(1868) Nouveaux lundis. Tome X « Les fondateurs de l’astronomie moderne, par M. Joseph Bertrand de l’académie des sciences. »
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(1868) Nouveaux lundis. Tome X « Les fondateurs de l’astronomie moderne, par M. Joseph Bertrand de l’académie des sciences. »

Les fondateurs de l’astronomie moderne
par M. Joseph Bertrand de l’académie des sciences20.

La pluralité des mondes habités
par M. Camille Flammarion21.

I.

M. Joseph Bertrand, doué par la nature de la faculté mathématique la plus élevée et la plus profonde, à laquelle l’éducation a donné tout son développement, se trouve être de plus un esprit ingénieux, aimable, facile et de lui-même ouvert au goût des lettres. Il a lu, —  ce qui s’appelle lu, — les savants ouvrages des La Place et des La Grange, les mémoires des Clairaut, des d’Alembert, des Poinsot ; il y a ajouté peut-être sur quelques points, et il sait par cœur Voltaire et Alfred de Musset. C’est beaucoup. Aujourd’hui il a essayé dans une suite de notices claires, aisées, agréables, de nous rendre présentes et vivantes les figures des pères et fondateurs de l’astronomie moderne, Copernic, Képler, Galilée, Newton, et de nous donner idée de leurs travaux. Il y a réussi comme eût pu le faire un secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences ; il s’est désigné par avance à ce futur emploi. Nous autres ignorants, nous ne pouvons que le suivre et l’applaudir. Malgré tout l’art et la complaisance qu’y peuvent mettre en effet les plus élevés d’entre les vulgarisateurs, une difficulté réelle qu’impliquent ces notices sur des savants, écrites à l’usage des gens du monde, ne saurait être supprimée ni écartée ; ce point délicat et insurmontable, c’est que, pour celui qui n’a pas étudié la langue mathématique et fait les calculs, l’expression des principales découvertes demeure nécessairement obscure et comme une lettre close. Cela est sensible à qui lit l’Exposition du Système du Monde, de La Place, le modèle du genre : il y a des endroits où on lit des yeux l’énoncé d’une formule que le mathématicien seul comprend : le profane est réduit à l’accepter ; il doit en croire son auteur sur parole et passer outre. Rien de plus humiliant pour l’esprit, et j’avoue que lorsqu’on se voit d’une telle infériorité (fût-on Voltaire ou Gœthe, car il n’y a guère ici de degrés), devant les maîtres de l’analyse, on est tenté de désirer que cette langue des nombres soit une de celles dont l’enseignement devienne obligatoire de bonne heure à toute intelligence digne et capable d’y atteindre. Savoir le latin est bien : savoir la géométrie est pour le moins une marque aussi élevée de culture. C’est dans tous les cas la première condition de tout progrès solide dans la philosophie naturelle. M. Joseph Bertrand voulant écrire pour le public, c’est-à-dire pour la moyenne des gens instruits, a éludé ce genre de difficulté autant que possible : il eût pu trancher davantage et mettre plus en relief et en vedette les résultats scientifiques, sauf au lecteur à ne prendre que ce qu’il en pourrait saisir ; il a mieux aimé accuser moins à nu les côtés sévères pour fondre plus couramment le ton de l’ensemble. Il a réussi. On se fait par moments l’illusion de tout comprendre en le lisant. Les traits biographiques se distribuent, se combinent très heureusement sous sa plume, et il nous guide avec intérêt, sans un instant d’effort ou d’ennui, à travers ces grandes et méditatives existences. Je me permettrai, là où j’en puis juger, d’exprimer parfois un désir et un doute. Par exemple, a-t-il accordé, dans la vie de Galilée, assez d’importance à ce chapitre tant controversé de la persécution et de l’abjuration ? En admettant même, comme il le fait, qu’on en ait usé à Rome envers Galilée avec une indulgence relative, le biographe a-t-il assez insisté sur le sentiment que de telles persécutions, fussent-elles réduites à n’être que d’odieuses tracasseries, méritent d’inspirer ? S’est-il assez préoccupé, même en ne s’en rapportant pas aux apparences, du phénomène moral, je veux dire de la voix publique et de l’indignation grossissante qui a donné lieu à la belle légende, — ici plus belle que la vérité ? Je ne m’explique pas très bien qu’à la fin du même article sur Galilée, et pour nous rendre plus sensible la physionomie scientifique du savant personnage, le peintre biographe soit allé chercher je ne sais quelle combinaison imaginaire des génies d’Ampère et d’Arago : j’ai peine à me représenter ce qui en résulte pour la ressemblance. Dans sa notice, si claire, si animée, si constamment instructive, de Newton, j’aurais aimé que les taches, les faiblesses et petitesses du grand inventeur, tout en étant indiquées au net, fussent moins étalées et mises moins soigneusement en balance avec sa grandeur. De ce que Newton, contrôleur de la monnaie de Londres, a été d’avis qu’on devait pendre un faux monnayeur convaincu de ce crime par-devant le jury, et de ce qu’il n’ait pas donné à l’avance dans l’opinion de Beccaria contre la peine de mort, je ne vois pas ce qu’on en peut conclure par rapport à son génie ou même à son caractère, et il faut bien être de cette date philanthropique de 1865 pour voir là dedans autre chose qu’une opinion des plus ordinaires et des plus simples, des plus commandées à la date et dans la position de Newton. Mais ne soyons pas ingrat nous-même en cherchant à faire quelques objections minutieuses, quelques chicanes insignifiantes à un livre des plus intéressants qui nous annonce un bon écrivain de plus, et qu’un mathématicien du premier ordre était seul en état de dicter à un littérateur distingué, réuni dans le même homme.

II.

Le grand livre du ciel est plus ouvert aujourd’hui que jamais : il l’est jusque dans ses profondeurs ; les télescopes sont partout et vous sollicitent au passage ; on les voit sur les places publiques, sur les ponts, sans même aller les chercher sur les terrasses accessibles et hospitalières de l’Observatoire : le goût du public tourne évidemment à l’astronomie, et je n’en voudrais pour preuve que l’ouvrage de M. Flammarion, intitulé la Pluralité des Mondes habités, qui en est à sa quatrième édition. Ici nous entrons dans un ordre un peu différent de celui de la science pure : nous avons un pied dans l’hypothèse. Mais il y a des hypothèses permises aux savants et qui se font moyennant des inductions scientifiques et naturelles. L’auteur du volume dont il s’agit, M. Flammarion, s’entendrait à merveille à ce genre d’inductions légitimes, s’il ne préférait d’en sortir parfois, et s’il ne se plaisait à y mêler des considérations d’une autre nature. Chez lui, l’imagination et le sentiment entrent volontiers en scène et finissent bientôt par l’emporter : il y a un moment où il laisse la méthode exacte et où il s’abandonne à l’enthousiasme. Le poëte, le prédicateur, l’hiérophante prend feu et l’astronome n’est plus qu’à la suite. Tout en lisant le présent ouvrage où l’ancien élève de l’Observatoire de Paris a réuni, comme en se jouant, toutes les découvertes de la science la plus avancée et les a combinées avec d’autres idées moins précises à l’appui de ses hypothèses, je me suis pris pourtant à rouvrir Fontenelle dans son ingénieux livre de la Pluralité des Mondes, publié en 1686, une année avant que Newton donnât le livre immortel des Principes, et j’ai de nouveau rendu justice à ce philosophe supérieur qui avait sans doute quelques défauts de manière, mais qui voyait si juste et si loin quant à ce qui est du fond des choses. Reportons-nous par la pensée au moment même où l’ouvrage parut, cet ouvrage si neuf, tout rempli et comme émaillé de vues philosophiques et scientifiques élevées, rendues avec piquant, avec imprévu, et se faisant accepter en faisant sourire. On peut aujourd’hui avoir une médiocre estime pour ceux qui, non contents de divulguer la science par des exposés clairs, nets, proportionnés à la classe du public qu’ils se proposent d’instruire, prétendent encore à l’orner, à l’enjoliver, à la rendre gentille, amusante ou plaisante : c’est un assez mauvais genre en effet. Sur cette fin du xviie  siècle, lorsque Fontenelle publia son livre de la Pluralité des Mondes, les conditions d’instruction pour l’immense majorité des esprits étaient très différentes de ce qu’elles sont de nos jours, et il mérite peut-être mieux que des excuses pour avoir piqué l’attention des ignorants, forcé leur paresse, et fait entrer dans leur cerveau quelques idées saines, au lieu des préjugés tout à fait faux et absurdes qui les remplissaient. Aujourd’hui, remarquez-le, les ignorants eux-mêmes en ont fini (la plupart du moins) avec les idées absurdes que l’on se faisait du monde au Moyen-Âge et qui ont duré jusqu’au triomphe des doctrines et des résultats de Copernic, de Galilée, de Descartes, de Newton. Ces résultats dorénavant sont admis de ceux même qui ne s’en rendent pas bien compte : l’homme du peuple qui regarde une éclipse admet volontiers l’explication que lui donne le demi-savant qui la regarde en même temps que lui, et qui lui-même tient pour démontrée la conclusion du profond et vrai savant. L’état mental de la majorité du monde sur ces questions et ces phénomènes est d’accord avec les vraies solutions, bien que tel ou tel individu puisse en être très éloigné pour la complète intelligence ; mais on n’a pas à revenir du tout au tout ; on n’a pas à dissiper des monstres, des chimères, des dragons armés, des préventions ennemies. Du temps de Fontenelle, il en était autrement ; le moment était décisif. Le grand siècle du goût, qui allait finir, n’avait pas été précisément le siècle de la philosophie, de la science et des lumières : il s’agissait, l’heure venue, de les introduire. Les vieilles erreurs avaient fait leur temps pour le petit nombre des esprits éclairés et philosophiques ; pour les autres, les absurdes idées qu’on s’était forgées du monde, de l’univers, subsistaient encore. Elles duraient même chez des esprits bien cultivés, mais d’une culture spéciale et restreinte. Quelle idée Boileau ou Racine, par exemple, se faisaient-ils du monde, du tonnerre, des étoiles, des planètes, etc. ? Je n’oserais essayer de répondre à cette question par respect pour ces beaux génies22. Sans doute ils avaient près d’eux Bossuet, Fénelon, Du Guet, La Bruyère lui-même (chapitre Des Esprits forts), pour leur dispenser quelques-unes de ces vérités physiques à l’état et sous forme de preuves de l’existence de Dieu ; mais c’était là de la science morale toujours, plus encore que de la physique. Fontenelle se présenta donc très à propos en venant expliquer, rendre agréable pour tous et séduisante même, la nouvelle doctrine qui, sauf quelques points particuliers à la théorie cartésienne des tourbillons, était la seule vraie, et dont le premier mérite était de détrôner les fausses et accablantes hypothèses. Pour bien des esprits il substituait une vue claire et nette, presque riante, à un cauchemar effrayant et obscur. En se choisissant pour disciple un esprit de jeune femme, il s’adressait à son meilleur public, c’est-à-dire à des esprits plutôt vides et vacants que déjà occupés par d’opiniâtres erreurs ; il s’adressait à « l’esprit des ignorants qui, disait-il, étaient ses véritables marquises. » Mieux valait avoir affaire à un ignorant certes qu’à un esprit encroûté, entêté de la vieille science. Ainsi Fontenelle, sous cette forme frivole, a rendu, à un moment donné, un notable service à la raison. Mais, ce service une fois rendu, il ne faudrait pas essayer de lui emprunter cette forme qui n’est plus de saison et qui, chez d’autres que lui, ne serait que minauderie et grimace. Au fond, le sujet de Fontenelle n’est autre que celui du livre de M. Flammarion. Qui dit Pluralité des mondes entend Pluralité des mondes habités ou habitables. La thèse de Fontenelle n’est pas autre. Aussi M. Flammarion a rendu justice sur ce point à son illustre devancier, bien qu’il n’ait pas choisi les meilleurs témoins littéraires à son sujet, et qu’il n’ait pas assez reconnu en lui sous les défauts saillants les qualités rares. Il a cru devoir remarquer que le livre de Fontenelle « n’est plus au niveau de la science et de la philosophie » ; ce qui est très vrai, au moins pour la science. Il a cru devoir aussi s’élever contre le ton de légèreté de Fontenelle qui, craignant de se faire des affaires, était homme, on le sait, à n’avoir pas l’air de tenir beaucoup à son opinion, si on le pressait trop, et à en plaisanter même à la rencontre. — « Trahir la vérité ! dit à un endroit la marquise ; vous n’avez point de conscience ! »« Je vous avoue, répond le discret et fin instituteur, que je n’ai pas un grand zèle pour ces vérités-là, et que je les sacrifie volontiers aux moindres commodités de la société. » Ayant à citer cet endroit d’un des Entretiens, M. Flammarion ajoute : « Nous regrettons de dire que l’on sent de temps en temps dans tout Fontenelle des assertions blâmables comme celle-là, qui déparent son récit et en affaiblissent l’autorité. » Entendons-nous bien. Je crois en effet que Fontenelle aurait pu tenir un peu plus à ses pensées ; mais ne le prenons pas trop au pied de la lettre, le sage et prudent philosophe. S’il a l’air de céder si aisément et de se dérober quand il a affaire au peuple, c’est-à-dire aux esprits frivoles, esclaves du préjugé et de l’habitude, c’est qu’il ne veut rien céder du fond et qu’il réserve pour un petit nombre, « pour une petite troupe choisie », l’entière originalité et l’intégrité parfaite de ses pensées. Sans doute il y a quelques dissonances entre la majesté des choses dont il parle et la manière dont il en parle : c’est le défaut. Le tissu de son style est comme une épigramme continuelle, une longue et fine ironie à fleur de peau. Il y a loin de là à la belle et austère simplicité d’un La Place dans l’Exposition du Système du Monde. Quelqu’un a dit qu’il voyait dans Fontenelle un commencement et mieux qu’un commencement de Babinet. C’est encore, si vous le voulez, du Saint-Marc Girardin savant. Il est le premier en France qui ait rendu les résultats de la science clairs, intelligibles, et, qui plus est, aimables, trop aimables même ; car il y a là, je le répète, un certain désaccord de goût. Ce désaccord fit précisément son succès. Sommes-nous bien sûrs nous-mêmes de ne pas sacrifier à d’autres goûts qui ne sont pas ceux de la pure science ? Nous avons changé de forme de bel esprit, voilà tout ; nous aimons l’emphase, le lyrisme ; nous poussons à l’enthousiasme : M. Flammarion y fait appel ; il est orateur à propos des astres ; il prodigue les professions de foi ; il parle de nobles croyances, comme si la noblesse était de quelque chose dans les inductions de la science sévère et dans la calme observation de la nature. Fontenelle, s’il ne conclut pas, s’il paraît se jouer en homme d’esprit et en sage peu entêté de son opinion, reste du moins exactement philosophe. Il se montre en tout et partout ennemi de l’ignorance et de l’illusion ; non pas un ennemi à main armée, mais froid, patient, méprisant dans sa douceur et irréconciliable. Honneur à lui ! Il y a plus de philosophie, en vérité, dans le bout du petit doigt de Fontenelle que dans tous ces gros livres savants, curieux, intéressants, j’en conviens, mais si mélangés, si pétris de doctrines diverses ou contraires, si soumis à la foi et si ambitieux, si flatteurs pour le sens humain et pour les autorités de tout bord, si avides d’accaparer toutes les sortes de public et de recruter toutes les classes de lecteurs. La science a marché, elle avance chaque jour, et ses résultats appartiennent à tous : l’esprit philosophique reste une faculté toute particulière et individuelle ; il est et sera toujours une chose rare. Si quelques rubans fanés ne vous effrayent pas, si une légère odeur de musc ne vous fait pas mal, relisez donc le livre de Fontenelle, même en regard de celui de M. Flammarion. Comme il a l’image heureuse, familière et juste ! Comme à tout moment, par une similitude frappante et lumineuse, il étend la vue et nous fait faire le tour des choses ! Remarquez qu’en telle matière où l’on n’aura sans doute jamais de résultats précis, ce qui importe le plus, c’est d’élever sa pensée et de la tenir ouverte, d’atteindre des aperçus, d’entrevoir les vraisemblances, sans aller retomber et verser dans des crédulités d’un autre genre. C’est ce que fait Fontenelle. Il ouvre des vues, même lorsqu’il a l’air d’être frivole ; il pose à merveille le principe qui doit dominer un tel sujet, où il ne peut y avoir que des degrés de probabilité qui s’éloignent ou se rapprochent plus ou moins de la certitude.

« Je m’en vais renoncer aux habitants des planètes, s’écrie à un moment la trop vive marquise à qui il vient de rappeler la non-certitude absolue des preuves ; car je ne sais plus en quel rang les mettre dans mon esprit, ces habitants ; ils ne sont pas tout à fait certains, ils sont plus que vraisemblables ; cela m’embarrasse trop. » — « Ah ! madame, répliquai-je, ne vous découragez pas. Les horloges les plus communes et les plus grossières marquent les heures ; il n’y a que celles qui sont travaillées avec plus d’art qui marquent les minutes. De même les esprits ordinaires sentent bien la différence d’une simple vraisemblance à une certitude entière, mais il n’y a que les esprits fins qui sentent le plus ou le moins de certitude ou de vraisemblance, et qui en marquent, pour ainsi dire, les minutes par leur sentiment. »

C’est délicat, exquis d’expression comme de vérité. Du premier jour, Fontenelle a donné la mesure de critique qu’il convient d’apporter dans un tel sujet. Je signalerai pourtant un reproche qui lui a été adressé par un écrivain d’une haute autorité morale : « Un caractère distinctif des Entretiens sur la Pluralité des Mondes, a dit M. Vinet, c’est l’absence complète du sentiment religieux : ce sujet magnifique n’a pu fournir à son auteur le moindre mot, le plus léger aperçu de philosophie ou de cosmologie religieuse. Le bon goût seul, ajoute le pieux et affectueux critique, eût dû en introduire quelque chose à la place des puérilités dont l’auteur n’a pas cru pouvoir se dispenser. » Il est vrai que Fontenelle est à cent lieues du Psalmiste et qu’il s’est gardé du Cœli enarrant gloriam Dei comme d’un lieu commun. Son seul tort, philosophe comme il était et ne voulant point simuler ce qu’il ne pensait pas, c’est, par son ton badin, d’avoir semblé souvent parodier la grandeur du sujet. Le vrai sentiment religieux qu’on est en droit de réclamer ici au nom du goût consiste surtout dans le sérieux même de la contemplation et dans le recueillement qu’elle inspire.

III.

On doit des remercîments à M. Flammarion pour avoir rassemblé dans son livre les probabilités astronomiques, géodésiques, naturelles, qui militent en faveur de sa conclusion. La terre n’étant point une exception dans notre système planétaire, rien ne peut forcer à croire qu’elle possède seule ce privilège d’être habitée et que ce ne soit pas une condition commune qu’elle partage, sauf variété, avec les autres planètes, ses compagnes et ses sœurs. Notre globe n’est placé dans le système solaire ni au premier rang (tant s’en faut !) des corps célestes, ni tout à fait au dernier. Que ce soit ou non une faveur, il y en a de plus voisins du soleil, il y en a de beaucoup plus éloignés ; il en est de moins gros, de plus légers en poids, il en est de beaucoup plus considérables : la condition de notre terre, de quelque côté qu’on la considère dans cet ensemble, est proprement la médiocrité. Nous occupons une sorte de juste milieu, qui nous laisse voir de plus petits que nous, mais qui nous en montre aussi de bien plus grands, supérieurs sans doute à plus d’un autre titre encore que le poids et le volume. Enfin, M. Flammarion a toute raison de considérer comme établi que « la terre n’a aucune prééminence marquée dans le système solaire, de manière à être le seul monde habité », et que, « astronomiquement parlant, les autres planètes sont disposées aussi bien qu’elle au séjour de la vie. » Jusqu’ici on est entièrement de son avis, et il ne tire aucune conclusion que celles que l’analogie, la probabilité scientifique indiquent et suggèrent. Il est dans le vrai encore et dans la ligne de la science lorsque, rappelant combien les conditions de la vie ont varié sur cette terre depuis la première apparition des êtres organisés et des espèces vivantes, il ajoute qu’il n’y a pas lieu de les circonscrire, de les limiter à une seule sphère, et que cette différence de conditions et de formes qui a éclaté successivement (comme la géologie l’atteste) sur notre globe terrestre, peut varier et se diversifier à plus forte raison de globe à globe, de planète à planète. La puissance productive de la vie peut se concevoir comme infinie et universelle. Mais ici on est bien près de perdre terre, et M. Flammarion en effet franchit l’intervalle en introduisant des considérations de causes finales qui n’appartiennent plus à la philosophie naturelle et qui relèvent de la métaphysique ou de l’ontologie. A partir de cet endroit l’auteur, l’orateur éloquent qui plaide pour sa cause, combine et entrelace sans scrupule et avec beaucoup d’habileté les deux ordres de raisonnement, les possibilités indiquées par la science, les désirs conçus par le cœur, les conceptions imaginées par la philosophie. Non content de conjecturer qu’il y a des êtres vivants dans les planètes, il veut savoir que ce sont des hommes, des espèces d’humanités ; il veut en venir à deviner, à pénétrer le mode de penser et de sentir, sur quelques points essentiels, de ces humanités si diverses et sans doute fort disparates. Il consent à reconnaître que « les hommes des autres mondes diffèrent de nous tant dans leur organisation intime que dans leur type physique extérieur » ; mais ce n’est là qu’une manière de concession : il croit pouvoir, d’ailleurs, assigner à ces types humains, certaines règles, certaines lois intellectuelles et morales qui leur sont communes avec nous. Il va plus loin, il jette le câble électrique, il établit la chaîne :

« Qui nous dit que ces mondes et leurs humanités ne forment pas dans leur ensemble une série, une unité hiérarchique, depuis les mondes où la somme des conditions heureuses d’habitabilité est la plus petite jusqu’à ceux où la nature entière brille à l’apogée de sa splendeur et de sa gloire ? Qui nous dit que la grande Humanité collective n’est pas formée par une suite non interrompue d’humanités individuelles, assises à tous les degrés de l’échelle de la perfection ? »

Cette idée une fois posée à l’état de question, il s’en empare, il la presse et la développe. Pour lui, il n’hésite pas à le proclamer, « l’ordre préside au cosmos des intelligences et au cosmos des corps ; le monde intellectuel et le monde physique forment une unité absolue ; l’ensemble des humanités sidérales forme une série progressive d’êtres pensants, depuis les intelligences d’en bas, à peine sorties des langes de la matière, jusqu’aux divines puissances qui peuvent contempler Dieu dans sa gloire et comprendre ses œuvres les plus sublimes. » C’est ainsi que tout s’explique en s’harmonisant. Dès ce moment, ce n’est plus à un traité populaire d’astronomie que nous avons affaire chez M. Flammarion, c’est à un livre de philosophie transcendante et quasi de théologie. Bernardin de Saint-Pierre est dépassé dans ses rêves d’harmonie céleste : Jean Reynaud est devenu le prophète et le saint Jean-Baptiste du système dont M. Flammarion est l’évangéliste mystique et le saint Jean de Patmos. « Les humanités des autres mondes et l’humanité de la terre sont une seule humanité. L’homme est le citoyen du ciel… » Le dernier chapitre est tout en hymnes et en apostrophes :

« Oh ! maintenant je vous aime, rayonnantes Pléiades ; je vous aime, ravissantes Etoiles ; je vous aime comme le pèlerin aime les villes de son pèlerinage, comme il aime l’autel où tendent ses vœux, et où il déposera un jour le baiser de ses aspirations les plus chères !… Vous êtes venues à nous, ô blondes filles du ciel ! vous avez répandu sur nos têtes l’inspiration que les Muses d’un autre temps ne peuvent plus nous donner… »

Le spectacle de la nuit, ainsi conçu, est entièrement transfiguré. Au lieu de mondes silencieux et d’étoiles, étrangères à nous et qui nous écrasent, ce ne sont que des demeures différentes qui s’étagent à nos yeux dans la maison de notre Père. L’Humanité collective et solidaire y apparaît rangée comme en amphithéâtre, ou plutôt échelonnée dans des stations successives et de plus en plus avancées ; mais laissons parler ou chanter l’auteur.

« Les êtres inconnus qui habitent tous ces mondes de l’espace, ce sont des hommes partageant une destinée semblable à la nôtre. Et ces hommes ne nous sont point étrangers : nous les avons connus ou nous devons les connaître un jour, ils sont de notre immense famille humaine ; ils appartiennent à notre humanité. Ô mages de l’éternelle vérité, apôtres du sacrifice, pères de la sagesse, toi, Socrate, qui pris la ciguë, toi, son élève, ô Platon, — vous, Phidias et Praxitèle, sculpteurs de la beauté, — vous, disciples de l’Évangile, Jean, Paul, Augustin, — vous, apôtres de la science, Galilée, Képler, Newton, Descartes, Pascal, — et vous Raphaël et Michel-Ange, dont les conceptions resteront toujours nos modèles, — et vous, chantres divins, Hésiode, Dante, Milton, Racine ; Pergolèse, Mozart, Beethoven, seriez-vous donc maintenant immobilisés dans un paradis imaginaire ; auriez-vous changé de nature ; ne seriez-vous plus les hommes que nous avons connus et admirés, et dormiriez-vous maintenant, véritables momies, éternellement assis à votre place dernière ? Non, l’immortalité ne serait qu’une ombre sans l’activité… C’est la vie éternelle que nous voulons, et non la mort éternelle. »

Nous apprécions certes, nous admirons même l’esprit ingénieux, inventif, le talent littéraire, la fertilité spéculative, qui ont fait trouver à M. Flammarion toutes ces considérations et ces visées éloquentes dont est remplie la seconde partie de son livre. Mais nous, simples hommes, que le surnaturel étonne toujours, nous lui demandons la permission d’hésiter et de douter un peu devant cette révélation nouvelle qu’il nous propose. Déjà, du reste, elle a porté ses fruits ; elle a trouvé, comme on pouvait s’y attendre, des esprits tout préparés, et dans un livre également curieux, mais de plus en plus conjectural et tout à fait aventuré dans ses conclusions23, un autre homme d’esprit, M. André Pezzani, s’emparant des effusions ou des saillies de M. Flammarion comme de résultats acquis et positifs, s’est embarqué dans une théorie, que dis-je ? dans une religion complète ; il déclare que, grâce à M. Flammarion accepté désormais sans réserve, mais déjà dépassé, la fusion qu’on n’avait qu’entrevue jusqu’ici entre la science et la métaphysique, est enfin opérée : partant de là et y ajoutant ses propres concepts, M. Pezzani n’hésite pas à affirmer que le vrai christianisme n’a pas à se soucier de cette pluralité des mondes ; qu’il n’en saurait être compromis ; que la venue du Messie n’est point d’ailleurs bornée nécessairement à notre terre ; qu’elle n’est qu’un cas particulier d’une loi divine plus générale. « En effet, dit-il, Dieu intervient partout par ses Messies, ses précurseurs, ses prophètes, ses missionnaires, incarnés ou spirituels, dans les mondes supérieurs aussi bien que dans les intermédiaires et les inférieurs. » M. Pezzani sait, de science certaine, tout cela. Et moi, en voyant cet enchaînement, ce renchérissement de conclusions toutes plus extraordinaires les unes que les autres, cette série d’hypothèses échafaudées, je ne puis m’empêcher de dire : Oh ! que l’esprit de l’homme est donc faible ! il ne peut se résigner à savoir à demi et à ignorer. L’illusion, chassée d’un côté, reparaît de l’autre et se reproduit sans cesse. L’imagination se retourne ; on a beau lui barrer et lui interdire le chemin, il lui repousse aussitôt des ailes pour revoler à ses chimères. L’homme ne consent pas à être humilié longtemps ; il est prompt à accueillir de nouveau ce qui le flatte, et à croire selon qu’il désire ou qu’il espère. Était-ce donc la peine, ô savants auteurs et pères de l’astronomie moderne, de tant observer, de tant calculer, de ne rien laisser à l’hypothèse ? Travaillez donc, Copernic, Galilée, Newton, La Place, veillez vos longues veilles, suivez jusqu’au bout la méthode expérimentale ou l’analyse rigoureuse, et tous vos travaux qui ont fait de l’astronomie la plus digne et la plus parfaite des sciences vont derechef servir de support et comme de trépied à des rêveries néoplatoniciennes renouvelées, à des extases. Le mot n’est pas trop fort. Que nous sommes loin du demi-sourire sous lequel Fontenelle insinuait les questions ! La science a fait bien des progrès depuis lui : la philosophie en a-t-elle réellement fait autant qu’on le dit et qu’elle s’en vante ? Non, je n’accepterai point l’alternative où prétend me placer M. Flammarion, d’en passer par son hypothèse ou de ne voir dans l’univers qu’une immense « lanterne magique », un spectacle de marionnettes en grand : toute ma conscience intellectuelle se soulève contre un pareil dilemme dans lequel le jeune astronome, enivré de sa thèse, voudrait m’enfermer. Pour moi, quand je suis seul à contempler ces millions de mondes, cette ordonnance merveilleuse, connue dans de certaines limites et pressentie par-delà ou ignorée, il me semble que je n’ai pas besoin d’amasser tant d’autorités, tant de noms propres ou d’idées accessoires au service de mes rêves ; et tout en concevant qu’il y a autant de manières de sentir, d’être affecté et d’adorer, qu’il y a d’intelligences et de regards, je crois qu’il en est une non moins légitime, et je ne la cherche que dans cette contemplation même et dans ce qu’elle a d’auguste. N’y a-t-il donc pas un milieu, ô homme, entre l’effroi et le vertige de Pascal, et cette expansion, cette chaleur tout humaine, tout intéressée, qui fait qu’on se cherche et qu’on se retrouve partout ? Ô homme, ne parviendras-tu donc jamais à te détacher de toi ? Ne sauras-tu consentir à rester à ta place ? Pourquoi aller donner de la tête contre les mondes ? Apaisons, éteignons, s’il se peut, en leur présence, nos velléités, nos agitations sublunaires : dans notre parcelle éthérée, effaçons-nous, soyons une fois le parfait miroir, le pur esprit. Certes, plus l’homme comprend ces lois merveilleuses de l’univers, et plus aussi il se rend digne de la condition humaine la plus élevée, telle que l’ont faite les sciences et le sublime effort de quelques-uns ; plus l’homme approche d’un Pythagore ou d’un Archimède, d’un Newton ou d’un La Place, et plus il doit ressentir une joie plénière devant des lois de plus en plus approfondies ou conjecturées ; mais, même à des degrés infiniment moindres, il lui est loisible encore de participer à ces nobles « délices des êtres pensants ». Jeunes, la poésie nous ravit ; les Étoiles de Lamartine, ces fleurs du ciel dont le lis est jaloux , suffisent à peine à symboliser nos imaginations, nos visions d’amour et de tendresse : à l’âge où le sang se refroidit dans les veines, il est doux, d’une douceur sévère, de connaître par leurs noms, d’épeler quelques-uns des astres qui roulent sur nos têtes, de distinguer ceux qui errent véritablement de ceux qui sont fixes par rapport à nous, de s’orienter, de se démêler à travers les cercles brillants ou les traînées lumineuses, de soupçonner dans ces abîmes d’en haut, dans ces profondeurs étincelantes où nous sommes plongés, tout ce qui peut se produire à l’infini d’étranger à nous, de différent de nous ; de ramener nos passions, nos désirs, nos gloires à ce qu’elles sont, de se dire le peu qu’on est, mais de sentir aussi que ce peu a réfléchi un moment, la puissance créatrice universelle, éternelle, — l’infini presque ou du moins l’incommensurable et l’immense24.