(1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « La Harpe. » pp. 103-122
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(1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « La Harpe. » pp. 103-122

La Harpe.

La vie de ce premier lieutenant de Voltaire, qui appelait Voltaire papa, que Voltaire appelait mon fils, et qui, en mourant converti, saluait le Génie du christianisme de Chateaubriand et en bénissait presque l’auteur, est des plus diverses et des plus compliquées. Elle exigerait tout un volume si on voulait la suivre de point en point. Heureusement le caractère de La Harpe est beaucoup plus simple, et, converti ou non, on le trouve le même. C’est ce caractère de l’homme et du littérateur que nous tâcherons d’établir et de mettre en vue.

Doué d’une grande facilité à produire et d’une grande aptitude à juger, d’une ardeur d’amour-propre qui paraît inhérente au tempérament littéraire, et d’une excessive irritabilité dans les matières de goût, La Harpe, en entrant dans le monde, se fit des ennemis dont il accrut le nombre durant le cours de ses variations si peu ménagées, et leur animosité a tout fait pour empoisonner sa vie et pour en noircir ou en travestir bien des circonstances. Sa naissance, tout d’abord, a été le sujet de bien des récits. On a dit qu’il était le fils naturel d’un invalide et d’une cuisinière. On ajoutait que sa mère l’avait mis au monde au coin d’une borne dans la rue de La Harpe, faisant entendre que c’était de là que lui venait son nom. Les pièces positives répondent à ces inventions ou à ces insinuations de la calomnie. Dans les utiles et scrupuleuses recherches qu’il a faites à l’Hôtel de Ville sur les naissances des Parisiens plus ou moins célèbres, M. Ravenel a extrait des registres officiels les notes suivantes relatives à La Harpe, et qui sont ce qu’on peut désirer de plus exact et de plus précis :

Jean-François Delaharpe est né à Paris, sur la paroisse de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, le 20 novembre 1739. Il est le seul des enfants de J.-F. Delharpe, et de Marie-Louise Devienne, dont le nom, sur l’acte de baptême, soit orthographié Delaharpe. Le père signe toujours Delharpe, et sur l’acte de décès d’une fille morte, âgée de dix ans, le 3 novembre 1751, il prend les qualités de gentilhomme et officier suisse.

Il est très vrai d’ailleurs qu’une sœur de La Harpe était mariée à un vitrier de Paris. L’extrême pauvreté à laquelle étaient réduits les parents de La Harpe recouvrait de beaucoup la veine de noblesse qu’il pouvait y avoir dans son extraction. « Il n’avait pas dix ans quand son père mourut (6 mai 1749) : il en avait un peu plus de seize lorsqu’il perdit sa mère (16 février 1756) morte à l’Hôtel-Dieu. »

La Harpe ne parla qu’assez tard de sa naissance ; soit mépris réel pour des propos à demi calomnieux, soit difficulté d’aborder ce point délicat, il ne s’expliqua pour la première fois qu’en 1790, et il le fit sur un ton qui nous montre assez son caractère. L’Année littéraire avait appelé La Harpe un « enfant du hasard ». Un homme honorable, illustré depuis par une heure de grand courage, Boissy d’Anglas, son ami, prit la plume pour le défendre, et il écrivit, dans le Mercure de France du 20 février 1790, une lettre dans laquelle il rétablissait à l’honneur de La Harpe les faits qu’on dénaturait et qui se rapportaient à sa première jeunesse ou à sa naissance. Mais, dans une note qu’il ajouta à la lettre de son ami, La Harpe, l’un des rédacteurs du Mercure, le prit de plus haut : S’il s’est tu jusqu’à présent, disait-il, c’est par mépris :

Mais aujourd’hui que l’on voudrait infirmer l’hommage que je rends à la liberté, et faire croire que ma haine pour l’aristocratie n’est que le sentiment de jalousie que l’on suppose aux conditions inférieures, je suis obligé de déclarer qu’en effet le hasard m’a fait un assez bon gentilhomme, d’une famille originaire de Savoie et établie dans le pays de Vaud, remontant en ligne directe jusqu’à l’année 1389, où l’un de mes ancêtres était gentilhomme de la chambre de Bonne de Bourbon, comtesse de Savoie.

Et il continue de s’étendre sur sa noblesse ; il parle de ses nobles cousins de Suisse dont l’un l’a visité autrefois à Ferneyd, et dont l’autre était venu à Paris, il y avait quelques années, pour entrer au service de France :

Sur ma recommandation, dit La Harpe, M. le comte d’Affry (commandant des troupes suisses) eut la bonté de le recevoir sur le champ parmi les cadets gentilshommes de l’un de ses régiments, et ce respectable vieillard, qui connaissait ma famille, n’exigea pas de mon jeune parent d’autre preuve que d’être reconnu par moi pour m’appartenir. Voilà ce que je suis par ma naissance…

D’être reconnu par moi pour m’appartenir, un Montmorency parlerait-il autrement ? Ce ton nous fait sentir déjà ce que devient aisément l’amour propre de La Harpe quand sa tête se monte et qu’il s’irrite de la contradiction même. Il a tout à fait oublié en ce moment sa sœur la vitrière, à l’acte de mariage de laquelle (31 mars 1764) il se garda bien de signer. Quelques années après pourtant, La Harpe, converti et gardant beaucoup de ses défauts, fit du moins sur cet article de sa naissance un acte d’humilité qui, de sa part, a du prix. Dans une prière ou Élévation à Dieu, on l’entend s’écrier : « À qui aviez-vous fait plus de bien qu’à moi, ô mon Dieu ? À qui aviez-vous donné plus de marques d’une bonté toute paternelle ? Qui a pris soin de moi quand mon père et ma mère m’ont été enlevés ?… Pauvre et orphelin, j’ai été nourri du pain de votre charité. » Et il ajoute cette note de peur qu’on en ignore : « L’auteur, à l’âge de neuf ans, a été nourri six mois par les sœurs de la Charité de la paroisse Saint-André-des-Arcs, et l’on sait que, jusqu’à l’âge de dix-neuf ans, il a été élevé et nourri par charité. »

J’ai insisté sur ce premier point qui avait son importance, et parce que, tout examen fait, nous en pouvons déjà conclure la méchanceté et la malice des ennemis de La Harpe, sa vanité qui s’exalte aisément, et aussi son fonds de générosité et de sincérité, « un de ces fonds propres à porter le repentir », a très bien dit de lui Chateaubriand.

Admis au collège d’Harcourt en qualité de boursier, grâce à la bonté du principal, M. Asselin, La Harpe y fit de brillantes études, et l’on a conservé ceux de ses discours latins qui obtinrent deux ans de suite le prix d’honneur. Ses ennemis lui ont reproché d’avoir gardé toute sa vie quelque chose de l’outrecuidance d’un empereur de rhétorique. Vers ce temps, le jeune élève, ou qui cessait à peine de l’être, fut accusé d’une action odieuse qu’on a souvent réveillée contre lui : il eut l’imprudence de faire, en société avec quelques-uns de ses camarades, plusieurs couplets contre divers membres du collège d’Harcourt ; mais ce n’était « ni contre ses maîtres ni contre ses bienfaiteurs », assure Boissy d’Anglas : « Cette plaisanterie était l’ouvrage de plusieurs jeunes gens, et M. de La Harpe fut le seul puni parce qu’il était pauvre, sans appui, sans état, sans protecteur, et parce qu’il eut le courage de garder à ses compagnons le secret le plus inviolable. » Ce récit, qui est selon la vraisemblance, réduit cette peccadille de jeunesse à sa juste proportion. Mais que penser d’un régime dans lequel le pauvre jeune homme fut enfermé pour cette faute à Bicêtre d’abord, puis, par grâce spéciale, au For-l’Évêque, où il demeura plusieurs mois ? C’est de sa prison qu’il adressait une certaine Épître à Zélis, qu’on nous donne pour la première en date de ses compositions poétiques ; il finissait en invoquant la nuit pour remède à ses maux et en appelant quelque songe consolateur ;

Ô Zélis, tu ne m’entends pas,
Mais j’oublierai mon infortune
En la pleurant entre tes bras !

La Harpe était galant, et il eut des succès presque autant que des prétentions. Petit de taille et même exigu, « haut comme Ragotin », disait Voltaire, ses ennemis l’avaient surnommé Bébé, en lui appliquant le sobriquet d’un nain du roi Stanislas (j’omets les autres sobriquets de Harpula, Psaltérion, Cithara, qui ne sont que des traductions ou des travestissements de son nom). Mme Suard, qui lui avait voulu du bien dans un temps, a dit de lui : « Il avait une belle tête et d’une expression aimable ; mais sa taille était petite et sans aucune élégance. » Certaine inégalité d’épaule semblait même indiquer une vague intention première de la nature de pousser plus loin l’irrégularité ; mais cette velléité primitive s’était arrêtée à temps. Toute sa personne avait de la roideure, de l’audace, un air de décision et de certitude auquel il manqua toujours quelque chose pour être de l’autorité entière et véritable.

De La Harpe, a-t-on dit, l’impertinent visage
Appelle le soufflet…………………………

Le vers est de Le Brun, le mot est de Piron. Dans le monde on pouvait sourire quand on le voyait arriver d’un air de conquête, « bien poudré, en habit de velours noir, avec sa veste dorée et ses manchettes de filet brodé », dans sa double coquetterie d’homme galant et de bel esprit, comme il était enfin quand il allait faire une de ces cent lectures de son drame de Mélanie, pour lesquelles on se l’arrachait. Les mésaventures et les déchirures qui lui survenaient parfois en chemin (et il en eut beaucoup dans sa vie) faisaient la joie et le régal des médisants, surtout de ses confrères les gens de lettres moins bien traités. Sa faveur eut bien des retours et même des éclipses totales. Il eut ses jours d’émeute, même avant d’être une puissance. Mais lorsque, plus tard, dans sa chaire du Lycée, ayant trouvé sa fonction et sa vraie place, il lisait avec physionomie, avec feu, ses leçons en général judicieuses et élégantes, on s’étonnait de sentir en lui le maître, on le reconnaissait et on l’applaudissait sans effort, sans révolte. Dans son bon temps, durant les premières années de cet enseignement alors tout nouveau, et avant que la déclamation politique s’y fût mêlée, il exerçait sur son auditoire une action puissante et même un charme. Ce La Harpe du Lycée, dans les années 1786-87-88, et les services sans mélange qu’il rendit alors à la raison littéraire et à la culture publique, doivent être toujours présents à ceux qui le jugent, et arrêter les plaisanteries qu’il est trop aisé de répéter quand il s’agit de lui.

Il commença par bien des tâtonnements et des faux pas avant d’atteindre au plein exercice de sa vocation véritable. Destiné à être un critique et un professeur de littérature, il aspirait à être poète. Le genre des héroïdes était en vogue pour le moment ; Colardeau l’avait mis à la mode par son Épître d’Héloïse à Abélard. La Harpe débuta donc par des héroïdes (1759) ; mais il fit précéder les siennes de quelques pages intitulées Essai sur l’héroïde, dans lesquelles, parlant de ses prédécesseurs, il disait de Fontenelle : « M. de Fontenelle, estimable sans doute à bien des égards, a tenté presque tous les genres de poésie parce qu’il n’était né pour aucun. » Ce jugement, et la forme sous laquelle il est exprimé, valent mieux que tous les vers qui suivent.

L’héroïde n’était pour La Harpe qu’un degré pour arriver à la tragédie. Son premier ouvrage dans ce genre fut un succès. Warwick, représenté en novembre 1763, eut une sorte de triomphe que l’auteur ne retrouva jamais depuis. La Harpe n’avait que vingt-quatre ans. En publiant sa pièce, il la fit précéder d’une Lettre à Voltaire, dans laquelle il discourait et discutait même de cet art qui leur était commun, et il le faisait d’un ton de disciple déjà mûr et presque de maître, qui choqua beaucoup dans le temps, mais qui ne fait que nous confirmer les précoces inclinations critiques de La Harpe. Voltaire lui répondit par des éloges. Il disait, et je ne sais s’il le pensait, que le jeune auteur « avait pris un vol d’aigle dans Warwick ». C’est ce vol précisément et ce coup d’aile qui manquait à La Harpe : Il mène son Pégase « au petit pas », disait Le Brun ; il « rampe avec art dans ses timides vers ». Le feu qu’il avait dans sa personne ne se communiquait en rien à sa poésie. Dans sa Lettre à Voltaire, La Harpe se plaignait d’avoir des ennemis : « Il est également triste et inconcevable, disait-il, d’être haï par une foule de personnes qu’on n’a jamais vues. » À quoi Voltaire répliquait : « Il y a eu de tout temps des Frérons dans la littérature ; mais on dit qu’il faut qu’il y ait des chenilles, pour que les rossignols les mangent afin de mieux chanter. » La recette était singulière. La Harpe en usa trop ; il eut trop affaire aux chenilles de la littérature, et il n’en devint pas plus rossignol pour cela, ni plus poète.

D’ailleurs, à cette date, il n’était pas juste encore d’accuser Fréron. Le compte que rendit de Warwick L’Année littéraire se composait surtout de deux lettres adressées au rédacteur, l’une de Dorat et l’autre d’un anonyme, et l’on ne peut dire que La Harpe n’y reçût point une part d’éloges très suffisante. Sur cette prétention que témoignait La Harpe d’être haï d’une foule de personnes, on faisait, dans l’une de ces deux lettres, cette remarque assez spirituelle :

Un jeune petit maître se vante par air d’être aimé de beaucoup de femmes ; les jeunes poètes ont la même vanité, ils se supposent beaucoup d’ennemis. L’amour-propre de M. de La Harpe en sera peut-être mortifié, mais je l’assure qu’il n’a point d’ennemis ; je n’en veux d’autre preuve que le succès de sa tragédie.

La Harpe n’eut point le bon esprit de ne se point choquer des critiques modérées, ni de fermer les yeux sur les injures et les méchants procédés que l’envie oppose à tout succès, à toute célébrité naissante ; et sa vie dès lors se composa de deux parties qui se mêlèrent sans cesse, et dans la confusion desquelles sa dignité d’homme et d’écrivain reçut de cruelles et irréparables blessures. Il engagea une guerre ou plutôt mille petites guerres avec la foule des amours propres des auteurs du temps, se posant comme leur juge et comme leur fléau ; et à la fois il aspira à l’honneur d’un restaurateur du goût et d’un modèle dans ses œuvres et ses productions de poète. Et ici il était tout à fait insuffisant.

Poète, La Harpe mérite peu qu’on le suive et qu’on l’étudie. Il eut dans son temps des succès ou des demi-succès mérités. Pourtant les esprits éclairés d’alors, Grimm, Diderot, les autres esprits aiguisés par la rivalité et par la pratique de l’art, tels que Le Brun, distinguent très bien ses côtés faibles, communs dans leur fade élégance, et nous dénoncent en détail ses défauts que le temps en marchant a confondus aujourd’hui dans un seul, l’insipidité mortelle et l’ennui. Je dis cela de tous les ouvrages de La Harpe en vers, soit qu’ils s’intitulent Warwick ou Mélanie, soit même qu’ils aient, comme dans Philoctète, une intention de goût plus sévère, mais à laquelle la vraie simplicité savante a manqué ; soit que l’auteur se joue d’un air plus léger, et qui vise au gracieux, dans des poèmes tels que Tangu et Félime, genre de poésie dans lequel Voltaire est à la fois, chez nous, le seul maître et le seul supportable ; car on ne peut lire que lui. M. Daunou, qui a composé sur La Harpe un morceau excellent, mais au point de vue strictement classique, se rabat à citer de lui, comme chef d’œuvre dans le genre lyrique, une petite romance fort connue de nos mères : Ô ma tendre musette ! et en cela il me paraît encore se hasarder beaucoup trop.

Voltaire avait adressé une Épître à Horace dont tout le monde sait les derniers vers délicieux ; La Harpe fit la Réponse d’Horace ; mais, en faisant parler l’aimable Romain, il se souvient trop de Linguet, de Maupertuis, de Fréron, de tous ces importuns du jour : il n’a que des idées de métier et de tracasserie littéraire, et le rayon qu’avait eu Voltaire en finissant lui a manqué.

C’est comme journaliste que, dès ses débuts, La Harpe se montre d’abord le plus remarquable, et avec une verve propre qui se produit moins dans son style que dans la suite de sa conduite même et de son zèle. Son goût n’est ni très rare ni très curieux, ni même exquis ; mais, dans son ordre d’idées, ce goût est pur, sain et judicieux ; il est prompt et n’hésite pas. Tel je trouve La Harpe dans la plupart des articles du Mercure qui lui ont valu tant de représailles et de rancunes ; tel dans la Correspondance avec le grand-duc de Russie, où il se donne toute carrière en fait de décisif. Dès qu’on veut entrer à son tour dans ce genre de littérature un peu convenu et circonscrit du xviiie  siècle pour en juger en détail et avec proportion, on ne saurait mieux faire que d’entendre La Harpe ; j’en ai mille fois profité. N’oublions pas qu’une grande partie de l’originalité de ses critiques a péri ; joignons-y toujours la personne même de l’Aristarque qui y faisait commentaire, sa véhémence de geste et de ton, ce qu’il y avait de piquant (et même de choquant) à le voir se retourner sur des amis, des camarades de la veille, du moment qu’il y croyait le bon goût intéressé. Ses articles nous semblent assez froids aujourd’hui ; mais les plaignants et les blessés appelaient cela des satires pleines de fiel, et si on le lui reprochait, comme l’honnête Dorat le fit un jour, il répondait naïvement : « Je ne puis m’en empêcher, cela est plus fort que moi. » Voilà le critique, celui à qui Voltaire n’avait pas besoin de crier Macte animo , comme il fit tant de fois, celui dont il a eu tort de dire que « son courage était égal à son génie », mais égal, et même supérieur à son goût, c’est ce qu’il eût fallu dire. La Harpe, comme tous les vrais critiques destinés à agir en leur temps, tels que Malherbe, Boileau, Samuel Johnson, a eu le courage de ses jugements, il en a eu l’intrépidité et jusqu’à la témérité imprudente, en face de la cohue des petits auteurs offensés. Chabanon nous le montre tout jeune, à l’âge de vingt-sept ans, installé chez Voltaire à Ferney, où il passa toute une année (La Harpe y était avec sa femme, une assez jolie femme, la fille d’un limonadier, qui faisait elle-même des vers et qui jouait la comédie). Eh bien ! La Harpe à Ferney, tout jeune, critiquait Voltaire, relevait ses vers faibles dans les pièces où il jouait un rôle, les lui corrigeait quelquefois sans l’en avertir. Voltaire le plus souvent cédait et criait de sa place, en s’apercevant du changement : « Le petit a raison ; c’est mieux comme cela. » Tel il était jeune à Ferney près de Voltaire, tel près de Chateaubriand à la fin de sa carrière, quand il disait à l’auteur du Génie du christianisme : « Enfermez-vous avec moi pendant quelques matinées, et nous ôterons tous ces défauts qui les font crier, pour n’y laisser que les beautés qui les offensent. » Je tiens à bien marquer en La Harpe cette nature essentielle de critique qui, à travers tous ses écarts, est son titre respectable ; qui fait que Voltaire a pu l’appeler à un certain moment « un jeune homme plein de vertu » (ce que les Latins auraient appelé animosus infans), et qui fait aussi que Chateaubriand l’a défini, « somme toute, un esprit droit, éclairé, impartial au milieu de ses passions, capable de sentir le talent, de l’admirer, de pleurer à de beaux vers ou à une belle action ». J’aime à citer ici ces paroles reconnaissantes et à les opposer à tant d’autres récits moqueurs et dénigrants, parce qu’en effet, malgré bien des fautes et des emportements qui prêtaient au ridicule, j’ai cru sentir un fonds généreux chez La Harpe, et que nul n’a été plus cruellement exposé à la férocité des amours propres, que le sien, du reste, ménageait si peu.

L’année 1778 fut la plus pénible de sa vie d’écrivain, et il faut dire quelque chose des épreuves et tribulations qu’il eut à y supporter. Voltaire venait de mourir à Paris (30 mai), et la foule des petits auteurs, ennemis de La Harpe, n’attendait qu’une occasion pour tomber sur le disciple que la protection du maître ne couvrait plus. La Harpe faisait son métier de critique dans le Mercure, et à la fois il poursuivait péniblement sa carrière dramatique. Sa tragédie des Barmécides était à la veille d’être représentée au Théâtre-Français. Le gouvernement, afin d’éviter les querelles indécentes, avait désiré que les journaux gardassent le silence sur Voltaire, lorsque, cinq semaines environ après sa mort, La Harpe, rendant compte dans le Mercure (5 juillet 1778) des pièces que venait de jouer la Comédie-Française, Tancrède et Bajazet, se permit quelques observations sur cette dernière tragédie, regardée généralement, disait-il, comme l’une des plus faibles de Racine. Il en indiquait les défauts, il en montrait les beautés toutefois, et remarquait que Voltaire, qui s’était essayé sur un sujet à peu près semblable dans Zulime était loin d’avoir réussi à égaler Racine : « C’est donc une terrible entreprise, concluait-il, que de refaire une pièce de Racine, même quand Racine n’a pas très bien fait. »

Que La Harpe, lié comme il était à Voltaire par les liens d’une reconnaissance presque filiale ; à qui Voltaire écrivait : « Mes entrailles paternelles s’émeuvent de tendresse à chacun de vos succès » ; que La Harpe eût pu choisir un autre moment et une autre circonstance pour parler de Voltaire dans cette trêve de silence qui s’observait depuis sa mort, on le conçoit aisément : mais, quand on a lu le judicieux et innocent article dans le Mercure même, on a peine toutefois à comprendre la colère et l’indignation factices qu’il excita au sein de la coterie voltairienne. Une confrérie de moines, troublée dans l’œuvre de canonisation de son saint, n’eût pas été plus outrée et plus intolérante. Condorcet (car il paraît que c’est bien lui), avec cette acrimonie réfléchie qui était un de ses talents, fit insérer dans le Journal de Paris une lettre, dans laquelle l’article était dénoncé à la vindicte des frères et amis et que signa le marquis de Villevieille. La publication de cette lettre, le 10 juillet, tombait juste à la veille de la première représentation des Barmécides qui avait lieu le lendemain. On conçoit le trouble où un tel éclat dut mettre l’âme irritable de La Harpe. Il n’eut que le temps d’écrire une première lettre où se trahit une émotion violente ; il s’excuse, il se justifie ; il a parlé de Voltaire, dit-il, comme il eût parlé d’un classique, d’un ancien ; il a parlé de Zulime comme il eût fait de l’Othon de Corneille, sans prétendre rabaisser le génie du poète lui-même. Il avait mille fois raison, sauf un léger coin de convenance peut-être et d’à-propos, sur lequel il faisait, tout le premier, son mea culpa d’assez bonne grâce. Il était évident que, dans ce cas comme dans bien d’autres, l’instinct du critique, de l’homme qui se sent une idée juste et qui ne résiste pas à la dire, l’avait emporté chez lui sur les considérations secondaires.

Cette querelle, dont je ne fais que signaler l’occasion et le prétexte, ne s’arrêta pas sitôt ; elle eut des suites et des ricochets sans nombre. La Harpe fut obligé de renoncer à la rédaction en chef du Mercure ; il avait eu le tort et s’était donné le ridicule d’y louer lui-même sa propre tragédie des Barmécides. Il était coutumier de ce fait de louange sur ses propres ouvrages. L’irritation où le jeta cette querelle, injuste à l’origine, l’engagea dans une série de disputes et de chamailleries indignes, où il se compromit de plus en plus. Il avait alors trente-neuf ans. Ceux qui ont été habitués dès l’enfance à entendre parler de La Harpe comme d’un oracle, d’un dictateur du goût, et du Quintilien français, seront étonnés de voir à quel degré de discrédit il était tombé à ce moment. Il justifiait ce joli mot de l’abbé de Boismont, son confrère à l’Académie : « Nous aimons tous infiniment M. de La Harpe notre confrère, mais on souffre en vérité de le voir arriver toujours l’oreille déchirée. » L’abbé Maury écrirait cette année même (9 décembre 1778), dans une lettre à Dureau de La Malle, la page suivante sur La Harpe ; elle en dit plus que toutes nos réflexions ; il est impossible de peindre d’une manière plus expressive le décri qui le poursuivait en ce moment, et l’injustice publique soulevée par de pures imprudences, mais dont il faillit demeurer victime :

Il n’est pas vrai, écrit l’abbé Maury, qu’on ait ôté à La Harpe le Mercure ; il n’est plus chargé de la rédaction de ce journal, et on a réduit ses honoraires à mille écus, en bornant son travail à un article de littérature et à la partie des spectacles. Un de ses amis fut arrêté dernièrement en vertu d’un décret des consuls (le Tribunal du commerce). On le conduisait en prison, et il pria les gens du guet de l’accompagner chez M. de La Harpe, son ami, qui le cautionnerait et payerait peut-être les deux mille francs qui avaient donné lieu à ce décret de prise de corps. Il vint, en effet, à neuf heures du matin, et La Harpe se vit entouré de vingt recors 13 qui gardaient toutes les avenues de sa maison. On alla chez le créancier, qui vint recevoir ses deux cents pistoles ; mais la scène dura plus de deux heures, et une bonne âme qui passait dans la rue Saint-Honoré répandit le bruit que La Harpe avait battu sa femme, et qu’une escouade du guet, conduite par le commissaire du quartier, avait rétabli la paix dans le ménage. Cette calomnie a été imprimée et accueillie de tout Paris avec l’intérêt que l’on prend au pauvre diable qui en est l’objet. On n’a jamais été plus cruellement puni d’une bonne action. L’expulsion de l’Académie, le voyage de Londres, etc., n’ont pas de meilleur fondement. Il faut pourtant avouer que la lettre de La Harpe, insérée dans le Courrier de l’Europe du 27 octobre (une lettre d’injures en réponse à d’autres injures), lui a fait un tort irréparable, et lui nuit beaucoup plus que tous les libelles dont il est assailli. C’est une sottise inexcusable, mais il ne veut consulter personne, et, s’il écrit une seule ligne contre ses ennemis, il est perdu sans ressource. Le déchaînement du public est tel, qu’il n’est plus permis à La Harpe d’avoir raison. Je le lui ai dit avec tout le courage et peut-être toute la brutalité de l’amitié : on le bafouera, on lui crachera au visage, on le chassera de l’Académie et de Paris, s’il ne renonce pas absolument au pugilat qui lui a si mal réussi. Je ne lui connais plus, à présent, qu’un seul ennemi, c’est le public en corps qui se réunit en ce seul point, et qui ne veut ni écouter ses apologies ni lire ses ouvrages.

Il y avait pour La Harpe à revenir de bien loin, comme on voit ; il sut en revenir, et il lui fallut pour cela toute son énergie d’esprit et tout son courage. Sept ans sont écoulés : nous sommes au Lycée qui vient de s’ouvrir en 1786, au coin de la rue Saint-Honoré et de la rue de Valois, là même où est aujourd’hui (ô vicissitudes des choses humaines !) l’Estaminet des nations. Le Lycée alors était une fondation à la fois scientifique et littéraire, une élégante Sorbonne à l’usage des gens du monde. La Harpe monte dans sa chaire vers deux heures de l’après-midi. L’élite des jeunes dames, des gens d’esprit et des littérateurs, tout ce qu’il y a de plus brillant à cette florissante époque de Louis XVI, entoure sa chaire. Il s’y assied avec calme, avec assurance, avec dignité. Par son attitude, par son excellent débit de lecture comme par la qualité de sa parole, il justifie bien ce mot de Voltaire : « Vous avez toujours été fait pour le noble et l’élégant, c’est votre caractère. » Nous avons là un La Harpe critique encore, mais non plus polémiste, professeur et non plus journaliste. Pour la première fois en France, l’enseignement tout à fait littéraire commence et se met en frais d’agrément ; pour la première fois, quand on n’est ni frivole, ni érudit, et qu’on cherche une juste et moyenne culture, on voit se dérouler des cadres faciles qui étendent et reposent la vue de l’esprit, même quand le professeur n’a pas réussi complètement à les remplir. Sur l’Antiquité, il ne fait que courir sans doute, il est léger ; pour un homme aussi instruit et dont c’est le métier de l’être, il a des ignorances singulières et des oublis ; il n’en a pas de moins fortes et de moins frappantes à nos yeux sur les époques intermédiaires qu’il franchit rapidement, et où son auditoire ne lui demandait du reste que des esquisses, très suffisantes alors. Mais, à mesure qu’il approche des belles époques de la littérature française, ses jugements se firent et s’affermissent ; le xviie  siècle, en quelques-unes de ses parties et de ses œuvres, n’a jamais été mieux analysé. On n’a jamais mieux parlé de la tragédie de Racine et selon Racine. Entendons-nous bien : ne demandons à La Harpe aucune de ces vues supérieures qui sortent de certaines habitudes et de certaines limites, et qui supposent des comparaisons neuves et étendues. Il y a des régions pour les esprits et les talents : celle de La Harpe, c’était la région moyenne des esprits cultivés de son temps ; et c’est pour s’y être tenu et y avoir rassemblé toutes ses forces, qu’il a si utilement agi et si réellement influé autour de lui. Dès ce temps-là, il n’était pas très rare de trouver de libres et hardis causeurs qui, parlant de La Harpe à propos de son Éloge de Racine, disaient : « L’Éloge de M. de La Harpe manque d’idées et de vues… Un coup d’œil neuf et profond porté sur la tragédie et sur l’art dramatique, voilà part où il fallait honorer la cendre du grand Racine14. » De telles vues, de telles questions, qui allaient jusqu’à Sophocle et à Shakespeare, pouvaient être particulières alors à quelques esprits ; elles eussent excédé la portée d’un auditoire à cette date et encore durant les trente ou trente-cinq années suivantes. Mais, dans son Cours de littérature, en reprenant une à une les pièces de Racine, La Harpe, développe d’heureuses ressources d’analyse, et il fait l’éducation de ses auditeurs. L’ancienne tragédie française (je dis ancienne, parce qu’elle n’existe plus) avait ses règles, ses artifices, ses convenantes, que Racine surtout avait connus et portés à la perfection, et dont il était devenu l’exemplaire accompli La Harpe, après Voltaire, les entendait et les sentait plus que personne, et il est le meilleur guide en effet, du moment qu’on veut entrer dans l’économie même et dans chaque partie de ce genre de composition pathétique et savante. Nous aujourd’hui, même quand nous voyons Phèdre, nous ne sommes guère sensibles qu’aux trois ou quatre grandes scènes et à l’admirable style ; mais l’ordre de la pièce, la suite des scènes intermédiaires, leur arrangement et une foule de détails ne nous arrivent plus ; nous n’y entrons plus complètement. Nous savons trop bien ce que fait ce même arrangement, quand il n’est plus entre les mains de Racine : cette illusion-là est détruite comme tant d’autres. L’admiration pour Racine subsiste à jamais, mais la religion pour le genre de Racine est atteinte, et plus qu’atteinte. Elle était entière du temps de La Harpe, et nul n’a plus que lui contribué à l’environner de raisons justes et lumineuses.

Sur d’autres sujets voisins de Racine, il est incomplet ; il sent peu Molière, et ne fait pas à la grande comédie la part qu’elle mérite. Sur Bossuet, sur Bourdaloue, sur La Rochefoucauld et Retz, on est allé, depuis plus avant que lui : il n’exprime guère sur leur compte que ce qu’une première lecture courante peut suggérer d’impressions et d’idées à un esprit facile, abondant, éloquent en ces matières. N’importe ; il est bon que cette première impression se donne, dût-on ensuite la pousser plus loin ; il est bon de se laisser faire avec lui, d’accueillir et de ressentir ce premier jugement, situé, si je puis dire, dans le vrai milieu de la tradition française ; il est bon en un mot d’avoir passé par La Harpe, même quand on doit bientôt en sortir.

Ce n’est pas un critique curieux et studieusement investigateur que La Harpe, c’est un professeur pur, lucide, animé. Il étend, il développe et il applique les principes de goût de Voltaire ; et sans avoir de son imprévu ni de son piquant, il a quelque chose de son agrément clair, aisé et naturel. Dans l’expression comme dans les idées, il trouve ce qui se présente d’abord et ce qui est à l’usage de tous. Il a l’élégance facile, celle qui, jusqu’à un certain point, s’enseigne ; il n’a pas l’élégance exquise et suprême. Il était excellent pour donner aux esprits une première et générale teinture.

Telle est ma pensée sur les bonnes et saines parties du Cours de littérature. Il arriva à ce cours un grave accident, il fut coupé en deux par la Révolution française. Il en fut extrêmement troublé (bien d’autres choses le furent), et ce trouble s’est accusé par des contradictions flagrantes. On ne saurait s’en étonner, et il convient à ceux qui vivent en des temps plus calmes, mais qui n’ont point su échapper eux-mêmes à quelques contradictions et rétractations littéraires, de montrer pour celles de La Harpe quelque indulgence.

Dans le Cours de littérature, c’est le xviiie  siècle surtout qui a été le théâtre et comme l’arène des luttes et des combats de La Harpe lorsqu’il se convertit un jour et qu’il se retourna contre lui-même. Il avait été très avant dans les idées de la Révolution ; il ne s’était guère arrêté qu’en 93, et lorsqu’il s’était vu averti personnellement par la violence et jeté en prison. Le voile alors tomba de ses yeux, et la violence générale lui apparut dans tout ce qu’elle avait d’odieux et de criminel. L’idée religieuse aussi l’illumina en ce moment comme dans un éclair : il tomba à genoux et il pleura. Cette conversion soudaine de La Harpe, ce qu’elle laissa subsister du vieil homme en lui, ce qu’elle y modifia peut-être par endroits, mériterait toute une étude morale. Jamais converti ne se contraignit moins en apparence dans ses humeurs ni dans son caractère, ni même dans ses sensualités (au moins en ce qui était de la bonne chère). Mais ses animosités surtout n’avaient fait, ce semble, que changer de direction et de sens, en s’exaspérant. Quand il sortit de prison à cinquante-cinq ans, on le vit plus ardent, plus enflammé que jamais, incandescent comme un jeune homme, ou peut-être déjà comme un vieillard. Son cerveau n’avait plus évidemment sa santé parfaite ni son équilibre ; il avait reçu un ébranlement. Sa vanité était continuellement surexcitée, et elle se combinait avec des effusions d’humilité singulières. Il remonta, dès le 31 décembre 1794, dans sa chaire du Lycée, y déclarant une guerre courageuse aux tyrans, à peine abattus et encore menaçants, de la raison, de la morale, des lettres et des arts ; il y invectiva la langue révolutionnaire dans un langage qui s’en ressentait quelque peu à son tour. Il oubliait que dans cette même chaire, environ deux ans auparavant, il avait paru, lui, La Harpe, en bonnet rouge. Cette guerre qu’il déclarait aux oppresseurs politiques de la veille, il ne la poursuivit pas moins dans l’ordre littéraire contre les propagateurs des idées philosophiques, qu’il en était venu à considérer comme les premiers auteurs du mal. Au milieu des excès déclamatoires et qui sentent la réaction, cette seconde moitié du Cours de littérature offre des morceaux pleins de verve et d’une chaude sincérité, et il y subsiste des parties de bon jugement.

Le tort de La Harpe, ce n’est pas d’avoir varié, mais de s’être exprimé dans la disposition nouvelle de son esprit avec la même confiance aveugle et despotique, avec bien plus de confiance encore qu’il n’en avait montré dans sa première forme de pensée. Il n’avait fait qu’abonder de plus en plus et se confirmer chaque jour dans son penchant naturel à imposer à soi et aux autres, quand il parlait, une conviction invariable. Il semblait que l’expérience ne lui eût pas appris « que ce qui nous a paru vrai dans un temps, peut ensuite nous sembler faux dans un autre15 ». Il continua de vivre quelques années dans cette exaltation honorable, mais un peu maladive, dont se ressentent ses derniers écrits, et il mourut le 11 février 1803, à l’âge seulement de soixante-quatre ans.

Avec tous ses défauts et toutes ses imperfections de nature, donnant en mourant la main à Chateaubriand, à Fontanes, à tout ce jeune groupe littéraire en qui était alors l’avenir, il transmit le flambeau vivant de la tradition, et il justifia le premier pronostic de Voltaire à son égard : « Quelque chose qui arrive, je vous regarde comme le restaurateur des belles-lettres. » C’est le mot magnifique, mais juste après tout (si l’on considère l’ensemble du rôle et de l’influence), qu’il faudrait graver sur son tombeau.

Je dirai ici, comme je l’ai dit précédemment à propos du cardinal de Retz : ce n’est là qu’une esquisse et comme un premier article, qui en demanderait un second pour fixer bien des particularités et pour y développer mes jugements.