concentrée nulle part, nulle part encadrée et nettement rayonnante. Il est bien plutôt, on l’a vu, l’homme de l’esquisse. Dans les petits morceaux faits exprès, tels que l’Éloge de Richardson ou les Regrets sur ma vieille robe de chambre, il a bien de la grâce, des pensées heureuses, des expressions trouvées ; mais l’emphatique revient et perce par endroits, l’apostrophe me gâte le naturel. Il y a, par-ci par-là, des bouffées d’emphase. Il prête légèrement à la caricature par ce côté, et oh ne s’en est pas fait faute dans les portraits le plus souvent en charge qu’on a donnés de lui. Là où Diderot réussit tout à fait bien et naïvement, c’est quand il ne se prépare point, et quand il ne vise à quoi que ce soit, c’est quand sa pensée lui échappe, quand l’imprimeur est là qui le presse et qui l’attend ; ou encore quand le facteur va venir et que, lui, il écrit à la hâte, sur une table d’auberge, une lettre pour son amie. C’est dans sa correspondance avec cette amie, Mlle Volland, c’est dans ses Salons écrits pour Grimm, qu’on trouverait ses pages les plus délicieuses, les franches et promptes esquisses où il revit tout entier.
Et n’allez pas croire que, pour écrire vite, il écrive au hasard. Ce style, en ses passages les plus rapides, est savant, nombreux, plein de ces effets d’harmonie qui correspondent aux nuances les plus secrètes du sentiment et de la pensée. Il est plein de reflets de nature et de verdure ; il en offre même infiniment plus que le style de Buffon et celui de Jean-Jacques. Diderot a innové dans la langue, et y a fait entrer des couleurs de la palette et de l’arc-en-ciel : il voit déjà la nature à travers l’atelier et par la lunette du peintre. Je l’en louerais plus si l’on n’en avait tant abusé depuis.
On a fort vanté Le Neveu de Rameau. Goethe, toujours plein
d’une conception et d’une ordonnance supérieures, a essayé d’y trouver un
dessin, une composition, une moralité : j’avoue qu’il m’est difficile d’y saisir
cette élévation de but et ce lien. J’y trouve mille idées hardies, profondes,
vraies peut-être, folles et libertines souvent, une contradiction si faible
qu’elle semble une complicité entre les deux personnages, un hasard perpétuel,
et nulle conclusion, ou, qui pis est, une impression finale équivoque. C’est le
cas, ou jamais, je le crois, d’appliquer ce mot que le chevalier de Chastellux
disait à propos d’une autre production de Diderot, et qui peut se redire plus ou
moins de presque tous ses ouvrages : « Ce sont des idées qui se sont
enivrées, et qui se sont mises à courir les unes après les
autres. »
Diderot vieillissant se demandait s’il avait bien employé sa vie et s’il ne l’avait point dissipée. Lisant dans Sénèque le traité De la brièveté de la vie, et ce chapitre iiie où le lecteur est pris à partie si vivement :
Allons, repasse tes jours et tes années, fais-leur rendre compte ! Dis-nous combien de ce temps as-tu laissé ravir par un créancier, par une maîtresse, par un patron, par un client… Combien de gens n’ont-ils pas mis ta vie au pillage, quand, toi, tu ne sentais même pas ce que tu perdais !
Diderot, ainsi rappelé à son examen de conscience, écrivait pour
tout commentaire : « Je n’ai jamais lu ce chapitre sans rougir, c’est mon histoire. »
Bien des années auparavant,
il s’était dit : « Je n’ai pas la conscience d’avoir encore employé la
moitié de mes forces ; jusqu’à présent, je n’ai que baguenaudé. »
Il put se répéter la même chose en mourant.
Mais, comme correctif et comme adoucissement à ces (regrets mal étouffés de
l’écrivain et de l’artiste, le philosophe en lui et l’homme moral répondait :
« On ne me vole point ma vie, je la donne ; et qu’ai-je de mieux à
faire que d’en accorder une portion à celui qui m’estime assez pour
solliciter ce présent ? »
C’est dans un sentiment tout pareil qu’il
a écrit quelque part encore ces admirables et humaines paroles :
Un plaisir qui n’est que pour moi me touche faiblement et dure peu. C’est pour moi et pour mes amis que je lis, que je réfléchis, que j’écris, que je médite, que j’entends, que je regarde, que je sens. Dans leur absence, ma dévotion rapporte tout à eux. Je songe sans cesse à leur bonheur. Une belle ligne me frappe-t-elle, ils la sauront. Ai-je rencontré un beau trait, je me promets de leur en faire part. Ai-je sous les yeux quelque spectacle enchanteur, sans m’en apercevoir j’en médite le récit pour eux. Je leur ai consacré l’usage de tous mes sens et de toutes mes facultés ; et c’est peut-être la raison pour laquelle tout s’exagère, tout s’enrichit un peu dans mon imagination et dans mon discours ; ils m’en font quelquefois un reproche, les ingrats !
Nous qui sommes de ses amis, de ceux à qui il songeait confusément de loin et pour qui il a écrit, nous ne serons point ingrats. Tout en regrettant de rencontrer trop souvent chez lui ce coin d’exagération que lui-même il accuse, le peu de discrétion et de sobriété, quelque licence de mœurs et de propos, et les taches de goût, nous rendons hommage à sa bonhomie, à sa sympathie, à sa cordialité d’intelligence, à sa finesse et à sa richesse de vues et de pinceaux, à la largeur, à la suavité de ses touches, et à l’adorable fraîcheur dont il avait gardé le secret à travers un labeur incessant. Pour nous tous, Diderot est un homme consolant à voir et à considérer. Il est le premier grand écrivain en date qui appartienne décidément à la moderne société démocratique. Il nous montre le chemin et l’exemple : être ou n’être pas des académies, mais écrire pour le public, s’adresser à tous, improviser, se hâter sans cesse, aller au réel, au fait, même quand on a le culte de la rêverie ; donner, donner, donner encore, sauf à ne recueillir jamais ; plutôt s’user que se rouiller, c’est sa devise. Voilà ce qu’il a fait jusqu’à la fin, avec énergie, avec dévouement, avec un sentiment parfois douloureux de cette déperdition continuelle. Et pourtant, à travers cela, et sans trop y viser, il a su, de toutes ces choses éparses, en sauver quelques-unes de durables, et il nous apprend comment on peut encore atteindre jusqu’à l’avenir et à la postérité, y arriver, ne fût-ce qu’en débris, du milieu du naufrage de chaque jour.