(1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre III. Les tempéraments et les idées — Chapitre III. Montesquieu »
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(1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre III. Les tempéraments et les idées — Chapitre III. Montesquieu »

Chapitre III
Montesquieu

1. Les Lettres persanes. Peinture superficielle des mœurs : réflexions graves sur le gouvernement. — 2. Les Considérations : Montesquieu et Bossuet. Défauts du livre : sa portée philosophique. — 3. L’Esprit des Lois : collection et chaos d’études, de recherches, d’idées. Éléments et accroissements de la pensée de Montesquieu. Contradiction du point de vue physique et de la théorie politique. Témérité des déterminations et des généralisations. Hardiesse philosophique et politique du livre. Influence de Montesquieu.

Au moment où Voltaire se fixe aux Délices, et va commencer une nouvelle vie, Montesquieu disparaît (1755). Il n’avait pas fait autant de tapage que Voltaire, il s’était moins agité : mais il avait fait plus de besogne, au point de vue de la philosophie du siècle. Rien à cette date, dans l’œuvre de Voltaire, ne saurait contre-peser les Lettres persanes, les Considérations sur les Romains, et l’Esprit des Lois : il y a là une raison qui sait démolir et construire, un esprit qui peut guider son siècle, quand Voltaire en est encore à faire des niches au gouvernement, et à faire partir des fusées pour l’amusement des badauds.

1. Les « Lettres persanes »

Les Lettres persanes 520 parurent en 1721, avec le succès que pouvaient avoir, sous la Régence, de vives satires entrecoupées de descriptions voluptueuses. Lorsqu’on sut que l’auteur était un président à mortier du parlement de Bordeaux, la légèreté du livre parut plus amusante encore par le contraste qu’elle faisait avec la gravité de la profession du magistrat. Le fin Gascon n’était pas sans avoir prévu la chose.

L’Asie était à la mode à la fin du xviie  siècle. On avait lu avec curiosité les récits de Bernier, de Chardin, de Tavernier. La traduction des Mille et une Nuits, que Galland donna en 1708, avait déposé dans les esprits toute sorte d’images des mœurs et des coutumes orientales. L’opposition de ce monde au nôtre sautait aux yeux : de là à choisir un Oriental pour critique de nos travers et de nos préjugés, il n’y avait qu’un pas ; et Du Fresny donna, en 1707, les Amusements sérieux et comiques d’un Siamois. Telle est l’origine de la fiction du livre de Montesquieu. Il suppose deux Persans, Usbek et Rica, qui viennent en Europe, à Paris, dans les dernières années de Louis XIV. Mais ils reçoivent des nouvelles de leurs pays, de leurs familles ; et l’on conçoit comment peut là-dessus s’exercer l’imagination d’un jeune Français sous la Régence, avec quelle curiosité libertine il mettra en scène la vie oisive et voluptueuse du sérail, des femmes très blanches surveillées par des eunuques très noirs, des passions ardentes, des jalousies féroces, des désirs enragés. Mais ce n’est là qu’un ornement. L’essentiel, dans le livre, ce sont les impressions des deux Orientaux jetés au travers de notre civilisation. Tout les étonnera, les choquera : je dis tout, sans distinction, pêle-mêle ; et la confusion innée à l’esprit de l’auteur y trouvera son compte. Les plus superficielles peintures s’entremêleront aux plus graves études.

Le superficiel, c’est la critique des mœurs. La Bruyère était moins profond que Molière, Lesage moins profond que La Bruyère : Montesquieu est plus loin de Lesage que Lesage ne l’est de Molière. C’est un peintre de mœurs charmant, délicat, ingénieux ; c’est un maître écrivain, qui excelle à mettre en scène, comiquement, un travers, un préjugé : mais son observation a la portée du Français à Londres de Boissy, et du Cercle de Poinsinet. Montesquieu est tout juste apte à railler la curiosité frivole des badauds parisiens, la brillante banalité des conversations mondaines, à noter que les femmes sont coquettes, et les diverses formes de fatuité qui se rencontrent dans le monde. Il n’y a pas ombre de pénétration psychologique dans les Lettres persanes.

Mais elles ont des parties graves : Montesquieu a l’habitude de se mettre tout entier dans chacun de ses livres ; il ne sait pas réserver une partie de sa pensée. Aussi trouvera-t-on dans ce léger pamphlet des réflexions qui contiennent en puissance l’Esprit des Lois. Quand la satire sociale se substitue à la satire des mœurs mondaines, le ton se fait plus âpre ; Montesquieu développe, et cette fois avec la supériorité de son génie, ce qui était seulement en germe dans quelques parties du livre de La Bruyère. Il est vrai qu’il a reçu l’instruction des événements : il a vu s’achever le long et lourd règne de Louis XIV, il écrit dans le fort de la réaction qui suivit la mort du grand roi ; et il y aide, pour son compte, de tout son cœur. Il fait le procès à tout le régime. Il a des mots écrasants pour les financiers, dont le corps, fait-il dire à son Persan, se recrute parmi celui des laquais. Il signale l’abus des privilèges de la noblesse ; il flétrit l’avidité insatiable des courtisans. Il dit son mot sur les affaires actuelles, sur le système de Law, dont il fait la critique. Mais il s’attaque surtout au despotisme de Louis XIV, qu’il hait autant que Saint-Simon ; il expose comment la monarchie dégénère en république ou en despotisme ; il esquisse déjà sa fameuse théorie des pouvoirs intermédiaires. Il remonte, pour nous instruire, jusqu’à l’origine des sociétés ; et, suivant sa fantaisie, il nous développe une sorte de mythe à la façon de Platon, qui est comme le rêve d’une intelligence raisonnable et optimiste. Il conte l’histoire des Troglodytes, qui se sont détruits en s’abandonnant aux instincts naturels. Deux familles avaient échappé : elles fondent un nouveau peuple dont la prospérité sera assise sur les vertus domestiques et militaires, et sur la religion.

Ce mot de religion ne doit pas nous tromper sur la pensée de Montesquieu. Elle est pour lui une institution comme les autres ; c’est une partie de la police. Il est foncièrement irréligieux ; il ne comprend pas plus le christianisme que l’islamisme. Le principe intérieur de la religion lui échappe, comme au reste le principe de l’art et de la poésie.

2. Les « considérations sur les romans »

Montesquieu donna en 1734 ses Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains. Le contraste est grand avec les Lettres persanes. Ici tout est grave ; et le style affecte une sévère concision, une simplicité nue, une plénitude substantielle. La phrase est sentencieuse ; elle a le relief d’une belle médaille ; parfois une image saisissante, une comparaison imprévue y jettent leur clarté. D’admirables portraits enlèvent l’aridité qui pourrait se trouver dans ces dissertations abstraites sur les faits de l’histoire.

Cette tenue du style nous révèle une des faces de l’esprit de Montesquieu. Ce Gascon pétillant a eu la passion de l’antiquité. C’est le legs, en lui, du xviie  siècle. Il a été idolâtre de la grandeur romaine, de l’éloquence romaine, de la vertu romaine : il a lu Tite-Live et Tacite avec enivrement, il les a longuement médités.

Il a admiré les exemples d’énergie, de fierté qu’ont donnés les stoïciens de Rome sous les mauvais empereurs. Réfractaire à la séduction de l’idéal chrétien, la hauteur de la vertu païenne le saisissait. De là est sortie, au milieu de la lente et laborieuse préparation de l’Esprit des Lois, cette analyse profonde et subtile du génie politique de Rome, et de son évolution historique. Montesquieu n’a pas, comme on dit, détaché un chapitre de son grand ouvrage pour en donner communication par avance au public. Mais, rencontrant souvent Rome sur son chemin, il n’a pas su résister à la tentation : il s’est détourné pour un temps de son œuvre capitale, pour se donner le plaisir d’embrasser d’une seule vue toute la suite de l’histoire romaine.

Quelqu’un s’était donné ce spectacle avant lui : c’était Bossuet ; et Montesquieu, qui du reste n’a rien de commun avec ce grand chrétien, ne pourra nier de l’avoir eu pour maître. Toute une partie des Considérations atteste une lecture attentive du Discours sur l’Histoire universelle ; c’est celle où Montesquieu énumère les causes de la grandeur romaine. Il développe avec toute sa science et sa pénétration les rapides indications de Bossuet, quand il nous expose le fond de l’âme romaine, cet amour de la liberté, du travail et de la patrie, la force des institutions militaires, et de la discipline ; l’ardeur des luttes intestines, qui tiennent les esprits toujours actifs, toujours en haleine, et qui s’effacent toujours dans les occasions de danger extérieur ; la constance de la nation dans les revers, et cette maxime de ne faire jamais la paix que vainqueurs ; enfin l’habileté du sénat, dont la substance se réduit à trois principes : soutenir les peuples contre les rois, laisser aux vaincus leurs mœurs, et ne prendre qu’un ennemi à la fois. Jamais Montesquieu n’a été plus érudit, plus ingénieux, plus profond que dans ce chapitre VI, où il nous explique le jeu de la politique extérieure des Romains.

Bossuet n’avait presque rien dit de la décadence de l’empire romain : ici Montesquieu marche seul ; et c’est une partie très neuve, très étudiée, et très originale. La grandeur de l’État romain qui a pour effet de substituer les guerres civiles aux dissensions du Forum, les guerres lointaines où périt le patriotisme du soldat, l’extension du droit de cité à toutes les nations, le luxe qui corrompt les mœurs, les proscriptions, qui, depuis Sylla jusqu’à Auguste, brisent par la peur le ressort des âmes et les dressent à la servitude, la suite des mauvais empereurs, le partage de l’empire, la destruction de l’empire d’Occident par les invasions barbares, et la lente agonie de l’empire d’Orient, voilà les principales étapes de la décadence du peuple romain.

Le livre de Montesquieu est loin d’être complet et sans défauts. D’abord la critique y est insuffisante. Montesquieu accepte les dires des historiens anciens ; il ne contrôle pas leurs assertions ; il ne s’embarrasse pas de leurs contradictions. Il ne se doute même pas des conjectures de Saint-Evremond ; il ne soupçonne pas la possibilité de la tâche que s’est donnée en ce moment même un érudit de Hollande : quatre ans après les Considérations, paraîtra la Dissertation de Beaufort sur l’incertitude des cinq premiers siècles de l’histoire romaine. Montesquieu raisonne sur Numa aussi intrépidement que sur Auguste. Il ne fait commencer sa tâche qu’à l’interprétation des textes. Il les commente en juriste, qui n’a pas à les infirmer, à les corriger, à les rectifier ; il les tient pour établis, authentiques, véridiques ; il se borne à en définir le sens et marquer les conséquences.

On pourrait signaler aussi de graves lacunes dans l’ouvrage de Montesquieu : l’absence complète de l’étude financière et économique, l’oubli constant de la religion romaine. Or les Romains étaient à la fois le plus pratique, le plus intéressé des peuples, et le plus religieux. Pour ne parler que de la religion, la Cité antique a fait éclater l’insuffisance de l’œuvre de Montesquieu.

C’est encore un défaut des Considérations — et une fâcheuse tendance du génie de l’auteur — que cet amour des généralisations qui conduit à ériger témérairement en lois des phénomènes aperçus une fois dans l’histoire. Ainsi Montesquieu pose ces étranges maximes : qu’un État déchiré par la guerre civile menace la liberté des autres ; et qu’il se forme toujours de grands hommes dans les guerres civiles. Vérités de fait et d’occasion, mais non pas constantes et universelles, ni surtout nécessaires : les propositions contradictoires sont aussi vraies et aussi souvent vérifiées.

Jamais Montesquieu n’a su composer : sa pensée procède par saillies, non par développement continu. Cela se reconnaît dans la médiocre composition de son livre. Les chapitres y sont des cadres artificiels, des formes, où il réunit autour d’une idée centrale une collection de traits éclatants ou de pensées profondes.

Les Considérations sont une œuvre considérable. Cette étude de l’histoire romaine est une œuvre de philosophie rationnelle et laïque : elle n’a devant elle que l’œuvre de Bossuet, toute théologique. Pour la première fois, la doctrine de la Providence directrice est rejetée de l’histoire, et la raison des faits est cherchée dans les faits mêmes, dans le rapport des antécédents et des conséquents. L’histoire est traitée par la méthode des sciences physiques : aucune intelligence n’est supposée conduire le peuple romain vers un but, et pourtant les choses ne vont pas au hasard ; le développement de la puissance romaine, sa décadence ensuite se font nécessairement, logiquement, chaque état passager contenant l’état suivant, que le jeu naturel des circonstances se charge de dégager. Quelques faits constants et généraux, ou intérieurs, tels que l’âme du peuple et ses instincts primordiaux, ou extérieurs, tels que des institutions et des constitutions, donnent les directions et les formes principales de l’évolution historique.

Les Considérations de Montesquieu élargissent notablement le domaine de la littérature. Tout à l’heure Fontenelle offrait de l’astronomie aux dames : aujourd’hui Montesquieu leur fait goûter des réflexions sur l’histoire. Il ne s’agit encore que de l’histoire romaine, sujet classique, lieu commun de l’éloquence et de la tragédie du siècle précédent : mais la forme est loin d’être oratoire ou dramatique. C’est le plus ardu et le moins captivant de l’histoire que Montesquieu présente d’emblée : l’explication scientifique des faits, la philosophie. Et par la gravité de ses Considérations il fraye la voie aux plus sévères études de l’Esprit des Lois.

3. « L’esprit des lois »

L’Esprit des Lois fut publié en 1758. Ce qui s’offre à nous sous ce titre, c’est tout Montesquieu, toutes ses connaissances et toutes ses idées, historiques, économiques, politiques, religieuses, sociales, à propos d’une étude comparative de toutes les législations. L’Esprit des Lois est pour Montesquieu ce que les Essais sont pour Montaigne : toute la différence est que l’étude de Montaigne, c’est l’homme moral et les ressorts spirituels, celle de Montesquieu, l’homme social et la mécanique législative. Chacun cause à perte de vue sur son sujet. « Ce grand livre, dit M. Faguet, est moins un livre qu’une existence… Il va là non seulement vingt ans de travail, mais véritablement une vie intellectuelle tout entière… » Ce que la lecture de l’Esprit des Lois permettait à M. Faguet de deviner, la publication des Œuvres inédites de Montesquieu en fournira la démonstration. Elle est à peine commencée, et déjà il apparaît que les principaux passages des opuscules que l’on vient d’imprimer pour la première fois, sont allés se fondre dans le grand ouvrage, et y former, ici un alinéa, ailleurs un chapitre. Montesquieu a utilisé pour son Esprit des Lois toutes les études partielles qu’il avait en portefeuille ; et ce procédé nous révèle une des raisons de l’incohérence du chef-d’œuvre.

Montesquieu est affecté d’une impuissance à composer qui n’a d’égale que celle de son compatriote Montaigne. Il s’établit d’un saut dans son idée ; d’un saut, ensuite, il atteint une autre idée, sans retenir le contact de la première : sa réflexion n’est pas un acte continu, c’est une série d’actes isolés, dont chacun commence et détermine un effort, entre deux temps d’arrêt. De là la division de l’ouvrage, cet extrême morcellement qui aboutit à la confusion extrême : de là ces livres multiples dont l’ordre ne s’impose pas, dans chaque livre cette abondance de chapitres, dont quelques-uns n’ont qu’un alinéa, et dans chaque chapitre, cet égrènement des idées en alinéas, dont beaucoup ont deux ou trois lignes. Jamais livre ne fut moins organique.

Ce défaut d’ordre dans l’exposition n’est que le signe d’un manque d’unité dans la conception. Montesquieu est un esprit actif qui a toujours étudié, qui, par suite, s’est élargi, enrichi, mais aussi modifié, qui a découvert des points de vue nouveaux, changé son orientation : sa vie intellectuelle comprend plusieurs périodes distinctes. Chacune de ces périodes a laissé son dépôt dans l’Esprit des Lois ; des pensées très hétérogènes, qui appartiennent à des états d’esprit inconciliables, y forment comme de : couches superposées, et d’autres fois se pénètrent, s’enchevêtrent s’amalgament. De là la difficulté qu’on éprouve toujours à prendre une vue d’ensemble de l’Esprit des Lois. C’est un livre presque impossible à dominer, et qui invite le critique à se perdre dans le détail à la suite de l’auteur.

Il n’y a qu’un moyen de simplifier et d’éclaircir : c’est de dissoudre l’unité factice, de l’ouvrage, de refaire en sens inverse le travail de Montesquieu, et de prendre l’une après l’autre les diverses tendances, et les périodes successives de son activité intellectuelle, selon qu’elles affleurent ou s’étalent dans l’Esprit des Lois. Cette détermination ne pourra se faire complètement que lorsque toutes les œuvres inédites auront paru. Mais on peut déjà l’esquisser.

Prenons Charles de Secondât de la Brède en 1716, au moment où son oncle le baron de Montesquieu lui transmet avec son nom sa charge de président à mortier au parlement de Bordeaux.

Les excellents Oratoriens qui l’ont instruit à Juilly lui ont découvert la riche source d’énergie morale qui jaillit pendant toute la durée des antiquités grecque et romaine ; les grands ouvrages de l’esprit, les coups d’héroïsme dans l’action politique ont ravi l’imagination du jeune Gascon, dont le bon sens aiguisé goûte ce qu’il y a toujours de pratique et de mesuré dans les traits les plus étonnants de l’antiquité. Ses propres études, une fois qu’il aura échappé au collège, l’affermiront dans sa passion pour l’histoire ancienne, et particulièrement pour l’histoire romaine : car, peu touché de l’art, c’est des mœurs, des caractères, des actions, de l’histoire par conséquent, qu’il s’éprend. La forme antique, qui lui plaît et qu’il essaie d’imiter ; c’est une forme révélatrice d’un caractère antique, de la gravité simple et de la sublimité habituelle. Ce Montesquieu-là n’a pas grand chose à voir dans l’Esprit des Lois 521 : après s’être répandu en plusieurs opuscules, il s’est épuisé dans les Considérations.

De la nature, le jeune magistrat tenait une certaine sensualité que les mœurs contemporaines développèrent en polissonnerie intellectuelle. Après s’être donné toute liberté dans les scènes orientales des Lettres persanes, Montesquieu sera calmé par l’âge, la gravité professionnelle, le soin de sa considération. Mais il aimera toujours à disserter, sans rire, avec érudition sur des matières scabreuses ; il aura plaisir, dans l’Esprit des Lois, à noter les lois et les coutumes qui blessent le plus nos idées de la morale et de la pudeur, à relever toutes les convenances physiques ou politiques qui peuvent les justifier. Ce n’est presque rien dans l’ampleur du livre : et pour nous c’est moins que rien. Mais en ce temps-là, cela faisait lire l’ouvrage.

J’en dirai autant du bel esprit de Montesquieu. Jamais il ne dépouilla tout à fait l’académicien de province, qui excelle à parer des lieux communs d’intentions fines ou malignes. Et il y avait aussi en lui un causeur brillant, coquet, ne voulant pas en société lâcher un mot qui ne fût une saillie ou une pensée. Ainsi l’habitude de penser par épigrammes ou par sentences passe chez lui en nature. De là ce style à facettes, brillanté, enjolivé, que Buffon blâmait : de là ces comparaisons cherchées, ces pointes imprévues, qui faisaient dire à Mme du Deffand que cet Esprit des Lois était de l’esprit sur les lois. Cela encore était un appât pour le commun des courtisans et des femmes.

Mais venons aux origines des parties essentielles et solides de l’ouvrage. Pendant les dix ans qu’il garda son office de magistrat, Montesquieu se dégoûta du métier de juge, et s’intéressa à la science du droit. La procédure et les formes, les procès particuliers l’ennuyèrent : les principes généraux et les sources historiques du droit captivèrent son attention. L’idée première des recherches qui occupèrent une bonne partie de sa vie vint de là, et la forme définitive de son esprit en resta déterminée : Montesquieu sera toujours un juriste ; toutes ses idées historiques, ses vues politiques, ses conceptions philosophiques revêtiront des formes juridiques. L’Esprit des Lois se terminera par cinq livres qui sont une œuvre rigoureusement technique d’érudition juridique ; ce sont, dit le titre, « des recherches nouvelles sur les lois romaines touchant les successions, sur les lois françaises et sur les lois féodales », qui sont comme le fragment et le début d’une étude d’ensemble sur les origines de la législation française. Nous quittons ici tout à fait le point de vue politique et philosophique ; et nous n’avons plus devant nous qu’un professeur de droit.

En 1716 et dans les années suivantes, Montesquieu se laisse gagner au goût des sciences physiques et naturelles. On savait qu’il avait communiqué à l’Académie des sciences, lettres et arts de Bordeaux des recherches sur la cause de l’écho, et sur l’usage des glandes rénales. Mais, sans la récente publication de quelques opuscules inédits, on ne verrait pas bien l’importance réelle de cette période scientifique de la vie de Montesquieu ; on ne se douterait pas de l’absolue domination possédée pendant un temps sur son intelligence, par l’esprit et les principes des sciences physiques et qu’une sorte de déterminisme naturaliste a précédé chez lui le mécanisme sociologique. Qu’on lise en effet les Réflexions sur la politique : le dessein en est moral, et nous révèle ainsi la jeunesse de l’auteur. Il veut dégoûter les grands et les hommes d’État de se mettre au-dessus de la simple morale : comment les y décider ? Par la raison que leurs crimes, leurs injustices, le mal qu’ils justifient par l’utilité et le bien public, que tout cela ne sert à rien : leurs agitations sont vaines et ne changeront rien à l’action toute-puissante de causes éternelles. Ce qui arrive est « l’effet d’une chaîne de causes infinies, qui se multiplient et se combinent de siècle en siècle ». Il n’y a pas d’individu qui puisse contrepeser cette force énorme. A quoi bon dès lors s’agiter ? Agissons, puisqu’il faut agir, mais croyons que le résultat sera le même, de quelque façon que nous agissions : et par conséquent agissons selon les lois de la commune morale, puisqu’il ne servirait à rien de les violer. La théorie développée dans ce curieux opuscule a laissé des traces dans l’Esprit des Lois, mais des traces éparses et confuses, recouvertes sans cesse par un système différent, dont le fond est cette idée chère à Montesquieu que de la construction de la machine législative dépend la destinée des peuples, et qu’un rouage ôté ou placé à propos sauve ou perd tout : or qu’y a-t-il de plus contraire au fatalisme politique que la superstition sociologique, la foi aux artifices constitutionnels ?

Au même moment appartient un intéressant Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits et les caractères. Montesquieu y étudie les influences qui déterminent les tempéraments des individus et des peuples. Il compose avec infiniment de sagacité et d’originalité les deux milieux, dont les pressions, agissant tantôt dans le même sens et plus souvent en sens contraire, produisent les humeurs, les volontés, les actes : le milieu moral, éducation, société, profession, et le milieu physique, où Montesquieu distingue comme facteur principal le climat. Le climat ne peut influer sur les âmes que s’il influe d’abord sur les corps, et si les corps transmettent toutes les influences aux âmes : donc la théorie des climats suppose une liaison nécessaire des faits physiques et des faits moraux, et conduit à mettre la pure psychologie des penseurs classiques sous la dépendance de la physiologie. C’est ce que fait Montesquieu, et par certaines réflexions il indique des voies toutes nouvelles à la littérature. Il y introduit l’étude des tempéraments à la place de l’analyse des faits spirituels ; il met les nerfs à la place des passions de l’âme ; il baigne les individus dans les milieux qui les forment et les déforment.

La théorie des climats, formulée par Fontenelle et Fénelon, reprise et étendue par l’abbé Dubos, prend entre les mains de Montesquieu une ampleur, une précision, une portée singulières. Elle ne passera dans l’Esprit des Lois que mutilée, rétrécie, presque faussée : car Montesquieu, supprimant à peu près les intermédiaires réels et vivants, l’homme, son âme, son corps, relie les lois humaines aux causes naturelles par un rapport direct et en quelque sorte artificiel ; il ne s’attache qu’à présenter abstraitement le tableau des dépendances réciproques et des variations simultanées qu’il a constatées entre les climats et les institutions. Cependant cette théorie avait en soi tant de force, que, même glissée d’une manière un peu factice, et fâcheusement tronquée, elle constitua une des plus efficaces parties de l’Esprit des Lois.

En effet, elle faisait faire un grand pas à l’explication rationnelle des faits historiques ; elle écartait les hypothèses de législateurs fabuleux ou d’une Providence divine, et commençait à faire apparaître, dans le chaos des institutions humaines et la confusion des mouvements sociaux, le net déterminisme des sciences naturelles. Ainsi la théorie des climats est donc encore un résultat de l’activité scientifique de Montesquieu.

Mais on le voit dans les Lettres persanes se tourner vers l’étude des gouvernements et des constitutions. Quand il vient à Paris, il ne va pas seulement faire briller son esprit dans les salons de Mme de Lambert et de Mme de Tencin : il fréquente le Club de l’Entresol, cette société privée d’études politiques, qui finit par donner de l’ombrage au cardinal de Fleury. Il y vient lire son Dialogue de Sylla et d’Eucrate, où l’on voit d’une part le philosophe politique s’affranchir du moraliste psychologue que l’éducation du collège et des livres avait formé, et d’autre part s’affirmer la puissance de l’homme aux larges vues, créateur d’un ordre politique qui détermine l’histoire. C’est alors sans doute que son point de vue change. Il croit à l’efficacité de l’intervention humaine, individuelle, dans le cours des événements historiques. Il y croit si bien qu’il demandera en 1728 à entrer dans la diplomatie : c’est sans doute qu’il se flatte de pouvoir manier les chaînes infinies des causes et des effets naturels. Il se persuade alors que les institutions artificielles sont aussi efficaces que les combinaisons naturelles, et qu’une loi bien trouvée peut suspendre ou détruire les fatalités historiques. Il arrive enfin à ce qui est le fond, et la chimère, de l’Esprit des Lois.

On sait la définition, juste autant que vaste, que Montesquieu a donnée de la loi. Les lois sont les rapports nécessaires qui résultent de la nature des choses. Ainsi les lois d’un peuple ne sont ni le produit logique de la raison pure, ni l’institution arbitraire d’un législateur : elles sont le résultat d’une foule de conditions physiques, météorologiques, sociales, historiques. De là, la variété infinie, le chaos contradictoire des lois aux différents siècles, chez les différents peuples. Chaque peuple a ses lois qui lui conviennent. Tout ce début date de la période scientifique que nous avons reconnue tout à l’heure. On s’attendrait que Montesquieu va poursuivre son exposition dans le même sens, selon la même méthode, et commencer à étudier les rapports nécessaires des lois avec chaque ordre de causes naturelles. Point du tout : il faudra descendre jusqu’au livre XIX pour rencontrer la théorie des climats, et, chose inexplicable, le climat sera confondu parmi tous les autres faits généraux avec lesquels les lois d’un pays peuvent être en rapport, mis sur le même plan qu’une foule d’effets qui en dépendent avec la même évidence que les lois. Le titre de l’ouvrage accuse suffisamment cette étrange inconséquence : De l’esprit des lois, ou du rapport que les lois doivent avoir avec la constitution de chaque gouvernement. les mœurs, le climat, la religion, le commerce, etc. : comme si mœurs, gouvernement, religion, commerce n’étaient pas déterminés plus ou moins par les conditions primitives d’existence, au premier rang desquelles est le climat.

C’est que, dès le commencement de la rédaction, au livre II, le sociologue doctrinaire a pris la conduite de l’ouvrage. Embrassant d’une vue l’histoire universelle, il réduit toutes les formes de gouvernement à trois : république, monarchie, despotisme. Il assigne à chaque gouvernement son principe, qui le fait durer tant que lui-même dure : la vertu, principe de la république, l’honneur, principe de la monarchie, la crainte, principe du despotisme. Dès lors, en possession des définitions nécessaires, Montesquieu va faire une construction d’une hardiesse singulière : il va monter pièce à pièce ces trois grandes machines politiques, république,

| monarchie, despotisme, chacune en son type idéal ; il va montrer comment toutes les lois particulières s’adaptent au principe fondamental de la constitution, faisant sortir le bonheur et le malheur, le progrès et la ruine des États du plus ou moins d’adaptation, du plus ou moins de cohésion et de concordance de toutes les institutions, exposant comment, par le manque ou la disconvenance de telle pièce, tel peuple s’est détruit, comment, par l’invention ou le remaniement de telle disposition législative, tel autre se serait arrêté sur la pente de sa décadence.

Ce n’est pas qu’au milieu de tous ces calculs de mécanique constitutionnelle, le physicien ne reparaisse souvent ; lisez au livre XI l’admirable résumé de la constitution anglaise : Montesquieu l’engendre tout entière par le jeu des causes physiques et historiques. Cependant, dans l’ensemble de l’ouvrage, domine le dogmatisme du théoricien politique qui pense lier les événements par des chartes. Montesquieu, qui se souvient parfois des causes physiques, semble ignorer absolument que la matière sur laquelle travaillent les législateurs, l’humanité vivante, contient en puissance une infinité d’énergie, qu’elle n’est pas seulement le champ de bataille que la loi dispute à la nature, qu’elle peut trancher à chaque instant le différend par ses forces, ses tendances intérieures, et qu’enfin c’est elle, et elle seule, qui fait la loi puissante ou inefficace. Pour Montesquieu, la loi n’est pas par elle-même une forme vide : c’est un ressort, qui, dès qu’il est placé, produit la sorte et la quantité de travail que le constructeur voulait obtenir. Il fait abstraction de l’homme, et le traite comme une matière inerte et passive : si bien que, dans son idée, un système de lois bien conçu ne peut manquer de mener n’importe quel peuple, en quelque sorte sans qu’il s’en mêle, à son maximum de puissance et de prospérité. Dès le début de son livre, avant la naissance des sociétés, il essaie de se représenter l’homme de la nature. Ce n’est plus le loup déchaîné de Hobbes et de Bossuet : c’est un sauvage doux et timide, un être neutre, quantité négligeable dans les calculs sociologiques. Aussi le néglige-t-il tout à fait par la suite, et rien ne donne plus à son ouvrage le caractère d’un système abstrait, qu’aucune réalité vivante ne soutient.

Les ingénieuses constructions de Montesquieu sont fondées sur deux sophismes généraux, que voici : tout ce qui est, devait être ; et, tout ce qui est, pouvait ne pas être. Il y a sophisme à dire que ce qui est devait être, quand on prétend expliquer ce qui est : car c’est dire que l’on a trouvé la somme des causes égale à la somme des effets. Or il est impossible d’affirmer que les causes définies et connues sont les véritables causes, nécessaires et suffisantes, des effets, plutôt qu’un inconnu, qu’on néglige ; et par suite on se trompe quand on dit que, ces causes étant données, ces effets devaient suivre ; car ils pouvaient ne pas suivre, si le résidu inaperçu, inexpliqué, n’y avait été joint. On se trompe bien plus dangereusement quand on dit que, ces causes étant de nouveau données, les mêmes effets suivront : car ils suivront ou ne suivront pas, selon qu’à ces causes sera joint ou non le même inconnu. Il y a sophisme aussi à dire qu’une loi, un acte humain aurait nécessairement, dans des circonstances données, changé le cours des choses. C’est possible ; cela n’est pas sûr. Il est impossible, dans l’infinie complexité des choses humaines qu’une infinité de forces concourent à produire, quand les causes physiques et les causes morales se perdent dans les obscures profondeurs de notre organisme et de notre conscience, quand on ne démêle encore — et au temps de Montesquieu on était loin d’être aussi avancé que nous sommes — quand on ne démêle que les plus superficielles réactions et les plus grossiers enchaînements de phénomènes, il est impossible de déterminer ce qu’il aurait fallu ôter ou retrancher d’énergie humaine ou de travail législatif pour détourner ou barrer le cours des événements. Montesquieu ne s’embarrasse pas de cette double difficulté. Son imagination pèse et mesure ce qui ne peut se peser ni se mesurer. Il met la méthode expérimentale au service de ses idées préconçues, et généralise — témérairement, excessivement — tous les faits que ses recherches ont mis en évidence. Il a une ample information : il a lu, il a voyagé ; depuis les anciens Grecs jusqu’aux Suisses de son temps, depuis les sages Chinois jusqu’aux plus grossiers sauvages, tous les peuples fournissent des documents à son enquête. Et d’abord on saisit deux défauts à cette méthode d’information. Pas plus que dans les Considérations, il ne fait la critique de ses sources : il utilise tout ce qui est imprimé, comme d’égale valeur. Ensuite il met tous les faits au même plan ; il raisonne indifféremment sur une coutume de Bornéo et sur les lois anglaises, sur un règlement de Berne et sur une institution de Rome. Il prend tous les cas particuliers comme équivalents et également significatifs. C’est ainsi qu’il égalera Berne à Rome, et verra dans ce canton suisse une menace pour les libertés de l’Europe, parce que Berne se trouve répéter Rome dans une particularité de son organisation militaire522.

Pour parler du gouvernement républicain, Montesquieu a étudié Rome, les cités grecques ; il a sous les yeux les cantons suisses, Venise, Raguse. La conquête du monde a tué la république à Rome : Montesquieu prononcera que la forme républicaine est incompatible avec la vaste étendue du territoire. Il ne soupçonne pas la possibilité d’une démocratie de trente-cinq ou de soixante millions d’hommes. Pour définir le despotisme, il a la Turquie, et sur la Turquie des relations de voyageurs plus ou moins complètes ou exactes. Le sérail et la bastonnade, voilà les caractères saillants de la société turque, telle qu’il l’aperçoit. Il ne voit que la crainte qui puisse être le ressort du despotisme : faute d’avoir eu l’occasion d’étudier la Russie, il ne s’est pas avisé qu’on pouvait aussi bien lui donner l’amour pour principe, et même plus logiquement, si le despotisme est une forme de gouvernement essentiellement patronale, patriarcale, image agrandie de la famille.

Montesquieu, par un usage imprudent de l’induction scientifique, estime avoir le droit de généraliser sur une seule observation : il en résulte qu’il fait entrer dans la formule de ses lois toute sorte d’accidents et de localisations. Il eût mieux fait de présenter chaque observation dans sa particularité, et de n’affirmer ce qu’il voyait en Turquie que de la Turquie, ce qu’il remarquait à Rome que de Rome. Mais il a voulu à toute force trouver des lois et des types. « Montesquieu, dit M. Sorel, peint la République et la Monarchie comme Molière a peint l’Avare et le Misanthrope. » Il y trouve des avantages : d’abord il utilisait ainsi l’histoire selon son goût et selon le goût de ses contemporains. Il offrait des vérités générales, par là toutes préparées pour l’application et la pratique. On n’aime pas alors l’histoire pour elle-même ; et il n’est personne, dans ces études, qui ne recherche les remèdes des maux dont souffre la monarchie française. Par les généralisations aussi, Montesquieu donnait du piquant à son ouvrage : il se ménageait la liberté des allusions, la possibilité de faire entrer dans ses types autant d’accidents caractéristiques qu’il fallait pour faire deviner l’individu qui en avait fourni le modèle ; il échappait aux sévérités du pouvoir, et donnait au lecteur le plaisir d’entendre à demi-mot.

Car il y avait dans la doctrine de l’Esprit des Lois de quoi inquiéter toutes les puissances. Au point de vue politique, Montesquieu se montre fort admirateur de la constitution anglaise, où il voit un chef-d’œuvre d’agencement. Il expose comment toutes les lois de l’Angleterre ont pour objet la protection de la liberté politique des sujets, et comment cette liberté est assurée par le mécanisme de trois pouvoirs qui se complètent, se contiennent, s’équilibrent et marchent ensemble, le pouvoir législatif, le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif. Il rêverait quelque chose de pareil en France. Il voudrait y détruire le despotisme, y restaurer la monarchie, l’entourer d’une noblesse, d’une magistrature et d’un clergé, qu’on renforcerait et qui serviraient de contrepoids à l’autorité royale : dans les Parlements, il trouverait le pouvoir judiciaire ; de là réunion des trois ordres il dégagerait le pouvoir législatif ; la royauté ne détiendrait plus que l’exécutif. Ces vues n’étaient pas pour être agréées de ceux qui exerçaient le pouvoir au nom du roi. Le despotisme de Louis XV était peu redoutable, mais dans la perte de sa force oppressive, la royauté s’attachait désespérément à toutes les formes agaçantes, inquiétantes, d’une autorité qui ne pouvait plus être que tracassière.

Au point de vue religieux, Montesquieu tirait poliment son coup de chapeau au christianisme. Il ne soufflait mot des Juifs, et le peuple de Dieu avec ses lois révélées tenait moins de place dans son ouvrage que les sauvages de l’Amérique ou de l’Océanie. Il parlait des Jésuites avec des ménagements étudiés, d’un ton moitié figue, moitié raisin. Enfin, et surtout, la religion — toutes les religions — apparaissait manifestement dans son système comme un rouage politique, créé ou manié comme tous les autres par le législateur. Montesquieu est un esprit absolument fermé au sens du divin. De là la sincérité profonde avec laquelle il se prononce contre les persécutions religieuses, et se fait l’avocat de la tolérance. Aussi son livre fut-il attaqué tout à la fois par les Jansénistes et par les Jésuites523 : il fit ce miracle de mettre une lois d’accord les Nouvelles ecclésiastiques et le Journal de Trévoux.

Cependant la forme de l’ouvrage était assez modérée pour ne pas soulever de trop gros orages. Montesquieu réussit du moins à isoler les théologiens, à s’assurer la neutralité du pouvoir chique. Il obtint la faveur du public. L’Esprit des Lois répondait exactement au besoin des intelligences. C’était une œuvre de raison et d’humanité. Une voix grave, modérée et forte, dénonçait les abus de la monarchie française, les taches de la civilisation : elle indiquait un idéal, qui apparaissait comme absolument pratique, de gouvernement libéral et bienfaisant ; elle traduisait le sentiment de tous les cœurs en protestant contre les autodafés et contre l’esclavage des nègres. La politesse et l’esprit enveloppaient toute l’œuvre sans lui ôter de sa force.

Dans la suite du xviiie  siècle, Montesquieu a semblé perdre du terrain ; d’autres l’ont dépassé, ont étouffé sa voix. Cependant, en 1789, c’est la doctrine de Montesquieu qui la première a été mise à l’épreuve, et l’Esprit des Lois a fourni avant le Contrat Social le modèle de la France nouvelle. L’expérience alors fut courte et malheureuse : mais Montesquieu prit sa revanche de 1815 à 1848. Notre monarchie parlementaire fut une réalisation de la théorie des trois pouvoirs ; et Montesquieu aurait pu dire, s’il était revenu, que les accidents qui, par deux fois, ont fait éclater la machine, sont venus de ce que les rouages en avaient été faussés, et l’équilibre des forces violemment rompu. Depuis, toutes les tentatives d’organisation parlementaire qui ont été faites ont reposé sur les principes essentiels de sa doctrine.

De nos jours, cependant, la réputation de Montesquieu décline : ou plutôt il reste un nom, il cesse d’être un maître. Une partie de son livre est devenue banale, en s’inscrivant dans les faits. Une autre est devenue fausse, démentie par les faits. Au point de vue scientifique, l’insuffisance de son observation, les fantaisies de sa méthode éclatent. Au point de vue politique, notre démocratie échappe de plus en plus à ses cadres et à ses formules, et le réduit à n’être que le théoricien d’un passé médiocrement aimé. Et notre réalisme ne peut s’empêcher d’en vouloir à Montesquieu d’avoir créé l’illusion de tous ces faiseurs de constitutions, qui croient changer le monde par des articles de loi.