(1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Essai sur Talleyrand (suite.) »
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(1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Essai sur Talleyrand (suite.) »

Essai sur Talleyrand (suite.)

Par Sir Henry Lytton Bulwer, ancien ambassadeur
Traduit de l’anglais par M. Georges Perrot

La vive satisfaction que dut éprouver M. de Talleyrand pour le bien joué et le plein succès de sa tactique en 1814 ne fut que de courte durée. Le résultat atteint, et à peine sorti d’un régime d’ambition et de conquête, il put vite s’apercevoir qu’il allait avoir affaire à des opposants d’un autre genre, et non pas les moins opiniâtres ni les moins dangereux : il retrouvait sur son chemin, après vingt-cinq ans, comme au premier jour, l’entêtement dans le passé, les préventions personnelles et l’humeur, l’ornière de la routine, les hauteurs du droit divin, un favoritisme exclusif et inintelligent, la méconnaissance de l’esprit d’un siècle. Sir Henry Bulwer a très bien exposé ces premiers et légers déboires que l’introducteur de Louis XVIII eut à supporter, les reproches qu’il essuya des deux parts pour s’être si fort pressé de signer la convention du 23 avril qui abandonnait aux alliés tant de places fortes avec un matériel de guerre si considérable. Un négociateur animé d’un plus vif sentiment national eût, certes, fait en sorte d’obtenir mieux de la bienveillance d’Alexandre, très porté pour la France à cette époque, et il eût au moins disputé le terrain pied à pied ; mais un tel négociateur ne pouvait se trouver alors dans la ligne et dans le rôle de M. de Talleyrand. Il n’avait pas non plus en lui ce qu’il aurait fallu pour tenter d’insinuer ou d’imposer à Louis XVIII, dès le début, un ministère parlementaire. Comment eût-il pu d’ailleurs improviser en ce sens une influence respectable et forte avec les instruments muets, et la veille encore serviles, qu’il avait sous la main ? Les éléments constitutionnels lui manquaient, comme aussi l’autorité à cet égard et l’ardeur d’une conviction. Ses lumières qui étaient grandes le laissaient froid. L’effort constant n’était pas son fait. Il entre bien du courage, et de l’élévation de sentiments aussi, dans toute grande ambition politique. M. de Talleyrand péchait par là :

« Il n’était pas homme, nous dit sir Henry Bulwer, à créer, à stimuler, à commander. Comprendre une situation, recueillir les influences éparses autour de lui et les diriger vers un point auquel il était de leur intérêt d’arriver, c’était là son talent particulier, Mais soutenir une lutte longue et prolongée, intimider et dominer les partis en lutte, cela dépassait la mesure de ses facultés, ou plutôt de son tempérament calme et froid31. »

Il fut heureux d’échapper le plus tôt possible aux ennuis de sa situation à l’intérieur en prenant en main le jeu diplomatique et en allant représenter la France au congrès de Vienne. Je laisserai sir Henry Bulwer aux prises avec M. Thiers sur la question du plus ou moins d’habileté que déploya M. de Talleyrand à ce congrès. A-t-il eu tort, comme M. Thiers le prétend, de se tourner tout d’abord vers l’Angleterre et l’Autriche, et de ne pas attendre que la Prusse et la Russie vinssent à lui ? Avait-il raison, au contraire, comme le soutient sir Henry Bulwer, de saisir avec habileté le joint et de ne pas manquer l’occasion de diviser tes grandes puissances ? Questions rétrospectives et un peu vaines. Ce qu’il faut reconnaître, c’est qu’il fit de son mieux pour servir le gouvernement et le monarque qui lui avaient remis leurs intérêts, et pour rendre à la France dignité et influence dans les conseils de l’Europe. Ce qui malheureusement n’est pas moins certain, c’est qu’il ne perdit pas l’occasion non plus de reprendre sous main ses habitudes de trafics et marchés : 6 millions lui furent promis par les Bourbons de Naples pour favoriser leur restauration, et l’on a su les circonstances assez particulières et assez piquantes qui en accompagnèrent le payement32.

Le coup de tonnerre du 5 mars, la nouvelle de la rentrée en scène de Napoléon, qui brusqua la séparation du congrès, donna fort à réfléchir à M. de Talleyrand, et il mit dans toutes ses démarches des mois suivants une singulière lenteur. Il avait mal au foie quand il lui convenait, et c’était, selon lui, « le premier devoir d’un diplomate, après un congrès, de soigner son foie ». Il en sentit surtout le besoin pendant les Cent-Jours. Une visite de Montrond, que Fouché lui dépêcha à Vienne et qui s’était chargé de le sonder sur plus d’un point, ne contribua pas à le diligenter ni à le détourner d’aller faire sa cure à Carlsbad. Il y eut dès lors comme un premier aperçu jeté en causant, une première idée vaguement esquissée du duc d’Orléans possible comme roi de France ; ce n’était qu’un en-cas : M. de Talleyrand se contenta de répondre « que la porte n’était pas ouverte encore, mais que si elle venait jamais à s’ouvrir, il ne voyait pas la nécessité de la fermer avec violence ».

Il ne se pressa point d’ailleurs de rejoindre Louis XVIII, ni d’aller faire du zèle et de l’émigration à Gand ; il ne se rendit en Belgique qu’à la dernière heure, et quand le canon de Waterloo avait prononcé. On a raconté la scène de Mons, et comment lui qui s’était cru nécessaire, il se vit tout d’un coup évincé. Entre Beugnot et Chateaubriand, ces deux témoins de son désappointement, l’un si spirituel, l’autre si amer et si ennemi, Talleyrand observé, démasqué, percé au vif à ce moment, passe devant la postérité un mauvais quart d’heure, et, ce qui lui eût été le plus pénible, il y paraît même un peu ridicule. Dans le premier mouvement de colère, il fut tenté de quitter la partie et de retourner en Allemagne pour soigner tout de bon son foie. Mais bientôt, et mieux conseillé, il se ravisa : Louis XVIII de son côté, sur le conseil de lord Wellington, se ravisait également, et M. de Talleyrand, rappelé par le roi à Cambrai, fut le principal ministre et le pilote préposé à cette entrée de la seconde Restauration, comme il l’avait été à la première.

Les circonstances étaient bien autrement difficiles, et, après avoir montré quelque fermeté au début vis-à-vis du roi et de son frère, M. de Talleyrand parut manifestement au-dessous de sa tâche. Sa première faute fut d’accepter Fouché pour collègue et de le croire presque aussi indispensable que lui-même. Chateaubriand nous a fait assister à cette scène d’ironie étrange et à la Tacite, qui se passa à Saint-Denis, à l’ombre de l’abbaye royale : Talleyrand introduisant Fouché dans le cabinet du roi, frère de Louis XVI, « le vice appuyé sur le bras du crime », et venant patronner son compère, le cautionner effrontément et l’imposer. Talleyrand, si sagace qu’il fût, mais trop étranger au sentiment de la pudeur publique qui seule, et au défaut même de la prudence politique, aurait dû l’avertir, ne se dit point alors que c’était trop de deux à la fois, que la double pilule était trop amère pour l’estomac de la légitimité, et qu’une réaction prochaine inévitable devait les revomir l’un et l’autre. Quand plus tard il voulut se détacher de l’acolyte qu’il s’était donné, et faire cause à part, il n’était plus temps : l’esprit de parti ne faisait plus entre les deux grande différence. Une fois à l’œuvre d’ailleurs, son insuffisance à lui-même, comme premier ministre dirigeant, se montra dans tout son jour. Les Mémoires de M. Pasquier, son collègue dans ce cabinet, lorsqu’ils paraîtront, le diront assez en détail. M. de Talleyrand avait de l’incurie, de la légèreté à un degré incroyable. Il n’aimait pas à prendre de peine. Sa vie de jeu, d’indolence et de loisir s’accommodait mal de cette application obligée de chaque heure et de chaque instant, et elle lui permettait tout au plus de l’activité par veine et intermittence. Ce ministère de 1815, qui dura moins de trois mois, fut le grand écueil de son habileté. Les bornes de sa capacité y apparurent. En un mot, M. de Talleyrand, parfait diplomate et ambassadeur excellent, n’avait pas l’étoffe d’un premier ministre constitutionnel et d’un président du conseil.

Lors donc qu’en présence de l’ultimatum des puissances coalisées et du mauvais vouloir de la Chambre nouvelle, il alla avec deux de ses collègues exposer au roi les embarras du cabinet et réclamer un surcroît d’appui, en offrant un semblant de démission, Louis XVIII le prit au mot, et il fut encore une fois décontenancé comme il ne l’avait jamais été sous Napoléon, et comme il l’avait été à Mons. — Ces attrapes et ces niches de Louis XVIII lui étaient restées sur le cœur ; il l’appelait par sobriquet le roi nichard.

Nommé grand chambellan, il conserva pourtant une attache officielle, mais de pure montre. Il se tenait imperturbablement derrière le fauteuil du roi dans toutes les grandes cérémonies ; mais il fut véritablement hors de la vie politique active tout le temps de la Restauration ; il n’était que spectateur.

À l’occasion de la guerre d’Espagne en 1823, il fit une démonstration très marquée, un discours à la Chambre des pairs, dans lequel, s’autorisant de ses prétendus anciens conseils à Napoléon, il pronostiquait des malheurs comme inévitable conséquence de l’expédition, et signalait des dangers rejaillissant jusque sur la France. Quand on parle de la sagacité infaillible de M. de Talleyrand, on oublie trop ce discours ; mais en fait de prophéties, on ne se souvient guère que de celles qui réussissent.

Il portait, d’ailleurs, sur les choses publiques un jugement excellent ; il sentait les périls intérieurs là où ils étaient ; partisan déclaré de la liberté de la presse, il ne fut pas des derniers à prédire où mènerait la censure. Deux fois à la Chambre des pairs, en 1821 et 1822, il prit hautement la défense de la presse en face de la réaction dominante, et il dénonça la voie fatale où l’on s’engageait. Ceci doit lui être compté devant l’histoire. C’est dans ce mémorable discours du 24 juillet 1821 qu’il rappelait dans un langage élevé de grandes vérités politiques :

« Tenons pour certain que ce qui est voulu, que ce qui est proclamé bon et utile par tous les hommes éclairés d’un pays, sans variation pendant une suite d’années diversement remplies, est une nécessité du temps. Telle est, messieurs, la liberté de la presse. »

Il y disait encore :

« La société, dans sa marche progressive, est destinée à subir de nouvelles nécessités ; je comprends que les gouvernements ne doivent pas se hâter de les reconnaître et d’y faire droit ; mais quand ils les ont reconnues, reprendre ce qu’on a donné, ou, ce qui revient au même, le suspendre sans cesse, c’est une témérité dont, plus que personne, je désire que n’aient pas à se repentir ceux qui en conçoivent la commode et funeste pensée. Il ne faut jamais compromettre la bonne foi d’un gouvernement. De nos jours, il n’est pas facile de tromper longtemps. Il y a quelqu’un qui a plus d’esprit que Voltaire, plus d’esprit que Bonaparte, plus d’esprit que chacun des directeurs, que chacun des ministres passés, présents, à venir : c’est tout le monde. S’engager ou du moins persister dans une lutte où tout le monde se croit intéressé, c’est une faute, et aujourd’hui toutes les fautes politiques sont dangereuses. »

Le bon sens de M. de Talleyrand, ces jours-là, s’élevait à toute sa hauteur et égalait, même en gravité, la raison d’un Royer-Collard. L’ancien constituant au repos se retrouvait avec ses idées, j’ai presque dit avec ses principes. Dans ce rôle d’observateur et de critique, il était tout à fait à son avantage.

D’intéressantes lettres familières, dont il m’a été donné de tirer des copies exactes, vont nous le montrer en même temps tel qu’il était dans la vie privée, doux, facile, s’amusant à des riens, légèrement épigrammatique. Sachons voir les hommes sans parti pris et par tous leurs aspects ; écoutons-les parler sur leur vrai ton.

M. de Talleyrand allait ordinairement aux eaux tous les étés. Il habitait le château de Valençay (Indre), et sa nièce, la belle et spirituelle duchesse de Dino, était près de là à Rochecotte. Il écrivait, des eaux de Bourbon, à une amie de Paris, femme d’un de ses anciens collègues, ministre de Napoléon :

« 10 juin (1827).

« Les bains de Mme de Dino ont été retardés par les pluies, ce qui fait qu’elle a passé quatre ou cinq jours fort inutilement dans le plus vilain endroit du monde : elle n’a pu commencer son traitement d’eaux qu’hier. — Vous ne me mandez point de nouvelles, et je suis tout près de vous en remercier. Les journaux qui m’arrivent, et que je lis tard, m’en apprennent plus que je ne veux. Quand les choses ne vont pas comme on le comprend, le mieux est d’attendre et d’y peu penser. Le bonhomme La Fontaine a dit :

Patience et longueur de temps
Font plus que force ni que rage.

« J’adopte cette opinion, et je crois que M. Mollien fait tout comme moi. — Je me suis mis à lire les articles littéraires des journaux qui arrivent ici, et j’en serai très probablement bientôt dégoûté. Ne croyez-vous pas que Sainte-Aulaire lui-même doive être un peu embarrassé de l’éloge que fait le Constitutionnel de son Histoire de la Fronde ? On y loue le livre, on y loue l’auteur, on y loue les aïeux, et il a fallu tout le savoir-faire et dire de son père pour avoir échappé à quelque éloge. — Il sort de ma chambre un buveur d’eau abîmé de rhumatismes et qui en conséquence voit tout en noir : le présent et l’avenir lui fournissent un beau champ qu’il exploite toute la journée. Chez vous, au contraire, on voit tout en beau, et je crois que cela ne changerait pas, même quand on aurait des rhumatismes, tant la disposition est douce. J’ai retrouvé dans ma mémoire un vers qui va à ces deux si différentes humeurs :

Le malheur est partout, mais le bonheur aussi.

« Pessimistes et optimistes doivent s’arranger de ce vers-là : n’est-ce pas singulier ?… — la princesse (Poniatowska ?) va demain faire une course à Néris ; elle y passera vingt-quatre heures. J’en suis bien aise parce qu’elle me dira exactement comment elle a trouvé Mme de Dino ; j’irai plus tard. Vous connaissez la passion de la princesse pour les chevaux gris ; elle en a trouvé deux ici qu’elle a bien vite arrêtés pour le temps qu’elle passerait à Bourbon. Ce matin elle a voulu en jouir pour aller se promener. Ils lui ont été amenés par un cocher qui avait un bonnet de coton et qui ne peut pas le quitter, parce qu’il a la gale. Cela a un peu désappointé son élégance, et m’a amusé. — Adieu. Ce n’est encore que le 10 juin : je suis à ma huitième douche. Faites toutes mes amitiés à M. Mollien. Vous ne me dites pas comment il trouve les productions de Gaëtan33. »

On était sous le ministère Villèle et au pire moment, après le licenciement de la garde nationale, à la veille de la clôture de la session, de la dissolution de la Chambre et de l’Ordonnance qui allait rétablir la censure. M. de Talleyrand, sur tout cela, pressentait et calculait juste ; mais aux pensées trop sombres, il ne voyait à opposer que sa méthode expectante :

« 20 juin (1827).

« Il y a bien longtemps qu’il n’a paru de votre écriture à Bourbon : cela n’embellit pas l’endroit. — Il nous est cependant arrivé quelques paralytiques de plus ces jours-ci ; mais nous n’avons pas un rhumatisme de connaissance. — Je ne sais si c’est par la disposition dans laquelle mettent ces eaux-ci, ou par humeur, ou par réflexion, mais je n’ai jamais été absent de Paris avec de si mauvais pressentiments sur les affaires publiques. Sans prévoir rien de ce que l’on fera, je crains que, malgré notre apathie, on ne nous lance dans les grandes aventures de révolution, si l’on se laisse aller à la tentation de la censure. C’est le premier anneau d’une chaîne qui peut entraîner tout au précipice. Mais qu’y faire ? Je ne sais en vérité qui y peut quelque chose. — Contre ces tristes pensées et la mauvaise saison, je ne connais de recours raisonnable que Jeurs34. — Ici il n’y a point de livres : ainsi l’on ne peut pas se réfugier dans le passé. — Mme de Dino soupçonne qu’elle est un peu mieux ; mais c’est si peu de chose que nous n’avons pas encore obtenu ce que promettait le médecin timide de Néris. Mes projets de retour ne sont pas encore fixés : ils dépendent un peu de ceux que l’on forme à Néris, où j’irai passer quelques jours. Je crois que je vous écrirai encore une fois d’ici. — Il me semble que tout le monde a quitté Paris : il n’en arrive point de lettres, de telle sorte que je ne saurai plus comment va le monde, surtout s’il y a censure. — L’affaire Maubreuil, que je lis dans les journaux35, me paraît se réduire à ceci : Donnez-moi de l’argent ou je ferai du scandale. On ne lui donne pas d’argent, et il fait du scandale ; si l’on peut appeler scandale des injures bien grossières, adressées par un voleur de grand chemin à des gens qu’il n’a jamais vus. Adieu ! si vous m’écrivez encore une fois ici, j’aurai le bonheur de recevoir votre lettre : car rien ne peut naturellement m’empêcher d’y passer encore huit jours. — Mille amitiés à M. Mollien. »

Dans ce cercle de M. de Talleyrand, on avait beaucoup d’esprit, mais on ne faisait pas une si grande dépense d’idées qu’on pourrait de loin le supposer. Ayant à parler de la mort de M. Canning, si l’on imagine un politique de l’école des doctrinaires ou de celle même de M. de Chateaubriand, écrivant une lettre, il s’y prendra d’une tout autre façon que M. de Talleyrand, se bornant à des faits précis et presque matériels dans le billet que voici :

« 14 (août 1827).

« Je vous ai mandé hier la mort de M. Canning. L’état dans lequel est toute la ville de Londres est extrêmement honorable pour l’Angleterre. Pendant vingt-quatre heures, il n’y a eu ni affaires, ni occupations, ni intérêts d’aucun genre. La route de Chiswick était couverte de monde, et du monde de toutes les classes. Deux fois dans le même jour cent mille bulletins ont été distribués dans Downing-Street. On ne pensera pas encore de quelque temps au successeur : les Chambres n’étant pas assemblées, rien ne presse. — On dit que la première cause de la maladie a été un dîner chez l’ambassadeur de Naples : il y avait, suivant son usage, beaucoup trop mangé : ensuite est arrivée une inflammation dont on n’a jamais pu se rendre maître. — J’irai vous voir mardi 14 avec M. Chauvin. — Je n’écris pas à M. Mollien. Je ne lui parlerais que de M. Canning, et vous savez tout ce que je sais. Je cherche en moi s’il y a quelque chose que j’aie oublié de vous dire, je ne trouve rien. »

C’est bien, mais c’est court36.

Quand on parle de goût et qu’on célèbre celui de l’ancienne société, celui de quelques hommes en particulier dont M. de Talleyrand était comme le type accompli, il faut bien s’entendre et se garder de confondre le goût social et le goût littéraire ; car en matière de littérature et surtout de poésie, ces gens d’esprit en étaient restés aux formes convenues de leur jeunesse et aux lieux communs de leur éducation première ; on en a une singulière preuve dans la lettre suivante :

« 18 (août 1828) Bourbon.

« Je quitte Bourbon ce soir. Il a fait un tel temps depuis quinze jours que je ne sais si les eaux m’ont fait du bien ou du mal. — Pauline37 a été mon seul plaisir. La douce approche d’une jolie enfant a un grand charme. — Le général Dupont38 est ici depuis quelques jours. Il fait des vers et m’en a dit quelques-uns. Voici une strophe que j’ai placée dans ma mémoire. — Je la trouve très belle : vous direz si j’ai tort ou raison ; je vous croirai. C’est en sortant du Jardin des Plantes qu’il a fait l’ode d’où cette strophe est tirée.

                          Loin du rivage de Golconde,
L’hôte géant de ces déserts,
De sa solitude profonde
Chérit l’image dans ses fers.
Jamais son épouse enchaînée
Ne veut d’un servile hyménée
Subir les honteuses douceurs ;
L’amour en vain gronde et l’accuse ;
Sa jalouse fierté refuse
Des sujets à ses oppresseurs… »

— Il s’agit vraisemblablement de l’éléphant du Jardin des Plantes et de sa femelle, qui ne reproduisait pas dans l’état de captivité. Mais comment un esprit si net et si juste en prose pouvait-il se prendre d’une sorte d’admiration pour de tels amphigouris soi-disant lyriques ? C’est, je le répète, et toute l’histoire des salons le prouve, qu’un certain mauvais goût littéraire est très compatible avec le goût social le plus délicat.

On aura remarqué le mot touché en passant sur sa petite nièce Pauline : « La douce approche d’une jolie enfant a un grand charme. » S’il y a eu un bon côté dans M. de Talleyrand arrivé à l’extrême vieillesse, ç’a été ce coin d’affection pure.

Et en général, ces lettres douces et faciles iraient à nous faire croire, pour peu qu’on le voulût, à un Talleyrand meilleur. Il faut toujours se méfier de l’impression que font les vieillards, surtout s’ils sont gens bien élevés et polis. En vieillissant, quand les passions sont amorties ou impuissantes, quand on n’a plus à commettre ses fautes ou ses crimes, on redevient bon ou on a l’air de l’être ; on a même l’air de l’avoir toujours été. Mme de Sévigné n’appelait ce démon de Retz dans sa vieillesse que « notre bon cardinal ».

J’ai encore sous les yeux une lettre de M. de Talleyrand, de l’été de 1828 : ce sont des nouvelles de société, avec une pointe légère de raillerie. Il effleure en passant ses amis les doctrinaires ; mais sur Chateaubriand le trait est plus enfoncé :

« 28 août (1828), Valençay.

« Voilà le beau temps arrivé : il se présente avec l’air de la durée. M. Royer-Collard en a profité pour venir à Château-Vieux passer quelques jours. Il y est tout seul : sa femme est restée avec sa fille, qui est malade à Paris. — Toute la doctrine s’occupe de mariage : M. de Rémusat vient d’épouser Mlle de Lasteyrie, qui est fort jolie, et il se promet d’être amoureux. — Le mariage a été célébré par un prêtre janséniste, qui dans son discours a un peu scandalisé les habitués de la paroisse. — Ce n’est pas tout : M. Guizot épouse Mlle Dillon sa nièce, et il est amoureux tout comme un autre. À son grand regret, le mariage ne se fait qu’au mois de novembre. Me voilà au bout de mes nouvelles. Les amours des doctrinaires sont tout ce que je sais. — Dites-moi quelque chose de Paris, pour qu’en y retournant je ne paraisse pas un véritable provincial : — mes occupations me donnent cette direction-là ; car je renouvelle les baux de Valençay, où tout est en petit domaine. — M. de Vaux39 s’annonce pour la fin de septembre : je serai charmé de le revoir. Je crois que M. de Chateaubriand devient un peu pesant pour lui, et on ne voit pas les efforts qu’il prétend faire pour les personnes qui lui sont dévouées. Il part pour Rome avec 300 mille francs d’appointements, et Villemain et Bertin de Vaux restent là. Je ne conçois rien à des relations aussi sèches que celles de Chateaubriand avec eux40. — Nous nous portons tous bien dans notre petit rayon ; mais quand nous voulons l’étendre, nous rencontrons des maladies dont ce pays-ci est plein, etc. »

La révolution de juillet 1830 n’étonna point M. de Talleyrand, qui l’avait vue venir. Il y intervint à sa manière, tard, mais à temps et d’une manière utile. Sir Henry Bulwer a très bien raconté comment le troisième jour, le 29, M. de Talleyrand chargea un secrétaire de confiance d’aller s’assurer si la famille royale était encore à Saint-Cloud ou si elle en était déjà partie ; puis, comment au retour il le pria de nouveau d’aller trouver de sa part Madame Adélaïde à Neuilly ou ailleurs, et de lui remettre, parlant à elle-même, un billet qu’elle lui rendrait après l’avoir lu. Ce billet qui amena sur les lèvres de Madame Adélaïde une exclamation soudaine : « Ah ! ce bon prince, j’étais bien sûre qu’il ne nous oublierait pas ! » dut contribuer à fixer les indécisions du futur roi. Puisque M. de Talleyrand se prononçait, Louis-Philippe pouvait se risquer. — Et comme ne manquerait pas de le dire M. Cuvillier-Fleury, l’historiographe de la maison : Nil desperandum Teucro duce et auspice Teucro.

M. de Talleyrand rendit le plus grand service au nouveau gouvernement en acceptant le poste d’ambassadeur à Londres. Son nom seul, avec la réputation d’habileté et de prudence qui l’environnait, était déjà une garantie. On dit qu’il ouvrit les conférences de Londres en ces termes : « Messieurs, je viens m’entretenir avec vous des moyens de conserver la paix à l’Europe… » Il y réussit, et remporta ce jour-là sa plus signalée victoire diplomatique.

S’il avait eu, comme Chateaubriand, le goût des contrastes, son imagination aurait eu beau jeu à se déployer par la comparaison de son succès personnel à Londres en 1830 et de la souveraine considération dont il jouissait, avec l’accueil si défavorable (pour ne pas dire pis) qui lui avait été fait trente-huit années auparavant en janvier 1792, lorsqu’il y était venu chargé d’une mission secrète de la part d’un gouvernement décrié que le choix qu’on faisait de lui décriait encore davantage41. Mais l’esprit de M. de Talleyrand était peu porté à ces antithèses. S’il avait eu en dernier lieu un triomphe éclatant, il n’était pas insensible aux petits dégoûts qui sont presque toujours la monnaie et la rançon de tout grand succès. La lettre suivante qu’il écrivait confidemment à Mme de Dino (?), au moment de la mort de Casimir Perier, nous le montre au naturel et ne se surfaisant pas les choses :

« 4 mai (1832).

« À chaque heure j’invoque M. Perier ! et j’ai bien peur que ce soit en vain et que je n’aie plus à m’adresser qu’à ses mânes42 ! Cette affaire de Rome ne serait pas encore en suspens, s’il avait vécu. — Un grand mot d’un grand homme est celui-ci : Je crains plus une armée de cent moutons commandée par un lion, qu’une armée de cent lions commandée par un mouton. — Faites et surtout ne faites pas l’application de cela. — Hier j’ai parlé de Sainte-Aulaire ou de Rigny, disant que, pour le dehors, il n’y avait que ces deux noms-là qui pussent convenir. J’ai fait, comme je le pense, l’éloge de Sainte-Aulaire. — Cela produira-t-il quelque chose ? Je n’en sais rien, et je suis plutôt porté à croire que ce que j’ai dit serait inutile : j’ai parlé, dans cette lettre que vous avez remise, de Durant comme le seul qui me convenait et qui conviendrait à la Hollande, à la Belgique et à l’Angleterre : j’ai insisté fortement sur cela. — Ce que j’ai écrit hier doit être ignoré par vous : mais vous voilà prévenue si l’on vous en parle. — Je suis fortement occupé de ces ratifications russes qui (ne le dites pas) sont fort mauvaises : mais je crois que nous les arrangerons. — Je n’en parle pas à Paris, parce que l’on me donnerait des instructions, et que je veux agir sans en avoir : voilà encore qui est pour vous seule. — Si l’on me répond, ce sera par vous. — Figurez-vous que l’on m’écrit ici que l’affaire de Rome est arrangée, et qu’on a accepté et à Rome et à Paris une convention simultanée de l’Autriche et de la France. J’ai été chargé de le dire au ministre anglais. Tout cela dégoûte beaucoup. — Adieu, chère amie de moi, soignez-vous, ne vous impatientez pas comme je le fais, et aimez-moi. »

Ce n’est là qu’un échantillon. La correspondance toute politique de M. de Talleyrand avec Mme de Dino existe et pourra, un jour, éclairer assez agréablement le dessous des cartes43.

Le témoignage des Anglais d’alors bien informés ne saurait être indifférent à recueillir sur M. de Talleyrand. Sir Henry Bulwer est un peu doux et poli dans ses appréciations, comme il sied à un Anglais qui a tant vécu dans la haute société française ; mais voici un de ses compatriotes qui est plus haut en couleur et plus mordant : ce jugement parut dans le Morning-Post, à l’époque de la mort de Talleyrand ; je crois qu’il ne déplaira pas à cause de quelques traits caractéristiques qu’on chercherait vainement ailleurs :

« Lorsque Talleyrand, nous dit l’informateur anonyme, était ici engagé dans les protocoles, lui qui dormait peu, il avait coutume de mettre sur les dents ses plus jeunes collègues, et nous avons trop bien éprouvé qu’au temps de la quadruple alliance et en plus d’une autre occasion, ses yeux étaient ouverts tandis que lord Palmerston sommeillait. Lorsque la tempête des trois Glorieuses éclata sur Paris, trop heureux de quitter la France, Talleyrand s’en vint en Angleterre. On ne peut s’empêcher de rire en pensant à la manière dont il y fit son apparition. Il donnait ses audiences à ses compatriotes dans son salon d’Hanover Square avec un chapeau rond sur la tête, au-devant duquel figurait une cocarde tricolore de six pouces carrés, tandis que se prélassaient, étendus tout au long sur les sophas, trois jeunes sans-culottes de Juillet, qu’il avait amenés avec lui pour se donner un air de républicanisme. (On sent que tout ceci est un peu chargé, mais il en reste bien quelque chose.) Louis-Philippe une fois bien établi sur son trône, la cocarde tricolore fut arrachée du chapeau rond et jetée au feu, et les jeunes échantillons de républicains furent renvoyés à Paris. Talleyrand libre de toute crainte donna cours à son despotisme naturel. Il avait ici tout le monde à ses pieds ; toute la noblesse d’Angleterre recherchait sa société avec ardeur ; les diplomates de tous pays pliaient devant lui ; lord Palmerston seul résistait à Talleyrand, non seulement sur les grandes choses, mais sur les plus petites et sur des bagatelles. Il faisait tout pour le dégoûter… »

Il y réussit. M. de Talleyrand, à la première occasion, revint en France sous prétexte de congé, et, de son château de Valençay, il envoya sa démission à Louis-Philippe (novembre 1831).

L’âge aussi le lui conseillait : il était arrivé aux limites de la vieillesse ; sa quatre-vingtième année était sonnée : il ne songea plus qu’à finir de tout point convenablement. La vertu était son côté faible, et il dut penser à le fortifier. M. Royer-Collard était son voisin de terre. M. Royer-Collard était depuis longtemps un homme, un nom dont on aimait à se couvrir quand on avait un côté faible. Cousin, dans un temps, quand on attaquait sa religion, aimait à se replier sur M. Royer-Collard, qu’il proclamait bien haut son maître. Dans un genre tout différent, M. de Talleyrand dut aussi songer d’assez bonne heure à M. Royer-Collard et à le rechercher comme l’homme de bien le plus considéré dans la politique. Il le cultiva surtout dans les dernières années. Passer tout l’été si près de M. Royer-Collard (Valençay est à quatre ou cinq lieues de Château-Vieux) et ne pas être dans des relations particulières avec lui, c’eût été une mauvaise marque. Il fit des avances : Mme de Dino, avec son attrait de haute distinction et sa coquetterie d’esprit, l’y secondait puissamment. M. Royer-Collard capitula, mais il fit ses conditions. Sous prétexte de trop de bourgeoisie et de simplicité, il fut dit que sa femme et ses filles n’iraient point à Valençay. À ce prix M. Royer-Collard fut bonhomme et indulgent. Le grand bourgeois se montra bon prince envers le grand seigneur. Quand on songe qu’en ses heures d’austérité il avait dit ce mot : « Il y a deux êtres dans ce monde que je n’ai jamais pu voir sans un soulèvement intérieur : c’est un régicide et un prêtre marié », on conviendra qu’il eut à y mettre du sien. On raconte que la première fois que M. de Talleyrand fit sa visite à Château-Vieux à travers un pays fort accidenté, moitié rochers, moitié ravins, et de l’accès le plus raboteux, son premier mot à M. Royer-Collard en entrant dans le salon fut : « Monsieur, vous avez des abords bien sévères… » On ne dit pas la suite ; mais interpellé de la sorte, l’homme à l’esprit de riposte ne dut pas être en reste.

Dans les commencements de leur liaison et quelques années auparavant, M. de Talleyrand avait eu l’idée de donner à Paris un grand dîner de personnages considérables, et représentant chacun quelque chose : Cuvier, la science ; Gérard, la peinture… Royer-Collard devait y représenter l’éloquence politique. Il n’y alla point, mais il disait en plaisantant de l’idée : « Me voilà donc élevé à la dignité d’échantillon ! »

Talleyrand et Royer-Collard affectaient tous deux, dans la manière de s’exprimer, la brièveté concise et la formule : tous deux étaient volontiers sentencieux ; ils avaient le mot qui grave. Mais chez Talleyrand cette formule s’appliquait plus volontiers aux choses, aux situations, et chez Royer-Collard aux personnes. Réunis, ils devaient faire assaut, chacun dans son genre. C’étaient, pour peu qu’on y songe, deux profils des plus originaux et chez qui tout semblait en relief et en opposition : M. Royer-Collard, droit de taille, le front couvert d’une perruque brunâtre, le sourcil proéminent et remuant, le nez fort et marqué, le visage rugueux, la voix mordante, par moments stridente et se riant volontiers à elle-même quand il avait dit quelque mot ; en tout un esprit altier et des plus fins sous une écorce restée en partie rustique ; mais il ne faudrait pas faire non plus M. de Talleyrand plus délicat qu’il n’était et plus débile à cause de son infirmité. C’était une organisation puissante : il avait la voix mâle, profonde, partant d’un bon creux, bien que par principe et bon goût il s’interdit l’éclat du rire. Avec sa longue canne qui ressemblait à une béquille et avec laquelle il frappait de temps en temps sur l’appareil de fer dont sa mauvaise jambe était munie, il s’annonçait impérieusement. Des yeux gris sous des sourcils touffus44, une face morte plaquée de taches, un petit visage qui diminuait encore sous son immense chevelure, le menton noyé dans une large cravate molle remontante, qui rappelait celle des incroyables et le négligé du Directoire, le nez en pointe insolemment retroussé, une lèvre inférieure avançant et débordant sur la supérieure, avec je ne sais quelle expression méprisante indéfinissable, fixée aux deux coins de la bouche et découlant de la commissure des lèvres45 ; un silence fréquent d’où sortaient d’un ton guttural quelques paroles d’oracle ; il y avait là de quoi faire, en causant, un vis-à-vis de première force à Royer-Collard, bien que celui-ci eût plus de sève et de verdeur. Il disait de son voisin de Valençay vers la fin : « M. de Talleyrand n’invente plus, il se raconte. »

M. de Talleyrand avait 84 ans passés : il sentait que sa fin était proche. Il voulut, comme on dit, mettre ordre à ses affaires ; avec l’art et le calme qui le distinguaient, il disposa le dernier acte de sa vie en deux scènes qu’on ne trouvera pas mauvais que je présente comme il convient et que je développe. On n’étrangle pas de si bons sujets. À tout seigneur tout honneur !