La banqueroute du préraphaélisme
En parcourant, l’an dernier, avec quelques amis, la section de peinture d’une exposition internationale, je fus frappé, comme eux, de la médiocrité des œuvres anglaises. Quelques-unes d’entre elles, étaient pourtant signées de noms illustres, tels ceux de Burne-Jones, de Watts, de Leighton, de Alma Taderna. Une impression de platitude, d’artifice et de froideur se dégageait de cet ensemble d’œuvres propres et fades, sans originalité, sans fantaisie, sans accent.
Bien qu’une partie des peintres représentés à cette Exposition ne se rattachât pas au groupe dit préraphaélite, l’incontestable médiocrité de cette petite salle anglaise me parut un indice de la décadence de cette école d’art à la renommée retentissante, dont il ne me parut pas impossible dès lors, de prévoir la banqueroute prochaine. Le sentiment de ce déclin fut d’autant plus net et fort en moi, qu’une impression semblablement désolante m’avait déjà envahi au Salon du Champ-de-Mars de 1896, à Paris, devant un Burne-Jones, qui synthétisait en quelque sorte la décadence inéluctable de l’art préraphaélite.
Que signifiait donc cette double constatation ? L’arbre aux fleurs merveilleuses et capiteuses était-il victime de quelque mystérieux ver rongeur, pour se dessécher ainsi ? Telle fut la question que je me posai, et aussitôt le désir me vint de rechercher les causes de cette décadence et par suite l’origine de ce mouvement d’art.
Deux livres récents26 viennent d’y intéresser le public français. Il n’est donc point sans intérêt, en dehors même du milieu qui l’a vu naître et s’épanouir, d’en scruter les dessous.
I
Pour celui qui considère d’un œil attentif les origines mêmes de cette peinture intellectuelle et mystique, il n’est pas douteux qu’elles recèlent les germes morbides qui envahiront plus tard tout son organisme.
Que furent ses premiers initiateurs, les Holman Hunt et les Rossetti ? De purs mystiques, hantés par un idéal du passé, imprégnés de l’esprit chrétien, des êtres de rêve, séparés de la nature et de la vie par une barrière de préjugés. Voilà ce qu’il importe de connaître avant tout, pour que l’âme même du préraphaélisme apparaisse sous son véritable jour, c’est-à-dire comme, un art d’anti-réalité. Il faut voir Rossetti, italien d’origine et fortement incliné vers le catholicisme, s’abîmer dans le mysticisme dantesque, Holman Hunt ne vivre que par le Christ et passer en Terre Sainte de longues années, tel autre membre de la « Confrérie », Collinson, se réfugier au cloître, pour comprendre qu’elles pouvaient être les espérances et la vie intime de ce petit groupe.
Le spectacle de ces artistes, rêvant de renouveler l’art anglais et l’engageant à cette fin dans la plus funeste des voies, n’est pas sans provoquer l’étonnement et la tristesse. Comment ces jeunes hommes pleins d’ardeur, en révolte généreuse contre la plate médiocrité de l’art académique, ne se tournèrent-ils pas résolument, d’un cœur libre, vers la réalité du monde ouvert devant eux ? A cette question il n’y a pas de réponse. Enregistrer le fait, c’est mettre en lumière l’erreur capitale du préraphaélisme.
Il existe encore pour nous un autre motif d’étonnement à constater cette singulière méprise des novateurs : c’est qu’ils eurent pour principal auxiliaire et pour guide intellectuel, le vivant et robuste John Ruskin, dont le naturisme puissant semble en contradiction flagrante avec l’esprit chrétien de la « Confrérie ». Bien qu’il partage quelques-uns des sentiments dont les Préraphaélites étaient imbus, il diffère profondément d’eux tous par son éclatant réalisme. Possédant une imagination et une langue d’une richesse extraordinaire, une sensibilisé et une originalité exceptionnelles, observateur et psychologue de premier ordre, d’une activité, d’une universalité étonnante, le moindre spectacle de nature le fait vibrer tout entier. L’air, la couleur, l’eau, le roc, la fleur, la montagne, aspirés par son regard jusqu’à son être intime, allument en lui un enthousiasme qui déborde en accents d’un panthéisme grandiose. « Creusons sous son réalisme, et qu’y trouvons nous ? dit l’un de ses critiques27. Le sentiment intense et profondément juste qu’un art vivant et large, large comme la nature, et comme l’homme, ne peut avoir sa source que dans une sympathie universelle, dans cette disposition qui est comme le génie d’aimer, de nous intéresser à tout, de découvrir à force de nous oublier, la beauté et le côté frappant de chaque chose ». Ruskin en effet est surtout grand en ceci, qu’il restitue aux plus simples aspects du monde, l’éternelle beauté que méconnaît l’artiste vulgaire. L’univers entier est pour lui un motif de joie, d’amour et d’étude. « Celui qui se renferme en lui-même, ajoute la même critique, pour rêver d’après ses goûts des types de perfection idéale… n’est certainement pas l’homme qui sait le mieux… tirer des campagnes et des buissons qui entourent sa demeure le contentement et les inspirations qu’ils pourraient fournir, — et ce n’est pas lui non plus qui sera le plus grand artiste. »
Ceci nous montre tout ce qui sépare la riche émotivité de Ruskin, l’homme qui « découvre le côté frappant de chaque chose », de la sèche artificialité des Préraphaélites, de Rossetti et de Burne-Jones notamment, « rêvant d’après leur goût des types de perfection idéale ». En dix lignes descriptives au cours de son enseignement esthétique, Ruskin sait enfermer plus de beauté que n’en reflète le préraphaélisme tout entier en une centaine de toiles. Quelques graves que soient nos réserves à son endroit, il n’en est pas moins vrai qu’il a fait preuve d’une compréhension de la nature souvent grandiose, presque toujours chaude et réaliste, et qu’il dépasse, à notre avis, sans conteste ; toute l’école dont il prépara et glorifia les œuvres et les idées.
Nous dirons même plus. En vérité il a été trahi par les peintres. Un critique récent28 n’a pas craint de l’affirmer : « L’esthétisme dont se réclament tant de colères intransigeantes ; préraphaélites et autres, et qui, évidemment ne comprennent rien à la pensée de leur maître, le grand loyal, candide et subtil Ruskin…. Toute la force de son enseignement et de son exemple a été perdue pour eux. Le souffle puissant qui soulève telles de ses pages, dont les mots frémissent comme secoués par le vent et caressés par la lumière, n’a point animé leurs toiles laborieuses, aux vaines subtilités. L’univers vivant qu’il entrevoit et qu’il reflète s’est glacé devant leurs regards attentifs mais sans passion. Imprégnez-vous de ces quelques lignes de l’esthéticien, prises au hasard : « Ces caractères de Beauté que Dieu a mis dans notre nature d’aimer, il les a imprimés sur les formes qui, dans le monde de chaque jour, sont les plus familières aux yeux des hommes…. Oui, seulement un coteau et un enfoncement d’eau calme, et une exhalaison de brume et un rayon de soleil. Les plus simples des choses, les plus banales, les plus chères choses que vous pouvez voir chaque soir d’été le long de mille milliers de cours d’eau parmi les collines basses de vos vieilles contrées familiales. Aimez-le et voyez-les avec droiture ! L’Amazone et l’Indus, les Andes et le Caucase ne peuvent rien nous donner de plus29 ». Comparez l’impression qui jaillit pour vous de cette chaude et directe notation, avec celle que vous ressentez devant telle œuvre fameuse du préraphaélisme, la Beata Beatrix de Rossetti, ou l’Amour dans les ruines de Burne-Jones, et vous éprouverez la sensation de passer brusquement du plein jour et du plein air aux ténèbres et à l’oppression d’un rêve, je dirais presque d’un cauchemar. Vous avouerez que ces derniers n’ont pas su entendre « l’appel de toute la nature inférieure aux cœurs des hommes, l’appel du rocher, de la vague, de l’herbe, comme une part de la vie nécessaire de leurs âmes. »30. Ils ont préféré leur idéal mystique à l’immense variété de la réelle nature. A l’avenir — et peut-être même au présent — de juger s’ils ont eu tort ou raison. Pour nous, la question n’est pas douteuse.
Si nous voulions prouver expérimentalement notre opinion à cet égard, il nous serait facile de montrer ce que sont devenus, dans l’application préraphaélite, quelques-uns des préceptes les plus importants et les plus absolus de Ruskin ; nous nous bornerons à un seul exemple, assez général et assez frappant pour témoigner de la singulière transmutation d’une pensée saine en des œuvres chlorotiques. Ruskin avait dit, en 1843, au début de son œuvre : « Ils (les artistes) doivent aller à la nature en toute simplicité du cœur et marcher avec elle, obstinés et fidèles, n’ayant qu’une idée : pénétrer sa signification et rappeler son enseignement sans rien rejeter sans rien mépriser, sans rien choisir. »31
Quel enseignement plus haut et plus simple put jamais être donné ? N’est-ce pas là un axiome de vérité éternelle, bien que toujours méconnu ? Jetez les yeux sur telle œuvre de Burne-Jones ou de Watts32 et voyez si l’un ou l’autre de ces artistes semble avoir, un seul instant, possédé la notion de ce que peut valoir l’atmosphère dans une œuvre d’art, de ce que signifient la lumière et la couleur, un être vivant au plein air, un visage humain, de ce qu’est en un mot la vie dans son essence et sa réalité, dans sa multiple et permanente expression. Je le répète, le préraphaélisme n’a cessé de violer la nature, d’en transgresser les lois les plus élémentaires, de s’en détourner dédaigneusement, perdu à l’écart dans son rêve ascétique.
Il nous paraît profondément ironique d’entendre la critique, sur la foi des mots et des affirmations trompeuses, assimiler le préraphaélisme à un retour à la nature en art.
Ruskin prêchait, il est vrai, un retour sincère et réel à la nature et à la vérité ; et les peintres dont il se fit le champion passèrent pour mettre en pratique sa théorie toute entière. C’est de cette assimilation fausse que naquit la singulière opinion qui attribue au mouvement préraphaélite les caractères d’un retour à la nature. Il est permis de se demander dans ce cas à quelle nature peuvent bien faire allusion les auteurs de ce singulier jugement ; à une nature, sans doute, où l’air ne vibre pas, où les êtres se développent dans l’atmosphère d’un souterrain, où les regards imprégnés de lassitude sont tournés au dedans, où les mille aspects des choses, en un mot, sont contraire à la réalité, à ce que nous voyons et sentons. Celle que nous connaissons nous apparaît tout autre.
Je crois qu’en assimilant Ruskin au préraphaélisme, on commet une grave erreur aux dépens de l’esthéticien-philosophe. Malgré de profondes lacunes dans sa conception de l’univers et de la beauté, malgré ses puérilités, ses faiblesses, malgré sa compréhension notoirement insuffisante du monde moderne, malgré l’étonnante erreur qu’il a commise, Ruskin est à beaucoup d’égards un réaliste ; et malgré leur prétendu souci exclusif de la nature, malgré leur juvénile ardeur et leur enthousiasme, malgré leur amour sincère de l’art et leur austère labeur, les peintres préraphaélites sont, à presque tous les points de vue, des idéalistes. Par réaliste, j’entends, dans un sens large, celui qui, ne méprisant aucun fragment, aucun aspect de la nature, en respectant la vie réelle des choses, de la communion même de ce monde extérieur avec son être propre, fait jaillir une expression vivante. Par idéaliste, je désigne celui qui, détournant son regard des choses et des êtres du monde extérieur, du monde sensuel qui nous enveloppe en un perpétuel contact, ne daigne employer les formes de la nature qu’à l’expression de ses conceptions intellectuelles.
L’art qui se rattache à la première de ces conceptions est un art de vérité, celui qui se rattache à la seconde, un art d’illusion.
II
Ruskin est incontestablement un vigoureux esprit. En dépit de sa puissante nature, il a commis une erreur gigantesque dont l’ensemble de sa doctrine demeure vicié. Il y a dans son œuvre à côté de l’élément véridique et fécond un autre élément funeste et mensonger. C’est à ce dernier qu’ont adhéré les préraphaélites.
Quelle put être cette colossale méprise de la part d’un tel esprit ? La voici : Toute la pensée de Ruskin, tous ses efforts, toute sa doctrine, son idéal esthétique et social sont orientés vers le passé.
L’avenir, tel qu’il est possible de le concevoir ou, du moins, de le conjecturer, lui est nettement odieux. Pour lui le retour en arrière à des âges abolis, c’est le progrès, le seul bonheur que l’on doive souhaiter à la terre ; et il déploie pour soutenir la plus insoutenable des thèses la même énergie avec laquelle nous l’avons vu pénétrer le monde extérieur. Ruskin, comme la très bien noté M. J. Milsand, est « un chaos intérieur de vitalités désordonnées et de déraison indomptable. » Les pratiques du monde moderne la science, le machinisme, l’industrie, le mouvement des villes monstrueuses lui apparaissent comme autant de maléfices. Le spectacle de ce monde, en dehors de la nature sauvage, des musées ou des édifices anciens lui répugne. Il n’y voit que hideur et barbarie. La formidable agitation de toute notre humanité en travail ne lui apparaît que comme un cauchemar en pleines ténèbres. Non seulement l’action puissante de nos sociétés modernes ne signifie rien à ses yeux pour la grandeur ou la beauté d’un monde futur, mais l’impiété lui paraît régner sans conteste sur les hommes de son temps.
La raison de ce farouche ostracisme, c’est que son idéal est fait d’ingénuité. L’innocence et la candeur résument pour lui toute la beauté humaine. C’est pourquoi il se tourne, en art, vers les « Primitifs », vers les simples et les ignorants. Le « Beati pauperes spiritus » serait sorti de ses lèvres, s’il n’avait été prononcé par Jésus. Ces trois mots résument sa croyance. La science, le calcul, l’étude de l’anatomie et de la biologie marquent pour lui la décadence de l’art. La science est pour lui maudite et c’est elle qui souilla les œuvres des maîtres de la Renaissance, des Vinci et des Michel-Ange. Étrange souillure !… L’art n’a besoin que d’un cœur pur, que d’amour et de respect ; les curiosités de l’intelligence sont impies et ne peuvent qu’amener sa déchéance. Son idéal d’humanité est un idéal de Christ ou de Saint-François d’Assise ; l’évangélisme de Tolstoï est apparenté à sa doctrine. « L’idéal d’aujourd’hui, c’est peut-être simplement un souvenir des réalités d’autrefois… » dit M. Robert de la Sizeranne, commentant la pensée esthétique de Ruskin. Et telle est sans doute la racine de l’erreur colossale qu’a commise celui-ci.
On comprend que cette étrange déviation mentale ait influé sur son esthétique. Notre monde ne peut plus s’en nourrir, ayant entrevu d’autres horizons et pressenti d’autres vérités. Se résigner à ne voir la nature que d’un œil ingénu, c’est quelque chose. Mais l’embrasser de tout son être, avec passion, avec le cœur et l’intelligence, avec la volonté et le regard, sensuellement, cordialement, c’est mieux. Quelques-uns des principes de Ruskin sont d’une incontestable fausseté ; par exemple, celui-ci : « Le meilleur tableau, écrit-il33, est celui qui renferme le plus d’idées et les idées les plus hautes » A quoi il ajoute comme commentaire, que « les plus hautes idées sont celles qui tiennent le moins à la forme qui les revêt, et que la dignité d’une peinture, comme l’honneur dont elle est digne, s’élèvent exactement dans la même mesure où les conceptions qu’elle traduit en images sont indépendantes de la langue des images. » Rien n’est plus funeste, à mon sens, que ce principe dualiste qui, s’il était observé, empoisonnerait l’art entier. Ruskin ne semble pas comprendre qu’une forme réellement belle renferme, du fait même de sa beauté, le sentiment et la pensée, et que vouloir mettre dans la nature une idée indépendante d’elle, c’est l’amoindrir en la falsifiant. Les choses sont belles et grandes par elles-mêmes, et l’intellectualité la plus profonde, n’empêchera jamais une œuvre d’être mauvaise, si la réalité se trouve trahie. Un légume vigoureusement interprété sera toujours supérieur à un mauvais Christ, quelque soit la noblesse de l’intention.
La pensée de Ruskin va à rencontre du monde moderne. En nous proposant comme modèles les Giotto et les Angelico, il a prouvé que l’énorme et capitale nouveauté de la peinture moderne, insoupçonnée du plus génial des Primitifs, demeurait lettre morte pour lui. Il a pris les Lois de Fiesole pour les règles éternelles de l’art, et celui qui a décrit l’atmosphère en des pages si merveilleuses, n’a pas senti que son introduction dans la vieille et lourde peinture l’avait bouleversée de fond en comble. Il n’a pas compris dès lors qu’un art nouveau était en train de naître ; et sa merveilleuse sensibilité, sa nature puissante se sont égarées à la défense de théories rétrogrades et d’opinions abolies. Il est déplorable pour ce siècle et pour les siècles qu’une aussi riche nature, qu’un aussi noble esprit ait fait fausse route.
Tout ce qui s’oriente vers le passé est mort-né : aussi, son rêve, sans rapport avec la réalité présente, demeure-t-il infécond. La position de Ruskin vis-à-vis de l’ensemble du monde moderne, loin d’être une participation joyeuse, est une âpre réprobation ; sa haine seule du machinisme, de l’architecture de fer, provient d’une puérile méconnaissance des lois de l’évolution humaine. Son rêve d’esthéticien lui a voilé l’ensemble du monde. Il a manqué d’humanité, et dès lors sa conception esthétique se hâte vers le déclin. Sa réaction naïve, son rêve de « Primitif » sont emportés dans les remous violents du monde moderne et nous pouvons conclure que l’idéal Ruskinien est en majeure partie l’opposé de tout ce que nous entrevoyons pour l’avenir.
Semblable a été l’erreur des peintres préraphaélites et de tous ceux qui, de près ou de loin, se rattachent au mouvement de l’art mystique anglais. Je comprends que l’audace juvénile de ces artistes, la nouveauté de leurs moyens d’exécution, leur sincère ardeur, la nouveauté et l’élévation des sujets auxquels ils s’attachèrent, la fraîcheur du coloris de quelques-uns d’entre eux vis-à-vis du morne poncif académique, aient pu faire illusion et donner l’espoir d’une vigoureuse renaissance. Mais si l’on regarde de près, cette illusion s’efface et cette renaissance se transforme en déclin. L’école qui semble au début basée sur la scrupuleuse recherche de la vérité — uncompromising truth — aboutit en réalité à un rêve d’artiste mystique conçu en dehors de toute réalité. L’idéal chrétien ou un idéal dérivé du christianisme l’a trop accaparée ; et l’art chrétien ne peut plus être autre chose qu’un anachronisme. Malgré les études patientes de ces artistes devant la nature, leur esprit était faussé a priori. Ils ne sont pas venus devant elle avec le désir ardent de la surprendre dans sa directe et complète réalité, mais bien avec l’intention de lui faire exprimer des idées morales. Un art nouveau ne peut sortir de l’imitation des Quattrocentisti, qui voyaient la nature avec leur cœur, leur croyance, leurs connaissances, alors que nous devons la considérer avec notre cœur, avec notre œil et notre science d’hommes modernes. L’art n’est pas une résurrection, mais une évolution. La méconnaissance de ce principe a engendré la ruine des Préraphaélites qui, tout en proscrivant le bitume de leurs toiles, n’ont pas su, pour cela, rendre aux couleurs leur authentique vérité.
« Je peins les idées, non les choses34 » dit Watts. Voilà l’une des erreurs gigantesques du préraphaélisme, que nous avons déjà signalée chez Ruskin. Il s’agit en effet, de peindre les choses et non les idées. Les idées n’ont rien à faire avec la peinture, étant du domaine exclusif de la métaphysique et de la science. « M. Watts fait bien poser devant lui un modèle, nous dit M. Robert de la Sizeranne35, mais il ne le regarde pas. S’il le regardait, l’être vivant pourrait modifier l’idée qu’il s’est faite du mythe, et le mythe seul importe. » Il est impossible de mieux caractériser qu’en cette affirmation la folie de l’art « intellectuel ». Exista-t-il jamais un grand artiste pour qui l’être virant fut d’ordre secondaire et le « mythe » seul important. Je le demande à tous les mystiques de la terre, ou plutôt à tous ceux pour qui la terre n’est que l’antichambre du ciel. Le grand art vit de réalisme. Le mythe ne lui importe en rien, étant du domaine religieux et philosophique. Les « intentions » et les idées en peinture ne dénotent que l’avortement d’une œuvre, car la grandeur et la noblesse sont dans la réalité elle-même, et ne peuvent en aucun cas résulter de l’idée de faire noble ou grand.
J’ai devant moi en écrivant ces lignes deux portraits de Carlyle, l’un d’après le tableau de Watts, l’autre qui est une photographie quelconque ; de leur comparaison naît pour moi un exemple-type. L’œuvre de Watts est magnifique en tant qu’œuvre d’art et attirera sûrement le regard aux dépens de la modeste photographie. Toutefois si on l’examine attentivement, y trouve-t-on la nature et l’âme même de Carlyle ? Je ne crois pas. Ce portrait est pénétré d’une profonde mélancolie, d’un indicible abandon, d’une étrange résignation, depuis les yeux à l’éclat affaibli jusqu’aux mains admirablement dessinées, lasses et comme incapables d’action. Le peintre a donné à son modèle l’attitude d’un rêveur maladif ; il lui a donné son âme, en un mot. Je n’y trouve ni la robustesse, ni la rudesse ni l’incomparable énergie dont la photographie me donne la sensation. Il n’en faut pas douter Watts a défiguré son modèle, et c’est pourquoi cette œuvre d’art, si admirable qu’elle puisse être, ne me satisfait pas, en tant que portrait. Si l’on jette ensuite les yeux sur le second, la différence éclate. Certes il y a de la tristesse aussi dans ce visage âpre et brusque, mais il y a de la force avant tout, et de la vie ! Une indomptable vigueur mêlée de tristesse ardente. En un mot Watts a fait de Carlyle un « vaincu », au lieu de voir en lui le vivant original et âpre qu’il est réellement. Vous me direz : « L’office de l’artiste est de ne pas rendre servilement la réalité, mais d’y ajouter son tempérament. » Je suis d’accord avec vous, mais il s’agit alors de savoir si l’art a pour but le mensonge ou la vérité. S’il a pour but le mensonge, j’avoue le mépriser malgré les plus admirables artifices dont il puisse entourer le mensonge ; s’il doit être au contraire l’expression d’une vérité plus profonde et plus réelle que la vérité courante, comme je le crois, il nous faut avouer que l’artiste doit, en ce cas particulier, céder le pas à l’humble photographe.
Et, en effet, l’œuvre du préraphaélisme comme celle de tous les purs mystiques, tend à déviriliser, c’est-à-dire à déshumaniser. Or, l’effort de l’artiste moderne tend de plus en plus à ré-humaniser. Comment peut-on admettre qu’un artiste donne à tous ses modèles des faces et des attitudes de « vaincus » ? Et lorsqu’il s’agit d’un homme tel que Carlyle, qui ne comprend l’étrange anomalie d’un tel procédé ?
Le même mystère insondable de mélancolie enveloppe toutes les figures qu’à peintes Burne-Jones M. Robert de la Sizeranne en a très bien saisi le caractère, en ces quelques lignes : « Les chevaliers, nous dit-il36, s’avancent dans la toile avec des demi mouvements jolis, mais gauches comme s’ils marchaient sur des pointes d’épées et s’ils avaient peur d’être contaminés par tous les objets qui les entourent. Ils font ordinairement une retraite de corps pour se garer de la chose vers laquelle ils tendent la tête… Aucun membre n’est raidi pour un effort ; aucun geste n’est rapide, ni violent. S’ils étreignent, c’est avec lassitude ; s’ils tuent un monstre, c’est à regret. Les muscles sont sains, les épaules droites, bien effacées, les cuirasses sont rigides, mais un mal mystérieux fait chanceler toute cette enveloppe de chair et de fer. On sent leur détachement et leur indifférence pour cette magnifique machine humaine que la nature a mise à leur disposition. Ce sont des âmes étonnées d’être prises dans des corps. » Ne pourrait-on pas dire que ce « mal mystérieux fait chanceler » également le préraphaélisme tout entier ?
Le portrait de femme par Burne-Jones, exposé au salon du Champ-de-Mars en 1896, celui auquel nous faisions allusion au début de cette étude, et qui présente tous les défauts de l’artiste poussés à leur plus haute puissance, fut l’objet, de la part d’un critique parisien37, d’un jugement cruel mais juste, que je prends plaisir a mentionner ici, en l’opposant aux louanges enthousiastes qui ont accablé l’artiste au cours de sa carrière : Hélas ! un plus malade nous retient au passage ! C’est le peintre anglais Burne-Jones, le préraphaélite, le peintre intellectuel (nous y voilà !) le peintre qui excite chez les jeunes nigauds de la littérature contournée, décadente et éminemment prétentieuse, l’admiratif jargon à la mode. Cette fois oseront-ils se presser devant ce portrait au sexe douteux, devant cette face faisandée, pourrie, exténuée de vice solitaire, devant ce cadavre avant la lettre dont la tristesse est marquée de l’hébétement particulier aux sectateurs trop fougueux d’Onan ? Et toujours même nez mou et même bouche grande, molle presque obscène. La voilà bien la peinture-formule. Celle-là est sale, sent mauvais. Les mouches vont s’y mettre. Cette sévère apostrophe, ne vise en vérité qu’une mauvaise toile du peintre ; cependant si nous l’appliquons à l’art de Burne-Jones, et au préraphaélisme entier, nous voyons que, sous son allure outrancière, elle n’est pas tout à fait dépourvue de sens. Ces guerriers de vaste stature, mais intérieurement vaincus, ces femmes aux lèvres charnues, mais à tout jamais stériles, sont rongés par la lèpre du mysticisme, du pessimisme et du catholicisme, triple et unique maladie qui ternit leurs yeux, dissout leurs muscles et décolore leur chair, Burne-Jones déforme et viole la réalité à chaque trait, à chaque touche. Bon œuvre demeurera l’exemple de la plus extraordinaire aberration de la peinture, et j’imagine que l’avenir, s’il prend souci de comparer les œuvres des préraphaélites avec les jugements qu’elles ont suscités, demeurera stupéfait de ce que l’on ait pu, pendant de longues années, considérer comme de la peinture, ce qui n’en est le plus souvent que la parodie ou la négation.
III
« Le préraphaélisme contenait en germe toute la peinture
contemporaine »
, déclare l’auteur de la Peinture anglaise
contemporaine. Les quelques pages qui précédent n’ont été écrites qu’en vue
d’une conclusion contraire, celle-ci : que les préraphaélites et ceux qui les
suivirent demeurent pour nous à l’écart de la réelle peinture contemporaine, de celle
que l’on peut hardiment qualifier d’art nouveau. Aux principes de cet art nouveau
l’école mystique anglaise resta toujours étrangère. Le mouvement qu’elle suscita
procède plus directement des Primitifs que de la nature, et cette
prétendue recherche scrupuleuse de la réalité, qui fut à l’origine l’une des règles
capitales de l’école, ne produisit dans la pratique que des résultats tout à fait
insuffisants. Son innovation, qui consiste dans la rupture avec la tradition de la
Renaissance et le retour au moyen âge, ne pouvait aboutir. L’art moderne a d’autres
origines, et qualifier de ce nom l’art préraphaélite ne peut être qu’une méprise d’un
moment.
L’art moderne, en effet, tel qu’il se dégage des efforts et des réalisations d’une élite de peintres, aussi différents que reliés entre eux par une perception confuse des nouvelles nécessités de la peinture, est un art de réalité criante et crue, sans autre doctrine que celles de l’individu qui le pratique et sans autre intention que lui-même. La prise de possession de la toile par l’air et la lumière le caractérise avant toute chose. La peinture ancienne, presque toute entière, quelqu’admirable qu’ait été ses glorieux représentants, se meut dans le vide ; l’atmosphère n’existe pas pour elle. Les êtres et les objets qu’elle crée se tiennent isolés de leur milieu. Il semblerait qu’entre l’œil du peintre et son modèle, l’air ait été préalablement absorbé par quelque immense machine pneumatique. Quelque soit l’unité de composition de l’œuvre ancienne, les parties en demeurent solitaires. L’art moderne a relié ce que l’art ancien avait isolé imitant en cela la nature où il n’y a pas de solution de continuité. Il a replacé les choses dans le milieu où elles baignent en rendant à l’atmosphère son rôle aussi capital dans l’art que dans la vie. Aux juxtapositions de blocs inertes succèdent les fluides contacts. Pour l’artiste moderne, digne de ce nom, l’œuvre picturale est un tout qu’anime et que vivifie la circulation de l’atmosphère.
En second lieu, la transformation de l’art s’est accomplie par l’entrée en scène de la lumière. Jusqu’au milieu de ce siècle, même en tenant compte du ravage des années, la lumière qui colore l’œuvre d’art, est une lumière essentiellement fausse et irréelle, engendrant la fausseté et l’irréalité des formes qu’elle enveloppe. La peinture a vécu jusqu’à nos jours, à de rares exceptions près, d’un poncif de lumière et d’ombre, du jour de l’atelier. D’où l’absence de toute couleur réellement vivante chez presque tous les maîtres anciens, qui toujours rendaient un ton réel par un ton faux, quand ils n’en atténuaient pas purement et simplement l’éclat véritable, considéré comme contraire à l’art. L’art d’aujourd’hui est une ré-intronisation des joies de la lumière. Je n’entends pas dire par là qu’un artiste est moderne parce qu’il inonde sa toile des tons les plus aveuglants, comme quelques-uns le crurent, qui ne produisirent ainsi que des ébauches informes. J’entends que le peintre moderne ne détournant plus son regard des mille couleurs qui viennent le frapper, a cessé de méconnaître l’importance du rendu scrupuleux de la lumière. Cette fidèle observation des couleurs réelles de la nature l’a conduit à les traduire sur la toile dans leur authentique et intégrale valeur, à les prendre pour ce qu’elles sont.
On le voit donc, l’art moderne a fait entrer la lumière et l’air dans le royaume de la peinture, qui craignait jusqu’ici de voir son aristocratique visage vulgarisé par de tels éléments. Il repousse toute « intention » en ceci qu’il ne cherche pas à rendre à travers une forme notoirement insuffisante et sans vie, quelque idée sublime. Il rompt d’une manière décisive avec l’idéalisme, c’est-à-dire que, respectueux de ce qu’il voit et de ce qu’il sent, il ne se reconnaît pas le droit de trahir les formes dans le but de leur faire exprimer un autre sens que celui qu’elles possèdent réellement. C’est un art enfin qui trouve dans la réalité et dans la vie, mille fois plus de beauté que dans la fiction et dans le rêve avec leur morale, leurs artifices et leurs évangiles, mille fois plus d’éclat, de variété, d’unité, d’harmonie, de grandeur, de méthode, de liberté, de fantaisie, de noblesse, et pour lequel il n’y a pas de sujets nobles ou ignobles, dignes ou indignes, mais seulement des artistes dignes ou indignes de les créer.
Voilà de quelle façon quelques artistes ont compris l’art moderne. Je nommerai tout d’abord le groupe glorieux des peintres français, mal nommé Impressionnistes, les Claude Monet, les Sisley, les Pissarro et les Renoir, presque aussi méconnus dans leur pays que mal connus au dehors, et qui sont cependant l’honneur de cet art nouveau. Ce qu’ils ont été pour l’art contemporain, on le comprendra plus tard, lorsque la mort de ces artistes amènera celle de quelques-uns des préjugés qui s’opposent maintenant à leur gloire. C’est aussi le grand Böcklin, que la France ignore totalement ; mais qui est l’âme de la jeune peinture en Allemagne et en Suisse, Böcklin, le peintre de la joie ; c’est encore l’école de Worpswede, où quelques artistes travaillant en pleine nature, ont déjà produit des œuvres merveilleuses. Je pourrai citer le norvégien Thaulow et quelques autres artistes de Hollande, de France ou de Belgique, qui malgré la muraille de fer de la routine, n’en sont pas moins, aux yeux de ceux qui veulent regarder, les maîtres d’aujourd’hui et les annonciateurs de demain.
Si l’on veut bien admettre les quelques lignes qui précèdent, ou du moins ce qu’elles renferment de plus saillant au point de vue de l’art nouveau, on voit dès lors de quelle inappréciable distance l’art préraphaélite s’éloigne de ce dernier ; de toute la distance qui sépare l’artifice et la pré-conception de la réalité franchement acceptée. Pour rendre plus frappante la singulière méprise qui a pu confondre deux arts de conception si opposée, nous pouvons dire que l’art moderne est d’inspiration panthéiste plus ou moins consciente, tandis que l’art préraphaélite est d’inspiration spiritualiste toujours consciente.
Alors qu’en divers pays, quelques artistes de génie en qui vibrait le souffle de l’esprit nouveau, s’épanouissaient au grand air et à la lumière, refusant d’admettre pour l’art un soleil spécial, d’une autre nature que celui qui nous éclaire, et une atmosphère sans rapport avec celle qui nous nourrit, alors que l’art se replongeait à nouveau dans la vie, les néo-Primitifs s’étouffaient sous mille préjugés moraux, abîmés dans la rêverie, dépourvus de toute saine notion d’ensemble et de nature, fermaient les yeux à tout ce que leur présentait le monde, et croyaient « sublimer » la réalité en la trahissant sans relâche. Ils ont affaibli, décoloré, et dévirilisé tout ce qu’ils ont touché. A dire vrai, non seulement ils sont demeurés totalement étrangers au mouvement de l’art moderne, mais ils représentent un art essentiellement rétrograde, un art de réaction, un art sans avenir. Leur peinture de rêve, privée de muscles, de chaleur et de sang, de soleil et d’air, dévorée de langueur, ne s’adaptera jamais aux conditions de la terre. L’art préraphaélite est un art éminemment artificiel ; et c’est pourquoi l’école a rapidement dégénéré. Aussi lorsque nous comparons sa renommée bruyante et sa valeur réelle vis-à-vis du présent et surtout de l’avenir, nous ne pouvons nous empêcher de répéter qu’elle a fait banqueroute. Nous serions presque tentés — si nous étions injustes — de lui reprocher le caractère néfaste de son influence, la foule étrange de ses caudataires, tout ce bas esthétisme que nous avons vu fleurir et pourrir, et dont elle peut assumer la paternité. En nous bornant à l’école elle-même, nous pouvons constater qu’elle n’a pas produit un grand homme, à proprement parler. « L’école sèche » disait Delacroix, c’est-à-dire contraire à l’art véritable, vivant, fécond et large. En nous ralliant à cette pensée, nous dirons que cet art de spiritualisation doit disparaître à mesure que la conception qui le soutient, s’ensevelit dans le passé. Et nous estimons que Ruskin fut mauvais prophète, lorsqu’il affirma que les préraphaélites « jetteraient en Angleterre les fondations de l’école d’art la plus noble qu’on ait vue depuis trois cents ans38 ».
Encore une fois la haute idéalité humaine a fait banqueroute devant la simple nature, devant la plus humble feuille éclairée par le jour, devant le plus banal visage de la rue. Et il en sera hélas ! de même pour tous ceux qui se refuseront à conclure le loyal pacte définitif, l’alliance sacrée qui défie les défaites, entre l’intelligence, la fantaisie, la pensée de l’homme et la réalité de la nature.